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Les aventures du capitaine Magon: ou une exploration phénicienne mille ans avant l'ère chrétienne

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« Par Astarté ! Il faut, puisque tu nous régales de vin, que je te régale d’un spectacle curieux. J’ai ici, à mon bord, un vieil Héllène, à moitié aveugle, que j’ai embarqué à Corcyre pour le débarquer en Crète, où il veut aller. Ce vieux est tout à fait vénérable, et il connaît toutes les histoires du monde aussi bien que Sanchoniaton le Tyrien et Elhana l’homme d’Israël. Il chante, en s’accompagnant d’une cithare, les histoires des dieux et des guerriers de son pays, et me paye son passage en chansons. Il nous chantera des choses extraordinaires. »

On alla chercher le vieillard, qui s’appelait Homêros*. Il avait une grande barbe blanche et l’air tout à fait majestueux, et il portait dans sa main sa cithare, qui était faite d’une écaille de tortue :

« Phéaciens, nous dit-il, rois de la mer, vous qui voyez les merveilles du monde, que les dieux conduisent vos vaisseaux noirs. Pour moi, mes yeux sont fatigués. Je ne puis plus voir les campagnes, les troupeaux, les guerriers et leurs belles armures. A peine puis-je apercevoir la lumière du soleil. Mais les déesses Mousae, qui habitent le fleuve Pénée et ses fraîches montagnes, m’ont appris les chants et l’harmonie, et je vais partout, célébrant les exploits des guerriers et des rois conducteurs de peuples. »

Illustration : Homéros chante les exploits des guerriers et des rois.
Homéros chante les exploits des guerriers et des rois.

Je fis boire du meilleur nectar au vieil Homêros et il eut le cœur tout réjoui. Je comprenais peu de chose de ce qu’il nous chantait, mais Hannon, qui comprenait tout, était transporté d’admiration.

« Je n’ai jamais entendu rien de pareil, s’écria le scribe, et ce vieillard est vraiment divin. Les peuples qui ont de pareils hommes ne sont point si sauvages, encore qu’ils ne sachent point naviguer, fabriquer ou trafiquer comme nous. »

Dans la joie qu’il avait de connaître ces beaux chants, Hannon fit présent au vieillard de son propre manteau, qui était de la laine la plus fine d’Helbon et brodé à grands ramages.

« J’ai, dit Hannibal, vu dans la ville de Our en Naharan un homme extraordinaire. C’était un Égyptien qui voyageait, comme celui-ci, mais il n’était point si vieux. Il avait un singe, il jouait de la flûte et il chantait, et toutes les actions qu’il chantait, le singe les faisait. Ainsi tout le monde comprenait ses chants. Quand Chryséis chante les exploits des guerriers, je ne comprends point ses paroles, mais à son ton, à je ne sais quoi, je me sens transporté d’ardeur. Mais ce vieux, je n’entends pas un mot de ce qu’il dit. Il devrait avoir un singe comme l’Égyptien.

Illustration : Homêros.
Homêros.

— La sagesse d’Hannibal, dit Hannon, m’a toujours rempli d’étonnement : j’ai la conviction qu’il serait tout à fait propre à servir de singe à ce chanteur.

— Nous sommes tous comme cela à Arvad, répondit modestement Hannibal. Si je comprenais le langage du vieillard, je pourrais parfaitement faire tous les gestes, aussi bien et même mieux que n’importe quel singe. »

VIII

Des prouesses que nous fîmes contre les Phokiens.

Dans l’après-midi, après avoir fait nos adieux à nos compatriotes qui se chargèrent de nos commissions et d’une lettre que je fis écrire pour le roi Hiram, je fis voile vers l’est, profitant du vent favorable. Je me dirigeai d’abord au nord, pour passer entre Céphallénie et Leucade. De là je n’avais plus qu’à courir directement à l’est, pour arriver sur la pointe sud du grand golfe des Iapyges. Le Cabire, qui nous précédait d’environ dix stades, contourna le premier la pointe nord de l’île de Céphallénie. Comme nous arrivions à notre tour et que la pointe de l’île nous masquait encore le Cabire, il me sembla que j’entendais, dans sa direction au loin, des cris et des appels de trompette. Je fis mettre les rameurs en place et forcer de vitesse. En dépassant la pointe de l’île, les cris et les sonneries devinrent plus distincts. Je fis aussitôt sonner l’alarme à mon tour et faire les préparatifs de combat. Quand la côte de Céphallénie m’eut démasqué la vue, j’aperçus le Cabire, à moins de six stades de nous, entouré de plus de vingt grandes barques hellènes, qui grouillaient autour de lui. Il y en avait bien une cinquantaine d’autres, qui arrivaient en débandade du sud de l’île. Elles l’avaient contournée par l’ouest, pendant que nous la longions par l’est, ce qui nous avait empêchés de les voir ; le Cabire, en doublant la pointe, était tombé au milieu d’elles, comme dans une embuscade, sans quoi sa vitesse lui aurait permis de se tenir aisément hors de portée et de ne pas se laisser entourer.

Illustration : Le Cabire nous précédait d’environ dix stades.
Le Cabire nous précédait d’environ dix stades.

Le tonnage du Cabire était trop faible pour qu’il pût être muni d’un éperon, de sorte qu’il se défendait à coups de flèches et de traits, tournant sans cesse en cercle pour éviter les tentatives d’abordage. Il avait d’ailleurs été complétement surpris, n’ayant vu les Hellènes qu’au moment où il se trouvait déjà au milieu d’eux.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Le Dagon se dirigea immédiatement vers les barques qui arrivaient du sud, le long de la côte de l’île, et je courus droit sur les assaillants du Cabire.

Les barques sur lesquelles le Dagon se jetait ne paraissaient pas des adversaires bien redoutables. Elles étaient chargées de monde à couler bas, et encombrées de bestiaux, de sacs, d’instruments aratoires, de grands tonneaux de terre cuite. C’était évidemment un convoi d’émigration dans lequel nous tombions. Asdrubal s’en aperçut comme moi. Je le vis, du geste, faire signe à ses hommes de ne pas tirer ; puis, son navire décrivant un grand cercle pour prendre le dessous du vent, je le vis arriver à toute vitesse sur la foule pressée des barques hellènes.

Mes adversaires étaient moins nombreux, mais plus redoutables. Il n’y avait de ce côté-là que des hommes armés. J’eus beau me hâter, je n’étais pas encore à deux stades du Cabire qui se débattait au milieu d’eux, qu’ils trouvèrent enfin moyen d’y grimper. En un instant, le pont de mon brave petit navire fut couvert de monde. Au milieu d’un fourmillement de têtes et de lances, je pus distinguer Amilcar, couvert de son bouclier, l’épée au poing, lançant de grands coups de pointe au milieu d’un cercle d’assaillants, et Gisgon, adossé au couronnement, tenant sa grande hache à deux mains et fendant le crâne d’un homme qui voulait se jeter sur lui pour le prendre au corps.

Cinq ou six grandes barques se mirent en travers de nous, pour nous empêcher d’arriver au secours de nos camarades. J’entendais les cris de défi des guerriers qui les montaient et les chants avec lesquels ils s’excitent les uns les autres, criant sans cessé d’une voix aiguë : « Io Péane ! Io Péane ! » Sur l’avant de la plus haute de leurs barques était grimpé un grand gaillard qui paraissait être le chef. Il avait un casque à panache, un bouclier revêtu de lames de cuivre, des jambières revêtues de cuivre pareillement, et se démenait en gesticulant et en brandissant sa lance. Je n’eus pas besoin de le faire remarquer à Bicri ; le bon archer, un genou sur le bordage et sa flèche sur la corde, ne le perdait pas des yeux ; dès qu’il fut à portée, il ramena vivement la corde à son oreille : l’arc vibra, la flèche partit, et le chef hellène, étendant les deux bras, tomba dans la mer la tête la première.

Illustration : Le Cabire était entouré de barques héllènes.
Le Cabire était entouré de barques héllènes.

« Allons, à l’eau les sauvages ! criai-je aussitôt. Appuyez à gauche et tombons dessus. »

Un choc violent ébranla l’Astarté, qui heurtait de tout son poids la grande barque hellène ; celle-ci fut effondrée du coup et s’abîma dans un tourbillon d’écume. Je passai rapidement à côté d’une autre barque qui se trouvait à ma droite. Les gens de cette barque eurent la sottise de se jeter tous du même côté, pour grimper sur mon navire, de sorte qu’en virant de bord, et en passant du côté opposé, la poussée que je lui donnai au passage la chavira sur place. Des barques si mal construites et tellement chargées de monde chavirent au plus petit choc, quand elles sont prises dans un faux mouvement. Je courus un grand demi-cercle, pour me dégager des assaillants et prendre de l’élan afin de mieux culbuter ceux qui entouraient le Cabire : je voyais, sur celui-ci, qu’on se battait vigoureusement. Hannibal prit en même temps ses dispositions avec intelligence. Il plaça ses archers sur l’élévation de l’arrière et ses hommes d’armes en deux groupes : l’un, à l’avant, sous ses ordres, devait sauter sur le pont du Cabire, quand nous arriverions à nous rapprocher, pour balayer ses agresseurs ; l’autre restait sous les ordres de Chamaï, prêt à nous défendre contre toute tentative d’abordage.

Du côté du Dagon, il n’y avait rien à craindre. Du haut de mon banc de commandement, je le voyais, à chaque instant, reculer, ramant arrière, pour prendre de l’élan, puis se jeter en avant de toute sa vitesse, écrasant, effondrant, chavirant la cohue inerte de ses adversaires. Je voyais voler les pots à feu et les faisceaux de gros traits, et j’entendais les cris et les hurlements de rage et de désespoir qui sortaient de ce fouillis : le Dagon travaillait terriblement.

Hannibal, parlant à ses hommes d’une voix brève, leur dit :

« Tout à l’heure nous allons nous prendre corps à corps. Les plus alertes, ceux qui sont habitués aux vaisseaux, sauteront avec moi sur le pont du Cabire. Les autres combattront ici de pied ferme avec Chamaï. Dans cette presse, on n’a pas de place pour manier la lance : donc, bas les piques, et aux épées !

— Attention ! criai-je, tenez-vous bien ; nous allons choquer : rame avant, rame ! »

Au même moment, nous bousculâmes deux des barques qu’ils avaient détachées et qui cherchaient à se placer contre nous.

« Aux machines, et vivement ! commandai-je. Archers, tirez ! »

Bicri, ses archers, et les gens des machines firent pleuvoir sur les barques qui se jetaient sur nous, de droite et de gauche, une grêle de pierres, de traits, de flèches et de pots à feu. Hannibal et ses hommes se pelotonnèrent sur l’avant, l’épée en main, le bouclier pendu au cou, et prêts à bondir. Chamaï et les siens, groupés autour du mât, n’attendaient que la vue de l’ennemi pour charger. Bicri et ses archers jetèrent leurs arcs et tirèrent leurs épées et leurs couteaux. Jonas, cessant de souffler, plaça proprement sa trompette à ses pieds et saisit un énorme levier que deux hommes remuaient difficilement et qui servait à tirer l’ancre du fond.

« S’ils m’ont, s’écria-t-il, donné un veau pour quelques tapes amicales et étreintes sans conséquence, que vont-ils me donner à présent, quand je vais leur décharger cette barre sur la tête et sur les épaules ? Il faut qu’ils me donnent dix bœufs, trente gâteaux et cinq outres de vin, car je vais les assommer par douzaines. Dodanim, préparez votre cuisine ; je vais vous faire voir le moulinet de Samson, l’homme fort !

— Va de l’avant, commandai-je, et choquez ! »

Un flot d’écume se souleva jusque par-dessus l’avant. Un craquement formidable se fit entendre, au milieu de cris de terreur et de fureur. Des mâts oscillèrent à nos côtés, une grande barque, l’avant soulevé, s’engloutit par l’arrière, une autre s’abîma à notre gauche, une troisième tournoya et chavira à notre droite. Je vis, à un demi-trait-d’arc devant nous, Asdrubal, la tête ensanglantée ; Gisgon les cheveux épars et la hache levée ; une douzaine de nos matelots, réfugiés tout contre l’arrière du Cabire, et repoussant, d’un dernier effort, le flot acharné des envahisseurs.

« A nous, Magon ! à nous, les Sidoniens ! cria Amilcar d’une voix terrible.

— Tiens bon ! m’écriai-je ; nous voilà ! Rame à droite, à droite, timonier, et lève rames ; laisse arriver. »

Une barque hellène s’effondra sous notre choc ; notre avant s’éleva un moment, soulevé par la barque que nous abordions, comme si nous la tenions sous nos genoux.

« En avant ! » cria Hannibal.

Je vis, bord à bord, et au-dessous de nous, le pont du Cabire, et les gens d’Hannibal, leur chef en tête, qui, empoignant des cordages pour se laisser glisser, ou se donnant de l’élan par-dessus les bordages, sautaient à corps perdu sur le pont, dans la masse grouillante des Hellènes.

« A toi, Magon, les voilà ! » cria Hannon, se précipitant l’épée haute.

Deux barques s’étaient collées, l’une à nos flancs, l’autre sous notre arrière, et les Helli sautaient de tous côtés sur notre pont. D’un coup de pointe, lancé à bras raccourci, je crevai la poitrine au premier qui venait sur moi, la lance levée. Je vis Hannon, qui profitait bien de ses leçons d’escrime, parer du bras gauche le coup de lance d’un autre et riposter d’un coup d’épée, porté la main haute, qui le frappa entre le cou et l’épaule. Je vis Chamaï moulinant son épée, se baissant et se relevant avec une agilité extraordinaire, un Hellène qui reculait devant lui s’abattre lourdement sur le pont ; un autre qui, se comprimant le ventre, chancela, puis tomba sous les pieds des combattants, et un troisième qui s’accroupissait en se tenant la tête à deux mains, pendant que le sang coulait entre ses doigts. Je vis Bicri qui sautait du haut de l’arrière au milieu d’un groupe de trois ou quatre hommes et qui roulait pêle-mêle avec eux, puis se relevait tout seul, son épée ensanglantée d’une main et son poignard de l’autre ; je vis Himilcon qui, saisissant un homme à la gorge, le collait au mât et lui enfonçait son épée dans le flanc. J’entendis les mugissements de Jonas et le bruit de son levier qui tournoyait avec un sifflement de tempête, défonçant les crânes, cassant les bras, effondrant les poitrines, broyant les omoplates, fracassant les côtes, brisant les jambes, ruinant les colonnes vertébrales et réduisant les clavicules en bouillie.

« Rangez-vous ! tonnait le sonneur ; faites-moi de la place ! J’ai besoin de place pour bien manier mon bâton ! Écartez-vous de mes coudes ! Où sont-elles, les bêtes curieuses ? Préparez votre vin, vos bœufs, vos fromages et vos gâteaux ! Je suis un homme qui gagne ses repas en conscience ! »

Trois ou quatre Doriens se jetèrent en même temps sur moi. Je reçus un coup de lance dans mon bouclier, si violent qu’il me le fit lâcher. Tandis que d’un revers je taillais la figure à l’homme du coup de lance, un autre me saisit par la gorge et me renversa contre le bordage ; je vis devant mes yeux briller son épée en faucille, avec laquelle il allait me saisir le cou pour me couper la tête, quand Hannon, se jetant sur lui et l’empoignant par le bras, lui plongea son épée sous l’aisselle. En tombant, il entraîna Hannon avec lui, et tous deux glissèrent sur moi. Je vis briller la lance d’un troisième près de la poitrine d’Hannon ; mais au même instant Chamaï lui lança un si terrible coup de pointe qu’il le jeta à la renverse à deux pas de nous. Je me relevai, et Hannon, mettant le pied sur le dos de celui qu’il avait tué, retira son épée, profondément engagée dans le corps de l’Hellène. En me relevant, je pus voir Chryséis, toute pâle, mais ferme, debout, les mains jointes, près de la poupe, et Abigaïl qui, en vraie fille de Juda, avait empoigné une épée et frappait à tort et à travers, d’estoc et de taille, sur un Dorien qui avait perdu sa lance et qui s’abritait d’un air effaré sous son bouclier, stupéfait d’être attaqué par une femme. Chamaï, voyant le jeu, passa comme un taureau à travers les combattants, renversant amis et ennemis, pour courir à l’arrière, et Hannon le rejoignit en deux bonds. Cependant Himilcon et une quinzaine de mes matelots, s’étant fait un passage, se placèrent autour de moi, le coutelas et la hache à la main. A leur tête, je balayai le pont jusqu’à l’avant, renversant ou jetant par-dessus bord tous ces Doriens, empêtrés dans leurs grandes lances, trébuchant dans les cordages, dans les manœuvres et dans les agrès. Sur l’avant, je me retournai, et je pus voir que Chamaï et Hannon avaient débarrassé l’arrière et se précipitaient vers le mât où Bicri, avec les autres, se battait furieusement contre un nouveau flot d’assaillants qui escaladaient les bordages. Au-dessus de la masse confuse des têtes, des lances, des haches, des boucliers et des épées, on voyait tournoyer le levier de Jonas, et par-dessus les cris, les hurlements, le cliquetis des armes et le fracas du bronze, on l’entendait mugir :

« Arrivez, arrivez donc, Dodanim ! Vous n’aurez jamais trop de bœufs pour moi ! Apportez vos têtes et vos dos, en attendant que vous apportiez vos gâteaux et vos fromages. »

Un cri général de triomphe me remplit l’âme de joie. Je vis, sur le pont débarrassé du Cabire, Hannibal, ses gens, Amilcar, Gisgon et le reste de nos matelots l’épée ou le coutelas en l’air, acclamant Asdrubal et le Dagon, qui arrivaient comme le tonnerre et entraient avec un fracas formidable dans la masse, déjà bien réduite, des barques hellènes.

L’une de ces barques s’engloutit, brisée par le choc ; une grêle de pierres, de traits et de pots à feu tomba, du haut du Dagon, sur la fourmilière qui montait à l’assaut de l’Astarté.

Je fis un signal aux timoniers et à quelques matelots qui étaient remontés à l’arrière, déblayé d’ennemis. D’autres se jetèrent aux rames, par les panneaux ; le peu d’ennemis qui avaient osé descendre dans l’entrepont furent écharpés en un instant, et l’Astarté, virant brusquement de bord, bouscula les barques pressées autour d’elle et vint ranger le Dagon, puis, tournant encore, nous allâmes prendre le Cabire au milieu de nous. Hannibal remonta sur notre pont avec une vingtaine d’hommes et aida à dépêcher les Hellènes qui s’y trouvaient encore et qui firent une défense désespérée. Puis nous coulâmes une grande barque ; deux autres furent abandonnées par leur équipage qui se jeta à la mer, saisi de frayeur, et nagea vers celles des barques qui s’enfuyaient en toute hâte, accompagnées par les flèches de Bicri et de ses archers.

Nous nous dirigions vers le grand convoi dont trois barques, abandonnées par leur équipage, se balançaient au gré des flots. En me penchant par-dessus la poupe, je vis, à ma grande surprise, notre barque, attachée derrière nous, qui était remplie d’Hellènes armés. Je fis signe à Bicri, qui accourut avec quelques archers. L’un des Hellènes, sa faucille à la main, allait justement couper la remorque ; une flèche, qui lui traversa la gorge, l’en empêcha.

« Bas les armes, vous autres ! » criai-je en ionien.

Les hommes qui s’étaient malencontreusement jetés dans la barque pour monter à l’abordage, et qui n’avaient pas eu le temps de s’en aller, me répondirent par une nouvelle tentative de couper la remorque, mais elle n’eut pas plus de succès que la première ; une nouvelle flèche de Bicri l’arrêta court.

« Faut-il les enfiler tous ? me dit l’archer en remettant une flèche sur sa corde.

— Non pas, lui répondis-je. Ce sont des hommes vigoureux. Cela se vend très-bien à Carthage. Ne gâtons pas la marchandise. »

Je les sommai encore une fois de se rendre, mais inutilement. L’un d’eux me jeta sa lance, qui me rasa l’épaule, et un autre, voyant l’affaire désespérée, sauta à la mer, où il s’est vraisemblablement noyé, car nous étions encore assez loin de la côte.

Il en restait quinze. Je les fis haranguer en leur langage par Chryséis et par Hannon, dont l’éloquence eut plus de succès. Hannon, sur mes ordres, leur promit qu’on les conduirait dans un pays dont le roi les prendrait à sa solde comme guerriers, et qu’ils y seraient bien traités et bien nourris. Ils me livrèrent alors leurs armes, que je fis hisser par un grelin, puis, leur ayant jeté un bout de manœuvre, ils montèrent sur le pont un à un, très-humiliés et médiocrement rassurés.

Illustration : Je les fis haranguer par Hannon et Chryséis.
Je les fis haranguer par Hannon et Chryséis.

Quant au reste de nos agresseurs, ils s’en allaient aussi vite qu’ils pouvaient, les uns entiers, les autres avariés, se cahotant et se traînant péniblement sur la mer, dans le plus beau désordre, sans crier ni se vanter. Mais on entendait de loin des hurlements et des gémissements de femmes qui pleuraient les morts, les guerriers tués ou noyés. La nuit tombait tout à fait, et pour ces gens-là une navigation de nuit est une terrible affaire. Ceux qui avaient réchappé à la bataille devaient se croire perdus une seconde fois, à l’approche des ténèbres.

On voyait, dans la masse confuse de ces barques, la lueur de plusieurs incendies allumés par les pots à feu du Dagon. Amilcar et Asdrubal obtinrent de moi de se mettre à la poursuite du gros de la flotte : je fis passer à leur bord trente hommes avec Chamaï et Bicri, et en les attendant, je m’occupais d’amariner les deux barques d’escorte qu’ils avaient abandonnées devant nous et les trois du convoi qui restaient à notre portée. Il n’y restait plus un homme debout ; je n’y trouvai qu’une quinzaine de morts, que je fis jeter à l’eau après les avoir dépouillés. Je remis au lendemain matin l’inspection du butin que nous avions conquis, et je fis débarrasser le pont de l’Astarté des cadavres des Hellènes et d’une douzaine de leurs blessés qu’on jeta à l’eau. Onze de mes hommes avaient été tués et vingt-trois blessés dans cette vive affaire. Nos morts furent enveloppés d’étoffes et placés à l’avant, les uns à côté des autres, pour être confiés aux flots le lendemain, après qu’on aurait fait les invocations et les prières nécessaires. Malgré notre fatigue, nous dûmes encore passer cette nuit à recueillir les armes et les flèches éparses sur le navire, à tout remettre en ordre, à laver les flaques de sang sur le pont, enfin réparer le désordre inévitable après un si rude combat. Le Dagon et le Cabire revinrent avec trois prises et vingt-deux prisonniers. Je fis passer les quinze que j’avais déjà sur le Dagon, qui avait le moins souffert ; et tous les prisonniers ensemble, après avoir été liés, furent enfermés provisoirement dans la cale. Le Cabire avait huit morts et dix blessés ; le Dagon, trois morts et sept blessés. Vingt-trois morts et quarante blessés étaient une grosse perte pour nous ; elle prouvait le courage et l’acharnement des Hellènes. Si ces gens avaient eu la moindre notion des choses de la mer, si leurs bateaux n’avaient pas été si mal aménagés et si incapables de manœuvrer, s’ils avaient eu un peu l’habitude de combattre sur des vaisseaux et des armes plus appropriées que leurs grandes lances à ce genre de combat, nous eussions été certainement perdus : ils nous auraient tous massacrés. Parmi nos blessés se trouvaient Amilcar, Gisgon, Hannon qui avait une estafilade à l’épaule, Chamaï, un coup de lance dans le bras, et Himilcon, la tête contusionnée. Les blessures des deux premiers, quoique graves, n’étaient pas dangereuses, et celles des trois derniers assez légères pour ne pas les empêcher de faire leur service. Le maître matelot Hadlaï avait été tué raide, et Hannibal avait eu toutes ses armes faussées. Le grand Jonas avait cinq coups de lance, qu’il qualifiait d’écorchures. Il se frotta tout le corps d’huile et d’onguent et déclara que cette lutte, accompagnée d’une petite saignée, lui avait fait le plus grand bien et donné un prodigieux appétit et une soif extraordinaire. Quant aux Hellènes, ils avaient eu au moins cinq cents hommes tués ou noyés. J’avais trouvé vingt-six cadavres sur le pont de l’Astarté, et le Cabire en avait jeté trente-huit à l’eau.

Je pris une heure de repos à la fin de la nuit, et le matin, par une belle brise de l’est, nos navires tendus de noir se dirigèrent sur la côte d’Italie, emmenant nos huit prises, sur lesquelles j’avais fait passer quelques hommes pour alléger la remorque à la voile et à la rame.

Après avoir invoqué Menath, Hokk et Rhadamath pour nos morts, je fis immoler sur chacun des navires un bœuf, de ceux pris sur les barques du convoi hellène. On les hissa à l’aide d’un grelin, on les abattit, pendant que chaque capitaine et Hannon qui connaissait bien les rites, faisaient les prières voulues en l’honneur d’Astarté. On fit fumer la graisse et une partie de la chair, et avec le reste on apprêta un repas funéraire. Les enfants d’Israël, qui voulaient sacrifier à leur dieu El Adonaï, reçurent un mouton et sacrifièrent à leur manière. Je fis ensuite faire une distribution de vin, puis, avant le repas, nous jetâmes nos morts dans la mer au son des trompettes ; après quoi on enleva les tentures noires des navires et on mangea. Chacun se racontait pendant que nous mangions et buvions, les épisodes du combat, et, la gaieté nous revenant avec nos forces, nous oubliâmes nos fatigues, nos blessures et le chagrin de nos morts.

« Hannibal, dis-je au capitaine des gens de guerre, toi et les tiens vous vous êtes vaillamment comportés. Il importe maintenant de partager le butin suivant la charte partie qu’a rédigée Hannon avant notre départ.

— Je cède volontiers, dit Hannibal, la part qui me revient dans le butin en échange d’une armure neuve, car ma cuirasse est brisée et faussée et mon casque a perdu son cimier et son panache. Tu as, dans le bagage, une bonne armure lydienne ; donne-la-moi, et prends ma part de prise.

— J’y consens, dis-je à Hannibal, et j’ajoute à l’armure une mesure de vin de Sarepta.

— Bien dit, s’écria Himilcon, et puisque nous faisons des marchés, je vends ma part pour trois outres de vin de Béryte.

— Et moi, dit Chamaï, j’imite Hannibal et Himilcon. Si tu estimes que ma part de ce butin vaille un bracelet et des pendants d’oreilles syriens, tu n’as qu’à les remettre à Abigaïl, et je te tiens quitte envers moi.

— Et toi, Hannon, dis-je au scribe, feras-tu aussi quelque marché ? et contre quoi veux-tu troquer les bœufs, moutons, habits, armes ou captifs que la chance de la mer t’a donnés ?

— Par Astarté ! dit le scribe, je ne sais vraiment de quoi je puis avoir envie en ce moment. Garde donc ma part, capitaine, et divise-la entre ceux qui sont gravement blessés. Ils seront ainsi consolés de leurs blessures, et j’aurai le cœur plus content. »

Un sourire de Chryséis et la cordiale étreinte de Chamaï et d’Hannibal récompensèrent la générosité du scribe. En même temps, un des pilotes vint me dire, de la part de l’équipage, que tout le monde s’en remettait à moi pour la répartition et me priait de vendre le butin en bloc, suivant l’occasion, et d’en faire le partage en argent, selon estimation de la valeur que je penserais en tirer. Je fis aussitôt dresser par Hannon l’état du butin avec le prix que je donnais en sicles de chaque objet et je fis afficher, en triple expédition, cet état aux mâts des trois navires. Tout le monde s’étant déclaré satisfait, je fis faire la paye le soir même. Nos hommes avaient préféré de l’argent monnayé, pensant bien en faire usage à Utique, à Carthada et à Gadès, où le bon argent phénicien a cours et où ils comptaient se divertir.

Chryséis et Abigaïl passèrent la nuit à soigner nos blessés. Le lendemain, au matin, je fis venir devant moi les prisonniers hellènes pour les interroger, après qu’on leur eut donné quelque nourriture. Ces hommes arrivèrent très-abattus et l’air inquiet. Hannon se tint à mes côtés comme interprète et je fis avancer celui qui me parut le plus considérable et le plus intelligent de la bande.

Illustration : Interrogatoire du prisonnier.
Interrogatoire du prisonnier.

« Voyons, toi, lui dis-je, de quelle nation êtes-vous ?

— Nous sommes Helli, de la nation des Phokiens, répondit l’homme.

— Et de quelle ville ?

— Nous sommes de la campagne, du mont Parnasse ; nous n’avons pas de ville.

— Et d’où venez-vous ? et où alliez-vous ?

— Apollo le devin nous a ordonné de quitter notre pays et d’aller chercher d’autres établissements. Nous allions au nord, vers l’Épire et vers l’île de Corcyre la brune, où sont déjà de nos frères les Ioniens ; nous allions, avec nos femmes et nos enfants, chercher un séjour heureux. »

A ces mots, les larmes vinrent aux yeux de cet homme, et tous les autres éclatèrent en pleurs et en sanglots.

« Voyons, vous autres, leur dis-je, votre destinée n’est pas si mauvaise, pour larmoyer de la sorte. Vous êtes tombés entre mes mains, et je ne suis point un méchant homme. Ne vous a-t-on pas donné à manger tantôt ?

— Si, si, me dirent-ils tous.

— Eh bien, alors ! leur dis-je. Vous êtes des hommes, et vous vouliez faire la guerre.

— Si nous avions été en expédition de guerre, répliqua celui qui paraissait le chef, tu ne nous verrais pas pleurer ainsi ; tu nous verrais te défier. Mais nous avions avec nous nos femmes et nos enfants, dont plusieurs ont sans doute péri dans les flots, et leur souvenir nous vient à la mémoire. Voilà ce qui nous fait pleurer.

— C’est bon, lui dis-je. Dzeus l’a voulu ainsi, vous n’y pouvez rien changer. Pourquoi nous avez-vous attaqués ?

— Écoute, répondit l’homme. Un grand navire phénicien et plusieurs autres nous ont croisés il y a trois jours et ont demandé à nous acheter des vivres. Comme nous traitions amicalement avec eux, comme nous avons toujours fait avec les Phéniciens, que nous regardions comme des hommes divins, plusieurs montèrent à bord du grand navire avec les bœufs, le grain et les fruits que nous lui vendions. Hélas ! parmi eux était mon fils. Voici tout à coup que les Phéniciens, profitant du vent favorable, déployèrent traîtreusement leurs voiles et firent force de rames. Nous eûmes beau les poursuivre : tu sais mieux que moi que nos bateaux ne peuvent pas lutter de vitesse avec vos grands navires. Alors, nous jurâmes de venger les nôtres sur les premiers Phéniciens que nous rencontrerions, et les premiers, c’était vous.

— Que Moloch brûle, que Khousor Phtah écrase Bodmilcar ! s’écria Himilcon qui nous écoutait. C’est lui, encore lui, qui aura causé la mort de vingt-deux braves marins sidoniens et du vaillant maître Hadlaï.

— Comment était fait le grand navire ? demandai-je vivement au chef. Et les autres avec lui ?

— Il était rond et plus élevé au-dessus de l’eau que celui-ci. Et les gens qui étaient sur les autres étaient bruns de visage et vêtus différemment de ceux qui étaient sur le grand ; et ces navires plus petits étaient terminés par l’image taillée de la tête et du cou d’une oie.

— Le Melkarth et ses bons alliés les Égyptiens ! m’écriai-je. Bodmilcar, il n’y a pas à en douter, c’est Bodmilcar qui a fait le coup ! »

Le chef regardait mon agitation avec surprise.

« Écoute, homme, lui dis-je : as-tu ici, parmi ces prisonniers, quelques hommes solides et sur lesquels tu comptes ?

— J’ai mon frère, me répondit-il, et mes cinq cousins, dont l’un a perdu sa femme, enlevée sur le grand navire.

— Fais-les avancer, » lui dis-je.

Je regardai les six hommes ; ils étaient jeunes et vigoureux.

« Veux-tu ravoir ton fils ou le venger ? » dis-je encore au chef.

Il bondit en avant, les yeux étincelants.

« Peux-tu faire cela, dieu phéacien ? me demanda-t-il.

— Donnez des kitonets et des armes à ces sept hommes, m’écriai-je. Hannibal les prendra parmi les siens. Quant aux autres, qu’on les mette avec les rameurs auxquels ils aideront ; on les vendra à Utique ou à Carthada, où ils ont toujours besoin de soldats mercenaires et de rameurs.

— Mon fils, mon fils ! me répétait le chef. Tu m’as dit que je pourrais retrouver mon fils ?

— Tu retrouveras ton fils quand je retrouverai mon mortel ennemi, car c’est lui qui te l’a enlevé, lui répondis-je. D’ici là, toi et tes six hommes, obéissez exactement à ce grand guerrier que vous voyez ici, et servez-moi loyalement. »

Les sept Phokiens m’entourèrent, me baisant les mains et pleurant de joie. Les autres descendirent dans l’entrepont, beaucoup plus gais qu’ils n’étaient montés de la cale, quand Hannon leur eut annoncé qu’ils seraient traités et nourris comme rameurs sur nos vaisseaux.

IX

La terre des troupeaux.

Le lendemain matin, deux jours et demi après le combat, nous reconnûmes les montagnes de l’Italie. Nous arrivions au sud du grand golfe, au nord duquel se trouve la presqu’île des Iapyges. Nous ne tardâmes pas à reconnaître l’embouchure d’une rivière qui serpente à travers une belle plaine coupée alternativement de pâturages et de bois de haute futaie, de pins élégants entremêlés de lauriers-roses. A une centaine de stades dans les terres s’élevaient de hautes montagnes grises, passablement boisées et surmontées de crêtes de rochers gris déchiquetés et bizarrement découpés. Les fonds n’étaient pas mauvais, et je me décidai à mouiller tout de suite, ayant un besoin urgent d’eau et de fourrage pour mes bestiaux. Le travail fut long et pénible, car il fallut mettre tout le bétail à terre. Je fis descendre aussi mes prisonniers helli, les chargeant de pâturer les bêtes sous la surveillance de Bicri et d’une vingtaine d’hommes armés. Je comptais me faire suivre de toutes mes bêtes le long de la côte, jusqu’au détroit de Sicile, où je les embarquerais de nouveau, si je ne trouvais pas une occasion de m’en défaire avantageusement d’ici là.

« Nous aurons de la peine à les vendre ici, me dit Himilcon. Ne sommes-nous pas dans la Vitalie, dans la terre des troupeaux comme l’appellent les indigènes ? Si nous leur apportions des chèvres, comme celles que nous avons introduites dans le pays des Ioniens, ces animaux, nouveaux pour eux, leur plairaient sans doute. Mais des bœufs, ils en ont à nous revendre.

— Tâchons d’abord, dis-je à Himilcon, de trouver quelque endroit habité. Cette côte me paraît entièrement déserte. Nous devons pourtant y rencontrer des Vitaliens ou Italiens, et aussi des Iapyges, car il y en a au sud comme au nord du grand golfe. Sais-tu le iapyge, toi, Himilcon ?

— Non, mais je sais un peu de la langue des Vitaliens, aussi bien du dialecte des Opski, Marses, Volskes, Samnites et autres Ombres et Sabelliens de la montagne et de l’est, que de celui des Latins de la côte ouest. Pour ce qui est de la langue des Rasennæ du nord-ouest, Gisgon la sait passablement. »

Le chef des six Phokiens que j’avais pris comme soldats, et qui s’appelait Aminoclès, vint moi timidement.

« Puis-je parler, roi des Phéniciens ? me dit-il.

— Tu sauras d’abord, lui répondis-je, maintenant que tu sers sur nos vaisseaux, que je ne suis pas roi, et qu’on m’appelle capitaine et amiral Magon. A présent, qu’as-tu à dire ?

— Capitaine amiral Magon, reprit Aminoclès, je voudrais savoir sur quelle terre nous sommes et quels gens l’habitent ?

— Nous sommes, lui répondis-je, sur la terre ferme, une très-grande terre qu’on appelle le pays d’Italie ou Vitalie, ce qui veut dire la terre des bestiaux et des troupeaux. Les gens qui l’habitent sont par ici les Vitaliens et leurs nations et tribus ; par là-bas, au nord-est, de l’autre côté du golfe, les Iapyges, dont il y a aussi quelques-uns au sud du golfe ; et là-bas, là-bas, fort loin d’ici, tout à fait au nord, les Rasennæ, qui bâtissent de grandes villes et ont un royaume au pied des montagnes et dans les vallées fertiles.

— Je ne connais pas ce pays et ces nations, et personne parmi nous ne les connaît, dit Aminoclès.

— Attends un peu, s’écria Himilcon, je vais le faire comprendre tout de suite. Écoute ici, l’homme helli : connais-tu les Opski ?

— Nos pères nous ont raconté, répondit Aminoclès, qu’autrefois, il y a tant d’âges d’homme qu’on ne peut pas le savoir, les Helli avaient avec eux le peuple des Opiki. Et nos anciens se sont transmis que c’était encore avant que nous n’eussions bâti Dodone, et même avant que tous les Hellènes ne fussent réunis sur l’Acheloüs, mais que nous étions encore bien loin, au nord, dans un pays où il faisait froid, et voisin des Traces. Alors il y avait, sur la terre ferme et dans les îles, des Lélèges, des Pélasges et des géants, et il y avait aussi des nains et des monstres. Les dieux les ont tués, et nous sommes venus. Si les Opski sont les mêmes que les Opiki, je les connais.

— Tu vois bien qu’il ne comprend pas, dis-je à Himilcon. Laisse-le tranquille.

— Patience, me répondit le pilote. Tu vas voir s’il ne va pas comprendre. Ouvre bien tes oreilles, Aminoclès. Connais-tu les Tyrséniens ?

— Non, je ne connais pas ceux-là.

— C’est étrange ! observa Himilcon. J’ai entendu des Hellènes me désigner assez bien la terre ferme de Vitalie, et m’y nommer un peuple des Tyrséniens ou Tyrrhéniens. Eh bien, voyons : connais-tu les Sicules ?

— Les Sicules ? répéta Aminoclès d’un air effrayé.

— Oui, les Sicules, reprit le pilote ; et les Kyklopes, et les Lestrigons ?

— Oh ! s’écria le Phokien tout effaré, sommes-nous dans le pays de ces peuples-là ?

— Tout juste ! répondit Himilcon triomphant. Nous sommes ici dans le pays des Lestrigons, et là-bas, vers l’ouest, de l’autre côté du canal, est la grande île des Kyklopes, des Sicaniens et des autres Lestrigons, où nous allons directement après que nous aurons passé la Charybde et fait connaissance avec Scylla.

— Oh ! gémit Aminoclès, pendant qu’Himilcon se tenait les côtes, oh ! quelle destinée nous envoient les dieux ? Hélas ! pourquoi n’avons-nous pas péri dans le combat, sous les coups de ces Phéaciens ! Pourquoi sommes-nous leurs esclaves, pour qu’ils nous emmènent dans le pays des monstres ! Oh ! malheur, malheur ! Quelles effrayantes apparitions allons-nous voir, et qu’allons-nous devenir ! »

Le rire d’Himilcon me gagna moi-même, quand je vis l’ignorance et les lamentations de cet homme.

« Allons, tais-toi, imbécile, lui dis-je. Pour aujourd’hui, les Lestrigons ne t’ont pas encore avalé, et tu en verras bien d’autres avant que nous soyons en Tarsis et que j’aie rattrapé Bodmilcar. »

En ce moment, une sentinelle donna un signal et je vis s’approcher dans la plaine une cinquantaine d’hommes. Ces gens semblaient très-méfiants. Ils s’arrêtèrent sur la lisière d’un bois, nous considérant attentivement, mais ne se décidant pas à venir vers nous. Suivant ma coutume, j’allai seul vers eux, en leur faisant des signes d’amitié. Enfin, deux d’entre eux prirent leur parti et s’avancèrent à ma rencontre. C’étaient des hommes robustes, de taille moyenne, trapus avec des épaules carrées, la barbe forte, les cheveux frisés, le front bas et la face large, blancs de visage d’ailleurs. Ils avaient les bras et les jambes nus, la tête découverte, et étaient vêtus d’une espèce de kitonet en laine foulée très-grossière, et d’une grande couverture qu’ils portaient en sautoir, passée sur l’épaule. Tous étaient armés, chacun tenant à la main deux courtes lances à pointe de cuivre et portant un poignard, un couteau ou une espèce d’épée à la ceinture. Une douzaine d’entre eux avaient des arcs et des frondes.

L’un des deux qui s’avançaient me cria en langue italienne :

« Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? »

Himilcon, qui m’avait suivi, lui répondit dans la même langue :

« Nous sommes des marchands venus des pays lointains : nous voulons commercer.

— Ne venez-vous pas pour prendre nos troupeaux ? N’êtes-vous pas des Rasennæ ? cria l’autre.

— Non, non, reprit Himilcon. Nous sommes de l’orient ; nous sommes des Phéniciens. Venez près de la mer : nous vous ferons voir les belles choses que nous avons apportées. »

Les deux hommes retournèrent vers les leurs et parurent se consulter ensemble. Au bout d’un instant, ils revinrent.

« Voyez-vous ces deux arbres-là, à ma droite et à ma gauche ? nous cria l’un. Vous ne devez pas aller plus loin. »

Illustration : “Vous ne devez pas aller plus loin.”
“Vous ne devez pas aller plus loin.”

Là-dessus, l’homme s’avança jusque sur la ligne des deux arbres et d’un geste vigoureux piqua sa lance en terre.

« Vous ne devez pas franchir ma lance, dit-il, ou je la déterrerai, et nous serons ennemis ensemble.

— C’est bon, répliqua Himilcon. Nous ne voulons pas vous faire de mal. »

L’homme avança tout à fait vers nous, d’un air hardi.

« Nous sommes des Samnites Sabellins, dit-il. Que payerez-vous pour l’herbe que mangent vos troupeaux ? »

Sur mon ordre, Himilcon leur promit qu’on leur ferait un présent. Puis on tendit des cordes sur des piquets, et j’interdis à mon tour aux Samnites de franchir la limite.

Ils se montrèrent satisfaits et vinrent en grand nombre regarder nos vaisseaux, les marchandises qu’on déballait, nos visages et nos habits. Ils nous parurent, en tout, plus rudes et plus méfiants que les Helli. Avec beaucoup de patience, j’arrivai toutefois à organiser un commerce avec eux. Ils nous apportèrent des légumes en petite quantité, car ils cultivent peu la terre et élèvent surtout des bestiaux, bœufs, moutons et porcs assez sauvages. Les porcs, que Chamaï et Bicri voyaient pour la première fois, leur causèrent une grande surprise. Ils ne connaissent point non plus l’usage du pain, mais mangent une bouillie qu’ils appellent masa ; ils cherchaient beaucoup à s’enquérir auprès de nous comment nous faisions le pain, dont les navigateurs phéniciens leur font quelquefois goûter, ainsi que le vin. Toutefois ils aiment le vin moins que les Helli.

Le lendemain, dès le matin, ils vinrent en grand nombre. J’avais vu, toute la nuit, des feux allumés dans les campagnes et sur les montagnes, par lesquels ils s’appelaient. Par mesure de précaution, je fis doubler la garde. Mais les Samnites venaient dans des intentions tout à fait pacifiques, et, sur mon injonction, ils ne se présentèrent à notre limite que par groupes de cinquante ensemble. Les autres attendaient derrière leur limite à eux que les premiers arrivants eussent fini de trafiquer avec nous. Ils sont beaucoup plus patients et moins bruyants que les Helli, moins questionneurs, mais aussi moins gais. Ils m’apportèrent, ce jour-là, de bonnes quantités de corail qu’ils recueillent sur les côtes après les gros temps, ou qu’ils cherchent avec des plongeurs montés sur de méchants radeaux, car ils ignorent absolument la navigation, mais sont bons nageurs. Les meilleurs plongeurs et pêcheurs de corail sont les Iapiges, tant ceux qui vivent au milieu des Samnites et des Brettiens que ceux de la Iapygie du nord-est du golfe. Quelques-uns de ces Iapiges, que je vis parmi eux, étaient des gens grands, la tête ronde, imberbes, bruns de peau, ressemblant assez aux Kydoniens. Ils me parurent plus doux, plus gais et plus communicatifs que les autres Italiens. Ils ressemblent aussi beaucoup aux Sicules, et je crois que les Iapiges, Sicules, Kydoniens et les anciens habitants de Malte la Ronde, que virent nos pères quand nous occupâmes l’île, sont les habitants primitifs de ces pays. Les Pélasges et les Lélèges, si semblables aux Lydiens, Lyciens, Cariens, vinrent après, de la côte d’Asie dans les îles, et aussi dans le Dodanim, puis, en dernier lieu, les Italiens et les Helli, qui sont arrivés du nord, du côté du pays des Traces. Quant aux Rasennæ, je ne sais pas d’où ils viennent. Toutefois des navigateurs phéniciens qui ont visité les montagnes au nord de l’Éridan, tout au fond de la mer des Iapiges[1], ces montagnes d’où vient le cristal de roche, m’ont dit qu’il y a là un peuple qui s’appelle les Rètes, et dont le langage ressemble tout à fait à celui des Rasennæ.

Je passai deux jours à trafiquer, achetant du corail ; j’arrivai ainsi à me débarrasser très-avantageusement de tout mon butin, qui me gênait fort. Je fis briser les barques dont je n’avais que faire et je fis enlever seulement les planches, mâts et madriers dont on pouvait faire des espars de rechange. Quand mon butin fut usé, je payai en vieux habits, en perles de verre et d’émail, en pointes de lance et en lames d’épée, dont ils se montraient extrêmement avides. Pour quatre lames d’épée qui valaient bien quatre sicles, j’eus pour une valeur de quatre cents sicles de beau corail. Je m’étonnais de leur en voir de si fortes provisions, mais ils m’expliquèrent qu’ils les accumulaient depuis longtemps pour aller les porter à un des comptoirs phéniciens que nous avons échelonnés dans le golfe et sur la côte ouest, et qu’ainsi je leur épargnais le voyage. Ils me demandèrent aussi si je n’avais pas de chèvres et me dirent que celles que nous apportions commençaient à se répandre dans les montagnes plus au nord, chez les Marses et chez les Volskes.

Les Samnites n’ont pas de villes, mais habitent dans des hameaux épars, se composant de quelques maisons faites de boue et de branches et couvertes de chaume. Ils cultivent mal et peu. Les meilleurs cultivateurs sont les Latins de la côte ouest, particulièrement ceux de la vallée du Tibre. Ils ont là déjà une ville placée dans un accès difficile entre une montagne et un petit lac, et qu’ils appellent Albe. Sur la côte, je ne connais qu’une seule ville port de mer : c’est Populonia des Rasennæ. Mais les Rasennæ ne sont point de mauvais marins ; ce sont même de hardis pirates comme je le savais depuis longtemps, et comme je devais l’apprendre ici, sur cette côte des Samnites.

Le troisième jour de mon arrivée, comme j’avais acheté aux Vitaliens tout ce que je pouvais leur acheter, et que je m’apprêtais à partir après avoir embarqué mon chargement, un Samnite arriva en courant, et cria de loin quelque chose aux autres, qui les mit tous en émoi.

« Qu’est-ce qu’ils ont ? demanda Himilcon. Est-ce que Nergal court après eux, avec son bec de coq et sa crête de feu ? Qu’est-ce qui leur prend ?

— Apprêtez-vous, apprêtez-vous, Phéniciens ! nous crièrent les Samnites. Voici les forbans qui approchent sur leurs vaisseaux ; voici les Tyrrheni !

— Ils contournent la pointe ; ils ont pillé les villages de nos alliés, là-bas au nord, et les ont emmenés en esclavage, criaient d’autres ; ils mettent tout à feu et à sang. Aux armes et à la montagne !

— Jonas ! m’écriai-je ; Jonas, souffle dans ta trompette, brute ! sonne l’alarme ; tout le monde à bord !

— Bon ! dit Chamaï en grimpant sur le pont. Et moi qui ai le bras droit tout endolori ! Heureusement que je suis bon gaucher ! Je crois qu’il va en cuire à ces Tyrrheni. »

Hannibal se dépêcha de coiffer son casque et de grouper ses hommes, avec lesquels il mit nos sept Phokiens. Les maîtres rameurs, le bâton à la main, gourmandant et battant leurs rameurs, eurent bientôt fait de les ranger sur leurs bancs. En quelques instants nous avions appareillé et nous nous tenions sous rame à trois stades de la côte, prêts à tout événement. Les Tyrrheni pouvaient venir.

« Qu’est-ce que c’est que ces nouveaux animaux-là ? me demanda Bicri en débouclant le couvercle de son carquois et en tendant son arc.

— Ce sont les Tyrrheni ou Rasennæ, gens du nord-ouest de la Vitalie, lui répondis-je, assez habiles marins et faisant sur ces côtes le commerce et la course. Mais ni eux ni leurs vaisseaux ne sont encore taillés à lutter sur mer contre les Sidoniens, et j’espère que cette course qu’ils font pourra bien finir à notre avantage, si les flancs de leurs navires sont suffisamment garnis de cargaison et de butin.

— Pour des Tyrrhéniens ou Rasennæ, dit Hannibal, je dois déclarer que je n’ai jamais battu ce peuple-là. Mais s’ils ont seulement de la chair et des os, des côtes qu’on puisse casser et des crânes qu’on puisse fendre, nous allons leur donner une leçon de tactique et d’art militaire à la manière d’Arvad. Je vais essayer sur eux la masse d’armes chaldéenne que m’a donnée le bon roi David. »

Le Cabire, sur mon ordre, se porta rapidement en avant, en serrant la côte autant que possible, pour ne pas être aperçu.

Il contourna la pointe d’où il avait vue le long de la côte et revint bientôt me rapporter qu’il avait aperçu cinq assez longs navires qui suivaient la côte sans avoir l’air de se presser, marchant à la rame et à la voile, pour tenir le dessus du vent, et avançant en courant de petites bordées. Nous avions largement une demi-heure devant nous avant qu’ils ne pussent nous voir. Ils tombaient tout droit dans notre embuscade.

En regardant autour de moi, je vis deux de nos barques hellènes qu’on n’avait pas encore coulées. On avait démoli toutes les autres, et on avait négligé celles-ci ; ceci me donna une idée.

« Combien de fond ? demandai-je à Himilcon.

— Dix coudées et fond de roche, me répondit le pilote.

— Les Tyrrhéniens calent six coudées pour leurs bateaux de course, dis-je.

— Oh ! dit Gisgon, qui était venu me faire le rapport et qui était encore sur l’Astarté, six coudées au moins. Ils sont très-bas sur l’eau, mais ils enfoncent beaucoup. C’est pourquoi ils roulent peu et sont lourds à la manœuvre.

— Bon, dis-je aussitôt. Vous allez me saborder ces deux mauvaises carcasses et me les couler là, coque, quille et mâts par mon travers.

— Compris, s’écrièrent ensemble Himilcon et le Celte sans oreilles. Ils vont être bien attrapés. »

En quelques instants, les deux barques furent coulées, faisant estacade de leurs débris à trois coudées sous l’eau. Le Cabire abattit sa voile et dépassa lentement la pointe, se traînant comme un bateau qui a des avaries.

Le Dagon se plaça à deux stades au large de moi, et je restai en place, la voile abattue, les rames traînantes, les boucliers rentrés, après avoir fait coucher tous les hommes d’armes à plat pont. J’avais l’air d’un inoffensif marchand qui a souffert dans son gréement. Le Dagon resta sous voile, courant de petites bordées, comme s’il venait à mon secours.

Nous étions prêts quand nous vîmes les cinq navires tyrrhéniens au large de la pointe.

« Capitaine, me dit Chamaï en levant un peu la tête, à quel singulier jeu jouons-nous là ?

— Au jeu du pêcheur qui prend une murène pour un thon, lui répondis-je. Attends un peu. Tu vas voir tout à l’heure. »

Les Rasennæ ne tardèrent pas à nous apercevoir. L’un d’eux se mit tout de suite à la poursuite du Cabire, qui prit chasse ; deux autres suivirent le Dagon qui courut au large, et les deux derniers se dirigèrent vers moi, qui restais en place comme un pauvre désemparé.

Quand ils furent à un stade, on put voir à l’aise leurs longues barques* à un seul pont, armées de trente rameurs et assez mal construites. Elles ont l’arrière élevé mais le reste du pont très-bas et comme à fleur d’eau. A l’avant, on voit peints deux gros yeux blancs et rouges qui regardent la mer. Les hommes montés sur ces barques étaient grands et massifs, avec une grosse tête, la face plate et large, le visage rougeâtre, la barbe rare et clair-semée, les bras gros et l’allure pesante. Ils étaient armés de grandes lances, de haches et de boucliers ronds, et portaient des colliers et des bracelets. Sur leurs têtes étaient des casques ronds et sans cimier, à leurs pieds des sandales ou des brodequins à bout pointu. Ils étaient vêtus de robes de couleur sombre, faites sans couture, moins courtes que nos kitonets, mais moins longues que les robes des Syriens, et leurs ceintures étaient très larges et garnies de plaques de bronze brillant.

A la vue de ces Rasennæ, Abigaïl ne put retenir une exclamation :

« Seigneur dans le ciel ! s’écria-t-elle, qu’ils sont laids ! J’aimerais mieux mourir que tomber entre les mains de gens aussi laids ! »

Comme elle disait ces mots, les Rasennæ nous crièrent quel- que chose, mais nous nous gardâmes de bouger. Reconnaissant que leurs sommations restaient sans réplique, l’un d’eux courut sur mon travers et l’autre fila sous ma poupe pour passer entre la terre et mon navire. Mal leur en prit, car celui qui se jetait sur moi talonna violemment sur une des barques coulées et, après deux ou trois efforts pour se dégager, resta sur place, couché sur le flanc et son arrière s’enfonçant visiblement. Au même instant je fis mettre mes rames à l’eau, sonner mes trompettes et lever tous mes gens qui poussèrent des cris de guerre et de victoire.

L’autre Tyrrheni, stupéfait, voulut virer de bord pour nous échapper, mais son mouvement fut si maladroitement exécuté qu’il alla échouer son arrière à la côte. Je m’approchai tout à mon aise, et je fis tomber sur lui la plus jolie pluie de traits, de flèches et de cailloux qu’il eût certainement reçue jusqu’à ce jour.

« Tenez, Tyrrheni ou Rasennæ, ou qui que vous soyez, criait Hannibal, dirigeant le jet de ses scorpions ; prenez pour vous ce paquet de traits en bois de chêne ; prenez aussi cette manne de cailloux de rivière : je l’ai fait ramasser en Crète à votre intention ! Et si vous n’êtes pas encore satisfaits, j’y joins ce faisceau de pieux pointus qui en ont déjà éborgné d’autres que vous. »

Bicri, qui avait une marque à ses flèches, choisissait ses victimes avec le plus grand soin, ne s’adressant qu’à ceux qui avaient une belle ceinture, des bracelets d’argent ou un casque à sa convenance.

« En voici un, disait-il, qui porte un collier avec des perles d’or, des pierres bleues et des pierres jaunes. Celui-ci me plaît ; je vais le viser à la tête pour ne pas gâter sa robe noire à broderies rouges et blanches, qui est aussi bonne à prendre. »

Les Rasennæ, sans défense contre ce déluge de projectiles, car quelques archers qu’ils avaient ne pouvaient rien faire contre nous à cause de la position où étaient leurs navires, et aussi du peu de hauteur de leur pont que nous surplombions de plusieurs coudées, prirent le parti de se réfugier dans la cale. Aussitôt Hannibal, Chamaï, Bicri, le grand Jonas et quelques autres sautèrent sur leur bord. Le grand Jonas tomba sur le pont avec fracas, mais, se relevant aussitôt, il saisit un Rasennæ qui n’avait pas eu le temps de se cacher, l’empoigna par les pieds, le fit tournoyer en l’air comme une fronde et lui brisa la tête contre le plancher du navire. En quelques instants, tous ceux qui restaient furent dépêchés, et les nôtres, sortant du panneau, reparurent, conduisant avec eux vingt hommes, parmi lesquels, à ma grande surprise, je reconnus, à leurs visages et à leurs habits, onze Phéniciens. En me retournant vers la mer, je vis que le Dagon avait coulé l’un des Tyrrheni et que lui et le Cabire chassaient vivement les deux autres qui fuyaient vers la côte. Je me mis aussitôt à la poursuite et, grâce à mon aide, l’un des Tyrrheni fut entouré et enlevé après un court combat qui ne nous coûta que deux hommes, car nous avions d’abord balayé le pont avec nos projectiles de façon à rendre toute résistance illusoire. L’autre profita de ce répit pour s’échapper. Nous revînmes ensuite rapidement vers nos deux prises, près de la côte, et je les fis garnir tout de suite de monde, à la vue des Samnites qui avaient observé le combat de loin et qui se précipitaient de tous côtés pour piller les navires abandonnés. Mais j’y fus avant eux. Ils se tinrent alors à distance, attendant les miettes du festin.

On vida en premier lieu le Tyrrheni qui s’était heurté sur une des barques coulées. Comme il avait déjà deux coudées d’eau dans la cale à l’arrière et qu’il enfonçait visiblement, il pouvait couler d’un moment à l’autre.

On n’y fit pas de prisonniers ; les uns avaient pu se sauver dans une barque qu’ils avaient, les autres avaient gagné la côte à la nage, mais ils s’y firent prendre par les Samnites. Le Dagon et le Cabire avaient trente-trois prisonniers qui, avec neuf que j’avais, faisaient quarante-deux. On les répartit entre les trois chiourmes, après leur avoir enlevé tous les objets de valeur qu’ils pouvaient avoir sur eux, en attendant qu’on les vendît à nos colons de la côte de Libye, qui achètent à de bonnes conditions les adultes pour en faire des manœuvres ou des soldats.

Les onze Phéniciens que j’avais délivrés étaient au comble de la joie. Ils m’apprirent qu’ils faisaient partie de l’équipage d’un gaoul sidonien qui avait naufragé en Sardaigne. Ils avaient pu échapper au naufrage dans leur barque et avaient essayé de gagner un des établissements que nous avons dans cette île. Mais un très-gros temps les avait rejetés vers la pleine mer, et finalement à la côte de terre ferme. Ils se dirigeaient vers un de nos comptoirs du Sud quand les Rasennæ les avaient enlevés, il y avait de cela huit jours. Je fis donner à ces hommes, parmi lesquels se trouvaient un timonier et un maître matelot, de la nourriture et des vêtements, car ils étaient affamés et tout déchirés, puis, à leur grande joie, je les reçus parmi nos matelots aux conditions et charte partie des autres. Avec les sept Phokiens que j’avais enrôlés, nos pertes se trouvaient ainsi à peu près compensées, tous nos blessés allant d’ailleurs très-bien et leur état nous faisant espérer une prompte guérison.

Le dépouillement des morts, la récolte, l’inventaire, l’emballage et l’arrimage du butin nous retinrent jusqu’au soir. Le soleil se couchait quand, par un coup de vent favorable, je pris, en longeant les côtes, la direction du détroit de Sicile, laissant derrière moi les deux bateaux capturés, car le troisième avait entièrement disparu. Les Samnites s’y précipitèrent aussitôt, avec des cris de joie, pour s’emparer des objets trop encombrants ou sans valeur que nous leur abandonnions. Je fis servir le repas, qui fut naturellement des plus joyeux après les opérations fructueuses que nous avions traitées en corail et les bonnes prises que nous venions de faire.

« La ruse de guerre que tu as montrée à ces Tyrrheni, s’écria Hannibal aussitôt que je vins m’asseoir, les attirant dans une embuscade navale et disposant des barques sur lesquelles l’un d’eux s’est coulé, est digne de louanges. Je proclame qu’elle est tout à fait agréable, et j’aurai toujours du plaisir à la raconter.

— C’est un vieux tour, dit Himilcon, un vrai tour de poisson de mer sidonien. Nous l’avons déjà joué aux Cariens en face de l’île de Rhodes, quand nous prîmes onze de leurs vaisseaux avec un butin considérable. Ah ! c’est que nous connaissons les malices et les stratagèmes, nous autres les anciens de Tarsis, et tu en verras encore plus d’une !

— Capitaine, me demanda Chamaï en me faisant voir des bracelets et un grand collier faits en façon de corde tordue, et le collier orné d’une très-grande plaque en forme de croissant, ces bracelets et colliers, que j’ai pris sur un Rasennæ, sont-ils de l’or ?

— De l’or le plus fin, capitaine Chamaï, lui répondis-je. De l’or de l’Éridan ou du Rhône, et tu as bien choisi ton homme pour t’approprier ces bijoux.

— Moi, dit Hannon, je n’en ai tué aucun, de sorte que je me contenterai de ma part générale de butin. Mais j’y ai vu un grand vase de terre avec des peintures et une coupe qui me plairaient fort. Les peintures qui sont dessus sont tout à fait réjouissantes, et ces Rasennæ si laids me paraissent d’habiles artisans.

— Tu auras ton vase et ta coupe, dis-je à Hannon. Je veux que tout le monde soit content. En attendant, donne-moi l’inventaire de ce que nous avons trouvé. »

Je remarquai que sur cet inventaire il y avait beaucoup plus d’objets d’or que d’objets d’argent, ce qui n’est pas étonnant, quand on songe que les Tyrrheni n’ont pas de communications avec Tarsis et les autres pays argentifères, et qu’ils en ont avec l’Éridan qui roule des sables d’or, et avec le Rhône, car, en passant les montagnes, ils trouvent la grande route que nous avons fait construire dans le pays des Ligures, par des esclaves et des condamnés, depuis ce fleuve du Rhône jusqu’à la Péninsule. Ils avaient aussi quantité d’objets en bon cuivre, qui vient de la basse Vitalie, et, parmi ces objets, des images que je reconnus tout de suite comme étant des dieux.

Je fis venir à mon bord Gisgon-sans-Oreilles et je lui ordonnai d’interroger les prisonniers.

Ceux-ci répondirent, de ce ton sourd particulier à leur langue, qu’ils montaient des navires de course venant de leur port de Populonia, et qu’ils étaient sujets du roi Tarchnas, qui règne sur vingt villes de la Tyrrhénie. « Populonia, me dirent-ils, était leur seule ville maritime, d’où ils faisaient la course, ayant des Rasennæ pour guerriers et des Ligures pour matelots et rameurs. »

Ils m’apprirent encore que leurs deux chefs, qui avaient péri, s’appelaient Vivenna et Spurinna. Himilcon pensait que c’étaient des noms de Vitaliens, qui disent autrement Vibius et Spurius.

Ils reconnurent tout de suite leurs dieux que je leur présentais, et me les nommèrent. C’étaient Turms, qui est le même que le Hermès des Helli ; Turan, que je crois être notre Astarté ; Sethlans, qui est le même que Khousor Phtah ; Fouflouns, qui est le Dionysos des Helli, et Menrva, que je ne connais pas. Himilcon prétendait que Menrva était une déesse des Vitaliens, qui la nomment Minerva, mais je l’ignore. Ils me dirent qu’ils faisaient la guerre contre les Samnites et qu’ils étaient alliés des Latins et des Opski, dont le nom veut dire dans notre langue les travailleurs. Les Samnites, disaient-ils, avaient attaqué la ville des Latins, Novla, qui signifie la ville neuve, et commis des déprédations sur le fleuve qui roule, sur le Volturnus. Ainsi, eux, Rasennæ, exerçaient des représailles contre ces Samnites demi-sauvages, à cause de leurs alliés latins et opski, bien que ces Opski ou Oski soient de même race et langue que les Samnites. En ayant assez appris, je fis renvoyer mes Rasennæ à la chiourme, et nous allâmes nous reposer.

Un peu avant le jour, je me levai et je pus voir à notre gauche et derrière nous les éclairs, les flammes et les tourbillons de fumée rougeâtre que lance la montagne d’Etna. Chamaï, Bicri, les deux femmes, Aminoclès, tous ceux qui n’avaient pas encore vu ce spectacle se tenaient sur le pont, les uns surpris, les autres effrayés. Hannibal n’était pas le moins étonné de tous.

Illustration : Tous se tenaient sur le pont.
Tous se tenaient sur le pont.

« On penserait, disait-il, que c’est ici l’entrée du Chéol, si les navigateurs n’assuraient pas que c’est simplement une montagne qui jette du feu. Il serait ingénieux de recueillir tout le feu que cette montagne jette inutilement et de le lancer à l’aide de machines de guerre. Voilà qui serait une belle invention, capable de consumer des villes entières.

— Tu n’as pas vu, lui dis-je, les montagnes de Cilicie ? Je les ai vues embrasées comme celle-ci.

— Non, dit Hannibal ; j’y aurai passé dans un mauvais jour, car lorsque je les ai vues, elles ne brûlaient pas. »

On entendait distinctement le grondement de la montagne. Les deux femmes, terrifiées, allèrent se cacher dans la cabine.

« A combien sommes-nous de ce brasier qui tonne si fort ? me demanda Hannon.

— A soixante stades au moins, lui répondis-je.

— Et on le voit de si loin ?

— Parfaitement ; c’est parce que la montagne est très-élevée et qu’elle s’éclaire tout à l’aise, comme tu peux t’en apercevoir. Le jour, nous la verrons moins bien. Je m’en suis rapproché plus que d’habitude, car je tiens à serrer la côte de l’île des Sicules, pour donner droit dans la passe. »

Jonas, fort effrayé d’abord, ne put contenir sa joie, une fois qu’il fut bien sûr que nous n’allions pas à la montagne.

« Et nous n’y allons pas ? C’est bien avisé ! De loin, j’aime voir ces tourbillons, s’écria-t-il. C’est ici la cuisine de Nergal, le coq flamboyant*, où il ne rôtit que des Léviathans et des Béhémoths ! Le moindre de ses plats est deux fois plus grand que notre vaisseau ; mais quand El Adonaï détruira tous ces dieux abominables et jugera tous les hommes, c’est Nergal qui sera bien attrapé, lui le coq dont la tête touche au ciel et les pieds la terre, et les Béhémoths, et les Léviathans ! El Adonaï les servira tout cuits aux enfants d’Israël et c’est nous qui les mangerons !

— Ne te tairas-tu pas, tête de bœuf ? s’écria Chamaï en colère, et nous rapporteras-tu ici les sottises de vos gens de Dan et les visions des ivrognes d’Ephraïm ?

— Seigneur des cieux ! mugit Jonas, ce ne sont pas là des visions, capitaine, et tu peux l’apercevoir comme moi. Que vont-ils dire, à Eltéké, quand je leur raconterai que j’ai vu la cuisine de Nergal ? Voici qui est plus curieux que toutes les bêtes curieuses ! »

Chamaï lui ferma la bouche d’un fort coup de poing.

« Bon, bon, grogna Jonas ; je me tais, je me tais ; du moment que cela te déplaît, je ne dirai plus rien. »

Nous avancions rapidement vers le nord, au grand désespoir d’Aminoclès et de ses Phokiens, qu’Himilcon et les matelots se divertissaient à effrayer.

« Tiens, disait Himilcon, maintenant que tu as vu la montagne des Kyklopes et que le jour se lève, regarde bien, là-bas, à droite et à gauche. C’est la Charybde qui avale les navires, et c’est Scylla qui les mâche avec ses gueules. Les vois-tu ? Entends-tu leurs hurlements ?

— Moi, dit un matelot, j’ai vu la Charybde qui reniflait trois gaouls et cinq galères aussi aisément que je bois une coupe de vin.

— Et moi, répliqua un timonier, j’ai vu les têtes de Scylla qui secouaient une flotte au milieu de l’écume, tellement fort que le corps de l’amiral, ayant été lancé en l’air, alla retomber dans le grand fourneau des Kyklopes, là, derrière nous.

— Et moi, déclara Himilcon* qui tenait à garder le dernier mot, je les ai vues de bien plus près. Étant assis de nuit sur l’avant du navire, par un ciel nuageux, et cherchant à distinguer la constellation des Cabires, voilà qu’une des gueules de Scylla s’approche tout doucement derrière moi et me saisit mon bonnet, croyant trouver ma tête dedans, et comme je me retournais, la Charybde m’avala d’un coup une outre du meilleur vin de Béryte et trois fromages secs de Judée.

— Et que lui as-tu dit, pilote ? que lui as-tu dit ? demanda Jonas stupéfait. Moi, je lui aurais donné un grand coup de poing sur le museau !

— Je ne lui ai rien dit, répondit gravement Himilcon ; elle ne m’aurait pas compris, car elle n’entend pas le phénicien ; elle ne sait absolument que le lestrigon. »

Les six Phokiens, épouvantés, s’enfuirent à fond de cale, et Aminoclès, accroupi sur le pont, se cacha la tête sous son manteau et se boucha les oreilles, à la grande joie d’Himilcon et des matelots.

  • 1. L’Adriatique.

X

Où Gisgon retrouve ses oreilles.

Nous passâmes le détroit sans difficulté, malgré le courant très-fort qui porte contre le cap qui le termine à droite, et qui a donné lieu à toutes ces histoires de Charybde et de Scylla que nos Phéniciens s’amusent à raconter aux gens pour les effrayer. Mais je connaissais si bien le bon chenal, mes navires étaient si propres à la manœuvre, que je ne diminuai pas sensiblement ma vitesse. Bientôt je doublai le cap et je longeai la côte vers l’ouest, laissant à ma droite les montagnes enflammées des îles volcaniques.

Toute cette côte, des deux côtés, est couverte de belles montagnes boisées, couronnées par des rochers gris, à pic et déchiquetés comme des créneaux de forteresse. Elle présente partout de très-beaux mouillages, surtout la baie magnifique qui est sur la côte de l’île dans le détroit. J’avançais rapidement, comptant arriver vers la rade qui précède le promontoire de Lilybée avant la nuit. Les Sicules ont quelques cabanes dans cette rade, où les Phéniciens ont l’habitude de se rendre régulièrement pour acheter du soufre et des pierres de lave ; car les Sicules de la côte nord sont moins farouches que ceux de la côte ouest et sud. Le contact fréquent des navigateurs, le flot croissant de l’immigration des Italiens-Latins, les ont beaucoup adoucis, tout en réduisant leur nombre, et je crois que les Sicules finiront par disparaître entièrement devant les Latins.

A la nuit, je reconnus ma baie, et j’y mouillai commodément, sur bon fond, à deux traits d’arc de la côte. Comme il faut néanmoins se défier un peu dans ces parages, je n’envoyai ni marchandises ni hommes à terre, me réservant de communiquer le lendemain. Mais il vint encore des hommes avec des torches qui nous firent des signes d’amitié sur le bord. Je leur répondis, en langue italienne, que j’entrerais en relation avec eux au matin et que, s’ils avaient du soufre, du corail, de la nacre, je leur en achèterais à de bonnes conditions. Ils insistèrent pour venir à bord ; mais, voyant que j’étais inflexible, ils s’en allèrent, en me promettant de revenir de bonne heure avec leurs marchandises.

Peu après, Himilcon me signala plusieurs bancs de thons à notre portée et me demanda la permission d’aller à la pêche. Comme il y avait longtemps que nos équipages n’avaient eu de poisson frais, je la lui accordai volontiers. Quelques matelots, adroits pêcheurs, descendirent dans la barque avec des tridents et des harpons. Bicri se joignit à eux avec deux archers ; nos harponneurs leur avaient donné des flèches à pointes barbelées et leur avaient enseigné à les attacher à une ligne, pour ne pas perdre le poisson piqué. Jonas les accompagna par goinfrerie, dès qu’il entendit parler de grands poissons bons à manger. On lui fit emporter sa trompette et les torches qui servent à attirer le poisson curieux.

Aminoclès, qui, paraît-il, était bon pêcheur, se décida lui-même, quand on lui eut bien promis qu’il ne verrait aucun monstre.

« Mais, dit-il à Himilcon, comment avons-nous échappé à la Charybde ? J’ai bien regardé un petit peu par-dessous mon manteau, et je n’ai rien vu.

— Moi non plus, répondit Himilcon d’un air sérieux. La Charybde n’y est pas tous les jours. Elle s’était probablement cachée : peut-être a-t-elle eu peur de la trompette de Jonas, ou du panache du capitaine Hannibal. On ne sait pas : ces monstres sont si bizarres !

— Elle a bien fait d’avoir eu peur, s’écria Jonas. Moi, maintenant que j’ai vu la cuisine de Nergal, je n’ai plus peur de rien. Je l’aurais assommée, si elle avait eu l’audace de se montrer.

— Ces flammes que nous avons vues là-bas en passant, demanda encore Aminoclès, effrayé de nouveau au souvenir du volcan, sont-elles bien loin ?

— Oh ! très-loin, reprit Himilcon. A six cents stades au moins. Nous n’avons vu que leur reflet dans les nuages, et non pas les montagnes elles-mêmes.

— Ne crains donc rien, dit Jonas. Ce sont les autres cuisines de Nergal. Il cuit et fricasse sans relâche ; il a des cuisines partout de ce côté. C’est un fameux cuisinier. »

Himilcon traduisit à Aminoclès les propos insensés de Jonas, ce qui redoubla l’hilarité de nos matelots.

La pêche fut très-fructueuse. On nous ramena, à trois reprises, la barque pleine de poisson. Au matin, nos pêcheurs allèrent se reposer, après une nuit si bien employée. Dès l’aube, nos hommes de la veille arrivèrent avec bon nombre d’autres, et l’un d’eux, s’étant mis à la nage, traversa hardiment et vint à mon bord. C’était un homme de haute taille, le front déprimé, le nez et les lèvres minces, le crâne allongé, la face cuivrée et le menton imberbe, un vrai Sicule. Il parlait l’italien des Latins, et commença par nous informer tout de suite que les Latins occupaient toute la partie orientale de l’île et étaient leurs ennemis.

Je lui répondis que j’étais Phénicien et qu’Italiens-Latins ou Italiens-Samnites, Ombres et Sabelliens m’étaient complétement indifférents ; que je voulais simplement du corail, du soufre, de la pierre de lave, et que ce qu’ils apporteraient serait bien payé.

« Nous sommes, me dit le Sicule, sujets du roi Morgés, qui ne veut pas qu’on prenne les marchandises autrement qu’à terre. Nous avons quantité des objets que tu désires. Vous n’avez qu’à venir sur la montagne, là-bas, avec vos marchandises, et nous ferons l’échange. »

Cette insistance pour nous faire venir à terre éveilla sur-le-champ ma défiance, mais je n’en fis rien voir. Je feignis de me rendre aux raisons du Sicule et je descendis avec des ballots et soixante hommes bien armés. En même temps, je fis monter tous les archers sur le Cabire, qui put se rapprocher à quelques coudées du rivage, machines prêtes et paquets de flèches posés sur le pont.

« Pourquoi tant d’hommes ? dit le Sicule. Nous porterons très-bien vos ballots.

— Oh ! lui répondis-je, nous ne voulons pas vous donner cette peine. Portez les vôtres simplement de la montagne à la plage, car nous n’irons pas plus loin dans les terres. »

Le Sicule retourna vers les siens, de fort méchante humeur, à ce qu’il me sembla. Je profitai des négociations qu’il avait l’air d’entamer avec eux pour faire remplir nos barriques au beau ruisseau qui est au fond de la rade.

Bientôt mon sauvage revint avec deux camarades et me fit de nouvelles invitations.

« Ne craignez pas de vous fatiguer pour monter, nous disaient-ils. Nous vous porterons, vous et vos bagages. Venez là-haut, nous vous ferons voir de belles choses : nous y avons tout le corail, la nacre et le soufre que vous pouvez désirer.

— Cela nous est impossible, leur répondis-je ; il faut que nous partions ce soir même, et nous n’aurions pas le temps d’aller et de venir. Apportez vous-mêmes vos objets. »

Disant cela, je fis étaler devant eux tant de chaudrons brillants, tant de verroteries et d’émail, tant de flacons, tant d’étoffes chatoyantes, que la convoitise fut plus forte et qu’ils se décidèrent à nous apporter de quoi trafiquer avec nous.

C’étaient des gens rudes et brutaux, marchandant beaucoup, puis essayant de nous arracher brusquement des mains l’objet qui les tentait, ou de l’escamoter subtilement s’il était de petite dimension. Mais nous les connaissions, et ils étaient bien surveillés. A mesure que j’avais un chargement de barque complet, je l’envoyais tout de suite au Dagon et l’Astarté, pour ne pas être pris à l’improviste sur la plage. Peu à peu le nombre de ces gens-là grossissait, ils devenaient plus arrogants et les contestations se multipliaient. Je fis rejoindre Chamaï, Bicri, Himilcon et vingt hommes. Mes Sicules devenaient de plus en plus menaçants, et je m’attendais à une attaque d’un moment à l’autre.

Tout à coup Gisgon, qui les observait assis sur la plage et sans dire un mot, se leva brusquement, et mettant la main sur l’épaule d’Himilcon, lui désigna du doigt un remous qui se faisait dans la foule des Sicules. Je suivis des yeux la direction qu’indiquait le pilote, et je vis s’avancer, parmi les autres qui s’écartaient sur son passage, un de leurs chefs ou rois, devant lequel on portait des bâtons peints de rouge et ornés de corail, de nacre et d’autres objets voyants. Au bout d’un de ces bâtons, du plus grand, pendillait un objet informe, qui me fit d’abord l’effet d’une guirlande de feuilles d’arbre. Mais Gisgon était plus clairvoyant que moi.

« Mes oreilles ! capitaine, me dit-il d’une voix étranglée par l’émotion, en me montrant le bâton.

— Tes oreilles ? lui répondis-je surpris. Où vois-tu des oreilles ?

— Là, sur le bâton, enfilées parmi les autres. Ce sont leurs trophées de guerre, murmura le pilote. Oh ! je les reconnais bien. »

J’écarquillai les yeux pour voir à quoi Gisgon pouvait reconnaître ses propres oreilles parmi les cartilages desséchés qu’exhibaient les Sicules, mais je dus lui déclarer que je ne voyais absolument rien qui me prouvât que c’étaient ses oreilles à lui plutôt que les oreilles d’un autre.

« Oh ! dit vivement Gisgon, je reconnais l’homme qui me les a coupées : c’est le chef ; cela me suffit. »

Le chef, propriétaire des oreilles de mon pilote, m’apportait une bonne quantité de soufre et de nacre, que je lui achetai. Mais quand on commença à les embarquer, la contestation recommença. Le chef voulait absolument avoir une cuirasse comme celle d’Hannibal en sus du marché, et je ne voulais pas la lui donner. Là-dessus, il saisit le bord de celle que portait Hannibal et se mit à la tirer à lui de toutes ses forces, croyant qu’il pourrait l’arracher. Le capitaine le repoussa si rudement qu’il trébucha et tomba. Il nous arriva aussitôt, et comme à un signal convenu, une grêle de lances et de pierres. Je fis donner le signal à mon tour, et le Cabire commença de balayer vivement la plage, envoyant ses projectiles par-dessus nos têtes dans la masse des Sicules. En même temps, Hannibal et Chamaï, prenant à droite et à gauche, les chargèrent rudement à la tête de leurs hommes.

Mais quelqu’un avait été plus rapide que le Cabire et qu’Hannibal ; c’était Gisgon. Avant que le roi des Sicules ne fût relevé, il était sur lui, la hache au poing. Son ami Himilcon le rejoignit, et l’un maniant son épée, l’autre sa hache, en deux tours de main ils eurent fendu le crâne du roi et jeté par terre, tués ou grièvement blessés, deux de ses porte-bâtons.

Pour moi, voyant mon chargement terminé et la barque prête à partir, je fis sonner en retraite à mes hommes d’armes qui avaient fait reculer les Sicules d’un bon demi-stade. Ils revinrent, et les Sicules firent volte-face et les suivirent, leur jetant des lances et des pierres, mais sans oser les aborder. Je fis embarquer peu à peu mes hommes sur le Cabire et sur la barque. Comme celle-ci faisait son dernier voyage et que nous n’étions plus qu’une quinzaine sur la plage, les Sicules nous serrèrent d’assez près, et sans la protection du Cabire, qui leur lançait ses projectiles dès qu’ils se groupaient à bonne portée, ils se seraient certainement jetés sur nous. Enfin, nous nous embarquâmes les derniers, le Cabire démarra et la barque fit force de rames. Les Sicules nous suivirent dans l’eau aussi loin qu’ils purent, poussant des cris furieux et jetant des pierres à la main. Sans notre prudence et les précautions que j’avais prises, ils nous auraient attirés dans une embuscade ou enlevés sur la plage. Enfin, tout s’était bien terminé. Je n’avais perdu qu’un Phokien tué, un autre était grièvement atteint et huit des nôtres étaient légèrement blessés ou contusionnés, mais j’emportais pour quinze cents sicles de corail, de nacre et de soufre.

Le plus content de tous était Gisgon. Il vint sur l’Astarté me faire voir les deux bâtons conquis sur le roi. A chacun d’eux était une paire d’oreilles fraîchement coupées et encore saignantes : le brave pilote avait vengé les siennes.

Au reste, il fut persuadé qu’il avait retrouvé ses cartilages à lui, et il les conserva précieusement dans sa bourse, ce qui est une façon comme une autre de les porter.

Dans la nuit, nous passâmes au milieu des îles Ægates, où les Phéniciens ont une station maritime, au large du promontoire de Lilybée. Après avoir communiqué au passage avec l’un des stationnaires, je me dirigeai vers le sud-ouest, par une mer favorable et un vent d’est assez faible. Je comptais arriver dans l’après-midi à la grande baie où se trouve, d’un côté, la rade d’Utique, et de l’autre celle de Botsra la ville neuve, ce nouvel établissement qui commence à rivaliser avec Utique, métropole et place d’armes de tous nos établissements de Libye.

Au matin, tout le monde était sur le pont, impatient d’arriver à notre première étape.

« Ha ! ha ! dit Hannibal ; je vais donc enfin voir Utique et Carthada. Il y a longtemps que j’ai envie de voir ces deux places. Carthada n’a-t-elle pas été fondée il y a une vingtaine d’années, et ne s’appelait-elle pas d’abord Botsra ?

— Si fait, lui répondis-je. C’était d’abord une botsra, une citadelle. Mais Utique existe depuis plus de cent ans, à l’embouchure du grand fleuve Macar, qu’on appelle aussi Bagrada. C’est une belle et grande ville et la rade est magnifique. Le Cothôn ou port de guerre contient soixante cales sèches et autant de magasins construits au-dessus ; et la ville, du côté de la terre, est fortifiée par une triple enceinte, tellement que la place passe pour imprenable. »

Avant de débarquer, je voulus visiter mes esclaves pour voir s’ils étaient en bon état. Je les fis nettoyer, et on leur donna double ration, pour qu’ils eussent meilleure apparence. Les Rasennæ, qui ont toujours l’imagination remplie de toutes les images effroyables de leurs dieux et de leur Chéol, et qui ne voient partout que nains, géants, tortures et supplices, n’étaient pas rassurés du tout dans la demi-obscurité de la cale, pensant que nous allions les sacrifier à quelque dieu. Ils s’attendaient à voir apparaître Turms avec ses grandes ailes qui conduit les âmes dans le séjour des morts, et croyaient déjà sentir les fouets et les serpents avec lesquels les nains les torturent dans le monde souterrain. Je leur annonçai que j’allais les vendre dans une grande ville, où ils seraient employés comme guerriers ou comme travailleurs, suivant leurs aptitudes, qu’ils seraient bien vêtus, bien nourris, et que, s’ils se conduisaient bien, on leur ferait plus tard des présents et qu’ils auraient une petite part du butin ramassé à la guerre. Tous furent dans une grande joie et mangèrent de bon appétit, sauf le regret qui leur était commun, aux Helli comme aux Rasennæ, d’être loin de leur Hestia, déesse de leur foyer, car les Vitaliens, qui ont une Hestia comme les Helli, ont appris à la révérer aux Rasennæ. Mais ils comprirent aussi que sur la terre lointaine ils auraient une autre Hestia, car les dieux sont partout, et ainsi ils se consolèrent. Je promis aussi aux Phokiens d’Aminoclès, enrôlés sous Hannibal, de leur procurer un terrain où ils pourraient donner la sépulture à leur mort suivant leurs rites, car ils l’avaient emporté avec eux sur le vaisseau. Quand ils furent assurés qu’à proximité de terre nous ne laisserions pas leurs morts sans sépulture, ils se réjouirent beaucoup et se déclarèrent prêts à affronter tous les dangers avec nous. Ce qui les avait aussi beaucoup encouragés, c’est qu’Himilcon leur avait expliqué que les Sicules, les gens qu’ils venaient de combattre, n’étaient autres que les Lestrigons : mais ils eurent quelque peine à le croire.

XI

Pourquoi Adonibal*, amiral d’Utique, nous voulait faire décoller.

Quand je remontai sur le pont, on distinguait déjà très-bien le promontoire d’Utique, que l’on nomme aussi promontoire d’Hermès, pointe extrême de la Libye, vis-à-vis l’île des Sicules. Je revêtis mon plus beau kitonet et je coiffai mon bonnet brodé. Tout le monde fit toilette, content d’arriver, et Hannibal mit son casque à panache et une tunique magnifique sous sa cuirasse.

A mesure que nous avancions, nous voyions distinctement la pointe d’Hermès, la Grande Baie, la ville d’Utique, et à l’autre pointe de la baie, au sud, une blancheur confuse, qui était Carthada. Nous courions maintenant à l’ouest franc et nous entrions droit dans la baie, laissant Carthada à notre gauche et Utique à notre droite. Après avoir contourné la pointe extrême du cap qui fait face au cap Hermès, je longeai la côte basse qui conduit aux ports d’Utique et je vis bientôt la blanche ville qui s’élève en gradins, depuis les eaux bleues de la mer jusqu’à la Botsra placée sur les hauteurs du côté des terres. Les dômes rouges et bruns des maisons et des édifices, les hauts créneaux de la citadelle se découpant sur l’azur du ciel, les massifs de verdure qui entourent la ville faisaient ressortir la blancheur des murs, peints à la chaux par-dessus une couche de goudron.

Quand j’eus laissé derrière nous l’île couverte d’édifices imposants et séparée de la terre ferme par un canal qui sert de port marchand, j’entrai tout droit dans le port de guerre, au centre duquel s’élèvent, au-dessus de la mâture des vaisseaux, les murailles massives et percées de meurtrières, les tours, les créneaux et les coupoles du palais amiral. J’amenai mes navires au quai de gauche où il y avait de la place, et prenant avec moi Hannon, je descendis tout de suite dans la barque pour me rendre au fond du port, à la jetée qui réunit le palais amiral à la terre, faisant suite aux quais qui entourent tout le palais. Nous montâmes sur cette jetée, qui est dallée, d’une belle largeur et toujours encombrée de gens affairés qui vont au palais ou en viennent.

Nous franchîmes entre deux tours une première porte haute et voûtée par laquelle on pénètre dans l’avant-cour. Là des gardes, nous ayant demandé qui nous étions, nous firent passer par une autre porte haute et étroite dans une salle tendue de tapisseries alternativement rouges et jaunes, puis dans un couloir sombre, au bout duquel, à travers la porte entre-bâillée, on voyait la grande cour intérieure. On nous la fit traverser, puis nous entrâmes dans un autre couloir pareil à celui par lequel nous étions venus. Par la porte latérale de ce couloir on entre dans une grande salle basse, carrée et voûtée, au fond de laquelle se trouve une autre porte, petite et carrée ; on nous introduisit par là dans une grande salle très-sombre, ronde et en dôme. De cette salle nous passâmes, par un escalier très-étroit et par un couloir très-sombre, deux autres escaliers tout aussi étroits et des couloirs non moins sombres. Enfin nous arrivâmes sur une petite plate-forme, au pied d’un dôme et aux deux tiers d’une haute tour. Nous entrâmes dans cette tour, nous redescendîmes quelques marches, nous traversâmes un autre couloir, et ayant, au fond de ce couloir, monté encore un escalier, nous arrivâmes finalement dans une belle salle ronde, voûtée et largement éclairée par les meurtrières qui sont percées tout autour. Nous étions dans la tour de gauche de la façade nord du palais dans laquelle sont engagées quatre tours pareilles, deux de chaque côté de la porte et deux aux extrémités. Elles donnent sur le bassin réservé de l’amiral, par-dessus lequel je reconnus, dans le Cothôn, nos navires à quai. Cette salle haute est tendue de tapisseries alternativement rouges et jaunes, et son dallage est recouvert de nattes. Devant une fenêtre, je reconnus tout de suite, assis dans sa chaise de bois peint, le suffète amiral, le vieux Adonibal. Les gardes qui nous avaient accompagnés restèrent à la porte de la salle et je m’avançai avec Hannon au-devant du suffète.

On sait que nos villes de Libye ne sont pas gouvernées par des rois comme les autres nations, mais par des suffètes, comme l’étaient les enfants d’Israël il n’y a pas longtemps, avant Saül, leur premier roi. On sait aussi que le conseil des suffètes, nommé par le peuple, choisit deux des siens, révocables par lui, qui gouvernent par-dessus les autres et qui sont le suffète amiral, qui juge des choses de la mer, et le suffète sacré, qui juge des choses de la terre. Ce que tout le monde ne sait pas, c’est que, depuis une dizaine d’années, les suffètes de Libye ne sont plus soumis à la sanction des rois de Tyr et de Sidon et qu’ils sont choisis par les Sidoniens, Tyriens et leurs descendants parmi les plus anciennes familles sidoniennes, avec exclusion des Tyriens pour Utique, colonie sidonienne, et des Sidoniens pour Carthada, colonie tyrienne, car ce sont les Tyriens qui ont agrandi notre ancienne Botsra, bâti tout autour et fondé la ville neuve. Adonibal, fils d’Adoniram, était à notre passage suffète amiral pour Utique et Carthada depuis huit ans, et on peut dire qu’il tenait sa magistrature dignement et d’une main ferme.

Ce vieux, après beaucoup de traverses et d’aventures sur terre et sur mer, était venu s’établir à Utique, d’où il avait fait, avec succès, le commerce et la course. Il avait commandé les armées de la ville contre les Libyens, avait guerroyé sur les côtes de Tarsis et contribué, dans le pays des Celtes, à la fondation de Massalie ou la ville des Salies, à l’embouchure du Rhône. Les gens d’Utique, en considération des grands services qu’il leur avait rendus, et pleins de confiance dans son expérience, sa justice et sa fermeté, avaient voulu l’avoir pour suffète amiral : ils n’auraient pu en choisir de meilleur, et entre ses mains la ville et ses dépendances prospérèrent extraordinairement. Je connaissais de longue date la sagesse d’Adonibal et j’avais eu occasion de converser avec lui plusieurs fois dans mes voyages. C’était un habile commerçant, courageux navigateur, heureux corsaire et hardi forban, un vrai Phénicien. J’eus donc plaisir à le voir assis dans son fauteuil, la moustache rasée à l’ancienne mode de Kittim et ne portant qu’une grande barbe blanche au menton, avec son bonnet de marin enfoncé jusqu’aux oreilles et le nez un peu plus gros et un peu plus rouge qu’autrefois, par suite du grand usage qu’il faisait des bons vins de Béryte et d’Helbon.

Après l’avoir salué, je le complimentai sur sa bonne santé. Il me reconnut tout de suite.

« Hé ! me dit-il du ton facétieux qui lui était habituel, n’est-ce pas toi, Magon ? Magon le Sidonien, le plus fin capitaine et hardi navigateur qui ait jamais conduit une quille de bois de cèdre en Tarsis ?

— C’est moi-même, maître, lui répondis-je.

— Et quel est ce jeune homme avec toi ?

— C’est mon scribe Hannon ; Sidonien pareillement.

— Hé ! hé ! Magon, dit le vieux en se caressant la barbe, comment vont les braves gens que tu avais avec toi la dernière fois que je t’ai vu, Himilcon le borgne, et Gisgon-sans-Oreilles, et Amilcar ? Et comment va ta brave barque, le Gaditan ?

— Tout le monde va bien, maître, lui répondis-je, enchanté de son souvenir. Tous ceux dont tu parles sont avec moi, y compris mon bon Gaditan, qui s’appelle à présent le Cabire, et si tu veux regarder par ta fenêtre, tu peux voir mes bateaux à quai du Cothôn. »

Le vieux se mit à rire.

« Je les verrai, je les verrai, fit-il d’un air joyeux. Comme suffète amiral je dois les voir, tout comme j’ai vu le Melkarth quand il a passé ici il y a trois jours.

— Le Melkarth ! m’écriai-je. Le Melkarth et Bodmilcar ?

— Le Melkarth et Bodmilcar, répéta le suffète d’un ton goguenard. Ah ! tu les connais bien, Magon, et tu es un vieux poisson de mer, expert en toutes choses. Mais il est imprudent pour toi de te présenter ici après que Bodmilcar a passé.

— Imprudent ! m’écriai-je. Si le misérable Bodmilcar était présent, je le confondrais devant toi ! Ne sais-tu pas ce qu’il a fait ?

— Je sais, répondit Adonibal, que toi et ton scribe, vous allez rendre les épées que vous avez au côté, et qu’on va vous conduire dans les cachots du palais amiral, où vos gens ne tarderont pas à vous rejoindre. »

Je restai stupéfait, mais Hannon, dont la patience n’était pas le mérite, mit hardiment la main à la garde de son arme.

Illustration : Hannon mit la main à la garde de son épée.
Hannon mit la main à la garde de son épée.

« Cette épée, fit-il d’un ton assuré, m’a été donnée par David, malik de la Judée. A qui me la demande, je la rends par la pointe, et dans le ventre. »

Deux gardes se jetèrent sur lui. Le vieux Adonibal se dressa de son fauteuil, pâle de fureur.

« Lâchez-le, cria-t-il, d’une voix tonnante, lâchez-le ! Il n’est pas besoin qu’on tienne les bras d’un homme devant moi ! Vos épées, sur-le-champ, ou je jure par Baal-Peor, dieu de Béryte, qu’avant qu’il soit un quart d’heure vos têtes seront pendues au plus haut créneau de cette tour ! »

Je savais qu’Adonibal n’était pas homme à prendre en vain le nom de son dieu de prédilection, surtout lorsqu’il s’agissait de faire abattre une tête ou deux. Mais ce n’était pas le moment de reculer.

« Maître suffète, amiral et juge des gens de mer, lui dis-je avec fermeté, tu dois justice à tous les marins. Tu ne feras pas jeter un capitaine sidonien au cachot avant d’avoir entendu ses raisons. »

Le vieux avait repris immédiatement son calme. Il n’était pas homme à s’émouvoir beaucoup pour une mise aux chaînes et une exécution de plus ou de moins dans sa vie.

« Allons, me dit-il de son ton railleur, dépense tes dernières paroles avant qu’on apporte les menottes, en attendant mieux. Je suis curieux de savoir ce que tu diras, après la trahison sans exemple que tu as faite à ton capitaine Bodmilcar, marin de Tyr, sous les ordres duquel tu as été mis par le roi Hiram, comme je l’ai vu par ses propres lettres ?

— Une question, maître, une seule, m’écriai-je aussitôt, et après, tu pourras nous faire décapiter, pendre ou mettre en croix à loisir. As-tu ici le sceau et signature de Bodmilcar ? »

Adonibal étendit la main vers un sac qui pendait à côté de lui et en tira un papyrus qu’il déroula.

« Ceci, me dit-il, est la déposition de Bodmilcar, écrite, signée et cachetée par lui. Te voilà confondu, chien maudit !

— Bodmilcar est confondu lui-même, et par ses propres artifices, » répondis-je tranquillement.

Et prenant des mains d’Hannon notre charte-partie que je lui avais fait apporter, je la tendis à Adonibal.

« Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda le suffète surpris.

— C’est notre charte-partie et acte de navigation, lui dis-je, où tu verras que Bodmilcar était sous mes ordres, et au bas de laquelle tu trouveras la signature, sceau et cachet qu’il y apposa à Tyr, avec le cachet qu’il a acheté de mes propres deniers, quand je l’ai ramassé crevant de faim sur les dalles ! Compare-le à celui des mensonges écrits dans sa déposition. » Le vieux Adonibal se leva tout ému.

« Magon, mon fils Magon, s’écria-t-il, je vois maintenant les preuves de la trahison de ce Tyrien. Aussi bien étais-je surpris d’une telle action de la part d’un homme comme toi, et de la complicité d’hommes comme Amilcar, Himilcon et Gisgon. Raconte-moi ce qui s’est passé. Je regrette ce que j’ai dit étant en colère, et sois tranquille, justice te sera rendue. »

Quand le suffète eut entendu mon récit, il ne put contenir son indignation.

« Par Baal-Péor, dieu de Béryte, que j’ai toujours honoré, dit-il, si Bodmilcar et ses Tyriens me tombent entre les mains, je les ferai attacher en croix une heure après, et tu me connais assez pour savoir si je tiens mes promesses. Or çà, brave scribe, avance ici ; tu me parais un homme hardi et déterminé, malgré ton jeune âge.

— Maître, répondit Hannon, je n’eusse point été si hardi si par Magon je n’avais appris ton renom de justice et de sagesse. Qu’avais-je à craindre ? Je pensais bien que tu saurais démêler la vérité.

— Bien répondu, dit le vieux en souriant. Magon, tu as trouvé là un habile homme. Holà ! vous autres, qu’on apporte le vin. Vous allez présentement vous rafraîchir avec moi, mes enfants ; et tout à l’heure, ceux des tiens que tu me désigneras, Magon, prendront leur repas avec vous et moi, et nous causerons tout à l’aise de nos affaires. »

Je le remerciai, et remis à un garde la liste de ceux que j’invitais, après qu’Hannon l’eut écrite.

« J’ai beaucoup à vous apprendre sur le compte de ce Bodmilcar, ajouta le suffète. Nous en parlerons, nous en parlerons. »

Là-dessus, comme on avait apporté le vin, il me tendit une grande et belle coupe de l’ivoire le plus blanc, cerclée d’argent de Tarsis, et on en offrit une semblable à Hannon.

« Eh bien, Magon, mon fils, me dit le vieux après que nous eûmes bu, je ne pense pas que tu sois venu dans cette ville d’Utique les mains vides. Tu fais ta cargaison pour le roi David, c’est fort bien ; mais tu es trop habile homme pour n’avoir pas quelque chose à nous vendre en passant. Hé ! hé ! que dis-tu, vieux poisson de mer ?

— J’ai, répondis-je, quelques mesures de soufre en fleur et des pierres de laves, qui étaient les bienvenues à la côte de Libye dans mon temps.

— Et qui le sont toujours, reprit Adonibal. Nous t’achèterons ton soufre et tes pierres à de bonnes conditions. Est-ce tout ?

— Ho ! lui dis-je humilié, crois-tu, maître suffète, que j’aie passé les côtes d’Ionie et de Sicile, combattant trois fois, sans avoir ramassé quelque autre petite chose ?

— Ha ha ! s’écria le vieux en riant, tu es un vrai marin de Sidon. Tu ne laisses rien traîner. Et qu’as-tu encore de beau ?

— J’ai, repris-je, soixante et un esclaves, gens forts et vigoureux, que je céderai au conseil des suffètes pour le plus juste prix, préférant les vendre en bloc à la république qu’au détail à des particuliers.

— Excellent ! s’écria Adonibal. Nous avons justement besoin de soldats, ayant eu dans ces derniers temps quelques rudes affaires avec les Lybiens. Quand les Helli sont commandés par des Phéniciens, ils sont très-bons pour tenir garnison dans les forts du Macar ; et quand ils y périssent, la perte est moindre. C’est de l’argent bien employé. Je les mettrai avec les brutes égyptiennes que m’a vendues ce scélérat de Bodmilcar, et on fera un tri : les uns pour les garnisons, les autres pour les bâtisses, les autres pour les coupes de bois, selon leurs aptitudes. Les Égyptiens sont bons pour la bâtisse.

— Bodmilcar t’a vendu des Égyptiens ? dis-je, confondu des scélératesses de cet homme. Mais il avait des Égyptiens avec lui, me poursuivant par ordre du Pharaon ; j’ai vu les épaves d’un de leurs navires, naufragé en Crète !

— Tout juste, me répondit le vieux, tout juste ! Ah ! ce Bodmilcar est un rusé compagnon, et c’est un bon tour. Il aura trouvé un moyen quelconque de désarmer ses Égyptiens ; quand ils sont venus ici, il me les a vendus, corps et biens, Égyptiens et navires. Ils ont crié tant qu’ils ont pu ; mais tu comprends que je les ai laissés crier, et que deux jours de cachot et de diète accompagnés d’une salutaire fustigation, les ont calmés. Depuis ce matin ils ne disent plus rien.

— De fait, c’est un joli tour, et de bonne guerre, dis-je, ne pouvant m’empêcher de rire moi-même, en pensant à l’adresse et à la subtilité de Bodmilcar avec ses Égyptiens.

— Oui, reprit Adonibal, mais ce n’est pas tout, et je devine maintenant un autre tour que le coquin m’a joué à moi-même.

— Te jouer, te tromper, toi, Adonibal ! m’écriai-je. Ah ! ceci est trop fort, et je n’y puis pas croire !

— Moi-même Adonibal, suffète amiral de la ville d’Utique, et connu dans le monde entier comme un homme assez difficile à frauder, dit le vieux, moitié goguenard, moitié vexé. Mais qu’y a-t-il de surprenant à cela ? Il t’a bien trompé, toi, Magon, un vieux poisson de mer sidonien qui connaît les choses et qui est réputé pour le plus avisé capitaine allant en Tarsis !

— Oh ! je le lui revaudrai, m’écriai-je. Je finirai bien par l’attraper.

— Je l’espère, me répondit le suffète ; mais il te donnera du câble à défaire. Figure-toi que ce renard d’eau salée est arrivé à me soutirer deux bonnes galères et trois cents solides Phéniciens !

— Par Astarté, voilà qui est habile ! exclamai-je. Et comment a-t-il fait, ce Tyrien de malheur ?

— Comment il a fait ? dit Adonibal après avoir vidé sa coupe. J’avais trois cents criminels de la métropole, condamnés à la déportation, et faisant escale ici. Mes prisons étant encombrées d’esclaves, je n’attendais qu’une occasion de les expédier aux mines en Tarsis, quand le Bodmilcar est venu. Trois cents hommes, des Sidoniens, des gens de Béryte, de Byblos et d’Arvad, des malfaiteurs, tous frais et solides comme des dauphins. J’ai chargé Bodmilcar de me les emmener là-bas, et je lui ai donné deux galères, et je lui ai écrit, signé, scellé, cacheté sa commission, et que Khousor-Phtah l’écrase ! Il aura, tout simplement, dans l’espoir de te rencontrer, armé mes galères avec ses malfaiteurs mis en liberté.

— Ils sont faits pour s’entendre, m’écriai-je ; mais que j’arrive dans ses eaux, et je m’en charge. »

Sur ces entrefaites entrèrent Hannibal, Asdrubal, Amilcar, Chamaï, Himilcon et Gisgon.

« Hé ! vous voilà, mes enfants, dit Adonibal ; approchez, que je vous voie. Vous vous êtes toujours bien portés, m’a-t-on dit ?

— Nous nous sommes bien portés, notre maître, répondirent-ils.

— Voici Amilcar, que j’ai vu mousse sur mon navire, reprit le vieux suffète, et à présent il est capitaine ! Et Himilcon, qui connaît si bien les constellations. Aimes-tu toujours le bon vin, Himilcon ?

— Toujours, maître, répondit le pilote. Le bon vin me conserve la vue et l’entendement.

— Tu as raison, tu as raison, dit le vieux. Et toi, Gisgon, n’as-tu pas encore retrouvé tes oreilles ?

— Les voici, dit Gisgon, dans cette bourse, et j’y ai ajouté trois jolies paires d’autres, celles des Sicules qui me les ont coupées. »

Adonibal se fit raconter notre combat chez les Sicules, et rit de bon cœur au récit de Gisgon. Ensuite on apporta le pain et la viande, et nous mangeâmes.

« Je suis content de vous voir, mes enfants, dit le suffète, et aussi de voir Asdrubal et ces deux capitaines ici. Je visiterai vos navires demain. Quand je les regarde par cette fenêtre, ils me paraissent beaux et bien construits.

— Maître suffète, lui dis-je, parmi ces Égyptiens que t’a vendus si subtilement Bodmilcar, ne se trouvait-il pas aussi quelques Helli, des Phokiens ?

— Une douzaine, mon fils, répondit le suffète.

— Et parmi ceux-ci, n’y avait-il pas une femme et un jeune garçon ?

— L’un et l’autre, reprit Adonibal ; mais que veux-tu que nous fassions de Pilegech et de jeunes garçons ici ? Il nous faut des hommes forts et vigoureux. Les Libyennes ne nous manquent pas. J’ai donc laissé à Bodmilcar la femme et le jeune enfant, et il les a emmenés avec lui. N’a-t-il pas un eunuque pour les garder ?

— Ah ! m’écriai-je, tu as vu l’eunuque ?

— Oui, un grand Syrien couard, qui m’a fort déplu. Je ne sais trop combien de fois il m’a demandé s’il était possible de revenir d’ici à Tyr. Mais Bodmilcar le traîne à sa suite, et ne le lâche pas. Oh ! il tient bien ce qu’il tient ! »

Après le repas, des hommes, avec des torches, vinrent nous reconduire. Nous descendîmes directement l’escalier de la tour, jusqu’au premier étage. De là, par une petite porte carrée, nous arrivâmes sur la galerie intérieure d’une courtine ; sur cette galerie en pente ouvrent les portes et les fenêtres des logements construits dans l’épaisseur du mur pour les soldats. Au bas de la courtine, nous traversâmes une grande salle voûtée, puis un corridor qui nous conduisit sous la porte nord du palais amiral. Au bas de l’escalier qui monte du quai à la plateforme de cette porte, la propre barque du suffète amiral nous attendait. Elle nous conduisit hors du bassin réservé ; nous longeâmes le môle et nous fûmes bientôt à nos navires où les matelots, consignés par mon ordre, attendaient le lendemain avec impatience, en faisant toutes sortes de beaux projets. Les trompettes, autour de nous, sonnaient la retraite pour faire revenir sur les navires les marins attardés, et les fanaux allumés de tous côtés faisaient voir la masse des navires encombrant le quai, les hautes fenêtres éclairées de la ville au loin, et près de nous le palais amiral, massif et sombre, par les meurtrières duquel perçaient quelques rares et faibles lumières.

Dès le matin, je fis tout mettre en ordre pour recevoir la visite de l’amiral. Il ne tarda pas ; je vis bientôt sa grande barque à douze rameurs, qui sortait du bassin réservé. Dès qu’il fut sur le pont de l’Astarté, il se retourna d’un air impatient du côté des créneaux de son palais.

« Est-ce qu’ils n’ont pas encore fini, grommela-t-il, ces imbéciles ? Je leur avais pourtant donné mes ordres en partant. Ah ! tout va mal, tout va mal, maintenant que nous vieillissons ! Au temps de notre jeunesse on était plus expéditif. »

Comme il disait cela, des hommes parurent au haut de la tour et on attacha une dizaine de têtes aux créneaux.

« Ce n’est pas malheureux ! dit le suffète. Ils ne savent plus couper une tête à présent. Il y a un grand quart d’heure que la chose devrait être faite. »

Après que l’amiral eut compté ses têtes du doigt, sa bonne humeur lui revint. J’en profitai pour lui écouler sur-le-champ ma marchandise et mes esclaves. Le vieux suffète avait le cœur généreux et la main ouverte. Il me paya largement. Quand on commande à des gens de mer, il faut savoir ne pas marchander à l’occasion, et peu de gens étaient propres à commander et à gouverner comme Adonibal, amiral d’Utique. Il visita ensuite mes navires dans toutes leurs parties et loua fort la construction et l’aménagement.

« Tu pourras, me dit-il, les faire entrer en cale sèche et visiter ton doublage et tes éperons. Il ne t’en coûtera rien. Je te donne cette marque de ma satisfaction, en compensation du mauvais quart d’heure que je t’ai fait passer à ton arrivée. Allons, qu’on enlève ces marchandises et qu’on emmène ces esclaves. Il faut maintenant que j’aille à Carthada, de l’autre côté de la baie, rendre un peu la justice à ces Tyriens et régler leurs contestations. Où est mon bourreau et ses aides ?

— Nous voici, répondirent ses gens.

— Avez-vous vos fouets, vos cordes et vos instruments ?

— Nous les avons, seigneur amiral, répondit le bourreau.

— Bien, partons. Au revoir, Magon ; au revoir, vous autres ; d’autant que je vois que tous ces braves gens sont impatients de courir la ville ; leurs sicles les démangent dans la bourse. Ah ! la jeunesse, la jeunesse ! nous avons été jeune aussi ! »

Disant cela, le bon Adonibal descendit dans sa barque suivi de ses gardes, scribes et bourreaux, et s’éloigna rapidement dans la direction de l’île où est bâtie la vieille Utique. Des gardes vinrent par le quai, avec des manœuvres, enlever le soufre et les pierres de lave et emmener les esclaves.

Je donnai aussitôt congé à tous les hommes qui n’étaient pas nécessaires à la garde des navires. Les Phokiens partirent, emportant leur mort enveloppé dans une grande étoffe, vers le cimetière, où un de nos matelots se chargea de les conduire. Comme j’avais été satisfait d’Aminoclès, je lui remis, pour lui et les siens, deux sicles d’argent. Il les regarda surpris.

« Pour quoi faire, ces images en argent ? me demanda-t-il.

— C’est juste, dis-je ; les sauvages de ton pays ne connaissent pas l’usage de l’argent monnayé. Va, le matelot qui est avec toi ne tardera pas à te l’apprendre : sois tranquille ! »

Je descendis sur le quai, accompagné d’Hannon, d’Hannibal, de Chamaï, de Bicri et des deux femmes. Himilcon et son ami Gisgon partirent avec Asdrubal et Amilcar. Nous avions tous la bourse bien garnie, et mes nouveaux compagnons étaient impatients de visiter les curiosités de la célèbre ville d’Utique. A quelques pas de l’endroit où étaient mes vaisseaux, je me rendis d’abord au temple d’Astarté qui est à l’entrée du port, au rez-de-chaussée d’un des forts qui défendent le passage. Chamaï, Bicri et Abigaïl, qui ne voulaient pas sacrifier à la déesse, m’attendirent sur le quai, s’amusant à regarder le mouvement des navires qui entrent et qui sortent du Cothôn et du port marchand, dont on voit, de ce coin, la tour d’angle à droite et l’avant-bassin à gauche.

Le temple d’Astarté est fort simple, comme il convient pour un temple bâti dans un fort. Il est supporté par huit pilastres sans ornements, revêtus, comme les murs, d’un stucage d’ocre jaune. Au fond, on voit une statue de la déesse qui est représentée couchée, avec un croissant d’or sur la tête. La tablette du tarif des sacrifices est à l’entrée, à droite, et j’eus bientôt expédié le mien, qui me coûta cinq sicles. Le commandant du fort, qui me connaissait, me permit de monter sur la terrasse, du haut de laquelle on a une fort belle vue. Chamaï, Bicri et Abigaïl vinrent m’y rejoindre. De cette terrasse, quand on est tourné vers la mer, on voit à sa gauche le palais amiral et le Cothôn, à sa droite la partie de la ville qui touche à la mer, l’île, berceau d’Utique, et le port marchand qui la sépare de la terre ferme. Quand on regarde vers la terre, on voit le tapis blanc de la ville, coupé par les rubans noirs et tortueux des rues, parsemé de dômes bruns et rouges qui se détachent sur la blancheur des terrasses et des murs, la double ligne brune des fortifications qui enserrent la ville par terre et par mer, et au sud, au sommet de la ville, sur une hauteur, la forte et massive Botsra, où réside le suffète sacré. Tout autour de la ville, au delà d’un mouvement de terrain le long duquel serpentent un fossé et une palissade, troisième ligne avancée des fortifications, on voit la campagne verdoyante et jaunissante, couverte d’arbres et de moissons, parmi lesquels on distingue les terrasses blanches et les dômes bruns des maisons de campagne, des fermes et des citernes[1].

Le Cothôn d’Utique, sans pouvoir être comparé à ceux des métropoles Tyr et Sidon, est encore magnifique ; c’est le plus beau de nos établissements de l’ouest, tant pour la commodité des dispositions que pour leur appropriation au climat. Ce Cothôn est carré, à angles arrondis. Il peut contenir quatre cents navires de guerre. A droite, en venant de la mer, il a pour annexe un petit bassin au fond duquel s’ouvre, entre deux grandes colonnes, la large porte de l’Arsenal. Le fond du Cothôn, du côté de la terre, a quatre cent quatre-vingts coudées, soit près de trois quarts de stade de façade. La longueur, depuis le fond du Cothôn jusqu’au môle qui le ferme du côté de la mer, est pareillement de quatre cent quatre-vingts coudées. Sur trois faces, au fond, à droite et à gauche, on voit, presque à fleur d’eau, d’abord les quais qui ont plus de douze coudées de large et sont dallés ; derrière ces quais, on voit un mur en blocage, revêtu d’un parement de pierre de Malte, uni et plat, évidé régulièrement par les ouvertures des voûtes et les baies des portes de cales. Ces cales, comme je l’ai dit, sont au nombre de soixante. Leur profondeur n’étant que de quarante coudées et leur largeur de douze, elles ne peuvent recevoir que de petits vaisseaux, comme le Cabire. On conduit les grands navires à radouber dans le bassin annexe qui est devant l’Arsenal. La hauteur des cales est de seize coudées. Elles sont recouvertes d’une terrasse plate et dallée, qui forme ainsi, au-dessus du quai à fleur d’eau, un deuxième quai. Sur ce deuxième quai, large comme le quai inférieur, sont bâtis en retraite les magasins superposés aux cales, lesquels ont quatorze coudées de haut et sont disposés symétriquement à l’étage inférieur. Les terrasses de ces magasins forment un troisième quai, qui est au niveau de la ville, et toutes ces constructions sont bâties sur citernes. Ce sont vraiment de beaux édifices.

Illustration : Utique.
Utique.

Le fond du port est interrompu au milieu par une jetée dallée, qui fait suite aux quais inférieurs, de niveau avec eux, et les rejoint au quai pareil qui fait le tour du palais amiral. Cette jetée et le quai forment une belle place au fond du Cothôn, dans l’intervalle des cales et des magasins. Au fond de cette place, qui est toujours très-animée, des degrés dallés conduisent aux quais du premier et du deuxième étage, par les derniers desquels on entre dans la ville, en passant sous des voûtes percées dans le mur épais et crénelé qui entoure tout le Cothôn, l’Arsenal et son avant-bassin et rejoint le môle du côté de la mer. L’entrée du Cothôn est défendue, du côté de la terre, par le fort dans lequel est le temple d’Astarté, formant l’extrémité du mur crénelé auquel s’appuient les cales et les magasins, et en face de ce fort, à soixante coudées de là, par deux forts reliés par une courtine, formant l’extrémité du môle. La passe, rétrécie par les quais de halage qui entourent les forts, n’a que trente coudées de large et cent coudées, soit un demi-trait d’arc, de long.

L’entrée du bassin du fond, qui est l’avant-bassin de l’Arsenal, est pareillement défendue par deux forts dont l’un forme l’autre extrémité du môle. En face, aux deux angles du fond du Cothôn, sont aussi deux forts, dont l’un contient un temple ; le mur qui s’appuie au môle et fait le tour de l’avant-bassin et de l’Arsenal pour venir rejoindre le fort de gauche du fond du Cothôn et le grand mur d’enceinte de la ville est épais et crénelé, et l’Arsenal est séparé de son avant-bassin par un autre mur crénelé dans lequel est percée une haute porte carrée, flanquée de meurtrières.

Hannibal, regardant d’abord tout cet ensemble, ces sept forts, ce mur qui entoure le Cothôn et l’Arsenal, et se joint par un fort au mur d’enceinte de la ville, le jugea très-bien imaginé, bâti dans toutes les règles et propre à défier les plus vigoureuses attaques.

Le môle lui-même est une très-belle construction. Il va de l’entrée de l’avant-bassin de l’Arsenal à l’entrée du Cothôn, et est élevé sur pilotis. Il n’a pas moins de vingt-quatre coudées d’épaisseur, et dans le blocage épais sont percés des évents habilement ménagés pour diviser, amortir et finalement annuler la force du choc des lames. La pente de ces petits canaux rejette l’eau vers la mer. C’est un très-bel ouvrage, et qui fait honneur à la ville d’Utique et à son suffète amiral Adonibal qui l’a fait construire.

Au centre du Cothôn s’élève le palais amiral ; ce vaste et superbe édifice se compose d’un corps de logis principal, flanqué de six tours rondes et de quatre bastions ou forts latéraux.

Le corps principal, vaste parallélogramme irrégulier, porte une tour ronde à chaque angle extérieur. Le centre est une cour rectangulaire sur laquelle donnent toutes les baies de portes et de fenêtres des différentes salles de l’édifice. Tout autour de l’intérieur de cette cour règne une galerie à piliers supportant deux étages de voûtes.

Au nord du palais, une grande porte surmontée d’un large balcon et protégée par deux tours engagées, pareilles à celles des angles extérieurs, s’ouvre sur le bassin réservé au suffète amiral. Au sud, l’avant-cour, par laquelle nous avions passé pour monter dans une des tours intérieures dont on ne voit du dehors que le sommet et le dôme, est précédée d’une haute porte fortifiée, appuyée sur deux tours rondes semblables aux autres et protégée par des murs crénelés, percés de meurtrières et engagés dans la façade du palais.

En sortant du temple, je longeai le quai ; je pris par la place qui est au bout de la jetée du palais amiral, je montai les degrés qui conduisent sous les voûtes du mur et nous sortîmes de l’enceinte du Cothôn vers la ville. Après avoir passé devant le bel établissement des bains, je pris par la deuxième rue de gauche qui monte, en serpentant, jusqu’au quartier de la Botsra : dans ce quartier se trouve, tout en haut, au pied du plateau même où est la Botsra, une place avec des arbres, des échoppes où l’on vend à boire et à manger, des musiques et des divertissements de toute espèce. C’est le rendez-vous ordinaire des gens de mer. A l’une des extrémités de la place se tient aussi le marché des animaux sauvages, de l’ivoire, des esclaves et autres produits et curiosités de l’intérieur de la Libye. Cette place est encombrée à toute heure de gens de toute espèce, des meilleurs comme des pires, musiciens, montreurs de singes, acrobates, danseurs et danseuses, marchands de bonnets et de sandales, perruquiers, vendeurs de gâteaux et de boissons fraîches, chanteuses et vendeuses de fruits frais et secs, et autres gens qui s’empressent autour du matelot à terre, quand il a des sicles dans sa bourse. Pour moi, je n’avais pas eu l’intention d’y aller en sortant du Cothôn, mais mes pieds m’y avaient porté machinalement, par suite de mes vieilles habitudes du temps que j’avais été matelot et pilote.

Et de fait, on s’y amusait à la place de la Botsra. Je ne tardai pas y rencontrer bon nombre de mes garçons qui s’en allaient par bandes, comme c’est la coutume des gens de mer, riant, criant, chantant, se poussant, bousculant les gens et achetant des boissons et du vin à tous les marchands qu’ils rencontraient.

« Voici, dit Hannibal, un joli endroit et plein de gaieté.

— Parles-tu de ce mur ? dit Hannon en lui montrant la muraille au-dessus de la porte de la Botsra, à laquelle étaient attachées quelques têtes de la juridiction du suffète sacré.

— Pour ce qui est de cette muraille crénelée et percée de meurtrières, répondit Hannibal, elle est d’une bonne construction et difficile à escalader. Les quatre tours et les huit tourelles qui la flanquent me réjouissent la vue. Mais, quelle est cette bête ici ? »

Chamaï, Bicri et les femmes laissèrent échapper une exclamation de surprise à la vue d’un grand éléphant conduit par des Libyens.

« Seigneur des cieux ! s’écria Bicri, combien faudrait-il de flèches pour abattre un monstre pareil ! C’est une bête effroyable.

— Ce doit être le Béhémoth dont on parle chez nous, dit Chamaï ; mais je ne l’avais jamais vu.

— C’est un éléphant, répondis-je, et les grandes dents que vous voyez dans sa gueule comme des cornes, c’est de l’ivoire, et cette espèce de câble qu’il a au bout du nez, c’est sa trompe, dont il est adroit comme d’une main.

Illustration : C’est un éléphant, répondis-je.
C’est un éléphant, répondis-je.

— Une charge d’animaux pareils, s’écria Hannibal, renverserait en plaine des bataillons entiers, et je ne verrais qu’un moyen d’y résister, ce serait de s’ouvrir devant eux et de les laisser passer, en leur jetant des flèches et des lances dans les flancs et par derrière.

— On commence, dis-je, à savoir les apprivoiser et à les dresser pour la guerre. On leur met une tour sur le dos avec des archers dedans. Ces bêtes viennent du haut Bagrada et des bords du grand lac Triton, des forêts sauvages de l’intérieur de la Libye. »

Nous vîmes aussi un hippopotame ou cheval de rivière et deux rhinocéros, avec des cornes sur le nez, que conduisaient ces Libyens. Ils les menaient à la Botsra, au suffète sacré, qui impose aux Libyens soumis du Bagrada un tribut d’ivoire, d’éléphants dressés et de bêtes curieuses. Chamaï, Hannibal et Bicri ne pouvaient se lasser d’admirer ces énormes animaux.

Parmi la foule des spectateurs, je vis Jonas, qui les dépassait des épaules, entouré de cinq ou six matelots qui riaient grandement. De loin, on entendait sa grosse voix.

« Maintenant, s’écria le sonneur, advienne que pourra ! Je suis en Tarsis et je vois les bêtes curieuses. Je n’aurais jamais cru qu’il y eût des bêtes pareilles, avec deux queues dont l’une au bout du nez ! Combien d’hommes faudrait-il pour manger un animal si gros ! Et combien de marmites pour le cuire ! Et combien d’oignons pour l’assaisonner ! »

Nous allâmes au marché, où nous vîmes vendre des Libyens rouges, à nez aquilin et à longs cheveux tressés. Je m’assis sous une tente, dans laquelle un homme syrien, qui se trouvait à Utique comme esclave, vendait, pour le compte de son maître, toute sorte de nourriture et de boisson. Il nous apporta deux pintades rôties, des olives, un ragoût de fèves et d’oignons, du bon pain et d’excellent vin d’Helbon. Hannibal s’assit à portée de son fourneau, où il se réjouissait de le voir frire des gâteaux de froment et de miel dans de l’huile. Bientôt je vis paraître Himilcon avec Gisgon, suivis d’une danseuse, d’une joueuse de flûte et de deux tambourins.

La danseuse était une Maure de l’ouest, à face cuivrée, à cheveux tressés semblables à des serpents. Ses ongles, ses mains et ses sourcils étaient peints de rouge et sa figure était couturée aux joues de trois barres parallèles, comme s’en font les Mahouârins. La joueuse de flûte était une Libyenne blanche, une Berbère avec des cheveux blonds, le front haut et étroit. Elles étaient vêtues, toutes deux, de robes bariolées et fendues sur le côté à partir du genou, et portaient des épingles piquées dans les cheveux, les bouts des épingles formant des figures grotesques, des ceintures et des colliers de verroteries et d’émail, et des boucles d’oreilles en forme de croix. Les musiciens étaient fort laids. L’un me parut Rasenna, et l’autre avait la figure tellement peinte de rouge et de bleu et faisait tant de grimaces que je ne pus reconnaître sa nation. La danseuse avait des crotales et des bracelets sonores à ses bras nus et ses jambes.

Himilcon vint me saluer, paraissant déjà fort gai. Il m’apprit que depuis le matin lui et Gisgon promenaient cet orchestre de taverne en taverne, pour se donner le plaisir de la danse et de la musique pendant qu’ils buvaient.

« Ah ! les pauvres filles ! dit Abigaïl. Sont-elles ainsi forcées de danser pour tous les matelots ?

— Non, dis-je. Elles dansent pour ceux qui les payent. Il n’y a point de mal à cela. »

Nous nous divertîmes beaucoup à voir les danses de la Libyenne. Comme nous sortions après avoir mangé, je rencontrai Amilcar en compagnie d’un singe.

« Où as-tu acheté ton singe, Amilcar ? s’écria Hannibal. Voici longtemps que j’ai envie d’en avoir un ; je veux lui apprendre le maniement des armes.

— Et moi, la danse, dit Hannon.

— Et moi, à monter au mât et à tirer de l’arc, dit Bicri.

— Et moi, à faire des grimaces et à imiter Jonas, dit Chamaï.

— C’est cela, s’écria tout le monde. Achetons un singe : il nous divertira pendant la navigation.

— Vous n’avez qu’à descendre près du port marchand, sur la place où demeure le riche marchand Hamoun. Dans la maison qui fait le coin de cette place et de la rue qui conduit au temple de Moloch, vous trouverez un marchand qui en a toute une cargaison, de fauves, de roux, de gris, de noirs, de verts, avec et sans queue, dressés ou non dressés : il y a du choix. »

En descendant du côté du port marchand, j’eus la satisfaction de rencontrer Aminoclès complétement ivre, entre deux matelots qui l’emmenaient en chantant à tue-tête. Il avait appris l’usage qu’on peut faire d’un sicle monnayé.

Je n’eus pas de peine à trouver le marchand de singes. Hannon fut chargé de choisir celui qu’il trouverait le plus spirituel, et en désigna un qui fut honoré de l’approbation générale.

« Et comment l’appellerons-nous ? dit Hannibal, qui était ponctuel en toutes choses ; car il lui faut un nom.

— Ne trouves-tu pas, dit Hannon, qu’il ressemble tout à fait au vieux Guébal, juge du bas quartier à Sidon, quand il roule ses yeux et se gratte la tête en rendant ses sentences ?

— Tout à fait, s’écria Hannibal en éclatant de rire ; c’est tout à fait lui-même.

— Eh bien ! appelons-le Guébal. Viens, Guébal ! »

Nous nous rendîmes ensuite, en compagnie de Guébal, sur le quai, d’où un canot nous transporta, à travers le port marchand, sur l’île qui est le quartier des gens les plus riches et où sont les plus belles maisons. Nous conduisîmes les deux femmes à un bain superbe, qui est à l’extrémité de l’île, sur le terre-plein du mur, au-dessus du petit bassin annexe où les gens riches ont leurs bateaux de plaisance ; car, depuis dix ans, il y a dans Utique quelques marchands qui ont de grosses fortunes et de belles maisons, et on commence à goûter des plaisirs plus tranquilles que ceux de gens de mer, toujours en voyage ou en expédition. Nous nous rendîmes nous-mêmes aux bains des hommes pour nous faire étuver, arranger la barbe et les cheveux. Nous allâmes ensuite chercher les deux femmes, et notre canot nous conduisit à la pointe voisine du Cothôn, où nous visitâmes la tour des signaux. De là je conduisis mon monde dans les jardins qui sont entre la basse ville et la Botsra, jardins magnifiques où se voit un temple d’Achmoun et une grande citerne publique, toujours entourée de femmes et de bavards, et, la nuit approchant, nous revînmes sur l’Astarté, dont tous les fanaux étaient allumés. J’y trouvai l’esclave de mon ancien hôte, que j’avais connu à mes précédents passages à Utique et qui nous priait de venir manger avec lui le lendemain : ce que je lui fis promettre. Mon cuisinier nous avait préparé un festin superbe, qui fut entamé au son des trompettes sonnant la retraite. Peu à peu mes gens rentrèrent les uns après les autres, plus ou moins ivres, plus ou moins bruyants ; mais à mesure qu’ils touchaient le pont du navire, l’habitude de la discipline leur rendait leur silence accoutumé, et ils allaient se coucher sans bruit. Himilcon rentra des derniers ; je dois dire, à sa louange, qu’il revint sur ses pieds et traversa le pont à peu près droit, même sans le secours de son ami Gisgon.

  • 1. Les descriptions d’Utique sont empruntées à l’excellent livre de M. Daux : Fouilles exécutées dans le Zeugis et le Byzacium.
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