Les aventures du capitaine Magon: ou une exploration phénicienne mille ans avant l'ère chrétienne
— C’est moi, répondit Chamaï ; j’essaye de casser mes cordes, et je ne puis pas.
— Sottise, de vouloir casser de la corde mince, dit Himilcon : on romprait plutôt un câble. Amiral Magon, es-tu là ?
— Oui, pilote, répondis-je.
— Et toi, Bicri ? reprit le pilote.
— J’y suis aussi, dit l’archer, mais j’aimerais mieux être ailleurs. Et Guébal qui est resté au camp avec Dionysos ! Si Guébal était ici, je suis sûr qu’il nous tirerait d’affaire.
— Oui, dis-je à mon tour, mais Guébal n’est pas ici. Tâchons donc de nous tirer d’affaire sans lui, bien que la chose ne paraisse pas facile.
— Amilcar et Asdrubal, dit Hannibal, marcheront certainement pour nous délivrer, dès qu’ils s’apercevront de notre absence. S’ils ne marchent pas, je déclare qu’ils sont les plus viles et couardes créatures qui aient jamais chaussé un soulier.
— Je ne doute pas que nos camarades n’essayent de faire quelque chose, répondis-je. Mais à l’heure présente ils ont probablement eux-mêmes les sauvages sur les bras. Qui sait s’ils n’ont pas été massacrés ou enlevés de la même manière que nous ? Et s’ils peuvent percer jusqu’à cet étang, comment feront-ils pour traverser cette chaussée étroite et facile à couper ?
— Comment ils feront ! s’écria Hannibal indigné ; ils déploieront leurs archers à droite et gauche de la chaussée pour la balayer à coups de flèches ; ils formeront leurs pelotons de gens de guerre par quatre pour marcher à l’attaque ; s’ils ne font pas cela, ils sont indignes de porter une épée et un bouclier, par Nergal et par le Dieu des armées ! Oui, et ils sonneront leurs trompettes.... »
En ce moment, comme à point nommé, le son lointain d’une trompette se fit entendre. Nous tendîmes tous l’oreille.
« C’est la trompette ! s’écria Chamaï ; les nôtres attaquent, nous sommes sauvés ! »
La sonnerie se prolongea, parfaitement distincte.
« Seigneur des cieux, reprit Chamaï, étends ta main sur nos braves compagnons !
— Pourvu, s’écria Hannibal à son tour, qu’ils se forment par pelotons de quatre de front et de huit de profondeur, et qu’ils fassent alterner les pelotons de piquiers avec les pelotons d’hommes armés d’épées, et je réponds de tout ! Ah ! si j’étais là pour leur faire observer les règles de la vraie tactique ! »
Bicri, que l’enthousiasme gagnait, se mit à exhorter des archers imaginaires.
« Mettez le genou en terre, compagnons ! cria-t-il. Archers, visez à la tête ! »
Le son de la trompette se prolongeait toujours.
« Ce n’est pas la trompette phénicienne, dit l’incrédule Himilcon. Écoutez et taisez-vous : ce n’est pas la trompette de nos navires.
— Et quelle trompette veux-tu que ce soit, pilote ? fit Hannibal en colère. Où as-tu vu que ces sauvages aient des trompettes ?
— Himilcon a raison, dis-je à mon tour. Écoutez attentivement. Cette trompette ne sonne ni la marche ni la charge, mais des notes confuses et discordantes.
— D’ailleurs, reprit le pilote, si je suis bien orienté dans ce trou où nous sommes, le son ne vient pas du côté de la terre, mais précisément du centre de ce maudit étang.
— Je juge comme toi, répondis-je à Himilcon. Et puis, si les nôtres approchaient et attaquaient, on entendrait les cris de guerre et le bruit du combat.
— Alors qu’est-ce donc ? dit Hannibal à demi convaincu, et comment expliquer le mystère de ce clairon que nous entendons ? »
En ce moment, les sons de trompette cessèrent et furent immédiatement suivis de trois grandes acclamations. Ils avaient bien duré un quart d’heure.
« Je ne connais qu’une seule poitrine capable de souffler aussi fort et aussi longtemps, » dit Himilcon.
Le nom de Jonas fut sur toutes les bouches.
« Comment cette brute épaisse serait-elle ici ? s’écria Chamaï.
— Je ne me charge pas de l’expliquer, reprit le pilote, et je ne dis même pas qu’il y soit. Mais quel autre homme pourrait tirer d’un tube de bronze des mugissements si prolongés ?
— Moi, observa Bicri, je crois bien avoir reconnu sa manière de sonner. Si Guébal était ici, il l’aurait reconnue bien vite.
— Voyons, dis-je, ne nous laissons pas aller à de sottes rêveries. Nous ne pouvons être délivrés que de trois manières : ou de vive force par nos camarades, ou par composition en payant une rançon à ces sauvages, ou par ruse en nous évadant. Quand ils viendront tout à l’heure, tâchons de nous faire entendre d’eux et offrons-leur de nous racheter ; ou cherchons tout de suite quelque moyen de nous débarrasser de nos liens et de nous échapper de cet étang maudit.
— Amiral, dit le matelot qui était avec nous, en traversant la chaussée j’ai vu des pirogues amarrées contre l’îlot.
— Et moi aussi, dit Himilcon.
— Voilà qui est bien, répondis-je. Il s’agit donc à présent de nous délier, de sortir de cette hutte et de nous glisser inaperçus jusqu’aux pirogues. Ceci est moins facile.
— Et quand nous serons aux pirogues, dit Hannibal, et si nous arrivons heureusement à terre, comment ferons-nous pour échapper aux recherches de ces barbares et pour retrouver les nôtres ?
— Voyons d’abord à nous défaire de nos liens, s’écria Chamaï ; moi, ce qui m’ennuie le plus, c’est d’être attaché. Un homme qui a la libre disposition de ses bras et de ses jambes peut tout entreprendre. Mais quand je suis garrotté de la sorte, mes pensées sont obscures et confuses.
— Ah ! jouer des jambes ! soupira Bicri ; me trouver dans la plaine ou dans la montagne, avec un bon arc à la main, en face d’une douzaine de ces hideux sauvages, et même de plus encore !
— Personne n’a un couteau ? interrompis-je.
— Personne, me répondirent mes compagnons l’un après l’autre. Les sauvages nous ont complétement dépouillés.
— Toi, Bicri, qui es le plus jeune et le plus souple, essaye de te rouler de mon côté.
— Bien, répondit l’archer : je vais essayer. »
« Nous y voilà, dis-je alors. Maintenant, tâche de placer ta tête sur mes poignets, et quand tu y seras, ronge la corde si tu peux.
— J’ai de bonnes dents, dit Bicri. Pourvu que je la tienne, ce sera vite fait. »
Un instant après, je sentis la bouche de l’archer sur mes mains et ses dents qui entamaient la corde, et un peu aussi ma peau ; mais nous n’en étions pas à ces détails. Bientôt la corde ne tenait plus qu’à un fil, et en faisant un petit effort je la rompis, et j’étendis joyeusement mes mains libres.
« Ouf ! m’écriai-je ; maintenant je peux jouer des mains. Dans cinq minutes nous serons debout, et alors....
— Silence ! dit vivement Himilcon qui était couché en travers de la porte ; silence, on vient. »
J’allongeai les bras, en entortillant mes mains dans la corde le mieux que je pus. Aussitôt la portière de cuir s’écarta et plusieurs sauvages entrèrent dans la hutte.
L’un d’eux fixa la tenture de la porte ; un autre, à l’aide d’une perche, souleva une espèce de chapeau qui couvrait un trou rond pratiqué au sommet du toit et destiné à laisser échapper la fumée. Grâce à cette double ouverture, un peu de jour entra sous la cabane, et on put y voir à peu près clair. L’intérieur était complétement nu. Au milieu étaient des débris de cendres de cuisine entre les trois pierres du foyer. Les parois étaient couvertes de suie. Par l’ouverture du sommet, une pluie fine et froide pénétra dans cette tanière, et commença à clapoter sur le sol de terre battue.
Les sauvages qui nous visitaient étaient barbouillés de leurs plus belles peintures. L’un d’eux était couvert de la peau d’un ours dont la tête était rabattue sur la sienne et lui faisait un masque grimaçant ; j’ai vu de ces masques de bêtes chez les Assyriens. Un autre avait la tête et les cornes d’un élan sur les épaules. Un troisième, qui tenait un bâton à la main, conduisit ces deux-là au milieu de la loge, où ils se mirent à danser gravement en faisant des contorsions, mais sans prononcer une parole. Quand ils eurent bien dansé, l’un d’eux, qui avait un collier de dents de bêtes et qui tenait ma propre épée, s’approcha de moi.
C’était vraisemblablement le chef. Il me regarda attentivement, puis prononça un discours auquel naturellement je ne compris rien. Tout ce que j’entendais, c’est que le mot de « jouno » y revenait fréquemment, et chaque fois qu’il disait « jouno » tous les autres faisaient un grand cri. Quand il eut fini, l’un d’eux prit une corne de bœuf sauvage et nous arrosa chacun d’un liquide nauséabond, après quoi ils crièrent tous ensemble quelque chose qui finissait par « jouno » et s’en allèrent en refermant la portière derrière eux.
« Négociez donc avec des animaux pareils ! m’écriai-je furieux et perdant toute patience.
— Attends un peu, dit Hannibal ; tout à l’heure nous aurons les mains libres, et que Baal Péor me confonde si, même sans armes, je n’écrase une demi-douzaine de ces singes !
— Et moi, dit Himilcon, je ne m’y épargnerai pas ! je vais leur donner de leur jouno, et de leur huile de poisson, et de leur eau sale à travers la figure !
— Par le Dieu vivant qui nous voit, s’écria Chamaï, fussent-ils plus nombreux que les palmes à Jéricho et les puces à Chekem, ils ne m’empêcheront pas de passer à travers eux et de rejoindre Abigaïl. »
Pendant que mes amis parlaient, j’avais achevé de défaire mes liens et j’avais défait ceux de Bicri. En un clin d’œil tout le monde fut délivré et debout. Chacun se détira et frotta ses articulations engourdies. Puis le premier geste d’Hannibal, de Chamaï et d’Himilcon fut de s’emparer des pierres du foyer.
« Massue pour massue, dit Chamaï en levant la sienne, celle-ci en vaut bien une autre, et fendra suffisamment la tête du premier sauvage que je rencontrerai.
— Cette arme, observa Hannibal en contemplant attentivement sa pierre et en la retournant sur toutes ses faces, cette arme est bizarre et insolite. Mais, à défaut d’autre chose, elle peut être employée sans honte ni scrupule ; j’ai entendu dire qu’il y a de longues années nos pères s’en servirent.
— Ah ! si j’avais une fronde ! soupira Bicri en ramassant deux ou trois éclats de pierre que le feu avait détachés.
— Une fronde ? dit Himilcon ; n’est-ce que cela ? Et mon grelin et un morceau de mon outre vide ? Elle sera vite faite !
— Donne, donne ! » s’écria Bicri en sautant de joie.
Le jeune archer se mit immédiatement à se confectionner une fronde. Pendant tous ces préparatifs, la nuit était venue ; la pluie tombait toujours ; la tourmente soufflait avec force, ébranlant notre hutte. Le moment était favorable.
« Préparons-nous, dis-je à mes compagnons, et que chacun invoque son dieu. Nous allons sortir. S’il n’y a qu’une sentinelle, nous en aurons aisément raison. S’il y en a plusieurs, nous tâcherons de leur passer sur le corps. Une fois dehors, vite à la chaussée, et tâchons de nous saisir d’une pirogue ; sinon, jetons-nous à la nage, et dirigeons-nous chacun vers la tête de la chaussée. Pour ralliement, nous imiterons trois fois le cri du corbeau. Personne n’a rien à objecter ?
— Personne, » répondirent ensemble mes compagnons.
J’adressai mentalement une courte invitation à Astarté. Himilcon leva machinalement les yeux vers le trou du toit pour voir ses Cabires ; mais il ne vit que la nuit noire et le ciel obscur.
J’approchai de la tenture et j’y appliquai mon oreille. Tout à coup, j’entendis le bruit de pas d’hommes qui approchaient, et par la fente de la portière et de la paroi je distinguai la lueur d’une torche.
Mon cœur battait violemment.
« Attention ! dis-je voix basse. Groupons-nous des deux côtés de la porte, et dès qu’ils entreront, précipitons-nous sur eux. D’après le bruit de leurs pas, ils ne sont pas plus de trois ou quatre. Il ne faut pas leur laisser le temps de jeter un cri. »
Chacun s’effaça contre la paroi, prêt à se ruer sur ceux qui entreraient. Ils ne se pressaient pas. Nous les entendions très-bien, arrêtés devant la hutte et causant entre eux. Je distinguai encore à plusieurs reprises le mot de « jouno ».
« Est-ce qu’ils veulent encore nous asperger d’eau sale et nous abreuver d’huile de poisson ? dit Himilcon à voix basse.
— Attends, répondit Hannibal, je vais les abreuver de coups de pierre sur la tête. »
Au même instant, le son assez voisin de la trompette, perçant le silence de la nuit d’accords discordants, se fit entendre, et bientôt il fut suivi de hurlements et de vociférations. Comme si cette trompette et ces cris avaient été un signal, la portière se leva, la lueur d’une torche éclaira l’intérieur de la hutte, et l’homme qui portait la torche entra seul, en laissant retomber la portière derrière lui.
Il ne fit qu’un pas, un seul ; la main de Chamaï s’abattit sur sa bouche, étouffant ses cris. Quatre bras vigoureux le saisirent ; je lui arrachai sa torche, prêt à m’en faire une arme ; Himilcon leva sa pierre sur sa tête ; mais, au lieu de frapper, il se jeta en arrière et, les yeux hagards, laissa échapper une exclamation :
« Dieux Cabires ! »
Je portai la torche au visage de l’homme, et la laissant tomber de surprise, je me jetai dans les bras de celui que nous allions assommer.
C’était Hannon !
Hannon, Hannon lui-même ! Mon matelot ramassa la torche et nous éclaira. Hannon nous reconnaissait, nous reconnaissions Hannon ! L’émotion nous empêchait de parler, nous ne pouvions que l’embrasser, et l’embrasser encore, et lui serrer les mains ; et Astarté sait quelles cordiales étreintes notre brave scribe nous rendait.
Enfin il prit la parole.
« Ouf ! c’est bon de se revoir, dit-il ; à présent, Hannibal, cesse de m’étouffer, et toi, Chamaï, ne m’étrangle pas !
— Fais-nous un bon mot, dit Hannibal, que je sois sûr que c’est toi !
— Capitaine, me dit le bon Hannon, où sont nos amis, où est Chryséis ?
— A nos navires, répondis-je, à l’embouchure du fleuve voisin, bien portante et pensant à toi.
— Astarté soit louée ! » s’écria Hannon les yeux humides.
En ce moment, on heurta du dehors contre la portière de cuir. Ceci nous ramena vers la réalité.
Hannon se tourna vers la portière, l’entre-bâilla et croassa quelque chose qui fut accueilli par des grognements d’approbation ; puis il se retourna vers nous.
« Maintenant, nous dit-il, reprenant son ton joyeux d’autrefois, vous savez pourquoi je viens ?
— Non, répondis-je.
— Eh bien, je viens vous chercher pour vous conduire au grand temple des Souomi, qui est bâti dans la plus belle architecture, en roseaux et en os de poissons, et pour vous sacrifier au grand dieu Jouno.
— Bon, dis-je au scribe. Du moment que tu es sacrificateur, la chose me paraît un peu moins dangereuse que ce matin.
— Je le crois, dit Hannon en riant ; mais savez-vous qui est ce grand dieu Jouno ?
— Le dieu de l’huile de poisson, s’écria Himilcon, que les Cabires le plongent à cinq cents brasses au fond de la mer !
— Le dieu Jouno, reprit gravement Hannon, respecte-le, mon cher pilote. Le dieu Jouno méprise l’huile de poisson tout autant que toi, et chérit le bon vin tout autant que toi. Le dieu Jouno est Jonas d’Eltéké, Jonas la tête de bœuf, Jonas l’ami de Guébal, Jonas enfin, le seul, l’incomparable, Jonas le sonneur de trompette !
— Qu’est-ce que je disais ! s’écria Himilcon. J’ai reconnu sa trompette du premier coup !
— Et la voilà qui sonne, dit Hannon, dans le temple où le peuple assemblé attend les victimes.
— J’espère que tu vas nous procurer des armes, dit Chamaï, et que nous allons tomber sur les sauvages à bras raccourcis.
— Doucement, répondit Hannon. Ils sont plus de trois mille ici ; avec nos armes nous n’arriverions qu’à nous faire mettre en morceaux. Il s’agit d’user de ruse et de se servir de la légitime influence du dieu Jouno, de sa trompette et de son prêtre Houno, votre serviteur. Je vais d’abord leur dire que j’ai fait tomber vos liens, et que rien qu’en prononçant trois paroles magiques je vous ai rendus obéissants et soumis.
— A présent, dis-je à Hannon, as-tu des nouvelles de nos compagnons ?
— Ils viennent justement de paraître dans les bois et ils marchent vers nous. C’est pour obtenir la victoire sur eux qu’on veut vous sacrifier.
— Brave Amilcar ! vaillant Asdrubal ! s’écria Hannibal. Sauvages stupides et scélérats ! Je vais les rouer de coups !
— Patience, capitaine, reprit Hannon ; modère ton ardeur et laisse-moi faire. J’ai un plan excellent, et si vous suivez bien exactement tout ce que je vous dirai, je me charge de le mettre à exécution. Le tout est de faire parvenir un message aux nôtres. Je vais l’écrire tout de suite. Je me suis fait un calame avec un roseau d’ici, de l’encre avec leur peinture de guerre et du papyrus avec de la peau de renn. Je vais écrire présentement. »
Hannon s’accroupit et rédigea vivement son message.
« Maintenant, il n’y a pas de temps à perdre. Suivez-moi et allons au temple. Le dieu Jouno déclarera par ma bouche qu’il ne veut pas encore de vous. Nous gagnerons ainsi trois ou quatre heures, pendant lesquelles je trouverai bien un moyen de faire parvenir ma lettre à nos compagnons.
— Marchons, dis-je aussitôt.
— Ayez bien l’œil sur moi, et ne vous décontenancez pas, quoi que je fasse, dit encore Hannon. Je vais les étonner de mes prodiges.
— Si tu nous tires de leurs griffes, répondis-je, tu seras le plus grand des thaumaturges.
— Oh ! s’écria Hannon, tu sais que j’ai étudié pour être prêtre et que j’ai toujours eu des dispositions pour la magie. Tôt ou tard je devais faire des miracles. Seulement, je ne pensais pas les faire en un si vilain pays, et les devoir à mon intercession auprès de Jonas. »
A ces mots, Hannon prit sa torche, leva la portière et nous fit signe de le suivre. Nous nous avançâmes la tête basse, et nous sortîmes derrière lui, à la grande surprise des sauvages qui l’attendaient.
L’îlot que nous traversions était plus grand qu’il ne nous avait paru. Les huttes y étaient disposées irrégulièrement, par groupes entourés de palissades. Nous marchions dans un dédale obscur et fangeux, où nos pieds clapotaient dans les flaques d’eau, pendant que la pluie ruisselait sur nos têtes nues et sur nos épaules. Après de nombreux détours, nous arrivâmes tout à coup sur la place au centre de la ville sauvage. Cette place, assez spacieuse, éclairée par des torches, fourmillait de Souomi armés et barbouillés de leurs peintures. Nous entrâmes sous la grande hutte qui servait de temple, et qui était ronde et faite comme une ruche. Plus de deux cents sauvages y grouillaient, parmi les torches et les pots de poterie grossière remplis d’huile ou de graisse, dans lesquels brûlaient des mèches d’écorce. Ces lampes fumeuses répandaient une odeur infecte, à laquelle s’ajoutaient le parfum de l’huile de poisson, dont le corps et les guenilles de ces Souomis sont toujours imprégnés, et toutes sortes d’autres senteurs nauséabondes.
J’eus d’abord de la peine à distinguer la divinité au fond de son temple. Les lampes et les torches faisaient tant de fumée, les sauvages s’agitaient et se démenaient tellement dans cette atmosphère puante et épaisse, que la vue se troublait. Enfin, j’aperçus sur une espèce d’estrade ou d’autel fait d’os de poissons barbouillés de noir et de rouge un monstre informe et horrible dont la tête énorme émergeait d’un tas d’ornements, ou plutôt de détritus de toute nature. Peaux de bêtes, colliers d’intestins de poissons, vessies de veaux marins, plumes d’oiseaux formaient une espèce de hutte dans laquelle était fourrée l’idole, et au-dessus de laquelle on voyait sa tête hideuse et effroyable. Cette tête à la chevelure noire et crépue était peinte de rouge et de bleu et ornée de cornes de bœuf et de défenses de vache marine. Du fouillis des vêtements de l’idole sortait une main, peinte de rouge également et tenant une grande trompette que je reconnus tout de suite pour l’avoir achetée chez Khelesbaal, marchand de la rue des Calfats, à Tyr, moyennant douze sicles d’argent. La trompette me fit immédiatement reconnaître Jonas. Sans elle, il eût été parfaitement méconnaissable sous ses peintures et sous ses ornements.
Les sauvages s’écartèrent devant nous et on nous poussa en avant, au pied de l’autel où trônait l’idole. Hannon se plaça aussitôt à côté et lui fit un signe. Le monstre emboucha sa trompette et en tira des sons à nous déchirer les oreilles. Ensuite Hannon dit quelques paroles à l’assistance, qui se prosterna la face contre terre.
A ce moment, l’idole daigna baisser les yeux et laissa tomber ses regards sur nous, qui étions restés debout. Rien ne peut rendre la grimace qu’il fit. Sa bouche s’ouvrit deux ou trois fois, énorme et béante. Toute sa figure se distendit, écaillant la couche de peinture rouge dont elle était couverte. Enfin sa voix sortit de son gosier et s’écria d’un ton rauque :
« Baal Chamaïm, seigneur des cieux ! »
Un murmure de terreur parcourut l’assistance prosternée. Le dieu Jouno avait parlé !
« Jonas, triple brute, veux-tu te taire ! » s’écria le prêtre Hannon d’un ton solennel, mais en bon et intelligible phénicien.
Le dieu fit un soubresaut et ferma la bouche. Les fidèles frissonnaient de frayeur.
Mais voilà que de grands cris s’élevèrent du dehors, et que quelque chose de fauve et de velu se précipita en bondissant par la porte ouverte, et s’élança d’un saut sur la tête crépue de l’idole, lui tirant les cheveux, l’égratignant, le mordant et l’embrassant à la fois. Tous les sauvages se levèrent, hurlant, gesticulant et donnant les marques de la peur la plus insensée. Quelques-uns même s’enfuirent. Mais le désordre fut à son comble quand l’idole, se levant tout de son haut, bouscula ses ornements, lâcha sa trompette, saisit l’être cramponné à sa chevelure et le serra dans ses bras en s’écriant :
« Guébal ! Te voilà, petit homme ! Comment vas-tu ? Reconnais-tu ton ami Jonas ? »
A l’aspect effroyable du singe, créature si nouvelle pour eux, à la vue de l’émotion du dieu Jouno, à ses paroles mystérieuses, tous les sauvages s’enfuirent terrifiés. En un clin d’œil le temple fut vide.
Aussitôt, et ostensiblement, Chamaï donna un grand coup de poing sur la figure de la divinité, pendant qu’Hannon lui détachait un grand coup de pied du côté opposé. Mais Jonas resta insensible à ces chiquenaudes.
« Bonjour, capitaine, s’écria-t-il ; bonjour, seigneur Hannibal ; bonjour, Himilcon, et bonjour aussi, petit Bicri. A présent que je suis dieu, que voulez-vous que je vous fasse servir à manger ?
— Je veux, dit vivement Hannon, que tu commences par te taire, que tu remontes sur ton estrade et que tu y restes complétement immobile pendant que je parlerai. »
Jonas parut hésiter. Sa dignité céleste lui montait à la tête et le rendait très-indiscipliné.
« J’ai une outre de vin pour toi si tu obéis, » dis-je tout de suite. Cette fois le dieu fut vaincu. Il s’accroupit sur son estrade sans murmurer. Hannon se dépêcha de l’envelopper de ses oripeaux et Bicri siffla le singe qui lui sauta sur l’épaule.
« Voilà le messager tout trouvé, dit Hannon. Tiens, Guébal, porte, porte à Amilcar ; vivement, tu auras des gâteaux. »
Le singe saisit le fragment de cuir que lui tendait Hannon, fit une grimace, claqua des dents et s’enfuit sur trois mains par la porte du temple.
Un murmure de surprise et de peur nous apprit qu’il passait au milieu des Souomi.
« A présent, dit Hannon, ma lettre est en route ; tout marche à souhait ; prosternez-vous devant Jonas : les sauvages peuvent rentrer. »
Nous nous empressâmes d’obéir à Hannon malgré Jonas, qui se trémoussa sur son autel et dit à deux ou trois reprises :
« Mais non, amiral ; mais non, capitaine, mais.... » Chamaï lui ferma la bouche d’un nouveau coup de poing, puis se prosterna aussitôt devant lui, en donnant les marques du plus profond respect. Hannon, debout à la porte, haranguait les sauvages, les rassurant et les exhortant à rentrer.
Jonas emboucha sur-le-champ sa trompette et leur sonna des fanfares cacophoniques ; après quoi Hannon leur fit un beau discours. Son éloquence eut son succès accoutumé. Ils nous laissèrent seuls, et j’entendis qu’ils plaçaient des sentinelles à la porte pour empêcher tout le monde d’entrer. Alors Hannon, après avoir regardé s’il n’y avait plus de danger d’être dérangé, éteignit toutes les lampes et les torches, à l’exception de deux, et nous attira dans le coin le plus obscur du temple. Jonas, lançant ses oripeaux dans toutes les directions, nous y suivit sans qu’on eût besoin de rien lui dire.
XVIII
Jonas devient ambitieux.
La première parole de Jonas fut :
« Et mon vin ?
— Tout à l’heure, lui dis-je ; dans deux ou trois mois ; patiente un peu. »
Le sonneur me regarda d’un air hébété.
Chamaï lui détacha une bourrade amicale dans les côtes.
« Je suis content de te revoir tout de même, ivrogne, lui dit-il.
— Et moi aussi, capitaine, et moi aussi, répondit Jonas. Qu’est-ce que je dois faire à présent ?
— Tu dois faire, lui répondis-je, exactement ce que te dira Hannon, pour nous aider à sortir de ce lieu maudit et à rejoindre nos navires. »
Jonas parut réfléchir profondément. Son front se rida, tellement il fit effort pour rassembler ses pensées, et la couche de vernis rouge qui l’embellissait s’écailla de plus en plus.
« Alors, dit-il enfin, je retournerai, moi aussi ?
— Sans doute, répondis-je ; as-tu l’intention de rester ici avec tes sauvages ?
— Dans ton huile de poisson ? appuya Himilcon.
— Ah ! je vais vous dire : ici, je suis dieu.
— Belle divinité ! dis-je en haussant les épaules.
— Quand je serai sur les navires, continua Jonas, Chamaï me donnera des coups de poing et le seigneur Hannibal des coups de pied ; chacun m’appellera Jonas la bête, Jonas tête de bœuf, Jonas la brute. Ici, c’est moi qui donne des coups aux autres. J’ai rossé tellement le dieu des sauvages du Nord, un dieu qui savait siffler et chasser les nuages, qu’il en est mort une heure après. Les sauvages m’apportent tout ce que je veux, des bœufs, des renns, de la viande plus qu’un homme ne peut manger. A Eltéké, les petits garçons couraient après moi et m’appelaient le simple, le niais, l’idiot ; et les anciens me donnaient les travaux les plus lourds à faire, outre que je tirais toute l’eau du puits. Et quand j’avais porté les gros paniers d’olives sur ma tête et les grands sacs de blé sur mon dos, j’étais bien content quand on me donnait seulement une petite mesure de vin. Ici je n’ai qu’à souffler un peu dans ma trompette, et tout le monde se prosterne, et les vierges du peuple m’apportent un bœuf ou un grand poisson tout au moins. C’est une belle chose d’être dieu. On ne fait rien et on mange son soûl ; voilà ! »
Nous regardâmes tous notre sonneur de trompette avec admiration. Jamais Jonas n’avait tenu un discours aussi long ; jamais il n’avait raisonné avec tant d’intelligence et de lucidité. Sa profession de dieu lui avait évidemment ouvert les idées, et même, d’une certaine manière, donné de l’ambition. Nous étions stupéfaits.
« Alors, lui dis-je, tu ne veux pas venir avec nous ?
— Je ne dis pas cela, capitaine, répondit Jonas avec une vivacité insolite. Je vous aime bien tous, et surtout Hannon. Où ira Hannon, j’irai.
— Tu veux, reprit Himilcon, t’abreuver d’eau puante et d’huile de poisson, et ne plus jamais goûter de ta vie au bon vin d’Helbon ?
— Non, non ! s’écria Jonas.
— Tu veux, dis-je à mon tour, rester sous le ciel brumeux et froid, et ne plus revoir le soleil de Palestine, et les coteaux de Dan, et les bois d’oliviers ?
— Non, non ! gémit le sonneur les larmes aux yeux.
— Tu veux, dit Bicri, ne plus manger de pain, de bon pain de fleur de froment et de bons gâteaux frits dans l’huile d’olives, et ne plus revoir Jaffa et la riante Jérusalem ?
— Non, non ! pleura Jonas, emmenez-moi ; j’irai, j’irai.
— Tu veux, reprit Hannon, ne plus revoir Eltéké, et ne pas triompher en racontant dans ton village les choses extraordinaires que tu as vues, les Béhémoth, les Léviathans, la cuisine de Nergal et comment tu as été dieu toi-même ?
— Ils ne me croiront pas, beugla Jonas, ils me donneront cent coups de bâton ; mais emmenez-moi vite. Allons, retournons, rentrons chez nous, allons vite à Eltéké.
— Sans compter, dit encore Bicri, que nous emmènerons Guébal, et que nous le ferons voir par toute la tribu de Dan, et par celle de Benjamin aussi. »
Cette fois, Jonas n’y tint plus. Il poussa de véritables mugissements et versa un torrent de larmes.
« Oh ! dit-il, emmenez-moi avec Guébal et avec vous. Allons-nous-en de chez ces vilains sauvages. Tuons-les tous ; donnez-moi une canne, un bâton, une trique, une poutre, que je les assomme ! Je me repens d’avoir hésité, et je ne le ferai plus jamais.
— Jonas, observa Hannibal, pleure exactement comme un veau. Je suis heureux de voir rentrer dans ma troupe un si bon sonneur de trompette. Tiens, Jonas, voici deux sicles d’argent pour toi ; ce sera pour te débarbouiller quand nous serons de retour sur nos navires. Les sauvages qui m’ont dépouillé ont oublié de prendre ma bourse.
— Voici, dit Hannon, ce que nous allons faire. J’ai écrit à Amilcar de ne rien brusquer et de parlementer avec les sauvages, jusqu’au moment où il entendra sonner la trompette. Alors, qu’il réponde avec toutes les siennes. Je profiterai de ce moment pour leur expliquer que les dieux nous appellent et nous disent de leur amener les victimes. Une fois de l’autre côté de la chaussée et près des nôtres, nous ne serons pas embarrassés pour nous tirer d’affaire.
— C’est parfait, répondis-je. Mais comment sauras-tu que nos compagnons parlementent avec les sauvages ?
— Oh ! pour cela, ne crains rien. Ils viendront bien vite me le dire. Rien ne se fait ici sans le dieu Jouno et son prêtre.
— Alors patientons, dit Hannibal. Toutefois je dois dire que la patience est pénible ; depuis trente heures mon ventre est vide et je meurs de faim.
— Et moi donc ! s’écria Bicri.
— Et nous ! » dîmes-nous tous.
Hannon se précipita vers la porte et croassa quelque chose.
« Qu’est-ce que tu fais ? demandai-je.
— Je leur dis que le dieu a faim ! Ne crains rien : les mâchoires de Jonas leur ont appris à ne pas mesurer les offrandes. »
Un instant après, les sauvages apportaient devant le temple des entassements de viande qu’Hannon nous repassa. Poissons bouillis, venaison rôtie, et même grandes cornes remplies de boisson, rien n’y manquait. Nous tombâmes sur les victuailles en gens affamés ; le dieu prit modestement sa part du repas, un léger poisson moitié gros comme un thon et une simple cuisse de renn.
Hannon mangeait de bon appétit en nous accablant de questions. Puis il prit une des grandes cornes remplies de liquide qu’il avait fichées en terre par le bout pointu, et, la portant à sa bouche, se mit à boire à grands traits. Jonas l’imita.
« Horreur ! s’écria Himilcon en faisant des gestes qui exprimaient l’épouvante ; horreur ! Voilà qu’Hannon et Jonas boivent de l’huile de poisson ! »
Hannibal partagea l’indignation du pilote.
« Quels hommes êtes-vous devenus dans vos pérégrinations ! exclama-t-il. Le gosier humain se peut-il pervertir à ce point ?
— Mais non, mais non, répondit Hannon en riant, ce n’est pas de l’huile de poisson ! Les Celtes de l’ouest, et les Kymris, et les Souomi du nord, et les Goti de l’est, et les Guermani du sud, fabriquent également cette boisson avec de l’orge fermentée et le suc d’une autre plante. Ce n’est pas aussi bon que du vin, sans doute, mais ce n’est pas mauvais ; goûtez-en, et vous verrez que c’est potable. »
Hannibal ouvrait de grands yeux.
« Gisgon m’a parlé d’une boisson de ce genre, s’écria Himilcon, et je me souviens d’en avoir bu moi-même à l’embouchure du Rhône. Voyons donc un peu. »
Il approcha une corne de ses lèvres, non sans méfiance. Chacun de nous l’imita.
« C’est aigre, s’écria Bicri.
— C’est amer, dit Chamaï.
— Je reconnais cette piquette, déclarai-je.
— Et moi aussi, dit le matelot ; c’est fade.
— C’est mauvais, appuya Hannibal en vidant sa corne jusqu’à la dernière goutte. Est-ce que cela enivre ?
— Sans doute, répliqua Hannon.
— C’est exécrable, dit Himilcon le dernier. Tiens, donne-m’en encore un peu. »
Hannon lui passa une corne. Le pilote la vida d’un trait.
« C’est écœurant, conclut-il, mais passe-m’en encore une autre corne. Après tout, cela vaut toujours mieux que de l’eau. »
Himilcon et Hannibal finirent par se réconcilier tout à fait avec la boisson des sauvages. Il me parut même que le pilote se réconciliait un peu trop. Nous finissions de manger quand on appela Hannon du dehors. Le jour commençait à poindre.
« A la trompette, vivement, dit-il en rentrant, et apprêtons-nous ! » Jonas emboucha aussitôt son instrument et en tira des sons formidables, pendant qu’Himilcon achevait de vider les cornes, en protestant que cette boisson était répugnante et qu’il ne l’avalait que par horreur de l’eau.
Un instant après, le son lointain de la trompette phénicienne nous répondit en sonnant joyeusement le ralliement. C’était le signal du départ. Nous sortîmes, Hannon et Jonas en tête. Les sauvages s’écartaient sur notre passage, donnant les marques du plus profond respect. Une demi-heure après, nous étions au milieu de nos compagnons, Hannon dans les bras de Chryséis, Jonas dans les étreintes de Guébal, et Chamaï tellement occupé à embrasser Abigaïl, qu’il ne vit même pas Hannibal, Himilcon et Bicri se donner cette douce satisfaction de rosser les trois sauvages les plus voisins.
Cette manière de leur faire nos adieux les indisposa-t-elle contre nous ? Ou bien, la singularité de notre rencontre avec nos camarades et le départ de Jonas leur apprirent-ils les qualités terrestres et l’imposture de leur dieu ? Toujours est-il qu’ils nous accompagnèrent jusqu’à nos navires à coups de pierres et coups de lance ; mais nous étions en nombre et bien disposés à les recevoir. Nous pûmes nous embarquer heureusement, sans perdre personne, et même sans blessures sérieuses. Parmi ceux qui reçurent des horions, je dois signaler Jonas, dont le nez fut irrévérencieusement entamé par une pierre, que lui lança un de ses anciens et fervents adorateurs.
« Enfin, m’écriai-je, dès que nos navires eurent pris la mer et commencèrent à s’éloigner de cette côte inhospitalière, enfin Hannon, tu vas nous raconter tes aventures. Je ne doute pas qu’elles ne soient des plus intéressantes et des plus accidentées.
— Je le veux, » répondit Hannon.
Nos navires se dirigeaient vers l’ouest pour revenir dans la direction de l’île de Preudayn ; la mer était belle, le vent favorable. Tout le monde se groupa sur l’arrière autour du scribe et de Jonas pour écouter leur récit. Mais avant qu’Hannon commençât, Jonas voulut absolument être débarbouillé et endosser des vêtements phéniciens : ce qui lui fut accordé. Enfin, Hannon ayant pris place au milieu de nous, et Jonas à son côté, avec son singe sur son épaule, le scribe commença en ces termes :
« Vous saurez que quand les sauvages nous capturèrent en Tarsis, il y a maintenant plus d’un an, nous courûmes d’abord un grand danger. Un homme phénicien, qui se trouvait là, nous apprit que Bodmilcar était avec eux, et ils tinrent conseil ensemble pour nous livrer ce traître. Sur ces entrefaites, un des chefs des sauvages, enthousiasmé de la trompette de Jonas, nous réclama, et nous refusa à Bodmilcar, qui, nous dit-on, venait d’être blessé. Sauvé de la méchanceté de ce scélérat, je pus, dès la tombée de la nuit, écrire sur une de mes courroies de sandale, à l’aide d’un bout de bois que je trempai dans mon sang, car j’étais blessé moi-même, un message que je liai à la patte de Guébal ; je comptais que l’instinct du singe et son amitié pour Bicri le pousseraient à vous rejoindre.
— Et tu ne t’es pas trompé, répondis-je. Nous avons, en effet, reçu le message.
— Je le pensais bien, ne voyant pas revenir Guébal, reprit Hannon. Le soir même, nous partions vers le nord, conduits par une troupe d’Ibères qui nous traitèrent assez bien. Après un long et pénible voyage, nous arrivâmes à des montagnes d’une hauteur prodigieuse et couvertes de neige. Elles s’appellent Pyrène et séparent Tarsis du pays des Celtes. Nous y fûmes remis au chef des Guipuzcoa, auquel nous étions destinés. Ces Guipuzcoa ou Bascons sont d’agiles et belliqueux sauvages, qui vivent dans les montagnes au bord de la mer, combattant les Celtes au nord-est, les Aitzcoa ou hommes des rochers au nord-ouest et les Ibères au sud. Nous y passâmes deux mois, guettant une occasion de nous échapper. Enfin elle se présenta : la plupart des sauvages étaient partis en guerre et nous avaient laissés à leur village, qui est bâti sur pilotis à l’embouchure d’une petite rivière. Nous pûmes nous emparer d’une pirogue, y jeter à la hâte quelques provisions et prendre la mer. C’est ainsi que nous arrivâmes chez les Celtes. J’appris d’eux qu’il venait de passer de ce côté des navires, et je reconnus entre leurs mains différents objets vous ayant appartenu. Je ne doutai pas que ces navires ne fussent les vôtres, et les Celtes m’ayant fait comprendre que vous aviez pris la direction du nord, naviguant vers le pays d’Armor, je partis sur une de leurs barques qui allait vers cette contrée. C’est là que j’appris un peu la langue celtique. Les gens d’Armor étaient en ce moment en guerre avec les Kymris de l’île de Preudayn, et refusèrent de m’y conduire. Je séjournai deux mois dans leur archipel, ne sachant comment faire pour vous rejoindre à ces îles du nord, où je savais, de source certaine, que vous aviez abordé. Je finis par trouver une barque de Kymris, d’une tribu qui n’était pas en guerre avec ceux de Preudayn, et qui nous offrit de nous y conduire. Je m’embarquai joyeusement, mais un coup de vent nous poussa vers les régions de l’est.
— Oui, s’écria Jonas, il nous faisait tourbillonner comme les feuilles sèches ; et c’est là que je vis des Léviathans, soufflant de l’eau par le nez plus haut que le mât de ce navire ; et c’est là que nous restâmes trois jours sans boire ni manger !
— C’est vrai, reprit Hannon. La tempête était terrible. Elle nous jeta sur la côte, dans la vase et dans les marécages, où nous faillîmes périr. Nos Kymris s’y noyèrent. Pour nous, demi-nus et mourant de faim, nous avons vécu huit jours dans les bois, mangeant des racines et des fruits sauvages.
— Mauvaise nourriture, observa Hannibal.
— Et que buviez vous, dans ces marais croupis ? dit Himilcon.
— L’eau vaseuse et saumâtre.
— Triste boisson, soupira le pilote. Je ne la connais que trop !
— A la fin, continua Hannon, Jonas, qui sonnait à chaque instant de sa trompette pour attirer l’attention des habitants, s’il y en avait, finit par se faire entendre d’une troupe de Souomi qui émigraient vers l’est. Ces sauvages fuyaient devant les Kymris, et aussi devant les Guermani du sud, gens de taille gigantesque, roux de cheveux et très-féroces. Ils détruisent partout les anciens habitants du pays, et s’emparent de leurs territoires. Aux éclats retentissants de la trompette de Jonas, les sauvages nous entourèrent, stupéfaits d’admiration. Tout en nous les surprenait, mais surtout, pour ces peuples imberbes et assez chétifs, la barbe et la taille de Jonas étaient extraordinaires ; trompette et barbe aidant, nous leur inspirions une terreur superstitieuse. Je ne tardai pas à m’en apercevoir, et je l’exploitai à notre profit. C’est ainsi que nous les avons suivis vers leur nouvelle demeure, que nous les avons vus construire ce village où nous étions et que nous y sommes restés, Jonas comme dieu et moi comme son prêtre. Mais, dans toute ma grandeur, je pensais sans cesse à vous, à nos navires, au ciel brillant des rivages de la Grande Mer et à la chère Sidon.
— Où nous retournons cette fois, dis-je aussitôt ; car à présent j’ai été aussi loin qu’un homme peut aller, et l’heure du retour est arrivée.
— Vive le roi ! s’écria Chamaï ; nous allons donc revoir le soleil !
— Et boire du vin ! s’écria Himilcon en jetant son bonnet en l’air en signe d’allégresse.
Chacun dit son mot, exprimant la joie que lui causait le retour. Le seul Jonas resta silencieux.
« Eh bien ! et toi, Jonas, tu ne dis rien ? lui demandai-je. Tu ne te réjouis pas de revoir Eltéké et le pays de Dan ?
— Est-ce qu’ils me croiront seulement, répondit le sonneur, quand je leur dirai comment j’ai vu des Béhémoth, et des Léviathans à la douzaine, et les cuisines de Nergal ? Et comment les Souomi m’honoraient et m’apportaient, en un jour, plus de viande qu’on n’en mange en une année dans la maison de mon père ? Est-ce qu’ils me croiront ?
— Nous te porterons tous témoignage, s’écria Chamaï, et le roi lui-même te verra et voudra t’entendre, et il saura que tu es un homme bon et fidèle. »
Bouleversé des marques de tendresse que lui donnait Chamaï et de la perspective des honneurs qu’on lui promettait, Jonas fondit en larmes.
« Est-ce que le roi me verra vraiment ? bégaya-t-il. Le roi me verra lui-même, en sa propre personne ? Et il verra Guébal aussi ? Et je sonnerai de la trompette devant lui et devant tous les grands ? Oh ! oh ! oh !
— Ouï, dit Chamaï, il te verra et tu sonneras de la trompette devant lui.
— Et il verra aussi Guébal, s’écria Bicri, qui saura le saluer poliment.
— Et moi-même, dit Hannibal, je demanderai qu’on te retienne à la cour, et qu’on t’y donne la charge de sonneur de trompette, et qu’on t’y habille d’un habit d’écarlate, car tu es le plus fameux homme qui ait jamais soufflé dans un tube de bronze.
— Et moi, terminai-je, je m’engage à te faire obtenir cette charge, et je te ferai présent d’un vêtement complet !
— Oh ! mugit Jonas, oh ! je serai vêtu d’écarlate et je sonnerai de la trompette devant le roi ! Oh ! que diront-ils à Eltéké ? Oh ! que je suis content d’être venu à Tarsis ! Vive le roi ! Et vive le roi ! »
Là-dessus, Jonas s’enfuit à l’avant, pour méditer à son aise sur les grandeurs qu’on lui promettait, et à partir de ce jour il devint un autre homme.
XIX
Encore Bodmilcar.
Notre navigation fut d’abord facile et heureuse. Je retrouvai sans peine le cap oriental de Preudayn, puis le cap occidental, puis les îles de l’Étain. Sortant de là, je reconnus l’archipel d’Armor, la haute terre rocheuse et les îles minées par les flots. Le bon Hannon les reconnut aussi.
« Voilà, s’écria-t-il, où j’ai appris à croasser ; et voici, là-bas, le rocher d’où Jonas et moi nous avons pêché tant de poissons avec des hameçons d’os. Et voilà l’île où sont leurs prêtresses, l’île de leurs mystères, où les femmes se peignent le visage de bleu et de noir, et où ils ont voulu nous raser la barbe avec des rasoirs faits de coquillages tranchants.
— Ils sont donc les ennemis jurés de toutes les barbes phéniciennes ? dit Himilcon. Ceux des îles de l’Étain ont déjà nettoyé les mentons d’Hannibal et de Chamaï.
— Si, dit Hannon, on pouvait leur confier le menton de Bodmilcar....
— Et qu’ils le rasent d’un peu près, interrompit Hannibal, entre les oreilles et les épaules, à hauteur de la gorge, avec une épée bien affilée....
— A ce propos, demanda Hannon, que peut être devenu ce Tyrien de malédiction, après que vous avez eu pendu son Hazaël ?
— Certainement, dit Hannibal, si mon coup d’épée n’avait pas glissé sur une côte, je l’éventrais aussi sûrement que Joab éventra Abner, fils de Ner. Mais voilà, j’ai haussé la main en frappant ; je n’aurais pas dû le faire.
— Qui sait ? observa Chamaï. Nous le rencontrerons peut-être encore ; mon cœur me dit que nous le rencontrerons, et alors....
— Et alors, dit Hannon, il est à moi et à personne d’autre. La vengeance sur lui m’appartient, et je ne me laisserai devancer par personne.
— Excepté par une flèche, grommela Bicri, assis en compagnie de Guébal et de Dionysos, sur la vergue, à dix coudées au-dessus de notre tête.
— Ce Bicri, dit Hannon en riant, à force de vivre avec un singe, il est devenu singe lui-même ! Toujours grimpant, toujours sautant, toujours perché ! Ses pieds ne touchent plus le pont du navire ! Et Dionysos ne l’abandonne guère : il perd son temps à baguenauder avec lui.
— Appelles-tu baguenauder de tirer de l’arc, cria Bicri du haut de son perchoir, et d’exercer la souplesse de ses membres, et d’apprendre la culture de la vigne ?
— Par les dieux Cabires, non ! s’écria Himilcon qui traversait le navire, allant de l’avant à l’arrière. Cultiver la vigne est presque une aussi bonne action que boire le jus de son fruit.
— Or, çà, toi, Dionysos, dit Hannon, profites-tu un peu des leçons de Bicri, et sais-tu au moins lire le phénicien ?
— Comment le lui enseignerais-je, exclama Bicri, ne le sachant pas moi-même ? A-t-on besoin de lire du phénicien pour marcher dans la montagne, attraper les chèvres sauvages à la course, cultiver un coteau et mettre une flèche dans la cible à cent pas ? »
Hannon se mit à rire.
— Je le veux, dit l’archer. Puisque tu le dis, cela doit être bon. »
A ces mots, il saisit une corde attachée à la vergue et se laissa glisser sur le pont. Dionysos le suivit par le même chemin, quittant à regret Guébal qui s’enfuit au sommet du mât.
« Or çà, dit Hannon, je ferai un accord avec vous. Je vous enseignerai à lire à tous deux, et Bicri m’enseignera le tir de l’arc.
— Fort bien ! s’écria l’archer enthousiasmé. Je veux qu’en un mois tu piques ta flèche dans un but pas plus grand que ma main, d’un bout à l’autre du navire. »
C’est ainsi que se passaient nos journées. Hannon enseignait les lettres à l’archer et au jeune Phokien. Himilcon dirigeait le navire, en gémissant sur sa sobriété forcée. Chamaï et Hannibal bâillaient ensemble, ou jouaient aux osselets. Les deux femmes bavardaient dans leur cabine et Jonas causait avec Guébal de leurs grandeurs futures.
Nous dépassâmes le cap extrême de Tarsis, et enfin, après un mois et demi de navigation, je reconnaissais les deux colonnes de Melkarth, et nous rentrions dans le port de Gadès. L’amiral, Tsiba, toutes nos connaissances, nous croyaient perdus et noyés. Leur joie fut grande en nous revoyant tous ensemble, et leur admiration ne fut pas moindre quand je leur montrai mon chargement d’étain et d’ambre.
Mon premier soin fut de m’enquérir de Bodmilcar. Il avait disparu, lui et sa troupe, et personne ne put me donner de ses nouvelles.
« Il faut, dis-je à mes compagnons, que ce scélérat ait péri, massacré dans l’intérieur des terres.
— Ou, me dit l’amiral, qu’il ait trouvé des navires par quelque fourberie. Dans tous les cas, on a trouvé les débris de deux des siens à l’embouchure de l’Illiturgis, brisés par la mer ; quant au troisième, au grand gaoul, il est envolé. Personne ne l’a revu. »
« Pourquoi ne mets-tu pas cet argent dans ta bourse ? lui dis-je.
— A quoi bon ? me répondit-il, il aura plus vite fait de passer de ma main dans celle du marchand, et du cellier du marchand dans mon gosier, que si j’avais à le chercher au fond d’une bourse.
— Tu parles bien, trompette ! s’écria Hannibal ; marche derrière moi, et cherchons quelque endroit où nous régaler. Pour moi, je t’achèterai, dès ce soir, une tunique magnifique, pour que tu fasses honneur à ma troupe, maintenant que nous sommes de retour dans des pays policés. »
Hannon, Chamaï, les deux femmes et moi, nous allâmes souper chez Tsiba. Quant à Bicri et Dionysos, ils s’étaient sauvés des premiers, sans attendre ma permission, pour aller vagabonder dans les rues et dans les jardins qui entourent la ville.
Deux jours se passèrent, pour nous, nous restaurer, et à nous divertir. Le soir du deuxième jour, comme je remontais sur l’Astarté, je rencontrai Himilcon et Gisgon l’œil brillant et le teint enluminé. Un matelot phénicien qui m’était inconnu marchait entre eux.
« Bonnes nouvelles, capitaine ! me cria Himilcon du plus loin qu’il me vit. Bonnes nouvelles ! Nous avons des nouvelles de Bodmilcar ! »
Dans mon impatience, je courus au-devant d’eux.
« Parlez vite ! m’écriai-je, que savez-vous ?
— Cet homme que tu vois ici, me répondit Himilcon, vient tout droit des navires de ce scélérat. Voyant à qui il avait affaire, il s’est enfui. Nous l’avons rencontré à la taverne, fort altéré....
— Et comme nous étions fort altérés nous-mêmes, dit Gisgon....
— Et qu’on ne doit pas laisser un honnête marin souffrir de la soif, reprit Himilcon, qui titubait légèrement, nous avons fait venir double ration pour ce garçon. Voilà !
— Mais où est Bodmilcar dans tout ceci ? m’écriai-je, irrité des lenteurs du pilote ivrogne. Parle donc, et laisse là tes coupes et tes rations, et ta soif sempiternelle.
— Laisser ma soif ? dit Himilcon. Par les Cabires ! c’est ma soif qui ne me laisse pas. Mais il faut me donner le temps de dire les choses comme il faut, si tu veux les apprendre en ordre et convenablement.
— Que Khousor Phtah t’écrase ! m’écriai-je exaspéré. Il est entré tant de vin dans ta bouche qu’il n’en sortira rien de sensé. Parle, toi, matelot, et dis-moi d’où tu viens ?
— Il vient du cabaret, de la taverne, comme nous ! » s’écria Himilcon.
Je fermai la bouche du pilote d’un coup de poing. Il prit le parti de se taire.
« Je viens, dit le matelot, d’une baie peu fréquentée qui est entre une île et la côte, cent cinquante stades au sud est.
— La baie de l’Ile-Plate ?
— C’est cela, la baie de l’Ile-Plate.
— Bon. Et les navires de Bodmilcar y étaient ?
— Non ; il n’y avait qu’un seul navire, un gaoul, le Melkarth ; mais à présent il y a en plus trois galères.
— Et comment cela ?
— Bodmilcar a enrôlé, outre son équipage, des sauvages de Tarsis.
— Tu ne m’avais pas dit cela ! s’écria Himilcon.
— Te tairas-tu, malencontreux ivrogne ! tonnai-je.
— Oui, reprit le matelot, il a un équipage de malfaiteurs, de déserteurs et d’Ibères qu’il retient de gré ou de force. Par un gros temps, nos galères avaient relâché dans cette baie, où nous l’avons rencontré. Il s’est fait passer pour un capitaine marchand venant du Rhône et a su gagner la confiance de nos commandants ; voilà que, pendant la nuit, il s’est jeté sur nos équipages sans méfiance, a massacré une partie des nôtres et fait le reste prisonnier. Il nous a ensuite proposé de rester avec lui. Quelques-uns ont accepté ; les autres ont refusé : j’étais de ceux-ci. J’ai pu m’échapper et revenir à pied le long de la côte, et me voilà. J’irai faire ma déposition au suffète amiral.
— Depuis combien de temps t’es-tu séparé de Bodmilcar ? demandai-je, et où se propose-t-il d’aller ?
— Depuis six jours, et il se proposait d’aller chez les Rasennæ d’abord, et en Ionie après.
— C’est bien, dis-je à cet homme. Je t’engage à mon bord. Mon voyage est de retourner à Tyr et à Sidon, et si jamais nous rencontrons ce Bodmilcar....
— Tu peux compter sur moi, s’écria le matelot, et sur mon désir de me venger de lui. »
Trois jours après, nous partions, complétement ravitaillés et impatients de revoir notre patrie. Le quatrième jour, comme l’apercevais déjà Calpé et Abyla, le vent fraîchit, et je dus louvoyer pour entrer dans la passe. A la tombée de la nuit, j’aperçus une grande galère qui venait en sens inverse. Je la hélai, mais il nous était difficile d’approcher à cause du temps. Je détachai alors une des barques, avec six matelots et Himilcon, pour savoir les nouvelles. Ma nouvelle recrue, qui revenait de la cale, fut des premiers à sauter dans la barque et à prendre les rames.
La barque venait à peine de quitter notre bord qu’un homme monta tout effaré et courut à moi.
« Capitaine, me dit-il, nous avons une voie d’eau.
— Une voie d’eau ! répondis-je stupéfait, et comment cela ?
— Je ne sais, capitaine, me dit le matelot, mais il y a de l’eau là en bas. »
Je fis allumer une lampe et je me précipitai dans la cale avec deux maîtres matelots et un timonier. Un spectacle terrible m’y attendait : l’eau faisait irruption ! Je m’y jetai aussitôt ; j’en avais jusqu’aux genoux, et elle montait rapidement. La mer était très-grosse et le navire roulait violemment. Si, dans un quart d’heure, nous ne trouvions pas la voie d’eau, et si nous ne réussissions pas à l’aveugler, nous étions perdus sans ressource. Dans mon angoisse, j’avais saisi un levier, sondant partout et courant de droite et de gauche. La fatale nouvelle s’était répandue et de toutes parts on descendait du pont ; mais je renvoyai tout le monde, ne gardant avec moi que mes trois hommes et le petit Dionysos, qui s’était faufilé par là et clapotait bravement dans l’eau jusqu’aux épaules.
Tout à coup, des cris confus, partant du pont du navire, attirèrent mon attention. Il me sembla distinguer les mots de Melkarth et de Bodmilcar. Le timonier, debout sur l’échelle, la lampe à la main, se jeta vivement de côté pour éviter quelqu’un qui se ruait par le panneau, glissant le long de l’échelle plutôt qu’il ne la descendait. Je regardai l’homme qui se précipitait ainsi, et à la clarté fumeuse de la lampe je reconnus Himilcon, nu-tête, les cheveux en désordre et le coutelas à la main.
Au moment même où Himilcon tombait dans la cale devant moi, j’entendis au-dessus de ma tête le son de la trompette, des trépignements confus et la voix éclatante d’Hannibal qui criait :
« Garnissez les machines ! Les archers aux bordages !
— Par tous les dieux ! m’écriai-je, que se passe-t-il ?
— Il se passe, s’écria Himilcon, que le matelot que nous avions embarqué était un homme de Bodmilcar, que je me suis dégagé de leur bord le coutelas à la main, que la barque est sauve et que le Melkarth et deux autres galères manœuvrent pour nous attaquer. »
Himilcon n’avait pas fini que le bruit du combat commença sur le pont. Nous étions attaqués du dehors, et au dedans nous coulions bas.
« L’homme de Bodmilcar a sabordé le navire ! nous sommes perdus ! » m’écriai-je.
Himilcon ne put retenir un cri. Un autre cri lui répondit. C’était la voix de Dionysos qui le poussait.
« A moi ! exclamait le jeune garçon ; j’ai le pied dans un trou, je coule. »
Au même moment il disparut sous l’eau ; mais au même moment aussi Himilcon, piquant son coutelas dans l’échelle, criait d’une voix de triomphe :
« Nous sommes sauvés ! L’enfant a mis le pied dans la voie d’eau ! »
D’un bond le brave pilote fut à l’endroit où l’enfant venait de disparaître, et plongea. D’un bond aussi je fus à l’échelle et je criai à pleins poumons :
« Quinze matelots et le charpentier en bas ! »
Himilcon sortit Dionysos de l’eau et le passa à un matelot, qui le mit à l’échelle. Pour nous, à la clarté des lampes, dans le clapotement, sans nous soucier du bruit du combat qui continuait au-dessus de notre tête, nous travaillâmes avec rage, pour aveugler la voie d’eau que le traître émissaire de Bodmilcar avait percée au flanc de notre bon navire.
Par la protection d’Astarté nos efforts furent couronnés de succès et le trou fut bouché d’une manière provisoire. Attendant le moment où le roulis nous penchait sur un flanc et découvrait l’ouverture, nous arrivâmes enfin à la fermer. Nous venions de finir, et je remontais sur le pont quand le bruit du combat cessait. Quelques morts étaient étendus. L’Adonibal et le Cabire nous flanquaient de droite et de gauche. Les vaisseaux de Bodmilcar avaient disparu dans la nuit.
« Les misérables ! s’écria Chamaï, furieux. Ils nous échappent encore cette fois !
— Ces chiens, lâches et méchants, dit Hannibal, n’ont pas osé venir à l’abordage, et se sont enfuis quand nous avons été à eux. Si je les tenais sur terre ferme, je les hacherais en petits morceaux à moi tout seul. »
Hannon, détendant son arc, me dit :
« Dans cette nuit noire, je cherchais Bodmilcar, et si je l’avais aperçu, je ne l’aurais pas manqué.
— Après moi, dit Bicri. Mais on ne distinguait pas un homme de l’autre.
— Eh bien, s’écria Himilcon, moi, j’en ai bien distingué un tout à l’heure à leur bord, et s’ils n’avaient pas été deux ou trois mille sur moi....
— Deux ou trois mille hommes dans un bateau ! dit Hannibal surpris, te moques-tu, Himilcon ?
— Oh ! ils étaient bien une demi-douzaine tout de même, reprit modestement le pilote ; ils étaient bien une demi-douzaine qui se sont jetés ensemble sur moi. Mais il y en a un que je n’oublierai pas.
— Et qui donc ? dis-je à mon tour.
— L’homme de Tarsis qui m’a crevé l’œil il y a douze ans ! s’écria Hirnilcon, éclatant de colère. Oui, lui-même, le vil gueux, il est avec Bodmilcar ; et je n’ai pas pu le prendre à la gorge, et tout à l’heure je mordais mon frein, pendant que je bouchais la voie d’eau creusée par l’abominable coquin que Gisgon et moi avons abreuvé à Gadès ! Un homme auquel j’ai fait boire du vin d’Helbon ! Du vin à un sicle la mesure ! Perfidie humaine ! Qui jamais aurait cru cela ? Ce vin était si bon ! »
Je mis un terme aux doléances du pilote en l’envoyant à son poste. La bourrasque devenait tempête, et par cette mer furieuse nous avions dérivé hors de vue de la passe, et nous étions là au hasard, ballottés dans la nuit, avec un navire avarié qui pouvait refaire de l’eau d’un moment à l’autre, et sans savoir au juste où nous allions.
Toute cette nuit, personne ne dormit. On se relayait dans la cale pour écoper l’eau que nous avions embarquée. Enfin la voie d’eau fut dégagée, et je pus faire consolider et calfater intérieurement les matériaux qui la bouchaient. Au bout de cinq heures de travail, nous étions saufs de ce côté. Au jour, nous ne voyions plus la côte, et la tempête nous chassait devant elle avec une rapidité effrayante. Je fis lâcher des pigeons, mais ils ne purent se maintenir contre le vent, qui dépassait en violence tout ce que j’avais vu jusqu’à ce jour. Je dus renoncer à lutter, et je me laissai chasser par l’ouragan qui me poussait vers l’inconnu.
XX
Le monde renversé.
Huit jours se passèrent dans ces angoisses. Ce n’est que le huitième que le vent se calma, que le ciel s’éclaircit et que j’aperçus la terre tout près de moi, une terre haute, un grand cap derrière lequel la côte fuyait à perte de vue vers le sud. Je continuai ma navigation de ce côté, et au bout de deux jours j’aperçus une île montueuse, toute verdoyante et de l’aspect le plus riant. Le temps était clair et chaud, le soleil rayonnant. Tout, dans ces parages, nous rappelait la Phénicie. Je résolus de débarquer dans cette île d’un aspect si engageant, d’autant plus que je tenais à radouber l’Astarté à fond, car elle faisait toujours un peu d’eau, et après tant de traverses nos navires avaient tous besoin de réparations. Je trouvai dans l’île une jolie baie où je débarquai sans retard. Aussitôt nos navires furent entourés de pirogues montées par des sauvages presque nus.
A ma grande surprise, ces sauvages nous parlèrent en libyen. C’étaient des Libyens rouges, à la tête allongée, au front déprimé, de vrais Libyens Garamantes. Nous étions les premiers hommes de l’Est qu’ils eussent vus dans leur île, mais un de leurs vieillards, qui avait été à Rusadir, se souvenait d’avoir vu des Phéniciens. Les autres nous firent très-bon accueil. Je m’informai d’abord de la situation de leur île. Ils nous apprirent que cette île était située au milieu d’un groupe d’autres et à l’ouest de la terre ferme de la côte de Libye. Mais quand je voulus me renseigner sur les distances, ces sauvages, peu voyageurs, me répondirent d’une façon tellement vague que je n’en pus rien tirer. Tout ce qu’ils me dirent, c’est que la côte de Libye se prolongeait indéfiniment du côté du sud, qu’elle était habitée par des Libyens comme eux, et que loin, bien loin vers le sud, vivaient des hommes tout noirs, monstrueux et semblables à des bêtes.
« Voilà pour moi ! s’écria tout de suite Bicri. Allons voir les hommes noirs ; nous leur ferons la chasse et j’en ramènerai un. »
Pendant que nous parlions, j’observai que plusieurs des Libyens portaient au cou, aux bras, aux oreilles des ornements faits d’un métal que je reconnus être de l’or. Je leur demandai si cet or venait de leurs îles ?
Ils me répondirent que non, qu’ils le tenaient, soit en poudre, soit en petits morceaux, des Garamantes de terre ferme qui le recueillaient dans certaines rivières, à l’aide d’une toison de mouton.
« Je m’en ferai faire une tout en or, pour sonner devant le roi, disait-il. Ah ! le merveilleux pays, et comme je suis content d’être venu ! S’ils veulent me prendre pour dieu, je renonce à tout et je reste. »
Je m’établis pendant quinze jours dans cette île, achetant de l’or et radoubant mes navires. Cette terre admirable produit aussi les plus beaux fruits du monde. On y rencontre un fruit écailleux délicieux à manger ; les vallées sont couvertes d’orangers séculaires, et les montagnes d’arbres magnifiques où voltigent des petits oiseaux au plumage jaune, dont le chant nous ravissait de plaisir. Bicri, assez indifférent à l’or une fois qu’il en eut de quoi garnir son carquois et son baudrier, passait son temps à courir les bois avec Dionysos. Il attrapa plusieurs de ces oiseaux, pour lesquels il fit une cage : mais ils sont tous morts pendant la traversée. Quant à Guébal, il se plaisait tellement dans ce pays, qu’il fallut l’attacher pour l’empêcher de se sauver.
Enfin, je quittai ce délicieux archipel, bien restauré et bien ravitaillé. Je le nommai « les Iles Fortunées ».
Dès que nous eûmes repris la mer, je n’eus pas besoin de demander à nos compagnons où nous devions aller.
« Allons au sud, au sud, me cria tout le monde, au pays de l’or et des merveilles !
— Au pays des hommes noirs, insista Bicri.
Pendant trois semaines notre navigation se poursuivit vers le sud. Je ne m’étonnais pas de voir, plus je m’avançais, le soleil s’élever au-dessus de ma tête, et la nuit les Cabires s’approcher de l’horizon. Himilcon se plaignait bien un peu, disant que nous quittions la protection de ses dieux préférés, mais je n’y faisais pas attention. La côte finit par tourner à l’est, puis elle retourna au sud ; puis, à ma grande surprise, le soleil, après avoir été perpendiculaire au-dessus de ma tête, parut se déplacer. Je n’en pouvais croire mes yeux, mais il le fallait bien, puisque je le voyais : j’avais le soleil à ma gauche au lieu de l’avoir ma droite, et, la nuit, des constellations inconnues paraissaient au ciel. Tout le monde fut consterné de ce prodige, et je crus devoir réunir mes capitaines, mes pilotes et mes plus anciens matelots.
« Il faut, dit Amilcar, que les dieux aient changé la voûte du ciel.
— Ou bien, dit Asdrubal, que nous soyons dans un autre monde. Personne n’y comprend rien.
La réflexion du pilote me frappa, malgré ce qu’elle avait de déraisonnable et d’absurde.
« Mais, dis-je, après avoir médité longuement ce que venait de dire Himilcon, s’il en était ainsi, il faudrait que le soleil et les astres fussent immobiles, et que ce soit la terre elle-même qui tourne ?
— Ah ! s’écria le pilote, nous apprenons des choses étranges. Croyons plutôt à un prodige qu’à de pareilles absurdités.
— Enfin, dit Asdrubal, que devons-nous faire ?
— Écoutez, dis-je finalement, nous allons continuer à pousser au sud. Si la côte tourne franchement à ce qui me paraît être l’ouest, puisque tout est bouleversé ici, nous retournerons en arrière vers les Iles Fortunées. Mais si elle tourne à l’est, nous continuerons à la suivre et nous reviendrons vers le nord.
— Et nous aurons fait le tour de la Libye* ! s’écrièrent ensemble nos capitaines et nos pilotes. Nous arriverons indubitablement à la mer des Roseaux et à l’Égypte ! Allons, c’est décidé. »
Hannibal, Chamaï et les autres écoutaient nos raisonnements avec une anxiété d’autant plus grande qu’ils n’y comprenaient absolument rien.
« Eh bien, dit Hannibal haletant, quand nous eûmes fini, eh bien, qu’y a-t-il à présent ?
— Il y a que nous retournons en Égypte, lui répondis-je, par le chemin le plus court. »
Le capitaine me regarda d’un air hébété.
« Mais puisque nous nous éloignons du détroit de Gadès et de la Grande Mer ? me dit-il avec effort.
— Justement, c’est que nous sommes sur la bonne route.
— Ces choses de la mer sont prodigieuses, s’écria Hannibal, je ne les comprendrai jamais.
— Tout s’y fait à rebours, dit Hannon. Ce sont des mystères insondables. J’ai beau être de Sidon et me creuser la tête, je ne devine plus.
— Vraiment, s’écria Hannon, si tu trouves que nous n’avons pas assez navigué, je ne suis pas de ton avis. La promenade me paraît assez longue comme cela.
— Enfin, conclut Chamaï, si Magon et Himilcon le disent, il faut les croire. Notre affaire à nous est de les écouter, la leur étant de connaître les choses de la mer et des astres. Voilà ce que je pense. »
Vingt fois déjà nous avions essayé de communiquer avec la terre. Mais nous avions trouvé ou une côte déserte ou des habitants noirs et horribles, dont les hurlements et l’attitude nous avaient fait comprendre qu’il n’y avait que des coups à recevoir. Une fois, en passant devant un cap élevé que j’appelai Chariot des Dieux, je vis, la nuit, des flammes étranges, et j’entendis des bruits effrayants qui nous épouvantèrent tous et nous dégoûtèrent de l’envie de débarquer. Pourtant les vivres commençaient à nous manquer.
« Mangerons-nous toujours des murènes salées ? disait le patient Bicri lui-même. Ne descendrons-nous jamais à terre pour tirer quelque pièce de venaison ?
— Aussi bien, les fruits commencent à manquer à Guébal, appuyait Jonas, et le grain à nous-mêmes.
— Et peut-être trouverons-nous de l’or. » dit Hannibal.
Je me décidai à débarquer dans l’estuaire d’une rivière comparable au Nil d’Égypte. D’immenses forêts couvraient ses rives. Des crocodiles et des hippopotames bondissaient dans ses eaux. Des nuées d’oiseaux tourbillonnaient au-dessus, en poussant des cris aigus, mais nulle trace d’habitants ne se montrait.
Quatre jours durant nous fouillâmes les bois. Nous y recueillîmes bonne quantité de fruits sauvages. Nos flèches abattirent aussi des buffles et des antilopes, dont la chair fut salée. Le quatrième jour, Bicri vint à moi sur la plage, en donnant des marques de la plus vive agitation. A côté de lui, Dionysos pleurait et Jonas faisait de grands gestes.
« Qu’y a-t-il ? dis-je à l’archer ; que se passe-t-il ?
— Guébal a disparu, s’écria Bicri, enlevé par une troupe de singes alliés de Bodmilcar. »
Je ne pus retenir un grand éclat de rire.
« Oui, reprit l’archer irrité, des singes à grande queue ! Certainement Guébal ne les a pas suivis de son gré, et il faut qu’il y ait du Bodmilcar là-dessous. »
J’essayai de calmer l’archer, mais rien n’y fit. Il voulait absolument partir à la recherche de son singe. Je lui donnai quelques hommes pour l’escorter. A la nuit, ils revinrent épuisés de fatigue, sans avoir vu Guébal ; il avait dû rejoindre très-volontiers les nombreux singes qui gambadaient dans les arbres. En revanche, et ce qui consolait Bicri, il rapportait un être étrange, un géant noir et tout velu qu’il avait percé de ses flèches et achevé à coups de pique et d’épée, après une défense désespérée. Je fis écorcher ce monstre, dont on peut voir la peau empaillée dans le temple d’Astarté, à Sidon. Il était vraiment épouvantable.
« Il avait six flèches dans le corps, me dit Bicri, et était étendu par terre quand je saisis une pique pour l’achever, mais il l’empoigna et la rompit aussi aisément qu’un roseau.
— Une pique à hampe en chêne de Basan ! s’écria Hannibal. Voilà une force prodigieuse ! »
Nous repartîmes de ce lieu, sans avoir retrouvé Guébal. Au bout de douze jours de navigation, le grain commençait à manquer : nous nous regardions consternés et ne sachant que dire, quand Himilcon s’écria :
« Un gaoul à l’avant ! »
Tout le monde se précipita de ce côté. En effet, un gaoul, évidemment phénicien, flottait sur la mer. Il était démâté et ballottait sur les eaux s’en allant au hasard.
« Quelque ruse de Bodmilcar, dit Himilcon. Attention à nous ! »
Nous nous approchâmes du navire avec toutes sortes de précautions : il ne donna pas signe de vie. Nous montâmes à bord, il n’y avait personne !
« Je me souviens, dit Gisgon, qu’aux îles Pityuses, dans une tempête, nous avons abandonné notre navire. Sans doute les marins qui montaient celui-ci ont fait de même. Mais d’où venaient-ils ? Où allaient-ils ? Quel courant les a poussés vers ces pays nouveaux où le soleil luit à rebours ?
— Qu’importe ? répondis-je. L’épave est de bonne prise.
— Il est chargé de grains ! s’écria Hannibal, remontant joyeusement du fond de la cale. Victoire ! Nous aurons à manger !
— Il est rempli de vin ! s’écria Himilcon, qui montait derrière lui, portant une outre à la main. Honneur aux Cabires ! Nous aurons à boire ! »
Le soir même, je fis faire une oblation et des prières à Astarté, pour la remercier de cette rencontre inespérée et de sa protection manifeste. On transborda sur nos navires tout ce qu’on trouva de bon à prendre sur le gaoul, et sa coque vide et désemparée fut abandonnée à la merci des flots.
Le lendemain, comme nous arrivions en vue d’un cap sur lequel se trouve une montagne élevée et plate comme une table, une tempête épouvantable se déchaîna.
« Vive l’ouragan ! s’écria Jonas. Je n’ai plus peur de lui à présent. J’ai de l’or plein ma bourse, et nous avons à manger et à boire plein la cale, et j’aurai un habit d’écarlate ! Nargue la tempête et vive le roi ! »
Huit jours de coups de vent furieux nous poussèrent devant eux, sans que nous pussions nous gouverner. Le huitième, par une mer calme, je vis la terre à ma gauche. Je la rangeai et je me dirigeai le long de la côte, allant au nord. Il me semblait que le soleil remontait sur l’horizon.
Douze jours après, par une belle nuit, Himilcon vint à moi et me saisit le bras avec une animation extraordinaire.
« Regarde, me dit le pilote d’une voix sourde ; regarde là-bas, au nord : regarde les Cabires !
— Les Cabires ! m’écriai-je. Je les vois ! Nous avons fait ce qu’aucun homme n’a fait encore ! Nous avons tourné la Libye !
— Oui, s’écria Himilcon, et demain le soleil luira à notre droite. Nos proues sont en route vers la mer des Roseaux !
— Vers Sidon, vers Sidon la glorieuse, vers la ville des marins sans pareils ! » m’écriai-je.
Saisis d’émotion, nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre et nous pleurâmes de joie à notre cou. Tout le monde dormait, sauf les matelots de quart. Seuls debout à l’arrière, Himilcon et moi nous nous embrassions à la lumière d’Astarté et des Cabires retrouvés.
Un mois après cet événement, comme je descendais à l’embouchure d’une rivière pour faire de l’eau, je rencontrai des noirs tout à fait pareils aux Éthiopiens qu’on voit en Égypte. L’un de ces hommes comprenait même l’égyptien, et me dit l’avoir appris en Éthiopie, qui appartient, comme on sait, au Pharaon ; il m’expliqua que la frontière méridionale d’Éthiopie était à plus de six mois de marche de son pays ; mais il ne put me donner aucun renseignement sur les distances du côté de la mer. Il ne connaissait même pas les Phéniciens, et nous confondit d’abord avec les Égyptiens. Quand nous eûmes appris à ces noirs, qui s’appellent Kouch, que nous n’étions pas sujets du Pharaon, mais ennemis des Misraïm, ils nous firent bon accueil, car ils paraissent détester les Égyptiens, qui ont grandement ravagé les pays au nord du leur. Nous passâmes trois mois chez les Kouch, attendant un vent favorable et trafiquant avec eux : ils nous vendirent de la poudre d’or, de l’ivoire, des perles, des peaux de lion et de panthère. Tout ce pays est rempli d’éléphants, de rhinocéros, de girafes et de bêtes féroces. La chasse y fut des plus fructueuses, et Bicri tua un lion de la peau duquel il se fit un manteau. Dionysos abattit une panthère. Chacun de nous y fit quelque beau coup. Enfin nous partîmes, chargés d’immenses richesses. Maintenant j’étais sûr d’arriver à la mer des Roseaux.
Le dixième jour après notre départ, par un vent debout très-violent qui soufflait des régions du nord-est, je vis en avant de nous un grand gaoul phénicien, qui paraissait avoir des avaries et chasser devant la bourrasque. Je manœuvrai aussitôt dans sa direction et je le hélai. Il me répondit qu’il avait perdu une partie de ses avirons, qu’il avait sa vergue brisée et que je m’approchasse moi-même, parce qu’il était en détresse. Craignant quelque fourberie, je fis prendre les armes, garnir les machines, et je l’approchai par un côté, tandis que l’Adonibal l’approchait par l’autre et le Cabire par derrière.
A un demi-trait d’arc, je vis le capitaine, debout à l’arrière, lever les bras au ciel, et je l’entendis s’écrier :
« Baal Chamaïm ! N’est-ce pas Magon que je vois ? »
Je jetai les yeux sur le capitaine et je ne pus retenir une exclamation.
« Par Astarté ! m’écriai-je, c’est mon cousin Ettbal ; les dieux soient loués de cette rencontre ! »
En un instant nous fûmes sur le gaoul désemparé et nous passâmes une remorque à nos compatriotes. Un moment après, Ettbal était à bord et dans mes bras.
« Magon, mon cher Magon, mon bon frère ! s’écriait-il sans cesse. Te voilà donc, et voilà le bon Himilcon ! Tout le monde en Phénicie te croyait mort et perdu ! Par tous les dieux, c’est un miracle manifeste d’Astarté ! et il faut que ce soit vous qui me sauviez du péril ! »
Là-dessus, Ettbal m’embrassait encore, puis mettait ses deux mains sur mes épaules pour bien me regarder.
« Est-ce bien toi ? s’écriait-il. Et par quelles prodigieuses aventures te trouves-tu en ces parages ?
— Tout d’abord, lui dis-je, informe-moi en quels parages je suis, car je l’ignore moi-même. »
Ettbal me regarda, de l’air le plus surpris du monde.
« Tu ignores où tu es ! s’écria-t-il. Te ris-tu de moi ?
— Aussi vrai que nous ne buvons que de l’eau depuis deux mois, dit Himilcon, aussi vrai que nous avons bu de l’huile de poisson, et tenu le soleil à notre gauche, et perdu les Cabires de vue, nous ignorons absolument où nous sommes !
— Tout ce que dit Himilcon est scrupuleusement vrai, » ajoutai-je.
Ettbal hocha la tête. Il pensait certainement avoir affaire à des fous.
« Vous avez tenu le soleil à votre gauche ! dit-il d’un air stupéfait. Et vous avez perdu les Cabires de vue ?
— Oui, répétai-je ; mais par tous les dieux ! informe-nous dans quels parages nous sommes et d’où tu viens !
— Voilà qui est merveilleux, balbutia Ettbal, de trouver Magon à deux jours de navigation des bouches de la mer des Roseaux, à six jours d’Ophir, venant du sud quatre ans après qu’il est parti à l’ouest pour Tarsis, et de l’entendre dire qu’il ne sait pas où il est ! »
Je poussai un cri de joie.
« Ah ! m’écriai-je en battant des mains, j’avais donc raison ! Asdrubal, Amilcar, Himilcon, Gisgon, avais-je raison ? Et toi Hannon, et toi Hannibal, et toi Chamaï, me croyez-vous à présent ? Et quand nous partîmes des Iles Fortunées n’étais-je pas sur la bonne route de l’Égypte ? »
Cette fois, Ettbal me crut complétement fou.
« Qu’est-ce que les Iles Fortunées ? murmura-t-il.
— Et qu’est-ce que l’île Preudayn, et les îles de l’Étain, et le fleuve des Souomi, et le Chariot des Dieux ? s’écria Himilcon, triomphant. Ah ! vous autres caboteurs, vous autres côtiers, vous croyez connaître les choses ? Mais vous n’êtes que des navigateurs de rivière montés sur des coquilles de noix ! Il faut laisser la connaissance de la mer à des hauturiers comme nous ! »
Cette fois, Ettbal se fâcha tout rouge. C’était un bon marin, un vrai Sidonien, et les poissons de mer de Sidon n’aiment pas qu’on se moque de leur navigation.
« Que dis-tu, pilote de malheur, borgne détestable ? s’écria-t-il. Appelles-tu caboteur un homme qui fait le voyage d’Ophir ? Nommes-tu coquilles de noix des navires comme ce mien gaoul ici ? Qui appelles-tu donc un hauturier, si ce n’est moi ?
— Ha, ha, ha ! fit Himilcon en éclatant de rire. Il se croit un hauturier et il ne connaît même pas l’archipel d’Armor !
— Cesseras-tu de dire des mots en grimoire ? s’écria Ettbal ; es-tu déjà ivre aujourd’hui, ivrogne au regard louche ?
— Hélas ! dit Himilcon, rappelé cette fois à la triste réalité ; hélas ! bon Ettbal, si tu as quelque peu de vin à ton bord, tu ferais mieux de m’en donner ou de m’en vendre que de m’injurier ; car je veux que la première gorgée que je boirai m’étouffe, si j’ai bu autre chose que de l’eau depuis deux longs mois ! »
Je mis un terme à la discussion d’Ettbal et du pilote.
« Crois-moi, mon cher cousin, lui dis-je, nos aventures sont si extraordinaires que tout ce que nous te disons peut te paraître bizarre ; mais nous ne sommes pas fous. Et pardonne aussi Himilcon : après ce que nous avons enduré, nous avons bien le droit de nous vanter un peu. »
Aussitôt le bon Ettbal, oubliant sa colère, embrassa cordialement Himilcon, et pour lui prouver qu’il ne lui gardait pas rancune, il fit tirer de son vaisseau une outre du meilleur vin. Himilcon la saisit dans ses bras, et l’élevant vers le ciel :
« Dieux cabires, dit-il d’un ton pénétré, je vous la consacre. Je vais la répandre en libations à votre honneur ! Seulement je verserai les libations dans l’intérieur de mon gosier. »
A ces mots, il porta l’outre à sa bouche et en tira une si longue gorgée, qu’il semblait à Hannibal, à Gisgon, à Jonas et autres amis du bon vin qu’elle ne finirait pas ce jour.
« Hannibal, s’écria Himilcon, ôtant l’embouchoir de l’outre de sa bouche, Hannibal, il est d’Arvad !
— Victoire ! cria le bon capitaine en arrachant l’outre des mains de Gisgon qui s’en emparait déjà.
— Patientez, dit Ettbal en riant, patientez. Il y en aura pour tout le monde ! Je porte justement un chargement de vin à Ophir.
— Je ne te quitte plus, alors ! s’écria Himilcon. Mon œil et mon gosier sont à toi. »
XXI
Cependant le vent s’était calmé. Ettbal nous donna la direction ; le Cabire a prit en tête, et notre flottille fila joyeusement vers la côte d’Ophir, remorquant le gaoul de mon cousin. Ettbal fit servir sur l’arrière de l’Astarté un vrai festin, un festin phénicien. A nos matelots, il fit distribuer fromages, olives, figues et raisins secs, et double ration de vin. Nous-mêmes nous assîmes sur des tapis qu’il fit prendre dans son navire, car les nôtres étaient usés ou vendus, et pour la première fois depuis des années nous mangeâmes joyeusement les mets de Tyr et de Sidon, en buvant le vin de Byblos et d’Arvad. Notre cœur se dilatait d’aise. Bien des fois je vidai et je remplis ma coupe. Enfin, je dus céder aux instances d’Ettbal et commencer le récit de nos aventures, qui dura jusque dans la nuit.
Quand j’eus fini, Ettbal, qui avait écouté en silence, leva les mains vers le ciel étoilé de constellations amies.
« Par Astarté ! par tous les dieux ! s’écria-t-il, je suis stupéfait d’admiration et ton récit mérite d’être écrit en lettres d’or. Nous avons reçu tes chargements et messages venant de Gadès, mais depuis ce temps nous te croyions perdu sur l’Océan. Que de merveilles n’as-tu pas vues ! Quant au scélérat Bodmilcar, personne n’a entendu parler de lui. Sans doute, les dieux justes l’auront fait périr ! »
Je fis présent à Ettbal de plusieurs belles perles qu’il ne voulait pas accepter, mais je le décidai à le faire. Puis, comme le gaoul n’était avarié que dans ses manœuvres et non dans sa coque, et que le temps était favorable et la route facile et connue, nous allâmes tous prendre le repos dont nous avions besoin.
« Capitaine Ettbal, dit Himilcon en se levant de bon matin, t’es-tu déjà battu en ce présent voyage ?
— Non, lui dit Ettbal surpris. Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Eh bien, lui dit Himilcon, cela ne va pas tarder à t’arriver. Avec nous, il pleut des coups. Nous ne pouvons mettre le pied en aucun endroit qu’il ne s’y rencontre quelque bagarre. Nous attirons aussi sûrement les batailles que les caps attirent les gros temps. Quand nous ne nous battons pas contre les hommes, nous nous battons contre les bêtes, et quand nous sommes en paix avec les bêtes, nous sommes en guerre avec la mer. Ainsi, prépare ton cœur, tes bras, et tes armes. »
Ettbal se mit à rire.
« J’espère, dit-il, que vous êtes à la fin de vos traverses, que nous ferons pacifiquement ensemble le voyage d’Ophir et que nous reviendrons paisiblement. A ce propos, capitaine Magon, sur quels objets d’échange comptes-tu à Ophir ? Car c’est précisément de là que viennent l’or et l’étain, mais non toutefois en si grandes quantités que tu en apportes.
— Comptes-tu pour rien, lui dis-je, ma pierre précieuse du Nord, l’ambre, produit de la mer brumeuse ? Avec une petite portion de mon ambre, je prétends acheter encore des épices, et des aromates, et du bois de santal, et des paons, et des singes, et toutes les merveilles qu’on voit en Ophir. »
Après six jours de navigation le long des côtes rocheuses de l’Arabie, nous entrâmes dans le port de Havilah, ville principale du royaume d’Ophir et de Saba. Ce port n’a point de quai, ni de défenses, ni d’arsenaux comme ceux des Phéniciens ; mais c’est un bon port de commerce et bien abrité. Tout autour est bâtie la ville, en amphithéâtre sur les hauteurs avoisinantes. Ses maisons blanches à terrasses ou à dômes bruns et rouges, entremêlées de bouquets de palmiers, produisent sur le ciel bleu le plus heureux effet. Parmi les maisons, on voit les dômes de temples tout dorés ou revêtus de bronze qui jettent un éclat éblouissant. Le palais de la reine du pays est bâti au bord de la mer, car cette reine s'intéresse fort aux choses de la navigation ; c’est à la mer d’Ophir qu’elle doit sa prospérité, quoique ses habitants ne naviguent pas eux-mêmes ; mais leur ville est l’entrepôt entre l’Inde lointaine et nos propres contrées.
Le palais de la reine est bâti en bois de cèdre et garni de grillages et de balcons à jour. Il est tout éclatant de peintures et d’incrustations précieuses, et orné de voiles et de tentures d’étoffes bariolées et chatoyantes. C’est à ce palais merveilleux que je me rendis avec mon cousin et tous mes chefs : je voulais m’acquérir la bienveillance de la reine par un présent digne d’elle. Je réunis donc de beaux morceaux d’ambre que je plaçai dans une grande coupe en argent de Tarsis, et je me présentai au palais, où je frappai sur le grand tambour qui est à la porte, car c’est ainsi qu’on demande accès à la reine.
De la terrasse qui domine la mer, la reine avait vu nos vaisseaux entrer dans le port, et nous-mêmes arriver au palais. C’est là qu’elle a coutume de s’asseoir sous un pavillon d’étoffes brochées, au milieu des princes, des dames et des ministres de son royaume. Elle ordonna qu’on nous fît entrer, et on nous conduisit par un jardin que nous ne pouvions nous lasser d’admirer. Les plantes aux fleurs éclatantes et au vaste feuillage, les eaux vives contenues dans les bassins, les pavillons tendus entre les arbres, les singes rares attachés par des chaînes d’or et grimaçant dans les branches, les oiseaux de l’Inde au plumage brillant et bariolé, les paons qui se promènent dans les allées en étalant leur queue chatoyante, tout, dans ce palais enchanté, est digne du royaume le plus riche de la terre.
« Ses yeux sont comme des lunes : que dis-je, comme des lunes ! Ce sont des soleils. L’arc de ses sourcils lance des flèches qui percent le cœur des mortels !
« Voici la reine dont la justice s’étend sur tous les êtres, celle qui a dompté et pacifié tout l’univers !
« Je chante ses bienfaits : que dis-je, ses bienfaits ! Plutôt les colliers qui enchaînent le cou des humains !
« Je baise ses doigts : que dis-je, ses doigts ! Plutôt les clefs des faveurs divines. »
Le soir même, la reine envoya des présents magnifiques, des provisions abondantes pour nos navires, des vêtements brodés pour les femmes qui étaient avec nous, et une tunique d’écarlate avec une ceinture d’hyacinthe et un baudrier brodé d’or et de perles pour Hannon.
Nous passâmes huit jours à Havilah, faisant nos échanges et admirant les curiosités de la ville. On y rencontre les peuples les plus divers, ceux qui viennent de l’Inde et de la Taprobane, ceux qui viennent de l’Éthiopie et ceux qui viennent des bouches de l’Euphrate. Les Sabéens eux-mêmes ressemblent beaucoup aux Juifs, aux Phéniciens et aux Arabes, sauf qu’ils sont plus petits de taille et plus bruns de visage, mais leur reine est très-blanche. L’or et l’étain qui existent dans ce pays viennent de l’Inde, ainsi que les paons, l’écaille et l’ivoire. Les épices, les étoffes précieuses et les vases de verre opaque viennent de plus loin encore, par l’Inde, de pays où personne n’est jamais allé. On m’a dit qu’il fallait deux ans pour y aller, en partant de l’extrémité de l’Inde.
Le jour de mon départ, je me présentai devant la reine.
« Magon, me dit cette grande souveraine, tu sauras qu’il y a dix-huit mois, le vieux roi David qui t’avait envoyé en Tarsis est mort. Son successeur est un jeune roi, son fils, qui s’appelle Salomon, de la puissance et de la sagesse duquel on me dit des choses merveilleuses. Il domine jusqu’au golfe d’Élam, sur la mer des Roseaux, où il possède le port d’Hetsion-Guéber. Je veux entrer en amitié avec ce grand roi, et je te chargerai pour lui d’un présent digne de lui et de moi-même.
— Votre volonté est ma loi, répondis-je.
— Mais d’abord, me dit-elle, si tes gens et tes navires, et toi vous n’êtes pas trop fatigués, veux-tu faire un voyage à mon service ?
— Quel est-il, ô reine ? demandai-je.
— J’ai appris que le roi de Babylone, d’Assur et d’Accad marche avec une puissante armée, pour soumettre les peuples de l’embouchure de l’Euphrate, qui se sont révoltés contre lui. Tu lui porteras des lettres et des présents et tu le salueras de ma part.
— Je le ferai volontiers, ô reine ! répondis-je, d’autant que le voyage d’ici à l’embouchure de l’Euphrate n’est pas des plus longs, ni des plus difficiles.
— Va donc, dit la reine en souriant, et je te récompenserai comme il convient. »
Je me prosternai devant elle, et je sortis vers les miens. Une heure après, je m’embarquai, après avoir pris congé d’Ettbal, qui retournait à Sidon par Hetsion-Guéber et le canal du Pharaon.
XXII
Comment le général des Assyriens trouva Bicri trop lourd.
Un mois d’une navigation facile me conduisit à l’embouchure de l’Euphrate, après que j’eus relâché chez les Arabes, et sur la côte des Gédrosiens ichthyophages qui est en face. Chamaï et ses gens, auxquels j’avais annoncé la mort de leur roi, prirent le deuil pendant huit jours, déchirant leurs habits et jeûnant en son honneur, et ne se peignant ni la barbe ni les cheveux. Après quoi ils se lavèrent, firent un festin et se réjouirent en l’honneur du nouveau roi.
J’entrai dans le fleuve, et de bon matin j’arrivai à la petite ville consacrée au dieu Oannès, qu'on rencontre d’abord dans les terres. Cette ville, construite en briques comme toutes celles des bords de l’Euphrate, car la pierre manque absolument dans ce pays, est fortifiée d’une enceinte circulaire faite de briques crues et cuites, séparées par des lits de bitume. Des forêts s’étendent sur sa droite, débris des immenses forêts de Mésopotamie, où l’éléphant vivait encore il y a trois cents ans, à ce que m’ont assuré des gens savants de ce pays. Sur l’autre rive s’étalent, à perte de vue, les champs cultivés et couverts de moissons et de pâturages. En amont, et des deux côtés du fleuve, on voyait des centaines et des centaines de tentes dressées au milieu des moissons ou adossées à la forêt. De longues files de chevaux étaient entravées à des piquets, et la fumée de feux innombrables montait en colonnes bleuâtres vers le ciel. Des barques et deux grands navires de construction phénicienne étaient amarrés à la berge. Des vedettes à cheval, la lance au poing, l’arc et le carquois sur la cuisse, étaient placées sur les rives, et plus loin, les moissons, les prairies et la lisière de la forêt fourmillaient de soldats.
« L’armée des Assyriens ! s’écria Himilcon ; voilà l’armée des Assyriens, là-bas !
— Ah ! dit Hannibal en se frottant les mains, je revois donc enfin une vraie armée, et un vrai camp, et de la cavalerie ! Loué soit Nergal, dieu de la guerre, et le seigneur des armées ! Quel beau spectacle ! L’assiette de ce camp est bien choisie et les tentes heureusement disposées, et les troupes me paraissent habilement réparties. Je veux savoir qui sont les chefs, et visiter leurs divisions, milliers, centaines et dizaines. »
Des cris rauques interrompirent l’effusion d’Hannibal. Des cavaliers galopèrent sur la berge à notre rencontre, posant la flèche sur la corde de l’arc. Ils nous crièrent en chaldéen de nous arrêter et de dire qui nous étions. Je montai sur la proue du navire et je répondis poliment à leur demande.
« C’est bon ! nous cria celui qui paraissait être leur chef. Attendez ici ! Je vais aller consulter le chef de mon millier. »
Il partit à fond de train dans la direction du camp, et revint, un quart d’heure après, précédant une autre troupe de cavaliers à la tête de laquelle trottait un grand gaillard armé de pied en cap d’une cotte de mailles, de grèves de mailles, d’un casque à gorgerin de mailles et la lance au poing.
« Beau cavalier ! dit Hannibal. La cavalerie des Assyriens est magnifique.
— Je le reconnais volontiers, dit Chamaï ; mais en ce qui concerne l’infanterie, je demande la première place pour celle de Juda. »
« Holà ! cria-t-il d’une voix forte ; que vos chefs descendent à terre, et me suivent pour implorer la miséricorde de notre roi et déposer leur demande aux pieds de notre général, Balazou.
— Voilà un général qui a un beau nom, » observa Hannon.
Effectivement, Balazou, en langue chaldéenne, signifie « le Terrible ».
Je pris les lettres de la reine de Saba et je descendis à terre, accompagné d’Himilcon, d’Hannon, d’Hannibal, de Chamaï et de Bicri. Huit matelots derrière moi portaient le présent de la reine.
Le chef chaldéen nous reçut d’un air rogue. C’était un homme de bonne taille, corpulent et lourdement membré, le teint vermeil, la figure large, la mâchoire forte, l’œil gros et à fleur de tête, la barbe épaisse et frisée, comme sont tous ses compatriotes carduques et chaldéens. Il était d’ailleurs, comme eux, insolent, brutal et grossier.
« Allons, vous autres gens de mer, dit-il, marchons et allongez le pas. Je n’aime pas retenir la bride à mon cheval. »
Nous suivîmes le cavalier chaldéen, escortés par la troupe de ses soldats. Bientôt nous passâmes au milieu d’un parc de chariots de guerre, puis devant un camp d’Assyriens de Mésopotamie, gens de pied armés de longues lances et de masses d’armes, et pour le visage, semblables aux gens de Juda. Plus loin, nous vîmes la troupe farouche des Mèdes récemment soumis à l’empire de Ninive et de Babylone ; ces Mèdes, dont les pères conquirent autrefois Ninive et lui donnèrent des rois, nous regardaient passer en faisant de grossières plaisanteries dans leur langue. Ce sont des hommes à la structure trapue, à la tête ronde, à la barbe clair-semée et à l’œil oblique. Armés d’épées suspendues à un baudrier et d’arcs courts, mais très-forts, leur troupe est redoutable. A côté des Mèdes s’agitaient des Arabes, venus avec leurs chameaux. Ces Arabes, demi-nus et criards, font aussi partie du contingent des rois d’Assyrie. Au milieu d’eux, je reconnus des marchands d’esclaves madianites et plusieurs Phéniciens qui suivent partout les armées comme fournisseurs, et aussi pour acheter aux soldats le butin de guerre et les esclaves.
Nous nous arrêtâmes au milieu d’un camp de cavaliers chaldéens, devant une grande tente ronde couverte de belles étoffes. Des Carduques à pied la gardaient, la masse d’armes ou l’épée au poing. Ils étaient armés de demi-cuirasses, de jambières, de casques empanachés et de boucliers ronds. C’était la tente du « Terrible ».
« Entrez, nous dit le chef de milliers d’un air goguenard ; entrez, gens marins, et tâchez que le Terrible vous reçoive bien. Peut-être, en votre honneur, sortira-t-il de ses humeurs. »
Là-dessus, le Chaldéen éclata bêtement de rire, fit caracoler son cheval, et partit au galop, suivi de ses hommes.
« Holà ! cria derrière lui Chamaï furieux ; holà ! grossier brutal, est-ce ainsi qu’on parle à des capitaines ? Les quitte-t-on sans les saluer ? sommes-nous moins que toi ? »
Mais le Chaldéen ne l’entendit pas. Il était déjà loin.
Les soldats carduques nous considéraient attentivement, échangeant entre eux des réflexions à voix basse. Les riches vêtements d’Hannon, présent de la reine de Saba, attiraient surtout leurs regards.
« C’est toi qui es le chef ? dit l’un d’eux à Hannon.
— Non, le voici, » répondit Hannon en me désignant.
Or j’étais vêtu de mes vieux habits de bord, usés et fripés par la mer.
Les Carduques me regardèrent avec surprise, et pensèrent tout de suite à quelque déguisement, car, chez eux, l’autorité ne va pas sans le luxe des armes et des habits.
« Et vous venez voir le Balazou ? reprit le soldat.
— Nous venons le voir, » répondis-je.
Le soldat pénétra sous la tente en courbant le dos et ressortit un instant après.
« Entrez, » dit-il.
J’entrai hardiment, suivi des miens.
Au fond de cette tente très-vaste, et où se trouvaient déjà de nombreux chefs et esclaves, un homme magnifiquement vêtu, mais sans armure, était assis ou plutôt vautré sur un lit de repos. Des gardes armés se tenaient à ses côtés, et devant lui deux échansons présentaient des coupes de vin dont il ne paraissait guère avoir besoin, car il était parfaitement ivre. C’était le Balazou.
Nous nous inclinâmes profondément devant lui, à l’exception du seul Bicri. J’avais déjà maintes fois remarqué que le jeune archer avait ses idées à lui et n’en faisait guère qu’à sa tête.
Le Balazou, repoussant un des échansons debout devant lui, nous considéra attentivement. C’était un homme de haute taille, la barbe abondante et bien frisée, les cheveux reluisants d’essences, la mâchoire lourde et les lèvres épaisses. Il était vêtu d’une robe rouge à ramages et à broderie et d’une tunique frangée. Sa masse d’armes, terminée par une tête de bœuf, était déposée sur le lit à côté de lui. Il nous regardait en clignant des yeux, en hochant la tête et en faisant toutes sortes de mines. Voyant cela, ses gens ricanaient et l’imitaient pour lui faire leur cour. Nous gardions le silence, attendant qu’il parlât.
A la fin, il se décida.
« Holà ! cria-t-il d’une voix avinée, qu’on me saisisse ces deux grands-là et le jeune homme armé d’un arc, qu’on leur donne vingt-cinq coups de fouet et qu’on les enrôle ensuite parmi mes archers : ils sont bien faits et de bonne mine ! »
Je restai si stupéfait que je ne sus que répondre. Hannibal fit un pas en avant, les poings serrés et regardant le Balazou avec des yeux enflammés. Mais le Balazou ne s’en aperçut pas.
« Quant à celui qui a un baudrier d’or, continua-t-il, qu’on le dépouille nu comme un ver et qu’on le mette avec mes esclaves. Et quant au vieux borgne et à l’autre rabougri, qu’on me les pende ou qu’on leur coupe la tête ; cela m’est égal !
— Hein ? s’écria le premier Himilcon ; c’est moi, pilote Sidonien, que tu appelles vieux borgne ? Et c’est le fameux amiral Magon que tu appelles vieux rabougri ? »
Le Terrible partit d’un éclat de rire.
« Allez, dit-il, et empoignez-moi ces gens-là. Faites comme j’ai dit ! »
Plusieurs hommes s’avancèrent sur nous. Le Balazou prit la coupe des mains d’un de ses échansons, la vida d’un trait et la lui jeta à la face.
Un Chaldéen leva la main sur moi : je le repoussai rudement. En même temps, je vis Himilcon dégainer son coutelas. Hannibal se jeta sur l’homme qui venait pour le saisir, et le frappant des deux poings, à la manière des Kymris de Preudayn, au visage et dans les yeux, il le terrassa sur place. Chamaï, imitant les Celtes d’Armor, fondit sur un autre la tête baissée, et d’un furieux coup de tête dans le creux de l’estomac l’envoya rouler contre la paroi de la tente, où il resta étendu comme un homme mort. Mais Bicri, l’agile Bicri, plus leste et plus réfléchi que les autres, bondit comme chat, retomba sur le lit de repos du Balazou étendu, lui mit le genou sur la poitrine, et d’une main le saisissant par la barbe, de l’autre il tira son couteau et lui porta la pointe à la gorge.
« Bravo, Bicri ! s’écria Hannibal en mettant l’épée à la main. Bien joué, Bicri !
— Vive le roi ! cria Chamaï en se redressant l’épée haute. Tiens ferme, Bicri ! »
Hannon et moi dégainâmes aussi. Himilcon, saisissant un Chaldéen par le cou, le terrassa d’un de ces tours de main de matelot qui surprennent toujours les gens de terre.
Mes huit marins, voyant de quoi il retournait, posèrent leurs caisses à terre et dégainèrent tranquillement leurs coutelas.
« Faut-il le saigner ? me dit Bicri avec son flegme ordinaire.
— Attends un peu, répondis-je. Toi, Balazou, si tu cries, mon jeune homme te coupera la gorge ; et vous, gens de guerre, si vous appelez à l’aide, ou si vous faites un mouvement contre nous, votre chef est un homme mort.
— Restez calmes, restez calmes, restez calmes, ô guerriers ! » dit par trois fois le Terrible d’une voix moins avinée. Le couteau de Bicri le dégrisait quelque peu.
Les Chaldéens, soldats et esclaves, se rangèrent, d’un air effaré, contre les parois de la tente. Bicri se mit à siffler la chanson de Benjamin et posa l’autre genou à côté du premier, sur la poitrine du Balazou.
« Tu m'étouffes, jeune homme, dit le Balazou d’une voix étranglée. Laisse-moi ; ce que je disais n’était qu’en plaisantant.
— Oh ! je t’étouffe, dit Bicri, ce n’est pas vrai. Je ne suis pas lourd.
— Par Nitsroc ! râla le Terrible, laisse-moi. Tu auras une splendide récompense. Je te ferai riche pour la vie.
— C’est l’affaire de l’amiral Magon, répondit Bicri. Ici comme à son bord, c’est lui qui est maître après Dieu.
— Allons, laisse-le un peu respirer, » dis-je à Bicri.
L’archer remit les pieds par terre, mais sans lâcher la barbe du Balazou et sans bouger son couteau. Le Terrible souffla bruyamment. Sa figure était pâle et moite de sueur. Il était tout à fait dégrisé.
« Chef de ces gens, dit-il d’une voix dolente, où es-tu ?
— Me voici, répondis-je.
— Oui, voici le rabougri, ricana Himilcon ; et moi, le vieux borgne, je suis son pilote. Et nous revenons du pays des Souomi, où on boit de l’huile de poisson, et nous avons fait le tour de la Libye tout exprès pour te couper la gorge. Cela t’apprendra à te griser sans rien offrir aux autres, entends-tu, homme de rien ! »
Disant ces mots, Himilcon arracha des mains d’un échanson la coupe pleine qu’il tenait, la vida d’un trait et la jeta au nez du Balazou.
J’arrêtai le bras d’Himilcon.
« Silence, pilote ! lui dis-je. Le seigneur Balazou a fait quelque méprise et ignore qui nous sommes. Ne venons-nous pas apporter des présents à son roi ? Ne sommes-nous pas ses serviteurs ? »
Le Terrible fit un furieux soubresaut. Le couteau de Bicri lui égratigna quelque peu la gorge.
« Mon roi est illustre, cria-t-il à plein gosier ; mon roi est Binlikhous, deuxième du nom !
— Pas si haut, pas si haut, dis-je vivement.
— Et quand ton Binlikhous, deuxième du nom, serait troisième ou quatrième, dit Bicri en lui serrant le cou pour le maintenir, je te saignerai ici, si tu recommences à te trémousser et à crier si fort.
— Est-ce ainsi qu’on traite l’illustre amiral Magon, ajouta Hannibal, et des guerriers comme Chamaï et moi ?
— J’ai voulu rire, j’ai voulu plaisanter, dit le Terrible. Fais lâcher prise à ton jeune homme. Je te jure, par mes dieux, que je ne vous ferai pas de mal. N’as-tu pas confiance en moi ?
— Pas tout à fait, répondis-je en souriant. Il y aurait un moyen plus simple de nous entendre.
— Et lequel ? dit le Balazou. Parle, grand capitaine ! Parle, homme vaillant !
— As-tu jamais vu de vrais vaisseaux phéniciens, incomparable Balazou, serviteur du roi Binlikhous deuxième ? lui demandai-je ; des vrais vaisseaux phéniciens faisant le voyage de Tarsis ?
— Où veux-tu en venir, homme marin ? me dit le Terrible.
— C’est facile à comprendre, lui répondis-je. Tu vas venir visiter mes vaisseaux !
— Bien volontiers, s’écria le Chaldéen. Tout de suite, tout de suite.
— Doucement, lui répondis-je. En y allant, tu marcheras entre Hannibal et Chamaï, qui seront à tes côtés, l’épée nue pour te faire honneur. Et ton jeune ami Bicri marchera derrière toi, toujours pour te faire honneur. Et quand tu seras à mon bord, tu auras la complaisance d’y rester, jusqu’à ce que je me sois acquitté envers ton roi. Et souviens-toi de ce que te disait tantôt le jeune homme : que sur un navire phénicien, le capitaine est maître après les dieux.
— Je comprends, dit le Balazou en soufflant. Je comprends. Si j’appelle à l’aide jusqu’à tes navires, tu me feras poignarder, et quand j’y serai, tu me garderas en otage.
— Tout juste, mon cher ami, lui répondis-je. Tu as parfaitement compris.
— Tu es un habile homme et tes gens sont hardis ! soupira le Balazou.
— On a vu des petits rabougris et des vieux borgnes comme cela, dit l’incorrigible Himilcon. Dis donc, Balazou, ordonne donc à tes brutes de me donner encore une coupe de vin. »
Le Balazou ne répondit pas. Il ferma les yeux comme un homme qui réfléchit profondément.
« Oh ! ne te presse pas, dit Bicri en s’asseyant sur lui, prends toutes tes aises ; je ne suis pas fatigué.
— Jeune homme, s’écria le Balazou, qui décidément avait une profonde admiration pour les façons d’agir de Bicri, jeune homme, entre à mon service et je ferai ta fortune ! Tu es vaillant et tu me plais. Mais auparavant, ôte ton corps de dessus le mien, car tu es beaucoup plus lourd que tu ne crois »
Pour toute réponse, Bicri se mit à siffler une chanson des Kymris.
« Je m’amuse énormément, » dit Himilcon.
Après quoi, il arracha une outre de vin des mains d’un échanson et lui donna deux grands soufflets en échange.
« Voyons, dis-je, nous ne pouvons pas rester éternellement ici. D’un moment à l’autre quelqu’un peut entrer. Il faut te décider, Balazou. »
Le chef fit un mouvement. Bicri fronça le sourcil et appuya son couteau.
« Allons, dit brusquement le Terrible. Allons, vous êtes de braves gens. Après tout, c’est moi qui ai eu tort. Marchons ! »
Mes matelots ramassèrent leurs caisses. Hannibal et Chamaï se placèrent des deux côtés du Balazou, en lui dormant toutes les marques du respect le plus profond. Bicri le suivit en sifflotant, et nous accompagnâmes le cortége. Sur notre route les soldats se prosternaient devant leur général, ce qui me donnait intérieurement une forte envie de rire. Une demi-heure après, le grand Balazou mettait le pied sur le pont de l’Astarté, au milieu de mes matelots qui me saluaient cordialement, à la manière des marins phéniciens. Il n’avait pas prononcé une parole en chemin.
— Et il distribue double ration de vin à l’équipage pour payer sa bienvenue, ajouta Himilcon.
— Vivent le roi d’Assyrie et son général ! » crièrent nos matelots.
Le Terrible se mit à rire, quoiqu’il fût un peu pâle.
« Tu as là de braves gens sous tes ordres, capitaine, me dit-il. Et vous autres, vous aurez votre double ration, et des moutons, et des bœufs, et un présent en plus ! »
Les matelots acclamèrent encore une fois notre hôte forcé. Hannibal le salua poliment, Chamaï haussa les épaules et Bicri dit, sans se gêner, à son petit ami Dionysos :
« Cet homme que tu vois ici est un ivrogne, un brutal, un couard et un fou. Il commande à cinquante mille autres, qu’il conduit à coups de fouet.
— Ce ne sont pas des Hellènes alors, répondit Dionysos, car les Hellènes sont des hommes libres, qui ne se laissent pas donner de coups de fouet, ni commander par des hommes pareils. »
Le Balazou se mordit les lèvres.
« Vous êtes des gens étranges, et comme on en voit peu ici, dit-il. Les Phéniciens se mêlent d’ordinaire de leur commerce et non de juger les empires.
— Nous revenons de très-loin, dit Hannibal. Cela nous a changé le caractère.
— Si Adonibal, suffète amiral d’Utique et de Cartage, était ici, dit Himilcon, il t’apprendrait que les Phéniciens peuvent juger les empires. Mais tu ne connais pas Utique et tu ne sais pas où est Carthage. »
En ce moment, nous eûmes le spectacle d’une partie de l’armée assyrienne passant de la rive droite sur la rive gauche. Le fleuve était couvert de radeaux et de barques, sur lesquels on embarquait les chariots ; les chevaux suivaient à la nage, tenus par des hommes placés à l’arrière de ces embarcations. Les fantassins traversèrent sur des outres gonflées d’air. Tout cela se fit au milieu des cris et de la plus grande confusion. Quelques-uns se noyèrent. Sur une rive, les officiers, le fouet à la main, frappaient leurs hommes à coups de lanière pour les faire hâter. Sur l’autre, je vis des prisonniers qu’on ramenait devant un chef. Celui-ci était assis sur une espèce de trône, entre des gardes et des officiers. On porta d’abord devant lui les dieux et le butin de la ville capturée. Puis vinrent les prisonniers demi-nus, hommes, femmes, enfants, entourés de soldats qui les frappaient et les maltraitaient. Quelques-uns des hommes avaient des entraves, des chaînes et des carcans de bronze. La plupart avaient les coudes liés derrière le dos. On fit prosterner les principaux d’entre eux devant le chef, qui leur mettait le pied sur la nuque. Il faisait grâce à quelques-uns, et faisait couper, devant lui, la tête aux autres. Quatre furent accrochés par la poitrine sur des pieux aigus qu’on planta sur un tertre, à quelques pas de là.
Ce spectacle de désolation était vraiment affreux. Hannibal et Chamaï, habitués à voir de pareilles scènes dans leurs guerres, y prêtaient une médiocre attention. Mais Aminoclès et les Phokiens regardaient avec une véritable colère.
« Par Dzeuss ! s’écria le brave homme, si jamais une armée pareille fondait sur l’Hellade, tous les peuples hellènes se feraient tuer jusqu’au dernier homme, plutôt que de se laisser enlever leurs dieux et de souffrir qu’on les réduise eux-mêmes en esclavage. Heureusement l’Hellade est loin ! »
Ces Hellènes sont un peuple très-courageux, et qui tient, par-dessus tout, à sa liberté.
Pendant que le Balazou était à notre bord, il vint un messager du roi me demander qui nous étions. Je le lui expliquai convenablement. Il revint une heure après et m’ordonna de l’accompagner devant le grand Binlikhous.
Cette fois, je n’emmenai que le seul Hannon avec mes huit matelots. Hannon marchait à côté de moi, pensif et méditant dans sa tête quelque beau compliment pour le roi d’Assyrie. Mais il ne nous fut donné de voir la splendeur de ce fier souverain que de loin. A cent pas de lui, on nous fit arrêter et prosterner. Il était assis sous un bouquet d’arbres, tellement entouré de gardes, de porteurs d’éventails, de porteurs de parasols, d’échansons, de chasse-mouches et de toute sa pompe, que je ne distinguai d’abord que sa tiare étincelante de dorures, ses pieds nus chargés de pierreries et sa robe brodée et frangée. Dans ce rayonnement, je finis par voir sa tête, fort majestueuse, avec de longs cheveux bouclés et une grande barbe frisée.
Une double haie de soldats formait une avenue depuis nous jusqu’à lui. Des officiers vinrent chercher nos lettres et nos présents, et les portèrent au roi. On nous emmena ensuite, après nous avoir fait prosterner encore une fois, et on nous reconduisit à nos vaisseaux. J’y gardai toujours le Balazou, malgré ses impatiences.
« Pourquoi ne me relâches-tu pas, à présent ? me disait-il.
— Parce que je ne suis pas prêt à appareiller, lui répondis-je. Et tu tiens assez à ta vie pour comprendre que je tienne un peu à la mienne. »
Une heure après, on m’apporta dans une cassette en or les lettres du roi pour la reine de Saba. Quelques esclaves et soldats portaient aussi, pour moi et mes gens, un assez maigre présent en vivres et en étoffes. Mes préparatifs étaient terminés : je n’avais plus rien à faire en ce lieu désagréable et dangereux.
« Allons, Balazou, dis-je à mon hôte involontaire, le moment est venu de nous séparer. J’espère que nous nous quitterons en bons amis. »
Le Terrible respira, comme un homme qui sort d’une eau où il a failli se noyer.
« Je vois que tu es un homme de parole, dit-il.
— Est-ce que tu t’imaginais que je voulais te garder ? lui répondis-je en riant. Qu’est-ce que j’aurais fait de toi ?
— Oh ! dit le Terrible, un homme est un homme, et chacun aime se venger. Je t’avais fait bien peur, et j’avais été très-injuste envers toi. Tu me tenais, tu me lâches. C’est bien.
— Tu ne me lâcherais pas, toi, si tu me tenais, » repris-je à mon tour.
Le Balazou sourit.