Les aventures du jeune Comte Potowski, Vol. 1 (of 2): Un roman de coeur par Marat, l'ami du peuple
The Project Gutenberg eBook of Les aventures du jeune Comte Potowski, Vol. 1 (of 2)
Title: Les aventures du jeune Comte Potowski, Vol. 1 (of 2)
Author: Jean Paul Marat
Editor: P. L. Jacob
Release date: November 27, 2018 [eBook #58362]
Language: French
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UN
ROMAN DE CŒUR,PAR
MARAT,
L'AMI DU PEUPLE;Publié pour la première fois, en son entier, d'après le manuscrit autographe, et précédé d'une notice littéraire;
Par le bibliophile JACOB.
I.
PARIS,
CHEZ LOUIS CHLENDOWSKI.
8, RUE DU JARDINET.1848.
Imprimerie de Cosson, rue du Four-Saint-Germain, 47.
PRÉFACE.
L'authenticité de cet ouvrage inédit de Marat est incontestable: le manuscrit original, entièrement autographe, est resté, pendant plus d'un mois, exposé dans les bureaux du Siècle, où le public a été admis à le voir; il n'y avait pas de doute possible pour quiconque connaît l'écriture de l'auteur. Ce manuscrit, qui depuis dix ans était entré dans la bibliothèque de M. Aimé Martin, figure sous le no 713 du catalogue de cette précieuse bibliothèque et doit être vendu aux enchères publiques, le 25 novembre prochain.
La publication du roman de Marat, faite dans un journal, avait été réduite aux conditions de la presse périodique, c'est-à-dire tronquée et même altérée: le journal ne pouvait accepter certains détails, certaines scènes d'un genre un peu trop vif, qui eussent blessé peut-être la louable pruderie du feuilleton; mais le livre n'ayant pas de ces réserves timorées à garder avec ses lecteurs, nous avons jugé nécessaire de rétablir tout ce que le journal avait supprimé et de ne rien changer au style du manuscrit, sans toutefois en respecter l'orthographe bizarre et souvent incorrecte.
Il a fallu cependant se reporter au temps où l'ouvrage a été composé, pour conserver l'orthographe, alors usitée, des noms historiques et géographiques polonais: c'eût été commettre un véritable anachronisme, que d'écrire ces noms autrement qu'ils sont écrits dans tous les livres du XVIIIe siècle. Nous avons dû les laisser tels qu'on les avait francisés à cette époque où les relations avec la Pologne n'étaient pas assez fréquentes pour qu'on eût des idées justes et exactes à l'égard de ce pays. De là, une foule d'erreurs étranges dans le roman de Marat, qui prend quelquefois un nom d'homme pour un nom de ville et réciproquement. On n'eût pas corrigé ces fautes qui nous semblent si grossières aujourd'hui et qui existent dans la plupart des romans français contemporains, sans altérer le caractère de l'œuvre même. Il appartiendra aux éditeurs futurs d'apprendre à Marat la géographie de la Pologne, par exemple, et de rectifier le texte dans les notes. Quant à cette première édition, qui ne paraît qu'en 1847, Marat s'y montre aussi naïvement que si son roman eût été imprimé en 1775, à Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, avec la Nouvelle-Héloïse de J.-J. Rousseau.
Il est donc nécessaire, en le lisant, de se rappeler la date de la composition et le goût littéraire de ce temps-là, pour apprécier les qualités réelles de l'ouvrage, à travers les descriptions pittoresques, les dissertations sentimentales et les thèses philosophiques dont l'action est surchargée. On comprendra que l'apparition du Roman de cœur de Marat aurait été un événement dans la littérature lorsque la Nouvelle-Héloïse, Candide et le Sopha faisaient les délices de la société française, la plus polie et la plus spirituelle de l'Europe.
MARAT
PHILOSOPHE ET ROMANCIER.Il y a six ans à peine, Marat n'était pas tout-à-fait mort sous le poignard de Charlotte Corday, puisque sa sœur, Albertine Marat, vivait encore à Paris, fidèle héritière des idées et des doctrines de ce terrible Ami du Peuple.
Mademoiselle Marat semblait avoir recueilli en elle-même l'âme forte et passionnée de son frère, qu'elle pleurait sans cesse, comme si elle ne l'eût perdu que de la veille.
C'était une républicaine inflexible, que l'âge n'avait pas refroidie, que les événements n'avaient pas changée; vainement le Directoire, le Consulat, l'Empire, la Restauration et même la Révolution de juillet 1830 étaient venus successivement bouleverser ou métamorphoser la face du pays: elle n'y avait pas pris garde, semblable à une somnambule qui poursuit son rêve sans tenir compte des objets extérieurs, et qu'on n'éveille pas en sursaut, de peur de la voir tomber foudroyée; elle rêvait donc que l'esprit de 93 planait autour d'elle et que Marat veillait toujours sur son peuple.
Rien ne saurait rendre l'impression profonde et presque douloureuse qu'on éprouvait à entendre les prédications démagogiques de cette prêtresse de notre grande Révolution, et surtout l'éternelle oraison funèbre de son héros, de son dieu, de ce Marat qu'on ne nomme pas sans horreur et sans effroi.
Il faut l'avouer, elle ne nous montrait pas Marat tel que nous le connaissons, tel que l'histoire nous l'a couvert de boue et de sang; elle en faisait un être exclusivement vertueux, animé des plus purs sentiments de patriotisme, bon et généreux, que sais-je! simple et candide, un véritable philosophe enfin, qui avait mission de régénérer le monde, ou du moins la France.
On comprenait, à ce panégyrique prononcé avec une conviction solennelle, que le fanatisme sans-culotte avait pu comparer Marat à Jésus-Christ, l'Évangile au journal de l'Ami du Peuple, et composer une prière adressée sans doute à la guillotine, et commençant ainsi: O sacré cœur de Jésus! ô sacré cœur de Marat!
Cette vieille femme, à la physionomie dure et sévère, au regard fier et inspiré, à la parole ardente et audacieuse, survivait donc à son frère, d'effroyable mémoire, pour lui décerner une espèce de culte, pour lui refaire un panthéon dans la pauvre demeure où elle s'était retirée avec les reliques de celui qu'elle appelait hautement le martyr de la liberté, avec les livres, les papiers et les manuscrits de Jean-Paul Marat.
Bien des hommes curieux de s'instruire du passé, bien des esprits préoccupés de l'étude de cette Révolution si pleine de mystères, bien des vieillards qui avaient vu, bien des jeunes gens qui n'avaient fait que lire, allèrent alors interroger les souvenirs de la sœur de Marat et s'en retournèrent émus ou étonnés, n'osant porter un jugement de réprobation ou d'absolution sur les actes, sur le caractère de cet étrange Ami du Peuple.
Parmi ceux qui aimaient à remonter, pour ainsi dire, à la source de la Révolution et qui se trouvaient quelquefois réunis chez mademoiselle Marat, nous citerons seulement un penseur, un publiciste de grand mérite, M. Haureau, le savant et judicieux auteur de l'Histoire littéraire du Maine; un littérateur ingénieux, M. de Labédollière; un poète, M. Esquiros; un témoin éclairé et impartial des faits et gestes de la République et de ses enfants, M. le colonel Maurin, bien connu par la précieuse collection révolutionnaire qu'il ramasse depuis quarante ans; un écrivain distingué de l'école sentimentale de Bernardin de Saint-Pierre, M. Aimé-Martin, cet excellent homme qui vient de s'éteindre immortalisé par l'adieu de Lamartine.
Aimé-Martin était un esprit doux, tendre et honnête: il n'avait jamais tourné les yeux vers la période révolutionnaire que pour en détester les agents et que pour en plaindre les victimes. Le nom de Marat lui inspirait un invincible dégoût.
Eh bien! il surmontait ce dégoût, il le cachait même sous un air froid et poli, quand il se rendait chez la sœur du monstre, comme il le désignait avec une énergique indignation.
Qu'allait-il donc faire dans cette maison?
Aimé-Martin était, avant tout, bibliophile, autographile, amateur et collecteur de livres et d'autographes. Or, c'était aux manuscrits de Marat qu'il en voulait, et un jour (il fallut sans doute qu'Albertine eût bien faim, pour vendre la dépouille littéraire de son frère) il emporta sous son bras le volume autographe qui l'empêchait de dormir depuis qu'il en avait appris l'existence; un roman inédit, un roman de cœur, inventé, pensé, écrit par Marat: Les aventures du jeune comte Potowsky.
Une fois légitime possesseur de ce singulier trésor, Aimé-Martin se dispensa de fréquenter le petit club d'Albertine, qui mourut peu de temps après en distribuant les papiers du Sacré-Cœur de Marat.
Allez visiter l'intéressante collection du vénérable colonel Maurin, et vous y verrez les épreuves de journal que Marat corrigeait dans son bain lorsqu'il fut frappé par Charlotte Corday: ces épreuves ont été teintes de son sang; vous y verrez les couronnes civiques que le peuple décerna plus d'une fois à son défenseur; vous y verrez les portraits et les bustes qui furent un moment les idoles de la nation.
Quant au roman de Marat, recueil de 240 pages écrites de sa plus jolie écriture, avec ses fautes d'orthographe ordinaires, il fut revêtu d'une charmante reliure janséniste en maroquin noir par un habile artiste, Niédrée ou Bauzonnet, et il demeura caché dans la bibliothèque d'Aimé-Martin jusqu'à sa mort. C'est dans cette bibliothèque que nous sommes allés le chercher pour le mettre en lumière.
Aimé-Martin s'était toujours refusé à publier cet ouvrage remarquable à différents titres, malgré nos instances: il nous permit, toutefois, de l'examiner, et nous en signala même les passages les plus singuliers.
Il voulait, disait-il, avoir seul le privilége de connaître, de conserver le véritable Marat, Marat philosophe, Marat sentimental, Marat écrivain, Marat romancier.
—Il y a eu deux Marat, nous disait-il avec cette originalité de causerie fine et spirituelle qu'on se plaisait tant à écouter chez lui et chez Charles Nodier: le Marat que tout le monde sait, l'affreux, l'exécrable pourvoyeur de la guillotine, qui demandait cinq cent mille têtes pour orner son autel de la patrie, je n'en parlerai pas; je voudrais croire, pour l'honneur de l'humanité, qu'un pareil scélérat n'a jamais vécu; mais l'autre Marat, dont personne aujourd'hui ne soupçonne l'existence, celui qui fut l'élève et l'admirateur de Jean-Jacques Rousseau, l'ami de la nature, ce qui vaut mieux que d'être à sa façon l'Ami du Peuple, le savant auteur de plusieurs découvertes dignes de Newton dans la chimie et la physique, l'écrivain énergique et coloré qui a fait un livre de philosophie digne du philosophe de Genève…
—Et c'est Marat qui a fait tout cela? interrompis-je; j'avouerai n'avoir rien lu de lui, excepté quelques hideuses citations de son journal.
—Le journal du second Marat? mais le premier n'a écrit que des ouvrages scientifiques, philosophiques et littéraires; le premier était médecin des gardes-du-corps du comte d'Artois; il mourut ou plutôt il disparut à la fin de l'année 1789 pour faire place à son odieux homonyme.
—Je les ai beaucoup connus l'un et l'autre! reprit Nodier, qui se trouvait là, et qui avait la manie de se faire contemporain de tous les acteurs de la Révolution, qu'il ne vit pas même passer devant son berceau. Mais il me semble que le bourreau devait être fils du médecin, et que celui-ci, en coupant des têtes de grenouilles pour ses expériences de physique, avait enseigné au second à couper des têtes d'hommes.
—Ne parlons pas de ce cannibale, repartit Aimé-Martin; mais de l'autre, tant qu'il vous plaira. C'était une belle âme qui s'ouvrait à tous les sentiments nobles et généreux; il prit Rousseau et Montesquieu pour modèles: il eût mérité de se placer à côté d'eux, comme moraliste, comme écrivain. Par malheur, il osa s'attaquer à la secte des philosophes, à Voltaire surtout, à Helvétius, à Diderot: il fut écrasé ou plutôt étouffé dans l'obscurité. Je ne doute pas que l'injustice de ses contemporains à son égard ne l'ait poussé à changer de route et à s'éloigner de la scène des sciences et des lettres: «Siècle ingrat, dit-il alors, tu n'as pas voulu accepter le savant qui t'a révélé le vrai système de la lumière, des couleurs, de l'électricité, le philosophe qui t'a appris ce que c'est que l'homme; eh bien! tu accepteras avec épouvante le vampire qui boira le meilleur de ton sang!»,
—Je ne me suis pas encore rendu compte, dit Charles Nodier, de la transformation du royaliste en démagogue furieux, de l'élève de Rousseau en séïde de Danton; il y a, entre ces deux personnages, une solution de continuité immense que je voudrais m'expliquer.
—Dites-moi seulement, répliquai-je, vous qui avez connu le premier Marat, s'il était aussi laid, aussi repoussant que le second?
—Il n'était pas laid, puisqu'il était aimé et amoureux, objecta Nodier.
—Marat a été aimé par une femme! m'écriai-je.
—Assurément, dit Aimé-Martin; celui qui a répandu son cœur dans ce roman, était inspiré par une passion véritable, comme Rousseau composant la Nouvelle Héloïse.
—Voilà de quoi réhabiliter Marat, repris-je; malheureusement on n'y croira pas.
—Oui, si le manuscrit autographe n'était pas là, si l'on n'avait pas d'ailleurs le traité De l'Homme, rempli de tableaux voluptueux et d'images gracieuses.
—En vérité, vous me donnez goût à étudier votre Marat, et s'il se peut faire, nous lui rendrons la place qui lui appartient parmi les philosophes et les écrivains français.
Je me mis à l'œuvre, et je commençai par lire le roman posthume que me confia Aimé-Martin: je crus relire la Nouvelle Héloïse, et par intervalles, à ma grande surprise, les Amours du chevalier de Faublas. Je compris alors comment Marat, après sa métempsychose, gardait tant de haine contre Louvet: c'était sans doute jalousie de métier.
Je fus donc amené sans répugnance à rechercher et à lire tous les ouvrages du premier Marat, et j'y trouvai, comme Aimé-Martin me l'avait annoncé, le savant profond et hardi, le philosophe sagace et intelligent, le moraliste sensible et passionné, l'écrivain pittoresque, assez élégant, mais peu correct; enfin, ce que Nodier ni Aimé-Martin n'eussent pas reconnu, le législateur sage et humain.
Ce sont ces découvertes assez inattendues que je voudrais démontrer au plus incrédule, en publiant pour la première fois ce roman inédit, qui, quoique signé par Marat, ne serait peut-être pas désavoué par l'auteur de la Nouvelle Héloïse.
La jeunesse de Marat s'est passée dans l'étude et la méditation.
«Il paraît, dit Fabre d'Églantine dans le Portrait de Marat, que les premières années de sa vie se sont écoulées à la campagne ou dans les lieux simples et retirés: c'est là que la bonté de son naturel s'était développée et consolidée par l'aspect de la nature et des hommes les plus rapprochés d'elle et par l'influence d'un état de mœurs simples et paisibles.»
Il était né comme Jean-Jacques, au pied des Alpes, à Baudry, petit village de la principauté de Neufchâtel, et avant d'étudier l'homme, il avait étudié la nature.
Ses ouvrages sont tout parsemés de descriptions champêtres qui ne feraient pas mauvais effet dans Émile ou dans les Promenades d'un penseur solitaire; par exemple:
«A la vue d'une belle campagne, dont le soleil nuance l'émail, de ses rayons changeants, à la fin d'une journée sereine, on ressent un plaisir secret qu'on goûte rarement ailleurs. La verdure de la prairie, le doux parfum des fleurs, le chant harmonieux des oiseaux et la fraîche haleine des zéphirs portent insensiblement la gaîté dans l'âme: on sent couler une douce paix dans le cœur; on éprouve une espèce d'enchantement involontaire auquel presque personne ne résiste. Autant la vue d'un charmant séjour est propre à nous inspirer la joie, autant la vue d'un affreux désert est propre à nous inspirer la tristesse. Des plaines sans gazon et sans fleurs, des arbres desséchés ou couverts d'un sombre feuillage, des masses énormes de rochers dépouillés de verdure et noircis par le temps, le bruit des torrents qui se précipitent avec fracas du haut des montagnes, mêlé au croassement des corbeaux et aux cris lugubres des aigles, objets affreux qui font passer la tristesse dans l'âme par tous les sens!»
Le Marat qui a tracé ce tableau agreste dans le Traité de l'Homme, liv. III, est-il bien le même que ce Marat qui, après avoir dit dans son Appel à la Nation en 1790: «Quelques têtes abattues à propos arrêtent pour longtemps les ennemis publics!» et dans son placard C'en est fait de nous: «Cinq à six cents têtes abattues vous auraient assuré repos, liberté et bonheur!» demandait cinq cent mille têtes deux ans plus tard?
Il aimait les fleurs, les ruisseaux, les zéphyrs au souffle lascif, ce bon M. Marat, médecin des gardes-du-corps de Monsieur. «Personne plus que moi n'abhorre l'effusion du sang, s'écrie l'Ami du Peuple dans son adresse aux Patriotes français, placardée dans Paris le 10 août 1792; mais, pour empêcher qu'on en fasse verser à flots, je vous presse d'en verser quelques gouttes!»
Saint-Lambert et Roucher, dans leurs poèmes, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, dans leurs ouvrages moraux, Gessner et Florian, dans leurs idylles, nous ont répété cent fois que l'homme vertueux était l'amant de la nature. Ils avaient compté sans Marat, l'Ami du Peuple.
Celui-ci aimait tant la nature, qu'il se regardait comme le plus vertueux des Génevois: «Je respecte la vérité, j'adore la justice, et je ne veux que le bien!» s'écriait-il dans son Appel à la Nation; il avait conscience de sa vertu, puisqu'il en parlait à chaque instant: «Que l'homme honnête qui a quelque reproche à me faire se montre, écrivait-il dans sa Dénonciation au tribunal du public contre Necker, et si jamais j'ai manqué aux lois de la plus austère vertu, je le prie de publier les preuves de mon déshonneur!»
Cette vertu n'allait pas jusqu'à lui défendre d'employer la sensibilité de son cœur, peut-être même la sensualité de son organisation, avant que la politique en eût fait un fidèle époux, sinon une statue de marbre.
Le citoyen Ballin vante la sévérité des mœurs de Marat, dans l'oraison funèbre qu'il lui consacra sous le titre de: Marat, du séjour des immortels, aux Français!
Mais J. M. Henriquez, dans la Dépanthéonisation de Marat, patron des hommes de sang et des terroristes, publiée, il est vrai, après le 9 thermidor, ne craint pas de nous représenter Marat comme un libertin:
«Marat, adonné au plus crapuleux libertinage, avait pour déesse une de ces femmes vendeuses de voluptés, et qu'une loi sage ne peut avouer pour épouse légitime sans autoriser la subversion du corps social… Est-il vrai que Marat ait été marié? Est-il mort dans le concubinage? S'il était marié, que d'outrages faits à la foi conjugale!»
Marat n'était pas marié, mais il avait une maîtresse qui vivait maritalement avec lui, à l'époque de son assassinat.
Cette audacieuse maîtresse, que Marat ne s'est pas contenté de peindre en buste dans le roman des Aventures du jeune comte Potowsky, était devenue ce que deviennent toutes choses en vieillissant, décrépite et enlaidie; elle n'en était que plus attachée à Marat, qu'elle admirait autant qu'elle l'avait aimé et dont elle osait quelquefois s'approprier le redoutable nom.
Ce fut en signant femme Marat, qu'elle écrivit au baron de B… (Besenval), qui avait pris la défense de Necker, dénoncé par Marat au tribunal du public: «On peut vous mettre au nombre de ces petits roquets qui, ne pouvant plus aboyer par vieillesse, toussent, toussent, pour donner des preuves de leur existence.»
Le baron répondit en baron, très-poliment, en se félicitant de ce que son petit livre lui avait valu l'honneur de recevoir une lettre de madame Marat. Il ajouta pourtant en post-scriptum: «Quelques-uns de mes amis m'ont voulu soutenir que M. Marat n'était point marié… Qu'il ait une femme à lui ou à un autre, qui ait le droit de prendre son nom, ou qui ne fasse qu'en emprunter le droit, cela m'est égal.»
Cette femme, qui écrivait par la petite poste à un baron, ne savait pas lire, si l'on en croit Vincent Formaleoni, canonnier de Paris, auteur anonyme d'un Éloge de Jean-Paul Marat.
Ce Vincent Formaleoni nous apprend que Marat, décrété d'accusation et de prise de corps, poursuivi par les gardes nationaux du général Lafayette, ne dut sa liberté et son salut qu'au dévoûment d'une femme généreuse et sensible.
Est-ce la même qui s'intitula veuve Marat, quand l'Ami du Peuple ne fut plus là pour l'envelopper d'ombre et de mystère, et qui obtint sous ce titre une pension civique qu'elle dut moins à ses droits qu'à la munificence de l'Assemblée nationale?
«Enthousiaste de la liberté, dit Formaleoni, la femme forte avait conçu la plus haute idée des vertus de Marat. Une noble passion succéda aux sentiments de l'estime… L'hospitalité et l'amour furent assez ingénieux pour dérober Jean-Paul Marat aux poursuites de ses persécuteurs.»
On m'assure que l'amour et l'hospitalité représentent deux femmes qui étaient d'intelligence pour sauver Marat: mademoiselle Fleury, du Théâtre-Français, sous le nom de l'Hospitalité, et l'héroïne du roman, sous le nom de l'Amour.
L'Amour hérita de l'imprimerie et des manuscrits de Marat, qui ne lui laissa d'ailleurs qu'un assignat de vingt-cinq sous, comme le déclara fièrement Albertine Marat dans sa Réponse aux détracteurs de l'Ami du Peuple, où elle avouait que son frère avait été «obligé, pour exister, à accepter les sacrifices qu'a faits pour lui sa compagne.»
Compagne, maîtresse ou veuve, elle fut d'accord avec mademoiselle Marat pour publier les œuvres politiques de l'Ami du Peuple: cette édition devait former quinze volumes in-8o, y compris un ouvrage posthume intitulé l'École du citoyen.
Le prospectus parut seul, annonçant qu'on s'abonnait chez la citoyenne veuve Marat, rue Marat, no 30, au prix de cinq livres par volume de 480 pages; mais dès que le premier volume fut mis sous presse, Robespierre fit saisir, dit-on, le matériel de l'imprimerie et arrêta la publication comme dangereuse à son parti.
Ce prospectus est le dernier signe de vie qu'ait donné cette veuve Marat, qui s'était enfermée avec lui dans le souterrain fameux «où la pudeur serait superflue» selon l'auteur du Panégyrique de Marat, imprimé en l'an III; cet auteur malicieux a prétendu que Charlotte Corday avait puni Marat de ses insolentes privautés, Marat qui allait «sautillant de nymphe en nymphe, et qui aimait à nager dans des torrents de délices.»
La veuve, que plus d'un historien du temps a traitée de mégère, eut l'air en effet de satisfaire un sentiment personnel de jalousie, lorsqu'elle se jeta sur Charlotte Corday et la meurtrit de coups en vomissant contre elle mille sales injures.
Quoi qu'il en soit, Marat avait connu l'amour; son livre De l'Homme en parle avec trop de science pour que ce soit seulement le résultat de la réflexion et du ouï-dire; il y revient si souvent dans le cours de cet ouvrage, qu'il s'excuse de tirer ainsi ses exemples de l'amour (t. II, p. 374): «Que les critiques me montrent donc, s'écrie-t-il, une autre passion tenant au physique qui puisse fournir un tableau supportable!»
On ne supporterait pas maintenant les différents tableaux que lui fournit cette passion peinte d'après nature.
C'est lui, toujours lui qui se pose en scène; ici, il fait un tendre aveu: «Lorsque vous pressez une maîtresse pudique de vous ouvrir son cœur, quoique soumise à regret aux leçons de sa mère, n'attendez pas néanmoins qu'elle vous avoue ses vrais sentiments; c'est toujours de l'amitié qu'elle a pour vous, mais quand lassée d'une longue et pénible résistance, cette fille dissimulée laisse enfin triompher son heureux amant…»
Là, il est séparé de ce qu'il aime: «L'amant malheureux éloigné de sa maîtresse chérie promène languissamment ses regards autour de lui; sans cesse occupé de cette chère image, il ne prend aucun intérêt à tout le reste; dans sa douce mélancolie, il recherche la retraite, la solitude, le silence des bois…»
Plus loin, il est inhumain à l'égard d'une belle, qui se meurt d'amour pour lui: «Après les fureurs d'une passion irritée, son âme succombe à ses maux, un feu interne la consume et la tient sans cesse éveillée; bientôt ses forces l'abandonnent… Déjà le lustre de ses beaux yeux est éteint…»
Ailleurs, enfin, il s'écrie comme Bertin l'élégiaque: Elle est à moi! et il chante un hymne à l'amour vainqueur: «L'amour élève le pouls, enflamme l'œil, anime le teint, embellit la face, donne la vie à ses traits et la grâce à tous ses mouvements.»
Oui, l'amour embellissait la face de Marat.
«Ses traits étaient hideux», dit le rédacteur de son article dans la Biographie universelle; «Sa laideur affreuse, dit l'auteur de son Panégyrique cité plus haut, coopère prodigieusement à ses triomphes. On voit avec étonnement en lui tous les magots de la Chine avec désavantage. Sa physionomie offre à l'œil surpris des traits confondus de l'hyène, du furet, du singe et du crapaud.»
Nous avons vu la toile, admirable d'horreur, où David l'a peint mort dans sa baignoire, et nous doutons que la laideur humaine puisse aller au-delà; mais Marat tombant sous le couteau qui ne lui donna pas le temps de mourir de la maladie qu'il combattait en vain depuis trois ans («il avait, dit Henriquez, le cerveau exalté par certaines pilules dans lesquelles il entre certaine dose de mercure»), Marat n'était plus Marat amoureux, philosophe et romancier.
Fabre d'Églantine, du moins, en a tracé un portrait moins horrible et plus ressemblant: «Il était de la plus petite stature; à peine avait-il cinq pieds de haut. Il était néanmoins taillé en force, sans être gros ni gras; il avait les épaules et l'estomac larges, le ventre mince, les cuisses courtes et écartées, les jambes cambrées, les bras forts, et il les agitait avec vigueur et grâce. Sur un col assez court il portait une tête d'un caractère très-prononcé: il avait le visage large et osseux, le nez aquilin, épaté et même écrasé; le dessous du nez proéminent et avancé; la bouche moyenne et souvent crispée dans l'un de ses coins par une contraction fréquente; les lèvres minces; le front grand; les yeux de couleur gris-jaune, spirituels, vifs, perçants, sereins, naturellement doux, même gracieux, et d'un regard assuré; le sourcil rare, le teint plombé et flétri, la barbe noire, les cheveux bruns et négligés.»
Ne voilà-t-il pas la laideur de Marat presque réhabilitée?
Il était loin de se croire laid, puisqu'il savait sa physionomie expressive:
«Dans les passions, dit-il, la face de l'homme devient un tableau vivant où chaque mouvement de l'âme est rendu avec force et délicatesse.»
Il savait aussi que ses yeux gris-jaune n'étaient pas sans pouvoir sur le beau sexe, ce qui lui faisait penser que l'œil est de toutes les parties du visage celle qui contribue le plus à la beauté ou à l'expression. «C'est dans cet organe admirable, dit-il, que l'âme se peint principalement; il en exprime les émotions les plus tumultueuses et les sentiments les plus doux.»
Il se flattait donc que son âme lui gagnerait les cœurs que sa figure eût pu lui aliéner.
L'âme de Marat!
Il ne badinait pas là-dessus, il proclamait hautement l'immortalité de l'âme, et dès le début de son livre De l'Homme, il avait averti les lecteurs qui se trouveraient en désaccord avec lui sur cette question, qu'il n'écrivait pas pour eux. Il était si bien persuadé de l'existence de l'âme, qu'il en avait fixé le siége dans les méninges ou tuniques du cerveau.
Voltaire le plaisanta sur la place préfixe qu'il donnait à l'âme, en l'appelant le maréchal des logis de S. A. S. l'Ame; mais les découvertes récentes de la physiologie ont prouvé que le logement n'était pas mal trouvé, et que Marat aurait dû y mettre le principe de la vie plutôt que l'âme, pour parler en anatomiste.
On voit que dès-lors, dés l'année 1775, il s'était occupé de la décapitation, sans prévoir les effets de la guillotine: «L'âme n'a plus de puissance sur le corps, dit-il, une fois que la tête en est séparée,» (t. Ier, p. 92.)
Dans cet ouvrage si neuf et si extraordinaire, imprimé en 1775 chez le libraire-éditeur de Rousseau, Marc-Michel Rey, à Amsterdam, on sent déjà Marat qui perce, ou plutôt on pressent ce qu'il est capable de devenir sous l'influence des événements.
Le chapitre sur la Pitié, où il réfute un prétendu paradoxe de Voltaire, est une révélation menaçante du Marat sanguinaire caché dans la peau du philosophe: «il est aisé de se convaincre que la nature n'a pas fait l'homme compatissant… La pitié est un sentiment factice, acquis dans la société. Ce sentiment naît de l'idée de la douleur et des rapports de forme avec les êtres sensibles… La pitié n'est autre chose que notre sensibilité tournée par la pensée vers ceux auxquels nous nous identifions… N'entretenez jamais l'homme d'idées de bonté, de douceur, de bienfaisance, et il méconnaîtra toute sa vie jusqu'au nom de pitié… Ainsi, longtemps frappée du même spectacle, l'âme n'en sent plus l'impression; elle s'endurcit à l'aspect des misères humaines; elle s'accoutume à voir souffrir, et elle devient impitoyable.»
Telle devint l'âme de Marat, quoique Fabre d'Églantine fasse l'éloge de sa bonhomie naturelle: «Il avait plus que de la bonhomie, dit-il. L'une des bases de son caractère était cette pudeur ineffaçable qu'engendrent et nourrissent toujours dans une âme honnête la simplicité, l'amour du vrai, le sentiment du beau et du bon.»
Marat avait dit lui-même dans son livre De l'Homme: «N'est-ce pas l'amour du beau et de l'honnête qui devient au cœur du sage une source inaltérable de sentiments délicieux, et lui fait éprouver au milieu des alarmes cette douce paix que l'infortune ne peut troubler?»
Le conventionnel Boileau, qui osa monter à la tribune pour accuser Marat, en disant: «Voici ce que ce tigre a écrit avec ses griffes de sang!» eût été bien surpris à la lecture du traité sur l'Homme.
Dans ce traité, Marat se passionne pour les sentiments élevés, pour les passions factices de l'imagination, pour l'amour de la gloire, pour l'amour de la patrie. «Les âmes passionnées de la gloire, dit-il, aiment l'estime pour l'estime, et la fumée de la réputation pour elle-même… C'est l'amour de la patrie, dit-il plus loin, qui porta les Posthumius, les Curtius, les Décius à se dévouer pour elle; c'est lui qui, dans Aristide, ce héros pacifique et juste, donna l'exemple de la modération la plus rare, lui fit respecter la liberté de ses ingrats concitoyens, avec la puissance de les opprimer, vivre en homme privé, pouvant commander en maître, suivre constamment les lois de l'austère vertu et conserver pendant le cours de sa longue vie son âme innocente et pure; c'est lui qui produisit l'incorruptible vœu de Caton!…»
Marat déifiait déjà les héros des républiques grecque et romaine.
Cependant on peut supposer que Marat se fût borné à des travaux de science et de philosophie, si ces travaux lui avaient rapporté l'honneur et le profit qu'ils méritaient, si les académies ne s'étaient coalisées en quelque sorte pour tenir ses découvertes sous le boisseau, si Voltaire et les encyclopédistes n'avaient pas foudroyé de leurs dédains le livre De l'Homme.
Imprudent Marat, qui avait osé, dans son discours préliminaire, énumérer les philosophes physiologistes sans nommer Voltaire, et qui ne l'avait nommé dans son ouvrage que pour l'accuser de légèreté et d'inconséquence!
Voltaire, âgé alors de plus de 82 ans, se fit journaliste pour répondre à cet adversaire qu'il invitait à se consacrer à ses malades plutôt qu'à la philosophie. Voltaire n'eut pas de peine à mettre l'auteur hors de combat et son livre hors de cause.
Ce livre, qui devait placer Marat entre Lecat et Cabanis, tomba du ridicule dans l'oubli.
Marat n'osa plus s'essayer dans le genre philosophique, il ne publia pas même son roman des Aventures du comte Potowski, composé à cette époque et prêt à paraître. Il se concentra tout entier dans les recherches scientifiques, et il fit imprimer, seulement après la mort de Voltaire, ses belles découvertes sur la lumière et l'optique, sur le feu et sur l'électricité.
Voltaire ne ressuscita pas pour l'attaquer de nouveau, mais Marat trouva dans l'Académie des Sciences une opposition non moins vive et plus compacte que naguère dans la littérature. Il avait délivré aux académiciens tant de brevets d'ignorance, que ce fut un parti pris de nier ses découvertes ou de les passer sous silence.
Tous les efforts de Marat ne réussirent pas à vaincre cette ligue de savants qu'il combattit sans relâche de 1779 à 1785.
Il était redouté depuis trois ans sous le nom d'Ami du Peuple, quand il rappela aux académiciens, ses ennemis, qu'il pouvait se venger, en leur adressant comme un adieu menaçant, en 1791, son pamphlet des Charlatans modernes ou Lettres sur le Charlatanisme académique. Il ne songeait guère alors à reprendre ses expériences de physique!
Mais si l'espace nous manque pour montrer le médecin devenu tout-à-coup grand législateur dans un admirable écrit: la Constitution, qui n'est pas même connu par son titre, l'espace nous manque aussi pour caractériser le talent littéraire de Marat avant la Révolution. Je ne puis, par des citations choisies même dans ses œuvres scientifiques, prouver que son style se modelait souvent sur celui de Rousseau, et que le but qu'il s'est proposé sans cesse a été d'imiter l'auteur d'Émile et de la Nouvelle Héloïse.
C'est le sublime Rousseau qu'il invoque dans la péroraison du deuxième volume du traité De l'Homme, ce qui fit dire à Voltaire: «Il est plaisant qu'un médecin cite deux romans, au lieu de citer Boerhave et Hippocrate.»
Voltaire ignorait que ce médecin avait lui-même un roman en portefeuille, un roman de sentiment, un roman d'amour, auquel il eût pu mettre cette épigraphe tirée de son livre de philosophie: «L'amant sensuel ne peut se passer de jouissance, le véritable amant ne peut se passer de cœur.» Fabre d'Églantine donne à Marat un certificat de sensibilité; il connaissait sans doute les Aventures du comte Potowsky.
C'est donc avec raison que le citoyen Morel, capitaine au premier bataillon du Jura, s'écrie dans son Éloge funèbre de Marat: «Comme Jésus, Marat fut extrêmement sensible et humain; il avait l'âme sublime de Rousseau!»
Vienne maintenant quelque citoyen critique, qui fasse le parallèle impartial des Aventures du comte Potowsky et de la Nouvelle Héloïse, et qui rende enfin à Marat ce qui est à Marat, comme Jésus rendait à César ce qui est à César.
PAUL L. JACOB, bibliophile.