Les aventures du jeune Comte Potowski, Vol. 1 (of 2): Un roman de coeur par Marat, l'ami du peuple
XXXVIII
DU MÊME AU MÊME.
Le renfort que nous avions demandé arriva le lendemain matin près de Marianow. Nous le joignîmes et marchâmes droit aux ennemis. Ils étaient dispersés sur le champ de bataille. A notre approche, ils firent une retraite précipitée.
Birinski se mit à leur poursuite avec le gros de notre armée. Loveski et moi restâmes avec une petite troupe pour reconnaître nos morts.
Nous nous mîmes donc à parcourir le champ de bataille. Ciel! quel horrible spectacle! Une campagne inondée de sang et jonchée de cadavres, tous couverts de blessures et étendus les uns sur les autres.
A cet aspect je détournai plusieurs fois les yeux, saisi d'horreur et de compassion. Insensés que nous sommes! Au milieu du tumulte des armes, pleins d'une bouillante ardeur, nous ne demandons qu'à nous distinguer, nous nous animons à l'ouïe des clairons, le glaive en main nous marchons au combat, nous fondons sur nos ennemis avec rage, donnons ou recevons la mort, et nous nous faisons un jeu cruel de nous entr'égorger. Mais lorsque dans un de ces moments de calme où la raison nous est rendue, nous venons à jeter les yeux sur les maux cruels que nous avons faits, quelles tristes pensées s'élèvent dans notre esprit, de quels regrets ne sommes-nous point pénétrés!
Je ne pouvais retenir mes larmes.
—Quelle fureur aveugle pousse les barbares humains? m'écriai-je dans un transport de douleur. Ils ont si peu de jours à vivre! ces jours sont déjà si malheureux! pourquoi précipiter une mort si prochaine? pourquoi ajouter tant de sujets d'affliction à l'amertume dont les Dieux ont rempli cette courte vie?
—Hélas! me dit Loveski, c'est ici qu'il faut venir contempler la vanité des choses humaines, et jeter un regard de pitié sur les grandeurs de ce monde. Que d'ambitieux attirés sous les drapeaux par une lueur trompeuse n'ont moissonné dans les combats que misère et souffrances! Que d'hommes, hélas! pleins de vie et de santé, sont aujourd'hui dans les bras de la mort! Combien, étendus maintenant sur la poudre, jouaient naguère un rôle brillant. Combien, qui n'abaissaient sur les autres que des regards dédaigneux, sont précipités pêle-mêle dans le même tombeau! que de seigneurs sublimes dont la puissance est brisée! que de héros magnanimes étendus sur les lâches qui leur donnèrent la mort! que de princes ensevelis auprès des flatteurs qui les disaient immortels! Voilà donc le terme de l'ambition! A cette idée, Gustave, comme nos désirs lâchent prise à leurs objets frivoles! Ici finit la gloire avec la vie. Ici s'évanouissent les titres, les dignités, les grandeurs, et toutes ces vaines distinctions inventées par l'orgueil. Ici tout est égal et de niveau: grands, petits, soldats, capitaines, tous ne forment qu'un groupe confus dont les différences se perdent dans la fosse.
Cependant nous allions, tête baissée, examinant les cadavres étendus sur la poudre. Nous reconnûmes plusieurs de nos gens et quelques-unes de nos connaissances. Lorsque nous eûmes donné les ordres nécessaires pour enterrer les morts, et emporter quelques blessés qui respiraient encore, nous nous retirâmes sous nos tentes dans un morne silence, et ensevelis dans de tristes réflexions.
P. S. Mon père est passé en Turquie pour y solliciter de nouveaux secours. Il a laissé le commandement de sa troupe au régimentaire Baluski, au cas où je vinsse à me retirer.