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Les aventures du jeune Comte Potowski, Vol. 1 (of 2): Un roman de coeœur par Marat, l'ami du peuple

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XLI
DU MÊME AU MÊME.

De Pinsk.

Cher Loveski, digne fils du meilleur des pères; toi, dont l'âme vertueuse était un trésor de morale, dont la bouche éloquente était l'organe de la sagesse, dont le cœur simple et droit était l'asile de la candeur; le sourire sur les lèvres, tu prodiguais autour de toi la tendresse et épanchais sans réserve ton âme pure dans le sein de l'amitié.

Avec quel plaisir nous nous entretenions ensemble de sujets badins et sérieux, loin de ces hommes vains et superbes, consacrés à la frivolité! Nous nous aimions pour devenir plus sages.

Que de beaux jours d'été nous avons embellis, assis ensemble au bord d'un ruisseau, et respirant, avec la fraîche haleine du zéphir, le doux sentiment de l'amitié! Que de jours d'hiver nous avons égayés, assis ensemble au coin du feu, et versant dans nos coupes les saillies et la joie!

Hélas! il n'est plus. Dans le printemps de sa vie, lorsque le feu de la jeunesse brillait dans ses yeux et que la santé pétillait dans ses veines, il est tombé sous le fer d'un cruel ennemi. Infortuné jeune homme! tes vertus ne t'assuraient-elles pas déjà l'estime publique? fallait-il encore pour t'illustrer des marques de distinction? Séduit par leur éclat, emporté par la fougue de la passion, tu acceptes, plein de joie, ce poste dangereux, te promettant les succès que se promettait ton jeune cœur. Hélas! eusses-tu pensé que tu courrais à ta perte?

Revêtu de ses nouvelles marques de dignité, il attendait avec impatience le lever du soleil, brûlant d'envie de signaler sa valeur.

Le jour renaît, l'heure fatale arrive; les ennemis s'approchent, ils passent, je donne le signal.

Déjà Loveski avançait à la tête de ses brigades. Il découvre leurs poudreux escadrons; à leur vue, il ne peut modérer son ardeur, il fond sur eux le sabre à la main. L'ennemi étonné veut reculer.

Je sors d'embuscade.

Nous le serrons de près, ses escadrons sont enfoncés: ils fuient; nos combattants les poursuivent et ne songent plus qu'à en faire carnage.

Au milieu de la mêlée, tout-à-coup j'entends retentir le nom de Loveski. Mes yeux le cherchent: je le vois seul, poursuivant un de leurs chefs. Soudain quelques fuyards font volte-face et veulent l'envelopper; il se défend, je vole à son secours avec deux des miens; déjà nous sommes prêts à le joindre, mais il tombe à nos yeux percé du coup fatal qui vient de trancher le fil de ses jours.

On l'emporte à l'écart. Le voilà dans un lieu de sûreté. Je m'efforce de le rappeler à la vie. Il ouvre enfin les yeux et reconnaît son ami.

Ses plaies s'envenimaient: il sent le danger de son état et n'en est point alarmé.

Ah! cher Panin! comment te faire le touchant portrait de Loveski dans les bras de la mort? Quel air de tranquillité il conservait au milieu de ses tourments! Quel air triomphant dans ses traits au milieu des ombres du trépas! Lui-même il me consolait et soutenait mon courage.

Séduit par sa constance, je croyais sa fin éloignée; la joie renaît dans mon âme. Mais, hélas! combien elle dura peu! Bientôt les forces l'abandonnent.

Penché sur son lit funèbre, le cœur dans des angoisses mortelles, j'essuyais ses froides blessures et soutenais sa tête défaillante.

Déjà le flambeau de sa vie ne jetait plus que de faibles lueurs, je comptais avec effroi les moments qui lui restaient à vivre; il veut élever sa voix mourante, ses yeux presqu'éteints me cherchent encore. Ses mourantes mains serrent faiblement les miennes et je recueille ses derniers soupirs.

Le bruit de sa mort se répand. Mais au lieu de voir ses amis accourir en foule se ranger avec respect autour de sa tombe, comme dans un poste d'honneur, pleins d'envie et de haine, ils fuient tous et dédaignent de lui rendre les devoirs de la sépulture.

Ainsi, après avoir quitté la vie sans bruit, il est descendu sans appareil dans l'empire des morts. Les solennités les plus simples ont été négligées, et celui qu'avaient illustré les vertus les plus sublimes, le génie le plus vaste, la naissance la plus distinguée, ne reçut pas même des honneurs vulgaires. Chère ombre, pardonne à la nécessité!

Atteint moi-même d'un trait cruel et tout couvert de sang, je lui creuse une fosse; mes mains tremblantes l'y portent; je lui élève à la hâte un monument. J'arrose sa tombe de mes larmes et lui fais mes derniers adieux d'une voix étouffée de sanglots.

Quand la mort nous enlève un ami, ceux qui nous restent nous exhortent à nous consoler de sa perte. Ils s'empressent d'essuyer nos larmes. Ah cruels! gardez vos soins officieux, laissez couler nos pleurs. Après la perte que j'ai faite, puis-je trop en répandre!

A la triste nouvelle de Loveski décédé, cher Panin, je vois couler tes larmes, j'entends tes regrets, et, comme moi, tu ne craindras pas de trop t'abandonner à la douleur.

Que d'autres conservent la mémoire de leurs amis dans un buste ou une triste épitaphe. Pour moi, je porterai celle de Loveski gravée dans mon âme. Chaque jour j'irai pleurer sur sa fosse, et mon cœur sera la lampe sépulcrale qui brûlera sur son tombeau.

De Boukovina, le 10 juin 1770.
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