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Les Confidences d'une Biche, 1859-1871

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VIII
ÉMILE

J’admire la diversité de M. de Courpière : il aurait le droit d’être monotone, il est l’homme d’une seule idée ; mais, outre que des hasards complaisants ont paru faire exprès de varier à l’infini ses situations, il a lui-même toujours considéré que son industrie particulière devait s’appliquer à n’importe quoi ; et l’on peut dire qu’il n’a de personnel que son point de vue, d’où il ne se gêne pas pour regarder de tous les côtés. Au rebours de ce personnage de La Bruyère qui est propre à tout, autrement dit à rien, il profite de ce qu’il n’est propre spécialement à rien pour prétendre à tout. On se rappelle que naguère, sans se laisser divertir de sa vocation, il a porté aux affaires de son pays un intérêt bien naturel d’un homme né pour siéger à la Chambre des pairs, s’il y en avait une. La malice du suffrage universel ne lui a même pas permis d’obtenir un siège à la Chambre des députés ; mais son activité politique ne faisait que sommeiller, et un beau matin il m’annonça qu’il allait tâter du journalisme.

— Je suis, me dit-il, à la veille de lancer un grand quotidien, qui aura douze pages et ne coûtera qu’un sou.

— Ah ! bah ? dis-je.

— Oui, fit-il, c’est le moment.

Je lui objectai que toute personne qui crée un journal ou qui publie un livre se flatte que le besoin s’en fît sentir précisément à cette heure-là : mais il n’a pas coutume de s’arrêter aux objections. Il poursuivit :

— Un grand quotidien d’un sou et de douze pages raflera du premier coup toute la clientèle des confrères, s’il est résolument bourgeois, s’il tourne en dérision le snobisme socialiste, s’il exploite la peur des classes dirigeantes, s’il attaque de front la tyrannie des syndicats et l’impôt sur le revenu, si enfin il réclame le maintien de la peine de mort et s’il s’enjolive d’un peu de littérature honnête : car la pornographie a fait son temps.

— Ce programme, dis-je, me sourit, mais il faut de l’argent.

Et, par suite de je ne sais quelle association d’idées, je me mis à chercher malgré moi s’il n’y avait point une femme là-dessous.

— De l’argent ! répondit M. de Courpière. Je te crois ! Il faut un million ou un million et demi. Je ne marche pas à moins de quinze cent mille francs.

— Tu te mets bien, dis-je.

Il haussa les épaules. Une autre association d’idées me fit songer à lady Ventnor, et je lui dis en plaisantant qu’il devrait demander cette somme à notre amie. Il me répondit avec un admirable sang-froid :

— C’est naturellement à elle que je la demande.

— Ah ! fis-je, un peu choqué de cette indiscrétion qui me semblait prématurée.

— Je trouverais facilement, reprit-il, quinze cent mille francs ailleurs. Je n’ai qu’à me baisser. Mais je donne la préférence à lady Ventnor. Je souhaite un associé plutôt qu’un bailleur de fonds. Je devrais dire une associée, car ce mot devrait toujours être employé au féminin. Or je ne saurais trouver d’associée plus précieuse que la marquise. Son esprit s’appareille merveilleusement au mien, et je pressens que nous ferons à nous deux de grandes choses.

— En attendant mieux, dis-je.

M. de Courpière haussa une seconde fois les épaules. Je repris :

— Tu m’as reproché l’autre jour d’avoir voulu escroquer un tête-à-tête à lady Ventnor : j’espère que tu ne vas pas chercher ta revanche, et que tu me permettras d’assister en tiers à la conférence où tu solliciteras ses avis, sa collaboration et quinze cent mille francs. Je voudrais voir comme on s’y prend pour tirer d’une femme un million et demi.

— Tu assisteras à notre conversation, répondit M. de Courpière. La marquise et moi ne suffirions pas à fabriquer un journal. Il doit y avoir, dans ces machines-là, un tas de corvées où une femme n’entend rien, et dont il ne me plairait pas de me charger.

— Oui, dis-je, la cuisine.

— Ce mot dit tout. Eh bien, je te la confierai.

— Avec des appointements de chef. Je n’en demande pas plus.

— Tu penses bien que je ne vais pas te chicaner sur tes gages.

— Merci, dis-je. Et quand voyons-nous lady Ventnor ?

— Mais, dit-il, cette après-midi. C’est pourquoi je t’ai parlé de l’affaire ce matin.

Le rendez-vous eut lieu dans le petit salon des archives. Je m’en félicitai. J’avais peu de foi au journal de M. de Courpière, que j’intitulais déjà, à part moi, le Pot au lait. Je pensais que lady Ventnor, après avoir éludé la proposition qui lui allait être faite de consacrer à cette feuille un de ses millions et la moitié d’un autre, serait bien aise de trouver un prétexte pour changer de conversation et se laisserait volontiers remettre par moi sur le chapitre de ses souvenirs et de ses correspondances.

Mais lady Ventnor n’a pas moins de diversité ni d’imprévu que M. de Courpière. Elle écoute d’abord tout ce qu’on lui dit, et le prend au sérieux jusqu’à preuve du contraire : c’est un principe fort sage. Elle oblige ses interlocuteurs d’avoir des idées nettes et de mettre les points sur les i. Avec Maurice, la besogne n’est point petite ; mais elle s’en tira mieux que je n’eusse pu faire, moi qui ai l’habitude. Elle approuva les grandes lignes de son programme, puis elle le compléta et, pour expliquer ses vues personnelles, prononça une manière de discours-ministre sur la politique générale, tant extérieure qu’intérieure.

Je ferai grâce à mes lecteurs de ce morceau, qui me parut un peu long, mais bien remarquable par le sens pratique : c’est l’essentiel de l’intelligence des femmes, les hommes seuls s’égarent quelquefois dans les nuages. Mais lady Ventnor passait l’ordinaire moyenne du terre à terre féminin. Cette personne bien pensante, qui m’avait souvent agacé par ses jérémiades sur les malheurs du temps présent, se manifesta soudain l’ennemie de toute superstition et même de tout principe, au moins de toute idée a priori, indifférente même à la forme du gouvernement, pourvu qu’elle y exerçât une influence, et ne s’effarant d’aucune incohérence ni d’aucune contradiction de la réalité, enfin une opportuniste intégrale (il faut bien que j’use de cette langue). Elle en gênait M. de Courpière, que les bienséances et son titre obligent de croire à quelque chose.

J’observais le visage de lady Ventnor cependant qu’elle nous débitait sa profession de foi : le caractère s’en était modifié sensiblement. Elle me rappelait ces petites bourgeoises, épouses de commerçants, qui sont diligentes, entendues et commandantes ; qui ne portent point la culotte, mais au moins le pince-nez ; qui tiennent les livres et sont d’incomparables majordomes, ou madames j’ordonne. Elle me semblait capable de gouverner la France, comme, par exemple, une boulangerie : la loi salique est peut-être une sottise. Je ne pus me défendre de lui adresser mes félicitations. Elle les reçut en boutiquière modeste, qui est à la peine, mais veut que son mari soit à l’honneur : « C’est lui qu’il faut complimenter, ce n’est pas moi. »

Elle dit :

— Je ne suis qu’une bonne élève.

« Allons donc ! » pensai-je ; et alors je m’aperçus que, depuis qu’elle exposait ses idées, tout en les trouvant féminines, je « cherchais l’homme » qui les lui avait pu suggérer ; de même qu’aux premiers mots qu’avait dits M. de Courpière de quinze cent mille francs, j’avais « cherché la femme » qui les lui procurerait. La réponse que venait de me faire la marquise me permettait de lui dire sans impertinence :

— Quel est le maître ?

Je n’y manquai point. Elle prit sur un des rayons de la bibliothèque, entre le Roman de la Momie et les Paradis artificiels, une miniature encadrée d’ébène, qu’elle me tendit.

La tête du personnage y était seule représentée, et je me demande à quel indice je devinai la disproportion de cette tête puissante au corps que je ne voyais pas, la stature brève, le cou dans les épaules. La peinture était minutieuse, d’une mollesse écœurante, et il fallait que le modèle eût des traits singulièrement nets et durs pour que l’artiste n’eût point réussi à les rendre fades et frustes. Les yeux très clairs dardaient et assenaient un regard despotique, presque furieux. Le teint exsangue était d’un vieillard, mais le pinceau avait léché et effacé les rides. Toute autre preuve de l’âge manquait, ainsi qu’aux visages entièrement rasés. De plus, le crâne était chauve, avec le même luxe de bosses qu’une tête destinée à la démonstration de la phrénologie. La pose était de trois quarts, mais on sentait le profil de médaille, et si ressemblant à celui de l’Empereur — ou de son neveu, que je me demandai un instant si je n’avais point devant les yeux quelque portrait gauche de l’un ou de l’autre.

Mais il n’y avait qu’une ressemblance littérale et point d’air de famille. Le personnage ressemblait à Napoléon, comme tant d’Américains lui ressemblent, et je trouvai en effet de l’américain dans cette physionomie. Mais voici maintenant que j’y découvrais tous les traits du bourgeois d’il y a soixante-quinze ans, l’original et le seul vrai — on n’en fait plus — M. Thiers ! — étroit, têtu, important, prépondérant, sculpté dans du bois, assis dans son faux-col. Comme je tire vanité de mon aptitude à déchiffrer les figures vivantes ou les portraits, je m’empressai de communiquer à lady Ventnor les résultats de mon analyse, et elle sourit d’un air à me faire croire qu’elle trouvait à ces réflexions quelque profondeur.

Je demandai alors le nom du personnage, et elle parut surprise que je ne l’eusse point reconnu. Elle me dit ce nom, qui était celui du plus célèbre journaliste d’hier : je ne l’ignorais point, mais je ne savais, sur l’homme, rien de précis. Elle s’étonna encore, et se lamenta. Triste chose que l’éphémère puissance, la gloire viagère des journalistes ! Quoi ! la presse transformée et l’on peut dire recréée, tant d’écriture, un tel amas de papier, un labeur écrasant, une idée par jour, une influence si effective sur l’opinion et sur les événements, et rien ne reste, à peine un nom, pas une ligne, ni un souvenir ! Elle transposa les stances à la Malibran et les appliqua aux journalistes : « Sans doute il est trop tard pour parler encore d’elle… »

— Madame, lui dis-je, parlez-nous tout de même de lui. Je le connais mal, c’est une raison pour que je désire de le connaître davantage.

— Vous le connaissez mal, mais vous l’avez attrapé du premier coup. Vous n’avez eu qu’à jeter les yeux sur un assez pauvre portrait : cela est extraordinaire, et vous méritez que l’on vous fasse toucher du doigt la justesse de vos définitions.

« Émile, reprit-elle… Si je lui donne ce petit nom, qui était réellement le sien, n’allez pas croire que je le fasse par un reste de familiarité, et que je me permette de le tutoyer devant vous. Mais il affectait lui-même de s’appeler Émile tout court, par bravade, à titre d’enfant adultérin. C’est aussi un prénom philosophique, imprégné du souvenir de Rousseau. Émile ressemblait donc à Napoléon, et vous pensez bien que c’est d’abord ce que je remarquai de lui. Je n’en avais pas fini l’autre jour avec les ressembleurs : il restait encore celui-là. J’ignore, et vous aussi, les lois de la physionomie ; mais je sais qu’il n’y a point de ressemblance physique sans ressemblance morale, et que l’on doit toujours juger les gens sur l’apparence, — à condition, bien entendu, que l’on sache lire et interpréter l’apparence. Dans cette tête-ci ne pouvait loger qu’une âme bâtie sur le même plan que l’âme de Napoléon ; âme de dominateur et d’organisateur, qui sans doute appliquait à des objets différents un génie pareil, sinon égal, et dont l’histoire pouvait aussi bien s’intituler Victoires et Conquêtes ; le mieux venu des ressembleurs, car sa ressemblance n’est point rigoureuse et servile ; le plus moderne, car c’est le Napoléon des affaires, il a livré et il a gagné les batailles de l’argent, il a créé des journaux comme l’autre des armées, il a fondé l’empire de la presse.

« Il peut vous rappeler aussi les Américains qui ont usurpé le masque de notre César. Il fut comme eux entreprenant et téméraire, il eut le goût du risque et il provoqua les hasards. La grandeur ne lui suffisait point : il préférait l’énormité. Il aimait les chiffres vertigineux. Ses conceptions étaient simples, et on disait, quand il avait réussi : « Ce n’est pas si malin », mais le tout était d’y penser. Par exemple, il diminua de moitié le prix de ses journaux, et il en tripla le tirage. Il osa vendre son papier moins cher que le prix de revient, et il gagna beaucoup plus que la différence au moyen de la publicité. Ce sont des procédés américains si vous voulez ; mais il fut Américain sans le savoir, et avant les Américains eux-mêmes. Il fut Français ; il fit fortune dans le commerce des idées en gros, des paroles sonores et du papier noirci : c’est une aventure bien française.

Mais lady Ventnor paraissait admirer surtout que j’eusse découvert sur cette figure l’empreinte bourgeoise, et elle me félicita de ma perspicacité en termes que je ne rapporterai point, par modestie.

— Oui, continua-t-elle, Émile, ce César de la Presse et cet aventurier de la finance, fut prodigieusement bourgeois, et comme seuls les Français savent l’être. Et ceci n’est pas, entre parenthèse, pour le rendre si différent de Napoléon. Vous parliez de M. Thiers, qui est le type du bourgeois comme Napoléon celui de l’empereur. Les deux masques ont des traits communs. Thiers le savait bien et s’enorgueillissait de cette ressemblance. Elle n’est pas imaginaire, mais elle ne signifie pas que Thiers avait le génie stratégique : elle signifie que le génie de Napoléon s’encadrait de préjugés bourgeois, auxquels nous devons tout ce qu’il y a d’arriéré, de superstitieux et d’étriqué dans le code. Nous ne concevons plus guère aujourd’hui que l’on puisse être un philistin avec une intelligence vaste et même du génie ; mais ce mélange n’était point si rare à la fin du dix-huitième et au commencement du dix-neuvième siècle. Émile était né en 1806.

« Le préjugé des enfants naturels est un de ceux que nous avons mis à néant. Mais il était alors vivace. Émile s’en croyait affranchi : la preuve du contraire est qu’il en souffrait, et sans raison, car jamais il n’avait subi les humiliations dont Alexandre Dumas fils s’est plaint si amèrement. Je vous ai dit qu’il affectait parfois de s’appeler Émile tout court ; mais il avait pris d’autorité, et il portait publiquement le nom de son père. Ce père, qui ne pouvait le reconnaître, l’avouait. Et j’ai vu Émile, vieillard, illustre, sourdement souffrir d’une tache de naissance à laquelle personne ne pensait plus.

« D’un bourgeois, il avait encore cette vanité que vous appelez aujourd’hui snobisme. Il s’était marié deux fois. Sa première femme était l’esprit le plus facile et le plus brillant, poète, mais de profession, et surtout femme de lettres, et qui l’était devenue plus encore au contact d’un tel mari. Elle s’était faite son associée, sa collaboratrice. Il l’avait perdue trop jeune, et il ne l’oublia jamais. Il épousa cependant la veuve d’une espèce de prince allemand, et il fut encore, en ceci, bourgeois à la manière de Napoléon : il eut sa Marie-Louise après sa Joséphine. Mais il fut moins dupe que l’Empereur, et il chassa la princesse avec fracas, en désavouant des enfants qu’elle était allée lui faire on ne sait où.

« Il avait enfin le plus bourgeois des snobismes, que j’appellerai le snobisme du violon d’Ingres. Cet homme formidable, meneur d’hommes, terreur des gouvernements, ne jouissait pas de sa puissance réelle ni de ses succès : il n’ambitionnait que ceux du théâtre. Il bâclait, avec la même fièvre que ses articles, des pièces étranges, terribles, risibles, qu’on ne jouait pas, ou qui tombaient. Une seule fois, il inventa une belle situation dramatique ; il ne vint pas à bout de la pièce ; Dumas l’exécuta, sèche et poignante, et le succès fut brutal comme l’œuvre ; mais Émile trouva qu’on lui avait défiguré son idée, et retira sa signature.

« C’est le théâtre qui a fait de nos relations mondaines une intimité. Figurez-vous que je passais pour avoir le sens du théâtre. Je crois même que Sarcey avait écrit dans un de ses feuilletons, où il aurait pu se dispenser de parler de moi : « Elle a le sens du théâtre. » D’où m’était venue cette réputation ? D’avoir joué, deux ou trois années durant, et Dieu sait quels rôles, aux Délassements-Comiques ? Franchement, d’ailleurs, je la méritais. J’avais le sens du théâtre, ou du moins un certain sens : c’est-à-dire que je pressentais infailliblement les endroits tragiques où le public poufferait de rire. Cette faculté ne laissait pas d’être précieuse pour Émile.

« Il me lut un jour une pièce où il y avait plus d’horreur, en trois actes, que dans tout Shakespeare, avec je ne sais quoi de plus particulièrement eschylien. J’eus la vision prophétique d’une salle en délire, et je me fis un devoir d’indiquer à Émile, avec la dernière précision, tous les endroits où on se pâmerait. Il le prit mal, me fit une scène, me traita même de bête, et déclara que je n’avais aucun sens du théâtre. Mais l’événement fut si conforme à mes pronostics qu’il crut désormais en moi comme les esprits forts croient aux tireuses de cartes qui leur ont dit « des choses extraordinaires ». Et il ne manqua point de me venir lire la pièce suivante.

« J’en augurai à peu près de même, je lui donnai des indications aussi précises, et cette fois, comme je m’affectionnais à lui, je le conjurai de garder son manuscrit au fond d’un tiroir. J’ai à peine besoin de vous dire qu’il cessa dans l’instant même de croire en moi. Il me traita une seconde fois de bête, se fit jouer, et l’événement me justifia beaucoup plus que je n’eusse souhaité.

« Je ne suis point la femme qui veut avoir raison coûte que coûte et qui se console du malheur des autres avec un « je l’avais bien dit ». Certes le succès ou la chute d’une pièce sont peu de chose, et l’ivresse ou l’effondrement des auteurs un soir de première m’ont toujours paru disproportionnés et ridicules. Je ne pus cependant garder mon sang-froid quand je vis ce potentat dans les coulisses, abîmé comme Napoléon après Waterloo. Il me supplia de ne pas l’abandonner. Je l’emmenai dans ma voiture. Je me gardai du « je l’avais bien dit », mais il me dit : « Ah ! Marguerite, si je vous avais cru ! » Et il me témoigna de la façon la plus touchante, la plus puérile, la confiance qu’il avait en moi.

«  — Soyez pour moi, me dit-il, la Francine de Maître Guérin, la fille et la tutrice de ce vieux fou d’inventeur. Vous m’empêcherez de faire des pièces. Vous serez bonne, mais raisonnable et même sévère. Je me laisserai conduire et, au besoin, morigéner par vous. »

« Un soir de première, qui n’est hors de soi ? Même moi, qui en plaisantais tout à l’heure ; mais je suis une enfant de la balle ! Il n’eut point de peine à m’attendrir. Je promis à ce vieillard désemparé tout ce qu’il voulut. »

Lady Ventnor s’interrompit pour me demander ce qui ne me plaisait point ; car il paraît que je faisais la moue. C’était sans m’en apercevoir ; mais, dès qu’elle m’en avisa, je lui dis :

— Madame, il me semble que vos histoires se répètent. Voilà que vous devenez la fille d’Émile, comme vous étiez devenue, plusieurs années auparavant, la nièce de « l’Oncle » !

— Je me moque des répétitions, dit-elle. Je vous raconte ma vie, je ne fais point de littérature. D’ailleurs, je vous ferai observer que, s’il y a répétition, il y a aussi progrès. Je n’étais que nièce à mes débuts, je deviens fille adoptive, c’est monter en grade. De plus, l’Oncle m’a recueillie quand je n’avais point de domicile personnel : lorsque Émile m’adopta, j’en avais un, et même d’une certaine magnificence, que je vous ai fait visiter l’autre soir.

— Je ne pense point, dis-je, que vous ayez poussé la piété filiale jusqu’au déménagement ?

— Non, dit-elle. Il désira cependant que j’eusse un appartement chez lui. Son hôtel était aussi vaste que le mien, et d’un luxe plus apparent. J’y demeurai parfois des semaines, quand il avait plus particulièrement besoin de mes services, je veux dire de ma protection. A l’époque des villégiatures, je l’accompagnais à Trouville ou aux eaux. Je prenais mon rôle au sérieux. Je ne le jouais que par intermittence ; mais toute l’habitude de ma vie en était modifiée, je devenais, ou plutôt je me préparais à devenir une autre femme…

Et c’est vraiment cette « autre femme » que nous avions à présent devant les yeux. A mesure qu’elle évoquait ces souvenirs, si différents des histoires plutôt cyniques qu’elle nous avait jusques alors contées, elle se métamorphosait : elle prenait la figure de l’emploi honnête qu’elle prétendait avoir tenu auprès d’Émile. Je ne m’étonnai point cette fois qu’elle fît à M. de Courpière une confidence qui produisait sur elle, après tant d’années, un si merveilleux effet de purification visible et de rajeunissement.

Mais j’avais une méchanceté sur les lèvres, et je ne pus la retenir. Je rappelai à la marquise que, du temps de l’oncle, son rôle de nièce ne lui avait point suffi, et qu’elle s’était dédommagée au bal Constant.

— Voilà justement, répondit-elle, ce qui vous prouve que mon histoire ne se répète pas. Je trompais mon oncle sans scrupule, je n’aurais pas trompé mon père. Je ne vous dis pas que je ne fus point aimée, ni même que je n’aimai point ; mais on me respectait, et je me respectais moi-même.

— Bah ! dis-je, est-ce qu’on demandait à votre soi-disant père la permission de vous aimer ?

— Non, mais on lui demanda ma main.

— J’imagine qu’il la refusa.

— Il l’accorda. Ce fut une scène à la Greuze.

Je la pressai de nous conter ce nouvel épisode ; mais elle nous remit, comme elle disait, au prochain numéro, et nous demanda si nous étions libres de revenir le lendemain.

— Oui, dit M. de Courpière, qui semblait grognon. D’autant que nous n’avons presque pas parlé de mon journal.

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