Les Confidences d'une Biche, 1859-1871
II
LE RÉDEMPTEUR
Les hommes d’expérience, et qui n’ont point l’inclination perverse de se ménager exprès des déconvenues, savent qu’il ne faut jamais suivre les femmes, à moins, bien entendu, qu’on ne les ait vues préalablement de face. J’ai toujours pratiqué ce conseil élémentaire de la prudence, et je l’ai dès longtemps inculqué à M. le vicomte de Courpière, qui, au surplus, n’a jamais eu besoin de suivre personne. Mais il n’est pas de règle sans exception, et, un matin que nous faisions notre promenade de santé dans une allée assez retirée du Bois, nous ne pûmes nous tenir d’emboîter le pas à une femme, dont j’avoue que la taille et le dos étaient enchanteurs. Elle avait les épaules tombantes, à l’Impératrice, la ceinture parfaitement ronde et le corsage d’une forme naturelle ; point trop de hanches, mais assez pour témoigner qu’elle n’avait pas honte de son sexe ; elle marchait avec une noble simplicité ; je ne trouvai à reprendre qu’un peu de raideur dans le maintien, mais que j’attribuai à une extrême jeunesse ; et je ne doutai point qu’en effet, l’inconnue, quand elle daignerait se retourner, n’offrît à nos regards quelque frais visage de grisette.
Je ne dirai pas que nous fûmes déçus, mais nous fûmes au moins surpris, quand elle fit soudainement volte-face : car c’était la toujours admirable, mais enfin mûre et imposante marquise de Ventnor.
Elle nous demanda en riant si nous avions bientôt fini de la filer. Elle nous faisait aller depuis un quart d’heure.
— Vous voilà, dit-elle, attrapés, c’est bien fait.
M. de Courpière lui repartit que nous étions attrapés, mais qu’il ne le regrettait point, car il n’avait jamais rien vu de si joli que son envers. Elle en tomba d’accord sans fausse modestie, mais ajouta qu’il est triste de ne se pouvoir plus laisser voir qu’à contre-jour, et encore plus triste de ne se devoir plus montrer que de dos. Maurice lui riposta des galanteries trop banales pour que je les note, mais où je remarquai un changement de ton et d’accent bien significatif. Il s’avançait. Venait-il de sentir que l’on peut honorablement marquer des intentions à une femme dont une moitié au moins a cette allure de jeunesse ? Elle ne lui rendit pas autrement la main, et, comme elle hait les fadeurs et veut toujours que la conversation porte sur un point précis, elle nous déclara brusquement qu’elle venait de Saint-Lazare. M. de Courpière crut que c’était de la gare et qu’elle avait eu quelque rendez-vous de banlieue ; moi, j’entendis que c’était de la prison. Cette différence d’interprétation est un rien, mais qui éclaire la diversité de nos esprits.
J’avais raison. La marquise venait de porter des aumônes et des consolations aux filles. Elle nous dit qu’elle y allait régulièrement une fois par semaine, ainsi que plusieurs femmes du monde.
— Vraiment ? dit M. de Courpière, qui prend comme malgré lui un air d’enfant de chœur à claquer dès que l’on cite en sa présence quelque trait de vertu évangélique.
Lady Ventnor, qui aurait eu beaucoup plus de raisons de prendre cet air confit, ne le prit point ; et au contraire elle se moqua fort agréablement des autres dames visiteuses. Elle respectait celles qui visitent par charité ; mais elle fut impitoyable pour les snobs ; singulièrement pour une très riche juive et très légère, qui s’était fait répondre tout à l’heure par une fille qu’elle grondait : « Oh ! vous, madame, si vous saviez comme vous êtes heureuse d’avoir un mari et pas d’amant ! » La bonne sœur elle-même en avait souri.
— Et vous, dis-je à lady Ventnor, qu’est-ce qui vous attire vers ces malheureuses ? La charité ou le snobisme ?
— Ni l’un ni l’autre, répondit-elle tranquillement. Des souvenirs.
Je vis qu’elle avait plus de repartie qu’il n’est d’usage dans le monde, et je résolus de ne m’y plus frotter. Mais je voulus avoir le dernier.
— Des souvenirs ? dis-je. Vous m’avez promis que vous me diriez tout.
— Sans doute, mais pas ce matin. Il faut que je rentre déjeuner, il est midi et demie. Mon mari est arrivé d’hier soir, et il a des habitudes de régularité.
Je m’étonnai de ce débarquement d’un mari qui, selon Maurice, ne passait jamais l’eau ; mais je gardai mes sentiments pour moi. Maurice, moins discret, se récria, d’une humeur à faire croire que cette venue le traversait dans une entreprise.
— Je vois lord Ventnor si rarement que je suis ravie chaque fois qu’il vient, dit la marquise avec un grand sérieux, qui me fit penser qu’elle se moquait de nous. C’est un homme bien agréable, et très intéressant… très intéressant pour vous, ajouta-t-elle en me regardant, avec un air de révoquer en doute la curiosité de M. de Courpière, qui me gêna.
Comme nous étions devant son hôtel, nous fîmes halte. Elle nous pria à dîner pour le même soir, et ajouta qu’il faudrait inventer quelque chose pour occuper la soirée, que lord Ventnor ne passait qu’une semaine à Paris et n’entendait point perdre son temps. Puis elle nous donna des poignées de main à l’anglaise et rentra : nous eûmes l’occasion d’admirer une fois de plus sa jolie tournure.
— Elle est tout à fait désirable et convenable, dit Maurice.
« Convenable » me parut impayable.
Il reprit :
— Qu’est-ce que tu vas inventer, pour amuser le vieux ?
— Ah ! dis-je, tu me prends pour Bacciochi.
— Bacciochi ? Qu’est-ce que c’est ça, Bacciochi ?
— C’est lui qui était chargé des menus plaisirs sous Napoléon III.
M. de Courpière haussa les épaules et jugea stupide et malveillante cette allusion au beau temps de lady Ventnor. Comme je ne suis pas à une contradiction près, je m’empressai d’ajouter :
— Ne compte pas sur moi jusqu’à sept heures. Je n’ai pas trop de toute la journée pour organiser la soirée.
J’y rêvais déjà. Mais je fus d’abord découragé. Il est incroyable combien Paris offre peu de ressources. Nous ne savons point que montrer à nos hôtes de passage. C’est aussi que nous préjugeons qu’ils ne veulent rien voir hors les cafés-concerts et les bas-fonds. Je méditai une tournée des grands-ducs, et ne pouvais point, en effet, méditer autre chose, mais je n’en fus pas plus fier, quand je m’avisai subitement que, si lady Ventnor nous accompagnait (et j’y comptais bien), cela cesserait d’être banal, après ce qu’elle nous avait dit ce matin de ses souvenirs de Saint-Lazare. Je résolus de lui en suggérer d’autres et de la traîner en de certains lieux où elle rencontrerait des fantômes du passé, cependant que son mari s’y amuserait au présent.
J’avais mené, depuis l’entrée du roi, une manière d’enquête touchant notre nouvelle amie : je le confesse avec honte, non pour l’indiscrétion de la chose, mais pour la pédanterie. J’étais allé à la Bibliothèque nationale, où j’avais consulté les tables des ouvrages, trop rares jusques ici, consacrés à l’histoire anecdotique du second Empire. J’avais à tout hasard feuilleté la Grande Encyclopédie, et j’avais eu la surprise d’y trouver un article de quelques lignes sur la Solférino. Mes documents ne concordaient que sur un point, à savoir que cette personne avait fait un stage dans les régions les plus humbles de la galanterie, mais qu’elle s’était illustrée ensuite à Mabille et à Valentino, en levant la jambe plus haut que nul ne l’avait fait encore et que nul ne l’a fait depuis. Les chroniques ne mentionnaient point ses liaisons ultérieures, qui sont pourtant de l’histoire. Le Larousse la faisait mourir à Paris pendant le siège, apparemment comme il fait mourir Bonaparte après le 18 brumaire. Un autre dictionnaire la tuait à Londres vers la même époque ; et un seul la disait mariée, mais à un seigneur sans importance, et point à lord Ventnor.
Pour remémorer à la marquise ses succès chorégraphiques, je décidai que nous passerions une heure au Jardin de Paris. Pour le second point, je donnai des instructions à un policier de mes amis, que je pris soin de requérir : je l’invitai à ne nous point trop faire voir de repaires d’apaches, mais le plus possible de ces autres repaires où je pensais que lady Ventnor avait dû séjourner, si j’entendais bien ce que la Grande Encyclopédie appelle les régions les plus humbles de la galanterie.
Nous sommes blasés d’offrir à nos hôtes la tournée des grands-ducs, mais ils ne sont point blasés de la faire, et quand on leur propose cette partie ils s’écrient de joie comme si c’était une merveille. L’annonce d’une visite au Jardin de Paris, et ensuite dans les bas-fonds, me valut une ovation, encore que nul ne soupçonnât ce qu’il y avait, en l’espèce, d’ingénieux dans mon programme. Je n’avais pas prévu moi-même une autre note comique : nos futurs compagnons de fête n’avaient guère la mine d’être montrables où je les pensais conduire. Ils étaient dix hommes, outre M. de Courpière et moi ; nous n’en connaissions que cinq, qui étaient des habitués, et choisis parmi les plus compassés : les cinq autres allaient jusqu’au vénérable, et portaient de ces barbes blanches qu’on ne met qu’en cérémonie, comme le gilet blanc. Mais je m’attardai peu à les considérer, je ne prêtais attention qu’à lord Ventnor.
Dès qu’on le voit, on ne saurait plus rien voir ni personne que lui, ni détourner la vue, quand il vous en intimerait l’ordre, appuyé d’injures et de soufflets. Il marquait, je dis ceci à la lettre, dix-sept ans, — même de corps : athlétique, mais adolescent, — mais surtout de visage ; et je sais bien que ses compatriotes à la mode ont aboli la vieillesse en rasant le poil des lèvres qui la trahit ; mais, par pudeur, ils fixent à la trentaine au moins l’âge dont ils ne se désisteront plus, et ils n’osent point cette fraîcheur, ce velouté, ces joues pleines, ce clair et candide regard. L’on avait beau se dire que ces invraisemblances étaient le chef-d’œuvre de l’hygiène ou de l’artifice, et que notamment des cheveux de vieillard ne pouvaient être si blonds que par l’effet de quelque teinture, on n’arrivait pas à revenir sur cette première estime de son âge, même en profitant de la fascination qu’il exerçait pour l’observer sous le nez, en myope, et comme à la loupe. On remarquait, au plus, à la longue, qu’ils étaient peut-être vitreux, ces yeux clairs, et que l’innocent regard s’y éteignait par instants. L’âme se révélait vide. Mais alors un vertige interrompait brusquement la fascination. Malgré moi, je me rejetais en arrière, je fermais les yeux : quand je les rouvrais, la douce lueur intermittente s’était déjà rallumée au fond des siens. Une seule fois je réussis à ne pas abaisser mes paupières pendant une de ces éclipses ; et l’étrange regard vide que je regardais me fit souvenir d’un poème en prose de Baudelaire : « Les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats… — Que cherches-tu dans les yeux de cet être ? Y vois-tu l’heure ?… — Oui, je vois l’heure ; il est l’Éternité. »
Il ne se faisait remarquer que par cette jeunesse, il était froid, et si parfaitement bien élevé qu’on ne s’avisait point d’y prendre garde. Il parlait peu, quoique sa femme lui fît les honneurs de la conversation. Elle s’y entend à merveille, et je n’eus jamais une occasion meilleure de surprendre ses procédés. Elle ne dit elle-même presque rien quand elle tient son emploi de maîtresse de maison ; elle évite l’esprit ; elle est insipide ; de loin en loin elle hasarde une réflexion qui, à première vue, paraît oiseuse, ou pose une question naïve et affecte d’improbables ignorances. Mais ce sont là des roueries, qui ont toutes pour objet, et effectivement pour résultat, de donner le branle à un des causeurs présents, qui marche aussitôt, et ne se doute point, la plupart du temps, qu’elle l’a poussé. Comme il fallait, ce soir, tout ramener à lord Ventnor, on devine qu’il n’était question que d’antiquités. Cela était, tranchons le mot, assommant, et eût même été insupportable sans le divertissement de la nourriture, exquise et copieuse à l’ancienne mode. Heureusement que je n’avais pas à craindre, de surcroît, que M. de Courpière ne lâchât quelques sottises ; car il a, en ces matières, une sorte de compétence à force d’avoir acheté, du moins pour le dix-huitième siècle ; et il dit même, à propos de Perronneau, quelque chose d’assez fin, dont je ne me souviens plus ; mais ces discours de commissaire-priseur me semblaient être une préface peu appropriée à l’exploration qui devait suivre.
Lord Ventnor ne fit qu’une allusion, bien fortuite, aux mystères où ses convives se flattaient d’être initiés tout à l’heure. Dans sa « librairie », où nous allâmes fumer, il nous montra des livres à figures, extrêmement licencieux : mais il suffit qu’ils ne soient pas à la portée de toutes les bourses. Lord Ventnor, en les feuilletant, n’était pas moins collégien, au contraire, et son regard demeurait pur, mais ses mains tremblaient. Il se fit alors comme un déchirement et un demi-jour dans ma mémoire, et j’allai dire à lady Ventnor (qui nous avait suivis, mais se tenait à l’écart) :
— Madame, cela est singulier : il me semble que j’ai déjà vu lord Ventnor.
— Oui, dit-elle, dans un livre.
— Quel livre ?
— La Faustin, d’Edmond de Goncourt. Il y a là un personnage qui lui ressemble, un Anglais sadique…
— Ah !… fis-je, étonné de l’épithète, et surtout gêné de me rappeler que, le matin même, j’avais lu dans le journal des Goncourt, à la date de 1862 : « Dîné ce soir chez la Solférino. » Suivait un de ces portraits en deux lignes que les gens de lettres croient on ne peut plus flatteurs, et qui donnent à la personne portraite des démangeaisons de leur arracher les yeux. — Vous avez connu les Goncourt ? dis-je, à peine avec un soupçon de malice.
— Oh ! répondit-elle, très peu. Je ne les ai eus qu’une fois à dîner, en 1862 je crois.
La précision du souvenir me fit rougir.
— Vous pourrez vérifier, ajouta-t-elle.
Je tournai la tête, et je m’amusai fort d’un changement que j’observai soudain dans les physionomies. Le bon dîner, les grands crus, et peut-être aussi les livres à figures, opéraient. On demandait à partir tout de suite, et les plus vieilles-barbes étaient les plus enragés. Ils proposaient même de descendre d’abord dans les bas-fonds et de renoncer au Jardin de Paris. Mais j’y tenais. Je fis une objection sans réplique : c’est là que j’avais rendez-vous avec mon policier. Je ne vis plus lady Ventnor, et je craignis qu’elle ne nous eût brûlé la politesse ; mais elle n’avait disparu que pour changer de toilette, elle revint presque aussitôt, tout en noir, fort simple, avec un chapeau qui nous fit soupirer d’aise : car il était fort petit, de taffetas noir, avec des roses par-dessous, comme une capote de l’ancien temps ; il n’y manquait que les brides.
Pour être plus sûr qu’elle ne m’échapperait point, je voulus monter dans son automobile, où prit également place M. de Courpière. Les vieux hommes ne protestèrent point contre cet accaparement : ils pensaient à autre chose. Nous n’eûmes guère le loisir de causer, jusqu’au Jardin de Paris : la course fut brève. Je demandai seulement à la marquise si jamais elle avait eu la curiosité de s’aventurer dans un bal public, et elle me répondit : « Non, je n’y suis jamais retournée. » Cette réplique me parut pleine de promesses, et, aussitôt arrivés, je me hâtai de la faire asseoir près du quadrille, en lui disant :
— Je regrette que Mabille et Valentino n’existent plus ; je ne pouvais vous amener qu’ici.
— Oh ! dit-elle, c’est bien toujours la même chose.
Elle se tut d’un air déterminé, pour nous faire taire, Maurice et moi (les autres nous avaient abandonnés et circulaient). Elle reprit d’elle-même, après la danse finie :
— Tout ce qui est pur geste, l’amour comme la danse, est peu susceptible de variété, et encore moins de changement. On a récemment découvert que les danses grecques étaient une manière de cancan. Et moi qui me flattais de l’avoir inventé !
Je le savais ; mais ma fantaisie était si rebelle ou si lente à imaginer une lady Ventnor dans la posture du grand écart que je la regardais avec le même ébahissement que si je n’avais rien su. Elle sourit :
— Les Revenants !… murmura-t-elle. Je me vois… Rien n’est… autrement… Si : le costume… Voulez-vous que je vous décrive celui que je portais le jour de mes débuts ? Une robe de laine noire, presque tout unie ! La gloire m’a surprise, je n’étais pas en tenue… Le lendemain, j’étrennais du barège ! Et j’avais sur ma jupe quatre jupons à effilés ! Ma troisième robe était de taffetas bleu de France, décorée d’une grecque de velours noir large comme les deux mains ; et sur le velours noir étaient cousus, à intervalles réguliers, de petits boutons de nacre blanche.
— Mais, dit M. de Courpière, cela devait être hideux !
— Surtout si vous ajoutez le cachemire, qui n’était encore que français. Et même le cachemire des Indes, qui me fut offert le mois suivant.
— Et les dessous ? dis-je.
— Hélas ! dit-elle, le genre était d’avoir des bas blancs et des caleçons blancs festonnés.
Ces images parurent, à ma grande surprise, enflammer M. de Courpière. Il se pencha sur l’épaule de lady Ventnor, et je crus qu’il allait lui faire une de ces déclarations qui ressemblent à des assignations. Mais, justement, nous entendîmes un homme assigner tout crûment une des danseuses, et pour la première fois lady Ventnor parut choquée.
— Ah ! dit-elle, les manières ont changé aussi.
— On était, dis-je, plus poli ?
— Ma foi non, et même au contraire. Mais on respectait certaines bienséances. Si un gandin s’était permis de me débiter le compliment que nous venons d’entendre, je l’aurais souffleté. En revanche, à souper, si j’avais lâché trop de sottises ou heurté ses principes, il ne se fût point gêné pour me dire : « Taisez-vous, ma chère Marguerite, l’insuffisance de votre éducation vous fait tenir des propos dont vous ne sentez pas vous-même l’inconvenance et la niaiserie. »
Mon policier survint, nos hommes revinrent, hâtés de partir en guerre, elle se leva. Je m’attachai à elle, un peu déçu.
— Voilà, dis-je, tout ce que vous trouvez à me raconter ?
— Mais je vous ai tout dit.
— A demi-mot !
— C’est comme il faut dire.
Je vis bien, à la réflexion, qu’elle m’avait fait, sans y toucher, un tableau où il ne manquait rien : elle m’avait décrit ses costumes, le décor, le public, et marqué jusqu’à des nuances fugitives de physionomies et de langage. Mais j’ai besoin d’ordre et de clarté, j’aime les récits qui se suivent, et je souhaitais qu’elle raccordât celui-ci au précédent. Je ne l’obtins que sur les trois heures de la nuit.
Jusque-là, elle me confondit d’admiration par la convenance parfaite de sa tenue. Elle faisait une heureuse opposition avec nos compagnons mâles. Ils avaient l’air de satyres honteux. Elle n’avait pas l’air d’une bacchante, mais pas une fois elle ne fut gênée ni prude. Elle dosait avec une exactitude merveilleuse la curiosité, l’indifférence et le dégoût. Elle se faisait respecter sans rien faire apparemment pour cela. Elle n’entendit pas un mot malsonnant et ne vit pas un spectacle vilain. Elle les esquivait si adroitement que je n’aurais su dire comme elle s’y prenait, et je ne la quittais pas des yeux. Elle trouva même joliment moyen de me rouler : car je l’avais amenée, pour finir, dans un lieu que je ne dirai pas, où il est inouï de mener une marquise, mais qui était justement le lieu où j’avais plus de curiosité de voir quelle mine elle ferait, et encore une fois je ne sais comment elle réussit à s’y enfermer dans une chambre à peu près décente, bien à l’abri, seule avec M. de Courpière et moi, cependant que les autres assistaient, dans un salon voisin, à des danses de caractère.
Je fus si outré de cet escamotage que je brusquai lady Ventnor. Je lui déclarai, avec une mauvaise humeur fort ridicule quand on y pense, que j’étais maniaque de chronologie, et que je voulais savoir où elle était allée directement lorsqu’elle avait quitté Lyon.
— Vous le savez, me répondit-elle, toujours imperturbable, puisque vous m’avez amenée ici. Vous vouliez me faire dire que je n’y venais pas pour la première fois. Je suis comme vous, j’aime l’ordre et je commence toujours par le commencement. J’avais de l’ambition et je prétendais arriver haut, mais il ne me répugnait point de partir du plus bas. Et puis je suis bourgeoise et je n’ai que dans une certaine mesure le goût du risque. Je voulais dès lors être assurée du vivre et du couvert. Lorsque je quittai Lyon, j’avais en poche l’adresse d’une de mes jeunes amies, émigrée à Paris depuis peu et que l’on croyait ouvrière, mais qui ne l’était point. J’avais également sur moi de quoi prendre mon billet, — les chemins de fer étaient inventés, je vous prie de le croire, mais les troisièmes étaient alors peu confortables ; j’avais trente-cinq sous pour mon fiacre. Le cocher fut bien étonné quand je lui donnai l’adresse de mon amie.
Je n’étais pas moins étonné que le cocher, je n’osais plus lever les yeux.
— J’espère, reprit lady Ventnor avec hauteur, que je vous dis tout ce qui est indicible. Je vous le dis sans couleur, parce que je n’aime point les tableaux de libertinage, mais vous avez de l’imagination, une expérience personnelle, et, encore une fois, ni le métier ni le milieu n’ont sensiblement changé. Pour la mise en scène, je vois que l’usage s’est conservé d’être en retard d’un demi-siècle sur la mode. Figurez-vous donc que j’étais environnée des meubles de la Restauration ou même du premier Empire, comme nous le sommes, ce soir, des meubles du second.
Je n’y avais pas encore pris garde, et je trouvai plaisant que lady Ventnor fût venue là pour s’y trouver justement remise dans le décor de sa jeunesse. Elle jeta soudain un léger cri : elle venait d’apercevoir, sur la cheminée, veuve de toute autre garniture, un verre d’eau, en effet bien extraordinaire. Il se composait de quatre pièces, d’une matière opaque et couleur de lait, comme j’ai vu, chez ma grand’mère, de ces affreux ustensiles appelés rince-bouche. Le sucrier, le verre à pied et la carafe étaient d’une hauteur et d’une maigreur disgracieuses. Le bouchon de la carafe était évidé et formait lui-même un tout petit carafon, destiné sans doute à contenir la fleur d’orange. Un serpent d’émail vert et qui se mordait la queue ornait le tour du plateau. Un ornement pareil ceignait le ventre de la carafe, celui du sucrier, et bordait le verre.
— Pensez-vous, dit lady Ventnor, que l’on voudrait me vendre ces objets ?
— Je n’en doute pas, dis-je. Ils feraient bien sur une table d’acajou à laquelle je vois accoudé un homme en pantalon à la hussarde, qui fume le narguilé et qui porte des pantoufles de maroquin rouge. Cela serait charmant, à condition que cela fût signé Gavarni.
— Ce verre d’eau, reprit lady Ventnor, me rappelle un autre verre d’eau pareil, qui est le premier objet de luxe que j’aie possédé.
— Tant mieux, dis-je ; car vous allez me faire savoir comment vous avez passé de l’état où on ne possède rien en propre à l’état où il est permis de posséder.
— Soit ! dit-elle. J’ai passé de l’un à l’autre grâce au rédempteur.
M. de Courpière craignit d’être scandalisé et demanda l’explication de ce mot.
— L’on n’a pas, répondit-elle, attendu les romans russes pour procéder à la rédemption des courtisanes. Cette mode fit fureur environ le temps de la Dame aux Camélias. C’est au point qu’une femme ne pouvait plus s’engager dans cette profession sans y rencontrer, dès les premiers pas, un homme qui voulût l’en tirer et la réhabiliter. La Dame aux Camélias est mon ancienne, et je date plutôt de l’époque où une réaction se faisait. Mais la province est toujours en retard sur Paris, et l’était alors bien davantage. Mon rédempteur venait de province. Il s’appelait Adolphe. Vous allez prendre son portrait pour une caricature. Il avait des cheveux d’un blond fade, très fournis et frisés, des favoris comme les notaires n’en portent plus, et des lunettes. Il paraissait beaucoup moins jeune que lord Ventnor, mais il avait vingt ans en réalité. Vous allez douter de ses mœurs, puisque vous savez où il me rencontra, mais c’est par vertu qu’il y venait. Il s’attribuait une mission. Il me proposa de me mettre, comme on dit, dans mes meubles. Je sentis que c’était un pas décisif, et j’acceptai, bien que son physique me parût peu séduisant. Vous jugerez par ce verre d’eau du mobilier qu’il m’offrit.
« Il me logea dans le quartier Gaillon, qui était alors respectable. Nous avions deux chambres et un cabinet au dernier étage d’une maison noire. Le cabinet prenait jour par une lucarne sur une cour en puits. C’est par cette lucarne que j’appelais notre concierge, qui faisait notre ménage et qui était également notre propriétaire. Nous ne menions pas la vie des étudiants : je n’ai jamais été Musette ni Mimi Pinson, et Adolphe était employé aux bureaux de l’enregistrement. Je demeurais seule toute la journée, je fumais des cigarettes. Il rentrait à l’heure du dîner, qui était frugal : il devait, l’année suivante, être envoyé en possession d’une assez jolie fortune, mais il ne gagnait que cent soixante-quinze francs par mois, et nous n’en dépensions pas plus de trois cents.
« A table, il me disait des choses tendres et sages, et notamment que l’amour m’avait refait une virginité. Je lui répondais que j’en eusse été bien fâchée. Ces propos le faisaient rougir. Il était chaste, avec du tempérament. Je m’amusais, par malice, à lui faire oublier sa pudeur dès que l’heure du berger sonnait, et j’avais des façons de le régaler qu’on ne soupçonne point à Rennes, d’où il était natif, ni même à Lyon, d’où je viens.
— Ce tableau, dis-je, est d’un rococo fort agréable.
— Oui, mais le dénouement fut pénible. Un jour que j’avais, par hasard, fait des courses, je fus en rentrant appréhendée au corps par deux agents. Ils m’apprirent qu’Adolphe était déjà coffré, sous l’inculpation de détournements, et que j’étais inculpée moi-même de complicité.
— Un homme si vertueux ! dit M. de Courpière.
— L’homme d’une seule vertu, repartit lady Ventnor. Une vertu isolée est aussi dangereuse qu’une idée fixe. Adolphe volait, il eût tué, pour assurer ma rédemption. Je ne l’aimais guère, et cependant je fus désespérée. J’échappai aux mains des agents et courus me jeter par la fenêtre. Heureusement, j’avais choisi, pour me précipiter, la lucarne du cabinet, qui était trop étroite. Ce suicide eût été déraisonnable : je n’eus aucune peine à démontrer mon innocence. Mais il était au moins inutile que je reprisse contact avec la police, et vous devinez qu’elle me fit refaire en arrière le pas décisif que mon rédempteur m’avait fait faire en avant.
— Je devine aussi, dis-je, que vous en avez été quitte pour refaire un plus grand pas cinq ou six mois plus tard.
— Huit jours.
— Bravo ! Racontez.
— Pas ici. J’ai besoin d’un autre décor et de toute une mise en scène. Venez demain.
Nos dix vieillards, onze en comptant lord Ventnor, reparaissaient. Ils avaient d’encore plus étranges figures qu’avant de disparaître.