Les Confidences d'une Biche, 1859-1871
V
LE TROUBLE-FÊTE
Les hommes du monde qui ne craignent pas de s’encanailler en faisant de la politique intérieure sauvent les apparences en faisant aussi de la politique étrangère, qui est plus distinguée. Ils y prétendent des lumières innées. Ils ont, en effet, de naissance, le ton et les silences de l’emploi et la fausse profondeur qui déguise le vide. Naturellement, M. le vicomte de Courpière aspirait à conseiller notre diplomatie ; mais, comme j’y suis inepte, il attendait d’avoir déniché un autre inspirateur, de préférence une Égérie, qui lui pût souffler des opinions et peut-être dicter des articles.
Je l’admire d’avoir flairé que lady Ventnor pouvait devenir cette Égérie. Car il ne se tenait chez elle, et elle-même ne tenait, que des discours de la dernière puérilité sur les affaires internationales. On soupirait : « Pauvre France ! » et on ne se donnait même pas la peine d’articuler que tout va de mal en pis, tellement cela paraissait sous-entendu, ou certain a priori.
Mais, un jour, les feuilles annoncèrent à grand fracas l’arrivée à Paris du prince de Merseburg-Weissenfels, chargé d’une mission secrète.
Ce personnage, puissamment riche, a fait de longs séjours à Paris, et il y a épousé en 68, ce n’est pas hier, une des filles les plus filles de l’époque. Il n’en est pas moins revenu, deux ans plus tard, contribuer avec son régiment au nettoyage de la moderne Babylone. Mais il ne veut pas croire que cette opération d’hygiène un peu rude ait refroidi à son égard ses nombreux amis parisiens : car la guerre, c’est la guerre, et, quand elle est finie, on n’y pense plus. Son auguste maître lui avait dit : « Allez donc causer un peu avec vos camarades de là-bas, et avertissez-les par charité que nous leur tomberons dessus au printemps, si d’ici là ils ne sont pas sages. »
La perspective d’une campagne n’alarmait point M. de Courpière, qui ne laisse pas d’être belliqueux, et qui n’appartient plus qu’à la réserve de la territoriale. Mais il ne croyait pas que nous fussions prêts, et il fulminait contre le gouvernement, qui nous mène droit à la guerre et qui désorganise l’armée. Je le rassurai de mon mieux ; et comme je sais tout de même un peu d’histoire contemporaine, je lui rappelai, ou je lui appris, que les procédés de la politique allemande n’ont pas varié depuis un demi-siècle : il n’y avait donc pas plus de raison pour s’émouvoir cette fois-ci que les autres fois des froncements de sourcils ni des risettes, des rodomontades ou des affectueux avertissements. Je remontrai à M. de Courpière la grossièreté de cette politique, dont je ne sais pourquoi l’on vante la malice, et qui a toujours fait long feu depuis trente ans. Mais j’avouai qu’elle donne sur les nerfs, et qu’on aimerait de temps en temps à cogner ce peuple, qui est le plus mal élevé d’Europe et, pour comble, le plus prétentieux. Maurice me félicita de mon patriotisme et se remit à fulminer, cette fois contre les Français, indignes de ce nom, qui ne fermeraient point leur porte au prince de Merseburg-Weissenfels. Il déclara que jamais il ne remettrait les pieds chez les gens, même de son monde, qu’il saurait avoir reçu cet émissaire.
Il regretta tout aussitôt cette imprudente déclaration, car il n’avait pas achevé sa phrase qu’on lui apporta un mot de lady Ventnor, qui nous priait à dîner le même soir pour rencontrer le prince. Il est pénible d’avoir si peu de temps devant soi pour se contredire. Comme j’étais curieux de ce Merseburg-Weissenfels, j’y aidai M. de Courpière, et je lui trouvai même je ne sais quelle obligation de faire le contraire de ce qu’il venait de protester qu’il ferait.
Ma curiosité fut bien déçue. Le dîner fut d’une solennité officielle et assommante, et personne, comme il fallait s’y attendre, ne fit la moindre allusion à cette mission impertinente dont le prince était chargé. Lady Ventnor avait réuni, en l’honneur du personnage, non pas ses plus agréables amis, ni même les plus illustres, mais les plus importants, et cela faisait une composition assez hétéroclite. Il y avait un paléontologiste et un historien rat d’archives ; un avocat député, fameux par ses reniements et par sa candidature perpétuelle à n’importe quel portefeuille ; quelqu’un des Beaux-Arts ; un général qu’on a surnommé le « grand Bavard », mais qui, ce soir, avait le tact de se taire ; M. de Courpière, qui ne se taisait pas moins, et moi, qui ai une faculté incroyable de mutisme. Enfin, lady Ventnor avait profité de la circonstance pour obtenir deux femmes vraiment du monde : l’épouse du candidat ministre, petite créature nette et décisive, qui conclut, qui tranche, et, au besoin, qui rase, et une princesse née Française, devenue Allemande par un premier mariage, redevenue Française par un second, et qui serait donc, en cas de guerre, aussi embarrassée que la Camille des Horaces.
Ce qu’on dit de plus militaire eut trait aux ballons dirigeables. J’observais cependant le prince, vieillard majestueux et ingénu, orné d’une barbe. Il me parut que ce fleuve marquait à lady Ventnor une sorte de déférence mélancolique, que les hommes d’un certain âge témoignent d’ordinaire aux femmes qu’ils ont désirées jadis et desquelles ils n’ont rien obtenu. (Je subtilise peut-être un peu trop.)
Merseburg se retira de bonne heure, et la réunion tourna soudain au conseil de guerre. Je fus effaré d’entendre ce que des gens individuellement sages peuvent dire de bêtises quand ils mettent leur intelligence en commun. Je me trouvai bien modeste de n’oser rien dire ; mais, comme nous restâmes les derniers, le vicomte et moi, je me rattrapai des que ces imbéciles supérieurs furent partis. Je hasardai quelques plaisanteries sur la politique de salon : elles n’étaient point du meilleur goût et devaient froisser la marquise, mais, à ce point-là, je ne l’aurais jamais cru. L’ancienne Solférino tolère les questions les plus outrageantes sur son passé, et l’on a vu qu’elle y répond. J’aurais pu lui demander sans qu’elle me jetât dehors si elle avait accordé ses faveurs à Merseburg-Weissenfels. Mais elle n’admet pas que l’on doute de son influence, et elle me rembarra si rudement que je lui répondis sèchement que je n’entends pas l’histoire comme M. Scribe. Elle me répliqua que j’avais tort, et que l’histoire ne se déroule pas comme les historiens racontent, mais comme dans Bertrand et Raton ou dans le Verre d’eau ; qu’elle le savait par expérience personnelle, qu’elle n’en était pas à ses débuts (avait-elle besoin de le dire ?) et qu’entre autres elle nous avait évité une guerre en 1867, à propos de Luxembourg.
J’allais lui dire : « Est-il possible ? On le saurait. » Mais je m’avisai que cette réplique était inconvenante, et je me bornai à pousser un « Ah ! bah ? » où il y avait moins de doute que d’admiration, et juste d’étonnement ce qu’en implique le mot admiration au sens latin.
— Je pense, dit-elle, que vous connaissez bien cette question de Luxembourg ?
J’observai du coin de l’œil M. de Courpière, et je vis à sa mine que jamais il n’avait tant ouï parler de cette forteresse. Par complaisance pour lui, et bien que je redoutasse le petit cours d’histoire, je dis à la marquise :
— Oui, je connais la question à fond, mais faites comme si je ne la connaissais pas.
Elle quitta soudain le ton de la pédanterie, qui ne lui est pas naturel, et dit en riant :
— Croiriez-vous que moi-même je ne savais seulement pas où était situé Luxembourg quand je me suis mêlée de l’affaire ? C’est, ma foi, le prince d’Orange qui a dû me l’apprendre.
— Citron ! m’écriai-je, heureux de voir intervenir ce personnage, qui promettait d’égayer le récit.
— Pauvre Citron ! murmura-t-elle, d’un ton qui me fit sentir d’abord qu’elle avait eu un faible pour lui.
Je vis bien aussi que le surnom ne la choquait pas. Elle le trouvait plutôt gentil, tendre, à peine irrévérencieux.
Elle nous déclara, sans plus tarder, que Citron valait beaucoup mieux que sa réputation et qu’il était un pauvre calomnié. Elle nous fit son portrait physique minutieux, crayon pâle, à peine rehaussé ; et nous crûmes voir ce visage fin, placide, ces cheveux sans couleur, ce teint blanc et mat, ces yeux d’enfant triste où, aux heures de vacances et de fête parisienne, survivait l’ennui des jours moroses ; ces yeux clairs, mais sans transparence, pareils au Vyver de la Haye, où même l’image blanche des cygnes est indécise, ternie et comme ancienne.
Je félicitai la marquise de varier si heureusement ses procédés de portrait selon les personnages à peindre. Mais elle était déjà passée du physique au moral, disant que ce Citron était le garçon le plus simple, le plus naïf, le plus aimant, le plus dépourvu de morgue royale, et qu’il faudrait l’appeler Chérubin si nous n’eussions disposé de Chérubin pour un autre. Elle fit une digression sur les rois et princes d’alors, qui n’étaient pas blasés de tout comme ceux d’aujourd’hui, mais neufs, amusables, étonnés, province ! Elle revint au calomnié, assura que c’était le roi son père qui le réduisait à la noce et l’écartait des affaires, où il eût été fort capable.
— On ne le fit travailler qu’une fois, dit la marquise, et c’est justement alors que nous devînmes amis. Il était venu négocier secrètement, avec l’empereur Napoléon III, la cession de Luxembourg à la France.
— Secrètement, dis-je, mais je vois que vous étiez dans le secret.
— Je n’y fus point du tout pour commencer, répliqua lady Ventnor. Mais Citron me demanda conseil dès que l’affaire s’embrouilla. Personne, au début, n’avait soupçonné que son voyage eût un objet politique. Il venait à Paris à tout propos. Et puis l’Exposition allait s’ouvrir, et la Hollande y devait tenir sa petite place. Tous les rois étaient espérés. Toutes les femmes connues de Paris avaient été pressenties qu’elles auraient à les recevoir ; et pour ma part je ne m’étonnai donc point que Citron, qui me connaissait depuis fort longtemps, me témoignât pour la première fois le désir de faire plus ample connaissance.
« Cette autre négociation fut d’un sans-cérémonie que j’ai toujours prisé. Il me demanda en riant comment diable il se pouvait faire que cela n’eût jamais été plus loin entre nous, et je lui répondis que je m’en sentais un peu déshonorée. Il me répondit que le plus déshonoré, c’était lui ; et comme nous avions tous les deux un vif sentiment de l’honneur, vous devinez que la réparation ne fut point retardée.
« Même, nous refusâmes de déclarer l’honneur satisfait après une seule rencontre. Citron, qu’on a voulu représenter comme un pâle noceur, était un homme de famille et une bête d’habitude. Pour le garder, je n’eus pas besoin de grandes habiletés : je n’eus qu’à mettre un peu d’ordre dans son existence. Il n’était pas bohème de tempérament, il ne tâtait de tout que pour choisir, et, s’il errait, c’est qu’il cherchait à droite et à gauche où se fixer. Je lui ai brodé des pantoufles. Il était sociable comme les rois ne le sont point, prévenant, d’humeur égale, gai, avec des nuages, des ressouvenirs, des peurs brusques.
« — Ah ! me disait-il, ma bonne Marguerite, comme je m’embêtais le mois dernier, et comme je recommencerai à m’embêter le mois prochain !
« Je lui répondais :
« — Mais non, Monseigneur. Le mois prochain, l’Exposition sera ouverte, et je vous jure que personne ne s’embêtera. »
— C’est, dis-je, une idylle. Je ne me plaindrai plus. Citron vaut Charles et Chérubin. Je vois qu’on ne m’avait pas menti, et que jamais la petite fleur bleue n’a plus fleuri que sous l’Empire. Mais, pour en revenir au prince d’Orange, il était plus souvent chez vous qu’aux Tuileries ?
— Il y allait, au contraire, fort souvent, et sans me le dire, puisque sa mission était secrète. Je ne comprenais rien à ces mystérieuses sorties, et je me mis, croiriez-vous ? à être jalouse. (Car ce sentiment, dont il n’est plus guère aujourd’hui question qu’au théâtre, était alors assez commun, même dans le monde de la fête.) Citron était diplomate, mais avant tout galant homme. Il savait ce que l’on doit aux femmes, et il s’empressa de manquer au secret professionnel dès qu’il vit que j’en prenais ombrage.
« Je vous avouerai que cette affaire de Luxembourg me parut d’abord d’une enfantine simplicité. J’étais novice, et j’ignorais que ces affaires-là deviennent tout de suite inextricables pour peu que chacun y mette du sien.
« — Eh bien, dis-je à Citron, c’est marché conclu, puisque l’Empereur souhaite d’acquérir Luxembourg, et que ton père ne demande qu’à céder la place, j’imagine, pour de l’argent.
« — Papa, me répondit le prince, en a le plus grand besoin. Moi aussi, et je toucherais volontiers ma commission. C’est marché conclu, si tu veux : on est d’accord, il ne reste qu’à échanger les signatures ; mais mon père craint de mécontenter les Prussiens qui tiennent garnison dans la place, et il cherche un prétexte pour rompre l’engagement qu’il a pris.
« Je vous répète les propres paroles du prince. C’est la question de Luxembourg mise à la portée des enfants, mais sans que l’histoire soit faussée. Le pétard éclata peu de jours après, et à la prussienne…
Lady Ventnor, qui sentait notre ignorance, continua de mettre l’histoire à la portée des enfants. Elle nous exposa, en la simplifiant, la manœuvre hypocrite de Bismarck, qui feignait d’approuver, et même de favoriser les ambitions françaises, excitait sous main l’opinion allemande, et faisait ensuite les gestes d’un homme débordé. Et elle nous peignit le cauchemar d’une guerre, à la veille de l’Exposition.
— Ce n’est point, dit-elle, la guerre qui nous faisait peur ; mais chaque chose doit venir en son temps, et pour lors nous préférions nous amuser. Ce qu’on a dit de la fête impériale est exagéré, mais il est vrai pour cette année-là. Le grand palais ovale à galeries concentriques et à voies rayonnantes commençait d’être encombré de caisses ; dans le parc du Champ-de-Mars, les pagodes, les isbahs russes, les bazars et les cafés turcs abritaient déjà toute une figuration bigarrée ; derrière les palissades encore closes, on entendait répéter, le soir, des musiques d’Orient, et les bergères tyroliennes, enfermées dans leur bergerie, lançaient au ciel, aussi crânement qu’Hortense Schneider, leur trou-la-la-laïtou. Mais je ne vais pas vous décrire notre exposition : elle vous ferait pitié, vous la trouveriez petite, vous avez le goût gâté par les grandes machines américaines, et vous n’aimez plus l’odeur des lampions. Nous, elle nous émerveillait. C’est la première fois que nous avions tant d’exotisme pour vingt sous. Et puis, nous avions invité le Monde, nous étions prêts à le recevoir… chiquement. On nous disait bien qu’il ne fallait pas être fiers pour ouvrir aux rois et aux peuples ce mauvais lieu ; mais nous sentions que ce serait tout de même un échec pour la France si l’orgie était remise, et nous en aurions été humiliés comme d’une bataille perdue. Riez si vous voulez, quand mon pauvre Citron, qui daignait partager mes angoisses, me disait : « Ah ! Margot, Margot, notre exposition est dans le lac », des larmes me montaient aux yeux, je me sentais atteinte dans ma dignité de Française, et je faisais le propos de sauver la mise à mon pays.
Je gardais bien de rire. Je trouvais même piquant et imprévu que la France eût été sauvée, en des conjonctures si particulières, par une autre Jeanne d’Arc, et j’eus grand’hâte de savoir comment lady Ventnor s’y était prise. Elle me répondit :
— Fort simplement. Le roi de Hollande avait mis pour condition au marché que la France lèverait toutes difficultés du côté de la Prusse. Je le sus à temps. Je fis observer à Citron que les difficultés n’étaient point levées. Il suggéra au roi d’invoquer ce prétexte, ce ne fut donc point la France qui se déroba, et l’honneur fut sauf.
— Bravo ! dis-je. Et après ?
— Ah ! après… la détente !… Point soudaine : rien n’était achevé, l’étranger se faisait attendre, il pleuvait, il gelait. Mais enfin ils vinrent, tous, aux accents de la Grande Duchesse ! Les rois retenaient par dépêche leur loge aux Variétés. Ils retenaient aussi autre chose…
— Par dépêche ?
— Oui. Sauf quand ils prétendaient à une femme assez haut cotée pour motiver le dérangement d’un ambassadeur. Je le sais par expérience personnelle.
— Comment, vous le savez par expérience personnelle ? m’écriai-je avec une indignation qui n’était nullement jouée. Mais, madame, je pensais que vous vous fussiez tenue hors de cette ronde infernale (je m’exprime dans le style de l’époque). Vous deviez vous réserver à votre petit prince Citron, qui ne l’avait pas volé, et qui, après avoir partagé vos angoisses, méritait de partager exclusivement vos joies.
— Ne demandez jamais l’impossible, surtout à moi, répondit-elle. Citron lui-même n’était pas si exigeant. Il a su tout ce que je faisais et il ne m’a jamais retiré son amitié. Il m’a écrit jusqu’à son dernier jour des lettres charmantes de collégien, que je vous montrerai quand vous visiterez mes archives.
— Ah ! Madame, dis-je, quand vous voudrez !
— Vous pensez bien aussi, poursuivit-elle, après ce que je vous ai dit de mon patriotisme, que je n’allais pas me retirer à une heure où la France avait besoin de moi selon mes moyens. Je ne plaisante pas. Je n’ai jamais oublié que j’étais Française, ni quand j’ai fait mon devoir de femme, ni quand j’ai refusé de m’y soumettre. Jugez-moi sur ce dernier trait.
« Le 5 juin, je me rappelle précisément les dates, le roi Guillaume de Prusse arrivait à Paris, où le tzar Alexandre Il était déjà depuis quatre jours. Le prince de Merseburg-Weissenfels, que vous venez de voir chez moi, avait précédé son souverain de cinq ou six jours. On me l’avait amené. Sa candidature était posée. Quel coup de fortune ! Trois cent millions ! Et un homme, — vous venez de le voir, mais êtes-vous physionomiste ? — un homme de qui la plus sotte femme fait ce qu’elle veut. Il l’a bien prouvé !… Mais j’hésitais. Je me rappelais par quelles transes nous venions de passer. Il n’était pas encore l’ennemi : il était… le trouble-fête. J’avais de la rancune, comme de la haine naissante, une répugnance physique ; mais enfin j’hésitais, c’est bien excusable, je ne pouvais pas prévoir que lord Ventnor me dédommagerait bientôt…
« J’hésitais encore lorsque le vieux roi de Prusse arriva. Le lendemain, il y avait revue à Longchamp. J’y allai. « J’aime les militaires. » C’est toujours beau, une revue : mais comme c’était plus beau, ou plus brillant, avec les voltigeurs, les cent gardes, les sapeurs coiffés du bonnet à poil et drapés du tablier blanc, les cantinières en jupe rouge, et les tambours-majors qui jetaient en l’air leur grande canne ! Comme Talma jadis, l’armée française paradait devant des rois : trois souverains et, derrière, un peloton de princes, et plus de grands-ducs d’un seul coup que je n’en ai revu depuis séparément.
« Je sentis d’abord une petite peine, une petite humiliation : notre souverain, à nous, déjà malade, las, affaissé sur son cheval, ne faisait pas, à mon gré, assez belle figure entre les deux autres, le géant prussien et le géant russe. Puis j’aperçus Merseburg et, près de lui, un autre que vous devinez : tous deux en uniformes de cuirassiers blancs — superbes ! Sous la visière du casque, cette bonne figure niaise de Merseburg devenait inquiétante. C’était un barbare, mais… pas seulement terrible : injurieux, ironique — comme l’autre. Et je sentis que jamais, jamais, pour ses mines de cuivre, pour ses trois cent millions, pour je ne sais quoi encore, jamais je ne serais à cet homme-là.
« A ce moment, on vit arriver sur le champ de course, du côté de Saint-Cloud, un autre cortège, bien modeste : trois ou quatre voitures découvertes, quelques gardes et, dans la première calèche, l’enfant impérial, tout pâle. Il venait d’être malade, c’était une de ses premières sorties. Quand il descendit de voiture, il chancela et on vit qu’il boitait.
« Le roi de Prusse le saisit à pleins bras et l’enleva en l’air. C’était pour l’embrasser, je crus que c’était pour l’étouffer, j’eus le cœur serré. Et, comme les spectateurs de la dernière galerie à l’Ambigu, je faillis crier : « Ah ! prenez garde… »