Les Confidences d'une Biche, 1859-1871
Les
Confidences d’une Biche
I
LA SOLFÉRINO
Bien qu’il n’y ait pas, à la rigueur, de dénouements dans l’ordre de la réalité, je me flattais d’en tenir un, le jour où j’ai raconté le dernier exploit conjugal de M. le vicomte de Courpière. J’espère qu’on se rappelle qu’il avait laissé prononcer le divorce contre lui, par défaut ; après quoi il était revenu dans le domicile commun à titre d’époux exclusivement chrétien, la petite formalité civile ayant pour unique effet d’abolir un contrat de mariage incommode et de permettre à Monsieur le vicomte une plus libre disposition de l’immense fortune que lui avait apportée en dot Madame la vicomtesse. Rien ne faisait présager que ce nouveau modus vivendi ne fût pas in æternum. La piété de Madame la vicomtesse le garantissait. Mais il n’est pas de sainte à qui la tête ne puisse tourner. Un beau matin, elle avisa Maurice, en termes courtois, qu’il ferait bien de s’assurer d’un autre logement, vu qu’elle épousait le précepteur des enfants dans une quinzaine de jours ; elle n’avait point voulu qu’il apprît cette nouvelle par les publications, qui étaient pour dimanche prochain ; elle regrettait de lui causer ce dérangement, mais il devait comprendre à quel sentiment de haute délicatesse elle obéissait en le priant de vouloir bien faire ses malles. M. de Courpière, qui n’avait jamais surveillé ni soupçonné son épouse chrétienne, fut pris à l’improviste et ne put que s’incliner.
Je ne cherche pas à colorer l’invraisemblance de cette péripétie, mais elle a un côté plaisant. Le tour de Madame la vicomtesse vaut celui que je viens de rappeler que lui avait joué naguère le vicomte ; c’est la réponse de la bergère au berger. Je ne pus me défendre de sourire, mais je mesurai le désastre. M. de Courpière était-il en état de recommencer une vie, comme font, paraît-il, les Américains à tout âge, après une ruine ou une faillite ? Il me semblait un peu fatigué. Pouvait-il plaire encore ? Je ne voyais pour lui que le commerce des automobiles, qui périclite, ou celui des objets anciens, qui fleurira en France tant qu’il y subsistera une noblesse.
Il ne me laissa point trop, heureusement, dans une inquiétude si préjudiciable à ma santé. Je ne crois pas que jamais homme frappé de la foudre ait demandé si peu de temps pour s’en remettre. Je sentis d’abord qu’il avait pris un parti, quoiqu’il ne me dît point lequel. Il s’établit dans l’une de ses garçonnières qui lui était restée pour compte, et il se remit aux fiacres avec un air de naturel bien touchant : il renfonçait son dégoût, pour ne pas humilier les cochers, j’imagine, comme les dames de charité qui visitent des pauvres. Enfin, il se créa, en quinze jours, une multitude de relations nouvelles où il me fit participer ; car il n’est pas homme à se détourner de ses amis dans la mauvaise fortune (j’entends la sienne).
Je ne sais trop ce qu’il pensait trouver chez ses nouvelles connaissances, mais je crois qu’il ne l’y trouvait point, car il ne faisait guère que les essayer, et il les rompit toutes dès qu’il fut admis chez Mme la marquise de Ventnor, où il sentit apparemment le terrain plus favorable.
Je me rappelle bien ma première visite chez lady Ventnor, en son hôtel, qui est avenue du Bois de Boulogne, dans le pan coupé, et du bon côté. Ce qui frappe, dès le vestibule, c’est la profusion, et surtout le classement et le numérotage des objets d’art : de même qu’à Londres, quand on entre dans Hertford house, où sont exhibées les collections de Richard Wallace. On a le sentiment qu’on pénètre chez un amateur mort qui a légué ses richesses, dans un musée où nul n’aura plus d’intimité avec les bibelots et les tableaux, sauf le conservateur, à qui ils n’appartiennent point, et qui ne jouit point du droit d’user et d’abuser.
Dans le grand salon du premier étage, qui a trois baies cintrées, les toiles n’étaient pas moins nombreuses ni les vitrines moins fournies, et il fallait de l’attention pour ne pas dire au valet de chambre : « Donnez-moi donc le catalogue, » au lieu de lui demander : « Est-ce que Madame la marquise reçoit ? » Pourtant, on discernait, et ma foi je ne saurais dire à quel mystérieux signe, quelques objets qui n’étaient pas assurément ni moins beaux ni moins précieux que les autres, mais qui n’avaient pas un air de devoir être catalogués. Tous dataient du second Empire. Parmi des merveilles du temps de Louis XIV ou de la Régence, étaient disséminées les pièces d’un mobilier complet, sans style, même de pastiche, et dont les bois contournés, lourds, les soies bouton d’or ou cerise accusaient un goût contemporain de nos premières expositions universelles. D’étranges bonbonnières et des coffrets incrustés de cuivre ou d’ivoire provenaient évidemment de chez Klein ou de chez Giroux. Enfin, un grand portrait de femme, de la même époque, tenait le milieu du panneau qui faisait vis-à-vis à la cheminée ; et ce portrait n’avait peut-être qu’un siècle ou deux à patienter avant d’être classé chef-d’œuvre ; mais on voyait bien que, pour le moment, il ne faisait pas encore officiellement partie de la pinacothèque.
Mme la marquise de Ventnor faisait preuve d’une fière audace en venant chaque jour s’asseoir, je dirai publiquement, sous ce portrait, comme pour provoquer les comparaisons. Il n’y avait plus de ressemblant que les yeux, mais ils suffisaient (car ils sont vraiment sans pareils, ces grands yeux sages) pour attester l’identité de la femme vivante et de la femme peinte : l’une pourtant si blonde, toute fraîche et rose, un peu fade, la taille bien prise — un peu raide, toujours vêtue chez elle de clairs peignoirs Watteau ; l’autre si brune, l’air grave, les traits nets, les cheveux lisses, le corps mignon perdu dans un flot de velours noir, — et qui avait donc, bien avant le 4 septembre, atteint l’âge de la maturité ?
J’admirai d’abord la tenue parfaite de la maison. Le maître d’hôtel avait l’air encore plus respectable que respectueux. On lui savait gré de la protection qu’il vous accordait spontanément et sans être sollicité. Il va de soi que je ne m’étonnai point de voir tous les hommes baiser la main de lady Ventnor, et je trouvai seulement un peu excessif que l’un d’eux, qui, au surplus, me parut à moitié fou, se précipitât, pour le faire, à genoux, sur le coussin qu’elle avait devant son fauteuil. Mais le ton me parut meilleur que dans les maisons du Faubourg où j’ai pu fréquenter grâce à mon intimité avec les Courpière. Lady Ventnor n’avait, ce jour-là, que des hommes. Je n’eus pas le loisir de me familiariser avec la physionomie de chacun ; mais je retins facilement leurs noms, qui étaient tous illustres, et je me réjouis de voir que M. de Courpière me donnait l’entrée dans une compagnie intéressante.
Je dois dire que, pour cette première fois, tous ces grands hommes ne lâchèrent rien de transcendant. La conversation ne fut que de petites nouvelles mondaines. Chaque visiteur en apportait son petit bagage, dont il se débarrassait d’abord qu’il entrait. Lady Ventnor faisait durer le baisemain pour lui poser cependant trois ou quatre de ces questions qui vident un homme. Ensuite, on allait se mêler au chœur, où l’on ne faisait plus que sa partie dans l’entretien général. De temps à autre, une aigreur sur la politique du jour, ou une jérémiade discrète sur le fâcheux état de la religion en France, témoignaient qu’ici l’on pensait bien, et que les idées, comme la tenue de maison, y étaient du meilleur genre.
Lady Ventnor fut avec moi d’une grâce singulière. Elle ne me questionna pas à mon entrée, puisqu’elle ne savait pas encore ce que je pouvais avoir dans mon sac. Mais elle me dit que « son ami » M. de Courpière (qu’elle n’avait vu qu’une fois) lui avait parlé de moi en des termes qui lui donnaient envie de me connaître, qu’elle savait que nous n’allions pas l’un sans l’autre, et qu’elle se fût fait scrupule de séparer de tels amis. Nul n’est plus que moi facile à séduire : il suffit qu’on me dise ce que justement elle me dit. Je conçus pour elle, tout aussitôt, une sympathie extrêmement vive ; si bien que je n’eus pas de cesse que nous ne fussions dehors, pour lâcher la bride à mon enthousiasme. Je lançais à M. de Courpière des regards suppliants, comme les enfants que l’on traîne dans le monde et qui voudraient bien s’en aller. Il ne daigna lever le siège qu’au bout de quarante-cinq minutes. J’entamai l’éloge de lady Ventnor dès le second palier. Mais je ne me défie pas assez de l’idéologie. Je hasardai des considérations, peu originales, sur la supériorité des Anglo-Saxons, et particulièrement sur le je ne sais quoi qui distingue de nos grandes dames celles de l’autre côté de la Manche. M. de Courpière se mit à rire si indécemment que je le rappelai à l’ordre : comme j’ai un peu de culture, chaque fois que je me trompe il croit que c’est la faillite de la science, et il en est méchamment ravi. J’accorde que cette erreur-ci était drôle.
— Mon pauvre garçon, me dit-il, ignores-tu d’où sort cette grande dame anglaise ?
J’avouai que je l’ignorais, mais, pour sauver l’honneur, je dis à tout hasard, d’un air profond :
— J’ai observé qu’elle n’a pas ombre d’accent anglais.
— Si elle a de l’accent, repartit M. de Courpière, c’est celui de Lyon. Elle y vint au monde vers 1845. Elle a été célèbre, au temps de Napoléon III, sous le nom de la Solférino. C’est de l’histoire, et je m’étonne que tu ne la saches point. Elle a marché avec tous les gens bien de cette époque ; après quoi, elle s’est fait épouser à Londres, pendant la guerre, par le fabuleusement riche et maniaque lord Ventnor, qui n’a jamais pensé qu’à acheter des vieilleries, et ce n’est même pas pour les revendre ! Depuis, il est devenu complètement gâteux, et il ne collectionne plus que des photographies de modèles nus. Il ne passe jamais le détroit, ni elle. Ils ne se gênent point réciproquement. C’est le meilleur ménage, bref l’entente cordiale, avec un bras de mer entre les deux.
J’ai trop de monde pour sourciller lorsque j’apprends qu’une grande dame est une fille à la retraite. Mais il suffit parfois d’un mot bizarre ou remarquable pour irriter notre curiosité. La biographie de Mme la marquise de Ventnor me parut ordinaire, mais son sobriquet de Solférino me piqua, et j’en voulus savoir l’origine. Je la demandai, naturellement, à Maurice. Il me répondit, avec une indifférence qui me passa, qu’il n’en savait rien, et que cela ne devait rien signifier, comme tous les sobriquets.
— Je te demande pardon, répliquai-je. Tout le monde, hormis toi, sait que la fille surnommée Pomaré l’était pour une ressemblance hypothétique avec la reine de Taïti, et Céleste je ne sais plus quoi a été surnommée Mogador un jour qu’elle résistait. Mais Solférino ? Qu’est-ce que ça veut dire, Solférino ?
Cela n’intéressait point M. de Courpière, nous changeâmes de conversation ; mais ma curiosité ne céda point. Elle devint même si tourmentante que j’évitai deux ou trois fois d’accompagner Maurice chez lady Ventnor. J’avais peur de ne pouvoir pas tenir ma langue et de lui demander à brûle-pourpoint : « Madame, je vous en prie, dites-moi pourquoi on vous appelait, sous l’Empire, la Solférino ? » Je ne pouvais, après tout, le demander qu’à elle-même, puisque Maurice n’en savait rien et que je n’avais point mon franc-parler avec les autres habitués de la maison. Je crois vraiment que c’est dans le dessein de lui pouvoir un jour poser cette question saugrenue que je me ménageai dès lors ses bonnes grâces et me mis avec elle sur le pied de la familiarité. Elle s’y prêta, car elle aimait fort à privilégier, et elle recevait tour à tour chacun de ses amis aux heures où elle ne recevait personne.
Il me parut même qu’elle me témoignait une manière de prédilection. Je le devais peut-être à M. de Courpière, sur qui elle avait des vues, comme lui sur elle ; mais je ne le devais peut-être qu’à moi. J’étais, à cette époque, aussi célèbre que Maurice : je puis le dire sans vanité, puisque je lui dois cette célébrité, comme, au fait, il me doit le plus durable de la sienne. Salluste a dit qu’il est glorieux de bien faire, mais qu’il n’est pas honteux d’écrire les belles actions d’autrui. Les pages que j’ai consacrées à M. de Courpière m’assuraient dans le monde une situation assez enviable. J’y étais reçu à bras ouverts, avec une sorte d’effroi. Et tous ces gens, que j’épouvantais, réclamaient de moi une heure de pose, comme d’un photographe. Mais lady Ventnor, que je ne semblais pas épouvanter du tout, fut aussi la seule à ne me point dire : « Faites donc un livre sur moi. » Si bien que je dus prendre l’initiative, et je lui dis, un matin que nous causions tête à tête avec assez d’abandon :
— Ah ! madame, quel régal pour les curieux comme moi si vous écriviez vos mémoires !
Elle me répondit qu’elle ne les écrirait point, parce que cette besogne est une façon d’avouer que l’on a vécu, et que l’on n’a plus ici-bas qu’à accommoder en littérature les restes de son passé. Je lui demandai, avec une galanterie un peu vulgaire, à qui elle pensait faire accroire qu’elle ne fût bonne qu’à noircir du papier, et elle me répondit que c’est à elle-même qu’elle ne se souciait point de suggérer ce sentiment. Elle reprit, après une pause :
— Avez-vous lu des mémoires de femmes ? (J’entendis, à son accent, de quelles femmes elle voulait parler.) Avez-vous lu Mogador et Cora Pearl ? Quelle monotonie dégoûtante, et d’ailleurs inévitable ! Cela pourrait s’intituler les Travaux et les Nuits.
Je lui repartis que j’avais lu Mogador non sans intérêt, ni même sans émotion, et Cora Pearl en bâillant, mais qu’entre ces dames et elle je ne me permettais point de faire de comparaisons. Elle haussa les épaules avec une belle franchise, qui signifiait apparemment qu’elle-même ne se gênait point pour en faire. Puis elle rêva tout haut.
— Il faudrait, disait-elle, conter ma vie par épisodes, sans lier les chapitres… et cependant marquer les étapes, indiquer la ligne, l’action continuelle de ma volonté, la faveur des circonstances… ou de la Providence… tenir compte de ma prédestination…
Je pris ces mots pour un programme, et je lui marquai que je m’instituerais volontiers son historiographe.
— Est-ce, dis-je, que vous me raconteriez votre vie de cette façon-là ?
— Non, dit-elle nettement. Mais je parle quand cela me prend, quand une rencontre m’y provoque, au hasard. Il suffit d’être là : on ramasse. Vous y êtes souvent. M. de Courpière prend le pli de venir tous les soirs… Une série de croquis, et comme d’états successifs d’une personne, vaut un portrait.
— Vous me diriez bien tout ? lui demandai-je.
J’entendais : ce qui ne se dit point, qui fait honte, et que l’on voudrait effacer de sa mémoire et de celle d’autrui. Elle répondit, plus à ma pensée qu’à mes paroles :
— Il y a une sorte de vanité, que j’appelle, moi, humilité, qui est de rougir de son passé ou de sa naissance.
C’était bien le cas de lui dire : « Alors, madame, apprenez-moi donc d’où vous est venu ce sobriquet de Solférino. » Mais je ne l’osai point : elle m’imposait par un certain ton que j’appelle le « ton Empire », parce qu’il est ensemble superbe et peuple, rudement militaire, mais point cynique. Cela ne ressemble aucunement à cette fameuse verdeur des douairières des autres anciens régimes. J’hésitai donc à poser ma question, puis il fut trop tard, et elle me donna mon congé en disant :
— Viendrez-vous cette après-midi voir l’entrée du roi… ? Depuis qu’on les fait débarquer à la gare du Bois de Boulogne et défiler sur l’Avenue, j’offre ce spectacle à mes amis. M. de Courpière viendra. Je compte sur vous.
Je m’inclinai.
Le roi arrivait à quatre heures, mais le dernier délai pour franchir les cordons de troupes et accéder chez lady Ventnor était trois heures. J’y trouvai la dizaine d’hommes qui lui font une cour quotidienne, et que j’aurai sans doute des occasions de crayonner : mais j’attends qu’ils jouent un autre rôle que de figurants ou de chœur antique ; plus un gros bonhomme que je n’y avais encore jamais rencontré, mais que je ne pouvais m’étonner d’y voir, car il représentait à Paris l’un des plus importants journaux de Londres. Il était d’une corpulence si invraisemblable qu’on pouvait le soupçonner de la feindre et de s’être déguisé, pour quelque parade, en pot à tabac ou en cruchon de bière à forme grossièrement humaine. Il n’était pas moins remarquable par une jovialité aussi continuelle que le sourire des danseuses, soit qu’il y pensât toujours, ou qu’il le fît par habitude et sans y penser. Il avait le parler gras, avec des grincements, un accent, point anglais, mais mélangé d’allemand, de néerlandais, surtout de belge. Et il se comportait dans un salon comme les excentriques de son pays sur une scène de music-hall. Parmi ces hommes au langage mesuré, il disait avec application tout ce qu’il ne fallait pas dire, comme ce pitre qu’on nous a naguère montré aux Folies-Bergère, qui avait une si prodigieuse virtuosité de maladresse pour casser des piles d’assiettes.
J’allais omettre qu’il y avait, par exception, trois ou quatre femmes, et je ne sais qui c’était, mais je les devinai du demi-monde : j’entends du demi-monde d’hier, celui de Dumas fils, le panier des pêches à quinze sous.
On n’attend pas de moi que je décrive un spectacle devenu si banal qu’une entrée de roi. Nous ne laissâmes point cependant d’aller à la fenêtre regarder les cuirassiers qui formaient déjà la haie. Le gros journaliste anglais cligna de l’œil, sans doute pour avertir la compagnie qu’il avait des intentions d’incongruité ; puis il fit un gros rire et il dit :
— Savez-vous ce que ça me rappelle ? Ça me rappelle la rentrée des troupes après la campagne d’Italie.
Il est clair que des troupes qui font la haie ne peuvent rappeler à personne des troupes qui défilent, et que ce plein-de-soupe le disait par malveillance, qui sait ? par allusion au surnom de Solférino. Cette malhonnêteté me stupéfia ; elle déconcerta aussi les autres personnes présentes, mais qui dissimulèrent avec beaucoup d’art parisien leur étonnement et leur malaise.
— Vraiment ? dit lady Ventnor, nullement troublée. Le retour des troupes d’Italie ? Je ne l’ai point vu.
« Voilà, pensai-je, une coquetterie peu digne d’elle. »
Mais ce n’était point coquetterie, car elle ajouta :
— J’avais quatorze ans, j’étais encore à Lyon.
Elle se tut, les yeux fermés. Quand elle les rouvrit, d’abord elle me regarda, comme pour me dire : « Attention ! voici un premier crayon. » Puis elle reprit, d’une voix comme lointaine, sans nuances, mais toujours rude et commandante :
— N’est-ce pas curieux… quand on est né dans une ville, qu’on y a vécu des années, qu’on l’a vue sous des milliers et des milliers d’aspects… de n’en retenir qu’une seule vision… et extraordinaire ?… Comme si, cette avenue, nous ne pouvions nous la rappeler qu’avec les soldats, les badauds, la chaussée vide, et la daumont de la Présidence qui passe… Moi, je ne sais me rappeler Lyon, — Lyon, si morne, si ouvrier, si laid avec ses hautes maisons plates comme des visages frustes et pauvres, — je ne sais me rappeler Lyon que dans le tumulte d’émeute, avec des cadavres aux barricades, les ruisseaux rouges, la nuit qui tombe rouge, le tocsin, la foule qui gronde, et l’angoisse des grands silences coupés de coups de feu… Je n’avais que trois ans, mais une journée a marqué dans ma vie…
« Ma mère était remariée, veuve avant ma naissance ; et, comme je l’adorais, je haïssais mon beau-père, par jalousie. J’avais d’autres motifs de le haïr. Il nous battait toutes les deux. Et surtout il amenait à la maison des individus qui semblaient échappés du bagne et qui ne parlaient que de tuer et de brûler. Je comprenais déjà. C’est depuis lors que je n’aime pas le peuple.
— Vous n’avez pas attendu la Commune, dit l’Anglais en ricanant.
— Non… Un jour il rentra, il semblait ivre. Il dit des choses… confuses… mais cette phrase, que j’entendis bien : « C’est la révolution qui commence. Je pourrais vous tuer toutes les deux sans que personne me demande compte de votre vie. » Ma mère devint toute pâle. Moi, je n’avais pas peur. Peut-être que je n’étais pas encore capable de peur. Mais je l’étais déjà de férocité, car je me rappelle ma joie abominable du lendemain quand c’est lui qu’on nous rapporta mort, la tempe trouée ; un peu de sang coulait, et je le regardais avidement.
— C’est le premier sang, dit l’Anglais, que vous ayez eu sur vous.
— Le premier, dit-elle, impassible.
Puis elle me regarda encore, pour juger de reflet. Et je pensais : « Celle-ci est la même qui, gamine, flairait son ennemi mort. »
Une grande clameur retentit, nous courûmes à la fenêtre. Le roi n’était pas encore signalé : on acclamait le préfet de police, le seul homme vraiment populaire de Paris. Nous reprîmes nos places. Mais, comme lady Ventnor ne semblait point disposée à poursuivre son récit, l’Anglais l’interrogea :
— Est-ce qu’après cet accident, fit-il, madame votre mère s’est mariée une troisième fois ?
— Non, dit-elle en le toisant, madame ma mère ne s’est pas mariée une troisième fois, mais cela est revenu au même, et elle ne m’en a pas moins donné l’équivalent d’un beau-père. Celui-là était un soldat.
— Nous arrivons à la guerre d’Italie.
— Oui, dit-elle, et à Solférino. Mais pas si vite.
Elle me regarda, comme si elle devinait le point de ma curiosité. Mais ensuite elle ne regarda plus personne, et ce fut à elle-même qu’elle parla.
— Ma mère, dit-elle, qui n’avait guère vécu plus d’un an avec mon père, et moins de trois ans avec son second mari, vécut plus de douze ans avec le beau-père illégitime dont elle m’avait pourvue sans me consulter… Elle avait mes yeux, mon regard, mais qui signifiait… autre chose… et elle me ressemblait moralement à une nuance près : elle était infiniment résignée comme je suis volontaire. Lui, j’ai dit tout ce qu’on en peut dire quand je l’ai appelé « soldat ». Mais vous ne savez plus ce que c’est, vous n’en avez plus, dans vos armées où on passe. Je le vois… sans âge, comme un étudiant de quinzième année qui porterait un uniforme… grand corps efflanqué dans une redingote vaste, les deux jambes toujours allongées, comme tendues à un feu de bivouac, le képi en pain de sucre affaissé, ou le bonnet de police sur l’oreille, avec un gland qui se balance devant le nez… une barbiche de Méphisto de province… et des yeux jaunes tirant sur le vert, où flotte un rêve d’absinthe. Mais il avait… le prestige ! Je ne jurerais pas qu’il plût : il levait les femmes… comme une contribution de guerre.
« Moi, je le haïssais, de même que l’autre, et pour le même motif. Il ne me battait pourtant point, et ne rendait pas ma mère plus malheureuse qu’il n’est juste. Quand je lui laissais voir mes sentiments, il me disait : « Tu me détestes et tu as bien tort ; moi, je t’aime. » Je ne sais pas quel âge je pouvais avoir quand il a commencé à me dire ce mot-là. Cela se perd dans la nuit de mes souvenirs. Je crois qu’il me l’a toujours dit. Quand je fus en âge de comprendre, je m’aperçus qu’il me l’avait toujours dit du même ton et, j’imagine, dans le même sens…
« Il tenait garnison à Lyon, mais plusieurs fois il fit campagne. Quelle délivrance que ses départs ! Je me remettais à chérir ma mère furieusement. Nous étions presque misérables, et cette misère à deux m’était douce. Dès qu’il revenait, je crois que je haïssais ma mère autant que lui. Quand il revint d’Italie, couvert de gloire, médaillé à Solférino, j’avais quatorze ans, j’étais femme, très belle, — puisqu’on le sait, je le dis, — et je lus d’abord dans ses vilains yeux jaunes qu’il ne tenait qu’à moi de me venger.
« C’est le premier calcul que j’aie fait, et peut-être le plus profond de ma vie. J’étais au croisement des deux chemins, je le savais et où ils me mèneraient tous deux. Vertueuse, j’épouserais quelque ouvrier : ils me faisaient horreur ; pour moi, ils étaient tous les pareils de l’homme que j’avais vu rapporter tout sanglant à la maison. Mais j’avais des scrupules, j’étais pieuse : je n’ai pas attendu d’être riche et marquise. Alors, je souhaitais plutôt de prendre la mauvaise route, mais je voulais être forcée. Une fois le pas franchi, il faudrait bien poursuivre… Je crois que je ne me serais jamais décidée si je n’avais eu à portée l’homme qui, en me poussant où je voulais aller, de surcroît me vengeait.
— Et c’est, dis-je, par vengeance, par jalousie, que vous avez cédé au vainqueur de Solférino ?
— Cédé ? Non. Il fallait être surprise, crier. On ne crie pas quand on cède.
— Vous avez crié ensuite, dit le journaliste anglais. Comme Lucrèce.
— Nous occupions, dit-elle, à la Croix-Rousse, un petit appartement de deux pièces. J’étais avec lui dans une des deux chambres, ma mère dans l’autre chambre, nous regardions passer dans la rue les soldats en route pour Paris. Lui, caserné à Lyon, comme j’ai dit, n’y allait pas. Il ne se doutait guère que moi, je me mettrais en route dix minutes après pour y aller… juste le temps de lui faire perdre la tête…
— Et de jeter, dit le gros Anglais, ce cri qui attira madame votre mère ?
… D’autres cris nous appelèrent à la fenêtre. Le cortège défilait. D’en haut, nous vîmes bien, malgré les cuirassiers au grand trot qui les environnaient, les deux personnages de la daumont : un, très majestueux, qui était le Président de la République, et l’autre, très bonhomme, qui était le roi. C’était, cette fois-là, un vieux roi à barbe blanche. Lady Ventnor se pencha, toute dorée par le soleil. Elle fit une moue de regret et dit :
— Oh ! qu’il est changé !