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Les Confidences d'une Biche, 1859-1871

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IX
LA CROIX DE GENÈVE

M. de Courpière n’eut pas satisfaction le lendemain et il ne fut même pas question de son journal. Mme la marquise de Ventnor, qui décidément excelle à mettre en scène et y témoigne peut-être un peu trop d’application, ne nous reçut point dans ses archives officielles, mais dans un boudoir, qui était aussi une manière de temple de mémoire, mais plus intime. Cette pièce, la plus modeste de l’hôtel, était second Empire sans miséricorde : le « mobilier complet », canapés, fauteuils et chaises de bois noir, garnis de moquette à fond noir roussi, où s’enlevaient en clair des cigognes parmi des bouquets de roses rouges et de roses thé ; une table noire, incrustée de cuivre ; et une table à ouvrage, dont le couvercle, relevé, était doublé d’une glace. Sur la pendule cubique, de marbre noir, se dressait une réduction Colas de la Vénus de Milo, et les candélabres trépieds à chaînettes étaient de style pompéien. Je remarquai l’absence de tout objet d’art et de tout bibelot, pas un tableau au mur, mais des photographies et des photographies, petites, jaunes, effacées, encadrées de bordures surannées, où étaient attachées des fleurs sèches, des bouquets de violettes, des rameaux de buis, des médaillons à vitre contenant des cheveux.

Le choix de ce décor nous annonçait un récit mélancolique. J’étais justement d’humeur tendre, libre et même gaillarde ; mais j’ai observé que les récits, comme les lettres attendues, ne sont jamais du ton que l’on avait souhaité. Il faut s’y résigner, tel est d’ailleurs mon caractère. Je pris machinalement un air de circonstance, le même que j’aurais pris si lady Ventnor m’eût fait visiter la chapelle de sa sépulture de famille au Père-Lachaise, et, pour lui donner le branle, je poussai un soupir discret.

Mais elle trompa mon attente : elle débuta par des généralités.

— Nous croyons, dit-elle, que les contemporains des grands événements qualifiés historiques ont vécu extraordinairement, parce qu’il s’est passé autour d’eux des choses extraordinaires. Ainsi nous imaginons que les hommes de quatre-vingt-neuf étaient tout enthousiasme, et ceux de quatre-vingt-treize en proie exclusivement à la terreur, et que les banalités de l’existence étaient alors suspendues ou abolies. C’est une illusion d’optique ou une naïveté. En toute conjoncture, la vie individuelle demeure banale, sauf quelques minutes d’exception. Nulle catastrophe ne dispense les hommes de manger, de boire, de dormir, de se divertir ou de s’ennuyer, et même, à l’occasion, de mourir naturellement. On se moque de Louis XVI, qui note en son journal, à la date du 14 juillet 1789 : « Rien ». Ce « rien » est le mot juste pour la plupart des hommes.

J’étais du même avis, mais je ne saisissais point la raison de ce préambule. Je la demandai à la marquise ; elle ne répondit point et poursuivit :

— Cependant, nous admirons superstitieusement, nous envions les témoins des grandes époques. Nous croyons qu’ils ont senti comme nous ne sentirons jamais, et que cela leur donne, sur nous, une éminente supériorité. Et quand nous sommes, à notre tour, touchés de l’histoire, nous rougissons de n’être point grandis ni transfigurés par elle, de rester nous-mêmes et de continuer notre trantran. Tout ce que je vous dis là ne sont que précautions oratoires pour excuser l’humilité du roman intime où se bornent mes souvenirs de l’Année terrible et de la Guerre.

Je n’attendais point des tableaux de batailles et je préférais son roman intime ; elle nous le servit avec une brièveté brusque et comme dédaigneuse.

— C’est, dit-elle, un plaisir de raconter ces histoires d’hier aux hommes de votre âge : vous n’en savez pas le premier mot. Elles ont pour vous autant d’imprévu qu’une fiction. Un auteur qui prendrait pour sujet de drame un complot contre la vie de Napoléon Ier intéresserait difficilement les spectateurs : ils savent tous, d’avance, que Napoléon échappera aux coups des conjurés et qu’il est mort beaucoup plus tard à Sainte-Hélène. Mais, pour le second Empire, vous êtes d’une ignorance commode ; à condition que l’on vous écarte un peu de la grande route, vous ne soupçonnez pas où l’on vous mène, ni comment cela finira. Quant aux personnages, vous connaissez peut-être de nom Ollivier, Gramont et Benedetti, et encore ! Mais je parierais que vous n’avez jamais ouï parler du baron Chantepie ?

— Jamais, dis-je franchement.

M. de Courpière, voyant que j’ignorais ce baron, estima qu’il pouvait déclarer sans honte qu’il l’ignorait de même que moi.

— Tout va bien, dit lady Ventnor. Il est mort, la famille éteinte. Je n’aurai donc point lieu de taire ni de travestir le nom. Ce baron Chantepie, à qui l’un des ministres du 2 janvier venait de confier un poste très important, était vraiment une créature du second Empire. J’entends qu’à la différence d’autres hommes, qui jouèrent sous ce régime un plus grand rôle, il ne devait rien aux régimes précédents, né à la vie publique après le 2 décembre, parvenu au cours de ces dix-huit années ; et de plus qu’il était, au moral comme au physique, l’original et le type du règne ; plébéien, je ne dis point peuple, fils de petits bourgeois, promu grand bourgeois, le grand bourgeois d’alors, moins philistin, si je ne me trompe, et moins empesé que celui du temps de Louis-Philippe, mais d’une tenue que nous ne connaissons plus aujourd’hui et que, selon toute apparence, nous ne connaîtrons plus jamais.

« Il était de taille élevée, un peu portefaix, lourd, point droit, marchant des épaules, le corps vulgaire, mais le visage distingué ; digne, point solennel ; un grand nez, une très grande bouche intelligente, des yeux sérieux, mais au coin des yeux, comme au coin des lèvres, le sourire et l’esprit ; le front haut, un peu dénudé, le crâne bien garni et bien coiffé ; des favoris, point de moustaches. Il était bien conditionné, sans recherche, d’une architecture loyale ; enfin un bel homme, pas séduisant, honnêtement beau, pas un bel homme de camelote.

« Parvenu, certes ! Qui ne l’était alors ? L’Empereur lui-même ! Et une des choses que j’admire le plus de Napoléon III, est qu’il osa dire publiquement, quand il épousa Eugénie de Montijo, qu’il faisait un mariage de parvenu. Mais Chantepie était un parvenu franc, sans honte ni sans vanité de l’être, et sans les défauts ni les ridicules de l’emploi : amateur de luxe, échappant l’ostentation, homme de goût, même pour la toilette ; sans la moindre élégance, et sans affectation d’inélégance ; une grosse chaîne d’or au gilet, et, le soir, des boutons de diamant à la chemise, mais c’était la mode ; la redingote noire déboutonnée, le chapeau de haute forme à larges ailes. Voilà comme on nous les fabriquait. Je vois à votre figure que ce portrait vous étourdit.

Il ne m’étourdissait, ni d’ailleurs ne me déplaisait point ; mais je m’étonnais qu’un tel homme eût demandé la main de la Solférino et que cela eût donné lieu « à une scène à la Greuze ». Je le dis à la marquise ; elle rit et me répondit que, naturellement, il ne s’agissait pas du baron, mais de son fils, Julien. Elle nous montra aussitôt une photographie du jeune homme, que j’avais vue de loin et prise pour une des dernières photographies du Prince impérial. Mais l’uniforme était celui des gardes mobiles.

— Finissons-en avec le baron, reprit lady Ventnor. Il avait fait une grosse fortune en spéculant sur les terrains. Il n’était point le seul, bien que l’on ait exagéré ; car, je crois que je vous l’ai dit, mais je ne saurais trop le répéter, les hommes de ce temps-là aimaient plus le pouvoir que l’argent, et surtout ils n’aimaient pas l’argent pour lui-même. Chantepie n’était pas non plus un faiseur de millions à l’américaine ; mais enfin il en avait gagné plusieurs, sans compter son titre de baron. Il était veuf depuis longtemps. Julien était fils unique, absurdement gâté, et, comme la plupart des enfants gâtés, beaucoup mieux élevé que bien d’autres. Vous l’avez pris pour le Prince impérial : c’est donc que sa figure vous a paru charmante, un peu grave. Il était tendre et mélancolique, déjà homme de foyer, soutenait son rang, et ne faisait aucunement la fête.

« On me l’avait présenté, je ne sais plus qui : cela était tout simple. Il me plut : cela aussi allait de soi, et si bien que je n’aperçus point d’abord comment il me plaisait. Je crois que nous glissâmes insensiblement de l’agrément à l’amitié, et de l’amitié à l’amour. Ses visites étaient devenues quotidiennes sans que j’y prisse garde. J’étais en verve dès qu’il venait, j’avais mille choses à lui conter ; nos conversations étaient enjouées, mais il ne s’y glissait pas un mot de galanterie ; rien de suspect, rien qui pût me donner l’éveil ; et je me demande même ce qui lui fournit prétexte un jour plutôt que l’autre à me dire qu’il voulait unir sa vie à la mienne. Je vous ai dit quelle existence honorable je menais alors, et que mes sentiments s’y étaient conformés. La demande de Julien me parut naturelle. Au lieu de lui répondre : « Mais, mon pauvre ami, vous savez bien qu’on ne m’épouse pas », je lui dis que je parlerais à Émile le soir même, et il me dit qu’il parlerait à son père. Je pense que vous allez nous croire fous tous les deux.

« Nous ne l’étions point. Émile ne l’était pas davantage ; mais il avait de la littérature et un fonds d’idées du dix-huitième siècle. Il était le Napoléon des affaires, et aussi le bourgeois un peu étriqué que je vous ai décrit ; mais il était philosophe à ses moments perdus, c’est-à-dire chimérique et homme sensible. C’est ici que se place la scène à la Greuze, ou plutôt les scènes, car il y en eut deux : quand je lui avouai tête à tête notre beau projet, et peu après, quand nous vînmes, Julien et moi, lui demander sa bénédiction. Il nous la donna, comme Voltaire au petit Franklin. En nous relevant (nous nous étions agenouillés, s’il vous plaît), nous nous considérâmes fiancés. Le baron Chantepie n’avait rien répondu à son fils d’équivoque ni d’inquiétant, et s’était borné à dire qu’il ferait avec plaisir ma connaissance.

« Il me parut convenable que cette entrevue n’eût point lieu chez moi, mais chez mon père adoptif, et dans mon appartement de jeune fille, si j’ose m’exprimer ainsi. Émile et Julien m’approuvèrent, et j’allais venir m’y installer lorsque fut posée la candidature du prince Léopold de Hohenzollern au trône d’Espagne. Vous n’apercevez point sans doute le rapport qu’il y a entre cet événement et celui de mes fiançailles ; mais c’est qu’Émile cessa de penser à moi pour ne plus penser qu’à son pays. Il eût mieux fait de s’abstenir, car il poussait à la guerre et fut des premiers qui crièrent : « A Berlin ! » Je sentis que ce n’était point le cas de l’embarrasser de ma personne.

« Je demeurai donc avenue des Champs-Élysées. La visite du baron fut retardée, et je n’eus d’abord de ses nouvelles que par Julien, qui faisait la navette de lui à moi. Lui-même la faisait entre Paris et Saint-Cloud. J’étais tenue heure par heure au courant de ses angoisses. On souhaitait d’éviter la guerre, mais on voulait sauver la face. Je me rappelai que j’avais contribué à résoudre la fâcheuse affaire de Luxembourg, et j’eus la naïveté d’adresser des conseils à mon futur beau-père par le canal de son fils. J’opinais qu’il fallait se contenter d’une renonciation pure et simple du prince. Je ne tire pas vanité de ma sagesse : je n’étais pas seule de cet avis. Malheureusement, nous n’étions pas les plus nombreux. Mais j’avais peut-être quelque mérite à m’entêter, car je me mettais en opposition avec Émile, qui continuait de jeter feu et flammes.

Le matin du 12 juillet, mon fiancé accourut chez moi, m’apprit qu’on venait de recevoir une dépêche de Sigmaringen, et que le prince Antoine, père du prince Léopold, refusait d’autoriser la candidature. Je courus moi-même chez Émile, ravie de cette nouvelle, qu’il prit fort mal. Il déclara que la France ne pouvait point faire état de cette dépêche du « père Antoine », et qu’il fallait que le retrait de la candidature fût notifié à l’Empereur par le roi de Prusse, à qui nous devions, de surcroît, réclamer « des garanties pour l’avenir ». Je me chamaillai avec lui, rentrai de mauvaise humeur, et trouvai chez moi le baron Chantepie, qui profitait du premier répit que lui laissaient les affaires publiques pour soigner ses intérêts privés. J’étais moi-même si préoccupée de ceux de l’État que je lui en parlai d’abord, très familièrement. Mais ce n’est point cette scène-là qu’il venait jouer.

« Ce n’était pas davantage celle du père Duval de la Dame aux Camélias : je suis sûre que vous l’aviez cru. Le portrait que je vous ai crayonné du baron vous a cependant rendu évidente la différence des deux personnages. Celui-ci était, de plus, fort courtois, et il ne garda point sur la tête son chapeau à grandes ailes. Il trouvait le projet de son fils insensé, impraticable, tranchons le mot : immoral, et contraire au bon ordre. Mais il se garda de me faire des phrases : il me fit une démonstration. Je ne trouvai rien à reprendre à son langage, qui fut parfait de tact et même d’une bonté touchante, ni rien à répondre à son raisonnement. Le solide bon sens dont je suis douée me désarme : je ne sais plus discuter avec un adversaire qui m’a une fois prouvé qu’il a raison et que j’ai tort. J’étais si persuadée que je ne souffrais même pas. D’ailleurs, j’aimais Julien, mais je n’avais point fait un rêve d’où je fusse précipitée. Tout s’était passé entre lui et moi d’une façon unie et naturelle et, pour ainsi dire, terre à terre. Je n’y avais pas entendu malice. L’on m’apprenait que je m’étais trompée : j’en étais étonnée, un peu honteuse, je n’en étais point bouleversée. On me rappelait que les frontières du monde sont infranchissables, et je me demandais moi-même comment j’avais pu prétendre à les franchir, — mais c’était sans y penser : j’ai toujours été du parti de l’ordre. Je demeurais interdite : je ne me débattais pas. Je ne me lamentais pas. Je vois bien que tout cela ne rend point mon personnage sympathique à la façon de Marguerite Gautier. Mais, que voulez-vous ? chacun sa manière ! Regardez-moi : je ne mourrai jamais de la poitrine.

« Je n’adressai donc au baron aucun plaidoyer, et je me bornai à lui répondre avec déférence :

«  — Monsieur le baron, la situation n’est pas si simple que vous paraissez croire et, avec la meilleure volonté du monde, je ne sais pas comment nous en sortirons. J’aime Julien, et il m’aime. Permettez-moi d’aller jusqu’au bout de votre pensée et de dire franchement ce que vous ne m’avez pas dit, ce que vous ne pouviez pas me dire : si je devenais sa maîtresse, vous n’y verriez aucun inconvénient. Mais, justement, c’est de toutes les solutions la moins probable. Les voies de l’amour sont diverses et conduisent toutes, je le veux bien, au même but ; mais lorsqu’on a choisi entre elles, et qu’on est parti, on ne rebrousse guère pour s’engager dans un autre chemin. Je vous assure qu’il me serait impossible d’aimer Julien hors mariage, je ne dis point cela pour me faire valoir ; et je ne doute pas qu’il ne préférât lui-même renoncer à moi. Mais voudra-t-il y renoncer ? Voilà la question. Comment le détacherez-vous de moi ? Vous lui direz ce que je suis ? Mais, s’il n’y pense guère, il le sait. Tout le monde le sait. Ce n’est pas mon genre de dissimuler, et puis qu’avancerais-je ? Vous lui direz que je suis riche ? Il l’est aussi, et assez puissamment pour que personne ne l’accuse de calcul. Je ne vous propose point de me dépouiller pour me rendre digne de lui : ce sont de belles choses que l’on dit, comment les accomplit-on ? Une fortune, surtout un peu importante, ne se laisse pas dans un coin. Mais je ne puis non plus vous proposer d’agir comme Marguerite Gautier, et de tromper Julien afin de le dégoûter de moi : ma fortune me l’interdit encore, et il sait bien que je suis, depuis assez longtemps, à l’abri de ces cruelles nécessités. Alors ?… »

« Le baron fut enchanté de mon discours : il n’était point difficile. Il me répondit, en me baisant la main, qu’il s’en remettait à moi. C’était bien là une réponse de diplomate, et d’un de ceux qui allaient jeter leur pays dans une effroyable guerre. Il ne se doutait point que la guerre précisément nous dût tirer de l’impasse. Vous voyez sur cette photographie l’uniforme que porte Julien. Dès nos premiers malheurs il s’engagea…

— Et il fut tué, dit M. de Courpière, d’un ton si péremptoire que la marquise ne put se défendre de sourire.

— Oh ! dit-elle, pas si vite. Il fut blessé, même assez tard, au début du siège de Paris ; et cette circonstance, au lieu de l’éloigner de moi davantage, me le rendit. Ai-je besoin de vous dire que le drapeau de Genève était arboré à ma fenêtre, que j’avais établi chez moi une ambulance, et que je soignais moi-même les blessés ? C’est la moindre des choses. Nous sommes toutes nées infirmières, mais j’avoue que je goûtais un contentement particulier à remplir cette tâche. Je n’ai jamais été une repentie, je ne serais pas entrée en religion ; mais il ne me déplaisait pas de faire la sœur de charité pendant quelques semaines.

M. de Courpière prit son air cafard. Lady Ventnor poursuivit, encore plus brièvement, avec une sorte de pudeur impatiente :

— Vous devinez la suite du roman, et vous voyez le tableau : dans le grand salon du Baudry, les lits blancs alignés, mon Julien blessé, point trop grièvement, et le père assis au chevet du fils. Mais vous avez oublié tout ce que je vous ai dit du baron si vous pressentez une nouvelle scène à la Greuze. Il ne prit pas la main de son fils pour la mettre dans la mienne. Il fut reconnaissant, aimable, et encore une fois parfait, mais rien de plus que parfait. Il se garda de me rappeler que j’avais naguère paru disposée à faire le nécessaire pour détacher Julien de moi ; mais je lisais dans ses yeux, dans ses bons yeux, qu’il comptait sur moi.

« Le danger, c’est que j’avais maintenant — comment dirai-je ? — une occasion. Julien n’était pas arrivé seul à l’ambulance. Un de ses amis d’enfance (que je n’avais point connu plus tôt parce qu’il était zouave pontifical et revenu de Rome en septembre), André de V…, avait été blessé à ses côtés. Je le soignais aussi. Il ne me plaisait pas : j’aimais Julien. Mais je ne pouvais m’empêcher de penser à lui — de penser à lui par raisonnement. Je me disais : « Si je dois tromper Julien, il est fatal que ce soit avec celui-ci. » Et je ne pouvais plus avoir avec lui des façons naturelles. Il sentait mon trouble, il l’interprétait. Comment ne s’y serait-il pas trompé ? Et je ne l’aimais pas ! Ah ! si j’avais su !…

Lady Ventnor s’interrompit, oppressée. Je la voyais pour la première fois émue à ce point. Je la préférais ainsi. Elle reprit, brusquement :

— Laissez-moi passer vite. Quand ils furent tous deux guéris, ils reprirent leur service. Ils étaient tous deux officiers : on parvenait rapidement. Ils rentraient le soir chez eux, c’est-à-dire encore chez moi. On recevait un ordre à domicile quand il fallait courir aux remparts. Un soir, comme nous dînions tous les trois, l’ordre arriva, mais pour Julien seul. Il partit, trouva contre-ordre en arrivant, et revint. Ah ! le baron aurait eu lieu d’être satisfait… mais pas de la suite !

« Julien, après… après avoir vu… sortit sans dire un mot, rentra l’instant d’après, jeta… jeta sur le lit… un ballot de papiers et disparut. Le lendemain… Oh ! il ne s’est pas tué, non !… Non… Il a été tué, le lendemain, aux avant-postes… Et on aura beau dire qu’il l’a fait exprès, est-ce que c’est possible ?… Vous cherchez les balles : il faut encore qu’elles veuillent de vous… L’Empereur a bien voulu se faire tuer à Sedan, et il est mort dans son lit. »

Elle se tut encore et nous respectâmes son émotion. J’avoue, d’ailleurs, que je ne trouvais rien à dire. Mais le vicomte de Courpière, qui est plus maître de soi, lui demanda, quand il la crut remise :

— Madame, quels étaient ces papiers que vous a jetés M. Julien Chantepie ?

Elle le regarda sans répondre, encore égarée. Puis je vis poindre l’intelligence dans ses yeux, et il me parut même qu’elle souriait imperceptiblement.

— Ces papiers ? dit-elle. Oh ! pas grand’chose… Quelques titres au porteur… et son testament…

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