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Les Confidences d'une Biche, 1859-1871

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III
L’ONCLE

L’hôtel de Mme la marquise de Ventnor n’a pas une façade très importante sur l’avenue du Bois de Boulogne ; mais le terrain est considérable en profondeur, et lord Ventnor y fait de temps à autre édifier des salles et des galeries supplémentaires, pour y installer ses collections à mesure qu’elles se développent. Le valet de chambre qui conduisait M. de Courpière et moi nous fit traverser, malheureusement trop vite, deux de ces salles, si encombrées de tableaux qu’il y en avait non seulement sur toute la surface des murs, mais en pile sur d’immenses tables, et même sur des chaises rangées autour de ces tables ainsi que dans une salle à manger.

Dans la pièce voisine, des papillons sous verre se mêlaient assez bizarrement aux toiles, et ce rapprochement faisait voir que les œuvres d’art de la nature sont plus artificielles que celles des hommes. Enfin, dans un dernier salon, où l’on nous pria d’attendre, les murs étaient nus ; et l’œil, après un peu d’étonnement du contraste, goûtait cette nudité reposante, qui permettait d’admirer la décoration, singulièrement les boiseries.

Elles étaient anciennes et venaient d’ailleurs, mais n’avaient pas été rajustées : c’est plutôt le salon qui paraissait avoir été construit à leur mesure et exprès pour les loger. Elles dataient du plus beau temps de Louis XIV, où l’on ne craignit point la profusion des ornements, mais où le plus superbe luxe avait trop de noblesse pour avoir de l’insolence. Peut-être qu’elles nous auraient semblé, dans leur neuf, bien chargées d’or ; mais la patine de deux siècles avait assagi toute cette dorure, — sans toutefois l’éteindre, car elle rougeoyait comme aux feux d’un soleil couchant. L’intérieur des panneaux était peint d’un gris qui tirait sur le vert. Les dessus de portes n’étaient que sculptés, et, seule, la corniche en encorbellement était peinte : des satyres s’y ébattaient avec des nymphes parmi une forêt de roseaux. La cheminée, haute comme un homme de belle taille, était de marbre sérancolin, d’une admirable couleur d’agathe ; elle supportait deux candélabres à pendeloques de cristal taillé, et une pendule, qui était un éléphant de bronze doré, caparaçonné d’or et d’émaux. Le tapis, à fond bleu de roi et aux armes de France, ne cachait que devant la cheminée la marqueterie du parquet. Les meubles, de tapisseries représentant des sujets de chasse, étaient douze fauteuils, autant de chaises et quatre grands canapés, rangés en ordre le long des murs. Mais nous fûmes choqués de voir, dans un si bel ensemble, un de ces divans drapés de tapis orientaux et encombrés de coussins, qui ne sont à leur place que dans un atelier. C’est pourtant là que nous nous assîmes : il nous semblait peut-être que les autres meubles exposés n’étaient point pour s’y asseoir.

Nous ne trouvâmes pas le temps de nous communiquer l’un à l’autre ; car nous eûmes soudain la petite terreur mélodramatique de voir tourner sur lui-même un des panneaux, qui nous découvrit, dans l’épaisseur du mur, un escalier, certes étroit, mais enfin très praticable. La marquise vint par là, aussi naturellement qu’elle eût fait par une entrée ordinaire, et la boiserie se replaça derrière elle. Elle nous tendit la main et s’installa sur le divan turc, où elle nous fit signe de nous rasseoir. J’abrégeai le protocole, et, cependant que M. de Courpière témoignait par deux ou trois observations que sa compétence touchant le dix-huitième siècle n’exclut pas un certain faible pour le siècle précédent, je marquai à lady Ventnor mon vif désir de savoir où nous étions.

— Avenue du Bois de Boulogne, et chez moi, répondit-elle ; mais je pourrais également dire dans l’île Saint-Louis et à l’hôtel de Biron. Car j’ai acheté, lors de la démolition de cet hôtel, et j’ai fait remonter ici fort exactement, ce salon, qui me rappelait un des changements à vue de mon existence. Vous devinez pourquoi je ne voulais suivre mon récit qu’après vous avoir transportés dans ce décor : c’est que j’y fus transportée moi-même tout d’un coup, après mon deuxième séjour en des lieux plus ressemblants à ceux où nous avions commencé, hier soir, notre conversation.

— Voilà, dis-je, un changement prodigieux, et surtout s’il n’a pas été préparé.

— Nullement. Mais il n’y a point de prodige. Les gens de lettres, que j’ai souvent reçus, se plaignent de la peine qu’ils ont à se manifester : un livre peut être beau, mais on n’en saura jamais rien si on ne l’ouvre pas. Et ils jalousent les peintres qui exposent leurs toiles, qu’on est bien forcé de voir. Un chef-d’œuvre de peinture peut être méconnu, mais il ne peut être inaperçu. Que dire, à plus forte raison, d’une femme, si elle est un chef-d’œuvre de femme, et si le métier qu’elle fait l’oblige de s’exposer ? Elle ne saurait manquer de rencontrer tôt ou tard l’amateur éclairé. C’est justement ce qui m’arriva.

« Je vis, un soir, venir — où j’étais — un homme, dont la figure m’intéressa d’autant plus qu’elle se contredisait, et n’accusait point le rang du personnage ni sa profession : sa dominante était si évidemment la pensée, que je flairais bien, comme vous diriez aujourd’hui, un intellectuel ; mais, s’il n’était pas habillé à la mode des gandins, il ne l’était pas non plus avec la négligence d’un savant ni avec la fantaisie d’un artiste, et il devait haïr, pour le costume, l’indiscrétion de l’originalité. Je me souviens qu’il portait un pantalon noisette, des bas blancs, des escarpins vernis ; et, en guise de veste, une manière de paletot sac, d’un drap noir uni et terne, avec un col de velours, point de revers, un seul gros bouton à demi caché sous la pointe droite du col. La chemise n’était pas empesée, mais de fine toile, et d’une blancheur mate. L’ample cravate, un peu lâchement nouée, était d’une soie à gros grain qui se maintenait… Je reviens à l’homme : il avait les cheveux parfaitement noirs, mais déjà rares, séparés par une raie à droite ; le front large et haut, d’une blancheur et d’une sérénité imposantes ; et le bas du visage tourmenté ; les yeux, couleur de tabac d’Espagne, enfoncés profondément ; les joues, point maigres, mais creusées d’un pli profond ; la mâchoire brutale, le menton rond du premier Empereur, avec la fossette ; et une bouche très grande, mais belle, voluptueuse, méprisante, tout ce qu’une bouche humaine peut exprimer de sensualité et de dégoût de la sensualité ; et, naturellement, point d’hypocrites moustaches.

« Je fus troublée, mais non point flattée de son admiration, qui était plutôt offensante. Il ne daigna même pas me la témoigner, et il ne m’adressa pas un mot. Il me considéra, longtemps, comme on fait un objet à vendre (c’était son droit et le droit de tout le monde) ; après quoi, il ne m’acheta point. Il tourna les talons et s’en alla, rêvant. Mais il revint le lendemain soir, accompagné de deux hommes aussi bavards qu’il était taciturne. Ils ne me firent guère l’honneur de me parler, mais ils s’entretinrent devant moi, et je ne tardai point d’apprendre que l’un était poète, l’autre sculpteur. J’avais déjà reconnu leur condition d’artistes à leurs chevelures. Celle du sculpteur était une vraie crinière ; celle du poète, toute collée de pommade, encadrait lourdement une face bouffie, que je n’ai jamais réussi, pour ma part, à trouver belle, et qui me faisait penser à quelque sultan abruti, — peut-être à cause du fez rouge posé sur les cheveux gras, ou de la redingote boutonnée haut comme une stambouline.

« J’observai que c’était le poète qui parlait de moi plus en sculpteur. Il se récriait sur ma « plastique ». J’avoue que je n’y comprenais rien ; parce que, je vais vous dire : nous autres femmes, nous n’avons jamais rien compris à cette beauté de la forme qui vous touche, vous autres hommes ; la seule beauté que nous apprécions est celle qu’un écrivain plus moderne a si heureusement définie « la beauté couturière » ; mais jamais la « plastique » ne nous a été si indifférente qu’en ce temps-là, où, même à la Comédie-Française, une tunique grecque semblait odieuse à voir, à moins que d’être gonflée par un semblant de crinoline.

« Les trois artistes obtinrent la permission de m’emmener ; ce n’est pas même à moi qu’ils la demandèrent ; et je fus aussitôt apportée où nous sommes, je pourrais dire sur ce divan, car j’y passai dès lors la plus grande partie de mes journées. Fermez un instant les yeux, et imaginez la femme — que j’étais — vêtue d’une ample robe blanche à pois rouges.

Je ne révoquais pas en doute les souvenirs de lady Ventnor, et j’y trouvais trop de piquante invraisemblance pour ne souhaiter point qu’ils fussent vrais ; mais je lui demandai comment ces hommes qu’elle venait de nous crayonner, dont je nommais au moins deux, le poète des Fleurs du mal et celui d’Albertus, qui ne jouissaient point d’une grande fortune, pouvaient habiter un appartement si somptueux et posséder de si magnifiques meubles. Elle me répondit qu’à l’hôtel de Biron les logements, sauf celui du bel étage, ressemblaient à ces taudis de Versailles que les grands domestiques se disputaient. Ils étaient loués en garni à des artistes, tous camarades, et qui formaient une sorte de phalanstère. Le bel étage était occupé par un fils de famille fort riche, qui se faisait un plaisir de réunir chez lui ses voisins.

— On y accédait, ajouta-t-elle, ainsi que vous venez de le voir, par des escaliers mystérieux, cachés dans l’épaisseur des murs.

Il me parut que le ton extrêmement libre de Mme la marquise de Ventnor m’autorisait à une égale liberté, et je lui dis cavalièrement :

— Je conçois que ce monsieur fît bonne chère à ses voisins et encore meilleure à vous ; mais je présume, et même j’espère, qu’il ne se bornait pas à vous recevoir dans le salon.

— Vous ne sauriez croire, me répondit-elle, à quel point ce qui se passait ailleurs, et particulièrement dans les chambres à coucher, était dénué d’intérêt. Oh ! je ne prétends pas vous dire que tous ces hommes, qui avaient la disposition d’une belle fille, n’en profitaient point… Vous souvenez-vous d’un joli conte de Maupassant intitulé Mouche ? Mouche est une canotière, que les cinq copropriétaires d’un même canot possèdent par indivis. Ma condition était celle de Mouche, avec cette différence que mes nouveaux amis n’étaient pas des canotiers.

« Je crois qu’à ce moment de notre histoire la vieille gaîté française subissait — dans le clan des artistes, non certes ailleurs — une de ces éclipses qui sont périodiques. Mes amis ne s’en doutaient point. Ils se figuraient, au contraire, être de grands fous. Mais leur instinct de s’amuser ne leur suggérait que de sinistres charges. Je ne vous les raconterai pas : elles me font horreur, même de si loin. Je vous ai dit que j’étais bourgeoise : moi, j’ai toujours compté dans le clan des philistins. Je veux que la gaîté soit gaie, et leurs inventions me paraissaient lamentables. Vous pensez que je ne goûtais guère non plus le satanisme : ah ! j’étais bien tombée !

« Mais ce qui me déplaisait surtout, c’est que je tenais vraiment trop peu de place. Sans doute ils s’occupaient de moi, et même continuellement, mais point comme je veux qu’on s’en occupe, comme d’un être vivant et sensible, avec qui on est en amour ou en guerre, maîtresse, au besoin ennemie. Je ne charmais pas leurs yeux autrement que ces tapisseries ou cet éléphant de bronze doré ; et quand je m’étais produite sur ce divan, où il paraît que je faisais bien, j’avais rempli ma destinée. J’étais la Beauté, avec une majuscule : je veux être Marguerite, et rien ne m’embête comme la Beauté absolue. Ils m’auraient bien défendue de bouger, sous prétexte qu’un de mes inventeurs avait écrit :

« Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
« Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. »

« Moi, je veux rire, et même pleurer ; et j’estime qu’une belle immobilité ne vaut pas un joli mouvement.

« Un jour, le sculpteur m’emmena chez lui pour me faire poser, et je dois dire qu’il fit aussi reposer le modèle, — vous entendez, je pense, cet argot. — Mais ce repos du modèle fut une scène bien singulière. Le sculpteur, qui s’y connaissait, jugea ma beauté parfaite sans retouches, et, au lieu de l’interpréter, il fit un moulage de mon corps. C’est quand il me vit toute blanche et toute fleurie de plâtre qu’il sentit l’aiguillon du désir. Je fus aimée à titre de « rêve de pierre ». Mais, encore une fois, je ne veux pas être un « rêve de pierre ».

Madame la marquise regardait le vicomte en disant cela, comme pour lui donner des indications, mais bien inutiles, car jamais M. de Courpière n’a rêvé de posséder des statues.

Elle reprit :

— Mon emploi le plus ordinaire était de procurer à la compagnie des visions.

— Comment ? dis-je. Des visions ?

— Oui. Ils faisaient usage de hachich. Ils avaient même fondé une manière de club, où ils admettaient tous les friands de cette nauséabonde confiture. Moi, je n’y ai jamais voulu toucher. Elle rendait la plupart malades. Elle enivrait les autres et leur faisait voir plus en beau ce qu’ils avaient réellement sous les yeux. C’est pourquoi ils tenaient à ma présence : car vous imaginez ce que pouvait devenir, par l’effet de cette artificielle transfiguration, une femme déjà pourvue d’assez de réels mérites pour qu’un maître de la sculpture l’eût jugée digne d’être moulée.

« Je fus délivrée de ma nouvelle prison, grâce à ces débauches de hachich. Je vous ai dit qu’on y recevait, outre les habitués, des curieux de passage. Je fis ainsi la connaissance du premier homme pour qui je peux dire que j’ai éprouvé un sentiment, et même en coup de foudre. Vous n’en reviendriez pas si je vous disais d’abord son nom : car sa réputation d’homme laid ne lui a pas moins survécu que sa gloire de critique, et il avait dès lors passé la soixantaine. Mais j’étais trop excédée de jouer les Vénus Anadyomène pour ne préférer point, mettons par esprit de contradiction, un Socrate en redingote à un Apollon du Belvédère. Et si je n’étais pas encore digne ni capable de comprendre cette universelle intelligence, au moins je la sentais ; je ne me permettais pas de la juger égale ou supérieure à d’autres, mais elle m’inspirait une sympathie, parce qu’elle vivait. J’en aimais les vives impatiences, les sursauts, la trépidation, ce je ne sais quoi de soupe-au-lait, cette espèce de terre-à-terre supérieur. J’aimais les lueurs de malice qu’elle allumait dans les petits yeux fureteurs de l’homme, cette volupté spirituelle de ses lèvres, et cet appétit de savoir qui lui mettait l’eau à la bouche.

« Il n’était, parbleu ! pas moins connaisseur que n’importe qui de beauté pure et de « plastique » ; mais il était trop amateur de femmes pour les vouloir statues, et je le vis bien, rien qu’à sa manière, si j’ose dire, de me renifler. Il finit même par ne prêter attention qu’à moi. Au scandale des autres grands hommes, il refusa de tâter du dawamesk, et il n’écouta que d’une oreille distraite les merveilles qu’on lui dit des effets de cette drogue, pour s’entretenir de plus en plus à part avec moi. Il était paternel et équivoque, galant, suranné, ancien régime, et homme d’aujourd’hui, accoutumé à parler aux grisettes. Vous pouvez croire que je fus flattée de plaire effectivement pour la première fois, et de plaire à un tel homme ; mais il fut encore plus flatté quand je lui avouai qu’il me tournait la tête. Nous improvisâmes pour le lendemain ma fuite de l’hôtel de Biron, je devrais dire mon enlèvement ; et le sexagénaire s’en fut aussitôt, fringant comme un collégien.

« Malgré le romanesque de l’aventure et ce mot d’enlèvement, tout se passa le plus uniment du monde, et sans berline. Je partis de bon matin : tout l’hôtel de Biron dormait encore, et il ne se trouva donc personne pour m’arrêter. J’appelai un fiacre. Le cocher prit à côté de lui, sur le siège, ma malle, qui était encore si légère que j’avais pu la descendre sans aide. Il était convenu, j’ai omis de vous le dire, que j’allais prendre domicile chez mon nouveau protecteur, qui habitait un pavillon dans la rue Notre-Dame-des-Champs, provinciale aujourd’hui, et, alors, même campagnarde.

« Je le vis du bout de la rue qui guettait mon arrivée. Il était vêtu drôlement d’une sorte de carmagnole, avec un bonnet grec sur la tête. Près de lui se tenaient deux hommes beaucoup plus jeunes, que j’ai su depuis ses secrétaires, et une femme-dragon qui était la cuisinière. Ils firent les grands bras quand ils virent un fiacre et une caisse près du cocher. « Les voilà ! les voilà ! » crièrent-ils tous quatre. Mais, quand je mis le nez à la portière, ils parurent surpris et même désappointés. Le maître lui-même n’avait pas l’air de savoir ce que je venais faire là. Il se rappelait cependant mon nom, car il me dit : « Ah ! c’est vous, ma chère Marguerite… »

« Mais, dans le même instant, voyant un autre fiacre, il poussa de nouveaux cris. Cette fois, l’arrivant était celui qu’on attendait, savoir un employé de la Bibliothèque impériale, qui lui remit un énorme ballot de livres, qu’il emporta comme une proie, suivi des deux secrétaires, non sans m’avoir — je lui dois rendre cette justice — confiée et recommandée à la cuisinière-dragon. « C’est, me dit cette femme, son jour d’article : vous ne le verrez pas de la journée. » Je ne le vis point, en effet. Elle prit soin de moi un peu à la rigueur et sans luxe d’amabilité. Elle me fit deux très bons repas, que je mangeai seule, comme un pape ; et elle m’installa dans une chambre du deuxième étage, vaste, mais meublée des pires meubles d’acajou qu’ait produits le règne de Louis-Philippe : je dois être sincère et avouer qu’ils ne me déplaisaient pas.

« Le lendemain, vers dix heures, l’homme à l’article entra dans ma chambre, sans façon. J’étais au lit. Il déclara mon installation parfaite, sans me demander ce que j’en pensais, et il m’avertit d’abord que, pour éviter les propos et même pouvoir se montrer en ma compagnie, il me présenterait partout comme sa nièce. Il me pria de l’appeler « mon oncle » sans plus tarder. « Même, dis-je en boudant, quand nous serons seuls ? » Il se mit à rire. « Voyez-vous cela ? » dit-il, et il me fit quelques caresses. Il ajouta, sérieusement : « Ma petite, j’ai passé soixante ans. J’aime encore à respirer des fleurs, mais je n’en cueille plus. »

« Faut-il vous confesser que j’eus un regret très sincère ? Ah ! qu’allez-vous penser de moi ? Mais c’était à prendre ou à laisser ; pour mieux dire, je n’avais pas le choix. Je me résignai, et je tirai de cette liaison le plus d’avantages que je pus. L’Oncle me permettait de toucher à ses livres, parce que je n’y faisais pas de cornes et que je les remettais toujours où je les avais pris. Je savais tout juste lire et écrire, et je n’étais pas trop préparée à la fréquentation des grands auteurs. Mais l’Oncle, qui était plutôt hargneux avec les hommes, et terriblement égoïste, se fût mis en quatre quartiers pour le moindre cotillon, et en huit pour moi. Parmi un labeur sans relâche, que vous qualifieriez surmenage, il trouvait le temps de diriger mes lectures. Je suis, grâce à lui, fort lettrée : je vous le dis, mais ne le répétez pas, car vous avez pu observer que je m’en cache. Il se donnait même la peine de m’enseigner la civilité puérile et honnête. Mon éducation première avait été négligée. Peu à peu, il me rendait plus digne de la place honorable que j’occupais à ses côtés, des égards que ses amis et lui-même me témoignaient généreusement.

« Je n’étais négligée que les jours d’article. Ces jours-là, on m’eût volontiers envoyée au diable, ou au grenier. Mais je fus aussi escamotée un autre jour, où cela m’humilia fort. J’entendis parler à mots couverts de grands personnages que l’on devait avoir à déjeuner. L’oncle délibéra plus d’une heure avec la cuisinière sur le menu, et lui demanda, en outre, si elle croyait que l’on me pût faire asseoir à la même table que lesdits grands personnages, même à titre de nièce. La réponse du dragon fut négative, et je n’eus que la permission de regarder une minute les convives en écartant un rideau.

« L’on avait poussé la discrétion jusqu’à ne les point nommer devant moi. Je savais seulement qu’il y aurait un prince, qu’on appelait « le Prince » comme s’il eût été seul au monde de ce rang, et une princesse qu’on appelait « la bonne princesse ». J’ai à peine besoin de vous dire que ces indications me suffisaient pour les deviner ; et, si je ne les eusse devinés, je les eusse reconnus, surtout lui, tant il ressemblait aux images populaires de Napoléon. Vous avez dû entendre raconter que Thérèse Lachmann, plus tard Mme de Païva, un soir qu’elle se traînait, mourante de faim, dans les Champs-Élysées, aurait dit : « Avant dix ans, je ferai construire ici même le plus bel hôtel de Paris. » Je ne vous garantis pas l’anecdote, mais je vous assure que moi, quand je vis le Prince, je résolus de devenir sa maîtresse — à beaucoup plus bref délai.

« Je ne l’étais, en attendant, de personne, et je souffrais de cette privation, — à ma grande surprise : car mes sens ne m’avaient guère tourmentée jusqu’alors. Mais c’est que, jusqu’alors, ils n’avaient aucune satisfaction d’aucune sorte, et apparemment que le jeûne est plus facile à garder que la diète. Maintenant, mon oncle me parlait d’amour, il m’en parlait si bien que je croyais, comme on dit, que cela était arrivé, et cela ne l’était point ! A force de me respirer, il éveillait en moi le désir d’être cueillie. J’allais le tromper, j’en étais au désespoir, mais je n’avais pas trop de scrupules : parce que je sentais bien qu’en fin de compte c’était sa faute, et qu’il m’eût aisément réduite à la fidélité, non pas en me donnant davantage, mais au contraire en me donnant moins.

— Ah ! m’écriai-je, voilà une analyse admirable, et qui prouve que vous étiez une excellente élève de…

— De mon oncle, dit-elle. N’est-ce pas ? Et qui était plus que lui capable de comprendre ces subtilités ? Hélas ! il ne les comprit pas.

« Je m’étais enfin résignée, en soupirant, à le suppléer, — car j’ai eu tort de dire : tromper. J’avais toute liberté les jours d’article. Mais où chercher aventure ?

« Je me souvenais avec plaisir des bals publics. Ceux du quartier de Montparnasse ne valaient pas Mabille et Valentino. Je n’osais courir si loin, et je m’accommodai du bal Constant. J’y fis la connaissance d’un garçon qui m’a depuis bien écœurée par ses exigences : mais elles n’étaient point sans compensations.

« Je m’attachai un peu trop à lui, et j’eus l’imprudence de retourner chez Constant un lendemain d’article. Je m’y trouvai nez à nez avec un des secrétaires de mon oncle, qui crut devoir lui révéler les déportements de sa nièce. Je ne lui en veux pas, mais c’est mon oncle qui aurait dû comprendre, et surtout ne point lâcher une horrible phrase prudhommesque. « Cette fille, dit-il, a décidément la nostalgie de la boue. » J’avais déjà le goût assez fait : cette façon de parler me désenchanta, je pris l’initiative de rompre. Mais ma liaison avec… l’Oncle m’a laissé le meilleur souvenir, et je puis dire que j’en ai retiré les meilleurs fruits.

Ces derniers mots servirent de réplique d’entrée au maître d’hôtel, qui vint nous servir le thé.

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