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Les énigmes de l'Univers

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The Project Gutenberg eBook of Les énigmes de l'Univers

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Title: Les énigmes de l'Univers

Author: Ernst Haeckel

Release date: February 18, 2012 [eBook #38925]
Most recently updated: January 8, 2021

Language: French

Credits: Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ÉNIGMES DE L'UNIVERS ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.

Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

Le traducteur utilise le mot «convicts» dans la section sur «La lutte pour la civilisation.» Il s'agit selon toute vraisemblance d'une erreur de compréhension du terme allemand «Konvikte», dont la traduction est «séminaire» dans le sens où il est employé ici.

LES
ENIGMES DE L'UNIVERS

LES
ENIGMES DE L'UNIVERS

par

ERNEST HAECKEL
PROFESSEUR DE ZOOLOGIE A L'UNIVERSITÉ D'IÉNA

Traduit de l'allemand

PAR

CAMILLE BOS

PARIS
LIBRAIRIE C. REINWALD
SCHLEICHER FRÈRES, ÉDITEURS
15, RUE DES SAINTS-PÈRES, 15

1902

PRÉFACE

Les Etudes de philosophie moniste qui vont suivre sont destinées aux personnes cultivées de toutes conditions qui pensent et cherchent sincèrement la vérité. Un des traits les plus saillants du XIXe siècle qui finit est l'effort croissant et vivace vers la connaissance de la vérité qui, de proche en proche, a gagné les cercles les plus étendus. Ce qui l'explique c'est, d'une part, les progrès inouïs de la connaissance réelle de la nature accomplis dans ce chapitre, merveilleux entre tous, de l'histoire de l'humanité; d'autre part, la contradiction manifeste où s'est trouvée cette connaissance de la nature par rapport à ce qu'enseigne la tradition comme étant «révélé»; c'est, enfin, le besoin sans cesse plus général et plus pressant de la raison qui lui fait désirer comprendre les innombrables faits récemment découverts et connaître clairement leurs causes.

A ces progrès énormes des connaissances empiriques dans notre siècle de la science, ne répondent guère ceux accomplis dans leur interprétation théorique et dans cette connaissance suprême de l'enchaînement causal de tous les phénomènes que nous appelons la philosophie. Nous voyons, au contraire, que la science abstraite et surtout métaphysique enseignée depuis des siècles dans nos Universités, sous le nom de philosophie, reste bien éloignée d'accueillir dans son sein les trésors que lui a récemment acquis la science expérimentale. Et nous devons, d'autre part, constater avec le même regret que les représentants de la «science exacte» se contentent, pour la plupart de travailler dans l'étroit domaine de leur champ d'observation, tenant pour superflue la connaissance plus profonde de l'enchaînement général des phénomènes observés, c'est-à-dire précisément la philosophie! Tandis que ces purs empiristes ne voient pas la forêt, empêchés qu'ils sont par les arbres qui la composent—les métaphysiciens dont nous parlions tout à l'heure se contentent du simple terme de forêt sans voir les arbres qui la constituent. Le mot de philosophie de la nature vers lequel convergent tout naturellement les deux voies de recherche de la vérité, la méthode empirique et la spéculative, est encore bien souvent aujourd'hui, de part et d'autre, repoussé avec effroi.

Cette opposition fâcheuse et anti-naturelle entre la science de la nature et la philosophie, entre les conquêtes de l'expérience et celles de la pensée est incontestablement ressentie, dans tous les milieux cultivés, d'une manière sans cesse plus vive et plus douloureuse. C'est ce dont témoigne déjà l'extension croissante de cette littérature populaire «philosophico-scientifique» qui est apparue dans la seconde moitié de ce siècle. C'est ce que prouve aussi ce fait consolant que, malgré l'aversion réciproque qu'ont les uns pour les autres les observateurs de la nature et les penseurs philosophes, cependant, des deux camps, des hommes illustres dans la science se tendent la main et s'unissent pour résoudre ce problème suprême de la science que nous avons désigné d'un mot: les Enigmes de l'Univers.

Les recherches relatives aux «énigmes de l'Univers», que je publie ici, ne peuvent raisonnablement pas prétendre à les résoudre tout entières; elles sont plutôt destinées à jeter sur ces énigmes les lumières de la critique, léguant la tâche aux savants à venir; et surtout elles s'efforcent de répondre à cette question: dans quelle mesure nous sommes-nous actuellement rapprochés de la solution des énigmes? A quel point sommes-nous réellement parvenus dans la connaissance de la vérité, à la fin du XIXe siècle? et quels progrès vers ce but indéfiniment éloigné avons-nous réellement accomplis au cours du siècle qui s'achève?

La réponse que je donne ici à ces graves questions ne peut naturellement être que subjective et partiellement exacte; car la connaissance que j'ai de la Nature et la raison avec laquelle je juge de son essence objective sont limitées comme celles de tous les autres hommes. La seule chose que je revendique et l'aveu que j'ai le droit d'exiger de mes adversaires même les plus acharnés, c'est que ma philosophie moniste est loyale d'un bout à l'autre, c'est-à-dire qu'elle est l'expression complète des convictions que m'ont acquises l'étude passionnée de la nature, poursuivie pendant de nombreuses années et une méditation continuelle sur le fondement véritable des phénomènes naturels. Ce travail de réflexion sur la philosophie de la nature s'étend maintenant à une durée d'un demi-siècle et il m'est bien permis de penser, dans ma soixante-sixième année, qu'il a acquis toute la maturité possible; je suis également certain que ce fruit mûr de l'arbre de la science ne subira plus de changement important ni de perfectionnement essentiel durant le peu d'années que j'ai encore à vivre.

J'ai déjà exposé toutes les idées essentielles et décisives de ma philosophie moniste et génétique, il y a de cela trente-trois ans, dans ma Morphologie générale des organismes, ouvrage prolixe, écrit dans un style lourd et qui n'a trouvé que très peu de lecteurs. C'était le premier essai en vue d'étendre la théorie de l'évolution, établie depuis peu, au domaine entier de la science des formes organiques. Afin d'assurer du moins le triomphe d'une partie des idées nouvelles, contenues dans ce premier ouvrage et afin, également, d'intéresser un plus grand nombre de personnes cultivées aux progrès les plus importants de la science en notre siècle, je publiai deux ans après (1868) mon Histoire naturelle de la création. Cet ouvrage, d'une forme plus aisée, ayant eu, malgré de grandes lacunes, la fortune de trouver neuf éditions et douze traductions en langues différentes, n'a pas peu contribué à répandre le système moniste. On en peut dire de même de l'anthropogénie (1874), moins lue, dans laquelle j'ai essayé de résoudre la tâche difficile de rendre accessibles et compréhensibles à un plus grand nombre de personnes instruites les faits essentiels de l'histoire de l'évolution humaine; la quatrième édition de cet ouvrage, remaniée, a paru en 1891. Quelques-uns des progrès importants et surtout précieux que cette partie essentielle de l'anthropologie a vu se réaliser en ces derniers temps, ont été mis en lumière dans la Conférence que j'ai faite en 1898, au quatrième Congrès international de Zoologie à Cambridge, «sur l'état actuel de nos connaissances en ce qui regarde l'origine de l'homme» (septième édition 1899). Quelques questions spéciales relatives à la philosophie de la nature dans son état actuel et qui offraient un intérêt particulier, ont été abordées dans mon «Recueil de Conférences populaires concernant la théorie de l'évolution» (1878). Enfin j'ai résumé les principes les plus généraux de ma philosophie moniste et ses rapports plus spéciaux avec les principales doctrines religieuses, dans ma «Profession de foi d'un naturaliste: le Monisme, trait d'union entre la religion et la science» (1892, huitième édition 1899).

Le livre que l'on va lire sur les Enigmes de l'Univers est un complément, une confirmation, un développement des convictions exposées dans les ouvrages ci-dessus, indiquées et défendues par moi depuis un nombre d'années qui représente déjà la durée d'une génération. Je me propose de terminer par là mes études de philosophie moniste. Un vieux projet nourri pendant bien des années, celui d'édifier tout un système de philosophie moniste sur la base de la doctrine évolutionniste, ne sera jamais mis à exécution. Mes forces ne suffisent plus à la tâche et bien des symptômes de la vieillesse qui s'approche me poussent à terminer mon œuvre. D'ailleurs je suis, sous tous les rapports, un enfant du XIXe siècle et je veux, le jour où il se terminera, apposer à mon travail le trait final.

L'incalculable étendue qu'a atteint en notre siècle la science humaine par suite de la division croissante du travail, nous laisse déjà pressentir l'impossibilité d'en posséder toutes les parties aussi à fond et d'en exposer la synthèse avec unité. Même un génie de premier ordre, (à supposer qu'il possédât à fond toutes les parties de la science et qu'il eût le don d'en faire l'exposé synthétique), ne serait cependant pas en état de fournir, dans les limites d'un volume de grosseur moyenne, un tableau total du «Cosmos». Quant à moi dont les connaissances, dans les diverses branches du savoir humain, sont très inégales et comportent beaucoup de lacunes, je ne pouvais songer à entreprendre qu'une tâche: esquisser le plan général de ce tableau de l'Univers et indiquer l'unité persistante à travers les parties, en dépit de la façon très inégale dont j'ai traité ces diverses parties. C'est pourquoi ce livre sur les énigmes de l'Univers n'offre guère que le caractère d'un «essai» dans lequel des études de valeurs très diverses ont été réunies en un tout. Quant à la rédaction, comme je l'ai commencée en partie il y a de cela bien des années, tandis que je ne l'ai terminée qu'en ces derniers temps, la forme en est malheureusement inégale; en outre, maintes répétitions ont été inévitables: je prie qu'on veuille bien m'en excuser.

Chacun des vingt chapitres qui composent ce livre est précédé d'une page dont le recto donne le titre tandis que le verso donne un court sommaire du chapitre. Les notes qui suivent relatives à la bibliographie n'ont pas la prétention d'épuiser la matière. Elles sont simplement destinées, d'une part, à mettre en relief, pour chaque question, les œuvres capitales s'y rapportant, d'autre part, à renvoyer le lecteur aux travaux récents qui semblent surtout propres à faciliter une étude plus approfondie de la question et à combler les lacunes de mon livre.

En prenant ainsi congé de mes lecteurs j'exprime un désir: puissé-je, par mon travail honnête et consciencieux et malgré toutes les lacunes dont j'ai conscience, avoir contribué par mon obole à la solution des énigmes de l'Univers!—et puissé-je avoir montré à quelques lecteurs consciencieux s'efforçant au milieu du conflit des systèmes vers la science rationnelle, ce chemin qui seul, d'après ma profonde conviction, conduit à la vérité, le chemin de l'étude empirique de la nature et de la philosophie dont elle est le fondement: la philosophie moniste.

Iéna, 2 avril 1899.

Ernest Haeckel.

CHAPITRE PREMIER
Comment se posent les énigmes de l'Univers.

Tableau général de la culture intellectuelle au XIXe siècle
Le conflit des systèmes.—Monisme et Dualisme

Joyeux depuis bien des années,
Et zélé, l'esprit s'efforçait
De scruter, de saisir,
Comment la Nature vit en créant.
C'est la même, c'est l'éternelle Unité,
Qui, diversement, se manifeste;
Le petit se confond avec le grand, le grand avec le petit,
Chacun conformément à sa propre nature.
Toujours changeant, se maintenant invariable.
Près comme loin, loin comme près;
Ainsi créant des formes, les déformant,
C'est pour éveiller l'étonnement que j'existe.
Gœthe.

SOMMAIRE DU CHAPITRE PREMIER

Etat des connaissances humaines et de la conception de l'Univers à la fin du XIXe siècle.—Progrès accomplis dans la connaissance de la nature, organique et inorganique.—La loi de la substance et la loi d'évolution.—Progrès accomplis dans la technique et la chimie appliquée.—Etat stationnaire des autres domaines de la civilisation: administration de la Justice, organisation de l'Etat, l'école, l'église.—Conflit entre la raison et le dogme.—Anthropisme.—Perspective cosmologique.—Principes cosmologiques.—Réfutation du délire anthropiste des grandeurs.—Nombre des énigmes de l'Univers.—Critique des sept énigmes de l'Univers.—Voie qui mène à leur solution.—Activité des sens et du cerveau.—Induction et déduction.—La raison, le sentiment et la révélation.—La philosophie et la science.—L'empirisme et la spéculation.—Dualisme et monisme.

LITTÉRATURE

Ch. Darwin.De l'origine des espèces par la sélection naturelle dans les règnes animal et végétal. Trad. E. Barbier.

G. Lamarck.Philosophie zoologique. 1809.

Ernest Haeckel.Die Entwickelungsgeschichte der Organismen in ihrer Bedeutung für die Anthropologie und Kosmologie. 1866, 7tes und 8ts Buch der Gener. Morphol.

C. G. Reuschle.Philosophie und Naturwissenschaft. 1874.

K. Dieterich.Philosophie und Naturwissenschaft, ihr neuestes Bündniss und die monistische Weltanschauung. 1875.

Herbert Spencer.Système de Philosophie Synthétique. 1875.

Fr. Ueberweg.Grundriss der Geschichte der Philosophie (8e édition revue et corrigée par Max Heinze). 1897.

Fr. Paulsen.Einleitung in die Philosophie (5e édition). 1892.

Ernest Haeckel.Histoire de la création naturelle. Conférences scientifiques populaires sur la doctrine de l'évolution. Trad. Letourneau.

A la fin du XIXe siècle, date à laquelle nous sommes arrivés, le spectacle qui s'offre à tout observateur réfléchi est des plus remarquables. Toutes les personnes instruites s'accordent à reconnaître que, sous bien des rapports, ce siècle a dépassé infiniment ceux qui l'avaient précédé et qu'il a résolu des problèmes qui, à son aurore, semblaient insolubles. Non seulement les progrès ont été étonnants dans la science théorique, dans la connaissance réelle de la nature, mais en outre, leur merveilleuse application pratique dans la technique, l'industrie, le commerce, etc.—si féconde en résultats admirables—a imprimé à notre vie intellectuelle moderne, tout entière, un caractère absolument nouveau. Mais, d'autre part, il est d'importants domaines de la vie morale et des relations sociales, sur lesquels nous ne pouvons revendiquer qu'un faible progrès par rapport aux siècles précédents—souvent, hélas! nous avons à constater un recul.

Ce conflit manifeste amène non seulement un sentiment de malaise, celui d'une scission interne, d'un mensonge, mais en outre il nous expose au danger de graves catastrophes sur le terrain politique et social.

C'est, dès lors, non seulement un droit strict mais aussi un devoir sacré pour tout chercheur consciencieux qu'anime l'amour de l'humanité, de contribuer en toute conscience à résoudre ce conflit et à éviter les dangers qui en résultent. Ce but ne peut être atteint, d'après notre conviction, que par un effort courageux vers la connaissance de la vérité et, solidement appuyée sur celle-ci, par l'acquisition d'une philosophie claire et naturelle.

Progrès dans la connaissance de la nature.—Si nous essayons de nous représenter l'état imparfait de la connaissance de la nature au début du XIXe siècle et si nous le comparons avec l'éclatante hauteur qu'il a atteinte à la fin de ce même siècle, le progrès accompli doit paraître, à tout homme capable d'en juger, merveilleusement grand. Chaque branche particulière de la science peut se vanter d'avoir réalisé en ce siècle—surtout pendant la seconde moitié—des conquêtes extensives et intensives, de la plus haute portée. Le microscope pour la science des infiniment petits, le télescope pour l'étude des infiniment grands, nous ont acquis des données inappréciables auxquelles, il y a cent ans, il aurait paru impossible de songer. Les méthodes perfectionnées de recherches microscopiques et biologiques nous ont non seulement révélé partout, dans le royaume des protistes unicellulaires, un «monde dévies invisibles», d'une infinie richesse de formes,—elles nous ont encore fait connaître, avec la plus minuscule des cellules, l'«organisme élémentaire» qui constitue, par ses associations de cellules, les tissus dont est composé le corps de toutes les plantes et de tous les animaux pluricellulaires, tout comme le corps de l'homme. Ces connaissances anatomiques sont de la plus grande importance; elles sont complétées par la preuve embryologique que tout organisme supérieur, pluricellulaire, se développe aux dépens d'une cellule simple, unique, l'«ovule fécondé». L'importante théorie cellulaire, fondée là-dessus, nous a enfin livré le vrai sens des processus physiques et chimiques, aussi bien que des phénomènes de la vie psychologique, phénomènes mystérieux pour l'explication desquels on invoquait auparavant une «force vitale» surnaturelle ou une «âme, essence immortelle». En même temps, la vraie nature des maladies, par la pathologie cellulaire qui se rattache étroitement à la théorie cellulaire, est devenue claire et compréhensible pour le médecin.

Non moins remarquables sont les découvertes du XIXe siècle dans le domaine de la nature inorganique. Toutes les parties de la physique ont fait les progrès les plus étonnants: l'optique et l'acoustique, la théorie du magnétisme et de l'électricité, la mécanique et la théorie de la chaleur; et, ce qui est plus important, cette science a démontré l'unité des forces de la nature dans l'Univers tout entier. La théorie mécanique de la chaleur a montré les rapports étroits qui existent entre ces forces et comment, dans des conditions précises, elles peuvent se transformer l'une en l'autre. L'analyse spectrale nous a appris que les mêmes matériaux qui constituent notre corps et les êtres vivants qui l'habitent, sont aussi ceux qui constituent la masse des autres planètes, du soleil et des astres les plus lointains. La physique astrale a élargi, dans une grande mesure, notre conception de l'Univers, en nous montrant dans l'espace infini des millions de corps tourbillonnant, plus grands que notre terre et, comme elle, se transformant continuellement, alternant à jamais entre «devenir et disparaître». La chimie nous a fait connaître une quantité de substances autrefois inconnues, constituées toutes par un agrégat de quelques éléments irréductibles (environ soixante-dix) et dont certaines ont pris, dans tous les domaines de la vie, la plus grande importance pratique. Elle nous a montré dans l'un de ces éléments, le carbone, le corps merveilleux qui détermine la formation de l'infinie variété des agrégats organiques et qui, par suite, représente la «base chimique de la vie». Mais tous les progrès particuliers de la physique et de la chimie, quant à leur importance théorique, sont infiniment dépassés par la découverte de la grande loi où ils viennent converger comme en un foyer: la loi de substance.

Cette «loi cosmologique fondamentale», qui démontre la permanence de la force et celle de la matière dans l'Univers, est devenue le guide le plus sûr pour conduire notre philosophie moniste, à travers le labyrinthe compliqué de l'énigme de l'Univers, vers la solution de cette énigme.

Comme nous nous efforcerons, dans les chapitres suivants, d'atteindre à une vue d'ensemble sur l'état actuel de la science de la nature et sur ses progrès en notre siècle, nous ne nous arrêterons pas davantage ici sur chacune des branches particulières de cette science. Nous voulons seulement signaler un progrès immense, aussi important que la loi de substance et qui la complète: la théorie de l'évolution. Sans doute, quelques penseurs, chercheurs isolés, avaient parlé depuis des siècles de l'évolution des choses; mais l'idée que cette loi gouverne tout l'Univers et que le monde lui-même n'est rien autre qu'une éternelle «évolution de la substance», cette idée puissante est fille de notre XIXe siècle. Et c'est seulement dans la seconde moitié de ce siècle qu'elle a atteint une entière clarté et une universelle application. L'immortelle gloire d'avoir donné à cette haute idée philosophique un fondement empirique et une valeur générale, revient au grand naturaliste anglais Charles Darwin; il a donné, en 1859, une base solide à cette théorie de la descendance dont le génial Français Lamarck, philosophe et naturaliste, avait déjà posé en 1809 les traits principaux et que le plus grand de nos poètes et de nos penseurs allemands, Gœthe, avait déjà prophétiquement entrevue en 1799. Par là nous était donnée la clef qui devait nous aider à résoudre le «problème des problèmes», la grande énigme de l'Univers, à savoir la «place de l'homme dans la Nature» et la question de son origine naturelle.

Si, en cette année 1899, nous sommes à même de reconnaître clairement l'extension universelle de la loi d'évolution—et de la Genèse moniste!—et de l'appliquer conjointement à la loi de substance, à l'explication moniste des phénomènes de la Nature, nous en sommes redevables en première ligne aux trois philosophes naturalistes de génie dont nous avons parlé; aussi brillent-ils à nos yeux, parmi tous les autres grands hommes de notre siècle, pareils à trois étoiles de première grandeur[1].

A ces extraordinaires progrès de notre connaissance théorique de la nature correspondent leurs applications variées à tous les domaines de la vie civilisée. Si nous sommes aujourd'hui à «l'époque du commerce», si les échanges internationaux et les voyages ont pris une importance insoupçonnée jusqu'alors, si nous avons triomphé des limites de l'espace et du temps au moyen du télégraphe et du téléphone—nous devons tout cela en première ligne aux progrès techniques de la physique, en particulier à ceux accomplis dans l'application de la vapeur et de l'électricité. Et si, par la photographie, nous nous rendons maîtres de la lumière solaire avec la plus grande facilité, nous procurant, en un instant, des tableaux fidèles de tel objet qu'il nous plaît; si la médecine, par le chloroforme et la morphine, par l'antiseptie et l'emploi du sérum, a adouci infiniment les souffrances humaines, nous devons tout cela à la chimie appliquée. A quelle distance, par ces découvertes techniques et par tant d'autres, nous avons laissé derrière nous les siècles précédents, c'est un fait trop connu pour que nous ayons ici besoin de nous y étendre davantage.

Progrès des institutions sociales.—Tandis que nous contemplons avec un légitime orgueil les progrès immenses accomplis par le XIXe siècle dans la science et ses applications pratiques, un spectacle malheureusement tout autre et beaucoup moins réjouissant s'offre à nous si nous considérons maintenant d'autres aspects, non moins importants, de la vie moderne. A regret, il nous faut souscrire ici à cette phrase d'Alfred Wallace: «Comparés à nos étonnants progrès dans les sciences physiques et leurs applications pratiques, notre système de gouvernement, notre justice administrative, notre éducation nationale et toute notre organisation sociale et morale, sont restés à l'état de barbarie.» Pour nous convaincre de la justesse de ces graves reproches, nous n'avons qu'à jeter un regard impartial au milieu de notre vie publique, ou bien encore dans ce miroir que nous tend chaque jour notre journal, en tant qu'organe de l'opinion publique.

Administration de la justice.—Commençons notre revue par la justice, le fundamentum regnorum: Personne ne prétendra que son état actuel soit en harmonie avec notre connaissance avancée de l'homme et du monde. Pas une semaine ne s'écoule sans que nous ne lisions des jugements judiciaires qui provoquent de la part du «bon sens humain», un hochement de tête significatif; nombre de décisions émanées de nos tribunaux supérieurs ou ordinaires semblent presque incroyables. Nous faisons abstraction, en traitant des énigmes de l'Univers, du fait que dans beaucoup d'États modernes, en dépit de la constitution écrite sur papier, c'est encore l'absolutisme qui règne en réalité, et que beaucoup «d'hommes de droit» jugent, non d'après la conviction de leur conscience, mais conformément au «vœu plus essentiel d'un poste proportionné». Nous préférons admettre que la plupart des juges et des fonctionnaires jugent en toute conscience et ne se trompent qu'en qualité d'êtres humains. Alors la plupart des erreurs s'expliqueront par une insuffisante préparation. Sans doute, l'opinion courante est que les juristes sont précisément les hommes ayant la plus haute culture; et c'est même précisément pour cela qu'ils sont choisis pour occuper les plus hauts emplois. Mais cette «culture juridique» tant vantée est presque toute formelle, aucunement réelle. Nos juristes n'apprennent à connaître que superficiellement l'objet propre et essentiel de leur activité: l'organisme humain et sa fonction la plus importante, l'âme. C'est ce dont témoignent, par exemple, les idées surprenantes que nous rencontrons chaque jour sur le «libre arbitre, la responsabilité» etc. Comme j'assurais un jour à un jurisconsulte éminent que la minuscule cellule sphérique aux dépens de laquelle tout homme se développe était douée de vie tout comme l'embryon de deux, de sept et même de neuf mois, il ne me répondit que par un sourire d'incrédulité. La plupart de ceux qui étudient la jurisprudence ne songent pas à s'occuper d'anthropologie, de psychologie et d'embryologie, qui sont cependant les conditions préalables de toute juste conception sur la nature de l'homme. Il est vrai que pour ces études, il ne reste «pas de temps»; ce temps, malheureusement n'est que trop pris par l'étude approfondie de la bière et du vin ainsi que par l'«annoblissant» exercice qui consiste à «prendre ses mesures»[2]. Le reste de ce précieux temps d'étude est nécessaire pour apprendre les centaines de paragraphes des codes, science qui met aujourd'hui le juriste à même d'occuper toutes les situations.

Organisation de l'Etat.—Nous ne ferons ici qu'effleurer en passant le triste chapitre de la politique, car l'organisation déplorable de la vie sociale moderne est connue de tous et chacun peut chaque jour en ressentir les effets. Les imperfections s'expliquent en partie par ce fait que la plupart des fonctionnaires sont précisément des juristes, des hommes d'une culture toute de forme, mais dénués de cette connaissance approfondie de la nature humaine qu'on ne puise que dans l'anthropologie comparée et la psychologie moniste, dénués de cette connaissance des rapports sociaux, dont les modèles nous sont fournis par la zoologie et l'embryologie comparées, la théorie cellulaire et l'étude des protistes. Nous ne pouvons comprendre véritablement la «Structure et la Vie du corps social», c'est-à-dire de l'Etat, que lorsque nous possédons la connaissance scientifique de la «Structure et de la Vie» des individus dont l'ensemble constitue l'Etat et des cellules dont l'ensemble constitue l'individu[3]. Si nos «chefs d'Etat» et nos «représentants du peuple,» leurs collaborateurs, possédaient ces inappréciables connaissances préliminaires en biologie et anthropologie, nous ne trouverions pas chaque jour dans les journaux cette effrayante quantité d'erreurs sociologiques et de propos politiques de cabaret qui caractérisent, d'une façon regrettable, nos compte rendus parlementaires et plus d'un décret officiel. Le pis, c'est de voir l'Etat, dans un pays civilisé, se jeter dans les bras de l'Eglise, cette ennemie de la civilisation, et de voir aussi l'égoïsme mesquin des partis, l'aveuglement des chefs à la vue bornée, soutenir la hiérarchie. C'est alors que se produisent les tristes scènes que le Reichstag allemand nous met malheureusement sous les yeux, aujourd'hui, à la fin du XIXe siècle! les destinées de la nation allemande, nation civilisée, entre les mains du Centre ultramontain, dirigées par le papisme romain, qui est son plus acharné et son plus dangereux ennemi. Au lieu du droit et de la raison règnent la superstition et l'abêtissement. L'organisation de l'Etat ne pourra devenir meilleure que lorsqu'elle sera affranchie des chaînes de l'Eglise et lorsqu'elle aura amené à un niveau plus élevé, par une culture scientifique universellement répandue, les connaissances des citoyens, en ce qui touche au monde et à l'homme. D'ailleurs, la forme de gouvernement n'a ici aucune importance. Que la constitution soit monarchique ou républicaine, aristocratique ou démocratique, ce sont là des questions secondaires à côté de cette grande question capitale: L'Etat moderne, dans un pays civilisé, doit-il être ecclésiastique ou laïque? doit-il être théocratique, régi par des articles de foi anti-rationnels, par l'arbitraire cléricalisme, ou bien doit-il être nomocratique, régi par une loi raisonnable et un droit civil? Notre devoir essentiel est de former la jeunesse à la raison, d'élever des citoyens affranchis de la superstition et cela n'est possible que par une réforme opportune de l'Ecole.

L'Ecole.—Ainsi que nous venons de le voir pour l'administration de la Justice et l'organisation de l'Etat, l'éducation de la jeunesse est bien loin de répondre aux exigences que les progrès scientifiques du XIXe siècle imposent à la culture moderne. Les sciences naturelles qui l'emportent tellement sur toutes les autres sciences et qui, à y regarder de près, ont absorbé en elles toutes les branches de la culture intellectuelle, ne sont encore considérées dans nos écoles que comme une étude secondaire ou reléguées dans un coin comme Cendrillon. Par contre, la plupart de nos professeurs regardent encore comme leur premier devoir d'acquérir une érudition surannée, empruntée aux cloîtres du moyen âge; au premier plan figurent le sport grammatical et cette «connaissance approfondie» des langues classiques qui absorbe tant de temps, enfin l'histoire extérieure des peuples. La morale, l'objet le plus important de la philosophie pratique, est négligée et remplacée par la confession de l'Eglise. La foi doit avoir le pas sur la science; non pas cette foi scientifique qui nous conduit à une religion moniste, mais cette superstition antirationnelle qui fait le fond d'un christianisme défiguré. Tandis que, dans nos écoles supérieures, les grandes conquêtes de la cosmologie et de l'anthropologie modernes, de la biologie et de l'embryologie contemporaines, ne sont que peu ou pas exposées, la mémoire des élèves est surchargée d'une masse de faits philologiques et historiques qui n'ont d'utilité ni pour la culture théorique, ni pour la vie pratique. Mais, d'autre part, les institutions vieillies et l'organisation des facultés, dans nos universités, répondent aussi peu que le mode d'enseignement dans les gymnases et les écoles primaires au degré d'évolution où est parvenue aujourd'hui la philosophie moniste.

L'Eglise.—L'Eglise nous offre, sans contredit, le summum du contraste avec la culture moderne et ce qui en fait la base, c'est-à-dire la connaissance approfondie de la nature. Nous ne parlerons pas ici du papisme ultramontain ou des sectes évangéliques orthodoxes qui ne le cèdent en rien au premier pour l'ignorance de la réalité et renseignement de la plus inique superstition. Considérons plutôt le sermon d'un pasteur libéral, lequel possèderait une bonne culture moyenne et ferait à la raison sa place à côté de la foi.

Nous y relèverons, à côté d'excellentes maximes morales parfaitement en harmonie avec notre Ethique moniste (voy. notre chap. XIX) et à côté de vues humanitaires—auxquelles nous souscrivons pleinement,—des vues sur la nature de Dieu et du monde, de l'homme et de la vie, qui sont en contradiction absolue avec les expériences des naturalistes. Rien d'étonnant à ce que les techniciens et les chimistes, les médecins et les philosophes qui ont étudié à fond la nature et réfléchi profondément sur ce qu'ils avaient observé, refusent absolument d'aller entendre de pareils sermons. Il manque à nos Théologiens comme à nos philologues, à nos politiciens comme à nos juristes, cette connaissance indispensable de la Nature, fondée sur la doctrine moniste de l'évolution et qui a déjà pris possession de notre science moderne.

Conflit entre la raison et le dogme.—De ces conflits regrettables, trop sommairement indiqués ici, il résulte, dans notre vie intellectuelle moderne, de graves problèmes qui, par le danger qu'ils présentent, demandent à être écartés sans retard. Notre culture moderne, résultat des progrès immenses de la science, revendique ses droits dans tous les domaines de la vie publique et privée; elle veut voir l'humanité, grâce à la raison, parvenue à ce haut degré de science et, par suite, d'approximation du bonheur, dont nous sommes redevables au grand développement des sciences naturelles. Mais contre elle se dressent tout puissants, ces partis influents qui veulent maintenir notre culture intellectuelle, en ce qui concerne les problêmes les plus importants, au stade représenté par le moyen âge et de si loin dépassé; ces partis s'entêtent à demeurer sous le joug des dogmes traditionnels et demandent à la raison de se courber devant cette «révélation plus haute». C'est le cas dans le monde des théologiens, des philologues, des sociologues et des juristes. Les mobiles de ceux-ci reposent, en grande partie, non pas sur un complet égoïsme ou sur des tendances intéressées, mais tant sur l'ignorance des faits réels que sur l'habitude commode de la tradition. Des trois grandes ennemies de la raison et de la science, la plus dangereuse n'est pas la méchanceté mais l'ignorance et peut-être plus encore la paresse. Contre ces deux dernières puissances les dieux eux-mêmes luttent en vain, après qu'ils ont heureusement combattu la première.

Anthropisme.—Cette philosophie arriérée puise sa plus grande force dans l'anthropisme ou anthropomorphisme. Par ce terme, j'entends ce «puissant et vaste complexus de notions erronées qui tendent à mettre l'organisme humain en opposition avec tout le reste de la nature, en font la fin assignée d'avance à la création organique, le tiennent pour radicalement différent de celle-ci et d'essence divine.» Une critique plus approfondie de cet ensemble de notions nous montre qu'elles reposent, en réalité, sur trois dogmes que nous distinguerons sous les noms d'erreurs anthropocentrique, anthropomorphique et anthropolatrique[4].

I.—Le dogme anthropocentrique a pour point culminant cette assertion que l'homme est le centre, le but final préalablement assigné à toute la vie terrestre, ou, en élargissant cette conception, à tout l'Univers. Comme cette erreur sert à souhait l'égoïsme humain et comme elle est intimement mêlée aux mythes des trois grandes religions méditerranéennes relatives à la Création: aux dogmes des doctrines mosaïque, chrétienne et mahométane, elle domine encore aujourd'hui dans la plus grande partie du monde civilisé.

II.—Le dogme anthropomorphique se rattache de même aux mythes relatifs à la Création et qu'on trouve non seulement dans les trois religions déjà nommées, mais dans beaucoup d'autres encore. Il compare la création de l'Univers et le gouvernement du monde par Dieu aux créations artistiques d'un technicien habile ou d'un «ingénieur machiniste» et à l'administration d'un sage chef d'Etat. «Dieu le Seigneur», créateur, conservateur et administrateur de l'Univers est ainsi conçu, de tous points dans son mode de penser et d'agir, sur le modèle humain. D'où il résulte, réciproquement, que l'homme est conçu semblable à Dieu. «Dieu créa l'homme à son image.» La naïve mythologie primitive est un pur homothéisme et confère à ses dieux la forme humaine, leur donne de la chair et du sang. La récente théosophie mystique est plus difficile à imaginer lorsqu'elle adore le dieu personnel comme «invisible»—en réalité sous la forme gazeuse!—et le fait, cependant, en même temps penser, parler et agir à la façon humaine; elle aboutit ainsi au concept paradoxal de «vertébré gazeux».

III.—Le dogme anthropolâtrique résulte tout naturellement de cette comparaison des activités humaine et divine, il aboutit au culte religieux de l'organisme humain, au «délire anthropiste des grandeurs» d'où résulte, cette fois encore, la si précieuse «croyance à l'immortalité personnelle de l'âme», ainsi que le dogme dualiste de la double nature de l'homme, dont l'âme immortelle n'habite que temporairement le corps. Ces trois dogmes anthropistes, développés diversement et adaptés aux formes variables des différentes religions, ont pris, au cours des ans, une importance extraordinaire et sont devenus la source des plus dangereuses erreurs. La philosophie anthropiste qui en est issue est irréconciliablement en opposition avec notre connaissance moniste de la nature: celle-ci, par sa perspective cosmologique, en fournit la réfutation.

Perspective cosmologique.—Non seulement les trois dogmes anthropistes, mais encore bien d'autres thèses de la philosophie dualiste et de la religion orthodoxe deviennent inadmissibles, sitôt qu'on les considère du point de vue critique de notre perspective cosmologique moniste. Nous entendons par là l'observation si compréhensive de l'Univers telle que nous la pouvons faire en nous élevant au point le plus haut où soit parvenue notre connaissance moniste de la nature. Là nous pouvons nous convaincre des principes cosmologiques suivants, principes importants et, à notre avis, démontrés aujourd'hui pour la plus grande partie:

I. Le monde (Univers ou Cosmos) est éternel, infini et illimité.—II. La substance qui le compose avec ses deux attributs (matière et énergie) remplit l'espace infini et se trouve en état de mouvement perpétuel.—III. Ce mouvement se produit dans un temps infini sous la forme d'une évolution continue, avec des alternances périodiques de développements et de disparitions, de progressions et de régressions.—IV. Les innombrables corps célestes dispersés dans l'éther qui remplit l'espace sont tous soumis à la loi de la substance; tandis que dans une partie de l'Univers, les corps en rotation vont lentement au devant de leur régression et de leur disparition, des progressions et des néoformations ont lieu dans une autre partie de l'espace cosmique.—V. Notre soleil est un de ces innombrables corps célestes passagers et notre terre est une des innombrables planètes passagères qui l'entourent.—VI. Notre planète a traversé une longue période de refroidissement avant que l'eau n'ait pu s'y former en gouttes liquides et qu'ainsi n'ait été réalisée la condition première de toute vie organique.—VII. Le processus biogénétique qui a suivi la lente formation et décomposition d'innombrables formes organiques a exigé plusieurs millions d'années (plus de cent millions!)[5].—VIII. Parmi les différents groupes d'animaux qui se sont développés sur notre terre au cours du processus biogénétique, le groupe des Vertébrés a finalement, dans la lutte pour l'évolution, dépassé de beaucoup tous les autres.—IX. Au sein du groupe des Vertébrés et à une époque tardive seulement (pendant la période triasique), descendant des Reptiles primitifs et des Amphibies, la classe des Mammifères a pris le premier rang en importance.—X. Au sein de cette classe, le groupe le plus parfait, parvenu au degré le plus élevé de développement, est l'ordre des Primates, apparu seulement au début de la période tertiaire (il y a au moins trois millions d'années) et issu par transformation des Placentariens inférieurs (Prochoriatidés).—XI. Au sein du groupe des Primates, l'espèce la dernière venue et la plus parfaite est représentée par l'homme, apparu seulement vers la fin de l'époque tertiaire et issu d'une série de singes anthropoïdes.—XII. D'où l'on voit que la soi-disant «histoire du monde»—c'est-à-dire le court espace de quelques milliers d'années à travers lesquelles se reflète l'histoire de la civilisation humaine,—n'est qu'un court épisode éphémère, au milieu du long processus de l'histoire organique de la terre, de même que celle-ci n'est qu'une petite partie de l'histoire de notre système planétaire. Et de même que notre mère, la terre, n'est qu'une passagère poussière du soleil, ainsi tout homme considéré individuellement n'est qu'un minuscule grain de plasma, au sein de la nature organique passagère.

Rien ne me semble plus propre que cette grandiose perspective cosmologique à nous fournir, dès le début, la juste mesure et le point de vue le plus large que nous devons toujours garder lorsque nous essayons de résoudre la grande énigme de l'Univers qui nous entoure. Car par là il est non seulement démontré clairement quelle est l'exacte place de l'homme dans la nature, mais, en outre, le délire anthropiste des grandeurs, si puissant, se trouve réfuté; par là il est fait justice de la prétention avec laquelle l'homme s'oppose à l'Univers infini et se rend hommage comme à l'élément le plus important du Cosmos. Ce grossissement illimité de sa propre signification a conduit l'homme, dans sa vanité, à se considérer comme l'«image de Dieu», à revendiquer pour sa passagère personne une «vie éternelle» et à s'imaginer qu'il possédait un entier «libre arbitre». Le «ridicule délire de César», dont Caligula était atteint, n'est qu'une forme spéciale de cette orgueilleuse déification de l'homme par lui-même. C'est seulement lorsque nous aurons renoncé à cet inadmissible délire des grandeurs et lorsque nous aurons adopté la perspective cosmologique naturelle, que nous pourrons parvenir à résoudre les énigmes de l'Univers.

Nombre des énigmes de l'Univers.—L'homme moderne, sans culture, tout comme l'homme primitif et grossier, se heurte à chaque pas à un nombre incalculable d'énigmes de l'Univers. A mesure que la culture augmente et que la science progresse, ce nombre se réduit. La philosophie moniste ne reconnaît, finalement, qu'une seule énigme, comprenant tout: le problème de la substance. Cependant il peut paraître utile de désigner encore de ce nom un certain nombre des problèmes les plus difficiles. Dans le discours célèbre, prononcé par lui en 1880 à l'Académie des sciences de Berlin, au cours d'une séance en l'honneur de Leibnitz, Emile du Bois-Reymond distinguait sept énigmes de l'Univers et les énumérait dans l'ordre suivant: 1o Nature de la matière et de la force; 2o Origine du mouvement; 3o Première apparition de la vie; 4o Finalité (en apparence préconçue) de la nature; 5o Apparition de la simple sensation et de la conscience; 6o La raison et la pensée avec l'origine du langage, qui s'y rattache étroitement; 7o La question du libre arbitre. De ces sept énigmes, le président de l'Académie de Berlin en tient trois pour tout à fait transcendantes et insolubles (la 1re, la 2e et la 5e); il en considère trois autres comme difficiles, sans doute, mais comme pouvant être résolues (la 3e, la 4e et la 6e); au sujet de la septième et dernière énigme de l'Univers, pratiquement la plus importante (à savoir le libre arbitre), l'auteur semble incertain.

Comme mon Monisme diffère essentiellement de celui du président berlinois, comme, d'autre part, la façon dont celui-ci conçoit les «sept énigmes de l'Univers» a trouvé le plus grand succès et s'est propagée dans tous les milieux, je considère comme opportun de prendre de suite et nettement position vis-à-vis de mon adversaire.

A mon avis, les trois énigmes «transcendantes» (1, 2, 5) sont supprimées par notre conception de la substance (chapitre XII); les trois autres problèmes, difficiles mais solubles (3, 4, 6) sont définitivement résolus par notre moderne théorie de l'évolution; quant à la septième et dernière énigme, le libre arbitre, elle n'est pas l'objet d'une explication critique et scientifique car, en tant que dogme pur, elle ne repose que sur une illusion et, en vérité, n'existe pas du tout.

Solution des énigmes de l'Univers.—Les moyens qui nous sont offerts, les voies que nous avons à suivre pour résoudre la grande énigme de l'Univers ne sont point autres que ceux dont se sert la science pure, en général, c'est-à-dire l'expérience d'abord, le raisonnement ensuite. L'expérience scientifique s'acquiert par l'observation et l'expérimentation, dans lesquelles interviennent en première ligne l'activité de nos organes des sens, en second lieu, celle des «foyers internes des sens» situés dans l'écorce cérébrale. Les organes élémentaires microscopiques sont, pour les premiers, les cellules sensorielles, pour les seconds des groupes de cellules ganglionnaires. Les expériences que nous avons faites du monde extérieur, grâce à ces inappréciables organes de notre vie intellectuelle, sont ensuite transformées par d'autres parties du cerveau en représentations et celles-ci, à leur tour, associées pour former des raisonnements. La formation de ces raisonnements a lieu par deux voies différentes, qui ont, selon moi, une égale valeur et sont au même degré indispensables: l'induction et la déduction. Les autres opérations cérébrales, plus compliquées: enchaînement d'une suite de raisonnements; abstraction et formation des concepts; le complément fourni à l'entendement, faculté de connaître, par l'activité plastique de la fantaisie; enfin la conscience, la pensée et le pouvoir de philosopher—tout cela ce sont encore autant de fonctions des cellules ganglionnaires corticales, ni plus ni moins que les fonctions précédentes, plus élémentaires. Nous les réunissons toutes sous le terme supérieur de raison[6].

Raison, sentiment et révélation.—Nous pouvons, par la seule raison, parvenir à la véritable connaissance de la nature et à la solution des énigmes de l'Univers. La raison est le bien suprême de l'homme et la seule prérogative qui le distingue essentiellement des animaux. Il est vrai, il n'a acquis cette haute valeur que grâce aux progrès de la culture intellectuelle, au développement de la science. L'homme civilisé avant d'être instruit et l'homme primitif, grossier, sont aussi peu (ou tout autant) «raisonnables» que les Mammifères les plus voisins de l'homme (les singes, les chiens, les éléphants, etc.) Cependant, c'est une opinion encore très répandue, qu'en dehors de la divine raison il y a en outre deux autres modes de connaissance (plus importants même, va-t-on jusqu'à dire!): le sentiment et la révélation. Nous devons, dès le début, réfuter énergiquement cette dangereuse erreur. Le sentiment n'a rien à démêler avec la connaissance de la vérité. Ce que nous appelons «sentiment» et dont nous faisons si grand cas, est une activité compliquée du cerveau, constituée par des émotions de plaisir et de peine, par des représentations d'attraction et de répulsion, par des aspirations du désir passager. A cela peuvent s'adjoindre les activités les plus diverses de l'organisme: besoins des sens et des muscles, de l'estomac et des organes génitaux, etc. La connaissance de la vérité n'est en aucune manière ce que réclament ces complexus qui constituent la statique et la dynamique sentimentales; au contraire, ils troublent souvent la raison, seule capable d'y atteindre et ils lui nuisent à un degré souvent sensible. Aucune des «énigmes de l'Univers» n'a encore été résolue ni même sa solution réclamée, par la fonction cérébrale du sentiment. Nous en pouvons dire autant de la soi-disant révélation et des prétendues vérités de la foi qu'elle nous fait connaître; tout cela repose sur une illusion, consciente on inconsciente, ainsi que nous le montrerons au chapitre XVI.

Philosophie et Sciences Naturelles.—Nous devons nous réjouir comme d'un des plus grands pas accomplis vers la solution des énigmes de l'Univers, de constater qu'en ces derniers temps on a de plus en plus reconnu pour les deux uniques routes conduisant à cette solution: l'expérience et la pensée—ou l'empirisme et la spéculation—enfin considérés comme ayant des droits égaux et comme des méthodes scientifiques se complétant réciproquement. Les philosophes ont graduellement reconnu que la spéculation pure, telle, par exemple, que Platon et Hegel l'employaient à la construction idéaliste de l'Univers, ne suffit pas à la connaissance véritable. Et de même, les naturalistes se sont convaincus, d'autre part, que la seule expérience, telle, par exemple, que Bacon et Mill la donnaient pour base à leur philosophie réaliste, est insuffisante à elle seule pour l'achèvement même de cette philosophie. Car les deux grands moyens de connaissance: l'expérience sensible et la pensée appliquant la raison, sont deux fonctions différentes du cerveau; la première s'effectue par les organes des sens et les foyers sensoriels centraux, la seconde s'effectue grâce aux foyers de pensée interposés au milieu des précédents, ces grands «centres d'association de l'écorce cérébrale» (cf. chap. VII et X). C'est seulement de l'action combinée des deux que peut résulter la vraie connaissance. Je sais bien qu'il existe encore aujourd'hui maints philosophes qui veulent construire le monde en puisant dans leur seule tête et qui méprisent la connaissance empirique de la nature pour cette première raison qu'ils ne connaissent pas l'Univers véritable. D'autre part, aujourd'hui encore, maint naturaliste affirme que l'unique devoir de la science est la «connaissance des faits, l'étude objective des phénomènes naturels considérés isolément»; ils affirment que «l'époque de la philosophie est passée et qu'à sa place s'est installée la science[7]. Cette suprématie exclusive accordée à l'empirisme est une erreur non moins dangereuse que l'erreur opposée, qui confère cette suprématie à la spéculation. Les deux moyens de connaissance sont réciproquement indispensables l'un à l'autre. Les plus grands triomphes de l'étude moderne de la nature: la théorie cellulaire et la théorie de la chaleur, la doctrine de l'évolution et la loi de la substance, sont des faits philosophiques, non pas, cependant, des résultats de la pure spéculation, mais bien d'une expérience préalable, la plus étendue et la plus approfondie possible.

Au début du XIXe siècle, le plus grand de nos poètes idéalistes, Schiller, s'adressant aux deux partis en lutte, celui des philosophes et celui des naturalistes, leur criait:

«La guerre soit entre vous! l'union viendra trop tôt encore! C'est à la seule condition que vous restiez désunis dans la recherche, que la vérité se fera connaître!»

Depuis lors, par bonheur, la situation s'est profondément modifiée; comme les deux partis, par des chemins différents, tendaient au même terme, ils se sont rencontrés sur ce point et, unis par la communauté du but, ils se rapprochent sans cesse de la connaissance de la vérité. Nous sommes revenus à cette heure, à la fin du XIXe siècle, à cette méthode scientifique moniste que le plus grand de nos poètes réalistes, Goethe, au début même du siècle, avait reconnue être la seule conforme à la nature[8].

Dualisme et Monisme.—Les directions diverses de la philosophie, envisagées du point de vue actuel des sciences naturelles, se séparent en deux groupes opposés: d'une part, la conception dualiste où règne la scission, d'autre part, la conception moniste où règne l'unité. A la première se rattachent généralement les dogmes téléologiques et idéalistes; à la seconde, les principes réalistes et mécaniques. Le Dualisme (au sens le plus large!) sépare, dans l'Univers, deux substances absolument différentes, un monde matériel et un Dieu immatériel qui se pose en face de lui comme son créateur, son conservateur et son régisseur. Le Monisme, par contre (entendu également au sens le plus large du mot!) ne reconnaît dans l'Univers qu'une substance unique, à la fois «Dieu et Nature»; pour lui, le corps et l'esprit (ou la matière et l'énergie) sont étroitement unis.

Le Dieu supra terrestre du dualisme nous conduit nécessairement au théisme; le dieu intracosmique du monisme, par contre, au panthéisme.

Matérialisme et Spiritualisme.—Très souvent, aujourd'hui encore, on confond les expressions différentes de monisme et matérialisme, ainsi que les tendances essentiellement différentes du matérialisme théorique et du pratique. Comme ces confusions de termes et d'autres analogues ont des conséquences très fâcheuses et amènent d'innombrables erreurs, nous ferons encore, afin d'éviter tout malentendu, les brèves remarques suivantes: I. Notre pur monisme n'est identique, ni avec le matérialisme théorique qui nie l'esprit et ramène le monde à une somme d'atomes morts, ni avec le spiritualisme théorique (récemment désigné par Ostwald du nom d'énergétique[9]) qui nie la matière et considère le monde comme un simple groupement d'énergies ou de forces naturelles immatérielles, ordonnées dans l'espace. II. Nous sommes bien plutôt convaincus avec Goethe que «la matière n'existe jamais, ne peut jamais agir sans l'esprit et l'esprit jamais sans la matière.» Nous nous en tenons fermement au monisme pur, sans ambiguïté, de Spinoza: la matière (en tant que substance indéfiniment étendue) et l'esprit ou énergie (en tant que substance sentante et pensante) sont les deux attributs fondamentaux, les deux propriétés essentielles de l'Etre cosmique divin, qui embrasse tout, de l'universelle substance, (cf. Chapitre XII).

CHAPITRE II
Comment est construit notre corps.

Études monistes d'anatomie humaine et comparée. Conformité d'ensemble et de détail entre l'organisation de l'homme et celle des mammifères.

«Nous pouvons considérer tel système d'organes que nous voudrons, la comparaison des modifications qu'il subit à travers la série simiesque, nous conduira toujours à cette même conclusion: Que les différences anatomiques qui séparent l'homme du gorille et du chimpanzé, ne sont pas si grandes que celles qui distinguent le gorille d'entre les autres singes.»
«Thomas Huxley (1863).»


SOMMAIRE DU DEUXIÈME CHAPITRE

Importance fondamentale de l'anatomie.—Anatomie humaine.—Hippocrate. Aristote. Galien. Vésale.—Anatomie comparée.—George Cuvier. Jean Müller. Charles Gegenbaur.—Histologie.—Théorie cellulaire.—Schleiden et Schwann. Kölliker. Virchow.—Les caractères d'un animal vertébré se retrouvent chez l'homme.—Les caractères d'un animal tétrapode se retrouvent chez l'homme.—Les caractères des Mammifères se retrouvent chez l'homme.—Les caractères des Placentaliens se retrouvent chez l'homme.—Les caractères des Primates se retrouvent chez l'homme.—Prosimiens et Simiens.—Catarrhiniens.—Papiomorphes et Anthropomorphes.—Conformité essentielle dans la structure du corps, entre l'homme et le singe anthropoïde.

LITTÉRATURE

C. Gegenbaur.Lehrbuch der Anatomie des Menschen. 1883.

R. Virchow.Gesammelte Abhandlungen, z. wissenschaftl. Medizin. I. Die Einheits-Bestrebungen. 1856.

J. Ranke.Der Mensch. 1887.

R. Wiedersheim.Der Bau des Menschen als Zeugniss für seine Vergangenheit. 1893.

R. Hartmann.Die menschenaehnlichen Affen und ihre Organisation im Vergleich z. menschlichen. 1883.

E. Haeckel.Anthropogenie oder Entwickelungsgeschichte des Menschen IX, Die Wirbelthier-Natur des Menschen. 1874.

Th. Schwann.Mikroskopische Untersuchungen über die Uebereinstimmung in der Struktur und dem Wachsthum der Thiere und Pflanzen. 1839.

A. Kölliker.Handbuch der gewebelehre des Menschen. 1889.

Ph. Stöhr.Lehrbuch der Histologie und der mikroskopischen Anatomie des Menschen. 1898.

O. Hertwig.Die Zelle und die Gewebe. Grundzüge der allgem. Anatomie und Physiologie. 1896.

Toutes les recherches biologiques, toutes les études sur la forme et le fonctionnement des organismes, doivent avant tout s'arrêter à la considération du corps visible, sur lequel nous pouvons précisément observer ces phénomènes morphologiques et physiologiques. Ce principe vaut pour l'homme aussi bien que pour tous les autres corps animés de la nature. Cependant, les recherches ne doivent pas se borner à la considération de la forme extérieure, mais, pénétrant à l'intérieur de celle-ci, faire l'étude macroscopique et microscopique des éléments qui la constituent. La science qui a pour objet cette recherche fondamentale dans toute son étendue est l'anatomie.

Anatomie humaine.—La première incitation à l'étude de la structure du corps humain vint, comme c'était naturel, de la médecine. Celle-ci, chez les plus anciens peuples civilisés, étant d'ordinaire exercée par les prêtres, nous avons tout lieu de croire que dès le second siècle avant J.-C. ou plus tôt encore, ces représentants de la culture d'alors possédaient déjà des connaissances anatomiques. Mais quant à des connaissances plus précises, acquises par la dissection des mammifères et appliquées ensuite à l'homme,—nous n'en trouvons que chez les philosophes-naturalistes grecs des VIe et VIIe siècles avant J.-C., chez Empédocle (d'Agrigente) et Démocrite (d'Abdère), mais avant tout chez le plus célèbre médecin de l'antiquité classique, chez Hippocrate (de Cos). C'est dans leurs écrits et dans d'autres, que puisa, au IVe siècle avant J.-C. le grand Aristote, le si fameux «Père de l'histoire naturelle», aussi vaste génie dans la science que dans la philosophie. Après lui, nous ne trouvons plus qu'un anatomiste important dans l'antiquité, le médecin grec, Claude Galien (de Pergame); il eut, au IIe siècle après J.-C., à Rome, sous Marc-Aurèle, une clientèle des plus étendues. Tous ces anatomistes anciens acquéraient la plus grande partie de leurs connaissances, non par l'étude du corps humain lui-même—qui était encore à cette époque sévèrement interdite!—mais par celle des Mammifères les plus voisins de l'homme, surtout des singes; ils faisaient ainsi tous, à proprement parler, de l'anatomie comparée.

Le triomphe du Christianisme avec les doctrines mystiques qui s'y rattachent, fut, pour l'anatomie comme pour les autres sciences, le signal d'une période de décadence. Les papes romains, les plus grands charlatans de l'histoire universelle, cherchaient avant tout à entretenir l'humanité dans l'ignorance et regardaient avec raison la connaissance de l'organisme humain comme un dangereux moyen d'information sur notre véritable nature. Pendant le long espace de temps de treize siècles, les écrits de Galien demeurèrent presque l'unique source pour l'anatomie humaine, comme ceux d'Aristote l'étaient pour l'ensemble de l'histoire naturelle.

C'est seulement lorsqu'au XIVe siècle la Réforme vint renverser la suprématie intellectuelle du papisme,—tandis que le système du monde de Copernic renversait la conception géocentrique étroitement liée avec lui,—que commença, pour la connaissance du corps humain, une nouvelle période de relèvement. Les grands anatomistes, Vésale (de Bruxelles), Eustache et Fallope (de Modène), par leurs propres et savantes recherches, firent faire de tels progrès à la science exacte du corps humain, qu'ils ne laissèrent à leurs nombreux successeurs (en ce qui concerne les points essentiels) que des détails à ajouter à leur œuvre.

Le hardi autant que sagace et infatigable André Vésale (dont la famille, comme le nom l'indique, était originaire de Wesel), ouvrant aux autres la voie, les devança tous; dès l'âge de 28 ans il terminait sa grande œuvre, pleine d'unité, De humani corporis fabrica (1543); il donna à l'anatomie humaine tout entière une direction nouvelle, originale et une base certaine. C'est pourquoi, plus tard, à Madrid—où Vésale fut médecin de Charles-Quint et de Philippe II—il fut poursuivi par l'Inquisition comme sorcier et condamné à mort. Il n'échappa au supplice qu'en partant pour Jérusalem; au retour, il fit naufrage dans l'île de Zante et il y mourut misérable, malade et dénué de toute espèce de ressource.

Anatomie comparée.—Les mérites que notre XIXe siècle s'est acquis dans la connaissance de la structure du corps consistent surtout dans l'extension qu'ont prise deux études nouvelles, essentiellement importantes, l'anatomie comparée et l'histologie ou anatomie microscopique. En ce qui concerne la première, elle a été, dès le début, en rapport étroit avec l'anatomie humaine, elle a même suppléé celle-ci tant que la dissection des cadavres a été tenue pour un crime punissable de mort—et c'était encore le cas au XVe siècle! Mais les nombreux anatomistes des trois siècles suivants se contentèrent presque exclusivement d'une observation exacte de l'organisme humain. Cette discipline si développée, que nous appelons aujourd'hui anatomie comparée, n'est née qu'en 1803, lorsque le grand zoologiste français Georges Cuvier (originaire de Montbéliard) publia ses remarquables «Leçons sur l'anatomie comparée», essayant par là, pour la première fois, de poser des lois précises relativement à la structure du corps humain et animal. Tandis que ses prédécesseurs—parmi lesquels Goethe en 1790—s'étaient surtout attachés à la comparaison du squelette de l'homme avec celui des autres Mammifères, Cuvier, d'un regard plus ample, embrassa l'ensemble de l'organisation animale; il y distingua quatre formes principales ou Types, indépendants l'un de l'autre: les Vertébrés, les Articulés, les Mollusques et les Radiés. Par rapport à la «question des questions,» ce progrès faisait époque en ce sens qu'il ressortait clairement de là que l'homme appartenait au type des Vertébrés—et, de même, qu'il différait essentiellement de tous les autres types. Il est vrai que le pénétrant Linné, dans son premier Systema Naturae (1735) avait déjà fait faire à la science un progrès important en assignant d'une manière définitive à l'homme sa place dans la classe des mammifères; il réunissait même dans l'ordre des Primates les 3 groupes des Prosimiens, Singes et Homme. Mais il manquait encore à cette conquête hardie de la systématique, ce fondement empirique, plus profond, que Cuvier devait lui fournir par l'anatomie comparée. Celle-ci a achevé de se développer avec les grands anatomistes de notre siècle: F. Meckel (de Halle), J. Muller (de Berlin), R. Owen et Th. Huxley (en Angleterre), C. Gegenbaur (d'Iéna, plus tard à Heidelberg). Ce dernier, dans ses Principes d'anatomie comparée (1870) ayant pour la première fois appliqué à cette science la théorie de la descendance, posée peu avant par Darwin l'a élevée au premier rang des disciplines biologiques.

Les nombreux travaux d'anatomie comparée de Gegenbaur, de même que son Manuel d'anatomie humaine partout répandu, se distinguent par une profonde connaissance empirique étendue à un nombre inouï de faits, ainsi que par l'interprétation philosophique, dans le sens de la doctrine de l'évolution, que l'auteur a su en tirer. Son «Anatomie comparée des Vertébrés» parue récemment (1898) pose le fondement inébranlable sur lequel se peut appuyer notre certitude de l'identité absolue de nature entre l'homme et les Vertébrés.

Histologie et Cytologie.—Suivant une tout autre direction que celle prise par l'anatomie comparée, notre siècle a vu se développer également l'anatomie microscopique. Déjà en 1802, un médecin français, Bichat, avait essayé au moyen du microscope, de dissocier, dans les organes du corps humain, les éléments les plus ténus et de déterminer les rapports de ces divers tissus (hista ou tela). Mais ce premier essai n'aboutit pas à grand'chose, car l'élément commun aux nombreuses espèces de tissus différents demeurait inconnu. Il ne fut découvert qu'en 1838 pour les plantes dans la cellule, par Schleiden et aussitôt après également pour les animaux par Schwann, l'élève et le préparateur de Jean Muller. Deux autres célèbres élèves de ce grand maître, encore vivants à cette heure: A. Koelliker et R. Virchow, poursuivirent alors dans le détail, entre 1860 et 1870 à Würzbourg, la théorie cellulaire et, fondée sur elle, l'histologie de l'organisme humain à l'état normal et dans les états pathologiques. Ils démontrèrent que, chez l'homme comme chez tous les autres animaux, tous les tissus se composent d'éléments microscopiques identiques, les cellules et que ces «organismes élémentaires» sont les vrais citoyens autonomes qui, assemblés par milliards, constituent notre corps, la «république cellulaire.» Toutes ces cellules proviennent de la division répétée d'une cellule simple, unique, la cellule souche ou «ovule fécondé» (Cytula). La structure et la composition générale des tissus est la même chez l'homme que chez les autres Vertébrés. Parmi ceux-ci, les Mammifères, classe la dernière parue et parvenue au plus haut degré de perfectionnement, se distinguent par certaines particularités acquises tardivement. C'est ainsi, par exemple, que la formation microscopique des poils, des glandes cutanées, des glandes lactées, des globules sanguins, leur est tout à fait particulière et différente de ce qu'elle est chez les autres Vertébrés; l'homme, sous le rapport de toutes ces particularités histologiques, est un pur Mammifère.

Les recherches microscopiques d'A. Koelliker et de F. Leydig (à Wurzbourg) ont non seulement élargi en tous sens notre connaissance de la structure du corps humain et animal, mais en outre elles ont pris une importance particulière en s'alliant à l'histoire du développement de la cellule et des tissus; elles ont, entre autres, confirmé l'importante théorie de Theodore Siebold (1845) selon laquelle les animaux inférieurs, les Infusoires et les Rhizopodes étaient considérés comme des organismes monocellulaires.

Caractères des Vertébrés chez l'homme.—Notre corps tout entier présente, aussi bien dans l'ensemble que dans les particularités de sa constitution, le type caractéristique des Vertébrés. Ce groupe, le plus important et le plus perfectionné du règne animal, n'a été reconnu dans son unité naturelle qu'en 1801 parle grand Lamarck; celui-ci réunit sous ce terme les quatre classes supérieures de Linné: Mammifères, Oiseaux, Amphibies et Poissons. Il leur opposa comme Invertébrés les deux classes inférieures: Insectes et Vers. Cuvier (1812) confirma l'unité du type «Vertébré» et lui donna une base plus solide encore par son anatomie comparée. De fait, tous les caractères essentiels se retrouvent, identiques, chez tous les vertébrés depuis les poissons jusqu'à l'homme; ils possèdent tous un squelette interne solide, cartilagineux et osseux, composé partout d'une colonne vertébrale et d'un crâne; la complexité de celui-ci est, sans doute, très différente suivant les individus, mais elle se ramène toujours à la même forme primitive. De plus, chez tous les Vertébrés se trouve, du côté dorsal de ce squelette axial, l'«organe de l'âme», le système nerveux central, représenté par une moelle épinière et un cerveau; et nous pouvons dire de cet important cerveau—instrument de la conscience et de toutes les fonctions psychiques supérieures!—ce que nous avons dit de la capsule osseuse qui l'entoure, du crâne: suivant les individus, son développement et sa taille présentent les degrés les plus divers, mais, en somme, sa composition caractéristique reste la même.

Il en va de même si nous comparons les autres organes de notre corps avec ceux des autres Vertébrés: partout, par suite de l'hérédité, la disposition primitive et la position relative des organes restent les mêmes, bien que la taille et le développement de chaque partie diffèrent au plus haut degré en raison de l'adaptation à des conditions de vie très variables. C'est ainsi que nous voyons partout le sang circuler par deux vaisseaux principaux, dont l'un (l'aorte) passe au-dessus de l'intestin, l'autre (la veine principale) au-dessous, et que celui-ci, en se dilatant à un endroit précis, constitue le cœur; ce «cœur ventral» est aussi caractéristique des Vertébrés qu'inversement le «cœur dorsal» est typique chez les Articulés et les Mollusques. Un autre trait non moins spécial à tous les Vertébrés, c'est la précoce subdivision du tube digestif en un pharynx (ou «intestin branchial») servant à la respiration, et un intestin auquel se rattache le foie, (d'où le nom d'«intestin hépatique»); enfin la segmentation du système musculaire, la constitution spéciale des organes urinaires et génitaux, etc. Sous tous ces rapports anatomiques, l'homme est un véritable Vertébré.

Caractères des Tétrapodes chez l'homme.—Sous le nom de Quadrupèdes (Tétrapodes), Aristote désignait déjà tous les animaux supérieurs, à sang chaud, caractérisés par la possession de deux paires de pattes. Ce terme prit, plus tard, plus d'extension et fit place au mot latin «Quadrupèdes» après que Cuvier eût montré que les oiseaux et les hommes, qui ont deux «jambes», étaient de véritables Tétrapodes. Il démontra que le squelette interne osseux des quatre jambes chez tous les Vertébrés terrestres supérieurs, depuis les Amphibies jusqu'à l'homme, était constitué originairement de la même façon, par un nombre fixe de segments. De même, les «bras» de l'homme, les «ailes» de la chauve-souris et des oiseaux nous présentent le même squelette typique que les «membres antérieurs» des animaux coureurs, des Tétrapodes.

L'unité anatomique du squelette si compliqué, dans les quatre membres des Tétrapodes, est un fait très important. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer attentivement le squelette d'une salamandre ou d'une grenouille avec celui d'un singe ou d'un homme. On s'apercevra aussitôt que la ceinture scapulaire, en avant et la ceinture iliaque, en arrière, sont composées par les mêmes pièces principales qu'on retrouve chez les autres «Tétrapodes». Partout, nous voyons que le premier segment de la jambe proprement dite ne renferme qu'un gros os long (en avant, l'os du bras, humerus; en arrière, l'os de la cuisse, fémur); par contre, le deuxième segment est originairement soutenu par deux os (en avant, ulna et radius; en arrière, fibula et tibia). Considérons maintenant la structure complexe du pied proprement dit: nous serons surpris de voir que les nombreux petits os qui le constituent sont partout disposés dans le même ordre et partout en même nombre; dans toutes les classes de Tétrapodes, il y a homologie, en avant, entre les trois groupes d'os du pied antérieur (ou de la «main»): I. Carpus; II. Metacarpus et III. Digiti anteriores; de même, en arrière, entre les trois groupes d'os du pied postérieur: I. Tarsus; II. Metatarsus et III. Digiti posteriores. C'était une tâche très difficile que de ramener à la même forme primitive tous ces nombreux petits os, dont chacun peut présenter des aspects si divers, subir des transformations si variées, qui peuvent s'être en partie soudés ou avoir en partie disparu—et il n'était pas moins difficile d'établir partout l'équivalence (ou homologie) des diverses parties. Cette tâche n'a été pleinement résolue que par le plus grand des anatomistes contemporains, par C. Gegenbaur. Dans ses Etudes d'anatomie comparée chez les Vertébrés (1864), il a montré comment cette «jambe à cinq doigts», caractéristique des Tétrapodes terrestres, dérivait originairement (fait qui ne remonte pas au delà de la période carbonifère) de la «nageoire» aux nombreux rayons (nageoire pectorale ou ventrale) des anciens poissons marins. Le même auteur, dans ses célèbres Etudes sur le squelette céphalique des vertébrés, 1872, avait montré que le crâne des Tétrapodes actuels dérivait de la plus ancienne forme de crâne des poissons, celle des requins (Sélaciens).

Il est encore bien digne de remarque que le nombre primitif de cinq doigts à chacune des quatre pattes, la pentadactylie qui apparaît pour la première fois chez les Amphibies de l'époque carbonifère, se soit transmise, par suite d'une rigoureuse hérédité, jusqu'à l'homme actuel. En conséquence et tout naturellement, la disposition typique des articulations et des ligaments, des muscles et des nerfs, est restée dans ses grands traits, la même chez l'homme que chez les autres «Tétrapodes»; sous ces rapports importants, encore, l'homme est un véritable Tétrapode.

Caractères des Mammifères chez l'homme.—Les Mammifères constituent la classe la plus récente et celle ayant atteint le plus haut degré de perfectionnement parmi les Vertébrés. Ils dérivent, sans doute, comme les Oiseaux et les Reptiles, de la classe plus ancienne des Amphibies; mais ils se distinguent de tous les autres Tétrapodes par un certain nombre de caractères anatomiques très frappants. Les plus saillants sont, extérieurement, le revêtement de poils qui couvre la peau ainsi que la présence de deux sortes de glandes cutanées: des glandes sudoripares et des glandes sébacées. Par une transformation locale de ces glandes dans l'épiderme abdominal, s'est constitué (pendant la période triasique?) l'organe qui est spécialement caractéristique de la classe et lui a valu son nom, la mammelle. Ce facteur important de l'élevage des jeunes, comprend les glandes mammaires et les «poches mammaires» (replis de la peau dans la région abdominale) dont le développement ultérieur donnera les mamelons, par où le jeune mammifère têtera le lait de sa mère.

Dans l'organisation interne, un trait surtout caractéristique c'est la présence d'un diaphragme complet, cloison musculeuse qui, chez tous les Mammifères—et chez eux seuls!—sépare complètement la cavité thoracique de la cavité abdominale; chez tous les autres Vertébrés, cette séparation fait défaut. Le crâne des Mammifères se distingue aussi par un certain nombre de transformations curieuses, principalement en ce qui concerne la constitution de l'appareil maxillaire (mâchoires supérieure et inférieure, osselets de l'oreille). Mais on trouve, en outre, des particularités spéciales, d'ensemble et de détail, dans le cerveau, l'organe olfactif, le cœur, les poumons, les organes génitaux externes et internes, les reins et autres parties du corps des mammifères. Tout cela réuni témoigne indubitablement d'une séparation entre ces animaux et les groupes ancestraux plus anciens des Reptiles et des Amphibies, séparation qui se serait effectuée de bonne heure, au plus tard pendant la période triasique—il y a au moins douze millions d'années de cela!—Sous tous ces rapports importants, l'homme est un véritable Mammifère.

Caractères des Placentaliens chez l'homme.—Les nombreux ordres (de 12 à 33), que la zoologie systématique moderne distingue dans la classe des Mammifères, ont été répartis dès 1816, par Blainville, en trois grands groupes naturels qu'on regarde comme ayant la valeur de sous-classes: I. Monotrèmes; II. Marsupiaux; III. Placentaliens. Ces trois sous-classes, non seulement se distinguent l'une de l'autre par des caractères importants de structure et de développement, mais correspondent en outre à trois Stades historiques différents de l'évolution de la classe, ainsi que nous le verrons. Au groupe le plus ancien, celui des Monotrèmes de la période triasique, a fait suite celui des Marsupiaux de la période jurassique, suivi lui-même, dans la période calcaire seulement, par l'apparition des Placentaliens. A cette sous-classe la plus récente, appartient l'homme lui-même, car il présente dans son organisation toutes les particularités qui distinguent les Placentaliens en général, des Marsupiaux et des Monotrèmes, plus anciens encore.

Au nombre de ces particularités il faut citer en première ligne l'organe caractéristique qui a valu aux Placentaliens leur nom, le «gâteau maternel» ou Placenta. Celui-ci sert pendant longtemps à nourrir le jeune embryon encore enfermé dans le corps de la mère; il est constitué par des villosités qui conduiront le sang et qui, produites par le chorion de l'enveloppe embryonnaire, pénètrent dans des replis correspondants, dépendant de la muqueuse de l'utérus maternel; à cet endroit, la peau qui sépare les deux formations s'amincit à tel point que les matériaux nutritifs peuvent passer immédiatement à travers elle, du sang maternel dans le sang fœtal. Cet excellent mode de nutrition, qui n'est apparu que tardivement, permet au jeune de séjourner plus longtemps dans la matrice protectrice et d'y atteindre un degré plus complet de développement; il fait encore défaut chez les Implacentaliens, c'est-à-dire chez les deux sous-classes plus primitives des Marsupiaux et des Monotrèmes. Mais les Placentaliens dépassent encore leurs ancêtres implacentaliens par d'autres caractères anatomiques, en particulier par le développement plus grand du cerveau et la disparition de l'os marsupial. Sous tous ces rapports importants, l'homme est un véritable Placentalien.

Caractères des Primates chez l'homme.—La sous-classe des placentaliens présente une telle richesse de formes qu'elle se divise à son tour en un grand nombre d'ordres; on en admet généralement de 10 à 16; mais lorsqu'on considère, ainsi qu'il convient, les importantes formes disparues, découvertes en ces derniers temps, ce nombre s'élève au moins à 20 ou 26. Pour mieux passer en revue ces nombreux ordres et pour pénétrer plus avant dans leurs connexions, il importe de les réunir en grands groupes naturels dont j'ai fait des légions. Dans l'essai le plus récent[10] que j'ai proposé pour le classement phylogénétique du système placentalien, si compliqué, j'ai réparti les 26 ordres en 6 légions et montré que celles-ci se ramenaient à 4 groupes-souches. Ces derniers, à leur tour, se ramènent à un groupe ancestral commun à tous les Placentaliens, au Prochoriatidés de la période calcaire.

Ceux-ci se rattachent immédiatement aux ancêtres marsupiaux de la période jurassique. Comme représentants les plus importants de ces quatre groupes principaux, nous nous contenterons de citer, parmi les formes actuelles, les Rongeurs, les Ongulés, les Carnassiers et les Primates.

La légion des Primates comprend les trois ordres des prosimiens, simiens et des hommes. Tous les individus compris dans ces trois ordres ont en commun beaucoup de particularités importantes par où ils se distinguent des 23 autres ordres de Placentaliens. Ils sont caractérisés, surtout, par de longues jambes, primitivement adaptées au mode de vie qui consistait à grimper. Les mains et les pieds ont cinq doigts et ces longs doigts sont admirablement façonnés pour saisir et embrasser les branches d'arbres; ils portent, soit quelques-uns, soit tous, des ongles (jamais de griffes).

La dentition est complète, comprend les quatre groupes de dents (incisives, canines, prémolaires et molaires). Par des particularités importantes, spécialement par la constitution du crâne et du cerveau, les Primates se distinguent des autres Placentaliens—et cela d'une façon d'autant plus frappante qu'ils atteignent un plus haut degré de développement et sont apparus tard sur la terre.

Sous tous ces rapports anatomiques importants, notre organisme humain est identique à celui des autres Primates: L'homme est un véritable Primate.

Caractères simiesques chez l'homme.—Une comparaison approfondie et impartiale de la structure du corps chez les différents primates, permet de distinguer de suite deux ordres dans cette légion de Mammifères parvenus à un haut degré de perfectionnement: les Prosimiens (ou Hémipitheci) et les singes (Simiens ou Pitheci). Les premiers apparaissent, sous tous les rapports, comme inférieurs et plus anciens, les seconds comme constituant l'ordre supérieur et le dernier paru. L'utérus des Prosimiens est encore double ou bicorne, comme chez tous les autres Mammifères; chez les singes, au contraire, la corne droite et la gauche sont complètement fusionnées, elles forment un utérus piriforme comme celui que l'homme seul, en dehors du singe, nous présente. De même que chez celui-ci, le crâne des singes possède une cloison osseuse qui sépare complètement la capsule optique de la fosse temporale; chez les Prosimiens, cette cloison n'est pas du tout ou très imparfaitement développée. Enfin, chez les Prosimiens les hémisphères sont encore lisses ou n'ont que peu de circonvolutions et ils sont relativement peu développés; chez les singes ils le sont beaucoup plus, surtout l'écorce grise, l'organe des fonctions psychiques supérieures; sa surface présente les circonvolutions et les scissures caractéristiques, lesquelles sont d'autant plus nettes qu'on se rapproche davantage de l'homme. Sous ces rapports importants et sous d'autres encore, entr'autres dans la formation du visage et des mains, l'homme présente tous les caractères anatomiques du véritable singe.

Caractères des Catarrhiniens chez l'homme.—L'ordre des singes, si riche en formes variées, a été, dès 1812, subdivisé par Geoffroy en deux sous ordres naturels, division aujourd'hui encore généralement admise dans la zoologie systématique: les Singes de l'Occident (Platyrrhiniens) et ceux de l'Orient (Catarrhiniens); les premiers habitent exclusivement le nouveau Continent, les seconds l'ancien. Les singes d'Amérique sont appelés Platyrrhiniens (à nez plat) parce que leur nez est aplati, les narines dirigées latéralement et séparées par une large cloison. Par contre, les singes de l'Ancien Continent ont tous le «nez mince» (Catarrhiniens); leurs narines sont, comme chez l'homme, dirigées vers le bas, la cloison qui les sépare étant mince. Une autre différence entre les deux groupes consiste en ce que le tympan chez les Platyrrhiniens est situé superficiellement, tandis que chez les Catarrhiniens il est situé plus profondément dans l'os du rocher. Dans cette région s'est développé un conduit auditif osseux, long et étroit, tandis qu'il est encore court et large chez les singes d'Amérique, quand il ne fait pas complètement défaut. Enfin, ce qui constitue un contraste très frappant et très important entre les deux groupes, c'est que tous les Catarrhiniens ont la dentition de l'homme, à savoir 20 dents de lait et 32 dents définitives (pour chaque moitié de mâchoire 2 incisives, 1 canine, 2 prémolaires et 3 molaires)[11]. Les Platyrrhiniens, au contraire, ont une prémolaire de plus à chaque moitié de mâchoire, soit en tout 36 dents.

Ces différences anatomiques entre les deux groupes de singes étant absolument générales et tranchées, et correspondant à la répartition géographique dans deux hémisphères séparés, nous sommes autorisés à poser entre elles une division systématique très nette et à en tirer cette conséquence phylogénétique que depuis fort longtemps (plus d'un million d'années) les deux sous-ordres se sont développés indépendamment l'un de l'autre, l'un dans l'hémisphère oriental, l'autre dans l'hémisphère occidental. Cela est essentiellement important pour la genèse de notre race, car l'homme possède tous les caractères des véritables catarrhiniens; il descend de formes très anciennes et disparues de Catarrhiniens, lesquelles ont évolué dans l'ancien continent.

Groupe des Anthropomorphes.—Les nombreuses formes de Catarrhiniens, encore aujourd'hui existantes en Asie et en Afrique, ont été depuis longtemps groupées en deux sections naturelles: les singes à queue (Cynopitheca) et les singes sans queue (Anthropomorpha). Ces derniers se rapprochent beaucoup plus de l'homme que les premiers, non seulement par le manque de queue et la forme générale du corps (surtout de la tête), mais encore par certains caractères particuliers qui, insignifiants en eux-mêmes, sont importants par leur constance. Le sacrum, chez les singes anthropoïdes comme chez l'homme, est composé de cinq vertèbres soudées, tandis que chez les Cynopithèques il n'en comprend que trois, rarement quatre. Quant à la dentition, les prémolaires des Cynopithèques sont plus longues que larges, celles des Anthropomorphes, au contraire, plus larges que longues; en outre la première molaire présente chez ceux-là quatre, chez ceux-ci cinq crochets. Enfin à la mâchoire inférieure, de chaque côté, chez les singes anthropoïdes comme chez l'homme, l'incisive externe est plus large que l'interne, tandis que c'est l'inverse qui a lieu chez les Cynopithèques. Ajoutons ce fait, qui a une importance toute spéciale et n'a été établi qu'en 1890 par Selenka, à savoir que les singes anthropoïdes nous présentent les mêmes particularités de conformation que l'homme en ce qui concerne le placenta discoïde, la Decidin reflexe et le cordon ombilical (cf. chap. IV)[12]. D'ailleurs, un examen superficiel de la forme du corps chez les Anthropomorphes encore existants suffit déjà à faire voir que les représentants asiatiques de ce groupe (orang-outan et gibbon) aussi bien que les africains (gorille et chimpanzé) sont plus voisins de l'homme, par l'ensemble de leur structure, que tous les Cynopithèques en général. Parmi ceux-ci, les Papiomorphes à tête de chien, en particulier les papious et les chats de mer, n'atteignent qu'à un degré très inférieur de développement. Les différences anatomiques entre ces grossiers papious et les singes anthropoïdes parvenus à un si haut degré de perfectionnement, sont plus grandes sous tous les rapports—et quelqu'organe que l'on compare!—que celles qui existent entre les singes supérieurs et l'homme. Ce fait instructif a été démontré tout au long en 1883 par l'anatomiste Robert Hartmann, dans son travail sur Les singes anthropoïdes et leur organisation comparée à celle de l'homme. Ce savant a proposé, par suite, de subdiviser autrement l'ordre des singes, à savoir en deux groupes principaux: celui des Primaires (Singes et Anthropoïdes) et celui des Simiens proprement dits ou Pithèques (les autres Catarrhiniens et tous les Platyrrhiniens). En tous cas, des considérations précédentes nous pouvons conclure à la plus intime parenté entre l'homme et les singes anthropomorphes.

L'anatomie comparée amène ainsi le chercheur impartial, qui fait œuvre de critique, en face de ce fait important: à savoir que le corps de l'homme et celui des singes anthropoïdes non seulement se ressemblent au plus haut degré mais que, sur tous les points essentiels, la conformation est la même. Ce sont les mêmes 200 os, disposés dans le même ordre et associés de la même façon, qui composent notre squelette interne; les mêmes 300 muscles président à nos mouvements; les mêmes poils couvrent notre peau; les mêmes groupes de cellules ganglionnaires constituent le chef-d'œuvre artistique qu'est notre cerveau, le même cœur à quatre cavités sert de pompe centrale à la circulation de notre sang; les mêmes 32 dents, disposées suivant le même ordre, composent notre dentition; les mêmes glandes salivaires, hépatiques et intestinales servent à notre digestion; les mêmes organes de reproduction rendent possible la conservation de notre espèce.

Il est vrai, à un examen plus minutieux, nous découvrons quelques petites différences de grandeur et de forme dans la plupart des organes entre l'homme et les Anthropoïdes, mais les mêmes différences, ou d'autres analogues ressortent également d'une comparaison attentive entre les races humaines les plus élevées ou les plus inférieures; on les constate même en comparant très exactement entr'eux tous les individus de notre propre race. Nous n'y trouvons pas deux personnes qui aient tout à fait la même forme et la même grandeur de nez, d'oreilles ou d'yeux. Il suffit, dans une assemblée nombreuse, de porter son attention sur ces différentes parties du visage, pour se convaincre de l'étonnante variété des formes, de la très grande variabilité de l'espèce. Tout le monde sait que même des frères et sœurs sont souvent conformés si différemment qu'on a peine à les croire issus d'un même couple. Toutes ces différences individuelles ne restreignent cependant pas la portée de la loi d'identité fondamentale de conformation corporelle, car elles proviennent de petites divergences dans le développement individuel des parties.

CHAPITRE III
Notre vie.

Études monistes de physiologie humaine et comparée.—Identité, dans toutes les fonctions de la vie, entre l'homme et les Mammifères.

Jamais la physiologie ne nous conduit, en étudiant les phénomènes vitaux des corps naturels, à un autre principe d'explication que ceux qu'admettent la physique et la chimie par rapport à la nature inanimée. L'hypothèse d'une force vitale spéciale sous toutes ses formes est non seulement tout à fait superflue, mais en outre inadmissible. Le foyer de tous les processus vitaux et de l'élément constitutif de toute substance vivante est la cellule. Par suite, si la physiologie veut expliquer les phénomènes vitaux élémentaires et généraux, elle ne le pourra qu'en tant que Physiologie cellulaire.
Max Verworn (1894).


SOMMAIRE DU CHAPITRE III

Evolution de la physiologie à travers l'antiquité et le moyen âge: Galien.—Expérimentation et vivisection.—Découverte de la circulation du sang par Harvey.—Force vitale (vitalisme). Haller.—Conceptions téléologiste et vitaliste de la vie. Examen des processus physiologiques du point de vue mécaniste et moniste.—Physiologie comparée au XIXe siècle: Jean Müller.—Physiologie cellulaire: Max Verworn.—Pathologie cellulaire: Virchow.—Physiologie de Mammifères.—Identité dans toutes les fonctions de la vie, entre l'homme et le singe.

LITTÉRATURE

Müller.Handbuch der Physiologie des Menschen. 3 Bd. IV Aufl. 1844. Traduit en français.

R. Virchow.Die Cellular-Pathologie in ihrer Begründung auf physiologische und pathologische Gewebelehre. IV Aufl. 1871.

J. Moleschott.Kreislauf des Lebens. Physiologische Antworten auf Liebig's chemische Briefe. V Aufl. 1886.

Carl Vogt.Physiologische Briefe für Gebildete aller Staende. IV Aufl. 1874.

Ludwig Büchner.Physiologische Bilder. III Aufl. 1886.

C. Radenhausen.Isis: Der Mensch und die Welt. 4 Bd. 1874.

A. Dodel.Aus Leben und Wissenschaft (I. Leben und Tod. II. Natur-Verachtung und Betrachtung. III. Moses oder Darwin) Stuttgart. 1896.

Max Verworn.Allgemeine Physiologie. Ein grundriss der Lehre vom Leben. (Iena. 1894, 2 Bd. Aufl. 1897).

Nos connaissances relativement à la vie humaine ne se sont élevées au rang de science réelle et indépendante qu'au cours du XIXe siècle; elle y est devenue une des branches du savoir humain les plus élevées, les plus importantes et les plus intéressantes. De bonne heure, il est vrai, on avait senti que la «Science des fonctions de la vie», la physiologie, constituait pour la médecine un avantageux préambule, bien plus même, la condition nécessaire de la réussite pratique pour ceux qui faisaient profession de guérir, en rapport étroit avec l'anatomie, science de la structure du corps. Mais la physiologie ne pouvait être étudiée à fond que bien après l'anatomie et bien plus lentement qu'elle, car elle se heurtait à des difficultés bien plus grandes.

La notion de vie en tant que contraire de la mort a naturellement été, de très bonne heure, un sujet de réflexion. On observait chez l'homme vivant ainsi que chez les autres animaux également vivants, un certain nombre de changements caractéristiques, des mouvements surtout, qui étaient absents chez les corps «morts»: le changement volontaire de lieu, par exemple, les battements du cœur, le souffle, la parole, etc. Mais la distinction entre ces «mouvements organiques» et les phénomènes analogues chez les corps inorganiques n'était pas facile et on y échouait souvent; l'eau courante, la flamme vacillante, le vent qui soufflait, le rocher qui s'écroulait, offraient à l'homme des changements tout à fait analogues et il était tout naturel que l'homme primitif attribuât aussi à ces corps morts une vie indépendante. Et d'ailleurs on ne pouvait pas fournir, quant aux causes efficientes, une explication plus satisfaisante dans un cas que dans l'autre.

Physiologie humaine.—Nous rencontrons les premières considérations scientifiques sur la nature des fonctions vitales de l'homme (comme déjà celles relatives à la structure du corps) chez les médecins et les philosophes naturalistes grecs des VIe et Ve siècles avant J.-C. La plus riche encyclopédie des faits alors connus, se rapportant à notre sujet, se trouve dans l'histoire naturelle d'Aristote; une grande partie de ses données lui vient probablement déjà de Démocrite et d'Hippocrate. L'école de celui-ci avait déjà tenté des explications; elle admettait comme cause première de la vie chez l'homme et les animaux un esprit de vie fluide (Pneuma); et déjà Erasistrate (280 avant J.-C.,) distinguait un esprit de vie inférieur et un supérieur: le pneuma zoticon, dans le cœur et le pneuma psychicon, dans le cerveau.

La gloire d'avoir rassemblé toutes ces connaissances éparses et d'avoir tenté le premier essai en vue de constituer la physiologie en système,—revient au grand médecin grec, Galien, que nous connaissons déjà comme le premier grand anatomiste de l'antiquité. Dans ses recherches sur les organes du corps humain, il s'interrogeait constamment au sujet des fonctions de ces organes, procédant ici encore par comparaison, étudiant avant tout les animaux les plus voisins de l'homme, les singes. Les résultats acquis en expérimentant sur eux étaient directement étendus à l'homme. Galien avait déjà reconnu la haute valeur de l'expérimentation en physiologie; dans ses vivisections de singes, de chiens, de porcs, il avait fait divers essais intéressants. Les vivisections ont été dernièrement l'objet des plus violentes attaques non seulement de la part des gens ignorants et bornés, mais encore de la part des théologiens ennemis de la science, et de personnes à l'âme tendre; mais ce procédé fait partie des méthodes indispensables à l'étude de la vie et il nous a déjà fourni des notions inappréciables sur les questions les plus importantes: ce fait avait déjà été reconnu par Galien, il y a de cela 1700 ans.

Toutes les diverses fonctions du corps étaient par lui ramenées à trois groupes principaux, correspondant aux trois formes de pneuma, de l'esprit de vie ou «spiritus». Le pneuma psychicon—l'âme—a son siège dans le cerveau et les nerfs, il est l'instrument de la pensée, de la sensibilité et de la volonté (mouvement volontaire); le pneuma zoticon—le cœur—accomplit les «fonctions sphygmiques», le battement du cœur, le pouls et la production de chaleur; le pneuma physicon, enfin, logé dans le foie, est la cause des fonctions appelées végétatives, de la nutrition et des échanges de matériaux, de la croissance et de la reproduction. L'auteur insistait, en outre, spécialement sur le renouvellement du sang dans les poumons et exprimait l'espoir qu'on parviendrait un jour à extraire de l'air atmosphérique l'élément qui, par la respiration, pénètre comme pneuma dans le sang. Plus de quinze siècles s'écoulèrent avant que ce pneuma respiratoire,—l'acide carbonique—fût découvert par Lavoisier.

Pour la physiologie de l'homme, comme pour son anatomie, le grandiose système de Galien demeura, pendant le long espace de temps de treize siècles, le codex aureus, la source inattaquable de toute connaissance. L'influence du christianisme, hostile à toute culture, amena ici, comme dans toutes les autres branches des sciences naturelles, d'insurmontables obstacles. Du IIIe au XVIe siècle, on ne rencontre pas un seul chercheur qui ait osé étudier de nouveau par lui-même les fonctions de l'organisme humain et sortir des limites du système de Galien. Ce n'est qu'au XVIe siècle que de modestes essais furent faits dans cette voie, par des médecins et des anatomistes éminents: Paracelse, Servet, Vésale, etc. Mais ce n'est qu'en 1628 que le médecin anglais Harvey publia sa grande découverte de la circulation du sang, démontrant que le cœur est une pompe foulante qui, par la contraction inconsciente et régulière de ses muscles, pousse sans cesse le flot sanguin dans le système clos des vaisseaux veines et capillaires. Non moins importantes furent les recherches d'Harvey sur la génération animale, à la suite desquelles il posa le principe célèbre: «Tout individu vivant se développe aux dépens d'un œuf» (omne vivum ex ovo.)

L'impulsion puissante qu'Harvey avait donnée aux observations et aux recherches physiologiques amena, aux XVIe et XVIIe siècles, un grand nombre de découvertes. Elles furent réunies pour la première fois au milieu du siècle dernier par le savant A. Haller; dans son grand ouvrage, Elementa physiologiae, il établit la valeur propre de cette science, indépendamment de ses rapports avec la médecine pratique. Mais par le fait qu'il admettait comme cause de l'activité nerveuse une «force d'impressionnabilité ou sensibilité» spéciale et pour cause du mouvement musculaire une «excitabilité ou irritabilité» spéciale, Haller préparait le terrain à la doctrine erronée d'une force vitale spéciale (vis vitalis).

Force vitale (vitalisme).—Pendant plus d'un siècle, du milieu du XVIIIe au milieu du XIXe siècle, cette idée régna dans la médecine (et spécialement dans la physiologie) que, si une partie des phénomènes vitaux se ramenaient à des processus physiques et chimiques, les autres étaient produits par une force spéciale, indépendante de ces processus: la force vitale (vis vitalis). Si différentes que fussent les théories relatives à la nature de cette force et en particulier à son rapport avec l'âme, elles étaient cependant toutes d'accord pour reconnaître que la force vitale est indépendante des forces physico-chimiques de la «matière» ordinaire, et en diffère essentiellement; en tant que force première (archeus) indépendante, manquant à la nature inorganique, la force vitale devait, au contraire, prendre celle-ci à son service. Non seulement l'activité de l'âme elle-même, la sensibilité des nerfs et l'irritabilité des muscles, mais encore le fonctionnement des sens, les phénomènes de reproduction et de développement semblaient si merveilleux, leur cause si énigmatique, qu'on trouvait impossible de les ramener à de simples processus naturels, physiques et chimiques. L'activité de la force vitale étant libre, agissant consciemment et en vue du but, elle aboutit, en philosophie, à une parfaite téléologie; celle-ci parut surtout incontestable après que le grand philosophe «critique» lui-même, Kant, dans sa célèbre critique du jugement téléologique, eût avoué que, sans doute, la compétence de la raison humaine était illimitée quand il s'agissait de l'explication mécanique des phénomènes, mais que les pouvoirs de cette raison expiraient devant les phénomènes de la vie organique; ici, la nécessité s'imposait de recourir à un principe agissant avec finalité, ainsi surnaturel. Il va de soi que, le contraste entre les phénomènes vitaux et les fonctions organiques mécaniques se faisait plus frappant à mesure que progressait pour celles-ci l'explication physico-chimique. La circulation du sang et une partie des phénomènes moteurs pouvaient être ramenés à des processus mécaniques; la respiration et la digestion à des actes chimiques analogues à ceux qui ont lieu dans la nature inorganique; mais la même chose semblait impossible lorsqu'il s'agissait de l'activité merveilleuse des nerfs ou des muscles, comme, en général, de la «vie de l'âme» proprement dite; et d'ailleurs le concours de toutes ces différentes forces, dans la vie de l'individu, ne semblait pas non plus explicable par là. Ainsi se développa un dualisme physiologique complet, une opposition radicale entre la nature inorganique et l'organique, entre les processus vitaux et les mécaniques, entre la force matérielle et la force vitale, entre le corps et l'âme. Au début du XIXe siècle, ce vitalisme a été établi avec de nombreux arguments à l'appui, en France par L. Dumas, par Reil en Allemagne.

Un joli exposé poétique en avait été donné, dès 1795, par Alex. de Humboldt dans son récit du Génie de Rhodes (reproduit avec des remarques critiques dans les Vues de la nature).

Le mécanisme de la vie (physiologie moniste).—Dès la première moitié du XVIIe siècle, le célèbre philosophe Descartes, sous l'influence de Harvey qui venait de découvrir la circulation du sang, avait exprimé l'idée que le corps de l'homme, comme celui des animaux, n'était qu'une machine compliquée, dont les mouvements se produisaient en vertu des mêmes lois mécaniques auxquelles obéissaient les machines artificielles construites par l'homme dans un but déterminé. Il est vrai, Descartes revendiquait pour l'homme seul la complète indépendance de son âme immatérielle et il posait même la sensation subjective, la pensée, comme l'unique chose au monde dont nous ayons immédiatement une connaissance certaine («Cogito, ergo sum!») Pourtant, ce dualisme ne l'empêcha pas de stimuler dans diverses directions la science mécanique des phénomènes vitaux considérés en eux-mêmes. A sa suite, Borelli (1660) expliqua les mouvements du corps, chez les animaux, par des lois toutes mécaniques, tandis que Sylvius essayait de ramener les phénomènes de la digestion et de la respiration à des processus purement chimiques; le premier fonda, en médecine, une école iatromécanique, le second, une école iatrochimique. Mais ces élans de la raison vers une explication naturelle mécanique des phénomènes vitaux, ne trouvèrent pas d'application universelle, et, au cours du XVIIIe siècle, ils furent complètement réprimés à mesure que se développait le vitalisme téléologique. La réputation définitive de celui-ci et le retour au point de vue précédent ne furent accomplis qu'en ce siècle, lorsque, vers 1840, la physiologie comparée moderne s'éleva au rang de science féconde.

Physiologie comparée.—Nos connaissances relatives aux fonctions du corps humain, pas plus que celles relatives à la structure de ce corps, ne furent acquises, à l'origine, par l'observation directe de l'organisme humain mais, en grande partie, par celle des Vertébrés supérieurs les plus proches de lui, surtout des Mammifères.

En ce sens les débuts les plus reculés des deux sciences méritent déjà d'être appelés anatomie et physiologie comparées. Mais la physiologie comparée proprement dite, qui embrasse tout le domaine des phénomènes vitaux depuis les animaux inférieurs jusqu'à l'homme, ne date que de ce siècle dont elle a été une difficile conquête; son grand fondateur fut Jean Müller (né en 1801 à Berlin, fils d'un cordonnier).

De 1833 à 1858, vingt-cinq années durant, ce biologiste (le plus érudit de notre temps et celui dont les aptitudes furent les plus diverses) déploya à l'Université de Berlin, tant comme professeur que dans ses recherches de savant, une activité qui n'est comparable qu'à celles réunies de Haller et de Cuvier. Presque tous les grands biologistes qui ont enseigné en Allemagne ou exercé quelque influence sur la science pendant ces 60 dernières années, ont été directement ou indirectement les élèves de J. Müller. Parti d'abord de l'anatomie et de la physiologie humaines, celui-ci étendit bientôt ses études comparatives à tous les grands groupes d'animaux supérieurs et inférieurs. Et comme il comparait, en même temps, la structure des animaux disparus avec celle des animaux actuels, les conditions de l'organisme sain avec celles du malade, comme il faisait un effort vraiment philosophique pour synthétiser tous les phénomènes de la vie organique, Müller éleva les sciences biologiques à une hauteur qu'elles n'avaient jamais encore atteinte.

Le fruit le plus précieux de ces études si étendues de Jean Müller, ce fut son Manuel de Physiologie humaine; cet ouvrage classique donnait beaucoup plus que ne promettait son titre: c'est l'ébauche d'une vaste «Biologie comparée». Au point de vue de la valeur de ce qu'il renferme et de la quantité de problèmes qu'il embrasse, ce livre, aujourd'hui encore, est sans rival. En particulier, les méthodes d'observation et d'expérimentation y sont appliquées de façon aussi magistrale que les méthodes d'induction et de déduction. Müller, il est vrai, fut, au début, comme tous les physiologistes de son époque, vitaliste. Seulement, la doctrine régnante de la force vitale prit chez lui une forme spéciale et se transforma graduellement en son exact opposé. Car, dans toutes les branches de la physiologie, Müller s'efforçait d'expliquer les phénomènes vitaux mécaniquement; sa force vitale réformée ne règne pas au-dessus des lois physico-chimiques auxquelles est soumis tout le reste de la nature: elle est étroitement liée à ces lois mêmes; ce n'est rien d'autre, en somme, que la vie elle-même, c'est-à-dire la somme de tous les phénomènes moteurs que nous observons chez les organismes vivants. Ces phénomènes, Müller s'efforçait partout de les expliquer mécaniquement, dans la vie sensorielle, comme dans la vie de l'âme, qu'il s'agît de l'activité musculaire, des phénomènes de la circulation, de la respiration ou de la digestion,—ou qu'il s'agît des phénomènes de reproduction et de développement. Müller provoqua les plus grands progrès en ce que, partout, partant des phénomènes vitaux les plus simples, observables chez les animaux inférieurs, il en suivait pas à pas l'évolution graduelle jusqu'aux formes les plus élevées, jusqu'à l'homme. Ici, sa méthode de comparaison critique, aussi bien en physiologie qu'en anatomie, se trouvait confirmée.

Jean Müller est, en outre, le seul des grands naturalistes qui ait attaché une égale importance aux diverses branches de la science et s'en soit constitué le représentant collectif. Aussitôt après sa mort, le vaste domaine de son enseignement se morcela en quatre provinces, presque toujours rattachées aujourd'hui à quatre chaires différentes (sinon davantage), à savoir: Anatomie humaine et comparée, Anatomie pathologique, Physiologie et Embryologie. On a comparé la division du travail qui s'est effectuée subitement (1858) au sein de cet immense érudition, au morcellement de l'empire autrefois constitué par Alexandre le Grand.

Physiologie cellulaire.—Parmi les nombreux élèves de Jean Müller qui, en partie de son vivant déjà, en partie après sa mort, contribuèrent puissamment aux progrès des diverses branches de la biologie, il faut citer comme l'un des plus heureux (sinon, peut-être, comme le plus important!) Théodore Schwann. Lorsqu'en 1838 le botaniste de génie, Schleiden, reconnut dans la cellule l'organe élémentaire commun à toutes les plantes et démontra que tous les tissus du corps des végétaux étaient composés de cellules, J. Müller entrevit de suite l'immense portée de cette importante découverte; il essaya lui-même de retrouver la même composition dans différents tissus du corps animal, par exemple dans la corde dorsale des Vertébrés, provoquant ainsi son élève Schwann à étendre cette vérification à tous les tissus animaux. Celui-ci résolut heureusement cette tâche difficile dans ses Recherches microscopiques sur l'identité de structure et de développement chez les animaux et les plantes (1839). Ainsi était posée la pierre angulaire de la théorie cellulaire dont l'importance fondamentale, tant pour la physiologie que pour l'anatomie, s'est accrue d'année en année, trouvant toujours une confirmation plus générale.

Que l'activité fonctionnelle de tous les organismes se ramenât à celle de leurs éléments histologiques, aux cellules microscopiques, c'est ce que montrèrent surtout deux autres élèves de J. Müller, le pénétrant physiologiste E. Brücke, de Vienne, et le célèbre histologiste de Würzbourg, Albert Kölliker. Le premier désigna très justement la cellule du nom d'organisme élémentaire et montra en elle, aussi bien dans le corps de l'homme que dans celui des animaux, le seul facteur actuel spontanément productif de la vie. Kölliker s'illustra, non seulement par le progrès qu'il fit faire à l'histologie en général, mais principalement par la preuve qu'il donna que l'œuf des animaux, ainsi que les «sphères de segmentation» qui en proviennent, sont de simples cellules.

Bien que la haute importance de la théorie cellulaire pour tous les problèmes biologiques fût universellement reconnue, cependant la physiologie cellulaire, qui s'est fondée sur elle, ne s'est constituée d'une manière indépendante qu'en ces derniers temps. Ici, il faut reconnaître à Max Verworn, principalement, un double mérite. Dans ses Études psychophysiologiques sur les Protistes (1889), s'appuyant sur d'ingénieuses recherches expérimentales, il a montré que la Théorie de l'âme cellulaire[13], proposée par moi en 1886, trouve une entière justification dans l'étude exacte des Protozoaires unicellulaires et que «les processus psychiques observables dans le groupe des Protistes forment le pont qui relie les phénomènes chimiques de la nature inorganique à la vie de l'âme, chez les animaux supérieurs». Verworn a développé ces vues et les a appuyées sur l'embryologie moderne dans sa Physiologie générale (2e édition, 1897).

Cet ouvrage remarquable nous ramène pour la première fois au point de vue si compréhensif de Jean Müller, au contraire des méthodes étroites et exclusives de ces physiologistes modernes qui croient pouvoir établir la nature des phénomènes vitaux exclusivement au moyen d'expériences physiques et chimiques. Verworn a montré que c'est seulement par la méthode comparative de Müller et par une étude plus approfondie de la physiologie cellulaire, qu'on peut s'élever jusqu'au point de vue qui nous permet d'embrasser d'un regard d'ensemble tout le domaine merveilleux des phénomènes vitaux; par là seulement nous nous convaincrons que les fonctions vitales de l'homme, toutes tant qu'elles sont, obéissent aux mêmes lois physiques et chimiques que celles des autres animaux.

Pathologie cellulaire.—L'importance fondamentale de la théorie cellulaire pour toutes les branches de la biologie a trouvé une confirmation nouvelle dans la seconde moitié du XIXe siècle. Non seulement, en effet, la morphologie et la physiologie ont fait de grandioses progrès, mais encore et surtout nous avons assisté à la complète réforme de cette science biologique qui eut de tous temps la plus grande importance par ses rapports avec la médecine pratique: la Pathologie. L'idée que les maladies de l'homme, comme celles de tous les êtres vivants, sont des phénomènes naturels qui doivent, partant, être étudiés scientifiquement au même titre que les autres fonctions vitales, était déjà une conviction profonde chez beaucoup d'anciens médecins. Au XVIIe siècle même, quelques écoles médicales, celles des Iatrophysiciens et des Iatrochimistes, avaient déjà essayé de ramener les causes des maladies à certaines transformations physiques ou chimiques. Mais le degré très inférieur de développement de la science d'alors empêchait le succès durable de ces légitimes efforts. C'est pourquoi, jusqu'au milieu du XIXe siècle, quelques théories anciennes qui cherchaient l'essence de la maladie dans des causes surnaturelles ou mystiques, furent-elles presque universellement admises.

C'est seulement à cette époque que Rudolf Virchow, également l'élève de Jean Müller, eut l'heureuse pensée d'appliquer à l'organisme malade la théorie cellulaire qui valait pour l'homme sain; il chercha dans des transformations imperceptibles des cellules malades et des tissus constitués par leur ensemble, la véritable cause de ces transformations plus apparentes qui, sous l'aspect de «maladies», menacent l'organisme vivant de danger et de mort. Pendant les sept années, surtout, qu'il fut professeur à Würzbourg (1849-1856), Virchow s'acquitta avec un tel succès de la tâche qu'il s'était proposée, que sa Pathologie cellulaire (publiée en 1858) ouvrit brusquement, devant la pathologie tout entière et devant la médecine pratique appuyée sur elle, des voies nouvelles, hautement fécondes. Quant à nous et à la tâche que nous nous sommes proposée, l'importance capitale qu'offre pour nous cette réforme de la médecine vient de ce qu'elle nous conduit à une conception purement scientifique et moniste de la maladie. L'homme malade, aussi bien que l'homme sain, sont donc soumis aux mêmes «éternelles lois d'airain» de la physique et de la chimie, que tout le reste du monde organique.

Physiologie des Mammifères.—Parmi les nombreuses classes d'animaux (50 à 80) que distingue la zoologie moderne, les Mammifères, non seulement au point de vue morphologique, mais encore au point de vue physiologique, occupent une place tout à fait à part.

Et puisque l'homme, par la structure tout entière de son corps, appartient à la classe des Mammifères, nous pouvons nous attendre à l'avance à ce que le caractère spécial de ses fonctions lui soit commun avec les autres Mammifères. Et de fait, il en va bien ainsi. La circulation et la respiration s'accomplissent chez l'homme absolument en vertu des mêmes lois et sous la même forme particulière que chez tous les autres Mammifères—et chez eux seuls—; elle résulte de la structure spéciale et très complexe de leur cœur et de leurs poumons. C'est chez les Mammifères seulement que tout le sang artériel est emporté du ventricule gauche et conduit dans le corps par un seul arc aortique—situé, partout, à gauche—tandis que chez les Oiseaux il est situé à droite et que chez les Reptiles, les deux arcs fonctionnent. Le sang des Mammifères diffère de celui de tous les autres Vertébrés par ce fait que le noyau des globules rouges a disparu (par régression). Les mouvements respiratoires, dans cette classe seulement, s'effectuent surtout grâce au diaphragme, parce que celui-ci ne forme que chez les Mammifères une cloison complète entre les cavités thoracique et abdominale. Mais le caractère le plus important de cette classe parvenue à un si haut degré de développement, c'est la production de lait dans les glandes mammaires et le mode spécial d'élevage des jeunes, conséquence du fait qu'ils sont nourris par le lait maternel. Et comme cet allaitement exerce une influence capitale sur d'autres fonctions, comme l'amour maternel des Mammifères a racine dans ce mode de rapports si étroits entre la mère et le jeune, le nom donné à la classe nous rappelle à juste titre la haute importance de l'allaitement chez les Mammifères. Des millions de tableaux, dus la plupart à des artistes de premier rang, glorifient la Madone avec l'enfant Jésus, comme l'image la plus pure et la plus sublime de l'amour maternel, de ce même instinct dont la forme extrême est la tendresse exagérée des mères-singes.

Physiologie des singes.—Puisqu'entre tous les Mammifères les singes se rapprochent le plus de l'homme par l'ensemble de leur conformation, on peut prévoir à l'avance qu'il en ira de même en ce qui regarde les fonctions physiologiques; et, de fait, il en va bien ainsi. Chacun sait combien les habitudes, les mouvements, les fonctions sensorielles, la vie psychique, les soins donnés aux jeunes sont les mêmes chez les singes et chez l'homme. Mais la physiologie scientifique démontre la même identité capitale également sur des points moins remarqués: le fonctionnement du cœur, la sécrétion glandulaire et la vie sexuelle. A cet égard, un détail surtout curieux, c'est que chez beaucoup d'espèces de singes les femelles, parvenues à l'âge adulte, sont régulièrement exposées à un écoulement de sang provenant de l'utérus et qui correspond à la menstruation (ou «règles mensuelles») de la femme. La sécrétion du lait par la glande mammaire et la façon dont le jeune tête, se font encore absolument de la même manière chez la femelle du singe et chez la femme.

Enfin, un fait particulièrement intéressant, c'est que la langue des sons chez les singes apparaît à l'examen de la physiologie comparée, comme l'étape préalable vers la langue articulée de l'homme. Parmi les singes anthropoïdes encore existants, il y en a dans l'Inde une espèce qui est musicienne: l'hylobates syndactilus chante et sa gamme de sons, parfaitement purs et mélodieux, progressant par demi-tons, s'étend sur un octave.

Pour un linguiste impartial, il n'y a plus moyen de douter aujourd'hui que notre «langue des concepts», si perfectionnée, ne se soit développée lentement et progressivement à partir de la «langue des sons» imparfaite de nos ancêtres, les singes du pliocène.

CHAPITRE IV
Notre Embryologie

Études monistes d'ontogénie humaine et comparée.—Identité de développement de l'embryon et de l'adulte, chez l'homme et chez les Vertébrés.

L'homme est-il un être spécial? Est-il produit par un autre procédé qu'un chien, un oiseau, une grenouille ou un poisson? Donne-t-il ainsi raison à ceux qui affirment qu'il n'a pas place dans la Nature et n'a aucune parenté réelle avec le monde inférieur de la vie animale? Ou bien ne sort-il pas d'un germe identique, ne parcourt-il pas lentement et progressivement les mêmes modifications que les autres êtres? La réponse n'est pas un instant douteuse et n'a pas été l'objet du moindre doute pendant les trente dernières années. Il n'y a pas non plus moyen d'en douter: le mode de formation et les premiers stades de développement sont identiques chez l'homme et chez les animaux situés immédiatement au-dessous de lui dans l'échelle des êtres: il n'y a pas moyen d'en douter, sous ces rapports, il est plus près du singe que le singe du chien.
Th. Huxley (1863).


SOMMAIRE DU CHAPITRE IV

L'embryologie à ses débuts.—Théorie de la préformation.—Théorie de l'emboîtement. Haller et Leibniz.—Théorie de l'épigenèse. C. F. Wolff.—Théorie des feuillets germinatifs.—C. E. Baer.—Découverte de l'œuf humain. Remak. Kölliker.—L'ovule et l'embryon.—Théorie gastréenne.—Protozoaires et Métazoaires.—L'ovule et le spermatozoïde humains.—Oscar Hertwig.—Conception.—Fécondation.—Ebauche de l'embryon humain.—Identité entre les embryons de tous les Vertébrés.—Les enveloppes embryonnaires chez l'homme.—Amnion, Serolemme et Allantoïde.—Formation du placenta et arrière-faix.—Membrane criblée et cordon ombilical.—Le placenta discoïde des singes et de l'homme.

LITTÉRATURE

C. E. Baer.Ueber Entwickelungsgeschichte der Thiere. Beobachtung und Reflexion. 1828.

A. Kœlliker.Grundriss der Entwickelungsgeschichte des Menschen und der höheren Thiere (2te Aufl. 1884).

E. Haeckel.Studien zur Gastræa Theorie. Iéna, 1873-1884.

O. Hertwig.Lehrbuch der Entwickelungsgeschichte des Menschen und der Wirbelthiere (Vte Aufl. 1896).

J. Kollmann.Lehrbuch der Entwickelungsgeschichte des Menschen (1898).

H. Locher-Wild.Ueber Familien-Anlage und Erblichkeit. Eine wissenschaftliche Razzia (Zurich, 1874).

Ch. Darwin.De la variabilité chez les animaux et les plantes à l'état de domestication (trad. franç. de E. Barbier).

E. Haeckel.Anthropogenie. Gemeinverständliche wissenschaftliche Vorträge ueber Entwickelungsgeschichte des Menschen, IVte Aufl. 1891.

Plus encore que l'anatomie et la physiologie comparées, l'ontogénie, l'histoire du développement de l'individu est la création de notre XIXe siècle. Comment l'homme se développe-t-il dans la matrice? Et comment se développent les animaux en sortant de l'œuf? Comment se développe la plante en sortant de la graine? Cette question, grosse de conséquences, a sans doute fait réfléchir l'esprit humain depuis des milliers d'années; mais ce n'est que très tard,—il y a seulement 70 ans de cela—que l'embryologiste Baer nous a montré les vrais moyens de pénétrer plus avant dans la connaissance des faits mystérieux de l'embryologie. Et c'est plus tard encore,—il y a seulement 40 ans—que Darwin, par sa théorie de la descendance réformée, nous a fourni la clef capable d'ouvrir la porte fermée, derrière laquelle l'embryologie abrite ses secrets et les moyens d'en pénétrer les causes. Ayant donné de ces faits,—du plus haut intérêt mais d'une interprétation difficile,—un exposé à la portée de tous et développé, dans mon Embryologie de l'homme (1re partie de l'anthropogénie, 4e éd., 1891), je me bornerai ici à résumer et interpréter brièvement les phénomènes principaux. Jetons d'abord un regard en arrière afin d'avoir un aperçu historique de ce que furent, dans le passé, l'Ontogénie et, s'y rattachant, la théorie de la préformation.

Théorie de la préformation.—L'embryologie à ses débuts (cf. la leçon II de mon Anthropogénie). De même que, pour l'anatomie comparée, les œuvres classiques d'Aristote, du «Père de l'histoire naturelle», dans toutes ses branches, sont encore pour l'embryologie la source scientifique la plus ancienne que nous connaissions (IVe siècle avant J.-C.). Non seulement dans sa grande Histoire des animaux, mais encore dans un traité spécial et plus petit, Cinq livres sur la génération et le développement des animaux, le grand philosophe nous rapporte une masse de faits intéressants et il y joint des considérations relatives à leur interprétation; beaucoup d'entre elles n'ont été appréciées à leur juste valeur qu'en ces derniers temps et même on peut dire qu'on les a découvertes à nouveau. Naturellement il s'y trouve aussi beaucoup de fables et d'erreurs, et quant au développement caché de l'embryon humain, on ne savait rien de précis à cette époque. Mais pendant la longue période suivante, pendant un espace de temps de deux mille ans, la science sommeilla sans faire aucun progrès. C'est seulement au début du XVIIe siècle qu'on recommença à s'occuper de ces questions; l'anatomiste italien, Fabrice d'Aquapendente (de Padoue) publia en 1600 les plus anciennes figures et descriptions que nous ayons d'embryons humains et d'animaux supérieurs; tandis que le célèbre Malpighi (de Bologne), novateur en zoologie comme en botanique, donna en 1687 le premier exposé complet de la formation du jeune poulet dans l'œuf, après l'incubation.

Tous ces anciens observateurs étaient dominés par cette idée que dans l'œuf des animaux, comme dans la semence des plantes supérieures, le corps tout entier, avec toutes ses parties existait déjà préformé, mais si ténu et si transparent qu'on ne pouvait le reconnaître; le développement tout entier n'était, par suite, rien d'autre que la croissance ou l'évolution (evolutio) des parties enveloppées (partes involutæ). Le meilleur nom qui convienne à cette théorie erronée, qui a été presque universellement admise jusqu'au commencement de notre siècle, c'est celui de théorie de la préformation; on l'appelle souvent aussi «théorie de l'évolution», mais par ce terme beaucoup d'auteurs modernes entendent également la théorie, tout autre, de la transformation.

Théorie de l'emboîtement. (Théorie de la scatulation).—En rapport étroit avec la théorie de la préformation et comme sa conséquence légitime, nous rencontrons au siècle dernier une théorie plus vaste qui occupa vivement les biologistes capables de penser: c'est l'étrange «théorie de l'emboîtement». Puisqu'on admettait que dans l'œuf, l'ébauche de l'organisme entier avec toutes ses parties existait déjà, il fallait que l'ovaire du jeune fœtus avec les œufs de la génération suivante y fût préformé et que ceux-ci, à leur tour, continssent les œufs de la génération d'après, et ainsi de suite à l'infini! Là-dessus, le célèbre physiologiste Haller calcula qu'il y a 6.000 ans, le sixième jour de la création, le bon Dieu avait produit en même temps les germes de 200.000 millions d'hommes et les avait habilement emboîtés l'un dans l'autre dans l'ovaire de notre respectable mère Ève. Un philosophe, qui n'était rien moins que le grand Leibniz, adopta ces vues et en tira parti pour sa théorie des Monades; et comme en vertu de celle-ci le corps et l'âme sont éternellement et indissolublement unis, Leibniz appliqua sa théorie du corps à l'âme. «Les âmes des hommes ont toujours existé sous la forme de corps organisés en la personne de leurs ancêtres jusqu'à Adam, c'est-à-dire depuis le commencement des choses!!!»

Théorie de l'épigenèse.—En novembre 1758, à Halle, un jeune médecin de 26 ans, G. Fr. Wolff (le fils d'un cordonnier de Berlin), soutenait sa thèse de doctorat, laquelle avait pour titre Theoria generationis. Appuyant sa démonstration sur une série d'expériences aussi laborieuses que soigneusement faites, il établissait que toute la théorie régnante de la préformation et de la scatulation était fausse.

Dans l'œuf de poule, après l'incubation, il n'y a, au début, aucune trace de ce qui sera plus tard le corps de l'oiseau avec ses différentes parties; mais au lieu de cela nous trouvons en haut, sur la sphère jaune de vitellus, un petit disque circulaire, blanc. Ce mince disque germinatif devient ovale et se subdivise alors en quatre couches situées l'une au-dessus de l'autre et qui sont les ébauches des quatre systèmes les plus importants d'organes: d'abord, le plus superficiel, le système nerveux; au-dessous, la masse charnue (système musculaire); puis le système vasculaire (avec le cœur) et enfin le canal intestinal. Ainsi, disait Wolff avec raison, la formation du fœtus consiste, non pas dans le développement d'organes préformés, mais dans une chaîne de néoformations, dans une vraie «épigenèse»; les parties apparaissent l'une après l'autre et toutes sous une forme simple, absolument différente de celle qui se développera plus tard: celle-ci ne se produit que par une série de transformations merveilleuses. Cette grande découverte—une des plus importantes du XVIIIe siècle—bien qu'elle ait pu être confirmée immédiatement par la seule vérification des faits observés, et bien que la Théorie de la génération fondée sur elle ne fût pas à proprement parler une théorie mais un simple fait, demeura complètement méconnue pendant un demi-siècle.

La principale entrave lui venait de la puissante autorité de Haller qui la combattait avec obstination, lui opposant ce dogme: «Il n'y a pas de devenir! aucune partie du corps n'est formée avant l'autre, toutes se produisent en même temps.» Wolff, qui avait dû partir pour Pétersbourg, était mort depuis longtemps lorsque ses découvertes, oubliées depuis, furent reproduites par Lorenz Oken, à Iéna (1806).

Théorie des feuillets germinatifs.—Après que la théorie de l'épigenèse de Wolff eût été confirmée par Oken et par Meckel (1812) et que l'important travail de celui-ci sur le développement du tube intestinal eût été traduit du latin en allemand, beaucoup de jeunes naturalistes, en Allemagne, se mirent avec le plus grand zèle à l'étude précise de l'embryologie. Le plus célèbre et le plus heureux d'entre eux fut C. E. Baer; son fameux ouvrage parut en 1828 sous ce titre: Embryologie des animaux. Observation et réflexion. Non seulement le processus de développement du germe y est décrit d'une façon complète et remarquablement claire, mais on trouve, en outre, dans ce livre nombre de réflexions profondes au sujet des faits observés. C'est à décrire la formation de l'embryon chez l'homme et les Vertébrés, que l'auteur s'est surtout attaché, mais il examine, en outre, l'ontogénie toute différente des animaux inférieurs, invertébrés. Les deux assises en forme de feuillets qui apparaissent les premières dans le disque rond germinatif des Vertébrés supérieurs, se subdivisent d'abord chacune, selon Baer, en deux feuillets et les quatre feuillets germinatifs se transforment en quatre tubes qui donnent les organes fondamentaux: couche épidermique, couche musculaire, couche vasculaire et couche muqueuse. A la suite de processus d'épigenèse très compliqués, les organes définitifs se constituent et cela de la même manière chez l'homme et chez tous les Vertébrés. Il en va tout autrement dans les trois groupes principaux d'Invertébrés, qui d'ailleurs diffèrent encore à ce point de vue les uns des autres. Parmi les nombreuses découvertes particulières de Baer, l'une des plus importantes fut l'œuf humain. Jusqu'alors, chez l'homme comme chez tous les Mammifères, on avait considéré comme des ovules certaines petites vésicules, abondantes dans l'ovaire. Baer, le premier, montra en 1827 que les véritables ovules sont enfermés dans ces vésicules, les «follicules de Graaf», qu'ils sont beaucoup plus petits qu'elles, que ce sont de petites sphères n'ayant que 0,2 millimètres de diamètre, visibles à l'œil nu dans des circonstances favorables. Le premier, Baer s'aperçut encore que, chez tous les Mammifères, ces petits ovules fécondés, en se développant, donnent d'abord naissance à une vésicule germinative caractéristique, une Sphère creuse contenant un liquide, dont la paroi est formée par la mince enveloppe embryonnaire: le blastoderme.

Ovule et spermatozoïde.—Dix ans après que Baer eût donné un solide fondement à l'embryologie par sa théorie des feuillets germinatifs, une nouvelle tâche, très importante, fut imposée à cette science par la théorie cellulaire (1838). Quel est le rapport de l'œuf animal et des feuillets germinatifs qui en proviennent, aux tissus et aux cellules qui composent le corps adulte? La réponse à cette question capitale fut donnée au milieu de notre siècle par deux des élèves les plus distingués de J. Müller: Remak (à Berlin) et Koelliker (à Würzbourg). Ils démontrèrent que l'œuf n'est pas autre chose à l'origine qu'une cellule et que, de même, les nombreuses «sphères de segmentation» qui en proviennent, par divisions successives, ne sont que de simples cellules. Ces «sphères de segmentation» servent d'abord à former les feuillets germinatifs, puis, par suite de la division du travail et de la différenciation qui se produisent au sein de ceux-ci, les divers organes se constituent. Koelliker eut, en outre, le grand mérite de démontrer que le liquide spermatique muqueux des animaux mâles n'était pas autre chose qu'un amas de cellules microscopiques. Les «animalcules spermatiques» toujours en mouvement et en forme d'épingles, qui s'y trouvent, les spermatozoïdes, ne sont autre chose que des cellules flagellées spéciales, ainsi que je l'ai démontré pour la première fois, en 1866, sur les filaments spermatiques des éponges.

Ainsi, on avait démontré que les deux éléments reproducteurs essentiels, le sperme du mâle et l'ovule de la femelle, rentraient, eux aussi, dans la théorie cellulaire; découverte dont la haute portée philosophique ne fut reconnue que plus tard, par l'étude approfondie des phénomènes de fécondation (1875).

Théorie gastréenne.—Toutes les recherches, faites jusqu'alors, sur la formation de l'embryon, concernaient l'homme et les Vertébrés supérieurs, mais surtout l'œuf d'oiseau: car pour l'expérimentation, l'œuf de poule est le plus gros, le plus commode et on l'a toujours en grande quantité, à sa disposition. On peut très aisément faire couver l'œuf jusqu'à éclosion dans la couveuse—aussi bien que si la poule couvait elle-même—puis suivre d'heure en heure la série de transformations qui s'effectuent en trois semaines, depuis la simple cellule œuf jusqu'à l'oiseau complet. Baer lui-même n'avait pu démontrer l'identité dans le mode de formation caractéristique de l'embryon et dans l'apparition des divers organes, que pour les différentes classes de Vertébrés. Par contre, pour les nombreuses classes d'Invertébrés—c'est-à-dire la plus grande majorité des animaux—la formation du jeune semblait s'effectuer de tout autre façon et chez la plupart, les feuillets germinatifs semblaient faire défaut. C'est seulement au milieu de ce siècle que leur existence fut démontrée chez les Invertébrés; par Huxley (1849) pour les Méduses, par Koelliker (1844) pour les Céphalopodes.

Les découvertes de Kowalewsky (1866) prirent ensuite une importance spéciale: ce savant montra que le plus inférieur des Vertébrés, la «lancette» ou Amphioxus se développe exactement de la même manière—manière à vrai dire très primitive—qu'un Tunicier, Invertébré d'apparence très différent, l'«étui de mer» ou ascidie. Le même observateur montra, en outre, une formation analogue aux feuillets germinatifs chez différents vers, chez les Echinodermes et chez les Articulés. Je m'occupais alors moi-même, depuis 1866, du développement des éponges, des coraux, des méduses et des siphonophores et comme, dans ces classes inférieures d'organismes pluricellulaires, j'observais partout la même formation de deux feuillets primaires, j'acquis la conviction que ce processus important de germination était le même à travers toute la série animale. Ce fait me parut surtout important que chez les éponges et les Cœlentérés inférieurs (polypes, méduses) le corps n'est constitué longtemps, sinon toute la vie, que de deux simples assises cellulaires; Huxley (1849), les avait déjà comparées, en ce qui concerne les méduses, aux deux feuillets primaires des Vertébrés. M'appuyant sur ces observations et ces comparaisons, je posai alors en 1872, dans ma «Philosophie des éponges calcaires», la théorie gastréenne dont les points essentiels sont les suivants: I. Le règne animal tout entier se divise en deux grands groupes radicalement différents, les animaux monocellulaires (Protozoaires) et les animaux pluricellulaires (Métazoaires); l'organisme tout entier des Protozoaires (Rhizopodes et Infusoires), demeure, la vie durant, à l'état de simple cellule (plus rarement on trouve un réseau lâche de cellules qui ne forment pas encore un tissu, le cœnobium); l'organisme des Métazoaires, par contre, n'est unicellulaire qu'au début, plus tard il est composé de nombreuses cellules qui forment des tissus. II. Il s'ensuit que la reproduction et le mode de développement diffèrent aussi essentiellement dans les deux groupes; la reproduction, chez les Protozoaires, est généralement asexuée, elle se fait par division, bourgeonnement ou sporulation; ces animaux ne possèdent, à proprement parler, ni œuf ni sperme. Chez les Métazoaires, au contraire, les sexes masculin et féminin diffèrent, la reproduction est presque toujours sexuée, elle a lieu au moyen d'œufs qui sont fécondés par le sperme du mâle. III. Il s'ensuit que c'est chez les seuls Métazoaires que se forment des feuillets germinatifs et à leur suite des tissus, lesquels manquent encore totalement chez les Protozoaires. IV. Chez les Métazoaires n'apparaissent d'abord que deux feuillets germinatifs primaires, qui ont partout la même signification essentielle: le feuillet épidermique, externe, donnera le revêtement cutané externe et le système nerveux; le feuillet intestinal, interne, au contraire, sera l'origine du tube intestinal et de tous les autres organes. V. Au stade qui, partout, suit celui de l'œuf fécondé et où l'on ne rencontre que les deux feuillets primitifs, j'ai donné le nom de larve intestinale ou de «germe en gobelet» (gastrula); le corps à deux assises en forme de gobelet, délimite originairement une simple cavité digestive, l'intestin primitif (progaster ou archenteron) dont l'unique ouverture est la bouche primitive (prostoma ou blastopore). Tels sont les premiers organes du corps, chez les animaux pluricellulaires, et les deux assises cellulaires de la paroi, simples épithéliums, sont les premiers tissus; tous les autres organes et tissus n'apparaissent que plus tard (formations secondaires) et proviennent des premiers. VI. De cette identité, de cette homologie de la gastrula dans toutes les classes et toutes les subdivisions du groupe des Métazoaires, je tirai, en vertu de la grande loi biogénétique (cf. chap. V) la conclusion suivante: tous les Métazoaires dérivent primitivement d'une forme ancestrale commune, la gastréa; de plus, cette forme ancestrale, qui remonte à une époque très reculée (période laurentienne) et a disparu depuis longtemps, possédait, dans ses traits essentiels, la forme et la composition qui se sont conservées par hérédité chez la gastrula actuelle. VII. Cette conclusion phylogénétique, tirée de la comparaison des faits de l'ontogénie, est en outre confirmée par ce fait qu'il existe encore aujourd'hui des individus appartenant au groupe des Gastréadés (Gastrémaries, Cyemaries, Physemaries) ainsi que des formes ancestrales dans d'autres groupes, dont l'organisation n'est que très peu supérieure à celle des gastréadés précédents (l'olynthus chez les Spongiaires; l'hydre, le polype commun d'eau douce, chez les Cœlentérés; la convolute et autres Cryptocèles, les plus simples des Turbellariés, chez les Plathelminthes). VIII. La suite du développement, à partir du stade gastrula, permet de diviser les Métazoaires en deux grands groupes très différents: les plus anciens, animaux inférieurs (Cœlentérés ou Acélomiens) ne présentent pas encore de cavité du corps et ne possèdent ni sang, ni anus; c'est le cas des Gastréadés, des Spongiaires, des Cœlentérés et des Plathelminthes. Les plus récents, au contraire, les animaux supérieurs (Célomiens ou Artiozoaires) possèdent une véritable cavité du corps et, la plupart du moins, du sang et un anus; ils comprennent les vers (Vermalia) et les groupes typiques supérieurs auxquels les vers ont donné naissance: Échinodermes, Mollusques, Arthropodes, Tuniciers et Vertébrés.

Tels sont les points essentiels de ma théorie gastréenne dont la première ébauche date de 1872 mais que j'ai reprise plus tard et développée plus longuement, m'efforçant, dans une série d'«Etudes sur la théorie gastréenne», de lui donner une base plus solide encore (1873-1884). Quoiqu'au début cette théorie ait été presque universellement repoussée et qu'elle ait été violemment combattue pendant dix ans par de nombreuses autorités, elle est aujourd'hui (depuis près de quinze ans) admise par tous les savants compétents. Voyons maintenant l'étendue des conséquences que nous pouvons tirer de la théorie gastréenne et de l'embryologie en général, par rapport au problème principal que nous nous sommes posé: «la place de l'homme dans la nature».

Ovule et spermatozoïde de l'homme.—L'œuf de l'homme, comme celui de tous les autres Métazoaires, est une simple cellule et cette petite cellule sphérique (qui n'a que 0,2 millimètres de diamètre) a la même structure caractéristique que chez tous les autres mammifères vivipares. La petite masse protoplasmique, en effet, est entourée d'une épaisse membrane transparente, présentant de fines stries radiales: la zone pellucide, la petite vésicule germinative, elle aussi (le noyau cellulaire), incluse à l'intérieur du protoplasma (corps cellulaire) présente la même grandeur et la même structure que chez les autres Mammifères. On en peut dire autant des spermatozoïdes ou filaments spermatiques, animés de mouvements, du mâle, de ces minuscules cellules flagellées en forme de filaments et qu'on trouve par millions dans chaque gouttelette du sperme muqueux du mâle; on les avait pris autrefois, à cause de leurs mouvements rapides, pour des animalcules spermatiques spéciaux: les spermatozaires. L'apparition de ces deux importantes cellules sexuelles dans la glande sexuelle (gonade), se fait, elle aussi de la même façon chez l'homme et chez les autres Mammifères; les œufs dans l'ovaire de la femme (ovarium) aussi bien que les spermatozoïdes dans le testicule de l'homme (spermarium) se produisent partout de la même façon: ils dérivent de cellules, provenant originairement de l'épithélium cœlomique, de cette assise cellulaire qui revêt la cavité du corps.

Conception. Fécondation.—Le moment le plus important dans la vie de tout homme (comme de tout autre Métazoaire) c'est celui où commence son existence individuelle; c'est l'instant où les deux cellules sexuelles des parents se rencontrent et se fusionnent pour former une cellule unique. Cette nouvelle cellule, l'«ovule fécondé», est la cellule souche individuelle (cytula) dont proviendront, par des divisions successives, les cellules des feuillets germinatifs, et la gastrula. C'est seulement avec la formation de cette cytula, c'est-à-dire avec le processus de la fécondation lui-même, que commence l'existence de la personne, de l'individualité indépendante. Ce fait ontogénétique est essentiellement important, car de lui seul, déjà, on peut tirer des conséquences d'une portée immense. Et d'abord il s'en suit, ainsi qu'on le voit clairement, que l'homme, ainsi que tous les autres Métazoaires, tient toutes ses qualités personnelles, corporelles et intellectuelles, de ses deux parents qui les lui ont transmises en vertu de l'hérédité; il s'ensuit, en outre, qu'une certitude s'impose à nous, grosse de conséquences: c'est que la nouvelle personne, qui doit son origine à ces phénomènes, ne peut absolument pas prétendre à être immortelle.

Les détails du processus de fécondation et de reproduction sexuée, en général, prennent par suite une importance capitale; ils ne nous sont connus, avec toutes leurs particularités, que depuis 1875, depuis qu'Oscar Hertwig (alors mon élève et mon compagnon de voyage à Ajaccio) ouvrit la voie aux recherches ultérieures par celles qu'il fit sur la fécondation des œufs d'oursins. La belle capitale de l'île des romarins, où Napoléon naquit en 1769, est en même temps l'endroit où furent observés pour la première fois avec exactitude, et dans leurs moindres détails, les secrets de la fécondation animale. Hertwig trouva que le seul phénomène essentiel était la fusion des deux cellules sexuelles et de leurs noyaux. Parmi les millions de cellules flagellées mâles qui se pressent en essaim autour de l'ovule femelle, un seul pénètre dans le corps protoplasmique. Les noyaux des deux cellules (noyau du spermatozoïde et noyau de l'ovule), sont attirés l'un vers l'autre par une force mystérieuse considérée comme une activité sensorielle chimique, analogue à l'odorat: les deux noyaux s'approchent ainsi l'un de l'autre et se fusionnent. Ainsi, grâce à une impression sensible des deux noyaux sexuels et par suite d'un chimiotropisme érotique, il se produit une nouvelle cellule qui réunit en elle les qualités héréditaires des deux parents; le noyau du spermatozoïde transmet les caractères paternels, celui de l'ovule les caractères maternels à la cellule souche aux dépens de laquelle le germe se développe; cette transmission vaut aussi bien pour les qualités corporelles que pour ce qu'on appelle les qualités de l'âme.

Ebauche de l'embryon humain.—La formation des feuillets germinatifs par division répétée de la cellule souche, l'apparition de la gastrula et des formes embryonnaires issues d'elle, tout cela se produit chez l'homme absolument de la même manière que chez les Mammifères supérieurs, avec les mêmes détails caractéristiques qui différencient ce groupe de celui des Vertébrés inférieurs. Dans les premières périodes du développement embryologique, ces caractères propres des Placentaliens ne se distinguent pas encore. La forme très importante de la chordula ou «larve chordale», qui suit immédiatement le stade gastrula, présente chez tous les Vertébrés les mêmes traits essentiels: une simple baguette axiale, la chorda, s'étend tout droit suivant le grand axe du corps qui est ovale, en forme de bouclier («bouclier germinatif»); au-dessus de la chorda se développe, aux dépens du feuillet externe, la moelle épinière; au-dessous de la chorda le tube digestif. C'est alors seulement qu'apparaissent des deux côtés, à droite et à gauche de la baguette axiale, la chaîne des «vertèbres primitives», et l'ébauche des plaques musculaires avec lesquelles commence la segmentation du corps. Devant, sur la face intestinale, apparaissent de chaque côté les fentes branchiales, ouvertures du pharynx par lesquelles à l'origine, chez nos ancêtres les poissons, l'eau nécessaire à la respiration et avalée par la bouche ressortait ainsi sur les côtés. Par suite de la ténacité de l'hérédité, ces fentes branchiales, qui n'avaient d'importance que chez les formes ancestrales aquatiques, c'est-à-dire chez les animaux voisins des poissons, apparaissent aujourd'hui encore chez l'homme, comme chez tous les autres Vertébrés; elles disparaissent par la suite. Même après l'apparition, dans la région de la tête, des cinq vésicules cérébrales, après que, sur les côtés, les yeux et les oreilles se sont ébauchés, après que, dans la région du tronc, les rudiments des deux paires de membres ont fait saillie sous forme de bourgeons ronds un peu aplatis, même alors, l'embryon humain, en forme de poisson, est encore si semblable à celui de tous les Vertébrés, qu'on ne peut pas l'en distinguer.

Identité entre les embryons de tous les Vertébrés.—L'identité sur tous les points essentiels entre l'embryon humain et celui des autres Vertébrés, à ces premiers stades de la formation et tant en ce qui concerne la forme extérieure du corps que la structure interne—est un fait embryologique de première importance; on en peut déduire, en vertu de la grande loi biogénétique, des conséquences capitales. Car on ne peut pas l'expliquer autrement qu'en admettant qu'il y a eu hérédité à partir d'une forme ancestrale commune. Lorsque nous constatons qu'à un certain stade, l'embryon de l'homme et celui du singe, celui du chien et celui du lapin, celui du porc et celui du mouton, quoiqu'on les puisse reconnaître appartenir à des Vertébrés supérieurs, ne peuvent cependant pas être distingués l'un de l'autre, le fait ne nous semble pouvoir être expliqué que par une origine commune. Et cette explication se confirme si nous observons les différences, les divergences qui surviennent ensuite entre ces formes embryonnaires. Plus deux formes animales sont voisines dans l'ensemble de leur conformation et par suite dans la classification naturelle, plus aussi leurs embryons se ressemblent longtemps, plus aussi dépendent étroitement l'un de l'autre les deux groupes de l'arbre généalogique auxquels se rattachent ces deux formes: plus est proche leur «parenté phylogénétique». C'est pourquoi les embryons de l'homme et des singes anthropoïdes restent encore très semblables par la suite, à un degré très avancé de développement où les différences qui les distinguent des embryons des autres Mammifères sont immédiatement reconnaissables. J'ai exposé ce fait essentiel, tant dans mon Histoire de la Création naturelle (1898, tabl. 2 et 3) que dans mon Anthropogénie (1891, tabl. 6 à 9) en rapprochant, pour un certain nombre de Vertébrés, les stades correspondants du développement.

Les enveloppes embryonnaires chez l'homme.—La haute importance phylogénétique de la ressemblance dont nous venons de parler ressort non seulement de la comparaison des embryons de Vertébrés en eux-mêmes, mais aussi de celle de leurs enveloppes. Les trois classes supérieures de Vertébrés, en effet (Reptiles, Oiseaux et Mammifères) se distinguent des classes inférieures par la formation d'enveloppes embryonnaires caractéristiques: l'amnion (peau aqueuse) et le sérolemme (peau séreuse). L'embryon est inclus à l'intérieur de ces sacs pleins d'eau et il est ainsi protégé contre les chocs et les pressions. Cet appareil protecteur, qui a sa raison d'être dans l'utilité, n'est probablement apparu que pendant la période permique, alors que les premiers Reptiles, (les Proreptiles), formes originaires des Amniotes, se sont complètement adaptés à la vie terrestre. Chez leurs ancêtres directs, les Amphibies, comme chez les Poissons, cet appareil protecteur fait encore défaut: il était superflu chez ces animaux aquatiques. A l'acquisition de ces enveloppes se rattachent, chez tous les Amniotes, deux changements: premièrement, la disparition complète des branchies (tandis que les arcs branchiaux et les fentes qui les séparaient se transmettent sous forme d'«organes rudimentaires») et deuxièmement la formation de l'allantoïde. Ce sac plein d'eau, en forme de vésicule, se développe chez l'embryon de tous les Amniotes aux dépens de l'intestin postérieur et n'est pas autre chose que la vessie urinaire agrandie des Amphibies ancestraux. Ses parties interne et inférieure formeront plus tard la vessie définitive des Amniotes, tandis que la partie externe, la plus grande, entre en régression. D'ordinaire l'allantoïde joue, pendant quelque temps, un rôle important dans la respiration de l'embryon par ce fait que d'importants vaisseaux s'étalent sur sa paroi. La formation des enveloppes embryonnaires (amnion et sérolemme), aussi bien que celle de l'allantoïde, a lieu chez l'homme absolument de la même manière que chez tous les autres Amniotes et par les mêmes processus compliqués de développement: l'homme est un véritable Amniote.

Le placenta de l'homme.—La nutrition de l'embryon humain dans la matrice a lieu, on le sait, au moyen d'un organe spécial, extrêmement vascularisé, qu'on appelle placenta ou «gâteau vasculaire». Cet important organe de nutrition forme un disque orbiculaire spongieux, de 16 à 20 centimètres de diamètre, 3 à 4 centimètres d'épaisseur, et pèse de 1 à 2 livres; après la naissance de l'enfant il se détache et il est expulsé sous le nom d'arrière-faix. Le placenta comprend deux parties toutes différentes: le gâteau fœtal ou placenta de l'enfant (Pl. fœtalis) et le gâteau maternel ou gâteau vasculaire maternel (Pl. uterina). Ce dernier contient des sinus sanguins bien développés qui reçoivent le sang amené par les vaisseaux utérins. Le gâteau fœtal, au contraire, est formé de nombreuses villosités ramifiées qui se développent à la surface de l'allantoïde de l'enfant et tirent leur sang de ses vaisseaux ombilicaux. Les villosités creuses, remplies par le sang du gâteau fœtal, pénètrent dans les sinus sanguins du gâteau maternel et la mince cloison qui les sépare l'un de l'autre s'amincit tellement qu'un échange direct des matériaux nutritifs du sang peut avoir lieu (par osmose) à travers elle.

Dans les groupes primitifs les plus inférieurs de Placentaliens, la superficie tout entière de l'enveloppe externe de l'embryon est couverte de nombreuses petites villosités; ces «villosités du chorion» pénètrent dans des excavations de la muqueuse utérine et s'en détachent aisément lors de la naissance. C'est le cas chez la plupart des Ongulés (par exemple, le porc, le chameau, le cheval); chez la plupart des Cétacés et des Prosimiens: on a désigné ces Malloplacentaliens du nom d'Indécidués (à placenta diffus, malloplacenta). Chez les autres Placentaliens et chez l'homme, la même disposition s'observe au début. Elle change cependant bientôt, les villosités venant à disparaître sur une partie du chorion, mais elles ne se développent que davantage sur la partie restante et se soudent très intimement à la muqueuse utérine. Une partie de celle-ci, par suite de cette soudure intime, se déchire à la naissance et son expulsion amène un flux sanguin. Cette membrane caduque ou membrane criblée (Décidue) est une formation caractéristique des Placentaliens supérieurs qu'on a réunis à cause de cela sous le nom de Décidués; à ce groupe appartiennent principalement les Carnivores, les Onguiculés, les singes et l'homme; chez les Carnivores et chez quelques Ongulés (par exemple l'éléphant) le placenta présente la forme d'une ceinture (Zonoplacentaliens); par contre, chez les Onguiculés, chez les Insectivores (la taupe, le hérisson) chez les singes et l'homme il a la forme d'un disque (Discoplacentaliens).

Il n'y a pas plus de dix ans, la plupart des embryologistes croyaient encore que l'homme se distinguait, dans la formation de son placenta, par certaines particularités, surtout par l'existence de ce qu'on appelle la décidue reflexe et par celle du cordon ombilical qui relie cette décidue au fœtus; on pensait que ces organes embryonnaires spéciaux manquaient aux autres placentaliens et en particulier aux singes. Le cordon ombilical (funiculus umbilicalis), organe important, est un cordon cylindrique et mou, de 40 à 60 cm. de long et de l'épaisseur du petit doigt (11 à 13 mm.). Il sert de lien entre l'embryon et le gâteau maternel en ce qu'il conduit les vaisseaux sanguins, porteurs des matériaux nutritifs du corps de l'embryon dans le gâteau fœtal; de plus il renferme aussi l'extrémité de l'allantoïde et du sac vitellin. Mais tandis que ce sac, chez le fœtus humain de trois semaines, représente encore la plus grande moitié de la vésicule embryonnaire, il se résorbe bientôt après, si bien qu'on n'en trouve plus trace chez le fœtus parvenu à maturité; cependant il persiste à l'état rudimentaire et on le retrouve, même après la naissance, sous forme de minuscule vésicule ombilicale. L'ébauche de l'allantoïde, en forme de vésicule, entre elle-même de bonne heure en régression chez l'homme et ce fait est en rapport avec la formation, par l'amnion, d'un organe un peu différent, ce qu'on appelle le pédicule ventral. Nous ne pouvons pas, d'ailleurs, insister ici sur les relations anatomiques et embryologiques compliquées de ces organes: je les ai d'ailleurs décrites en y joignant des illustrations, dans mon Anthropogénie (Leçon 23).

Les adversaires de la théorie de l'évolution invoquaient encore il y a dix ans «ces particularités tout à fait caractéristiques» de la fécondation chez l'homme, lesquelles devaient le distinguer de tous les autres Mammifères. Mais en 1890, Émile Selenka démontra que les mêmes particularités se présentent chez les singes anthropoïdes, et notamment chez l'orang (satyrus), tandis qu'elles font défaut chez les singes inférieurs. Ainsi se justifiait, ici encore, le principe pithecométrique de Huxley: «Les différences entre l'homme et les singes anthropoïdes sont moindres que celles qui existent entre ces derniers et les singes inférieurs». Les prétendues «preuves contre l'étroite parenté de l'homme et du singe» se révélaient, ici encore, à un examen plus minutieux des données réelles, comme constituant, au contraire, d'importants arguments en faveur de cette parenté.

Tout naturaliste qui voudra pénétrer, les yeux ouverts, plus avant dans cet obscur mais si intéressant labyrinthe de notre embryologie, s'il est en état d'en faire la comparaison critique avec celle des autres Mammifères, y trouvera les fanaux les plus importants pour la compréhension de notre phylogénie. Car les divers stades du développement embryonnaire, en vertu de la grande loi biogénétique, jettent comme phénomènes d'hérédité palingénétiques, une vive lumière sur les stades correspondants de notre série ancestrale. Mais, de leur côté, les phénomènes d'adaptation cinogénétiques, la formation d'organes embryonnaires passagers—les enveloppes caractéristiques et avant tout le placenta—nous donnent des aperçus très précis sur notre étroite parenté originelle avec les Primates.

CHAPITRE V
Notre généalogie.

Études monistes sur l'origine et la descendance de l'homme, tendant a montrer qu'il descend des Vertébrés et directement des Primates.

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