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Les énigmes de l'Univers

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Celui qui possède la science et l'art
Celui-là possède aussi la religion!
Celui qui ne possède pas ces deux biens,
Que celui-là ait la religion.
Gœthe.

Quelle religion je professe? Aucune d'elles! Et pourquoi aucune?—Par religion!
Schiller.

Si le monde dure encore un nombre incalculable d'années, la religion universelle sera le Spinozisme épuré. La raison laissée à elle-même ne conduit à rien d'autre et il est impossible qu'elle conduise à rien d'autre.
Lichtenberg.


SOMMAIRE DU CHAPITRE XVIII

Le monisme, lien entre la religion et la science.—La lutte pour la civilisation.—Rapports de l'Église et de l'État.—Principes de la religion moniste. Son triple idéal du culte: le vrai, le beau et le bien.—Opposition entre la vérité naturelle et la vérité chrétienne.—Harmonie entre l'idée moniste de vertu et l'idée chrétienne.—Opposition entre l'art moniste et l'art chrétien.—Conception moderne enrichie et agrandie de la scène de l'Univers.—Peinture de paysage et amour moderne de la nature.—Beautés de la nature.—Vie présente et vie future.—Églises monistes.

LITTÉRATURE

D. Strauss.Der alte und der neue Glaube. Ein Bekenntnis, 1872, 14te Aufl. 1892.

C. Radenhausen.Zum neuen Glauben. Einleit. und Ubersicht zum «Osiris» (1877).

Ed. Hartmann.Die Selbstzersetzung des Christentums und die Religion der Zukunft (1874).

J. Toland.Pantheistikon. Kosmopolis, 1720.

P. Carus and E. C. Hegeler.The open Court, A monthly magazine. Chicago, vol. I-XIII (1890-1899).

The Monist. A quarterly magazine devoted to the philosophy of Science. Chicago, vol. I-IX.

Morison.Menschheitsdienst. Versuch einer Zukunftsreligion (Leipzig, 1890).

M. J. Savage.Die Religion im Lichte der Darwins'chen Lehre. (trad. all.)

L. Besser.Die Religion der Naturwissenschaft (1890.)

B. Better.Die moderne Weltanschauung und der Mensch (1896).

E. Haeckel, Le Monisme, lien entre la religion et la science, trad. française de V. de Lapouge.

Beaucoup de naturalistes et de philosophes actuels des plus distingués et qui partagent nos idées monistes tiennent la religion, en général, pour une chose finie. Ils pensent que la connaissance claire de l'évolution de l'univers, due aux immenses progrès accomplis par le XIXe siècle, non seulement satisfait entièrement le besoin de causalité qu'éprouve notre raison, mais aussi les besoins les plus élevés du sentiment qu'éprouve notre cœur. Cette opinion est juste en partie, en ce sens que, dans une conception parfaitement claire et conséquente du monisme, les deux notions de religion et de science se confondent de fait en une seule. D'ailleurs peu de penseurs résolus s'élèvent jusqu'à cette conception, la plus haute et la plus pure, qui fut celle de Spinoza et de Gœthe; la plupart des savants de notre temps, au contraire, sans parler des masses ignorantes, s'en tiennent à la conviction que la religion constitue un domaine propre de la vie intellectuelle, indépendant de celui de la science, non moins précieux ni indispensable que ce dernier.

Si nous nous plaçons à ce point de vue, nous pourrons trouver une conciliation entre ces deux grands domaines, en apparence séparés, dans la théorie que j'ai exposée en 1892, dans ma conférence d'Altenbourg: «Le monisme, lien entre la religion et la science». Dans la préface de cette «Profession de foi d'un naturaliste», je me suis exprimé ainsi qu'il suit, sur le double but poursuivi par moi: «Je voudrais d'abord donner une idée de la conception rationnelle du monde, qui nous est imposée comme une nécessité logique par les récents progrès de la science unitaire de la nature; elle se trouve, au fond, chez tous les naturalistes indépendants et qui pensent, bien qu'un petit nombre seulement ait le courage ou éprouve le besoin de la confesser. Je voudrais ensuite établir par là un lien entre la religion et la science et contribuer ainsi à faire disparaître l'opposition que l'on a établie à tort et sans nécessité; le besoin moral de notre sentiment sera satisfait par le monisme, autant que le besoin logique de causalité de notre jugement

Le grand effet qu'a produit cette conférence d'Altenbourg montre que, par cette profession de foi moniste, j'ai exprimé celle non seulement de beaucoup de naturalistes, mais encore de beaucoup d'hommes et de femmes instruits, de toutes conditions. J'ai été récompensé non seulement par des centaines de lettres d'approbation, mais encore par le grand succès de presse de cette conférence dont, en six mois, parurent six éditions. Ce succès inattendu a pour moi d'autant plus de valeur que cette profession de foi a été tout d'abord un discours d'occasion, improvisé, que j'ai prononcé sans m'y être préparé, le 9 octobre 1892, à Altenbourg, durant le jubilé d'anniversaire de la «Société des naturalistes» des Osterlandes. Naturellement, la réaction inévitable surgit bientôt d'autre part; j'ai subi les attaques les plus vives, non seulement de la presse ultramontaine, du papisme, des défenseurs jurés de la superstition, mais aussi de la part des lutteurs «libéraux» du christianisme évangélique qui prétendent défendre à la fois la vérité scientifique et la croyance épurée. Cependant, durant les sept années qui se sont écoulées depuis, la grande lutte entre la science moderne et le christianisme orthodoxe s'est faite de plus en plus menaçante; elle est devenue d'autant plus dangereuse pour la première que le second était plus soutenu par la croissante réaction intellectuelle et politique. Cette réaction est déjà si avancée dans certains pays, que la liberté de pensée et de conscience, garantie par la loi, est fort compromise en pratique (ainsi, par exemple, en Bavière actuellement). En somme, le grand combat intellectuel, que J. Draper a si excellemment dépeint dans son Histoire des conflits entre la religion et la science, a atteint aujourd'hui une ardeur et une importance qu'il n'avait jamais eues jusqu'ici; aussi l'appelle-t-on avec raison, depuis vingt-sept ans, la Lutte pour la civilisation.

La lutte pour la civilisation.—La célèbre encyclique suivie du syllabus que le belliqueux pape Pie IX avait lancée en 1864, dans le monde entier, déclarait la guerre, sur tous les points essentiels, à la science moderne; elle exigeait la soumission aveugle de la raison aux dogmes de l'«infaillible représentant du Christ». Ce brutal attentat contre les biens suprêmes de l'humanité civilisée était si monstrueux et si inouï que beaucoup de natures molles et indolentes, elles-mêmes, furent tirées du sommeil de leur foi. Jointe à la déclaration d'infaillibilité du pape, qui la suivit en 1870, l'encyclique provoqua une immense excitation et un mouvement de défense énergique, qui rendirent légitimes les plus belles espérances. Dans l'empire allemand, de formation récente, qui, dans les guerres de 1866 et 1871, avait acquis son indispensable unité nationale au prix de lourds sacrifices, les attentats imprudents du papisme eurent des suites particulièrement pénibles; car, d'une part, l'Allemagne est le berceau de la Réforme et de l'affranchissement de l'esprit moderne, d'autre part, malheureusement, elle possède, parmi ses 18 millions de catholiques, une puissante armée de croyants belliqueux qui l'emportent sur tous les autres peuples civilisés en fait d'obéissance aveugle aux ordres de son pasteur suprême[61]. Les dangers qui résultaient de là furent bien vus du grand homme d'Etat au regard pénétrant, qui a résolu «l'énigme politique» de la dissension nationale allemande et qui, par une diplomatie remarquable, nous a conduits au but désiré de l'unité et de la puissance nationales. Le prince de Bismarck commença, en 1872, cette mémorable lutte pour la civilisation, suscitée par le Vatican, conduite avec autant d'intelligence que d'énergie par le remarquable ministre des cultes Falk, au moyen des «ordonnances de mai» (1873). La lutte, malheureusement, dut être abandonnée six ans après. Quoique notre grand homme d'Etat fût un remarquable connaisseur de la nature humaine et un habile politicien pratique, il avait cependant estimé trop bas la puissance de trois redoutables obstacles: premièrement, la ruse sans égale et la perfidie sans scrupule de la curie romaine; secondement l'incapacité de penser et la crédulité de la masse catholique ignorante, conditions bien faites pour s'adapter à la première et sur lesquelles celle-ci s'appuyait; enfin, troisièmement, la force d'inertie, de persévérance dans la déraison, simplement parce que cette déraison est là. C'est pourquoi dès 1878, après que le pape Léon XIII, plus avisé, eût inauguré son règne, la dure «visite à Canossa» dut recommencer. La puissance du Vatican, récemment accrue, augmenta dès lors rapidement, d'une part grâce aux manœuvres sans scrupule, aux artifices de serpent de la politique d'anguille, d'autre part grâce à la politique religieuse erronée du gouvernement allemand et à la merveilleuse incapacité politique du peuple allemand. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, il nous faut assister au honteux spectacle qui nous montre que «l'atout est le centre du Reichstag» et que les destinées de notre patrie humiliée sont dirigées par un parti papiste qui ne représente pas encore le tiers de la population totale.

Lorsque commença, en 1872, la lutte pour la civilisation, elle fut saluée, à juste titre, par tous les hommes pensants avec indépendance, comme une reproduction politique de la Réforme, comme une tentative énergique pour délivrer la civilisation moderne du joug de la tyrannie intellectuelle papiste; la presse libérale tout entière célébrait dans le Prince de Bismarck le «Luther politique», le puissant héros qui avait conquis non seulement l'unité nationale, mais encore l'affranchissement intellectuel de l'Allemagne. Dix ans plus tard, après la victoire du papisme, la même «presse libérale» affirmait le contraire et déclarait la lutte pour la civilisation, une grande faute; c'est ce qu'elle fait encore aujourd'hui. Ce fait prouve simplement combien la mémoire de nos journalistes est courte, combien est défectueuse leur connaissance de l'histoire et combien imparfaite leur éducation philosophique. Le prétendu «Traité de paix entre l'Église et l'État» n'est toujours qu'un armistice. Le papisme moderne, fidèle aux principes absolutistes suivis depuis 1600 ans, peut et doit vouloir exercer l'aristocratie universelle sur les âmes crédules; il doit exiger l'absolue soumission de l'État qui représente les droits de la raison et de la science. La paix réelle ne pourra s'établir que lorsqu'un des deux combattants, vaincu, gisera sur le sol. Ou bien la victoire sera à «l'Église qui seule sauve», et alors c'en sera fait définitivement de la «Science libre et de l'enseignement libre», les Universités se transformeront en convicts, les gymnases en cloîtres. Ou bien la victoire sera à l'État moderne appuyé sur la raison et alors le XXe siècle verra se développer la culture moderne, la liberté et le bien-être dans une bien plus large mesure encore que ce ne fut le cas au XIXe siècle (cf. plus haut, Ed. Hartmann).

Pour hâter, précisément, la réalisation de ce but, il nous semble importer surtout, non seulement que les sciences naturelles modernes détruisent le faux édifice de la superstition et déblaient le chemin de ses vils décombres, mais encore qu'elles édifient, sur le terrain libre, un nouvel édifice habitable pour l'âme humaine, un palais de la raison dans lequel, au sein de notre conception moniste nouvellement conquise, nous adorerons pieusement la vraie Trinité du XIXe siècle, la Trinité du Vrai, du Beau et du Bien. Pour rendre palpable le culte de ce triple idéal divin, il nous paraît avant tout nécessaire de régler nos comptes avec les formes régnantes du Christianisme et d'envisager les changements qu'il faudrait effectuer en les remplaçant par le culte nouveau. Car le Christianisme possède (dans sa forme pure, originelle) malgré toutes ses lacunes et toutes ses erreurs, une si haute valeur morale, il est surtout mêlé si étroitement depuis quinze cents ans, à toutes les institutions politiques et sociales de notre vie civilisée,—qu'en fondant notre religion moniste nous devrons nous appuyer autant que possible sur les institutions existantes. Nous ne voulons pas de Révolution brutale, mais une Réforme raisonnable de notre vie intellectuelle et religieuse. Et de même qu'il y a deux mille ans la poésie classique des anciens Hellènes incarnait, sous la forme des dieux, la vertu idéale, de même nous pouvons prêter à notre triple idéal de la raison, la forme de sublimes déesses; nous allons examiner ce que deviennent, dans notre monisme, les trois déesses de la Vérité, de la Beauté et de la Vertu; et nous examinerons, en outre, leurs rapports avec les dieux correspondants du Christianisme, qu'elles sont destinées à remplacer.

I. L'Idéal de la Vérité.—Les considérations précédentes nous ont convaincus que la Vérité pure ne se peut trouver que dans le temple de la connaissance de la Nature et que les seules routes qui puissent servir à nous y conduire sont l'«observation et la réflexion», l'étude empirique des faits et la connaissance, conforme à la raison, de leurs causes efficientes. C'est ainsi que nous arriverons, au moyen de la raison pure, à la science véritable, trésor le plus précieux de l'humanité civilisée. Par contre, et pour les raisons importantes exposées au chapitre XVI, nous devons écarter toute prétendue révélation, toute croyance fantaisiste qui affirme connaître, par des procédés surnaturels, des vérités que notre raison ne suffit pas à découvrir. Et comme tout l'édifice des croyances de la religion judéo-chrétienne, ainsi que de l'islamisme et du bouddhisme, repose sur de pareilles révélations prétendues,—comme, en outre, ces produits de la fantaisie mystique sont en contradiction directe avec la connaissance empirique et claire de la Nature,—il est donc certain que nous ne pouvons trouver la vérité qu'au moyen de la raison travaillant à construire la véritable science, non au moyen de l'imagination fantaisiste aidée de la croyance mystique. Sous ce rapport, il est absolument certain que la conception chrétienne doit être remplacée par la philosophie moniste. La déesse de la Vérité habite le temple de la Nature, les vertes forêts, la mer bleue, les monts couverts de neige;—elle n'habite pas les sombres galeries des cloîtres, ni les étroits cachots des écoles de convicts, ni les Églises chrétiennes, parfumées d'encens. Les chemins par lesquels nous nous rapprocherons de cette sublime déesse de la Vérité et de la Science, sont l'étude, faite avec amour, de la nature et de ses lois, l'observation du monde infiniment grand des étoiles au moyen du télescope, du monde cellulaire infiniment petit, au moyen du microscope; mais ce n'est ni par d'ineptes exercices de piété ou prières murmurées sans penser, ni par les deniers de Saint-Pierre ou les pénitences en vue d'obtenir des indulgences. Les dons précieux dont nous favorise la déesse de la Vérité sont les splendides fruits de l'arbre de la connaissance et le gain inappréciable d'une claire conception unitaire de l'Univers,—mais ce n'est ni la croyance au «miracle» surnaturel, ni le songe creux d'une «vie éternelle».

II. L'Idéal de la Vertu.—Il n'en va pas, pour le divin idéal du Bien éternel, de même que pour celui du Vrai éternel. Tandis que, lorsqu'il s'agit de connaître la vérité, il faut exclure complètement la révélation que nous propose l'Eglise et interroger la seule étude de la nature, la notion du Bien, au contraire, ce que nous appelons vertu, coïncide, dans notre religion moniste, presque entièrement avec la vertu chrétienne; il ne s'agit, naturellement, que du christianisme originel, le pur Christianisme des trois premiers siècles dont la théorie de la vertu est exposée dans les évangiles et les lettres de Paul; il ne s'agit pas, naturellement, de la caricature de cette pure doctrine, faite au Vatican, et qui a dirigé la civilisation européenne pour son plus grand dommage, pendant douze siècles. La meilleure partie de la morale chrétienne, celle à laquelle nous nous en tenons, consiste dans les préceptes d'humanité, d'amour et d'endurance, de compassion et de fraternité. Seulement ces nobles commandements, qu'on réunit d'ordinaire sous le nom de «morale chrétienne» (au meilleur sens) ne sont pas une invention nouvelle du Christianisme, mais ont été empruntés par lui à des formes de religion plus anciennes. De fait, la Règle d'or, qui résume ces commandements en une seule proposition, est antérieure de plusieurs siècles au Christianisme. Dans la pratique de la vie, d'ailleurs, cette loi morale naturelle a été aussi souvent suivie par des athées et des hérétiques qu'elle a été laissée de côté par de pieux croyants chrétiens. Au surplus, la doctrine de la vertu chrétienne a commis une grande faute en ne faisant un commandement que de l'altruisme seul et en rejetant l'égoïsme. Notre éthique moniste accorde à tous deux la même valeur et fait consister la vertu parfaite dans un juste équilibre entre l'amour du prochain et l'amour de soi (Cf. chap. XIX: la loi fondamentale éthique).

III. L'Idéal de la Beauté.—C'est sur le domaine du Beau que notre monisme offre la plus grande contradiction avec le Christianisme. Le christianisme pur, originel, prêchait le néant de la vie terrestre et ne la considérait que comme une préparation à la vie éternelle dans l'Au delà. Il s'ensuit immédiatement que tout ce que nous offre la vie humaine dans le présent, tout ce qu'il peut y avoir de beau dans l'art et dans la science, dans la vie publique ou la vie privée, n'a aucune valeur. Le vrai chrétien doit s'en détourner et ne penser qu'à se préparer convenablement à la vie future. Le mépris de la nature, l'éloignement pour tous ses charmes inépuisables, l'abstention de toute forme d'art: ce sont là les purs devoirs chrétiens; le meilleur moyen de remplir ces devoirs, pour l'homme, c'est de se séparer de ses semblables, de se mortifier et de ne s'occuper, dans les cloîtres ou les ermitages, exclusivement qu'à «adorer Dieu».

L'histoire de la civilisation nous apprend, il est vrai, que cette morale chrétienne ascétique, qui insultait à la nature, eut pour conséquence naturelle de produire le contraire. Les cloîtres, asiles de la chasteté et de la discipline, devinrent bientôt les repaires des pires orgies, les rapports sexuels des moines et des nonnes donnèrent matière à quantité de romans, que la littérature de la Renaissance a reproduits avec une vérité conforme à la nature. Le culte de la «Beauté», tel qu'on le pratiquait alors, était en contradiction absolue avec le «renoncement au monde» tel qu'on le prêchait et on en peut dire autant du luxe et de la richesse, qui prirent bientôt une telle extension dans la vie privée dissolue du haut clergé catholique et dans la décoration artistique des églises et des cloîtres chrétiens.

L'art chrétien.—On nous objectera que notre opinion se trouve réfutée par le déploiement de beauté de l'art chrétien qui a produit, à la belle époque du moyen âge, des œuvres impérissables. Les splendides cathédrales gothiques, les basiliques byzantines, les centaines de chapelles somptueuses, les milliers de statues de marbre des saints et des martyrs chrétiens, les millions de beaux portraits de saints, les peintures du Christ et de la Madone jaillies d'un sentiment profond, tout cela témoigne d'un épanouissement de l'art au moyen âge qui, en son genre, est unique. Tous ces splendides monuments des arts plastiques, de même que ceux de la poésie, conservent leur haute valeur esthétique, quelque jugement que nous portions sur le mélange de «Vérité et Poésie» qu'ils nous présentent. Mais qu'est-ce que tout cela a à voir avec la pure doctrine chrétienne? avec cette religion du renoncement, qui se détournait de toute splendeur terrestre, de toute beauté matérielle et de toute forme d'art, qui faisait peu de cas de la vie de famille et de l'amour, qui prêchait exclusivement le souci des biens immatériels de la «vie éternelle»? La notion de l'«art chrétien» est, à proprement parler, une contradiction en soi, une contradictio in adjecto. Les riches princes de l'Eglise qui cultivaient cet art poursuivaient par là, il est vrai, des buts tout autres et les atteignaient d'ailleurs pleinement. En dirigeant tout l'intérêt et tout l'effort de l'esprit humain vers l'Eglise chrétienne et son art propre, on le détournait de la nature et de la connaissance des trésors qu'elle recelait et qui auraient pu conduire à une science indépendante. En outre, le spectacle quotidien des images de saints, abondamment exposées partout, des scènes tirées de l'histoire sainte, rappelaient sans cesse aux chrétiens croyants le riche trésor de légendes que la fantaisie de l'Eglise avait accumulées. Ces légendes étaient données pour des récits véridiques, les histoires miraculeuses pour des événements réels et les uns comme les autres étaient crus. Il est incontestable que, sous ce rapport, l'art chrétien a exercé une influence inouïe sur la culture en général et sur la croyance, en particulier, pour la fortifier, influence qui, dans tout le monde civilisé, s'est fait sentir jusqu'à ce jour.

Art moniste.—L'antipode de cet art chrétien prédominant, c'est la nouvelle forme plastique qui n'a commencé à se développer qu'en notre siècle, corrélativement à la science de la nature. La surprenante extension de notre connaissance de l'Univers, la découverte d'innombrables et belles formes de vie qui s'en est suivie, ont fait naître, à notre époque, un goût esthétique tout autre et imprimé en même temps aux arts plastiques une direction toute nouvelle. De nombreux voyages scientifiques, de grandes expéditions à la recherche de pays et de mers inconnus, ont mis au jour, déjà au siècle dernier mais bien plus encore en celui-ci, une profusion insoupçonnée de formes organiques nouvelles. Le nombre des espèces animales et végétales s'est bientôt accru à l'infini et parmi ces espèces (surtout dans les groupes inférieurs, dont l'étude a d'abord été négligée), il s'est trouvé des milliers de formes belles et intéressantes, des motifs tout nouveaux pour la peinture et la sculpture, pour l'architecture et les arts industriels. Un nouveau monde, dans cet ordre d'idées, nous a surtout été ouvert par l'extension de l'étude microscopique, dans la seconde moitié du siècle, et en particulier par la découverte des fabuleux habitants des profondeurs de la mer, sur lesquels la lumière ne s'est faite qu'à la suite de la célèbre expédition Challenger (1872-1876)[62]. Des milliers d'élégantes radiolaires et de Thalamophores, de Méduses et de Coraux superbes, de Mollusques et de Crustacés singuliers, nous ont révélé tout d'un coup une profusion insoupçonnée de formes cachées, dont la diversité et la beauté caractéristiques dépassent infiniment tous les produits artistiques engendrés par la fantaisie humaine. Rien que dans les cinquante gros volumes qui constituent l'œuvre de la mission Challenger, nous trouvons sur trois mille planches des reproductions d'une masse de ces jolies formes; mais, d'ailleurs, dans beaucoup d'autres ouvrages de luxe qui, depuis quelques dizaines d'années, sont venues enrichir la littérature botanique et zoologique, toujours grandissante, on trouve ces formes charmantes reproduites par millions. J'ai récemment essayé, dans mes Formes artistiques de la Nature (1899), de faire connaître au grand public un choix de ces formes charmantes. D'ailleurs, il n'est pas besoin de voyages lointains ni d'œuvres coûteuses pour révéler à tous les splendeurs de ce monde. Il suffit d'avoir les yeux ouverts et les sens exercés. La nature qui nous environne nous présente partout une profusion surabondante de beaux et intéressants objets de toutes sortes. Dans chaque mousse ou chaque brin d'herbe, dans un hanneton ou un papillon, un examen minutieux nous fera découvrir des beautés devant lesquelles, d'ordinaire, l'homme passe sans prendre garde. Et si nous les observons avec une loupe, au faible grossissement, ou mieux encore, si nous employons le grossissement plus fort d'un bon microscope, nous découvrirons plus complètement encore, partout dans la nature inorganique, un monde nouveau plein de beautés inépuisables.

Mais notre XIXe siècle est le premier à nous avoir ouvert les yeux, non seulement à cette considération esthétique des infiniment petits, mais encore à celle des infiniment grands de la nature. Au commencement du siècle, c'était encore une opinion répandue que les hauts sommets, grandioses sans doute, n'en étaient pas moins repoussants par l'effroi qu'ils causaient et que la mer, superbe sans doute, n'en était pas moins terrible. Aujourd'hui, à la fin du même siècle, la plupart des gens instruits (et surtout les habitants des grandes villes) sont heureux de pouvoir, chaque année, jouir pendant quelques semaines des beautés des Alpes et de l'éclat cristallique des glaciers, ou de pouvoir admirer la majesté de la mer bleue, du bord de ses côtes charmantes. Toutes ces sources de jouissances les plus nobles, tirées de la nature, ne nous ont été révélées dans toute leur splendeur et rendues compréhensibles que tout récemment et les progrès surprenants de la facilité et de la rapidité des communications ont mis à même de les connaître, ceux dont les moyens pécuniaires sont le plus restreints. Tous ces progrès dans la jouissance esthétique tirée de la nature—et en même temps dans la compréhension scientifique de cette nature—sont autant de progrès dans la culture intellectuelle supérieure de l'humanité et par suite dans notre religion moniste.

Peinture de paysage et œuvres illustrées.—Le contraste qui existe entre notre siècle naturaliste et les précédents, anthropistiques, s'exprime surtout par la différence dans l'appréciation et l'extension que les divers objets de la nature ont trouvées autrefois et aujourd'hui. Un vif intérêt pour les représentations figurées de ces objets s'est éveillé de nos jours, intérêt qu'on ne connaissait pas auparavant; il est favorisé par les étonnants progrès de la technique et du commerce qui lui permettent de se répandre dans tous les milieux. De nombreuses revues illustrées propagent, en même temps que la culture générale, le sens de la beauté infinie de la nature. C'est surtout la peinture de paysage qui a pris, à ce point de vue, une importance insoupçonnée jusqu'ici. Déjà dans la première moitié du siècle, un de nos naturalistes les plus éminents et les plus cultivés, A. de Humboldt avait fait remarquer que le développement de la peinture de paysage, à notre époque, n'était pas seulement un «stimulant à l'étude de la nature» ou une représentation géographique de haute importance, mais encore qu'il avait une haute valeur, à un autre point de vue et en tant qu'instrument de culture intellectuelle. Depuis, le goût pour cette forme de peinture s'est encore considérablement accru. On devrait s'appliquer, dans chaque école, à donner de bonne heure aux enfants le goût du paysage et de l'art auquel nous devons que, par le dessin et l'aquarelle, les paysages se gravent dans notre mémoire.

Amour moderne de la nature.—L'infinie richesse de la nature en choses belles et sublimes réserve à tout homme ayant les yeux ouverts et doué du sens esthétique une source inépuisable de jouissances des plus rares. Si précieuse et agréable que soit la puissance immédiate de chacune en particulier, leur valeur s'accroît pourtant lorsqu'on reconnaît leur sens et leurs rapports avec le reste de la nature. Quand A. de Humboldt, dans son grandiose Cosmos donnait, il y a cinquante ans, un «projet de description physique de l'Univers», lorsqu'il alliait si heureusement, dans ses Vues sur la nature qui restent un modèle, les considérations esthétiques aux scientifiques, il insistait avec raison sur le rapport étroit qui unit le goût épuré de la nature au «fondement scientifique des lois cosmiques» et il faisait remarquer combien tous deux réunis contribuent à élever l'être humain à un plus haut degré de perfection. L'étonnement mêlé de stupeur avec lequel nous considérons le ciel étoilé et la vie microscopique dans une goutte d'eau, la crainte qui nous saisit lorsque nous étudions les effets merveilleux de l'énergie dans la matière en mouvement, le respect que nous inspire la valeur universelle de la loi de substance—tout cela constitue autant d'éléments de notre vie de l'âme qui sont compris sous le nom de religion naturelle.

Vie présente et vie future.—Les progrès auxquels nous venons de faire allusion, accomplis de notre temps dans la connaissance du vrai et l'amour du beau, constituent, d'une part, le contenu essentiel et précieux de notre religion moniste et, de l'autre, prennent une position hostile vis-à-vis du christianisme. Car l'esprit humain vit, dans le premier cas, dans la vie présente et connue, dans le second, dans une vie future inconnue. Notre monisme nous enseigne que nous sommes des enfants de la terre, des mortels qui n'auront que pendant une, deux, au plus trois «générations», le bonheur de jouir en cette vie des splendeurs de notre planète, de contempler l'inépuisable richesse de ses beautés et de reconnaître le jeu merveilleux de ses forces. Le christianisme, au contraire, nous enseigne que la terre est une sombre vallée de larmes dans laquelle nous n'avons que peu de temps à passer, pour nous y macérer et torturer, afin de jouir ensuite dans l'«au delà», d'une vie éternelle pleine de délices. Où se trouve cet «au delà» et en quoi consistera la splendeur de cette vie éternelle, voilà ce qu'aucune «révélation» ne nous a dit encore. Tant que le «ciel» était pour l'homme une voûte bleue, étendue au dessus du disque terrestre et éclairée par la lumière étincelante de plusieurs milliers d'étoiles, la fantaisie humaine pouvait à la rigueur se représenter là-haut, dans cette salle céleste, le repas ambrosique des dieux olympiens, ou la table joyeuse des habitants du Walhalla. Mais à présent, toutes ces divinités et les «âmes immortelles» attablées avec elles, se trouvent dans le cas manifeste de manque de logement, décrit par D. Strauss; car nous savons aujourd'hui, grâce à l'astrophysique, que l'espace infini est rempli d'un éther irrespirable et que des millions de corps célestes s'y meuvent, conformément à des «lois» d'airain, éternelles, sans trève et en tous sens, soumis tous à l'éternel grand rythme de l'«apparition et de la disparition».

Eglises monistes.—Les lieux de recueillement, dans lesquels l'homme satisfait son besoin religieux et rend hommage aux objets de son culte, sont considérés par lui comme ses «Eglises» sacrées. Les pagodes de l'Asie bouddhiste, les temples grecs de l'antiquité classique, les synagogues de la Palestine, les mosquées d'Egypte, les cathédrales catholiques du sud de l'Europe et les temples protestants du Nord—toutes ces «maisons de Dieu» doivent servir à élever l'homme au dessus des misères et de la prose de la vie réelle quotidienne; elles doivent le transporter dans la sainteté et la poésie d'un monde idéal supérieur. Elles remplissent ce but de mille manières différentes, correspondantes aux diverses formes du culte et aux différences entre les époques. L'homme moderne, «en possession de la science et de l'art»—et par suite, en même temps de la «religion»—n'a besoin d'aucune Eglise spéciale, d'aucun lieu étroit et fermé. Car partout où, dans la libre nature, il dirige ses regards sur l'Univers infini ou sur quelqu'une de ses parties, partout il observe sans doute la dure «lutte pour la vie», mais à côté aussi le «vrai», le «beau» et le «bien»; il trouve partout son Eglise dans la splendide nature elle-même. Mais il faut en outre, pour répondre aux besoins particuliers de bien des hommes, de beaux temples bien ornés, ou des Eglises, ou quelque lieu clos de recueillement dans lesquels ces hommes puissent se retirer. De même que, depuis le XVIe siècle, le papisme a dû céder de nombreuses Eglises à la Réforme, de même, au XXe siècle, un grand nombre passeront aux «libres communautés» du monisme.

CHAPITRE XIX
Notre morale moniste

Études monistes sur la loi fondamentale éthique.—Équilibre entre l'amour de soi et l'amour du prochain.—Égale légitimité de l'égoïsme et de l'altruisme.—Faute de la morale chrétienne.—État, école et église.

«Aucun arbre ne tombe du premier coup. Le coup que je porte d'ailleurs ici à une très vieille habitude de penser, est loin d'être le premier: jamais il ne pourra me venir à l'esprit de le considérer comme le dernier et de penser que je pourrai voir l'arbre abattu. Si je pouvais parvenir à imprimer la même direction à d'autres branches et à de plus importantes, mon souhait le plus hardi serait réalisé. Je ne doute pas un seul instant qu'un jour l'arbre ne tombe et que la moralité ne trouve dans l'unification de la nature humaine un abri plus sûr que celui qui lui a été offert jusqu'ici par la conception d'une double nature.»
Carneri (1891).


SOMMAIRE DU CHAPITRE XIX

Ethique moniste et éthique dualiste.—Contradiction entre la raison pure et la raison pratique de Kant.—Son impératif catégorique.—Les Néokantiens.—Herbert Spencer.—Egoïsme et altruisme (amour de soi et amour du prochain). Equivalence entre ces deux penchants de la nature.—La loi fondamentale éthique: la règle d'or.—Son ancienneté.—Morale chrétienne.—Mépris de l'individu, du corps, de la nature, de la civilisation, de la famille, de la femme.—Morale papiste.—Suites immorales du célibat.—Nécessité de l'abolition du célibat, de la confession auriculaire et du trafic des indulgences.—Etat et Eglise.—La religion est une chose privée.—Eglise et école.—Etat et école.—Nécessité de la réforme scolaire.

LITTÉRATURE

H. Spencer.Principes de Sociologie et de Morale. (Trad. franç.).

Lester F. Ward.Dynamic Sociology, or applied social science (2 vol. New-York 1883).

B. Carneri.Der moderne Mensch. Versuche einer Lebensführung (Bonn, 1891.)—Sittlichkeit und Darwinismus. Drei Bücher Ethik (Wien 1871).—Grundlegung der Ethik (Wien 1881).—Entwickelung und Glückseligkeit (Stuttgart, 1886.)

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Max Nordau.Les mensonges conventionnels de l'humanité civilisée. (Trad. franç.)

La vie pratique impose à l'homme une série d'obligations morales, précises, qui ne peuvent être bien remplies et conformément à la nature, que lorsqu'elles s'harmonisent avec la conception rationnelle que l'homme se fait de l'Univers. Il suit de ce principe fondamental de notre philosophie moniste, que notre morale doit se trouver d'accord, au point de vue de la raison, avec la conception unitaire du «Cosmos» que nous avons acquise par la connaissance progressive des lois de la nature. L'univers infini ne constituant pour notre Monisme qu'un seul grand Tout, la vie intellectuelle et morale de l'homme ne forme qu'une partie de ce Cosmos et le réglement conforme à la nature que nous lui appliquerons ne pourra être qu'unitaire. Il n'y a pas deux mondes distincts et séparés: l'un physique, matériel et l'autre moral, immatériel.

La plupart des philosophes et des théologiens, aujourd'hui encore, sont d'un tout autre avis; ils affirment avec Kant que le monde moral est complètement indépendant du monde physique et soumis à de tout autres lois; par suite, la conscience morale de l'homme, en tant que base de la vie morale, serait complétement indépendante de la connaissance scientifique de l'Univers et devrait, au contraire, s'appuyer sur les croyances religieuses. La connaissance du monde moral doit donc s'effectuer par la raison pratique, laquelle croira, tandis que la connaissance de la Nature ou du monde physique s'effectuera par la raison théorique pure.

Cet indéniable dualisme, dont il eut d'ailleurs conscience, fut la plus grande et la plus grave faute de Kant; elle a eu, à l'infini, des suites fâcheuses, suites dont nous nous ressentons encore aujourd'hui. Tout d'abord, le Kant critique avait édifié le grandiose et merveilleux palais de la raison pure et montré d'une façon lumineuse que les trois grands dogmes centraux de la Métaphysique, le dieu personnel, le libre arbitre et l'âme immortelle n'y pouvaient trouver place nulle part et même qu'on ne pouvait pas trouver de preuve rationnelle de leur réalité. Mais, plus tard, le Kant dogmatique construisit, à côté de ce palais de cristal réel de la raison pure, le château de cartes idéal de la raison pratique, brillant d'un éclat trompeur, dans lequel on fit trois nefs imposantes pour abriter ces trois puissantes déesses mystiques. Après avoir été chassées par la grande porte, par la science rationnelle, elles sont revenues par la petite porte, introduites par la croyance antirationnelle.

Kant couronna la coupole de sa grande cathédrale de foi par une étrange idole, le célèbre impératif catégorique, par là, l'obligation de la loi morale en général est absolument inconditionnée, indépendante de toute considération de réalité ou de possibilité; elle s énonce ainsi: «Agis toujours de telle sorte que la maxime de ta conduite (ou le principe subjectif de ta volonté) puisse être érigée en principe d'une législation universelle». Tout homme normal devrait, par suite, avoir le même sentiment du devoir qu'un autre. L'anthropologie moderne a cruellement dissipé ce beau rêve; elle a montré que, parmi les peuples primitifs, les devoirs étaient encore bien plus différents que parmi les peuples civilisés. Toutes les mœurs, tous les usages que nous considérons comme des fautes répréhensibles ou comme des crimes épouvantables (le vol, la fraude, le meurtre, l'adultère, etc.) passent chez d'autres peuples, dans certaines circonstances, pour des vertus ou même pour des devoirs.

Quoique la contradiction manifeste des deux «Raisons» de Kant, l'antagonisme radical entre la raison pure et la raison pratique ait été reconnue et réfutée dès le commencement du siècle elle a prévalu jusqu'à ce jour dans de nombreux milieux. L'école moderne des Néokantiens prêche, aujourd'hui encore, le «retour à Kant» avec insistance, précisément à cause de ce dualisme bienvenu, et l'Eglise militante la soutient chaleureusement sur ce point, parce que cela concorde très bien avec sa propre foi mystique. Une importante défaite n'a commencé pour celle-ci qu'en la seconde moitié du XIXe siècle, préparée par la science moderne de la nature; les prémisses de la doctrine de la raison pratique ont été, par suite, renversées. La cosmologie moniste a démontré, s'appuyant sur la loi de substance, qu'il n'y a pas de «Dieu personnel»; la psychologie comparée et génétique a montré qu'une «âme immortelle» ne peut pas exister et la physiologie moniste a prouvé que l'hypothèse du «libre arbitre» repose sur une illusion. Enfin la théorie de l'évolution nous a fait voir que les «éternelles lois d'airain de la nature» qui régissent le monde inorganique, valent encore dans le monde organique et dans le monde moral.

Notre moderne connaissance de la Nature, cependant, n'agit pas seulement sur la philosophie et la morale d'une manière négative, en détruisant le dualisme kantien, elle agit aussi en un sens positif, mettant à sa place le nouvel édifice du Monisme éthique. Elle montre que le sentiment du devoir chez l'homme, ne repose pas sur un «impératif catégorique» illusoire, mais sur le terrain réel des instincts sociaux, que nous trouvons chez tous les animaux supérieurs vivant en sociétés. Elle reconnaît comme but suprême de la morale d'établir une saine harmonie entre l'égoïsme et l'altruisme, entre l'amour de soi et l'amour du prochain. C'est avant tout au grand philosophe anglais, Spencer, que nous devons l'établissement de cette morale éthique, par la doctrine de l'évolution.

Egoïsme et altruisme.—L'homme fait partie du groupe des vertébrés sociables et il a, par suite, comme tous les animaux sociables, deux sortes de devoirs différents: premièrement envers lui-même et secondement envers la société à laquelle il appartient. Les premiers sont les commandements de l'amour de soi (égoïsme), les seconds ceux de l'amour du prochain (altruisme). Ces deux sortes de commandements naturels sont également légitimes, également normaux et également indispensables. Si l'homme veut vivre dans une société ordonnée et s'y bien trouver, il ne doit pas seulement rechercher son propre bonheur, mais aussi celui de la communauté à laquelle il appartient et celui de ses «prochains», lesquels constituent cette association sociale. Il doit reconnaître que leur prospérité fait la sienne et leurs souffrances les siennes. Cette loi sociale fondamentale est si simple et d'une nécessité si bien imposée par la nature, qu'il est difficile de comprendre qu'on la puisse contredire, théoriquement et pratiquement; et cependant, cela se produit aujourd'hui encore, ainsi que depuis des années cela s'est produit.

Equivalence de l'égoïsme et de l'altruisme.—L'égale légitimité de ces deux penchants de la nature, l'égale valeur morale de l'amour de soi et de l'amour du prochain, est le principe fondamental le plus important de notre morale. Le but suprême de toute morale rationnelle est, par suite, très simple: c'est d'établir un «équilibre conforme à la nature entre l'égoïsme et l'altruisme, entre l'amour de soi et l'amour du prochain.» La règle d'or de la loi morale nous dit: «Fais aux autres ce que tu veux qu'ils te fassent». De ce commandement suprême du Christianisme s'ensuit de soi-même que nous avons des devoirs aussi sacrés envers nous-mêmes qu'envers notre prochain. J'ai déjà exposé en 1892, dans mon Monisme, la façon dont je conçois ce principe fondamental et j'ai insisté surtout sur trois propositions importantes: I. Les deux penchants en lutte sont des lois de la nature également importantes et également indispensables au maintien de la famille et de la société; l'égoïsme permet la conservation de l'individu, l'altruisme celle de l'espèce constituée par la chaîne des individus périssables. II. Les devoirs sociaux que la constitution de la Société impose aux hommes associés et par lesquels celle-ci se maintient, ne sont que des formes d'évolution supérieures des instincts sociaux que nous constatons chez tous les animaux supérieurs vivant en sociétés (en tant qu'«habitudes devenues héréditaires»). III. Pour tout homme civilisé, la morale, aussi bien pratique que théorique, en tant que «Science des Normes» est liée à la conception philosophique et, partant, aussi à la religion.

La loi fondamentale éthique.—(La loi d'or de la morale). Notre principe fondamental de la morale étant bien reconnu, il s'ensuit immédiatement le suprême commandement de cette morale, ce devoir qu'on désigne souvent aujourd'hui du nom de loi d'or de la morale ou, plus brièvement de «loi d'or». Le Christ l'a énoncée à plusieurs reprises par cette simple phrase: Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Math., 19, 19; 22, 39, 40: Romains, 139, etc.); l'évangéliste Marc ajoutait très justement: «Il n'y a pas de plus grand commandement que celui-ci»; et Mathieu disait: «Ces deux commandements contiennent toute la loi et les prophètes». Par ce commandement suprême, notre Ethique moniste concorde absolument avec la morale chrétienne. Mais nous devons mentionner tout de suite ce fait historique que le mérite d'avoir posé cette loi fondamentale ne revient pas au Christ, comme l'affirment la plupart des théologiens chrétiens et comme l'admettent aveuglément les croyants dépourvus de sens critique. Cependant cette règle d'or remonte à plus de cinq siècles avant le Christ et elle avait été proclamée par de nombreux sages de la Grèce et de l'Orient comme la règle la plus importante de la morale. Pittakus de Mytilène, l'un des sept Sages de la Grèce, disait, 620 ans avant J.-C.: «Ne fais pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas qu'il te fît.—Confucius, le grand philosophe et fondateur de la religion de la Chine (qui niait la personnalité de Dieu et l'immortalité de l'âme), disait 500 ans avant J.-C., «Fais à chacun ce que tu voudrais qu'il te fît, et ne fais à personne ce que tu ne voudrais pas qu'il te fît. Tu n'as besoin que de ce seul commandement; il est le fondement de tous les autresAristote enseignait, au milieu du IVe siècle avant J.-C. «Nous devons nous comporter envers les autres de la manière dont nous désirons qu'ils se comportent envers nous.» Dans le même sens et presque dans les mêmes termes, la règle d'or est encore exprimée par Thalès, Isocrate, Aristippe, le pythagoricien Sextus et autres philosophes de l'antiquité classique, plusieurs siècles avant le Christ. On pourra consulter là-dessus l'ouvrage excellent de Saladin: «Œuvres complètes de Jehovah», dont l'étude ne saurait être trop recommandée à tout théologien, cherchant avec sincérité la vérité. Il ressort de ces rapprochements que la loi d'or fondamentale a une origine polyphylétique, c'est-à-dire qu'elle a été posée à des époques différentes et en différents lieux par plusieurs philosophes et indépendamment l'un de de l'autre. D'autre part il faut admettre que Jésus a emprunté cette loi à d'autres sources orientales (à des traditions plus anciennes, sémites, hindoues, chinoises et surtout aux doctrines bouddhistes) ainsi que la chose est aujourd'hui démontrée pour la plupart des autres dogmes chrétiens. Saladin résume les résultats de la théologie critique moderne, en cette phrase: «Il n'est pas un principe moral, raisonnable et pratique, enseigné par Jésus, qui n'ait pas, déjà avant lui, été enseigné par d'autres.» (Thalès, Solon, Socrate, Platon, Confucius, etc.).

Morale chrétienne.—Puisque la loi éthique fondamentale existe ainsi depuis deux mille cinq cents ans et puisque le christianisme en a fait expressément le précepte suprême, comprenant tous les autres, qu'il a placé en tête de sa morale, il semblerait que notre Ethique moniste concorde absolument sur ce point le plus important, non seulement avec les antiques doctrines morales du paganisme, mais encore avec celles du christianisme. Malheureusement cette heureuse harmonie est détruite par le fait que les Évangiles et les Épîtres de Paul contiennent beaucoup d'autres doctrines morales qui contredisent ouvertement ce premier et suprême précepte. Les théologiens chrétiens se sont, en vain, efforcés de résoudre par d'habiles interprétations ces contradictions frappantes dont ils souffraient[63]. Nous n'avons donc pas besoin de nous étendre là-dessus; nous ne ferons qu'indiquer brièvement ces côtés regrettables de la doctrine chrétienne, qui sont inconciliables avec la conception moderne, en progrès sur la chrétienne et qui sont nettement nuisibles, quant à leurs conséquences pratiques. De ce nombre est le mépris de la morale chrétienne pour l'individu, pour le corps, la nature, la civilisation, la famille et la femme.

I. Le mépris de soi-même professé par le christianisme.—La plus importante et la suprême erreur de la morale chrétienne, qui annule complètement la règle d'or, c'est l'exagération de l'amour du prochain aux dépens de l'amour de soi-même. Le christianisme combat et rejette en principe l'égoïsme et pourtant ce penchant de la nature est absolument indispensable à la conservation de l'individu; on peut même dire que l'altruisme, son contraire en apparence, n'est au fond qu'un égoïsme raffiné. Rien de grand, rien de sublime n'a jamais été accompli sans égoïsme et sans la passion qui nous rend capable des grands sacrifices. Seules les déviations de ces penchants sont répréhensibles. Parmi les préceptes chrétiens qui nous ont été inculqués dans la première jeunesse comme importants entre tous et dont, dans des millions de sermons, on nous fait admirer la beauté, se trouve cette phrase (Matth. 5, 44): «Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, implorez pour ceux qui vous offensent et vous poursuivent.» Ce précepte est d'un haut idéal, mais il est aussi contraire à la nature que dénué de valeur pratique. Saladin (op. cit. p. 205) dit excellemment: «Faire cela est injuste, quand bien même ce serait possible; et ce serait quand bien même impossible, au cas où ce serait juste.» Il en va de même de l'exhortation: «Si quelqu'un prend ta robe, donne lui aussi ton manteau»; c'est à dire, traduit en langage moderne: «Si quelque coquin sans conscience te vole la moitié de ta fortune, donne-lui encore l'autre moitié» ou bien, transposé en politique pratique: «Allemands à l'esprit simple, si les pieux Anglais, là-bas en Afrique, vous enlèvent l'une après l'autre vos nouvelles et précieuses colonies, donnez-leur, en outre, vos autres colonies—ou mieux encore; donnez-leur l'Allemagne par-dessus le marché!» Puisque nous touchons ici à la politique toute-puissante et tant admirée de l'Angleterre moderne, faisons remarquer, en passant, la contradiction flagrante de cette politique par rapport à toutes les doctrines fondamentales de la charité chrétienne, que cette grande nation, plus qu'aucune autre, a toujours à la bouche. D'ailleurs le contraste évident entre la morale recommandée idéale et altruiste, de l'homme isolé—et la morale réelle, purement égoïste, des sociétés humaines, et en particulier des états chrétiens civilisés, est un fait connu de tous. Il serait intéressant d'établir mathématiquement, à partir de quel nombre d'hommes réunis, l'idéal moral altruiste de toute personne prise isolément, se transforme en son contraire, en la «politique réelle» purement égoïste des états et des nations.

II. Le mépris du corps professé par le christianisme.—La foi chrétienne envisageant l'organisme humain d'un point de vue absolument dualiste et n'assignant à l'âme immortelle qu'un séjour passager dans le corps mortel, il est tout naturel que la première se soit vu assigner une bien plus haute valeur que le second. Il s'ensuit cette négligence des soins du corps, de l'éducation physique et des soins de propreté, par où le moyen-âge chrétien se distingue, fort à son désavantage, de l'antiquité classique et païenne. On ne rencontre pas, dans la doctrine chrétienne, ces préceptes sévères d'ablutions quotidiennes, de soins minutieux du corps que nous trouvons dans les religions mahométane, hindoue ou autres, non seulement établis théoriquement, mais encore pratiquement exécutés. L'idéal du pieux chrétien, dans beaucoup de cloîtres, c'est l'homme qui jamais ne se lave, ni ne s'habille soigneusement, qui ne change jamais son froc quand il sent mauvais, et qui, au lieu de travailler, passe paresseusement sa vie dans des prières sans pensée, des jeûnes ineptes, etc. Rappelons enfin comme de monstrueux excès de ce mépris du corps, les odieux exercices de pénitence des flagellants et autres ascètes.

III. Le mépris de la Nature professé par le christianisme.—Une quantité innombrable d'erreurs théoriques et de fautes pratiques, de grossièretés admises et de lacunes déplorables, prennent leur source dans le faux anthropisme du christianisme, dans la position exclusive qu'il assigne à l'homme en tant qu'«image de Dieu», par opposition à tout le reste de la Nature. Ceci a contribué à amener, non seulement un éloignement très préjudiciable à l'égard de notre merveilleuse mère, la «Nature», mais encore un regrettable mépris de notre part, pour les autres organismes. Le christianisme ignore ce louable amour des animaux, cette pitié envers les mammifères, nos proches et nos amis (les chiens, les chevaux, le bétail), qui font partie des lois morales de beaucoup d'autres religions et, avant tout, de celle qui est le plus répandue, du bouddhisme. Ceux qui ont habité longtemps le sud de l'Europe catholique, ont été souvent témoins de ces horribles tortures infligées aux animaux et qui éveillent en nous, leurs amis, la plus profonde pitié et le plus vif courroux; et s'il leur est arrivé de faire à ces barbares «chrétiens», des reproches de leur cruauté, on leur aura fait cette ridicule réponse: «Quoi, les animaux ne sont pourtant pas des chrétiens!» Cette erreur, malheureusement, a été confirmée par Descartes qui n'accordait qu'à l'homme une âme sentante et la refusait aux animaux. Le darwinisme nous enseigne que nous descendons directement des Primates et, si nous remontons plus loin, d'une série de mammifères, qui sont «nos frères»; la physiologie nous démontre que ces animaux possèdent les mêmes nerfs et les mêmes organes sensoriels que nous; qu'ils éprouvent du plaisir et de la douleur tout comme nous. Aucun naturaliste moniste, compatissant, ne se rendra jamais coupable envers les animaux, de ces mauvais traitements que leur inflige étourdiment le chrétien croyant qui, dans son délire anthropique des grandeurs, se considère comme l'«enfant du Dieu de l'amour.» En outre, le mépris radical de la nature prive le chrétien d'une foule des joies terrestres les plus nobles et avant tout de l'amour de la Nature, ce sentiment si beau et si élevé.

IV.—Le mépris de la civilisation, professé par le christianisme.—La doctrine du Christ faisant de la terre une vallée de larmes, de notre vie terrestre, sans valeur par elle-même, une simple préparation à la «vie éternelle» dans un au-delà meilleur, cette doctrine se trouvait logiquement amenée à exiger de l'homme qu'il renonce à tout bonheur en cette vie et qu'il fasse peu de cas de tous les biens terrestres qu'on demande à cette existence. Dans ces «biens terrestres», cependant, rentrent pour l'homme civilisé moderne, les innombrables secours de la chimie, de l'hygiène, des moyens de communication qui rendent, aujourd'hui, notre vie civilisée agréable et plaisante;—dans ces «biens terrestres» rentrent toutes les jouissances élevées des beaux-arts, de la musique, de la poésie, qui déjà pendant le moyen âge chrétien (et en dépit de ses principes) avaient atteint un brillant épanouissement et que nous apprécions si hautement, en tant que «biens idéals»;—dans ces «biens terrestres» rentrent enfin les inappréciables progrès de la science et surtout de la connaissance de la nature dont le développement inespéré permet à notre XIXe siècle d'être fier à juste titre. Tous ces «biens terrestres» d'une culture raffinée auxquels nous attachons la plus haute valeur dans notre conception moniste, sont, dans la doctrine chrétienne, sans valeur aucune, répréhensibles même en grande partie, et la morale chrétienne rigoureuse doit désapprouver la recherche de ces biens, juste autant que notre éthique humaniste l'approuve et la recommande. Le christianisme se montre donc encore, sur ce domaine pratique, hostile à la culture, et la lutte que la civilisation et la science moderne sont obligées de soutenir contre lui, est encore en ce sens la lutte pour la civilisation.

V.—Le mépris de la famille professé par le christianisme.—Un des points les plus déplorables de la morale chrétienne, c'est le peu de cas qu'elle fait de la vie de famille, c'est-à-dire de cette vie commune, conforme à la nature, partagée avec ceux qui nous sont le plus proches par le sang, et qui est aussi indispensable à l'homme normal qu'à tous les animaux supérieurs sociables. La «famille» passe à bon droit chez nous pour la «base de la société» et la vie de la famille honnête, pour la première condition d'une vie sociale florissante. Tout autre était l'opinion du Christ, dont le regard, dirigé vers l'«au-delà», faisait aussi peu de cas de la femme et de la famille que de tous les autres biens de «cette vie». Les évangiles ne nous disent que très peu de chose des rares points de contact du Christ avec ses parents ou ses frères et sœurs; ses rapports avec sa mère, Marie, n'étaient nullement aussi tendres et intimes que des milliers de beaux tableaux nous représentent les choses, embellies par la poésie; lui-même n'était pas marié. L'amour sexuel, qui est pourtant le premier fondement de la constitution de la famille, semblait plutôt à Jésus un mal nécessaire. Son apôtre le plus zélé, Paul, allait plus loin encore, quand il déclarait que ne pas se marier valait mieux que se marier: «Il est bon pour l'homme de ne point toucher une femme» (1 Corinth. 7, 1, 28-38). Si l'humanité suivait ce bon conseil, il est sûr qu'elle serait bientôt délivrée de toute souffrance et de toute douleur terrestre; par cette cure radicale, elle s'éteindrait dans l'espace d'un siècle.

VI.—Le mépris de la femme professé par le christianisme.—Le Christ lui-même n'ayant pas connu l'amour de la femme, ignora toujours personnellement ce délicat anoblissement de ce qui fait le fond de la nature humaine et qui ne jaillit que par une intime communauté de vie entre l'homme et la femme. Les rapports sexuels intimes, sur lesquels seuls repose la perpétuité de l'espèce humaine sont aussi importants pour l'amour élevé, que la pénétration intellectuelle des deux sexes et le complément réciproque que chacun des deux fournit à l'autre, tant dans les besoins pratiques de la vie quotidienne, que dans les fonctions idéales les plus élevées de l'activité psychique. Car l'homme et la femme sont deux organismes différents mais d'égale valeur, ayant chacun ses avantages et ses défectuosités. Plus la culture est allée se développant, plus a été reconnue cette valeur idéale de l'amour sexuel et plus est allée croissant l'estime pour la femme, surtout dans la race germanique; n'est-ce pas la source d'où ont jailli les plus belles fleurs de la poésie et de l'art? Ce point de vue, au contraire, est resté étranger au Christ, comme à presque toute l'antiquité; il partageait l'opinion généralement répandue en Orient, selon laquelle la femme est inférieure à l'homme et le commerce avec elle «impur». La nature offensée s'est terriblement vengée de ce mépris, dont les tristes conséquences, principalement dans l'histoire de la civilisation du moyen-âge papiste, sont inscrites en lettres de sang.

Morale papiste.—La merveilleuse hiérarchie du papisme romain, qui ne négligeait aucun moyen pour s'assurer la domination absolue des esprits, trouva un excellent instrument dans l'exploitation de cette idée d'«impureté» et dans la propagation de cette théorie ascétique que l'abstention de tout commerce avec la femme constituait en soi-même une vertu. Dès les premiers siècles après Jésus-Christ, beaucoup de prêtres s'abstinrent volontairement du mariage et bientôt la valeur présumée de ce célibat augmenta tellement qu'on le déclara obligatoire. L'immoralité qui, par suite, se propagea, est un fait universellement connu depuis les recherches récentes de l'histoire de la civilisation[64]. Dès le Moyen-Age, la séduction des femmes et des filles honnêtes par le clergé catholique (la confession jouait là un rôle important) était un sujet public de mécontentement; beaucoup de communautés insistaient pour que, dans le but d'éviter ces désordres, on permit aux «chastes» prêtres, le concubinat! C'est d'ailleurs ce qui se produisit, sous diverses formes, souvent fort romantiques. C'est ainsi, par exemple, que la loi canonique exigeant que la cuisinière du prêtre n'eût pas moins de quarante ans, fut très judicieusement «interprétée» en ce sens, que le chapelain prenait deux «cuisinières», l'une à la cure, l'autre dehors; si l'une avait 24 ans et l'autre 18, cela faisait en tout 42, c'est-à-dire 2 ans de plus qu'il n'était nécessaire. Pendant les conciles chrétiens, où les hérétiques incroyants étaient brûlés vifs, les cardinaux et les évêques assemblés festoyaient avec toute une troupe de filles de joie. Les désordres publics et privés du clergé catholique étaient devenus si impudents et constituaient un danger général si grand, que déjà avant Luther l'indignation était universelle et qu'on réclamait à grands cris une «Réforme de l'Eglise dans ses chefs et dans ses membres». On sait d'ailleurs que ces mœurs immorales existent aujourd'hui encore (quoique plus clandestines) dans les pays catholiques. Autrefois, on en revenait toujours, de temps à temps, à proposer la suppression définitive du célibat, par exemple dans les Chambres du Duché de Bade, de la Bavière, du Hesse, de la Saxe et d'autres pays. Malheureusement, jusqu'ici, cela a été en vain! Au Reichstag allemand, où le centre ultramontain propose aujourd'hui les moyens les plus ridicules pour éviter l'immoralité sexuelle, aucun parti ne pense encore à demander l'abolition du célibat dans l'intérêt de la morale publique. Le prétendu libéralisme et la social-démocratie utopiste briguent les faveurs de ce centre!

L'état civilisé moderne, qui ne doit pas seulement élever à un degré supérieur la vie pratique du peuple, mais aussi sa vie morale, a le droit et le devoir de faire cesser un état de choses si indigne et qui est nuisible à tous. Le célibat obligatoire du clergé catholique est aussi pernicieux et immoral que la confession auriculaire et le commerce des indulgences; ces trois institutions n'ont rien à voir avec le christianisme originel; toutes trois insultent à la pure morale chrétienne; toutes trois sont d'indignes inventions du papisme, combinées en vue de maintenir son absolue puissance sur les masses crédules et de les exploiter matériellement autant que possible.

La Némésis de l'histoire prononcera tôt ou tard, contre le papisme romain un châtiment terrible et les millions d'hommes à qui cette religion dégénérée aura enlevé les joies de la vie, serviront à lui porter, au XXe siècle, le coup mortel—du moins dans les véritables «états civilisés». On a récemment calculé que le nombre d'hommes ayant perdu la vie dans les persécutions papistes contre les hérétiques, pendant l'Inquisition, les guerres de religion, etc., s'élevait bien au-delà de dix millions. Mais que signifie ce nombre à coté de celui, dix fois plus grand, des malheureux qui sont devenus les victimes morales des règlements et de la domination des prêtres de l'Eglise chrétienne dégénérée,—à côté du nombre infini de ceux dont la haute vie intellectuelle a été tuée par cette religion, dont la conscience naïve a été torturée, la vie de famille brisée par elle? Vraiment, le mot de Goethe dans son superbe poème «La fiancée de Corinthe» est bien digne d'être médité:

«Des victimes tombent; ni l'agneau ni le taureau
Mais des victimes humaines, spectacle inouï

Etat et Eglise.—Dans la grande «lutte pour la civilisation» qui, par suite de ce triste état de choses, doit toujours être poursuivie, le premier but que l'on devrait se proposer devrait être la séparation complète de l'Eglise et de l'Etat. L'«Eglise libre» doit exister dans l'«Etat libre», c'est-à-dire toute Eglise doit être libre dans l'exercice de son culte et de ses cérémonies, de même que dans la construction de ses poèmes fantaisistes et de ses dogmes superstitieux—à la condition, cependant, qu'elle ne menace pas par là l'ordre public ni la moralité. Et alors le même droit doit régner pour tous! Les communautés libres et les sociétés religieuses monistes doivent être tolérées et laissées libres de leurs actes, tout comme les associations protestantes libérales ou les communautés ultramontaines orthodoxes. Mais, pour tous les «croyants» de ces confessions différentes, la religion doit rester chose privée; l'Etat ne doit que la surveiller et empêcher ses écarts, mais il ne doit ni l'opprimer ni la soutenir. Avant tout, les contribuables ne devraient pas être tenus de donner leur argent pour le maintien et la propagation d'une «croyance» étrangère, qui, d'après leur conviction sincère, n'est qu'une superstition funeste. Dans les Etats-Unis d'Amérique la «séparation complète de l'Eglise et de l'Etat» est, en ce sens, depuis longtemps réalisée et cela à la satisfaction de tous les intéressés. Cela a entraîné, dans ce pays, la séparation non moins importante de l'Eglise et de l'Ecole, raison capitale, incontestablement, du puissant essor que la science et la vie intellectuelle supérieure, en général, ont pris en ces derniers temps en Amérique.

Eglise et Ecole.—Il va de soi que l'abstention de l'Eglise dans les choses de l'Ecole, ne doit frapper que la confession, la forme spéciale de croyance que le cycle légendaire de chaque Eglise a constituée au cours du temps. Cet «enseignement confessionnel» est chose toute privée, c'est un devoir qui incombe aux parents ou aux tuteurs, ou bien aux prêtres et précepteurs en qui les premiers ont mis personnellement leur confiance. Mais à la place de la «confession» éliminée, il reste à l'école deux importants sujets d'enseignement: premièrement, la morale moniste et secondement, l'histoire comparée des religions. La nouvelle Esthétique moniste, édifiée sur le fondement solide de la connaissance moderne de la nature—et avant tout de la doctrine de l'évolution—a fourni matière, en ces trente dernières années, à une littérature très étudiée[65]. Notre nouvelle histoire comparée des religions se rattache, naturellement, à l'enseignement élémentaire, tel qu'il existe actuellement, de l'«histoire de la Bible» et de la mythologie de l'antiquité grecque et romaine. Tous deux restent, comme jusqu'à ce jour, des éléments essentiels dans l'éducation de l'esprit. Ce qui se comprend déjà par ce seul fait, que tout notre art plastique, domaine principal de notre Esthétique moniste, est intimement mêlé aux mythologies chrétienne, hellénique et romaine. Une différence essentielle sera seule introduite dans l'enseignement: c'est que les légendes et mythes chrétiens ne seront plus présentés comme des «vérités», mais comme des fantaisies poétiques, au même titre que les grecs et les romains; la haute valeur du contenu éthique et esthétique qu'ils renferment ne sera pas pour cela diminuée, mais accrue. Quant à la Bible, ce «Livre des livres», elle ne devrait être mise entre les mains des enfants que sous forme d'extraits soigneusement choisis (sous forme de «Bible scolaire»); on éviterait ainsi que l'imagination enfantine ne soit souillée des nombreuses histoires impures et récits immoraux dont l'Ancien Testament, en particulier, est si riche.

État et École.—Après que notre État civilisé moderne se sera délivré et l'École avec lui, des chaînes où l'Église les tenait esclaves, il ne pourra que mieux consacrer ses forces et ses soins à l'organisation de l'école. Nous avons d'autant mieux pris conscience de l'inappréciable valeur d'une bonne instruction, qu'au cours du XIXe siècle, toutes les branches de la culture sont allées se déployant plus richement et réalisant des progrès plus grandioses. Mais l'évolution des méthodes d'enseignement est loin d'avoir marché du même pas. La nécessité d'une réforme scolaire générale se fait sentir à nous toujours plus vive. Sur cette grave question également on a beaucoup écrit au cours de ces quarante dernières années. Nous nous contenterons de relever quelques-uns des points de vue généraux qui nous ont paru les plus importants: 1o dans l'enseignement tel qu'on l'a donné jusqu'à nos jours, c'est l'homme qui a joué le rôle principal et en particulier l'étude grammaticale de sa langue; l'étude de la Nature a été complètement négligée; 2o dans l'école moderne, la nature deviendra l'objet principal des études; l'homme devra se faire une idée juste du monde dans lequel il vit; il ne devra pas rester en dehors de la Nature ou en opposition avec elle, mais il devra s'apparaître comme son produit le plus élevé et le plus noble; 3o l'étude des langues classiques (latin et grec) qui a absorbé jusqu'ici la plus grande partie du temps et du travail des élèves, demeure sans doute précieuse mais doit être fort restreinte et réduite aux éléments (le grec facultatif, le latin obligatoire); 4o il n'en faudra cultiver que plus, dans toutes les écoles supérieures, les langues modernes des peuples civilisés (l'anglais et le français obligatoires, mais l'italien facultatif); 5o l'enseignement de l'histoire doit s'attacher davantage à la vie intellectuelle, à la civilisation intérieure et moins à l'histoire extérieure des peuples (sort des dynasties, guerres, etc.); 6o les grands traits de la doctrine de l'évolution doivent être enseignés conjointement avec ceux de la cosmologie, la géologie en même temps que la géographie, l'anthropologie avec la biologie; 7o les grands traits de la biologie doivent être possédés par tout homme instruit; «l'enseignement de la contemplation» moderne favorise l'attrayante initiation aux sciences biologiques (anthropologie, zoologie, botanique). Au commencement, on partira de la systématique descriptive (simultanément avec l'œcologie ou bionomie), plus tard, on y ajoutera des éléments d'anatomie et de physiologie; 8o en outre tout homme instruit devra connaître les grands points de la physique et de la chimie, de même que leur validation exacte par les mathématiques; 9o tout élève devra apprendre à bien dessiner et à le faire d'après nature; si possible il peindra aussi à l'aquarelle. Les esquisses de dessins et d'aquarelles d'après nature (de fleurs, d'animaux, de paysages, de nuages, etc.), éveillent non seulement l'intérêt pour la Nature et conservent le souvenir du plaisir éprouvé à la contempler, mais, en outre, ce n'est que comme cela que les élèves apprennent à bien voir et à comprendre ce qu'ils ont vu; 10o on devra consacrer beaucoup plus de soin et de temps qu'on ne l'a fait jusqu'ici à l'éducation corporelle, à la gymnastique et à la natation; il y aura avantage à faire chaque semaine, des promenades en commun et à entreprendre chaque année, pendant les vacances, plusieurs voyages à pied; la leçon de contemplation, qui s'offrira dans ces circonstances, aura la plus grande valeur.

Le but principal de la culture supérieure donnée dans les écoles est resté jusqu'à ce jour, dans la plupart des États civilisés, la préparation à la profession ultérieure, l'acquisition d'une certaine dose de connaissances et le dressage aux devoirs de citoyen. L'école du XXe siècle, au contraire, poursuivra comme but principal, le développement de la pensée indépendante, la claire compréhension des choses acquises et la découverte de l'enchaînement naturel des phénomènes. Puisque l'état civilisé moderne reconnaît à tout citoyen un droit égal à l'éligibilité, il doit aussi lui fournir les moyens, par une bonne préparation donnée à l'école, de développer son intelligence afin que chacun l'emploie raisonnablement pour le plus grand bien de tous.

Opposition des principes fondamentaux
DANS LE DOMAINE DE LA PHILOSOPHIE MONISTE
ET DANS CELUI DE LA PHILOSOPHIE DUALISTE

1. Monisme (Conception unitaire): Le monde corporel matériel et le monde spirituel immatériel forment un Univers unique, inséparable et qui comprend tout. 1. Dualisme (Conception dualiste): Lemonde corporel matériel et le monde spirituel immatériel forment deux domaines complètement distincts (complètement indépendants l'un de l'autre).
2. Panthéisme (et Athéisme), Deus intramundanus: Le monde et Dieu sont une seule substance (la matière et l'énergie sont des attributs inséparables). 2. Théisme (et Déisme), Deus extramundanus: Dieu et le monde sont deux substances distinctes (la matière et l'énergie ne sont que partiellement unies).
3. Génétisme (Evolutionnisme), Théorie de l'évolution: Le Cosmos (Univers) est éternel et infini, n'a jamais été créé et évolue d'après des lois naturelles éternelles. 3. Créatisme (Démiurgique), Théorie de la création: Le Cosmos (Universum) n'est ni éternel, ni infini, mais a été tiré une fois (ou plusieurs fois) du néant par Dieu.
4. Naturalisme (et Rationalisme): La loi de substance (conservation de la matière et de l'énergie) régit tous les phénomènes sans exception; tout se ramène à des choses naturelles. 4. Supranaturalisme (et Mysticisme): La loi de substance ne régit qu'une partie de la nature; les phénomènes de la vie intellectuelle en sont indépendants et sont surnaturels.
5. Mécanisme (et Hylozoïsme): Il n'existe pas de force vitale spéciale qui puisse se poser indépendante en face des forces physiques et chimiques. 5. Vitalisme (et Théologie): La force vitale (vis vitalis) agit dans la nature organique conformément à un but, indépendante des forces physiques et chimiques.
6. Thanatisme (Croyance en la mortalité): L'âme de l'homme n'est pas une substance indépendante, immortelle, mais elle est issue, par des voies naturelles, de l'âme animale: c'est un complexus de fonctions cérébrales. 6. Athanisme (Croyance en l'immortalité): L'âme de l'homme est une substance indépendante, immortelle, créée par une voie surnaturelle, partiellement ou complètement indépendante des fonctions cérébrales.

CHAPITRE XX
Solution des énigmes de l'Univers.

Coup d'œil rétrospectif sur les progrès de la connaissance scientifique de l'Univers au XIXe siècle.—Réponses données aux énigmes de l'Univers par la philosophie naturelle moniste.

Vaste Univers et longue vie,
Effort sincère poursuivi pendant de nombreuses années
Toujours scruté, toujours fondé
Jamais achevé, souvent arrondi;
L'ancien conservé fidèlement,
Le nouveau amicalement accueilli...
L'esprit serein, le but noble
Allons! On avancera bien un peu!
Gœthe.

SOMMAIRE DU CHAPITRE XX

Coup d'œil rétrospectif sur les progrès du XIXe siècle vers la solution des énigmes de l'Univers.—I. Progrès de l'astronomie et de la cosmologie. Unité physique et chimique de l'Univers.—Métamorphose du Cosmos.—Evolution des systèmes planétaires.—Analogie des processus phylogénétiques sur la Terre et dans les autres planètes.—Habitants organiques des autres corps célestes.—Alternance périodique des formations cosmiques.—II. Progrès de la géologie et de la paléontologie.—Neptunisme et vulcanisme.—Théorie de la continuité.—III. Progrès de la physique et de la chimie.—IV. Progrès de la biologie.—Théorie cellulaire et théorie de la descendance.—V. Anthropologie.—Origine de l'homme.—Considérations générales finales.

LITTÉRATURE

W. Gœthe.Faust. Dieu et le Monde. Prométhée. Sur les Sciences naturelles en général.

Alex. Humboldt.Kosmos. Entwurf einer physischen Weltbeschreibung.

Carus Sterne (E. Krause).Werden und Vergehen. (4te Aufl. Berlin, 1899.)

W. Bölsche.Entwickelungsgeschichte der Natur. (2 Bde. 1896.)

G. Hart.Der neue Gott. Ein Ausblick auf das neue Jahrhundert (Leipzig, 1899).

G. G. Vogt.Entstehen und Vergehen der Welt auf Grund eines einheitlichen Substanz-Begriffes (2te Aufl. Leipzig, 1897).

G. Spicker.Der Kampf zweier Weltanschauungen. Eine Kritik der alten und neuesten Philosophie, mit Einschluss der christlichen Offenbarung (Stuttgart, 1898).

L. Büchner.An Sterbelager des Jahrhunderts. Blicke eines freien Denkers aus der Zeit in Die Zeit (1898).

E. Haeckel.Histoire de la Création naturelle (Trad. Letourneau).

Parvenus au terme de nos études philosophiques sur les Enigmes de l'Univers, nous pouvons avec confiance tenter de répondre à cette grave question: Dans quelle mesure nous sommes-nous approchés de leur solution? Que valent les progrès inouïs qu'a faits le XIXe siècle finissant dans la véritable connaissance de la nature? Et quels horizons nous entr'ouvrent-ils pour l'avenir, pour le développement ultérieur de notre conception du monde, pendant le XXe siècle au seuil duquel nous sommes parvenus? Tout penseur non prévenu, qui aura pu suivre quelque peu les progrès réels de nos connaissances empiriques et l'interprétation que nous en avons donnée à la lumière d'une philosophie unitaire, partagera notre opinion: le XIXe siècle a accompli dans la connaissance de la nature et dans la compréhension de son essence, de plus grands progrès que tous les siècles antérieurs; il a résolu beaucoup et d'importantes «énigmes de l'Univers» qui, à son aurore, passaient pour insolubles; il nous a dévoilé, dans la Science et dans la connaissance, de nouveaux domaines, dont l'homme ne soupçonnait pas l'existence il y a cent ans. Avant tout, il a mis nettement devant nos yeux le but élevé de la Cosmologie moniste et nous a montré le chemin qui seul nous en rapprochera, le chemin de l'étude exacte, empirique des faits et de la connaissance génétique, critique de leurs causes. La grande loi abstraite de la causalité mécanique dont notre loi cosmologique fondamentale, la loi de substance, n'est qu'une autre expression concrète, régit maintenant l'Univers aussi bien que l'esprit humain; elle est devenue l'étoile conductrice sûre et fixe, dont la claire lumière nous indique la route à travers l'obscur labyrinthe des innombrables phénomènes isolés. Pour nous en convaincre, nous allons jeter un rapide coup d'œil rétrospectif sur les étonnants progrès qu'ont faits, en ce mémorable siècle, les branches principales des Sciences Naturelles.

I. Progrès de l'astronomie.—La Science du Ciel est la plus ancienne, comme celle de l'homme la plus récente des Sciences naturelles. L'homme n'a appris à connaître et lui-même et sa propre essence, avec une entière clarté que dans la seconde moitié de notre siècle, tandis qu'il possédait déjà sur le Ciel étoilé, le mouvement des planètes, etc., des connaissances merveilleuses, depuis plus de quatre mille cinq cents ans. Les anciens Chinois, Indiens, Egyptiens et Chaldéens, dans leur lointain Orient, connaissaient dès lors mieux l'astronomie des sphères que la plupart des chrétiens «cultivés» de l'Occident quatre mille ans plus tard. Déjà en l'an 2697 avant Jésus-Christ, en Chine, une éclipse de soleil avait été observée astronomiquement et onze cents ans avant Jésus-Christ, au moyen d'un gnomon, l'inclinaison de l'écliptique déterminée, tandis que le Christ lui-même (le «fils de Dieu») n'avait, comme on sait, aucune connaissance astronomique mais jugeait, au contraire, le Ciel et la Terre, la Nature et l'homme du point de vue géocentrique et anthropocentrique le plus étroit. On considère d'ordinaire, et à bon droit, comme le plus grand des progrès accomplis en astronomie, le système héliocentrique du monde de Copernic, dont l'ouvrage grandiose: De revolutionibus orbium cœlestium provoqua à son tour la plus grande révolution dans les têtes pensantes. En même temps qu'il renversait le système géocentrique du monde, admis depuis Ptolémée, il supprimait tout point d'appui à la pure conception chrétienne, qui faisait de la terre le centre du monde et de l'homme un souverain semblable à Dieu. Il est donc logique que le clergé chrétien, et à sa tête le pape de Rome, aient attaqué avec la dernière violence la récente et inappréciable découverte de Copernic. Cependant elle se fraya bientôt un chemin, après que Kepler et Galilée eurent fondé sur elle la vraie «mécanique céleste» et que Newton lui eût donné, par sa théorie de la gravitation, une base mathématique inébranlable (1686).

Un autre progrès immense, embrassant tout l'Univers, fut l'introduction de l'idée d'évolution en astronomie; ce progrès fut accompli en 1755 par Kant, alors très jeune encore, et qui, dans sa hardie Histoire naturelle générale et Théorie du Ciel entreprit de traiter d'après les principes de Newton, non seulement de la composition, mais encore de l'origine mécanique du système cosmique tout entier. Grâce au grandiose Système du monde, de Laplace, qui était arrivé, indépendamment de Kant, aux mêmes idées sur la formation du monde,—cette nouvelle Mécanique céleste fut fondée en 1796 et si solidement établie qu'on eût pu croire que notre XIXe siècle ne pourrait rien apporter d'essentiellement nouveau dans ce département de la connaissance, qui eût une importance égale. Et pourtant il reste à notre siècle la gloire d'avoir, ici aussi, frayé des voies toutes nouvelles et d'avoir étendu infiniment, dans l'Univers, la portée de nos regards. Par la découverte de la photographie et de la photométrie, mais surtout de l'analyse spectrale (par Bunsen et Kirchhoff, 1860) la physique et la chimie ont pénétré dans l'astronomie et par là nous avons acquis des données cosmologiques d'une immense portée. Il en ressort cette fois, avec certitude, que la matière est la même dans tout l'Univers et que ses propriétés physiques et chimiques ne sont pas différentes, dans les étoiles les plus éloignées, de ce qu'elles sont sur notre terre.

La conviction moniste de l'unité physique et chimique du Cosmos infini, que nous avons acquise ainsi, est certainement une des connaissances générales les plus précieuses dont nous soyons redevables à l'Astrophysique, cette branche récente de l'astronomie dans laquelle s'est illustré, en particulier, F. Zollner[66]. Une autre connaissance, non moins importante et acquise à l'aide de la précédente, c'est celle de ce fait que les mêmes lois d'évolution mécanique qui gouvernent notre terre valent encore partout dans l'Univers infini. Une puissante métamorphose du Cosmos embrassant tout s'accomplit sans interruption dans toutes les parties de l'Univers aussi bien dans l'histoire géologique de notre terre, aussi bien dans l'histoire généalogique de ses habitants que dans l'histoire des peuples et dans la vie de chaque homme en particulier. Dans une partie du Cosmos, nous découvrons, avec nos télescopes perfectionnés, d'énormes nébuleuses faites de masses gazeuses, incandescentes, infiniment subtiles; nous les tenons pour les germes de corps célestes éloignés de milliards de milles et que nous concevons être au premier stade de leur évolution. Dans une partie de ces «germes stellaires», les éléments chimiques ne sont probablement pas encore séparés, mais réunis, à une température extraordinairement élevée, évaluée à plusieurs millions de degrés, en un élément primordial (Prothyl); peut-être même la substance primordiale n'est-elle ici, en partie, pas encore différenciée en «masse» et «éther». Dans d'autres parties de l'Univers, nous trouvons des étoiles qui sont déjà, par suite de refroidissement, à l'état de liquide brûlant, d'autres qui sont déjà congelées; nous pouvons déterminer approximativement leurs stades respectifs d'évolution d'après leurs différentes couleurs. Nous voyons, en outre, des étoiles qui sont entourées d'aréoles et de lunes, comme notre Saturne; nous reconnaissons, dans le brillant anneau nébuleux, le germe d'une nouvelle lune qui s'est détachée de la planète mère, comme celle-ci du soleil.

Pour beaucoup d'«étoiles fixes», dont la lumière met des milliers d'années à nous parvenir, nous pouvons admettre avec certitude, que ce sont des soleils, pareils à notre Père Soleil et qu'ils sont entourés de planètes et de lunes, pareils à ceux de notre propre système solaire. Nous pouvons, en outre, présumer que des milliers de ces planètes se trouvent à peu près au même degré d'évolution que notre terre, c'est-à-dire à un âge où la température de la superficie varie entre le degré de congélation et le degré d'ébullition de l'eau, c'est-à-dire où l'eau peut exister à l'état de gouttes liquides. Il devient par suite possible à l'acide carbonique, ici comme sur la terre, de former avec les autres éléments des combinaisons très complexes et parmi ces composés azotés peut se développer le plasma, cette merveilleuse substance vivante, que nous avons reconnu concentrer en elle seule toutes les propriétés de la vie organique.

Les Monères (par exemple les Chromacées et les Bactéries) constituées exclusivement par ce protoplasma primitif et qui proviennent, par génération spontanée (Archigonie) de ces nitrocarbonates inorganiques, peuvent avoir suivi, sur beaucoup d'autres planètes, la marche évolutive qu'elles ont suivie sur la nôtre; tout d'abord se sont constituées, par la différenciation de leurs corps plasmique homogène en un noyau (Karyon) interne et un corps cellulaire (Cytosoma) externe, les plus simples des cellules vivantes. Mais l'analogie qui se retrouve dans la vie de toutes les cellules—aussi bien des cellules végétales plasmodomes que des cellules animales plasmophages—nous autorise à conclure que la suite de l'histoire généalogique est encore la même dans beaucoup d'astres que sur notre terre,—naturellement en présupposant les mêmes étroites limites de température, celles dans lesquelles l'eau reste à l'état de gouttes liquides; pour les corps célestes à l'état de liquide brûlant, où l'eau est à l'état de vapeur et pour les corps congelés, où elle est à l'état de glace, la vie organique y est chose impossible.

L'analogie de la phylogénie, cette analogie dans l'évolution généalogique, que nous pouvons par suite admettre pour beaucoup d'astres parvenus au même stade d'évolution biogénétique, offre naturellement à l'imagination créatrice, un vaste champ de spéculations attrayantes. Un de ses sujets de prédilection, depuis longtemps, c'est la question de savoir si des hommes ou des organismes analogues, peut-être supérieurs à nous, habitent d'autres planètes? Parmi les nombreux ouvrages qui essaient de répondre à cette question pendante, ceux de l'astronome parisien, C. Flammarion, en particulier, ont trouvé récemment des lecteurs nombreux: ils se distinguent par la richesse de la fantaisie et la vivacité des peintures en même temps que par une regrettable insuffisance de critique et de connaissances biologiques. Dans la mesure où nous pouvons, à l'heure actuelle, répondre à cette question, nous pouvons nous représenter les choses à peu près ainsi qu'il suit: I. Il est très vraisemblable que sur quelques planètes de notre système (Mars et Vénus) et sur beaucoup de planètes d'autres systèmes solaires, le processus biogénétique est le même que sur notre terre; tout d'abord se sont produites, par archigonie, des monères simples, lesquelles ont donné naissance à des protistes monocellulaires (d'abord les plantes primitives plasmodomes, plus tard les animaux primitifs, plasmophages). II. Il est très vraisemblable qu'au cours ultérieur de l'évolution, ces protistes monocellulaires ont constitué d'abord des colonies cellulaires, sociales (Cénobies), plus tard des plantes et des animaux à tissus (Métaphytes et Métazoaires). III. Il est encore très vraisemblable que, dans le règne végétal, sont apparus d'abord les Tallophytes (algues et champignons), puis les diaphytes (mousses et fougères), enfin les autophytes (les plantes phanérogames, gymnospermes et angiospermes). IV. Il est vraisemblable, de même, que dans le règne animal également, le processus biogénétique a suivi une marche analogue, que des Blastéadés (Catallactes) ont évolué d'abord les Gastréadés, puis de ceux-ci, les animaux inférieurs (Célentérés) et plus tard les animaux supérieurs (Célomariés). V. Il est très douteux, par contre, que les groupes distincts d'animaux supérieurs (comme de plantes supérieures) parcourent, dans d'autres planètes, une marche évolutive analogue à celle qu'ils parcourent sur notre terre. VI. En particulier, il est fort peu certain que des vertébrés existent en dehors de la terre et que, par suite de leur métamorphose phylétique, au cours de millions d'années, des mammifères soient apparus et l'homme à leur tête, comme cela a eu lieu sur la terre; il faudrait alors que des millions de transformations se soient répétées en d'autres planètes, exactement comme ici-bas. VII. Il est au contraire, bien plus vraisemblable qu'il s'y est développé d'autres types de plantes et d'animaux supérieurs, étrangers à notre terre, peut être aussi provenant d'une souche animale supérieure aux vertébrés par sa capacité plastique, des êtres supérieurs, dépassant de beaucoup les hommes terrestres en intelligence et en force de pensée. VIII. La possibilité que nous entrions jamais en contact direct avec ces habitants des autres planètes semble exclue par la grande distance qui sépare notre terre des autres corps célestes et par l'absence de l'air atmosphérique indispensable, dans l'inter-espace que remplit seul l'éther.

Tandis que beaucoup d'astres en sont, probablement, au même stade d'évolution biogénétique que notre terre (depuis au moins cent millions d'années), d'autres sont déjà plus avancés et s'approchent, dans leur «vieillesse planétaire» de leur fin, de la même fin qui attend sûrement notre terre. Grâce au rayonnement de la chaleur dans le froid espace cosmique, la température, peu à peu, s'abaisse tellement que toute l'eau liquide se congèle en glace; par là cesse la possibilité de la vie organique. En même temps, la masse des corps célestes en rotation se contracte toujours davantage; la rapidité de leur révolution circulaire se modifie lentement. Les orbites des planètes en rotation se font de plus en plus étroits, de même que ceux des lunes qui les entourent. Finalement les lunes se précipitent dans les planètes, celles-ci dans les soleils qui les ont engendrées. Ce choc général produit à nouveau des quantités énormes de chaleur. La masse des corps célestes réduits en poussière par la collision se répand librement dans l'espace infini et le jeu éternel des formations solaires recommence à nouveau.

Le tableau grandiose que l'astrophysique moderne déroule ainsi devant les yeux de notre esprit nous révèle une éternelle apparition et disparition des innombrables corps célestes, une alternance périodique des conditions cosmogénétiques différentes que nous observons l'une après l'autre dans l'Univers. Tandis qu'en un point de l'espace infini, sort d'une nébuleuse diffuse un nouveau germe de monde, un autre genre, en un point très éloigné, s'est déjà condensé en une masse d'une matière liquide et brûlante, animée d'un mouvement circulaire; de l'équateur d'un autre, ont déjà été projetés des aréoles qui se pelotonnent en planètes; un quatrième est déjà devenu un soleil puissant, dont les planètes se sont entourées de trabants secondaires, etc. Et au milieu de tout cela, dans l'espace cosmique, des milliards de corps célestes plus petits, de météorites et d'étoiles filantes, s'agitent en tous sens, en apparence sans loi et pareils à des vagabonds qui coupent l'orbite des plus grands et dont chaque jour une grande partie se précipitent dans ceux-là. En outre, les temps de révolution et les orbites des corps célestes qui se pourchassent, se modifient lentement et continuellement. Les lunes refroidies se précipitent dans leurs planètes comme celles-ci dans leurs soleils. Deux soleils éloignés l'un de l'autre, peut-être déjà congelés, s'entrechoquent avec une force inouïe et s'éparpillent en poussière, formant une masse nébuleuse. Ils dégagent, par là, de si colossales quantités de chaleur que la nébuleuse redevient incandescente et le vieux jeu recommence à nouveau. Dans ce «perpetuum mobile», cependant, la substance infinie de l'Univers, la somme de sa matière et de son énergie demeure éternellement invariable et ainsi se répète éternellement dans le temps infini l'alternance périodique des formations cosmiques, la Métamorphose du Cosmos revenant éternellement sur elle-même. Toute-puissante, la loi de substance exerce partout son empire.

II. Progrès de la géologie.—La terre et le problème de son apparition ne sont devenus des objets de recherche scientifique que bien après le Ciel. Les nombreuses cosmogénies de l'antiquité et des temps modernes prétendaient, il est vrai, nous renseigner sur l'apparition de la terre aussi bien que sur celle du ciel; mais le vêtement mythologique dont elles s'enveloppaient, les unes et les autres, trahissait de suite qu'elles tiraient leur origine de l'imagination poétique. Parmi toutes les nombreuses légendes relatives à la Création et que nous font connaître l'histoire des religions et celle de la civilisation, une seule a bientôt conquis la priorité sur toutes les autres: c'est l'histoire de la création de Moïse telle qu'elle est racontée dans le premier livre du Pentateuque (Genèse). Elle n'est apparue, sous sa forme actuelle, que longtemps après la mort de Moïse (probablement pas moins de huit cents ans après); mais ses sources sont en grande partie plus anciennes et remontent aux légendes assyriennes, babyloniennes et indiennes. Cette légende de la création judaïque prit la plus grande influence par ce fait qu'elle passa dans la profession de foi chrétienne et fut vénérée comme la «parole de Dieu». Il est vrai que 500 ans déjà avant J.-C., les philosophes naturalistes grecs avaient expliqué la formation naturelle de la terre de la même manière que celle des autres corps célestes. Dès cette époque, également, Xénophane de Colophon avait déjà reconnu la vraie nature des pétrifications, qui prirent plus tard une si grande importance.

Le grand peintre Léonard de Vinci avait, de même, au XVe siècle, déclaré que ces pétrifications étaient des restes fossiles d'animaux ayant vécu à des époques antérieures de l'histoire de la terre. Mais l'autorité de la Bible et en particulier le Mythe du déluge, empêchaient tout progrès dans la connaissance des faits réels et faisaient tant que les légendes mosaïques, relatives à la Création, ont eu cours jusqu'au milieu du siècle dernier. Dans le cercle de la théologie orthodoxe, elles sont encore admises aujourd'hui. Ce n'est que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que commencèrent, indépendamment de ces légendes, des recherches scientifiques sur la structure de l'écorce terrestre et que des conclusions s'en déduisirent relativement à la formation de cette planète. Le fondateur de la géognosie, Werner de Freiberg, faisait provenir toutes les roches de l'eau, tandis que Voigt et Hutton (1788) reconnaissaient très justement que seules les roches sédimentaires, charriant des fossiles, avaient cette origine, tandis que les masses montagneuses vulcaniennes et plutoniennes s'étaient constituées par la congélation de masses ignées liquides.

La lutte ardente qui s'ensuivit entre l'école neptunienne et la plutonienne durait encore pendant les trente premières années du siècle; elle ne s'apaisa qu'après que C. Hoff eût posé le principe de l'actualisme (1822) et que Ch. Lyell l'eût soutenu avec le plus grand succès, quant à l'évolution naturelle tout entière de la terre. Par ses Principes de géologie (1830) la théorie essentiellement importante de la Continuité de la transformation de la terre était définitivement reconnue et triomphait de la théorie opposée, celle des catastrophes de Cuvier[67]. La paléontologie, que ce dernier avait fondée par son ouvrage sur les ossements fossiles (1812), devint bientôt l'auxiliaire important de la géologie et dès le milieu de notre siècle celle-ci était si avancée que les périodes principales de l'histoire de la terre et de ses Habitants étaient établies. On reconnaissait dès lors, dans la mince couche qui forme l'écorce terrestre, la croûte formée par la solidification de la planète en fusion, dont le refroidissement et la contraction se continuent, lentement, mais sans interruption. Le plissement de l'écorce solidifiée, la «réaction de l'intérieur de la terre, à l'état de fusion, contre la surface refroidie», et avant tout, l'activité géologique ininterrompue de l'eau, sont les causes naturelles efficientes qui travaillent journellement à la lente transformation de l'écorce terrestre et de ses montagnes.

Trois résultats de la plus haute importance et d'une portée générale sont dus aux progrès merveilleux de la géologie moderne. D'abord, grâce à eux, ont été exclus de l'histoire de la terre tous les miracles, toutes les causes surnaturelles qui venaient expliquer l'édification des montagnes et la transformation des continents. En second lieu, notre idée de la longueur des espaces de temps inouïs écoulés depuis leur formation, s'est considérablement élargie. Nous savons maintenant que les masses de montagnes immenses des formations paléozoïque, mésozoïque et cénozoïque ont exigé pour se constituer, non pas des milliers d'années, mais des millions d'années (bien au-delà de cent). En troisième lieu, nous savons aujourd'hui que les nombreux fossiles compris dans ces formations, ne sont pas de merveilleux «jeux de la nature», comme on le croyait encore il y a cent cinquante ans, mais les restes pétrifiés d'organismes, ayant réellement vécu à des époques antérieures de l'histoire de la terre, résultats eux-mêmes d'une lente transformation dans la série des ancêtres disparus.

III. Progrès de la physique et de la chimie.—Les innombrables et importantes découvertes que ces sciences fondamentales ont faites au XIXe siècle sont si connues et leurs applications pratiques dans toutes les branches de la civilisation humaine sont si évidentes à tous les yeux, que nous n'avons pas besoin d'y insister ici en détail. Avant tout, l'emploi de la vapeur et de l'électricité ont imprimé à notre siècle le «sceau» caractéristique du «machinisme». Mais les progrès colossaux de la chimie, organique et inorganique, ne sont pas moins précieux. Toutes les branches de notre civilisation moderne: la médecine et la technologie, l'industrie et l'agriculture, l'exploitation des mines et des forêts, le transport par terre et par mer ont reçu, grâce à ces progrès, une telle impulsion au cours du XIXe siècle, surtout de sa seconde moitié, que nos grands-pères du XVIIIe siècle ne se reconnaîtraient plus et seraient dépaysés dans notre civilisation. Mais un progrès plus précieux encore et d'une plus haute portée, c'est l'extension inouïe qu'a prise notre connaissance théorique de la nature et dont nous sommes redevables à la loi de substance. Après que Lavoisier (1789) eût posé la loi de la conservation de la matière et que Dalton (1808), grâce à cette loi, eût renouvelé la théorie atomique, la chimie moderne trouva grande ouverte la voie dans laquelle elle prit, par une course rapide et victorieuse, une importance insoupçonnée jusqu'alors. On en peut dire autant de la physique, au sujet de la loi de la conservation de l'énergie. La découverte de cette loi par R. Mayer (1842) et H. Helmholz (1847), marque également pour cette science une nouvelle période de fécond développement. Car c'est seulement à partir de cette date que la physique a été en état de saisir l'unité universelle des forces de la nature et le jeu éternel des processus innombrables par lesquels, à chaque instant, une force peut se transformer en une autre.

IV. Progrès de la biologie.—Les grandioses découvertes, si importantes pour toute notre conception de l'Univers, qu'ont faites en notre XIXe siècle l'astronomie et la géologie, sont encore bien surpassées par celles de la biologie; nous pouvons même dire que, pour toutes les nombreuses branches dans lesquelles cette vaste science de la vie organique a pris en ces derniers temps une telle extension, la plus grande partie des progrès n'ont été accomplis qu'au XIXe siècle. Ainsi que nous l'avons vu au commencement de cet ouvrage, toutes les parties différentes de l'anatomie et de la physiologie, de la botanique et de la zoologie, de l'ontogénie et de la phylogénie, se sont tellement enrichies, grâce aux innombrables découvertes et inventions de notre siècle, que l'état actuel de nos connaissances biologiques est multiple de ce qu'il était il y a cent ans. Cela est vrai, d'abord, quantitativement, de la croissance colossale de notre connaissance positive, dans toutes les sciences et dans toutes leurs subdivisions. Mais cela est vrai aussi, et plus encore, qualitativement, de la compréhension plus approfondie des phénomènes biologiques, de la connaissance de leurs causes efficientes. C'est là que Ch. Darwin s'est conquis, avant tout autre, les palmes de la gloire (1859); il a résolu, par la théorie de la sélection, la grande énigme de la «création organique», de l'origine naturelle des nombreuses formes de vie, par une transformation graduelle. Cinquante ans auparavant, il est vrai (1809), le grand Lamarck avait déjà reconnu que le moyen de cette transformation était l'influence réciproque de l'hérédité et de l'adaptation, mais il lui manquait encore le principe de la sélection et il lui manquait surtout une connaissance plus approfondie de l'essence véritable de l'organisation, ce qui n'a été acquis que plus tard, lorsque furent fondées l'embryologie et la théorie cellulaire. En réunissant les résultats généraux de ces disciplines et d'autres encore et après avoir trouvé dans la phylogénie des organismes la clef qui nous en fournissait une explication unitaire, nous sommes parvenus à fonder cette biologie moniste dont j'ai essayé de poser les principes (1866) dans ma Morphologie générale.

V. Progrès de l'anthropologie.—Au-dessus de toutes les autres sciences se place en un certain sens, la véritable Science de l'homme, la vraie anthropologie rationnelle. Le mot du sage antique: Homme, connais-toi toi-même (homo, nosce te ipsum) et cette autre parole célèbre: L'homme est la mesure de toutes choses, ont été de tous temps reconnus et appliqués. Et pourtant cette science—prise en son acception la plus large—a langui plus longtemps que toutes les autres, dans les chaînes de la tradition et de la superstition. Nous avons vu, au commencement de ce livre, combien la connaissance de l'organisme humain s'était développée lentement et tardivement. Une de ses branches les plus importantes, l'embryologie, n'a été définitivement fondée qu'en 1828 (par Baer) et une autre, non moins importante, la théorie cellulaire, en 1838 seulement (par Schwann). Et ce n'est que plus tard encore qu'a été résolue la «question des questions», la colossale énigme de l'origine de l'homme. Bien que, dès 1809, Lamarck ait montré l'unique route qui pouvait conduire à résoudre heureusement cette énigme et qu'il ait affirmé que «l'homme descend du singe», ce n'est que cinquante ans plus tard que Darwin réussit à démontrer cette affirmation, et ce n'est qu'en 1863 qu'Huxley, dans ses Preuves de la place de l' homme dans la Nature, en rassembla les démonstrations les plus convaincantes. J'ai moi-même, alors, dans mon Anthropogénie (1874), essayé pour la première fois de retracer, dans son enchaînement historique, toute la série d'ancêtres par lesquels, au cours de millions d'années, notre race a lentement évolué du règne animal.

Considérations finales

Le nombre des énigmes de l'Univers, grâce aux progrès que nous venons de retracer et qui se sont accomplis de la connaissance de la nature au cours du XIXe siècle,—s'est considérablement réduit; il se ramène finalement à une seule énigme universelle, embrassant tout, au problème de la substance. Qu'est donc proprement, au plus profond de son essence, cette toute puissante merveille de l'Univers que le naturaliste réaliste glorifie sous le nom de Nature ou d'Univers, le philosophe idéaliste en tant que substance ou cosmos, et le dévot croyant comme créateur ou Dieu? Pouvons-nous affirmer aujourd'hui que les merveilleux progrès de notre cosmologie moderne aient résolu cette «Enigme de la substance», ou même simplement, qu'ils nous aient rapprochés beaucoup de cette solution?

La réponse à cette question finale différera naturellement beaucoup d'après le point de vue du philosophe qui la posera et d'après les connaissances empiriques qu'il possèdera du monde réel. Nous accordons tout de suite que, quant à l'essence intime de la nature, elle nous est aussi étrangère, nous demeure aussi incompréhensible qu'elle pouvait l'être à Anaximandre ou Empédocle, il y a deux mille quatre cents ans, à Spinoza ou Newton il y a deux cents ans, à Kant ou Gœthe il y a cent ans. Bien plus, nous devons même avouer que cette essence propre de la substance nous apparaît de plus en plus merveilleuse et énigmatique à mesure que nous pénétrons plus avant dans la connaissance de ses attributs, la matière et l'énergie, à mesure que nous apprenons à connaître ses innombrables phénomènes et leur évolution. Quelle est la chose en soi qui est cachée derrière ces phénomènes connaissables, nous ne le savons pas encore aujourd'hui. Mais que nous importe cette mystique «chose en soi» puisque nous n'avons aucun moyen de la connaître, puisque nous ne savons pas même au juste si elle existe? Laissons donc les stériles méditations sur ce fantôme idéal aux «purs métaphysiciens» et réjouissons-nous, au contraire, en «purs physiciens», des progrès réels et gigantesques que notre philosophie naturelle moniste a accomplis.

Ici, tous les autres progrès et découvertes de notre «grand siècle» sont éclipsés par la grandiose et universelle loi de substance, la «loi fondamentale de la conservation de la force et de la matière».

Le fait que la substance est partout soumise à un éternel mouvement et à une continuelle transformation, imprime en outre à la même loi le caractère de loi d'évolution universelle. Cette loi suprême de la nature étant posée et toutes les autres lui étant subordonnées, nous nous sommes convaincus de l'universelle Unité de la nature et de l'éternelle valeur des lois naturelles. De l'obscur problème de la substance est issue la claire loi de substance. Le «Monisme du Cosmos», que nous avons établi sur cette base, nous enseigne la portée universelle, dans l'univers entier, des «grandes lois d'airain éternelles». Mais du même coup ce monisme démolit les trois grands dogmes centraux de la philosophie dualiste admise jusqu'à ce jour: le dieu personnel, l'immortalité de l'âme et le libre arbitre.

Beaucoup d'entre nous assistent sans doute avec un vif regret, peut-même avec une profonde douleur, à la chute de ces dieux, qui furent les biens spirituels suprêmes de nos chers parents et ancêtres. Consolons-nous, cependant, avec les paroles du poète:

L'ancien succombe, les temps se modifient
Et sur les ruines fleurit une vie nouvelle!

L'ancienne conception du Dualisme idéaliste, avec ses dogmes mystiques et anthropistiques, tombe en ruines; mais au-dessus de cet immense champ de décombres se lève, auguste et splendide, le nouveau soleil de notre Monisme réaliste, qui nous ouvre tout grand le temple merveilleux de la nature. Dans le culte pur du «vrai, du beau, du bien», qui forme le centre de notre nouvelle religion moniste, nous trouverons une riche compensation au triple idéal anthropistique de «Dieu, liberté et immortalité» que nous avons perdu.

Dans les études qu'on vient de lire sur les énigmes de l'univers, j'ai fait nettement ressortir mon point de vue moniste avec ses conséquences et j'ai clairement souligné l'opposition qu'il présente par rapport à la conception dualiste, encore aujourd'hui régnante. Je m'appuie d'ailleurs sur l'adhésion de presque tous les naturalistes modernes, ceux du moins qui ont le désir et le courage de professer une conviction philosophique achevée et formant un tout. Je ne voudrais cependant pas prendre congé de mes lecteurs sans leur faire remarquer, en signe de réconciliation, que ce contraste brutal s'atténue jusqu'à un certain degré, quand on réfléchit avec clarté et logique,—que même il peut se résoudre en une heureuse harmonie. Une pensée parfaitement conséquente avec elle-même, l'application uniforme des grands principes à l'ensemble tout entier du Cosmos,—à la nature organique aussi bien qu'à l'inorganique—rapprocheront l'un de l'autre les deux antipodes du théisme et du panthéisme, du vitalisme et du mécanisme, jusqu'à les faire se toucher. Mais il est vrai qu'une pensée conséquente avec elle-même demeure un rare phénomène. La grande majorité des philosophes souhaiteraient pouvoir saisir de la main droite la science pure, fondée sur l'expérience, mais en même temps ne peuvent pas se passer de la foi mystique fondée sur la révélation et qu'ils retiennent de la main gauche. Ce dualisme contradictoire trouve son illustration caractéristique dans le conflit entre la raison pure et la raison pratique, tel que nous le constatons dans la philosophie critique du plus éminent penseur moderne, du grand Kant.

Mais le nombre des penseurs qui ont su triomphé de ce dualisme pour se tourner vers le pur monisme a toujours été restreint. Cela est aussi vrai des idéalistes et des théistes conséquents avec eux-mêmes, que des réalistes et des panthéistes à l'esprit logique. La conciliation des contraires apparents et par suite le progrès vers la solution de l'énigme fondamentale, se rapprochent cependant de nous chaque année, grâce à l'extension continue de notre connaissance de la nature. Aussi nous est-il permis d'espérer que le XXe siècle, qui va s'ouvrir, conciliera sans cesse davantage les contraires et par l'extension du pur monisme, propagera sans cesse davantage la désirable unification de notre conception de l'univers. Notre plus grand poète et penseur, dont nous célébrerons sous peu le cent cinquantième anniversaire, W. Goethe, a donné au début du XIXe siècle, de cette philosophie unitaire, la plus poétique expression, dans ses immortels poèmes: Faust, Prométhée.

Dieu et le monde!

D'après d'immortelles, de grandes
Lois d'airain
Nous devons tous
Accomplir le cercle
De notre existence.

REMARQUES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

1. Perspective cosmologique (p. 14).—La faible latitude que nous permet notre faculté d'imagination dans l'appréciation des grandes dimensions dans le temps et dans l'espace est non seulement une grande source d'illusions anthropomorphiques, mais encore un empêchement puissant à la pure conception moniste de l'univers. Pour concevoir l'extension infinie de l'espace, il faut considérer d'une part, que les plus petits organismes visibles (bactéries) sont gigantesques en comparaison des atomes et des molécules invisibles qui demeurent bien loin du domaine de la visibilité, même si l'on emploie les microscopes les plus puissants. Il faut, d'autre part, considérer les dimensions infinies du monde, dans lequel notre système solaire n'a que la valeur d'une étoile fixe et où notre terre ne représente qu'une chétive planète du prestigieux soleil. De même, nous ne concevrons l'extension infinie du temps qu'en nous souvenant d'une part des mouvements physiques et physiologiques qui se terminent en une seconde, et, d'autre part, l'énorme durée des espaces de temps que suppose le développement de l'univers. Même la durée relativement courte de la «géologie organique» (pendant laquelle s'est développée la vie organique sur notre globe) comprend d'après les nouveaux calculs, beaucoup plus de cent millions d'années, c'est-à-dire, plus de 100.000 milliers d'années!

Sans doute, les faits géologiques et paléontologiques, sur lesquels ces calculs se fondent, ne fournissent que des données numériques très incertaines et très variables, tandis que la plupart des autorités compétentes admettent actuellement comme moyenne vraisemblable 100 à 200 millions d'années pour la durée de la géologie organique, celle-ci, d'après d'autres appréciations ne s'étendrait qu'à 25 ou 50 millions; d'après une évaluation géologique exacte de ces derniers temps, elle comprendrait au moins quatorze cent millions d'années (Cf. mon discours de Cambridge sur l'Origine de l'homme, 1898, p. 51.) Mais si nous sommes tout à fait hors d'état de déterminer d'une façon à peu près sûre la durée absolue des périodes phylogénitiques, nous possédons, par contre, fort bien les moyens d'évaluer approximativement leur durée relative. Si nous prenons pour chiffre minimum cent millions d'années, elles se répartiront à peu près de la façon suivante dans les cinq périodes principales de la géologie organique:

I. Période archozoïque (époque primordiale), du début de la vie organique à la fin de la formation cambrienne (période des Invertébrés) 52   millions.
II. Période paléozoïque (époque primaire), du début de la formation silurienne jusqu'à la fin de la formation permienne (période des poissons) 34   millions.
III. Période mésozoïque (époque secondaire), du début de la période du trias jusqu'à la fin de la période crétacée (période des reptiles) 11   millions.
IV. Période cénozoïque (époque tertiaire), du début de la période éocène à la fin de la période pliocène, (période des mammifères) 3   millions.
V. Période anthropozoïque (époque quaternaire), du début de l'époque diluvienne (à laquelle se rapporte vraisemblablement le langage humain) jusqu'à l'époque actuelle, période de l'homme, au moins 100.000 ans      0,1 million.

Pour rendre plus accessible au pouvoir de compréhension de l'homme l'énorme durée de ces périodes phylogénétiques, pour faire sentir en particulier la brièveté relative de ce qu'on appelle l'histoire universelle (c'est-à-dire l'histoire des nations civilisées!), un de mes élèves, Heinrich Schmidt (de Iéna) a récemment réduit le minimum admis de cent millions d'années à un jour par une réduction chronométrique. Dans cette échelle de réduction, les 24 heures du «jour» de la création se répartissent de la façon suivante dans les cinq périodes phylogénétiques, citées plus haut:

I. Période archozoïque. (52 millions d'années) = 12 h. 30' (de minuit à midi 1/2.)

II. Période paléozoïque (34 millions d'années) = 8 h. 05' (de midi 1/2 à 8 h. 1/2 du soir.)

III. Période mésozoïque (11 millions d'années) = 2 h. 38' (= de 8 h. 1/2 à 11 h. 1/4.)

IV. Période cénozoïque (3 millions d'années) = 43' (de 11 1/4 à minuit moins deux minutes.)

V. Période anthropozoïque (0,1-0,2 de million d'années) = 02'.

VI. Période de civilisation (histoire universelle) = 05" (6.000 ans.)

Si l'on se contente donc d'admettre le minimum de 100 millions d'années (et non le maximum de 1,400) pour la durée du développement organique sur notre globe et qu'on la réduise à 24 heures, ce que l'on appelle l'histoire universelle ne compte que cinq secondes. (Prometheus Xe année. 1899, no 24 [492, p. 381].)

2. Essence de la maladie.—La pathologie est devenue une véritable science au cours de notre XIXe siècle, depuis que l'on a appliqué les doctrines fondamentales de la physiologie (et surtout de la théorie cellulaire) à l'organisme humain soit en état de santé, soit en état de maladie. Depuis cette époque la maladie n'est plus une essence spéciale, c'est «une vie dans des conditions anormales, nuisibles et dangereuses». Depuis cette époque également tout médecin instruit ne cherche plus les causes de la maladie dans les influences mystiques d'ordre surnaturel, mais dans les conditions physiques et chimiques du monde extérieur, et dans leurs rapports avec l'organisme. Les petites bactéries jouent là un grand rôle. Cependant, maintenant encore, dans des sphères étendues (même chez les gens instruits) se maintient cette conception ancienne, superstitieuse, que les maladies sont appelées par de «mauvais esprits» ou sont les «punitions infligées aux hommes par Dieu pour leurs péchés». Cette opinion était encore représentée par exemple, au milieu du siècle, par un pathologue distingué, le conseiller privé Ringseis, à Munich.

3. Impuissance de la psychologie introspective.—Pour se persuader que la théorie métaphysique et traditionnelle de l'âme est complétement en état de résoudre les grands problèmes de cette science par l'activité propre de la pensée, il suffit de jeter un coup d'œil sur les manuels les plus usités de la psychologie moderne qui servent de guide dans la plupart des cours des facultés. On n'y fait aucune mention de la structure anatomique des organes de l'âme, ni des rapports physiologiques de leurs fonctions, ni de l'ontogénie ni de la phylogénie de la «psyché». Au lieu de le faire, ces «purs psychologues» se livrent à des fantaisies sur l'essence de l'âme qui est immatérielle, dont personne ne sait rien et attribuent à ce fantôme immortel toutes les merveilles possibles. En outre, ils injurient violemment ces méchants naturalistes matérialistes qui se permettent, au moyen de l'expérience, de l'observation, de l'expérimentation, de démontrer le néant de leurs chimères métaphysiques. Un exemple plaisant de ces invectives communes nous a été fourni récemment par le Dr A. Wagner dans son ouvrage Grundprobleme der Naturwissenschaft, Briefe eines unmodernen Naturforschers, Berlin 1887. Le chef récemment décédé du matérialisme moderne, le professeur L. Buchner qui se trouvait très violemment attaqué lui a répondu comme il convenait (Berliner Gegenwart, 1897, 40, p. 218, et Munchener Algemeine Zeitung, supplément 20 mars 1899 no 58.—Un ami intellectuel du Dr A. Wagner, M. le Dr A. Brodbeck, de Hanovre, m'a fait dernièrement l'honneur de diriger contre mon Monisme une attaque semblable bien que plus convenable. Kraft und Geist Eine Streitschrift gegen den unhaltbaren Schein-Monismus Professor Hæckel's und Genossen. Leipzig, Strauch 1899). M. Brodbeck termine sa préface par cette phrase: «Je suis curieux de savoir ce que les matérialistes pourront me répondre.—La réponse est très simple: «Etudiez assidûment pendant cinq ans les sciences naturelles, et surtout l'anthropologie (spécialement l'anatomie et la physiologie du cerveau!) et vous acquerrez, ainsi, les connaissances empiriques préliminaires indispensables des faits fondamentaux, connaissances qui vous font encore complètement défaut.»

4. L'Idée nationale.—Comme cette soi-disant idée nationale d'Adolphe Bastian a été souvent admirée et célébrée non seulement en ethnographie, mais encore en psychologie, et que même son inventeur la considère comme le fruit théorique le plus important de son infatigable application, il nous fait observer que dans aucun des nombreux et importants ouvrages de Bastian on ne peut trouver une définition claire de ce fantôme mystique. Il est déplorable que ce voyageur et collectionneur éminent ne comprenne rien à la théorie moderne de l'évolution. Les nombreuses attaques qu'il a dirigées contre le darwinisme et le transformisme sont les produits les plus étranges et en partie les plus amusants de toute l'abondante littérature qui s'occupe de ce sujet.

5. Néovitalisme.—Bien que le darwinisme ait porté un coup fatal à la doctrine mystique d'une force vitale surnaturelle et en ait heureusement triomphé, il y a vingt ans déjà, cette théorie vient de reparaître et a même, dans ces dix dernières années, rencontré de nombreux adhérents. Le physiologue Bunge, le pathologue Rindfleisch, le botaniste Reinke et d'autres, ont défendu avec grand succès cette foi en la force vitale immatérielle et intellectuelle qui vient de renaître. Quelques-uns de mes anciens élèves ont montré le plus grand zèle. Ces naturalistes «très modernes» ont acquis la conviction que la doctrine de l'évolution et surtout le darwinisme constituent une théorie erronée, sans consistance et que l'histoire n'est aucunement une science. L'un d'entre eux a même porté ce diagnostic «que tous les darwinistes sont atteints de ramollissement cérébral». Mais comme malgré le néovitalisme, la grande majorité des naturalistes modernes (plus des neuf dixièmes) voit dans la doctrine de l'évolution le plus grand progrès qu'ait accompli la biologie dans notre siècle, il nous faut expliquer ce fait regrettable par une effroyable épidémie cérébrale. Toutes ces communications venant de spécialistes à l'esprit confus et étroit ont tout aussi peu d'effet sur notre doctrine de l'évolution et sur l'histoire des sciences que les excommunications du pape (p. 456).

Le néovitalisme apparaît dans toute son insuffisance et dans toute son inconsistance quand on l'oppose dans tout le monde organique aux faits fournis par l'histoire. Ces faits historiques de «l'histoire de l'évolution» entendus au sens le plus large, les fondements de la géologie, de la paléontologie, de l'ontogénie, etc., ne sont explicables dans leur liaison naturelle que grâce à notre doctrine moniste de l'évolution, qui ne s'accorde ni avec l'ancien, ni avec le nouveau vitalisme. Cette dernière théorie prend de l'extension; cela s'explique en partie par un fait regrettable, par la réaction générale dans la vie politique et individuelle qui distingue très désavantageusement la dernière décade du XIXe siècle de celle du XVIIIe. En Allemagne, en particulier, ce que l'on a appelé l'«ère nouvelle» (neue Kurs) a fait naître un byzantinisme déprimant qui s'exerce non seulement dans la vie politique et religieuse, mais encore dans l'art et dans la science. Cependant cette réaction moderne ne constitue en somme qu'un épisode passager.

6. Plasmodomes et plasmophages.—La division des protistes ou êtres vivants unicellulaires dans les deux groupes des plasmodomes et des plasmophages, est la seule classification qui permette de les faire rentrer dans les deux grands règnes de la nature organique, le règne animal et le règne végétal. Les plasmodomes (dont font partie ce que l'on appelle les «algues unicellulaires») possèdent l'échange de matière caractéristique des plantes proprement dites. Le plasma, créateur de leur corps cellulaire, jouit de la propriété chimico-physiologique de pouvoir former du nouveau plasma vivant par synthèse et réduction (assimilation de carbone) de combinaisons anorganiques (eau, acide carbonique, ammoniaque, acide nitrique). Les plasmophages, par contre (infusoires et rhizopodes), possèdent l'échange de matière des animaux proprement dits. Le plasma analytique de leur corps cellulaire ne possède pas cette propriété synthétique. Il faut que leur plasma emprunte sa nourriture nécessaire directement ou indirectement au règne végétal. A l'origine (au commencement de la vie organique sur la terre), c'est d'abord par archigonie que sont nés les végétaux primitifs plasmodomes (phytomonères, probiontes, chromacées); c'est de ces derniers que sont provenus par métasitisme les animalcules plasmophages (zoomonères, bactéries, amibes). J'ai expliqué le phénomène important de ce métasitisme dans la dernière édition de mon Histoire de la création naturelle (1898, p. 426-439). J'en ai fait une discussion complète dans le premier tome de ma Phylogénie systématique (1894, p. 44-55).

7. Stades d'évolution de l'âme cellulaire.—J'ai distingué quatre stades principaux dans la psychogénie des protistes: 1o l'âme cellulaire des archephytes; 2o des archezoaires; 3o des rhizopodes; 4o des infusoires.

I. A. Ame cellulaire des archephytes ou phytomonères, des plantes les plus simples ou protophytes. De ces formes les plus primitives de la vie organique, nous connaissons exactement la classe des chromacées ou cyanophycées, avec les trois familles des chroocoques, des oscillaires et des nostocacées (Phylogénie systématique, I, § 80). Le corps, dans le cas le plus simple (procytelle, chroocoque, gleothèque et autres coccochromales) un petit noyau de plasma globuleux, vert bleu ou vert brun, sans noyau cellulaire, sans structure reconnaissable semblable à un grain de chlorophylle des cellules des plantes supérieures. Sa substance homogène est sensible à la lumière et forme du plasma par une synthèse d'eau, d'acide carbonique et d'ammoniaque. Les mouvements moléculaires internes qui permettent cet échange de matière végétale, ne sont pas visibles extérieurement. La reproduction se fait de la façon la plus simple, par division. Chez beaucoup de chromacées ces produits de division se rangent en un certain ordre; ils forment souvent des chaînes, et chez les oscillaires, ils exécutent des mouvements particuliers d'oscillation dont la raison et la signification sont inconnues. Ces chromacées sont particulièrement importantes au point de vue de la psychogénie phylétique parce que les plus anciennes d'entre elles (probiontes) sont nées par archigonie de combinaisons anorganiques. C'est avec la vie organique que l'activité psychologique la plus simple a pris naissance à l'origine (Phylogénie systématique, I, §31-34, 78-80). La vie consistait uniquement en un échange de matières végétales et en une multiplication par division (conséquence de l'accroissement). L'activité psychologique se bornait à la sensibilité à la lumière et à un échange chimique, comme cela se passe dans les plaques photographiques «sensibles».

I. B. Ame cellulaire des archéozoaires ou zoomonères, les plus simples des animaux primitifs ou protozoaires. Le corpuscule est comme chez les archephytes un grain de plasma homogène, sans structure et sans noyau; mais l'échange de matières est opposé. Comme le grain de plasma a perdu la qualité plasmodomique de la synthèse, il lui faut emprunter sa nourriture à d'autres organismes. Il décompose le plasma par analyse, par oxydation d'albuminate et d'hydrates de carbone. A l'origine ces zoomonères sont provenues de phytomonères plasmodomes par métasitisme, par une modification dans l'échange des matières[68]. Nous connaissons deux classes de ces archeozoaires, les bactéries et les rhizomonères. Les petites bactéries (rangées la plupart du temps parmi les champignons et désignées sous le nom de schizomycètes) sont des «cellules sans noyau», et conservent une forme constante globuleuse chez les sphérobactéries (micrococcus, streptococcus), en bâtonnets chez les rhabdobactéries (bacillus, eubactérium), en spirale chez les spirobactéries (spirillum, vibrio). On sait que depuis peu ces bactéries présentent un remarquable intérêt parce que, malgré leur structure très simple, elles causent les modifications les plus importantes dans d'autres organismes. Les bactéries zymogènes occasionnent la fermentation, la putréfaction, les bactéries pathogènes sont les causes des maladies infectieuses les plus redoutables (tuberculose, typhus, choléra, lèpre); les bactéries parasitaires vivent dans les tissus de beaucoup de plantes et d'animaux sans leur causer ni beaucoup de bien, ni beaucoup de mal; les bactéries symbiotiques favorisent très utilement la nutrition et l'accroissement des plantes (essences forestières) et des animaux chez qui elles vivent en bons mutualistes. Ces petits archeozoaires témoignent d'un grand degré de sensibilité; ils distinguent des différences physiques et chimiques délicates; beaucoup jouissent de la faculté de se déplacer momentanément (grâce à des cils vibratiles). Le puissant intérêt psychologique que présentent les bactéries consiste en ce que ces différentes fonctions de sensibilité et de mouvement apparaissent sous la forme la plus simple comme des processus physiques et chimiques accomplis par la substance homogène du corpuscule plasmique qui n'a ni noyau ni structure. L'âme du plasma manifeste ici le point d'origine le plus ancien de la vie psychologique animale. La même observation s'applique aux rhizomonères les plus anciennes (protomonas, protomyxa, Vampyrella, etc.); elles se distinguent des petites bactéries par la mobilité de leur forme, elles possèdent des appendices en forme de lambeaux (protomœba) ou de fils (protomyxa). Ces pseudopodes sont employés à différentes fonctions animales, comme organes du tact, de mobilité, de nutrition, et cependant ils ne constituent pas des organes constants, mais des appendices variables de la masse homogène et demi-liquide du corpuscule qui peuvent naître et disparaître à tout point de la surface comme chez les rhizopodes proprement dits.

I. C. Ame cellulaire des rhizopodes. La grande classe des rhizopodes présente à plusieurs points de vue un grand intérêt pour la psychogénie phylétique. Dans ce groupe de protozoaires à formes très variées, nous connaissons plusieurs milliers d'espèces (vivant pour la plupart dans la mer) et nous les distinguons principalement par la forme caractéristique du squelette que le corpuscule unicellulaire sécrète dans un but de protection ou de soutien. Ce «cythecium» tant chez les talamophores à coquille calcaire que chez les radiolaires à coquille siliceuse est d'une forme très variée, en général très élégante et très régulière. Dans beaucoup des formes les plus grandes, (nummulites, phæodaires) se montre une disposition étonnamment compliquée; elle se transmet dans les espèces isolées avec une «constance relative» aussi grande que la forme spécifique typique chez les animaux supérieurs. Et nous savons cependant que ces étonnantes «merveilles de la nature» sont les produits de sécrétion d'un plasma amorphe, liquide et consistant qui projette les mêmes pseudopodes variables que les rhizomonères dont nous avons parlé. Pour expliquer ce phénomène, il nous faut attribuer au plasma sans structure des rhizopodes unicellulaires un «sentiment plastique de la distance» qui leur est particulier ainsi qu'un sentiment de l'équilibre hydrostatique[69].

Nous voyons de plus que la même substance homogène est sensible aux excitations lumineuses, caloriques, électriques, à la pression et aux réactifs chimiques. De même l'observation microscopique la plus scrupuleuse nous convainc que cette masse albumineuse, muqueuse, liquide, ne possède pas de structure anatomique appréciable, bien que nous devions admettre l'hypothèse d'une structure moléculaire très développée, invisible pour nous et héréditaire. Nous voyons que le nombre et la forme des mailles du réseau muqueux que forment en s'unissant les milliers de pseudopodes rayonnant dans leurs rencontres fortuites changent constamment et quand nous les excitons violemment ils rentrent tous dans le plasma commun des corpuscules globuleux. Nous observons le même fait sur une grande échelle chez les mycelozoaires ou mycomycètes, par exemple chez l'aethalium septicum qui recouvre d'un mucus jaune gigantesque les couches de tan. En une plus faible mesure et sous une forme plus simple, nous observons la même «âme des rhizopodes» chez les amibes ordinaires. Ces cellules nues projetant des lambeaux sont particulièrement intéressantes par ce fait que leur constitution primitive se retrouve partout dans les tissus d'animaux unicellulaires plus élevés. Le jeune œuf dont l'homme provient, les millions de leucocytes ou globules blancs qui circulent dans notre sang, beaucoup de «cellules muqueuses», etc., sont «amiboïdes». Quand ces cellules voyagent (planocytes) ou mangent (phagocytes), elles manifestent les mêmes phénomènes vitaux propres aux animaux, les mêmes faits de mouvement et de sensibilité que les amibes isolées. Tout dernièrement Rhumbler a montré, dans une excellente étude, que beaucoup de ces mouvements amiboïdes donnent l'impression d'une activité psychique, mais peuvent être créés expérimentalement et dans la même forme dans des corps inorganiques.

I. D. Ame cellulaire des infusoires. C'est chez les infusoires proprement dits, tant chez les flagellés que chez les ciliés et chez les acinetes que l'activité psychique animale des organismes unicellulaires atteint son degré le plus élevé. Ces animalcules délicats dont le corps tendre revêt ordinairement une forme très simple, arrondie et allongée, se meuvent d'une façon particulièrement vive dans l'eau, nageant, courant, grimpant. Ils utilisent, comme organes moteurs, les fins petits poils qui sortent de la pellicule. Des organes moteurs d'une autre espèce sont constitués par les fibres musculaires contractiles (myophènes) qui se trouvent sous la pellicule et modifient la forme du corps d'après leur combinaison.

Ces myophènes se développent sur des points isolés du corpuscule pour former les organes moteurs spéciaux. Les vorticelles se caractérisent par un muscle pétiolé contractile et beaucoup d'hypotriques, par un «muscle obturateur de l'orifice cellulaire». Des organes de sensibilité spéciaux se sont également développés chez eux. En particulier certains cils phosphorescents se sont transformés en organes olfactifs et gustatifs. Chez les infusoires qui se reproduisent par la copulation de deux cellules, il faut admettre une sensibilité chimique semblable à l'odorat des animaux plus élevés. Et si les deux cellules qui copulent présentent déjà une différenciation sexuelle, ce chémotropisme prend un caractère érotique. On peut alors distinguer dans la cellule la plus grande, la cellule femelle une «tache de conception» et dans la cellule la plus petite un «cône de fécondation.»

8. Formes principales des cénobies.—Les nombreuses formes d'unions cellulaires qui sont très importantes puisqu'elles forment le passage entre les protozoaires et les métazoaires n'ont pas jusqu'à présent été suffisamment appréciées. Beaucoup de chromacées, de paulotomiées, de diatomées, de desmidiacées, de mastigotes et de melethaelies constituent des cénobies de protophytes. Des cénobies de protozoaires se rencontrent dans plusieurs groupes de rhizopodes (polycyttaria) et d'infusoires (chez les flagellés et chez les ciliés, cf. Phylogénie systématique, l., p. 58). Toutes ces cénobies proviennent d'une division répétée (la division a lieu, dans la plupart des cas, le bourgeonnement est plus rare) d'une cellule-mère simple. D'après la forme particulière de cette division et en suivant la disposition spéciale des générations cellulaires sociales qui en sont provenues, on peut distinguer quatre formes principales de cénobies: 1o Cénobies grégales, masses gélatineuses de forme globuleuse, cylindrique, plate, d'un volume indéterminé, dans lesquelles de nombreuses cellules de même espèce (la plupart du temps sans ordre fixe) sont réparties (la masse gélatineuse, dépourvue de structure qui les réunit est sécrétée par les cellules mêmes). La morula appartient à ce groupe; 2o Cénobies sphérales, globules gélatineux à la surface desquels les cellules sociales sont disposées les unes à côté des autres en une simple rangée. Les colonies globuleuses des volvocines et des halosphères, des catallactes et des polycyttaires. Cette forme est particulièrement intéressante parce que sa disposition rappelle la blastula des métazoaires. Comme dans le blastoderme de ces derniers, souvent les nombreuses cellules des cénobies sphérales se trouvent serrées les unes contre les autres et constituent un épithélium très simple (forme la plus ancienne du tissu). Il en est ainsi chez les magosphères et les halosphères. Dans d'autres cas, par contre, les cellules sociales sont séparées par des intervalles et ne sont rattachées entre elles que par des ponts de plasma comme si elles se donnaient la main. C'est ce que l'on rencontre chez les volvocines et les phylocyttaires (sphérozoaires, collosphères, etc.); 3o Cénobies arborales. Tout le bâtonnet cellulaire est ramifié et ressemble à une tige de fleurs. Comme le fond, les fleurs et les feuilles, dans ce dernier cas, les cellules sociales se trouvent sur les branches d'un tronc gélatineux ramifié, ou bien encore dans leur multiplication elles se disposent de telle façon que toute la colonie ressemble à un arbrisseau, à un polypier. Il en est ainsi chez beaucoup de diatomées et de mastigotes, de flagellés et de rhizopodes. 4o Cénobies catenales. Les cellules se divisant à plusieurs reprises (transversalement) et les produits de cette division étant rangés les uns à côté des autres, il se produit des filets ou chaînes de cellules. Parmi les protophytes, elles sont très répandues chez les chromacées, desmidiacées, diatomées, et parmi les protozoaires chez les bactéries et les rhizopodes, plus rarement chez les infusoires. Dans toutes ces différentes formes de cénobies interviennent deux degrés différents d'individualités ainsi que d'activité psychique: 1o l'âme cellulaire de chaque cellule individuelle, 2o l'âme cénobiale de toute la colonie cellulaire.

9. Psychologie des cuidaires.L'hydre, polype d'eau douce ordinaire possède un corps ovale d'une constitution très simple, de deux rangées de cellules, ressemblant à une gastrula qui se serait fixée. Autour de la bouche se trouve une couronne de tentacules. Les deux rangées de cellules qui constituent la paroi du corps (et même la paroi des tentacules) sont les mêmes que chez les prédécesseurs immédiats des polypes, chez les gastréades. Une différence s'est pourtant établie dans l'ectoderme, la division du travail existe parmi les cellules. Entre les cellules ordinaires indifférentes se trouvent des cellules urticantes, des cellules sexuelles et des cellules neuromusculaires. Ces dernières sont particulièrement intéressantes. Du corps cellulaire part un long appendice en forme de filet qui se dirige vers l'intérieur, il est contractile à un haut degré et rend possibles les vives contractions du corps. On le considère comme l'origine de la constitution musculaire, aussi le nomme-t-on myophène ou myonème. Comme la partie extérieure des mêmes cellules est sensible, on les désigne sous le nom de cellules neuromusculaires ou encore cellules musculaires épithéliales. Comme les cellules voisines sont reliées par de fins prolongements et qu'elles sont peut-être unies en un plexus nerveux par les prolongements des cellules ganglionnaires éparses, toutes ces fibres musculaires peuvent se contracter en même temps, mais un organe nerveux central, un ganglion véritable n'existe pas encore, pas plus que n'existent d'organes des sens différenciés. Les nombreuses formes des hydropolypes marins (tubulariées, campanariées) possèdent la même structure épithéliale que l'hydre. La plupart des espèces portent des bourgeons et forment des pieds. Les nombreux individus qui composent ces pieds sont entre eux en relation directe. Une forte excitation venant atteindre une partie de le société peut se transmettre à tous ses membres et causer la contraction de beaucoup d'entre eux ou même de tous. De plus faibles excitations n'amènent de contraction que chez le seul individu atteint. Nous pouvons donc distinguer déjà chez les polypiers une double âme; l'âme personnelle du polype isolé, et l'âme cormale et commune de tout le pied.

Ame des méduses.—Les méduses qui sont fort près des petits polypes fixes et nagent librement, possèdent une organisation bien supérieure surtout les grandes et belles discoméduses. Leur corps tendre, gélatineux ressemble à un parapluie ouvert, s'appuyant sur 4 ou 8 rayons. Au manche du parapluie (umbrella) correspond le canal stomacal qui descend au milieu. A son extrémité inférieure se trouve la bouche, formée de 4 lambeaux, très sensible et très mobile. A la surface inférieure de l'ombrelle se trouve une couche de muscles annulaires dont la contraction régulière maintient plus solidement arquée l'ombrelle et expulsent vers la partie inférieure l'eau de mer contenue dans les cavités. Sur le bord libre et circulaire de l'ombrelle siègent, répartis en général à intervalles égaux, 4 ou 8 organes sensoriels ainsi que de longs tentacules, très mobiles et très sensibles. Les organes sensoriels (sensilla) sont tantôt de simples yeux ou des ampoules auditives, tantôt des massues sensorielles composées (rhopalia) dont chacune contient un œil, une ampoule auditive et un organe gustatif. Le long du bord de l'ombrelle court un anneau nerveux qui met en communication les petits ganglions nerveux situés à la base des tentacules. Ces derniers envoient des nerfs sensitifs aux organes des sens et des nerfs moteurs aux muscles. A cette structure différenciée de l'appareil psychique correspond chez les méduses une activité psychique vive et complètement développée. Elles meuvent comme il leur plaît les différentes parties de leur corps, réagissent contre la lumière, la chaleur, l'électricité, les excitations chimiques comme les animaux supérieurs. L'anneau nerveux du bord de l'ombrelle avec ses 4 ou 8 ganglions constitue un organe central et celui-ci permet qu'il y ait relation entre les différents organes sensibles et moteurs. Mais de plus chacune des 4 ou 8 parties radiales qui contient un ganglion a son âme et peut indépendamment des autres manifester de la sensibilité et de la motilité. L'âme des méduses possède donc déjà le véritable caractère de l'âme nerveuse, mais elle fournit en même temps un très intéressant exemple du fait que cette âme peut se diviser en plusieurs parties d'égale valeur.

Métagenèse de l'âme.—Les petits polypes fixes et les grandes méduses qui nagent librement apparaissent à tous les points de vue comme des animaux si différents qu'autrefois on en faisait universellement deux classes totalement distinctes. Le polype, de structure simple, n'a ni nerfs, ni muscles, ni organes sensoriels différenciés; son âme est mise en action par la rangée de cellules de l'ectoderme. La méduse, de structure plus compliquée, jouit de nerfs et de muscles indépendants, de ganglions et d'organes sensoriels différenciés. Son âme nerveuse a besoin pour son activité de cet appareil complexe. Tandis que l'organe de nutrition des polypes se réduit à la simple ouverture stomacale ou à l'intestin primitif des anciens gastréades, on trouve souvent à sa place, chez les méduses, un système de gastrocanal fort compliqué avec des poches ou canaux de nutrition, bien ordonnés en rayons et partant de l'estomac central. Dans sa paroi se développent 4 ou 8 glandes sexuelles indépendantes ou gonades qui manquent encore aux polypes; ici naissent de la façon la plus simple des cellules sexuelles isolées au milieu des cellules ordinaires et indifférentes. La différence dans la structure, dans la vie psychique de ces deux classes d'animaux est donc très importante, bien plus grande que la différence correspondante qui existe entre un homme et un poisson, ou entre une fourmi et un ver de terre. Grande fut donc la surprise des zoologues quand en 1841, l'éminent naturaliste Saro (d'abord pasteur protestant, puis zoologue moniste) fit la découverte que ces deux formes animales appartenaient à une seule et même sphère de génération. Des œufs fécondés des méduses naissent de simples polypes et ces derniers produisent par la voie insexuée du bourgeonnement de nouvelles méduses. Steenstrup, à Copenhague, avait déjà fait de semblables observations sur les vers intestinaux et il réunit en 1842 toutes les observations sous le terme de métagenèse. On découvrit plus tard que le même phénomène remarquable est très répandu aussi bien chez des animaux inférieurs que chez des plantes (mousses, fougères). Ordinairement deux générations très différentes alternent de telle façon que l'une est sexuée, produit œuf et sperme, tandis que l'autre reste insexuée et se reproduit par bourgeonnement.

Au point de vue de la psychologie phylogénétique cette métagenèse des polypes et des méduses présente le plus vif intérêt parce que les deux représentants d'une même espèce animale qui alternent régulièrement apparaissent comme si éloignés, non seulement dans leur structure, mais encore dans leur activité psychique. Nous pouvons suivre ici par l'observation directe, en une certaine mesure, in statu nascendi, la naissance de l'âme nerveuse de forme supérieure d'une âme de forme inférieure; et ce qui est surtout important, nous pouvons l'expliquer en montrant les causes qui se produisent.

Origine de l'âme nerveuse. La première origine du système nerveux, des muscles et organes des sens, sa provenance de l'ectoderme peut ontogénétiquement s'observer directement chez l'homme et chez les animaux supérieurs, mais l'explication phylogénétique de ces phénomènes remarquables ne peut être atteinte qu'indirectement. Par contre nous en trouvons l'explication directe dans la «métagenèse» des polypes et des méduses dont nous venons de parler. La cause efficiente de cette métagenèse se trouve dans les modes d'existence complètement différents de ces deux formes animales. Les polypes, antérieurs, fixés comme des plantes sur le sol de la mer n'avaient besoin dans leurs simples prétentions ni d'organes sensoriels supérieurs ni de muscles et de nerfs distincts. Pour nourrir leurs petits corps vésiculeux il leur suffisait de l'ectoderme, de même que le simple épithélium de leur membrane externe avec ses légers commencements de différenciation histologique suffisait pour recevoir leurs sensations et accomplir leurs mouvements toujours identiques. Il en est tout autrement chez les grandes méduses qui nagent librement, comme je l'ai montré dans ma monographie de ces beaux animaux[,?] si intéressants (1864-1882); grâce à leur adaptation aux conditions d'existence particulières à la mer, leurs organes sensoriels, leurs muscles et leurs nerfs ne doivent pas être moins parfaits et distincts que chez beaucoup d'animaux supérieurs. Pour les nourrir il a fallu que se développât un gastro-canal compliqué. La structure plus fine de leurs organes psychiques que Richard Hertwig nous a fait connaître, en 1882, correspond à des prétentions plus élevées que le mode d'existence de ces animaux de proie nageant librement impose: yeux, organes auditifs, organes permettant également de prendre conscience de l'équilibre, organes chimiques (gustatifs et olfactifs) sont nés à la suite de la distinction et de la conscience des différentes excitations; les mouvements arbitraires dans la nage, la capture de la proie, dans l'ingestion de la nourriture, dans la lutte contre les ennemis ont conduit à la distinction de groupes de muscles. La liaison régulière établie entre les organes moteurs et ces organes sensibles a causé le développement des 4 à 8 ganglions radiés situés sur le bord de l'ombrelle ainsi que de l'anneau nerveux qui les unit. Mais si les œufs fécondés de ces méduses se développent de nouveau sous formes de polypes libres, ce retour s'explique par les lois de l'hérédité latente.

10. Psychologie des singes.—Comme les singes et surtout les singes anthropoïdes sont très rapprochés des hommes non seulement relativement à la structure et au mode d'évolution, mais encore sous tous les rapports pour la vie psychique, l'étude comparative de la psychologie des singes ne saurait être recommandée d'une façon assez pressante à nos psychologues de profession. La visite des jardins zoologiques, des théâtres où paraissent les singes est en particulier aussi instructive que récréative. Mais la fréquentation du cirque et des théâtres où paraissent des chiens, n'est pas moins riche en enseignements. Les résultats étonnants qu'a atteint le dressage moderne non seulement dans l'instruction des chiens, des chevaux et des éléphants, mais encore dans l'éducation des rapaces rongeurs et autres mammifères inférieurs doivent fournir à ces psychologues impartiaux, s'ils les étudient avec soin, une source de connaissances psychologiques des plus importantes au point de vue moniste. Indépendamment de cela, la fréquentation de semblables expositions est plus récréative et élargit bien davantage l'horizon anthropologique que l'étude ennuyeuse et relativement abrutissante des fantaisies métaphysiques que ce que l'on appelle la «psychologie introspective pure» a couché dans des milliers de volumes et d'articles.

11. Téléologie de Kant.—Les progrès étonnants de la biologie moderne ont complètement réfuté l'explication téléologique de la nature due à Kant. La physiologie a prouvé entre autres choses que tous les phénomènes biologiques se ramènent à des procès chimiques et physiques et que leur explication n'exige ni un créateur personnel agissant en chef d'entreprise, ni une force vitale énigmatique construisant en vue d'une fin. La théorie cellulaire nous a montré que toutes les activités biologiques complexes des animaux et des plantes supérieurs doivent être dérivées des procès physico-chimiques simples qui se produisent dans l'organisme élémentaire des cellules microscopiques et que la base matérielle de ces procès est le plasma du corps cellulaire. Cette observation s'applique tant aux phénomènes d'accroissement et de la nutrition qu'à ceux de la reproduction, de la sensibilité et du mouvement. La loi biologique fondamentale nous enseigne que les phénomènes énigmatiques de l'embryologie (le développement des embryons et la modification résultant de la puberté) reposent sur la transmission héréditaire de processus correspondants qui se sont produits dans la ligne des ancêtres. La théorie de la descendance a résolu l'énigme, elle a expliqué comment ces processus, ces activités physiologiques de l'hérédité et de l'adaptation, ont, au cours de longs espaces de temps, causé un changement constant des formes spécifiques, une lente transformation des espèces. La théorie de la sélection, enfin, prouve clairement que, dans ces procès phylogénétiques, les dispositions les plus opportunes se produisent d'une façon purement mécanique, par sélection du plus utile. Darwin a donc fait prévaloir un principe d'explication mécanique de l'utilité organique que, déjà plus de 2.000 ans auparavant, Empédocle avait soupçonné. Il est devenu ainsi le Newton de la vie organique ce dont Kant avait complètement contesté la possibilité.

Ces circonstances historiques que j'ai déjà relevées il y a plus de trente ans (dans le cinquième chapitre de l'Histoire de la création naturelle), sont si intéressantes et si importantes que je tiens à insister sur elles ici. Ce n'est pas seulement opportun parce que la philosophie moderne demande avec une insistance particulière un retour à Kant, mais aussi parce qu'il en découle que les métaphysisiens les plus grands tombent tête baissée dans les plus graves erreurs en jugeant les questions les plus importantes.

Kant, le fondateur subtil et clair de la «philosophie critique», déclare avec la plus grande précision qu'il est «absurde» d'espérer une découverte qui 70 ans plus tard est faite réellement par Darwin et il refuse pour tous les temps, à l'esprit humain une notion importante que ce dernier acquiert réellement par la théorie de la sélection. On voit combien est dangereux l'ignorabimus catégorique.

En ce qui touche l'honneur exagéré que l'on rend à Kant dans la nouvelle philosophie allemande et qui se transforme chez beaucoup de «Néo-Kantiens» en une adoration idolâtre et indéterminée, il nous sera permis de mettre en lumière les imperfections humaines du grand philosophe de Königsberg et les faiblesses néfastes de sa sagesse critique. Sa tendance dualiste vers une métaphysique transcendentale, qui ne fit qu'accroître avec les années, avait pour cause l'instruction préparatoire, pleine de lacunes incomplètes qu'il reçut à l'école et à l'université. Cette instruction ainsi obtenue était surtout philologique, théologique et mathématique. Dans les sciences naturelles, il n'apprit à fond que l'astronomie et la physique et en partie également la chimie et la minéralogie. Par contre, le vaste domaine de la biologie, si peu étendu qu'il fût à l'époque, lui reste inconnu pour la plus grande partie. Parmi les sciences naturelles organiques, il n'a étudié ni la zoologie, ni la botanique, ni l'anatomie, ni la physiologie; son anthropologie dont il s'occupa pendant longtemps resta fort imparfaite. Si Kant, au lieu d'étudier la philologie et la médecine avait approfondi la médecine, il aurait puisé dans les cours d'anatomie et de physiologie une connaissance approfondie de l'organisme humain, si dans les cliniques il s'était acquis une appréciation vivante de ces modifications pathologiques, non seulement son anthropologie mais encore toute la conception de l'univers du philosophe critique aurait pris une tout autre forme. Kant alors n'aurait pas aussi légèrement passé sur les phénomènes biologiques les plus importants comme il le fit dans ses écrits postérieurs (à dater de 1769).

Après avoir accompli ses études universitaires, Kant dut pendant neuf ans gagner son pain en donnant des leçons à domicile, de 22 à 31 ans, précisément dans la période la plus importante de sa vie de jeunesse, quand à la suite de l'enseignement pris à l'Université, le libre développement du caractère personnel et scientifique se décide. Si Kant, qui pendant la plus grande partie de son existence resta fixé à Königsberg et ne franchit presque jamais les frontières de la province de Prusse avait accompli des voyages plus importants, s'il avait donné au vif intérêt qu'il portait à la géographie et à l'anthropologie un aliment vivant par des appréciations réelles, l'extension de son horizon aurait eu une action réaliste très heureuse sur la forme de sa conception idéale de l'univers. Puis le fait que Kant ne se maria pas peut, chez lui comme chez d'autres vieux garçons philosophes excuser ses lacunes et son exclusivisme. L'homme et la femme constituent, en effet, deux organismes essentiellement différents qui n'arrivent à rendre parfaitement la notion générique normale «d'hommes» qu'en se complétant mutuellement.

12. Critique des Évangiles. (S. E. Verus, Tableau synoptique des évangiles dans leur texte complet.) Leipzig 1897.—Conclusion: «Toute œuvre doit être comprise et jugée d'après l'esprit de son temps. Les fictions évangéliques naissent à une époque très peu scientifique et dans des sphères pleines de grossières superstitions; elles ont été écrites pour leur temps, et non pour le temps présent ni pour «tous les temps», mais non comme œuvres historiques, ce sont des œuvres d'édification et en partie des pamphlets ecclésiastiques. Seul l'intérêt de l'Église et de ses prêtres ainsi que des institutions sociales qui y sont liées pouvait demander que l'on rapportât l'origine de chaque œuvre aux «apôtres» (Matthieu, Jean) ou aux «disciples des apôtres» (Marc, Luc); cela suffit pour expliquer très simplement et très naturellement leur crédit persistant pendant des siècles et que l'on a coutume de ramener à des influences surnaturelles.

«La forme primitive de ces fictions a subi dans les premiers siècles des modifications variées et ne peut plus être établie présentement. Le recueil des écrits du Nouveau Testament ne s'est formé que très lentement et sa reconnaissance n'a été unanimement acceptée qu'après des siècles, pour une partie du moins. Tout ce que l'on tire comme article de foi des écrits de cette époque sans critique ne repose que sur l'arbitraire, l'erreur, si ce n'est sur la falsification consciente.

«A toute époque de grande oppression, les Israélites ont attendu un sauveur (Messie). C'est ainsi qu'Isaïe 45, I, après la captivité de Babylone (597-538) salue du titre de Messie le roi des Perses, Cyrus (qui n'était pas Juif) parce qu'il a rendu la liberté au peuple. Un grand prêtre, Josué, fait rentrer les Juifs dans leur patrie et la légende créa un Josué antérieur qui, comme successeur de Moïse aurait ramené son peuple à Chanaan. Après la ruine de Jérusalem (70 de notre ère), le savant Josèphe déclare qu'il restait encore à l'humanité un temple plus vaste qui ne serait pas bâti par la main des hommes, et voyait dans l'empereur Vespasien un Messie qui apporterait la liberté à tout l'univers. Mais dans le vaste empire romain, plus d'un poète, plus d'un penseur, rêvaient d'un sauveur du monde, et en quelques dizaines d'années se produisit toute une série de «Messies». L'esprit poétique du peuple créa un troisième Josué (en grec Jésus).

«La vie d'un semblable ami des pauvres, d'un faiseur de miracles, d'un sauveur du monde n'était pas trop difficile à écrire: des aventures, des événements, des discours étaient fournis par les modèles de l'ancien testament (abstraction faite des légendes de Krishna et de Bouddha qui depuis des siècles étaient répandues dans tout l'Orient). Un Moïse, un Élie, un Élisée auxquels il ne fallait pas que le héros reste inférieur, des expressions des psaumes et des prophètes. Souvent les auteurs prenaient à la lettre des images. Les pâtres de l'Église tenaient encore beaucoup de contes merveilleux pour des allégories, alors que maintenant l'Église veut que tout, même ce qui est le plus étonnant, soit pris à la lettre.

«La figure du Messie se créa donc peu à peu. Dans les épîtres de Paul qui sont prouvées avoir été composées avant les «fictions évangéliques», il n'est rien dit de la mort ni de la résurrection. De certains passages des prophètes, littéralement interprétés, on déduisit la doctrine du salut. On se demanda enfin, où, comment, de qui est-il né? Combien de temps a-t-il vécu? etc. Dès que l'exemple d'une semblable fiction eut été donné, un flot d'œuvres semblables se répandit, caricatures grossières pour une partie, pour une autre, tableaux de la vie se renfermant dans les limites du possible jusqu'à un certain point. Chaque région, chaque commune importante a son évangile et souvent on le nommait d'un nom devenu célèbre. On tenait pour parfaitement permis d'écrire ainsi sous un faux nom.

«Ces fictions évangéliques placent leur héros dans la première moitié du premier siècle de notre ère. Mais ni les écrivains juifs (Philon, Josèphe) ni les écrivains romains ou grecs (comme Tacite, Suétone, Pline, Dion, Cassius) de cette époque et de la suivante, ne connaissent ni ce «Jésus de Nazareth», ni les événements de sa vie que l'on raconte; la ville de Nazareth est même tout à fait inconnue.»

13. Christ et Bouddha.—A l'excellent ouvrage de S. E. Verus: Vergleichende Uebersicht der vier Evangelien (source unique pour une vie de Jésus) j'emprunte la communication suivante: «Le professeur Rudolf Seydel a comparé les biographies indiennes et chinoises de Bouddha qui sont nombreuses et sont certainement antérieures à notre ère dans plusieurs travaux consciencieux estimés par d'éminents théologiens, tels que le professeur Pfleiderer. Il a établi indubitablement les faits suivants: Le fonds de la vie des deux fondateurs de religion est une vie nomade, apostolique et salvatrice, la plupart du temps en compagnie de disciples, interrompue parfois par des repos (banquets, solitude au désert); en outre on y rencontre des sermons sur des montagnes et un séjour dans la capitale après une entrée triomphale. Mais dans tous les détails et dans leur suite se montre un surprenant accord.

«Bouddha est un Dieu fait homme; comme homme il est de race royale. Il est engendré et mis au monde de façon surnaturelle, sa naissance est annoncée à l'avance d'une façon merveilleuse. Dieux et rois saluent le nouveau-né et lui apportent des présents. Un vieux brahmane le reconnaît aussitôt pour le rédempteur de tous les maux. Il ramène la paix et la joie sur la terre. Le jeune Bouddha est poursuivi et miraculeusement sauvé, installé solennellement dans le temple, enfant de 12 ans, il est recherché par ses parents et retrouvé au milieu des prêtres. Il est précoce, dépasse ses maîtres et grandit en âge et en sagesse. Il prend le baptême de consécration dans le fleuve sacré. Quelques disciples d'un sage brahmane viennent à lui. Le mot de ralliement est «suis-moi». Il consacre un disciple d'après l'usage indien sous un figuier. Parmi les douze, trois des disciples sont de vrais modèles et il se trouve aussi un traître. Les anciens noms des disciples sont changés. Non loin se trouve un cercle plus nombreux de 18 élèves. Bouddha envoie ses disciples par deux et par trois après les avoir munis d'instructions. Une fille du peuple célèbre sa mère comme bienheureuse. Un riche brahmane veut le suivre mais ne peut se séparer de ses biens. Un autre lui rend visite la nuit. Il n'était pas apprécié par sa famille, mais trouva des sympathies chez les notables et chez les femmes.

«Bouddha enseigne en promettant le bonheur comme prix. Il parle volontiers par parabole. Ses enseignements montrent (souvent dans le choix même des mots) une ressemblance, il détourne des prodiges, recommande l'humilité, l'humeur pacifique, l'amour des ennemis, l'humilité, la victoire sur soi-même et même l'abstinence de rapports charnels. Il enseigne aussi sa destinée. Au cours des pressentiments de sa mort prochaine, il insiste sur le fait qu'il rentre au ciel, dans ses adieux, il exhorte ses disciples, leur désigne un médiateur (consolateur) et annonce un bouleversement général de l'univers. Sans patrie et pauvre, il voyage en qualité de médecin, de sauveur, de rédempteur. Ses adversaires lui opposent qu'il préfère la société des «pécheurs». Peu de temps avant sa mort il est invité à dîner chez une pécheresse. Un disciple convertit une fille d'une classe méprisée, prés d'un puits. De nombreux miracles attestent sa divinité (il marche sur l'eau, etc.). Il entre triomphalement dans la capitale et meurt au milieu de signes merveilleux: la terre tremble, les extrémités de la terre sont en flamme, le soleil s'éteint, un météore tombe du ciel. Bouddha lui aussi va en enfer et au ciel.»

14. La généalogie du Christ.Paul de Regla dit dans son intéressant ouvrage (1891): «Heureusement ce fils de Marie qui, au sens de notre langue juridique actuelle était un fils naturel, possède d'autres titres de gloire que son obscure extraction. Qu'il soit le fils d'un amour secret ou la suite d'un acte que notre société actuelle déclare être un crime, quelle importance cela pouvait-il avoir pour sa glorieuse existence: est-ce que la dignité de sa conduite ne lui donne pas un droit à l'auréole qui illumine sa noble physionomie?» Dans le sud de l'Italie et de l'Espagne, où beaucoup de notions très relâchées ont cours sur la sainteté du mariage le prêtre catholique s'est adapté à ces conceptions habituelles dans le pays. Les enfants naturels qui sont engendrés en quantité, tous les ans, par les prêtres et chapelains (suite naturelle du saint célibat) sont souvent considérés comme les produits d'une immaculée conception et jouissent d'une considération particulière. Par contre le nom de baptême Joseph (Beppo), qui rappelle le bon charpentier trompé de Galilée, n'est souvent pas très bien vu. Ayant été en 1859, à Messine, le témoin oculaire d'une rixe violente entre mon pêcheur Vincenzo et son collègue Giuseppe, le premier cria brusquement, en faisant les cornes au dernier, le seul mot de Beppo, ce qui le jeta dans une grande fureur. Comme je demandais ce que cela signifiait Vincenzo répondit en riant; «Eh! il s'appelle Beppo et sa femme Marie et, de même, que pour notre sainte madone le premier fils n'est pas de lui; mais d'un prêtre!» C'est très caractéristique.

La doctrine vaticane pour qui de semblables débats sont très désagréables cherche naturellement à passer légèrement sur la conception douteuse et la naissance illégitime du Christ et cependant elle ne peut éviter de glorifier par des images et des poésies cet événement important de sa vie humaine ainsi que d'autres d'ailleurs, et elle le fait parfois d'une façon remarquablement matérialiste.

Dans l'influence extraordinaire que les représentations par images de l'«histoire sainte» ont exercée sur la fantaisie du peuple croyant et qui aujourd'hui encore est un des soutiens les plus forts de l'ecclesia militans, il est intéressant de voir combien l'Eglise tient au maintien invariable du modèle fixé, et usité depuis plus de mille ans. Tout homme instruit sait que les millions d'images répandues partout et consacrées à l'écriture sainte ne représentent ni les scènes ni leurs personnages, dans les vêtements de l'époque (comme le croit la masse ignorante), mais suivant une conception idéalisée qui répond au goût d'artistes postérieurs. Les écoles de peintres italiennes ont exercé l'influence prépondérante; cela vient de ce qu'au moyen âge l'Italie était non seulement le siège du papisme qui gouvernait le monde, mais de ce qu'elle produisait aussi les plus grands peintres, sculpteurs, architectes qui se mettaient à son service.

Il y a quelques dizaines d'années toute une série de peintures consacrées à l'histoire sainte, excita une grande sensation. Elle était due au génial peintre russe Wereschtchagin. Elles représentaient les scènes importantes de la vie du Christ d'après une conception originale, naturaliste et ethnographique: la sainte famille, Jésus près de Jean au bord du Jourdain, Jésus dans le désert, Jésus sur le lac de Tibériade, la prophétie, etc. Le peintre avait, au cours de son voyage en Palestine (en 1884), étudié soigneusement non seulement toute la scène du pays saint, mais encore sa population, le costume, les habitations et les avait reproduits très fidèlement. Nous savons que le pays ainsi que les ornements en Palestine se sont très peu modifiés depuis 2.000 ans. Aussi les peintures de Wereschtchagin les représentaient-elles d'une façon beaucoup plus vraie et plus naturelle que tous les millions d'images qui traitent l'écriture sainte d'après les patrons traditionnels des Italiens. Mais c'est précisément ce caractère réaliste des peintures qui choquait particulièrement le prêtre catholique et il n'eut de repos que quand l'exposition fut interdite par ordre de la police (en Autriche, par exemple).

15. Le christianisme et la famille.—L'attitude hostile que prit le christianisme primitif dès le début contre la vie de famille et l'amour de la femme qui en est la raison est prouvée irréfutablement par les évangiles ainsi que par les épîtres de Paul. Quand Marie s'inquiétait du Christ, il la repoussa par ces mots indignes d'un fils: «Femme qu'ai-je de commun avec toi?» Quand sa mère et ses frères voulaient converser avec lui, il répondait: «Qui est ma mère et qui sont mes frères?» Puis, montrant ses disciples assis autour de lui: «Voyez, voici ma mère et voici mes frères, etc.» (Mathieu 12, 46-50; Marc 3, 31-35; Luc, 8, 19-21). Et même le Christ faisait du revirement complet de sa propre famille et de la haine contre elle, la condition de la vertu: «Quiconque vient à moi et ne hait point son père, sa mère, sa femme, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie ne peut pas être mon disciple.» (Luc, 14, 26.)

16. Anathème du pape contre la science.—Dans la lutte difficile que la science moderne doit mener contre la superstition régnante de l'église chrétienne, la déclaration de guerre publique que le puissant représentant de cette dernière, le pape de Rome, a lancée contre la première en 1870 est excessivement importante. Parmi les propositions canoniques que le concile œcuménique de Rome en 1870 a déclaré être des commandements de Dieu se trouvent les «anathèmes suivants», soit anathème, quiconque nie le seul vrai Dieu, créateur et seigneur de toutes choses, visibles et invisibles.—Qui n'a pas honte de prétendre qu'à côté de la matière il n'y a rien d'autre.—Qui dit que l'essence de Dieu et de toute chose est une seule et même.—Qui dit que les objets finis, corporels et spirituels, ou au moins les spirituels, sont des émanations de la substance divine, ou que l'essence divine produit toute chose par manifestation ou extériorisation.—Qui ne reconnaît pas que tout l'univers et tous les objets qui y sont contenus ont été tirés par Dieu du néant.—Qui dit que par son propre effort et grâce à un constant progrès l'homme pourrait et devrait arriver à posséder toute vérité et toute bonté.—Qui ne veut pas reconnaître pour saints et canoniques les livres de la sainte Ecriture dans leur totalité et dans toutes leurs parties, tels qu'ils ont été désignés par le saint concile de Trente ou qui met en doute leur inspiration divine.—Qui dit que la raison humaine possède une indépendance telle que Dieu ne peut lui demander la foi.—Qui prétend que la révélation divine ne pourrait gagner en autorité par des preuves extérieures.—Qui prétend qu'il n'y a pas de miracle ou que ceux-ci ne doivent jamais être reconnus sûrement, ou que l'origine divine du christianisme ne peut être prouvée par des miracles.—Qui prétend qu'aucun mystère ne fait partie de la révélation et que tous les articles de foi doivent être compréhensibles pour la raison convenablement développée.—Qui prétend que les sciences humaines devraient être traitées assez libéralement pour que l'on pût considérer leurs propositions pour fondées en vérité, même si elles contredisent à la doctrine de la révélation.—Qui prétend que par les progrès de la science on pourrait arriver à ce que les doctrines établies par l'Eglise puissent être entendues en un sens différent qu'en celui où l'Eglise les a toujours entendues et les entend encore.»

L'église évangélique orthodoxe ne reste pas en arrière de la catholique dans cet anathème porté contre la science. On pouvait lire dernièrement dans le Mecklemburgisches Schulblatt l'avertissement suivant: «Prenez garde au premier pas. Vous vous trouvez encore peut-être touchés par le faux dieu de la science. Avez-vous donné à Satan le petit doigt, il prend peu à peu toute la main jusqu'à ce que vous tombiez avec lui; il vous entoure d'un charme mystérieux et vous conduit jusqu'à l'arbre de la science, et si vous en avez goûté une seule fois, il vous ramène vers cet arbre grâce à une force magique pour vous faire complètement connaître le vrai du faux, le bien du mal. Que votre innocence scientifique nous conserve votre paradis.

17. Théologie et zoologie.—Le rapport étroit dans lequel se trouvent chez la plupart des hommes la conception philosophique du monde et leur conviction religieuse m'a contraint ici à insister davantage sur les croyances régnantes du christianisme et à affirmer publiquement leur opposition fondamentale avec les doctrines essentielles de notre philosophie moniste. Mais mes adversaires chrétiens m'ont autrefois déjà fait le reproche de ne connaître nullement la religion chrétienne. Il y a peu de temps encore le pieux docteur Dannert (pour recommander un travail de psychologie animale du parfait jésuite et zoologue Erich Wasmann) a exprimé cette opinion sous cette forme polie: On sait qu'Ernest Hæckel connaît autant le christianisme qu'un âne les logarithmes. (Konservative Monatschrift, juillet 1898, p. 774.)

Cette opinion souvent exprimée est une erreur de fait. Non seulement à l'école—par suite de ma pieuse éducation—par un zèle et une ardeur particulière aux classes d'instruction religieuse, j'ai appris à connaître la religion, mais j'ai encore défendu à l'âge de 21 ans de la façon la plus chaleureuse les doctrines chrétiennes contre mes futurs compagnons d'armes en libre-pensée, et cependant l'étude de l'anatomie et de la physiologie humaines, leur comparaison avec celles des autres vertébrés avaient déjà profondément ébranlé ma foi. Je n'arrivai à l'abandonner complètement—en proie aux combats intérieurs les plus amers—qu'à la suite de l'étude complète de la médecine et de ma pratique médicale. J'appris alors à comprendre le mot de Faust: «Toute la douleur de l'humanité me saisit!» C'est alors que je ne reconnus pas la souveraine bonté du Père aimant à la dure école de la vie quand j'essayais de découvrir la «sage providence» dans la lutte pour la vie. Quand plus tard j'appris à connaître dans mes nombreux voyages scientifiques tous les pays et les peuples d'Europe, quand dans mes visites nombreuses en Europe et en Asie, je pus observer d'une part les honorables religions des anciens peuples civilisés, et d'autre part les commencements des religions des peuplades naturelles les plus basses, alors s'élabora en moi, grâce à une critique comparative des religions, cette conception du christianisme que j'ai exprimée dans le chap. XVII.

Il va d'ailleurs de soi que, comme zoologue, je suis autorisé à faire entrer les conceptions théologiques du monde les plus opposées dans la sphère de ma critique philosophique puisque je considère toute l'anthropologie comme une partie de la zoologie et que je ne puis donc en exclure la psychologie.

18. L'Eglise moniste.—Le besoin pratique de la vie sentimentale et de l'ordre politique conduira un jour ou l'autre à donner à notre religion moniste une forme de culte comme ce fut le cas pour toutes les autres religions des peuples civilisés. Ce sera une belle œuvre réservée aux honorables théologiens du XXe siècle que de constituer ce culte moniste et de l'adapter aux différents besoins de chacune des nations civilisées. Comme sur ce terrain important également nous ne désirons pas de révolution violente, mais une réforme rationnelle, il nous paraît très exact de se rattacher aux institutions existantes de l'Eglise chrétienne régnante d'autant plus qu'elles aussi sont unies le plus intimement possible aux institutions politiques et sociales.

De même que l'Eglise chrétienne a transporté ses grandes fêtes annuelles aux anciens jours des fêtes des païens, l'église moniste leur rendra leur destination primitive découlant du culte de la nature. Noël sera de nouveau la fête solsticiale d'hiver, la Saint-Jean, la fête du solstice d'été. A Pâques, nous ne fêterons pas la résurrection surnaturelle et impossible d'un crucifié mystique, mais la noble renaissance de la vie organique, la résurrection de la nature printanière après le long sommeil de l'hiver. A la fête d'automne, à la Saint-Michel, nous célébrerons la clôture de la joyeuse saison de l'été et l'entrée dans la sévère et laborieuse période de l'hiver. De la même façon, d'autres institutions de l'Eglise chrétienne dominante et même certaines cérémonies particulières peuvent être utilisées pour établir le culte moniste.

Le service divin du dimanche, qui toujours, à titre de jour primitif de repos de l'édification et du délassement, a suivi les six jours de la semaine de travail subira dans l'église moniste un perfectionnement essentiel. Au lieu de la foi mystique en des miracles surnaturels interviendra la science claire des véritables merveilles de la nature. Les églises considérées comme lieu de dévotion ne seront pas ornées d'images des saints et de crucifix, mais de représentations artistiques tirées de l'inépuisable trésor de beautés que fournit la vie de l'homme et celle de la nature. Entre les hautes colonnes des dômes gothiques qui sont entourées de lianes, les sveltes palmiers et les fougères arborescentes, les gracieux bananiers et les bambous rappelleront la force créatrice des tropiques. Dans de grands aquariums, au-dessous des fenêtres, les gracieuses méduses et les siphonophores, les coraux et les astéries enseigneront les formes artistiques de la vie marine. Au lieu du maître autel sera une uranie qui montre dans les mouvements des corps célestes la toute puissance de la loi de substance. En fait, maintenant, beaucoup de gens instruits trouvent leur édification non dans l'audition de prêcheurs riches en phrases et pauvres en pensée, mais en assistant à des conférences publiques sur la science et sur l'art, dans la jouissance des beautés infinies qui sortent du sein de notre mère nature en un fleuve intarissable.

19. Egoïsme et altruisme.—Les deux piliers de la vaine morale et de la sociologie sont constitués par l'égoïsme et l'altruisme en équilibre exact. Cela est vrai de l'homme comme de tous les autres animaux sociaux. De même que la prospérité de la société est liée à celle des personnes qui la composent; d'autre part, le plein développement de l'essence individuelle de l'homme n'est possible que dans la vie en commun avec ses semblables. La morale chrétienne célèbre la valeur exclusive de l'altruisme et ne veut accorder aucun droit à l'égoïsme. Tout contrairement se conduit la morale aristocratique moderne (de Max Stirner à Fr. Nietzsche). Les deux extrêmes sont également faux et contredisent également aux exigences sacrées de la nature sociale. (Cf. Hermann Turck, Fr. Nietzsche und seine philosophischen Irrewege, (Iéna 1891). L. Buchner, Die Philosophie des Egoismus, Internationale Literatur Berichte.) IV. I (7 Janvier 1887).

20. Coup d'œil sur le XXe siècle.—La ferme conviction en la vérité de la philosophie moniste qui perce dans tout mon livre sur les énigmes de l'univers, du commencement à la fin, se fonde tout d'abord sur les progrès merveilleux accomplis par la science naturelle au cours du xixe siècle. Mais elle nous invite également à jeter encore un regard plein d'espoir sur le XXe siècle qui commence à poser cette question. «Nous sentons-nous émus par l'essor d'un esprit nouveau et portons-nous en nous-mêmes le pressentiment sûr et le sentiment certain de quelque chose de supérieur et de meilleur?» Julius Hart dont l'Histoire de la littérature universelle (2 vol. Berlin 1894), a contribué beaucoup à éclairer en tous sens cette question importante, l'a récemment résolue avec esprit dans un nouvel ouvrage: «Zukunftsland. Im Kampf um eine Weltanschauung, 1er vol. Der Neue Gott. Ein Anblick auf das kommende Jahrhundert.» Pour moi, je réponds à la question incontestablement par l'affirmative, parce que je considère comme le plus grand progrès pouvant amener enfin à la solution des «énigmes de l'univers» l'établissement sûr de la loi de substance et de la doctrine évolutionniste qui y est inséparablement liée. Je ne méconnais pas le lourd fardeau que nous impose la perte douleureuse dont souffre l'humanité moderne en voyant disparaître les croyances régnantes et les espérances d'un avenir meilleur qui s'y rattachent. Mais je trouve une grande compensation dans le trésor inépuisable ouvert à nous par la conception unitaire du monde. Je suis fermement convaincu que le XXe siècle nous permettra pour la première fois de jouir prochainement de ces trésors intellectuels et nous conduira ainsi à la religion du vrai, du bien et du beau que Gœthe a si noblement conçue.


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