Les énigmes de l'Univers
L'esquisse générale de l'arbre généalogique des Primates, depuis les plus anciens Prosimiens de l'éocène jusqu'à l'homme, est renfermée tout entière dans la période tertiaire: il n'y a plus là de «membre manquant» important. La descendance de l'homme d'une lignée de Primates de la période tertiaire, formes aujourd'hui disparues, n'est plus une vague hypothèse mais un fait historique. L'importance incommensurable qu'offre cette connaissance certaine de l'origine de l'homme s'impose à tout penseur impartial et conséquent.
(Conférence faite à Cambridge sur l'état actuel de nos connaissances relativement à l'origine de l'homme, 1898.)
SOMMAIRE DU CINQUIÈME CHAPITRE
Origine de l'homme.—Histoire mythique de la création. Moïse et Linné.—Création des espèces constantes.—Théorie des cataclysmes, Cuvier.—Transformisme, Gœthe (1790).—Théorie de la descendance, Lamarck (1809).—Théorie de la sélection, Darwin (1859).—Histoire généalogique (phylogénie) (1866).—Arbres généalogiques.—Morphologie générale.—Histoire de la création naturelle.—Phylogénie systématique.—Grande loi fondamentale biogénétique.—Anthropogénie.—L'homme descendant du singe.—Théorie «pithécoïde».—Le pithécanthrope fossile de Dubois (1894).
LITTÉRATURE
Ch. Darwin.—L'origine de l'homme et la sélection sexuelle.
Th. Huxley.—Des faits qui témoignent de la place de l'homme dans la nature.
E. Haeckel.—Anthropogénie. (2 ter Theil Stammesgeschichte oder Phylogenie) IVe Aufl. 1891.
C. Gegenbaur.—Vergleichende Anatomie der Wirbelthiere mit Berücksichtigung der Wirbellosen (2 Bde, Leipzig, 1898).
C. Zittel.—Grundzüge der Palaeontologie (1895).
E. Haeckel.—Systematische Stammesgeschichte des Menschen (7. Kapitel der Systematischen Phylogenie der Wirbelthiere), Berlin 1895.
L. Buchner.—Der Mensch und eine Stellung in der Natur, in Vergangenheit, Gegenwart und Zukunft (3e Aufl. 1889).
J.-G. Vogt.—Die Menschwerdung. Die Entwickelung des Menschen aus der Hauptreihe der Primaten (Leipzig, 1892).
E. Haeckel.—Ueber unsere gegenwaertige Kenntniss vom Ursprung des Menschen (Vertrag in Cambridge), trad. fr. du Dr Laloy. 2e tirage 1900.
La plus jeune, parmi les grandes branches de l'arbre vivant de la biologie, c'est cette science naturelle que nous appelons Généalogie ou Phylogénie. Elle s'est développée bien plus tard encore et malgré des difficultés bien plus grandes, que sa sœur naturelle, l'embryogénie ou ontogénie. Celle-ci avait pour objet la connaissance des processus mystérieux par suite desquels les individus organisés, animaux ou plantes, se développent aux dépens de l'œuf. La généalogie, par contre, doit répondre à cette question beaucoup plus difficile et obscure: «Comment sont apparues les espèces organiques, les différents phylums d'animaux ou de plantes?»
L'ontogénie (aussi bien l'embryologie, que l'étude des métamorphoses), pouvait adopter, pour résoudre sa tâche, sise tout proche, la voie immédiate de l'observation empirique; elle n'avait qu'à suivre jour par jour et heure par heure les transformations visibles que l'embryon organisé, dans l'espace de peu de temps, subit à mesure qu'il se développe aux dépens de l'œuf. Bien plus difficile était, dès l'origine, la tâche lointaine de la phylogénie; car les lents processus de transformation graduelle qui déterminent l'apparition des espèces végétales et animales, s'accomplissent insensiblement au cours de milliers et de millions de siècles; leur observation immédiate n'est possible que dans des limites très restreintes et la plus grande partie de ces processus historiques ne peut être connue qu'indirectement: par la réflexion critique, en utilisant pour les comparer des données empiriques appartenant aux domaines très différents de la paléontologie, de l'ontogénie et de la morphologie. A cela se joignait l'important obstacle que constituait pour la généalogie naturelle, en général, son rapport intime avec l'«histoire de la création», avec les mythes surnaturels et les dogmes religieux; on conçoit dès lors aisément que ce ne soit qu'au cours de ces quarante dernières années que l'existence, en tant que science, de la véritable phylogénie ait pu être conquise et assurée, après de difficiles combats.
Histoire mythique de la création.—Tous les essais sérieux entrepris jusqu'au commencement de notre XIXe siècle pour résoudre le problème de l'apparition des organismes, sont venus échouer dans le labyrinthe des légendes surnaturelles de la création. Les efforts individuels de quelques penseurs éminents pour s'émanciper, atteindre à une explication naturelle, demeurèrent infructueux. Les mythes divers, relatifs à la création se sont développés, chez tous les peuples civilisés de l'antiquité, en même temps que la religion; et pendant le moyen âge, ce fut naturellement le christianisme, parvenu à la toute-puissance, qui revendiqua le droit de résoudre le problème de la création. Or comme la Bible était la base inébranlable de l'édifice religieux chrétien, on emprunta toute l'histoire de la création au premier livre de Moïse. C'est encore là-dessus que s'appuya le grand naturaliste suédois, Linné, lorsqu'en 1735, le premier, dans son Systema naturæ, point de départ de la science postérieure,—il entreprit de trouver, pour les innombrables corps de la nature, une ordonnance, une terminologie et une classification systématiques. Il inaugura, comme étant le meilleur auxiliaire pratique, la double dénomination bien connue, ou «nomenclature binaire»; il donna à chaque espèce ou phylum un nom d'espèce particulier qu'il fit précéder d'un nom plus général de genre. Dans un même genre (genus) furent réunies les espèces (species) voisines; c'est ainsi, par exemple, que Linné réunit dans le genre chien (canis), comme des espèces différentes le chien domestique (canis familiaris), le chacal (canis aureus), le loup (canis lupus), le renard (canis vulpes), etc. Cette nomenclature parut bientôt si pratique qu'elle fut partout adoptée et qu'elle est appliquée aujourd'hui encore dans la systématique, tant en botanique qu'en zoologie.
Mais la science se heurta à un dogme théorique des plus dangereux, celui-là même auquel Linné avait rattaché sa notion pratique d'espèce. La première question qui devait se poser à ce savant penseur, c'était naturellement de savoir ce qui constitue proprement le concept d'espèce, quelles en sont la compréhension et l'extension. A cette question fondamentale, Linné faisait la plus naïve réponse, s'appuyant sur le mythe mosaïque de la création, universellement admis: Species tot sunt diversæ, quot diversas formas ab initio creavit infinitum eus. (Il y a autant d'espèces différentes que l'être infini a créé au début de formes différentes). Ce dogme théosophique coupait court à toute explication naturelle de l'apparition des espèces. Linné ne connaissait que les espèces actuelles végétales et animales: il ne soupçonnait rien des formes disparues, infiniment plus nombreuses, qui avaient peuplé notre globe, sous des aspects divers, pendant les périodes antérieures de son histoire.
C'est seulement au début de notre siècle que ces fossiles furent mieux connus par Cuvier. Dans son ouvrage célèbre sur les os fossiles des Vertébrés quadrupèdes (1812), il donna, le premier, une description exacte et une juste interprétation de nombreux fossiles. Il démontra en même temps qu'aux différentes périodes de l'histoire de la terre, une série de faunes très différentes s'étaient succédé. Comme Cuvier s'obstinait à maintenir la théorie de Linné de l'indépendance absolue des espèces, il crut ne pouvoir expliquer leur apparition qu'en disant qu'une série de grands cataclysmes et de créations successives s'étaient succédé sur la terre; toutes les créatures vivantes auraient été anéanties au commencement de chaque grande révolution terrestre, tandis qu'à la fin, une nouvelle faune aurait été créée. Bien que cette théorie des cataclysmes de Cuvier conduisît aux conséquences les plus absurdes et conclût au pur miracle, elle fut bientôt universellement adoptée et régna jusqu'à Darwin (1859).
Transformisme (Gœthe).—On entrevoit aisément que les idées courantes sur l'absolue indépendance des espèces organiques et leur création surnaturelle, ne pouvaient pas satisfaire les penseurs plus profonds. Aussi trouvons-nous, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, quelques esprits éminents préoccupés de trouver une solution naturelle au «grand problème de la création». Devançant tous les autres, le plus éminent de nos poètes et de nos penseurs, Gœthe, par ses études morphologiques prolongées et assidues, avait déjà clairement reconnu, il y a plus de cent ans, le rapport intime de toutes les formes organiques et il était déjà parvenu à la ferme conviction d'une origine naturelle commune.
Dans sa célèbre Métamorphose des plantes (1790), il faisait dériver les diverses formes de plantes d'une plante originelle et les divers organes d'une même plante d'un organe originel, la feuille. Dans sa théorie vertébrale du crâne, il essayait de montrer que le crâne de tous les Vertébrés—y compris l'homme!—était constitué de la même manière par certains groupes d'os, disposés selon un ordre fixe, et qui n'étaient autre chose que des vertèbres transformées. C'était précisément ses études approfondies d'ostéologie comparée qui avaient conduit Gœthe à la ferme certitude de l'unité d'organisation; il avait reconnu que le squelette de l'homme est constitué d'après le même type que celui de tous les autres Vertébrés, «formé d'après un modèle qui ne s'efface un peu que dans ses parties très constantes et qui, chaque jour, grâce à la reproduction, se développe et se transforme». Gœthe tient cette transformation pour la résultante de l'action réciproque de deux forces plastiques: une force interne centripète de l'organisme, la «tendance à la spécification» et une force externe, centrifuge, la «tendance à la variation» ou «l'Idée de métamorphose»; la première correspond à ce que nous appelons aujourd'hui l'hérédité, la seconde à l'adaptation. Combien Gœthe, par ces études de philosophie scientifique sur «la formation et la transformation des corps organisés de la nature», avait pénétré profondément dans leur essence et combien par suite, on peut le considérer comme le précurseur le plus important de Darwin et de Lamarck, c'est ce qui ressort des passages intéressants de ses œuvres que j'ai rassemblés dans la 4e leçon de mon Histoire de la Création Naturelle[14], (9e édition, p. 65 à 68). Cependant, ces idées d'évolution naturelle exprimées par Gœthe, comme aussi les vues analogues (cf. op. cit.) de Kant, Oken, Treviranus et autres philosophes naturalistes du commencement de ce siècle, ne s'étendaient pas au-delà de certaines notions générales. Il y manquait le puissant levier, nécessaire à «l'histoire de la création naturelle» pour se fonder définitivement par la critique du dogme d'espèce, et ce levier nous le devons à Lamarck.
Théorie de la descendance (Lamarck 1809).—Le premier essai vigoureux en vue de fonder scientifiquement le transformisme, fut fait au début du XIXe siècle par le grand philosophe naturaliste français, Lamarck, l'adversaire le plus redoutable de son collègue Cuvier, à Paris. Déjà, en 1802, il avait exprimé dans ses Considérations sur les corps vivants, les idées toutes nouvelles sur l'instabilité et la transformation des espèces, d'idées qu'il a traitées à fond, en 1809, dans les deux volumes de son ouvrage profond, la Philosophie zoologique. Lamarck développait là, pour la première fois,—en opposition avec le dogme régnant de l'espèce—l'idée juste que l'espèce organique était une abstraction artificielle, un terme à valeur relative, aussi bien que les termes plus généraux de genre, de famille, d'ordre et de classe. Il prétendait, en outre, que toutes les espèces étaient variables et provenaient d'espèces plus anciennes, par des transformations opérées au cours de longues périodes. Les formes ancestrales communes, desquelles proviennent les espèces ultérieures, étaient à l'origine des organismes très simples et très inférieurs; les premières et les plus anciennes s'étant produites par parthénogénèse. Tandis que par l'hérédité, le type se maintient constant à travers la série des générations, les espèces se transforment insensiblement par l'adaptation, l'habitude et l'exercice des organes. Notre organisme humain, lui aussi, provient, de la même manière, des transformations naturelles effectuées à travers une série de mammifères voisins des singes. Pour tous ces processus, comme en général pour tous les phénomènes de la vie de l'esprit aussi bien que de la nature, Lamarck n'admet exclusivement que des processus mécaniques, physiques et chimiques: il ne tient pour vraies que les causes efficientes.
Sa profonde Philosophie zoologique contient les éléments d'un système de la nature purement moniste, fondé sur la théorie de l'évolution. J'ai exposé en détail les mérites de Lamarck dans la 4e leçon de mon Anthropogénie (4e édition, p. 63) et dans la 5e leçon de ma Création naturelle (9e édition, p. 89).
On aurait pu s'attendre à ce que ce grandiose essai, en vue de fonder scientifiquement la théorie de la descendance, ait aussitôt ébranlé le mythe régnant de la création des espèces et frayé la voie à une théorie naturelle de l'évolution. Mais, au contraire, Lamarck fut aussi impuissant contre l'autorité conservatrice de son grand rival Cuvier, que devait l'être, vingt ans plus tard, son collègue et émule Geoffroy Saint-Hilaire. Les combats célèbres que ce philosophe naturaliste eut à soutenir en 1830, au sein de l'Académie française, contre Cuvier se terminèrent par le complet triomphe de ce dernier. J'ai déjà parlé très longuement de ces combats auxquels Gœthe prit un si vif intérêt (H. de la Cr., p. 77 à 80). Le puissant développement que prit à cette époque l'étude empirique de la biologie, la quantité d'intéressantes découvertes faites, tant sur le domaine de l'anatomie que sur celui de la physiologie comparée, l'établissement définitif de la théorie cellulaire et les progrès de l'ontogénie, tout cela fournissait aux zoologistes et aux botanistes un tel surcroît de matériaux de travail productif, qu'à côté de cela la difficile et obscure question de l'origine des espèces fut complètement oubliée. On se contenta du vieux dogme traditionnel de la création. Même après que le grand naturaliste anglais Ch. Lyell (1830), dans ses Principes de Géologie eut réfuté la théorie miraculeuse des cataclysmes de Cuvier et eut démontré que la nature inorganique de notre planète avait suivi une évolution naturelle et continue—même alors, on refusa au principe de continuité si simple de Lyell, toute application à la nature organique. Les germes d'une phylogénie naturelle, enfouis dans les œuvres de Lamarck, furent oubliés autant que l'ébauche d'ontogénie naturelle qu'avait tracée, cinquante ans plutôt (1759), G. F. Wolff dans sa théorie de la génération. Dans les deux cas, il fallut un demi-siècle tout entier avant que les idées essentielles sur le développement naturel, parvinssent à se faire admettre. Ce fut seulement après que Darwin (1859) eut abordé la solution du problème de la création par un tout autre côté, s'aidant avec succès du trésor de connaissances empiriques acquises depuis, que l'on commença à s'occuper de Lamarck comme du plus grand parmi les devanciers de Darwin.
Théorie de la sélection (Darwin 1859).—Le succès sans exemple que remporta Darwin est connu de tous; ce savant apparaît ainsi, à la fin du XIXe siècle, sinon comme le plus grand des naturalistes qu'on y compte, du moins comme celui qui y a exercé le plus d'influence. Car, parmi les grands et nombreux héros de la pensée à notre époque, aucun, au moyen d'un seul ouvrage classique, n'a remporté une victoire aussi colossale, aussi décisive et aussi grosse de conséquences, que Darwin avec son célèbre ouvrage principal: De l'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle dans les règnes animal et végétal ou de la survivance des races les mieux organisées dans la lutte pour la vie[15]. Sans doute, la réforme de l'anatomie et la physiologie comparées, par J. Muller, a marqué pour la biologie tout entière une époque nouvelle et féconde. Sans doute, l'établissement de la théorie cellulaire par Schleiden et Schwann, la réforme de l'ontogénie par Baer, l'établissement de la loi de substance par Robert Mayer et Helmholtz ont été des hauts faits scientifiques de premier ordre: aucun, cependant, quant à l'étendue et la profondeur des conséquences, n'a exercé une action aussi puissante, transformé au même point la science humaine tout entière que ne l'a fait la théorie de Darwin, sur l'origine naturelle des espèces. Car par là était résolu le «problème mythique de la Création» et avec lui la grave «question des questions», le problème de la vraie nature et de l'origine de l'homme lui-même.
Si nous comparons entre eux les deux grands fondateurs du transformisme, nous trouvons chez Lamarck une tendance prépondérante à la déduction, à ébaucher l'esquisse d'un système moniste complet,—chez Darwin, au contraire, prédominent l'emploi de l'induction, les efforts prudents pour établir, avec le plus de certitude possible sur l'observation et l'expérience, les diverses parties de la théorie de la descendance. Tandis que le philosophe naturaliste français dépasse de beaucoup le cercle des connaissances empiriques d'alors et esquisse, en somme, le programme des recherches à venir—l'expérimentateur anglais, au contraire, a le grand avantage de poser le principe d'explication qui sera le principe d'unification, permettant de synthétiser une masse de connaissances empiriques accumulées jusqu'alors sans pouvoir être comprises. Ainsi s'explique que le succès de Darwin ait été aussi triomphant que celui de Lamarck a été éphémère. Darwin n'a pas eu seulement le grand mérite de faire converger les résultats généraux des différentes disciplines biologiques au foyer du principe de la descendance et de les expliquer tous par là; il a, en outre, découvert dans le principe de sélection, la cause directe du transformisme qui avait échappé à Lamarck. Darwin praticien, éleveur, ayant appliqué aux organismes à l'état de nature les conclusions tirées de ses expériences de sélection artificielle et ayant découvert dans la lutte pour la vie le principe qui réalise la sélection naturelle, posa son importante théorie de la sélection, ce qu'on appelle proprement le darwinisme[16].
Généalogie (Phylogénie 1866).—Parmi les tâches nombreuses et importantes que Darwin traça à la biologie moderne, l'une des plus pressantes sembla la réforme du système, en zoologie comme en botanique. Puisque les innombrables espèces animale et végétale n'étaient pas «créées» par un miracle surnaturel mais avaient «évolué» par transformation naturelle, leur système naturel apparaissait comme leur arbre généalogique. La première tentative en vue de transformer en ce sens la systématique est celle que j'ai faite moi-même dans ma Morphologie générale des organismes (1866). Le premier livre de cet ouvrage (Anatomie générale) traitait de la «science mécanique des formes constituées», le second volume (Embryologie générale), des «formes se constituant». Une «Revue généalogique du système naturel des organismes» servait d'introduction systématique à ce dernier volume. Jusqu'alors, sous le nom d'embryologie, tant en botanique qu'en zoologie, on avait entendu exclusivement celle des individus organisés (embryologie et étude des métamorphoses). Je soutins, par contre, l'idée qu'en face de l'embryologie (ontogénie) se posait, aussi légitime, une seconde branche étroitement liée à la première, la généalogie (phylogénie). Ces deux branches de l'histoire du développement des êtres sont entre elles, à mon avis, dans le rapport causal le plus étroit, ce qui repose sur la réciprocité d'action des lois d'hérédité et d'adaptation et à quoi j'ai donné une expression précise et générale dans ma loi fondamentale biogénétique.
Histoire de la création naturelle (1868).—Les vues nouvelles que j'avais posées dans ma Morphologie générale, en dépit de la façon rigoureusement scientifique dont je les exposais, n'ayant éveillé que peu l'attention des gens compétents et moins encore trouvé de succès près d'eux, j'essayai d'en reproduire la partie la plus importante dans un ouvrage plus petit, d'allure plus populaire, qui fût accessible à un plus grand cercle de lecteurs cultivés. C'est ce que je fis en 1868 dans mon Histoire de la création naturelle (Conférences scientifiques populaires sur la théorie de l'évolution en général et celles de Darwin, Gœthe et Lamarck en particulier). Si le succès de la Morphologie générale était resté bien au-dessous de ce que j'étais en droit d'espérer, par contre celui de la Création naturelle dépassa de beaucoup mon attente. Dans l'espace de trente ans, il en parut neuf éditions remaniées et douze traductions différentes. Malgré ses nombreuses lacunes, ce livre a beaucoup contribué à faire pénétrer dans tous les milieux les grandes idées directrices de la théorie de l'évolution.
Je ne pouvais, bien entendu, indiquer là que dans ses traits généraux, la transformation phylogénétique du système naturel, ce qui était mon but principal. Je me suis rattrapé plus tard en établissant tout au long ce que je n'avais pu faire ici, le système phylogénétique et cela dans un ouvrage plus important, la Phylogénie systématique (Esquisse d'un système naturel des organismes fondé sur leur généalogie). Le premier volume (1894) traite des Protistes et des plantes; le second (1896) des Invertébrés; le troisième (1895) des Vertébrés. Les arbres généalogiques des groupes, petits et grands, sont étendus aussi loin que me l'ont permis mes connaissances dans les trois grandes «chartes d'origine»: paléontologie, ontogénie et morphologie.
Loi fondamentale biogénétique.—Le rapport causal étroit qui, à mon avis, unit les deux branches de l'histoire organique du développement des êtres, avait déjà été souligné par moi dans ma Morphologie générale (à la fin du Ve livre), comme l'une des notions les plus importantes du transformisme et j'avais donné à ce fait une expression précise dans plusieurs «Thèses sur le lien causal entre le développement ontogénique et le phylétique»: L'ontogénie est une récapitulation abrégée et accélérée de la phylogénie, conditionnée par les fonctions physiologiques de l'hérédité (reproduction) et de l'adaptation (nutrition). Déjà Darwin (1859) avait insisté sur la grande importance de sa théorie pour expliquer l'embryologie, et Fritz Muller avait essayé (1864) d'en donner la preuve en prenant pour exemple une classe précise d'animaux, les Crustacés, dans son ingénieux petit travail intitulé: Pour Darwin. J'ai cherché, à mon tour, à démontrer la valeur générale et la portée fondamentale de cette grande loi biogénétique, dans une série de travaux, en particulier dans La biologie des éponges calcaires (1872) et dans les Etudes sur la théorie gastréenne (1873-1884). Les principes que j'y posais de l'homologie des feuillets germinatifs, et des rapports entre la palingénie (histoire de l'abréviation) et la cénogénie (histoire des altérations) ont été confirmés depuis par les nombreux travaux d'autres zoologistes; par eux il est devenu possible de démontrer l'unité des lois naturelles à travers la diversité de l'embryologie animale; on en conclut, quant à l'histoire généalogique des animaux, à leur commune descendance d'une forme ancestrale des plus simples.
Anthropogénie (1874).—Le fondateur de la théorie de la descendance, Lamarck, dont le regard portait si loin, avait très justement reconnu, dès 1809, que sa théorie valait universellement et que, par suite, l'homme, en tant que Mammifère le plus perfectionné, provenait de la même souche que tous les autres et ceux-ci, à leur tour, de la même branche plus ancienne de l'arbre généalogique, que les autres Vertébrés. Il avait même déjà indiqué par quels processus pouvait être expliqué scientifiquement le fait que l'homme descend du singe, en tant que Mammifère le plus voisin de lui. Darwin, arrivé naturellement aux mêmes convictions, laissa avec intention de côté, dans son ouvrage capital (1859), cette conséquence de sa doctrine, qui soulevait tant de révoltes et il ne l'a développée, avec esprit, que plus tard (1871) dans un ouvrage en deux volumes sur Les ancêtres directs de l'homme et la sélection sexuelle. Mais, dans l'intervalle, son ami Huxley (1863) avait déjà discuté avec beaucoup de pénétration cette conséquence, la plus importante de la théorie de la descendance, dans son célèbre petit ouvrage sur Les faits qui témoignent de la place de l'homme dans la nature. Disposant de l'anatomie et de l'ontogénie comparées et s'appuyant sur les faits de la paléontologie, Huxley montra dans cette proposition que «l'homme descend du singe», conséquence nécessaire du darwinisme—et qu'on ne pouvait donner aucune autre explication scientifique de l'origine de la race humaine. Cette conviction était, alors déjà, partagée par C. Gegenbaur, le représentant le plus éminent de l'anatomie comparée, qui a fait faire à cette science importante d'immenses progrès par l'application conséquente et judicieuse qu'il y a faite de la théorie de la descendance.
Toujours par suite de cette théorie pithécoïde (ou origine simiesque de l'homme) une tâche plus difficile s'imposait: c'était de rechercher non seulement les ancêtres de l'homme les plus directs, parmi les Mammifères de la période tertiaire, mais aussi la longue série de formes animales qui avaient vécu à des époques antérieures de l'histoire de la Terre et qui s'étaient développées à travers un nombre incalculable de millions d'années. J'avais déjà commencé à chercher une solution hypothétique à ce grand problème historique, en 1866, dans ma Morphologie générale; j'ai continué à la développer en 1874 dans mon Anthropogénie (Ire partie: Embryologie; IIe partie: Généalogie). La quatrième édition remaniée de ce livre (1891) contient, à mon avis, l'exposé de l'évolution de la race humaine qui, dans l'état actuel de nos connaissances des sources, se rapproche le plus du but lointain de la vérité; je me suis constamment efforcé de recourir également et en les accordant entre elles aux trois sources empiriques de la paléontologie, de l'ontogénie et de la morphologie (anatomie comparée). Sans doute, les hypothèses sur la descendance, données ici, seront plus tard confirmées et complétées, chacune en particulier, par les recherches phylogénétiques à venir; mais je suis tout aussi convaincu que la hiérarchie que j'ai tracée des ancêtres de l'homme répond en gros à la vérité. Car la série historique des fossiles de Vertébrés correspond absolument à la série évolutive morphologique, que nous font connaître l'anatomie et l'ontogénie comparées: aux Poissons siluriens succèdent les Poissons amphibies du dévonien[17], les Amphibies du carbonifère, les Reptiles permiques et les Mézozoïques mammifères; parmi eux apparaissent d'abord, pendant la période du trias, les formes inférieures, les Monotrèmes, puis pendant la période jurassique les Marsupiaux, enfin pendant la période calcaire, les plus anciens Placentaliens. Parmi ceux-ci apparaissent d'abord, au début de la période tertiaire (éocène) les plus anciens des Primates ancestraux, les Prosimiens, puis, pendant le miocène les Singes véritables et parmi les Catarrhiniens tout d'abord les Cynopithèques, ensuite les Anthropomorphes; un rameau de ces derniers a donné naissance, pendant le pliocène, à l'homme singe encore muet (Pithecanthropus alalus) et de celui-ci descend enfin l'homme doué de la parole.
On rencontre bien plus de difficulté et d'incertitude en cherchant à reconstruire la série des ancêtres invertébrés qui ont précédé nos ancêtres vertébrés; car nous n'avons pas de restes pétrifiés de leurs corps mous et sans squelette; la paléontologie ne peut nous fournir aucune preuve certaine. D'autant plus précieuses deviennent les sources de l'anatomie et de l'ontogénie comparées. Comme l'embryon humain passe par le même stade «chordula» que l'embryon de tous les autres Vertébrés, comme il se développe aux dépens des deux feuillets d'une «gastrula», nous en concluons, d'après la grande loi biogénétique, à l'existence passée de formes ancestrales correspondantes (Vermaliés, Gastréadés). Mais ce qui est surtout important, c'est ce fait fondamental, que l'embryon de l'homme, comme celui de tous les autres animaux, se développe primitivement aux dépens d'une simple cellule; car cette cellule-souche (cytula)—«ovule fécondé»—témoigne indiscutablement d'une forme ancestrale correspondante monocellulaire, d'un antique ancêtre (période laurentienne) Protozoaire.
Pour notre philosophie moniste il importe d'ailleurs assez peu de savoir comment on établira avec plus de certitude encore, dans le détail, la série de nos ancêtres animaux. Il n'en reste pas moins ce fait historique certain, cette donnée grosse de conséquences, que l'homme descend directement du singe et par delà, d'une longue série de Vertébrés inférieurs. J'ai déjà insisté en 1866, au septième livre de ma Morphologie générale sur le fondement logique de ce principe pithécométrique: «Cette proposition que l'homme descend de Vertébrés inférieurs et directement des singes est un cas particulier de syllogisme déductif qui résulte avec une absolue nécessité, en vertu de la loi générale d'induction, de la théorie de la descendance.»
Pour l'établissement définitif et le triomphe de ce fondamental principe pithécométrique, les découvertes paléontologiques de ces trente dernières années sont d'une plus grande importance; en particulier la surprenante trouvaille de nombreux Mammifères disparus, de l'époque tertiaire, nous a mis à même d'établir clairement, dans ses grands traits, l'histoire ancestrale de cette classe la plus importante d'animaux et cela depuis les inférieurs Monotrèmes ovipares jusqu'à l'homme. Les quatre grands groupes de Placentaliens, les légions si riches en formes des Carnivores, Rongeurs, Ongulés et Primates, semblent séparés par un profond abîme lorsque nous ne considérons que les épigones encore vivants qui les représentent aujourd'hui. Mais ces abîmes profonds se comblent entièrement et les différences entre les quatre légions s'effacent totalement lorsque nous comparons les ancêtres tertiaires disparus et lorsque nous remontons jusqu'à l'aube de l'histoire, jusqu'à l'éocène, au début de la période tertiaire (au moins trois millions d'années en arrière!) La grande sous-classe des Placentaliens, qui compte aujourd'hui plus de 2.500 espèces n'est alors représentée que par un petit nombre de «Proplacentaliens»; et chez ces Prochoriatidés, les caractères des quatre légions divergentes sont si mêlés et si effacés, qu'il est plus sage de ne les regarder que comme des ancêtres communs. Les premiers Carnivores (ictopsales), les premiers Rongeurs (esthonycales), les premiers Ongulés (condylarthrales) et les premiers Primates (lemurales) possèdent dans leurs grands traits la même conformation du squelette et la même dentition typique que les Placentaliens primitifs, soit 44 dents (à chaque moitié de mâchoire, 3 incisives, 1 canine, 4 prémolaires et 3 molaires)[18], ils sont tous caractérisés par la petite taille et le développement imparfait du cerveau (principalement de la partie la plus importante, les hémisphères, qui ne sont constitués en «organe de la pensée» que plus tard, chez les épigones du miocène et du pliocène); ils ont tous les jambes courtes, cinq orteils aux pieds et marchent sur la plante du pied (plantigrada). Pour certains de ces Placentaliens primitifs de l'éocène on a d'abord hésité avant de les classer parmi les Carnivores ou les Rongeurs, les Ongulés ou les Primates; ainsi ces quatre grandes légions de Placentaliens qui devaient tellement différer ensuite, se rapprochaient alors jusqu'à se confondre! On en conclut indubitablement à une communauté d'origine dans un groupe unique; ces Prochoriatidés vivaient déjà dans la période antérieure, calcaire (il y a plus de trois millions d'années!) et sont probablement apparus pendant la période jurassique, descendant d'un groupe de Didelphes insectivores (amphiteria) et présentant un placenta diffus, forme primitive, la plus simple.
Mais les plus importantes de toutes les découvertes paléontologiques récentes, qui ont jeté un jour nouveau sur l'histoire généalogique des placentaliens, sont relatives à notre propre lignée, à la légion des Primates.
Autrefois, les fossiles en étaient très rares. Cuvier lui-même, le grand fondateur de la paléontologie, affirma jusqu'à sa mort (1832), qu'il n'existait pas de fossiles de Primates; il avait, il est vrai, déjà décrit le crâne d'un Prosimien de l'éocène (Adapis), mais il l'avait pris à tort pour un Ongulé. Dans ces vingt dernières années, on a découvert un assez grand nombre de squelettes pétrifiés de Prosimiens et de Simiens, bien conservés; parmi eux se trouvent les intermédiaires importants qui permettent de reconstituer la chaîne continue des ancêtres, depuis le plus primitif Prosimien jusqu'à l'homme.
Le plus célèbre et le plus intéressant de ces fossiles est l'Homme singe pétrifié de Java, le «Pithecanthropus erectus» dont on a tant parlé et qui a été découvert en 1894 par le médecin militaire hollandais, Eugène Dubois. C'est vraiment le «missing link» tant cherché, le prétendu «membre manquant» dans la série des Primates qui, s'étend maintenant, ininterrompue, depuis les singes catarrhiniens inférieurs jusqu'à l'homme le plus élevé en organisation. J'ai exposé longuement la haute portée de cette trouvaille merveilleuse dans la conférence que j'ai faite le 26 août 1898, au quatrième Congrès international de Zoologie, à Cambridge: «De l'état actuel de nos connaissances relativement à l'origine de l'homme.» Le paléontologiste qui connaît les conditions requises pour la formation et la conservation des fossiles, considérera la découverte du Pithécanthrope comme un hasard tout spécialement heureux. Car les singes, en tant qu'ils habitent sur les arbres (lorsqu'ils ne tombent pas par hasard dans l'eau), se trouvent rarement à leur mort dans des conditions qui permettent la conservation et la pétrification de leur squelette. Par cette trouvaille de l'homme-singe fossile, de Java, la Paléontologie, à son tour, nous démontre que «l'homme descend du singe» aussi clairement et sûrement que l'avaient déjà fait avant elle les disciples de l'Anatomie et de l'Ontogénie comparées: nous possédons maintenant tous les documents essentiels pour notre histoire généalogique.
CHAPITRE VI
De la nature de l'âme
Études monistes sur le concept d'ame.—Devoirs et méthodes de la psychologie scientifique.—Métamorphoses psychologiques.
Les différences psychologiques entre l'homme et le singe anthropoïde sont moindres que les différences correspondantes entre le singe anthropoïde et le singe le plus inférieur. Et ce fait psychologique correspond exactement à ce que nous présente l'anatomie quant aux différences dans l'écorce cérébrale, le plus important Organe de l'Ame. Si, cependant, aujourd'hui encore, presque dans tous les milieux, l'âme de l'homme est considérée comme une substance spéciale et mise en avant comme la preuve la plus importante contre l'affirmation maudite que l'Homme descend du singe, cela s'explique, d'une part, par l'état si arriéré de la soi-disant «psychologie», de l'autre, par la superstition si répandue de l'immortalité de l'âme.
(Conférence de Cambridge sur l'origine de l'homme, 1898).
SOMMAIRE DU CHAPITRE VI
Signification fondamentale de la psychologie.—Comment on la doit concevoir, quelles méthodes on doit lui appliquer.—Conflit des opinions sur ce point.—Psychologie dualiste et psychologie moniste.—Rapport de celle-ci à la loi de substance.—Confusion de termes.—Métamorphoses psychologiques: Kant, Virchow, Du Bois-Reymond.—Moyens de parvenir à la connaissance des faits de l'âme.—Méthode introspective (auto-observation).—Méthode exacte (psycho-physique).—Méthode comparative (psychologie animale).—Changement de principes psychologiques, Wundt.—Psychologie des peuples et ethnographie, Bastian.—Psychologie ontogénique, Preyer.—Psychologie phylogénétique, Darwin, Romanes.
LITTÉRATURE
J. Lamettrie.—Histoire naturelle de l'âme.
H. Spencer.—Principes de psychologie (trad. franç.).
W. Wundt.—Grundriss der Psychologie. Leipzig, 1898.
Th. Zeihen.—Leitfaden der physiologischen Psychologie. Iéna, 1891. II Aufl., 1898.
H. Munsterberg.—Ueber Aufgaben und Methoden der Psychologie. Leipzig, 1891.
L. Besser.—Was ist Empfindung? Bonn, 1891.
A. Rau.—Empfinden und Denken. Eine physiologische Untersuchung über die Natur des menschlichen Verstandes. Giessen, 1896.
P. Carus.—The soul of man. An investigation of the facts of physiological and experimental Psychology. Chicago, 1891.
A. Forel.—Gehirn und Seele (Vortrag in Wien). IV Aufl., Bonn, 1894.
A. Svoboda.—Der Seelenwahn. Geschichtliches und Philosophisches. Leipzig, 1886.
Les phénomènes dont l'ensemble constitue ce qu'on appelle d'ordinaire la Vie de l'âme ou l'activité psychique, sont, entre tous ceux que nous connaissons, d'une part, les plus importants et les plus intéressants, de l'autre, les plus compliqués et les plus énigmatiques. La connaissance de la nature elle-même, qui a fait l'objet de nos précédentes études philosophiques, étant une partie de la vie de l'âme, et, d'autre part, l'anthropologie exigeant aussi bien que la cosmologie une exacte connaissance de l'âme, on peut considérer la psychologie, la véritable science de l'âme, comme le fondement et la condition préalable de toutes les autres sciences. Envisagée d'un autre point de vue, elle est, de plus, une partie de la philosophie ou de l'anthropologie.
La grande difficulté de son fondement naturel provient de ceci, qu'à son tour, la psychologie présuppose la connaissance exacte de l'organisme humain et avant tout du cerveau, l'organe le plus important de la vie de l'âme. La grande majorité des prétendus «psychologues», ignorent cependant absolument ces bases anatomiques de l'âme, ou n'en ont qu'une connaissance très imparfaite; et ainsi s'explique ce fait regrettable que dans aucune science nous ne trouvons des idées aussi contradictoires et inadmissibles relativement à sa propre nature et à son objet essentiel, que nous n'en rencontrons en psychologie. Cette confusion est devenue d'autant plus sensible en ces trente dernières années que les progrès immenses de l'anatomie et de la physiologie ont ajouté à notre connaissance de la structure et des fonctions de l'organe le plus important de l'âme.
Méthode pour étudier l'âme.—Selon moi, ce qu'on appelle âme est, à la vérité, un phénomène de la nature. Je considère, par conséquent, la psychologie comme une branche des sciences naturelles et en particulier de la physiologie. Et par suite, j'insiste dès le début sur ce point que nous ne pourrons admettre, pour la psychologie, d'autres voies de recherches que pour toutes les autres sciences naturelles, c'est-à-dire, en première ligne, l'observation et l'expérimentation, en seconde ligne, l'histoire du développement et en troisième ligne, la spéculation métaphysique, laquelle, cherche à se rapprocher, autant que possible, par des raisonnements inductifs et déductifs de l'essence inconnue du phénomène. Quant à l'examen selon les principes de ce dernier point, il faut tout d'abord, et précisément ici, étudier de près l'opposition entre les conceptions dualiste et moniste.
Psychologie dualiste.—La conception généralement régnante du psychique et que nous combattons, considère le corps et l'âme comme deux essences différentes. Ces deux essences peuvent exister indépendamment l'une de l'autre et ne sont pas forcément liées l'une à l'autre.
Le corps organique est une essence mortelle, matérielle, chimiquement constituée par du plasma vivant et des composés engendrés par lui (produits protoplasmiques). L'âme, par contre, est une essence immortelle, immatérielle, un agent spirituel dont l'activité énigmatique nous est complètement inconnue. Cette plate conception est, comme telle, spiritualiste et son contraire, en principe, est en un certain sens matérialiste. La première est, en même temps, transcendante et supranaturelle, car elle affirme l'existence de forces existant et agissant sans base matérielle; elle repose sur l'hypothèse qu'en dehors et au-dessus de la nature, il existe encore un «monde spirituel», monde immatériel dont, par l'expérience, nous ne savons rien, et par suite de notre nature, ne pouvons rien savoir.
Cette hypothèse, monde spirituel, qui serait complètement indépendant du monde matériel des corps et sur lequel repose tout l'édifice artificiel de la philosophie dualiste, est un pur produit de la fantaisie poétique; nous en pouvons dire autant de la croyance mystique en l'«immortalité de l'âme», qui s'y rattache étroitement et que nous montrerons plus tard, en traitant spécialement de la question, être inadmissible pour la science (cf. chap. XI). Si les croyances qui animent ces mythes étaient vraiment fondées, les phénomènes dont il s'agit devraient n'être pas soumis à la loi de substance. Cette exception unique à la loi suprême et fondamentale du cosmos n'aurait dû survenir que très tard au cours de l'histoire de la terre, puisqu'elle ne porte que sur «l'âme» des hommes et des animaux supérieurs. Le dogme du «libre arbitre», lui aussi, autre pièce essentielle de la psychologie dualiste, est inconciliable avec la loi universelle de substance.
Psychologie moniste.—La conception naturelle du psychique que nous défendons, voit au contraire dans la vie de l'âme une somme de phénomènes vitaux qui sont liés, comme tous les autres, à un substratum matériel précis. Nous désignerons provisoirement cette base matérielle de toute activité psychique, sans laquelle cette activité n'est pas concevable,—sous le nom de psychoplasma et cela parce que l'analyse chimique nous la montre partout comme un corps du groupe des corps protoplasmiques, c'est-à-dire un de ces composés du carbone, de ces albuminoïdes qui sont à la base de tous les processus vitaux.
Chez les animaux supérieurs, qui possèdent un système nerveux et des organes des sens, le psychoplasma, en se différenciant, a donné un neuroplasma: la substance nerveuse. C'est en ce sens que notre conception est matérialiste. Elle est, d'ailleurs, en même temps, empiriste et naturaliste, car notre expérience scientifique ne nous a encore appris à connaître aucune force qui soit dépourvue de base matérielle, ni aucun «monde spirituel» sis en dehors et au-dessus de la nature.
Ainsi que tous les autres phénomènes de la nature, ceux de la vie de l'âme sont soumis à la loi suprême qui gouverne tout: à la loi de substance; dans ce domaine il n'y a pas plus que dans les autres une seule exception à cette loi cosmologique fondamentale (cf. chap. XII). Les processus de la vie psychique inférieure, chez les Plantes et chez les Protistes monocellulaires,—mais également chez les animaux inférieurs—leur irritabilité, leurs mouvements réflexes, leur sensibilité et leur effort pour persévérer dans l'être: tout cela a pour condition immédiate des processus psychologiques se passant dans le plasma cellulaire, des changements physiques et chimiques qui s'expliquent en partie par l'hérédité, en partie par l'adaptation. Mais il en faut dire tout autant de l'activité psychique supérieure, des animaux supérieurs et de l'homme, de la formation des représentations et des idées, des phénomènes merveilleux de la raison et de la conscience. Car ceux-ci proviennent, par développement phylogénétique, de ceux-là et ce qui les porte à cette hauteur, c'est seulement le degré supérieur d'intégration ou de centralisation, d'association ou de synthèse de fonctions jusqu'alors séparées.
Conception de l'âme.—On considère avec raison comme le premier devoir de chaque science la définition de l'objet qu'elle se propose d'étudier. Mais pour aucune science la solution de ce premier devoir n'est si difficile que pour la psychologie et le fait est d'autant plus remarquable que la logique, la science des définitions, n'est elle-même qu'une partie de la psychologie. Si nous rapprochons tout ce qui a été dit sur les notions essentielles de cette science par les philosophes et les naturalistes les plus remarquables de tous les temps, nous nous trouvons enserrés dans un chaos des vues les plus contradictoires. Qu'est-ce donc, en somme, que l'âme? Quel rapport a-t-elle avec l'esprit? Qu'entend-on proprement par conscience? Qu'est-ce qui différencie l'impression du sentiment? Qu'est-ce que l'instinct? Quel est son rapport avec le libre arbitre? Qu'est-ce qu'une représentation? Quelle différence y a-t-il entre l'entendement et la raison? Et qu'est-ce au fond que le sentiment[19]? Quelles sont les relations de tous ces «phénomènes psychiques» avec le corps?
Les réponses à ces questions et à d'autres qui s'y rattachent sont aussi différentes que possible; non seulement les plus grandes autorités ont là-dessus des manières de voir opposées, mais encore, pour une seule et même de ces autorités scientifiques, il n'est pas rare de trouver au cours de l'évolution psychologique les manières de voir complétement changées. Certes, cette métamorphose psychologique de beaucoup de penseurs n'a pas peu contribué à amener cette confusion colossale des idées qui règne en psychologie plus que dans tout autre domaine de la connaissance humaine.
Métamorphose psychologique.—L'exemple le plus intéressant d'un changement aussi total des vues psychologiques aussi bien objectives que subjectives, c'est celui que nous fournit le guide le plus influent de la philosophie allemande, Kant. Le Kant de la jeunesse, le vrai Kant critique, était arrivé à cette conviction que les trois puissances du mysticisme—«Dieu, la liberté et l'immortalité»—étaient inadmissibles pour la raison pure; Kant vieilli, le Kant dogmatique, trouva que ces trois «fantômes capitaux» étaient des postulats de la raison pratique et comme tels indispensables. Et plus, de nos jours, l'école si considérée des Néokantiens prêche le «retour à Kant» comme l'unique salut devant l'épouvantable charivari de la métaphysique moderne; plus clairement se révèle l'indéniable et désastreuse contradiction entre les idées essentielles du jeune et du vieux Kant; nous reviendrons sur ce dualisme.
Un intéressant exemple d'une variation analogue nous est fourni par deux des plus célèbres naturalistes de notre temps: R. Virchow et du Bois-Reymond; la métamorphose de leurs idées psychologiques doit d'autant moins être négligée que les deux biologistes berlinois, depuis plus de 40 ans, jouent un rôle des plus importants dans la plus grande des universités allemandes et exercent, tant directement qu'indirectement, une influence profonde sur la pensée moderne. Virchow, à qui nous devons tant à titre de fondateur de la pathologie cellulaire, était, au meilleur temps de son activité scientifique, vers le milieu du siècle (et surtout pendant son séjour à Würzbourg, 1849-1856) un pur moniste; il passait alors pour l'un des représentants les plus éminents de ce matérialisme naissant qui s'était introduit vers 1855, par deux œuvres célèbres parues presque en même temps: La matière et la force, de L. Bucuner et La foi du charbonnier et la science, de C. Vogt. Virchow exposait alors ses idées générales sur la biologie et les processus vitaux de l'homme—conçus tout comme des phénomènes mécaniques naturels—dans une série d'articles remarquables parus dans les Archives d'anatomie pathologique qu'il dirigeait. Le plus important, sans contredit, de ses travaux et celui dans lequel Virchow a exposé le plus clairement ses idées monistes d'alors, c'est son écrit sur «Les tendances vers l'unité dans la médecine scientifique» (1849). Ce fut certainement après mûre réflexion et parce qu'il était convaincu de la valeur philosophique de cet ouvrage, que Virchow, en 1856, plaça cette «profession de foi médicale» en tête de ses Etudes réunies de médecine scientifique. Il y soutient les principes fondamentaux de notre monisme actuel, avec autant de clarté et de précision que je le fais ici en ce qui concerne la solution de l'«énigme de l'univers»; il défend la légitimité exclusive de la science expérimentale, dont les seules sources dignes de foi sont l'activité des sens et le fonctionnement du cerveau; il combat non moins nettement le dualisme anthropologique, toute prétendue révélation et toute «transcendance», ainsi que ses deux avenues: «la foi et l'anthropomorphisme». Il fait ressortir avant tout le caractère moniste de l'anthropologie, le lien indissoluble entre l'esprit et le corps, la force et la matière; à la fin de sa préface, il s'exprime ainsi (p. 4): «Je suis convaincu que je ne serai jamais amené à nier le principe de l'unité de la nature humaine et ses conséquences». Malheureusement cette «conviction» était une grave erreur; car, 28 ans après, Virchow soutenait des idées, en principe tout opposées, cela dans le discours dont on a tant parlé, sur «La liberté de la science dans l'Etat moderne» qu'il prononça en 1877 à l'Assemblée des naturalistes, à Münich et dont j'ai repoussé les attaques dans mon écrit: La science libre et l'enseignement libre (1878).
Des contradictions analogues, en ce qui concerne les principes philosophiques les plus importants se rencontrent aussi chez du Bois-Reymond, qui a remporté ainsi un bruyant succès auprès des écoles dualistes et surtout près de l'«Ecclesia militans». Plus ce célèbre rhéteur de l'Académie de Berlin avait défendu brillamment les principes généraux de notre monisme, plus il avait contribué à réfuter le vitalisme et la conception transcendantale de la vie, d'autant plus bruyant fut le cri de triomphe des adversaires lorsqu'en 1872, dans son discours sensationnel de l'ignorabimus, du Bois-Reymond rétablit la conscience comme une énigme insoluble, l'opposant comme un phénomène surnaturel aux autres fonctions du cerveau. Je reviendrai plus loin là-dessus (ch. X).
Psychologie objective et Psychologie subjective.—La nature spéciale d'un grand nombre de phénomènes de l'âme et surtout de la conscience, nous oblige à apporter certaines modifications à nos méthodes de recherche scientifique. Une circonstance surtout importante ici, c'est qu'à côté de l'observation ordinaire, objective, extérieure, il faut faire place à la méthode introspective, à l'observation subjective, intérieure qui résulte du fait que notre «moi» se réfléchit dans la conscience. La plupart des psychologues partent de cette «certitude immédiate du moi»: Cogito ergo sum! «Je pense donc je suis». Nous jetterons donc tout d'abord un regard sur ce moyen de connaissance et ensuite seulement sur les autres méthodes, complémentaires de celle-ci.
Psychologie introspective. (Auto-observation de l'âme). La plus grande partie des documents sur l'âme humaine, consignés depuis des milliers d'années dans d'innombrables écrits, provient de l'étude introspective de l'âme, c'est-à-dire de l'auto-observation, puis des conclusions que nous tirons de l'association et de la critique de ces «expériences internes» subjectives. Pour une grande partie de l'étude de l'âme cette voie subjective est en général la seule possible, surtout pour l'étude de la conscience; cette fonction cérébrale occupe ainsi une place toute particulière et elle est devenue, plus que toute autre, la source d'innombrables erreurs philosophiques (cf. chap. X). Mais c'est un point de vue trop étroit et qui conduit à des notions très imparfaites, fausses même, que celui qui nous fait considérer cette auto-observation de notre esprit comme la source principale, sinon unique, où puiser pour le connaître, ainsi que le font de nombreux et distingués philosophes. Car une grande partie des phénomènes les plus importants de la vie de l'âme, surtout les fonctions des sens (vue, ouïe, odorat, etc.), puis le langage, ne peuvent être étudiés que par les mêmes méthodes que toute autre fonction de l'organisme, à savoir d'abord par une recherche anatomique approfondie de leurs organes et, secondement, par une exacte analyse physiologique des fonctions qui en dépendent. Mais pour pouvoir faire cette «observation extérieure» de l'activité de l'âme et compléter par là les résultats de l'«observation intérieure», il faut une connaissance profonde de l'anatomie et de l'histologie, de l'ontogénie et de la physiologie humaines. Ces données fondamentales, indispensables, de l'anthropologie n'en font pas moins défaut chez la plupart des prétendus psychologues, ou sont très insuffisantes; aussi ceux-ci ne sont-ils pas en état de se faire même de leur âme, une idée suffisante. A cela s'ajoute la circonstance défavorable que cette âme, si vénérée par son possesseur, est souvent chez le psychologue une âme développée dans une direction unique (quelque haut perfectionnement qu'atteigne cette Psyché dans son sport spéculatif!), c'est en outre l'âme d'un homme civilisé, appartenant à une race supérieure, c'est-à-dire le dernier terme d'une longue série phylétique évolutive, pour l'exacte compréhension duquel la connaissance de précurseurs nombreux et inférieurs serait indispensable. Ainsi s'explique que la plus grande partie de la puissante littérature psychologique soit aujourd'hui une maculature sans valeur. La méthode introspective a certainement une immense valeur, elle est indispensable, mais elle a absolument besoin de la collaboration et du complément que lui apportent les autres méthodes.
Psychologie exacte.—Plus s'enrichissait, au cours de ce siècle, le développement des diverses branches de l'arbre de la connaissance humaine, plus se perfectionnaient les diverses méthodes des sciences particulières, plus grandissait le désir d'y apporter l'exactitude, c'est-à-dire de faire un examen empirique des phénomènes, aussi exact que possible et de donner aux lois qui s'en pourraient déduire une formule aussi nette que possible, mathématique quand il se pourrait. Mais ceci n'est réalisable que pour une petite partie de la science humaine, avant tout dans les sciences dont la tâche principale est la détermination de grandeurs mesurables; en première ligne les mathématiques, puis l'astronomie, la mécanique, et en somme une grande partie de la physique et de la chimie. Aussi désigne-t-on ces sciences du nom de sciences exactes, au sens propre du mot. Par contre, on a tort (et c'est souvent une cause d'erreur) de considérer, ainsi qu'on le fait volontiers, toutes les sciences naturelles comme «exactes», pour les opposer à d'autres, en particulier aux sciences historiques et «psychologiques». Car, pas plus que celles-ci, la plus grande partie des sciences naturelles ne sont susceptibles d'un traitement exact au sens propre; ceci vaut surtout pour la biologie et, parmi ses branches, pour la psychologie. Celle-ci n'étant qu'une partie de la physiologie doit, en général, participer des méthodes de la première. Elle doit, par l'observation et l'expérimentation, donner un fondement empirique, aussi exact que possible, aux phénomènes de la vie de l'âme; après quoi elle en doit tirer les lois de l'âme par des raisonnements inductifs et déductifs, et leur donner une formule aussi nette que possible. Mais, pour des raisons faciles à comprendre, une formule mathématique ne sera que très rarement possible; on n'a pu en donner avec succès que pour une partie de la physiologie des sens; par contre, ces formules sont inapplicables à la plus grande partie de la physiologie du cerveau.
Psycho-physique.—Une petite province de la psychologie qui semble accessible aux recherches «exactes» que l'on poursuit, a été, depuis vingt ans, étudiée avec grand soin et élevée au rang de discipline spéciale sous le nom de psychophysique. Ses fondateurs, les physiologistes Fechner et Weber de Leipzig, étudièrent d'abord avec exactitude la dépendance de la sensation par rapport à l'excitant externe, agissant sur l'organe sensoriel et, en particulier, le rapport quantitatif entre l'intensité de l'excitation et celle de la sensation. Ils trouvèrent que pour produire une sensation, un certain quantum précis et minimum d'excitation est nécessaire, «seuil de l'excitation», et qu'une excitation donnée doit toujours varier d'un surcroît précis: «seuil de la différence», avant que la sensation ne se modifie d'une manière sensible. Pour les sens les plus importants (la vue, l'ouïe, le sens de la pression) on peut poser cette loi que les variations des sensations sont proportionnelles à l'intensité des excitations. De cette «loi de Weber», empirique, Fechner déduisit, par des opérations mathématiques, sa «loi fondamentale psycho-physique», en vertu de laquelle l'intensité de la sensation croît selon une progression arithmétique; celle de l'excitation, par contre, selon une progression géométrique. Néanmoins, cette loi de Fechner, ainsi que d'autres «lois» psycho-physiques, a été attaquée de divers côtés et son «exactitude» contestée. Malgré tout, la «psycho-physique» moderne n'est pas loin d'avoir satisfait à tout ce qu'on attendait d'elle, à tous les vœux de ceux qui l'acclamaient il y a vingt ans; seulement le domaine de son application possible est très restreint. Et elle a une haute portée théorique en ce qu'elle nous démontre la valeur absolue des lois physiques sur une partie, restreinte il est vrai, du domaine de la prétendue «vie de l'âme», valeur revendiquée depuis longtemps par la psychologie matérialiste pour le domaine tout entier de la vie de l'âme. La méthode exacte s'est montrée, ici comme dans beaucoup d'autres branches de la physiologie, insuffisante et peu productive; en principe elle est sans doute partout désirable, mais malheureusement inapplicable dans la plupart des cas. Bien plus fécondes sont les méthodes comparative et génétique.
Psychologie comparée.—La ressemblance frappante qui existe entre la vie psychique de l'homme et celle des animaux supérieurs est un fait depuis longtemps connu. La plupart des peuples primitifs, aujourd'hui encore, ne font aucune différence entre les deux séries de phénomènes psychiques, ainsi qu'en font foi les fables partout répandues, les vieilles légendes et les idées relatives à la métempsychose. La plupart des philosophes de l'antiquité classique étaient convaincus, eux aussi, de cette parenté, et entre les âmes humaine et animale, ils ne découvraient aucune différence essentielle qualitative, mais une simple différence quantitative. Platon lui-même, qui affirma le premier la distinction fondamentale de l'âme et du corps, faisait traverser successivement à une seule et même âme (Idée), par sa théorie de la métempsychose, divers corps animaux et humains. C'est seulement le christianisme qui, rattachant étroitement la foi en l'immortalité à la foi en Dieu, posa la distinction fondamentale entre l'âme humaine immortelle et l'âme animale mortelle. Dans la philosophie dualiste, c'est avant tout sous l'influence de Descartes (1643) que cette idée s'implanta; il affirmait que l'homme seul a une «âme» véritable et avec elle la sensibilité et le libre arbitre; qu'au contraire, les bêtes sont des automates, des machines sans volonté ni sensibilité. Depuis, la plupart des psychologues—et Kant en particulier,—négligèrent complètement l'âme des animaux et réduisirent à l'homme l'objet des études psychologiques; la psychologie humaine, presque exclusivement introspective, fut privée de la comparaison féconde avec la psychologie animale et resta, pour cette raison, au même niveau inférieur qu'occupait la morphologie avant que Cuvier, en fondant l'anatomie comparée, ne l'élevât à la hauteur d'une «science naturelle philosophique».
Psychologie animale.—L'intérêt scientifique ne se réveilla en faveur de l'âme animale que dans la seconde moitié du siècle dernier, parallèlement aux progrès de la zoologie et de la physiologie systématiques. L'intérêt fut stimulé surtout par l'écrit de Reimarus: Considérations générales sur les instincts animaux (Hambourg, 1760). Néanmoins, une étude scientifique plus sérieuse ne devint possible qu'avec la réforme fondamentale de la physiologie, dont nous sommes redevables au grand naturaliste berlinois, Müller. Ce biologiste de génie, embrassant le domaine entier de la nature organique, tout ensemble la morphologie et la physiologie, introduisit pour la première fois les méthodes exactes de l'observation et de l'expérimentation dans la physiologie tout entière et y rattacha en même temps, d'une manière générale, les méthodes de comparaison; il les appliqua aussi bien à la vie psychique, au sens le plus large (langage, organes des sens, fonctions du cerveau), qu'à tous les autres phénomènes vitaux. Le sixième livre de son Manuel de physiologie humaine (1840) traite spécialement de «la vie de l'âme» et contient, en 80 pages, une quantité de considérations psychologiques des plus importantes.
En ces quarante dernières années, il a paru un grand nombre d'écrits sur la psychologie comparée des animaux, provoqués en partie par l'impulsion puissante donnée en 1859 par Darwin dans son ouvrage sur l'origine des espèces, et aussi par l'introduction de la Théorie de l'évolution dans le domaine psychologique. Quelques-uns de ces écrits les plus importants sont dus à Romanes et G. Lubbock, pour l'Angleterre; Wundt, Büchner, G. Schneider, Fritz Schultze et Charles Groos, pour l'Allemagne; Espinas et Jourdan, pour la France; Tito Vignoli, pour l'Italie. (J'ai donné les titres de quelques-uns des ouvrages les plus importants, au début de ce chapitre.)
En Allemagne, Wundt passe actuellement pour l'un des plus grands psychologues; il possède, sur la plupart des philosophes, l'avantage inappréciable de connaître à fond la zoologie, l'anatomie et la physiologie. Autrefois préparateur et élève d'Helmholz, Wundt s'est de bonne heure habitué à appliquer les lois fondamentales de la physique et de la chimie au domaine tout entier de la physiologie et, par suite, dans l'esprit de Müller, à la psychologie en tant que faisant partie de la physiologie. Placé à ce point de vue, Wundt publia, en 1863, ses précieuses Leçons sur l'âme chez l'homme et chez l'animal. L'auteur y donne, comme il le dit lui-même dans la préface, la preuve que le théâtre des principaux phénomènes psychiques est l'âme inconsciente et il laisse notre regard «pénétrer dans ce mécanisme de l'arrière-plan inconscient de l'âme qui élabore les incitations venues des impressions extérieures». Mais ce qui me paraît surtout important dans l'ouvrage de Wundt et en faire surtout la valeur, c'est qu'on y trouve, «pour la première fois, la loi de la conservation de la force étendue au domaine psychique et, en outre, une série de faits empruntés à l'électro-physiologie utilisés pour la démonstration».
Trente ans plus tard (1892), Wundt publia une seconde édition, mais sensiblement abrégée et complètement remaniée, de ses Leçons sur l'âme chez l'homme et chez l'animal. Les principes les plus importants de la première édition sont complétement abandonnés dans la seconde et le point de vue moniste y fait place à une conception purement dualiste. Wundt lui-même dit, dans la préface de la seconde édition, qu'il ne s'est délivré que peu à peu des erreurs fondamentales de la première et que «depuis des années, il a appris à considérer ce travail comme un péché de jeunesse; son premier ouvrage pesait sur lui comme une faute, qu'il aspirait à expier, si bien que les choses parussent tourner pour lui». De fait, les vues essentielles de Wundt, en psychologie, sont complètement opposées dans les deux éditions de ses Leçons, si répandues; elles sont, dans la première, toutes monistes et matérialistes, dans la seconde, toutes dualistes et spiritualistes. La première fois, la psychologie est traitée comme une science naturelle, les mêmes principes lui sont appliqués qu'à la physiologie tout entière, dont elle n'est qu'une partie; trente ans plus tard, l'étude de l'âme est devenue pour lui une pure science de l'esprit, dont l'objet et les principes diffèrent complètement de ceux des sciences naturelles. Cette conversion trouve son expression la plus nette dans le principe du parallélisme psycho-physique, en vertu duquel, sans doute, «à chaque évènement psychique correspond un évènement physique quelconque», mais tous les deux sont complètement indépendants l'un de l'autre et il n'existe pas entre eux de lien causal naturel. Ce parfait dualisme du corps et de l'âme, de la nature et de l'esprit, a naturellement trouvé le plus vif succès près de la philosophie d'école alors régnante, qui y applaudit comme à un progrès important, d'autant plus que ce dualisme est professé par un naturaliste remarquable, qui a soutenu jadis les vues opposées. Comme je soutiens moi-même ces opinions «étroites» depuis plus de 40 ans et comme, en dépit des efforts les mieux intentionnés, je n'ai pas pu m'en départir, je considère naturellement les «péchés de jeunesse» du jeune physiologiste Wundt comme des idées justes sur la nature et je les défends énergiquement contre les opinions opposées du vieux philosophe Wundt.
Il est très intéressant de constater le total changement de principes philosophiques dont Wundt nous offre ici l'exemple, comme autrefois Kant, Wirchow, du Bois-Reymond, ainsi que Baer et d'autres. Dans leur jeunesse, ces naturalistes, intelligents et hardis, embrassent le domaine tout entier de leurs recherches biologiques d'un vaste regard, s'efforçant ardemment d'asseoir la connaissance dans sa totalité sur une base naturelle et une; dans leur vieillesse ils ont reconnu que ce n'était pas pleinement réalisable, aussi préfèrent-ils renoncer tout à fait à leur but.
Pour excuser cette métamorphose psychologique, ils pourront naturellement prétendre que dans leur jeunesse ils n'ont pas vu toutes les difficultés de la grande tâche entreprise et qu'ils se sont trompés sur le vrai but; que c'est seulement après que leur esprit a mûri avec l'âge et qu'ils ont accumulé les expériences, qu'ils se sont convaincus de leurs erreurs et ont trouvé le vrai chemin qui conduit à la source de la vérité. Mais on peut aussi affirmer, inversement, que les grands savants, dans leur jeune âge, abordaient avec plus de courage et d'impartialité leur tâche difficile, que leur regard était plus libre et leur jugement plus pur; les expériences des années postérieures n'amènent pas seulement un enrichissement, mais un trouble de la vue et avec la vieillesse survient une dégénérescence graduelle, dans le cerveau comme dans les autres organes. En tout cas, cette métamorphose, quant à la théorie de la connaissance, est en elle-même un fait psychologique instructif; car elle montre, ainsi que tant d'autres formes de «changement d'opinions», que les plus hautes fonctions de l'âme sont soumises, au cours de la vie, à d'aussi importantes modifications individuelles que toutes les autres fonctions vitales.
Psychologie des peuples.—Il importe beaucoup, si l'on veut étudier avec fruit la psychologie comparée, de ne pas borner la comparaison critique à l'animal et à l'homme en général, mais aussi de placer l'un à côté de l'autre les divers échelons de la vie psychique de chacun d'eux. C'est seulement ainsi que nous parviendrons à apercevoir clairement la longue échelle d'évolution psychique qui va, sans interruption, des formes vivantes les plus inférieures, monocellulaires, jusqu'aux Mammifères et, à leur tête, jusqu'à l'homme. Mais au sein de la race humaine, elle-même, ces échelons sont très nombreux et les rameaux de l'«arbre généalogique de l'âme» infiniment variés. La différence psychique entre le plus grossier des hommes incultes, au plus bas degré, et l'homme civilisé le plus accompli, au plus haut degré de l'échelle est colossale, bien plus grande qu'on ne l'admet généralement. L'importance de ce fait exactement mesurée a imprimé, surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle, un vif élan à l'Anthropologie des peuples primitifs (Waitz), et donné à l'ethnographie comparée une haute importance pour la psychologie. Malheureusement, les matériaux bruts, en quantité énorme, réunis pour la constitution de cette science, n'ont pas encore subi une élaboration critique suffisante. On peut juger des idées confuses et mystiques qui règnent encore là, d'après la soi-disant «Pensée des peuples» du voyageur connu, Adolphe Bastian, lequel s'est rendu célèbre par la fondation, à Berlin, du «Musée d'ethnographie», mais qui, écrivain prolixe, nous présente une véritable monstruosité de compilation sans critique et de spéculation confuse.
Psychologie ontogénétique.—La plus négligée, la moins employée de toutes les méthodes, dans l'étude de l'âme, a été jusqu'à présent l'ontogénétique; et pourtant ce sentier peu fréquenté est précisément celui qui nous mène le plus vite et le plus sûrement parmi la sombre forêt des préjugés, des dogmes et des erreurs psychologiques, jusqu'au point d'où nous pouvons voir clair dans beaucoup des plus importants «problèmes de l'âme». De même que dans tout autre domaine de l'embryologie organique, je commence par poser ici l'une en face de l'autre ses deux grandes branches, que j'ai distinguées dès 1866: l'embryologie (ontogénie) et la généalogie (phylogénie). L'embryologie de l'âme, la psychogénie individuelle ou biontique, étudie le développement graduel et progressif de l'âme chez l'individu et cherche à déterminer les lois qui le conditionnent. Pour une portion importante de la psychologie humaine, il y a beaucoup de fait depuis des milliers d'années; car la pédagogie rationnelle a déjà dû, de bonne heure, s'imposer la tâche de connaître théoriquement le progrès graduel et la capacité d'éducation de l'âme de l'enfant, dont elle avait, en pratique, à réaliser l'harmonieux développement et qu'elle devait diriger. Seulement, la plupart des pédagogues étaient des philosophes spiritualistes et dualistes qui, par suite, se mettaient à l'œuvre en y apportant d'avance les préjugés traditionnels de la psychologie spiritualiste. Depuis quelques dizaines d'années seulement, la méthode des sciences naturelles a gagné du terrain, même dans les écoles, sur cette direction dogmatique; on s'efforce aujourd'hui davantage, même quand on traite l'âme de l'enfant d'appliquer les principes de la doctrine évolutionniste. Les matériaux bruts contenus dans chaque âme individuelle d'enfant, sont déjà qualitativement donnés à priori, hérités qu'ils sont des parents et des ancêtres; l'éducation a pour tâche de les amener à maturité, de les faire s'épanouir par l'instruction intellectuelle et l'éducation morale, c'est-à-dire par l'adaptation. Pour la science de notre premier développement psychique, c'est W. Preyer (1882) qui en a posé les fondements dans son intéressant ouvrage: L'âme de l'enfant, observations relatives au développement intellectuel de l'homme dans les premières années de sa vie. En ce qui concerne les stades et les métamorphoses ultérieures de l'âme individuelle, il reste encore beaucoup à faire: l'application légitime et pratique de la grande loi biogénétique commence à apparaître, ici aussi, comme le fanal lumineux de la compréhension scientifique.
Psychologie phylogénétique.—Une époque nouvelle et féconde, une ère de développement plus grand commença, pour la psychologie comme pour toutes les sciences biologiques, lorsqu'il y a quarante ans Ch. Darwin y appliqua les principes de la théorie de l'évolution. Le septième chapitre de son ouvrage sur l'Origine des espèces (1859), ouvrage qui fit époque, est consacré à l'instinct; il contient la démonstration précieuse que les instincts des animaux sont soumis, comme toutes les autres fonctions vitales, aux autres lois générales du développement historique. Les instincts spéciaux des espèces animales distinctes sont transformés par l'adaptation et ces «changements acquis» sont transmis par l'hérédité aux descendants. Dans leur conservation et leur développement, la sélection naturelle, au moyen de la «lutte pour la vie», joue le même rôle disciplinateur que la transformation de n'importe quelle fonction physiologique. Plus tard, dans plusieurs ouvrages, Darwin a développé cette idée et montré que les mêmes lois de «développement intellectuel» règnent dans tout le monde organique, qu'elles valent pour l'homme comme pour les animaux et pour ceux-ci comme pour les plantes. L'unité du monde organique, explicable par sa commune origine, s'étend ainsi au domaine tout entier de la vie de l'âme, depuis le plus simple organisme monocellulaire jusqu'à l'homme.
Le développement ultérieur de la psychologie de Darwin et son application aux divers domaines de la vie psychique sont dus à un remarquable naturaliste anglais, G. Romanes. Malheureusement, sa mort récente, si prématurée, l'a empêché d'achever son grand ouvrage dans lequel toutes les parties de la psychologie comparée devaient être également constituées dans le sens de la doctrine moniste de l'évolution. Les deux parties de cet ouvrage qui ont paru comptent parmi les productions les plus précieuses de la littérature psychologique tout entière. En effet, conformément aux principes monistes des sciences naturelles modernes, ces ouvrages nous offrent premièrement, réunis et ordonnés, les faits les plus importants qui, depuis des milliers d'années, ont été établis empiriquement, par l'observation et l'expérience, sur le domaine de la psychologie comparée. Secondement, ces faits sont ensuite examinés et groupés en vue d'une fin, par la critique objective; et troisièmement, il en découle en ce qui concerne les problèmes généraux les plus importants de la psychologie, ces raisonnements qui seuls, sont conciliables avec les principes de notre moderne doctrine moniste. Le premier volume composant l'œuvre de Romanes, porte ce titre, L'évolution mentale chez les animaux (1885) et nous retrace toute la longue hiérarchie des stades de l'évolution psychique dans la série animale, depuis les impressions et les instincts les plus simples des animaux inférieurs jusqu'aux phénomènes les plus parfaits de la conscience et de la raison, chez les animaux supérieurs, tout cela s'enchaînant par des liens naturels. On trouve aussi dans ce volume de nombreuses notes tirées des manuscrits posthumes de Darwin «sur l'instinct» en même temps qu'une «collection complète de tout ce que celui-ci a écrit sur la psychologie».
La seconde et la plus importante partie de l'œuvre de Romanes, traite de l'Evolution mentale chez l'homme et de l'origine des facultés humaines[20] (1893). Le pénétrant psychologue y démontre d'une manière convaincante que la barrière psychologique entre l'homme et l'animal est vaincue! La pensée à l'aide des mots, le pouvoir d'abstraction de l'homme, se sont graduellement développés, sortis de degrés inférieurs où la pensée et la représentation ne s'aidaient pas encore de mots, degrés réalisés chez les Mammifères les plus proches de l'homme. Les plus hautes fonctions intellectuelles de l'homme, la raison, le langage et la conscience ne sont que les perfectionnements des mêmes fonctions aux degrés inférieurs où elles sont réalisées dans la série des ancêtres primates (Simiens et Prosimiens). L'homme ne possède pas une seule «fonction intellectuelle» qui soit sa propriété exclusive. Sa vie psychique tout entière ne diffère de celles des Mammifères, ses proches, qu'en degré, non en nature, quantitativement, non qualitativement.
Je renvoie les lecteurs qui s'intéressent à cette capitale «question de l'âme», à l'ouvrage fondamental de Romanes. Je suis d'accord, sur presque tous les points et toutes les affirmations, avec lui et avec Darwin; lorsqu'il semble y avoir des différences entre l'opinion de ces auteurs et les vues que j'ai exposées précédemment, elles proviennent soit d'une expression imparfaite chez moi ou d'une différence insignifiante dans l'application des termes fondamentaux. D'ailleurs, c'est une des caractéristiques de cette «science des termes» qu'en ce qui concerne les termes fondamentaux les plus importants, les philosophes les plus marquants aient des manières de voir toutes différentes.
Place de la psychologie dans le système des sciences biologiques.
Biologie
Science de l'organisme
(Anthropologie, Zoologie et Botanique)
| | | ||||||
| Morphologie Science des formes |
| | Biogénie Histoire du développement |
||||
| Anatomie Science des organes |
Histologie Science des tissus |
| | Ontogénie Histoire de l'embryon |
Phylogénie Histoire de la race |
||
| Physiologie Science des fonctions |
||||||
| Physiologie des fonctions animales (Sensation et Mouvement) |
Physiologie des fonctions végétatives (Nutrition et Reproduction) |
|||||
| | | | | | | | | |||
| Esthématique Science de la sensation |
Phoronomie Science du mouvement |
Trophonomie Science des échanges de matériaux |
Gonimatique Science de la génération |
|||
| Psychologie Science de l'âme |
||||||
CHAPITRE VII
Degrés dans la hiérarchie de l'âme.
Études monistes de psychologie comparée.—L'échelle psychologique.—Psychoplasma et système nerveux.—Instinct et raison.
«Le plus merveilleux des phénomènes naturels, celui
que nous appelons d'un nom légué par la tradition
esprit ou âme, est une propriété absolument
générale de tout ce qui vit. Dans toute matière
vivante, dans tout protoplasma, il faut bien
reconnaître l'existence des premiers éléments de
la vie psychique, la forme rudimentaire de sensibilité
au plaisir et à la douleur, la forme rudimentaire
de l'attraction et de la répulsion. Mais
les divers degrés de développement et de composition
de cette âme varient avec les divers êtres
vivants; ils nous acheminent, depuis la muette
âme cellulaire, à travers une longue série d'intermédiaires
de plus en plus élevés, jusqu'à l'âme
humaine, consciente et raisonnable».
Ame cellulaire et cellule psychique (1878).
SOMMAIRE DU CHAPITRE VII
Unité psychologique de la nature organique.—Base matérielle de l'âme: le psychoplasma.—Echelle des sensations.—Echelle des mouvements.—Echelle des réflexes.—Réflexes simples et réflexes complexes.—L'acte réflexe et la conscience.—Echelle des représentations.—Représentations inconscientes et représentations conscientes.—Echelle de la mémoire.—Mémoire inconsciente et mémoire consciente.—Association des représentations.—Instincts.—Instincts primaires et instincts secondaires.—Echelle de la raison.—Langage.—Mouvements émotifs et passions.—Volonté—Libre arbitre.
LITTÉRATURE
Ch. Darwin.—De l'expression des émotions chez l'homme et chez les animaux. Trad franç.
W. Wundt.—Vorlesungen über die Menschen und Thierseele. 2te Auflage, Leipzig, 1892.
Fritz Schultze.—Vergleichende Seelenkunde. Leipzig, 1897.
L. Buchner.—Aus dem Geistesleben der Thiere, oder Staaten und Thaten der Kleinen. 4te Aufl., Berlin, 1897.
A. Espinas.—Les sociétés animales. Etudes de psychologie comparée.
Tito Vignoli.—De la loi fondamentale de l'intelligence dans le règne animal. Trad. allem.
C. Lloyd Morgan.—Animal life and intelligence. London, 1890.
W. Bolsche.—Das Liebesleben in der Natur. (Etude sur l'évolution de l'amour). Leipzig, 1898.
G. Romanes.—L'évolution mentale dans le règne animal et chez l'homme. Trad. franç.
Les progrès immenses que la psychologie, avec l'aide de la théorie évolutionniste, a accomplis dans la seconde moitié du XIXe siècle, ont abouti à ceci: que nous reconnaissons l'unité psychologique du monde organique. La psychologie comparée, conjointement à l'ontogénie et à la phylogénie de l'âme, nous ont convaincus que la vie organique à tous ses degrés, depuis les plus simples protistes monocellulaires jusqu'à l'homme, est le produit des mêmes forces naturelles élémentaires, des mêmes fonctions physiologiques de sensation et de mouvement. La tâche fondamentale pour la psychologie scientifique de l'avenir ne sera donc pas, comme elle l'a été jusqu'à présent, l'analyse exclusivement subjective et introspective de l'âme à son plus haut degré de perfectionnement—de l'âme au sens où l'entendent les philosophes—mais l'étude objective et comparative de la longue série d'échelons, de la longue suite de stades inférieurs et animaux qu'a dû parcourir en se développant l'esprit humain. Distinguer les divers degrés de cette échelle psychologique et démontrer leur enchaînement phylogénétique ininterrompu, telle est la belle tâche à laquelle on ne s'est sérieusement appliqué que depuis quelques dizaines d'années et qui a surtout été abordée dans l'ouvrage remarquable de Romanes. Nous nous contenterons ici de traiter très brièvement quelques-unes des questions les plus générales auxquelles nous conduit la connaissance de cette suite d'étapes.
Base matérielle de l'âme.—Tous les phénomènes de la vie de l'âme sans exception sont liés à des processus matériels ayant lieu dans la substance vivante du corps, dans le plasma ou protoplasma. Nous avons désigné la partie de celui-ci qui apparaît comme le support indispensable de l'âme, du nom de psychoplasma («substance de l'âme», au sens moniste) c'est-à-dire que nous n'entendons par là aucune «essence» particulière, mais nous considérons l'âme comme un concept collectif désignant l'ensemble des fonctions psychiques du plasma. L'âme, en ce sens, est aussi bien une abstraction physiologique que les termes «échange des matériaux» ou «génération». Chez l'homme et les animaux supérieurs, par suite de l'extrême division du travail dans les organes et les tissus, le psychoplasma est un élément différencié du système nerveux le neuroplasma des cellules ganglionnaires et de leurs prolongements centrifuges, les fibres nerveuses. Chez les animaux inférieurs, par contre, qui ne possèdent pas encore de nerfs ni d'organes des sens distincts, le psychoplasma n'est pas encore parvenu à se différencier pour exister d'une manière indépendante, pas plus que chez les plantes. Chez les protistes monocellulaires, enfin, le psychoplasma est, soit identique au protoplasma vivant tout entier qui constitue la simple cellule, soit à une partie de celui-ci. En tous cas, aussi bien à ces degrés inférieurs qu'aux degrés supérieurs de l'échelle psychologique, une certaine composition chimique du psychoplasma et une certaine manière d'être physique en lui sont indispensables dès que l'«âme» doit fonctionner ou travailler. Cela vaut aussi bien pour l'activité psychique élémentaire (sensation et mouvement plasmatiques) chez les Protozoaires, que pour les fonctions complexes des organes sensoriels et du cerveau chez les animaux supérieurs et, à leur tête, chez l'homme. Le travail du psychoplasma, que nous nommons «âme» est toujours lié à des échanges de matériaux.
Echelle des sensations.—Tous les organismes vivants, sans exception, sont sensibles; ils distinguent les conditions du milieu extérieur environnant et réagissent sur lui par certains changements produits en eux-mêmes. La lumière et la chaleur, la pesanteur et l'électricité, les processus mécaniques et les phénomènes chimiques du milieu environnant agissent comme excitants sur le psychoplasma sensible et provoquent des changements dans sa composition moléculaire. Comme stades principaux de sa sensibilité, nous distinguerons les 5 degrés suivants:
I. Aux stades les plus inférieurs de l'organisation, le psychoplasma tout entier, comme tel, est sensible et réagit à l'action des excitants: c'est le cas des protistes les plus primitifs, de beaucoup de plantes et d'une partie des animaux supérieurs.—II. Au second stade commencent à se développer, à la surface du corps, de simples instruments sensoriels non différenciés, sous forme de poils protoplasmiques et de taches pigmentaires, précurseurs des organes du tact et des yeux; c'est le cas d'une partie des protistes supérieurs, mais aussi de beaucoup d'animaux et de plantes inférieurs.—III. Au troisième stade, de ces éléments simples vont se développer, par différenciation, des organes sensoriels spécifiques, ayant chacun une adaptation propre; instruments chimiques de l'odorat et du goût, organes physiques du tact et du sens de la température, de l'ouïe et de la vue. L'«énergie spécifique» de ces organes sensibles supérieurs n'est pas chez eux une qualité originelle, mais une propriété acquise graduellement par une adaptation fonctionnelle et une hérédité progressive.—IV. Au quatrième stade apparaît la centralisation, ou intégration du système nerveux et par là, en même temps, celle de la sensation; par l'association des sensations auparavant isolées ou localisées, se forment les représentations qui, tout d'abord, restent encore inconscientes: c'est le cas chez beaucoup d'animaux inférieurs et supérieurs.—V. Au cinquième stade, par la réflexion des sensations dans une partie centrale du système nerveux, se développe la plus haute fonction psychique, la sensation consciente, c'est le cas chez l'homme et les Vertébrés supérieurs, probablement aussi chez une partie des Invertébrés supérieurs, surtout des Articulés.
Echelle des mouvements.—Tous les corps vivants de la nature, sans exception, se meuvent spontanément, à l'inverse de ce qui a lieu chez les corps inorganisés, fixés et immobiles (les cristaux, par exemple); c'est-à-dire qu'il se passe dans le psychoplasma vivant des changements de position des parties, par suite de causes internes, lesquelles s'expliquent par la constitution chimique de ce psychoplasma lui-même. Ces mouvements vitaux actifs peuvent être en partie perçus directement, par l'observation, tandis qu'en partie ils ne sont connus qu'indirectement, par leurs effets. Nous en distinguerons 5 degrés: I. Au degré le plus inférieur de la vie organique (chez les Chromacées, beaucoup de protophytes, et chez les métaphytes inférieurs), nous ne constatons que ces mouvements de croissance qui sont communs à tous les organismes. Ils se produisent d'ordinaire si lentement qu'on ne peut pas les observer immédiatement, mais par un procédé indirect, en induisant de leurs résultats, du changement de grandeur et de forme du corps en voie de développement.—II. Beaucoup de protistes, en particulier les algues monocellulaires du groupe des Diatomées et des Desmidiacées, se meuvent en rampant ou en nageant, grâce à une secrétion, par la simple excrétion d'une masse muqueuse.—III. D'autres organismes, flottant dans l'eau (par exemple, beaucoup de radiolaires, de Siphonophores, de Cténophores, etc.) s'élèvent ou s'enfoncent dans l'eau en modifiant leur poids spécifique, tantôt par osmose, tantôt en expulsant ou emmagasinant de l'air.—IV. Beaucoup de plantes, en particulier les impressionnables sensitives (mimosa) et autres Papilionacées, exécutent, avec leurs feuilles ou d'autres parties, des mouvements au moyen d'un changement de turgescence, c'est-à-dire qu'elles modifient la tension du protoplasma et par suite sa pression sur la paroi cellulaire élastique qui l'enveloppe.—V. Les plus importants de tous les mouvements organiques sont les phénomènes de contraction, c'est-à-dire les changements de forme de la superficie du corps qui sont liés à des modifications réciproques de position dans ses parties; ils se produisent toujours en traversant deux états différents ou phases du mouvement: la phase de contraction et celle d'expansion. On distingue comme quatre formes différentes de concentration du protoplasma: a. les mouvements amiboïdes (chez les Rhizopodes, les globules du sang, les cellules pigmentaires, etc.); b. les courants plasmiques, analogues, à l'intérieur de cellules entourées d'une membrane; c. les mouvements vibratiles (mouvement d'un flagellum ou de cils chez les Infusoires, les Spermatozoïdes, les cellules de l'épithélium à cils vibratiles); et enfin d. le mouvement musculaire (chez la plupart des animaux).
Echelle des réflexes (phénomènes réflexes, mouvements réflexes, etc.).—L'activité élémentaire de l'âme, produite par la liaison d'une sensation à un mouvement, est désignée par nous du nom de réflexe (au sens le plus large), ou de fonction réflexe, ou mieux encore d'action réflexe. Le mouvement (n'importe de quelle sorte) apparaît ici comme la suite immédiate de l'excitation provoquée par l'impression; c'est pourquoi, dans le cas le plus simple (chez les protistes) on l'a désigné du simple nom de mouvement d'excitation. Tout protoplasma vivant est irritable. Tout changement physique ou chimique du milieu extérieur environnant peut, dans certaines circonstances, agir comme excitant sur le psychoplasma et produire ou «contrebalancer» un mouvement. Nous verrons, plus tard, comment l'importante notion physique d'équilibre rattache immédiatement les plus simples réflexes organiques aux mouvements mécaniques analogues dans la nature inorganique (par exemple, l'explosion de la poudre par une étincelle, de la dynamite par un choc). Nous distinguons dans l'échelle des réflexes les sept degrés suivants:
I.—Au stade le plus bas de l'organisation, chez les protistes inférieurs, les excitations du monde extérieur (lumière, chaleur, électricité, etc.), ne provoquent dans le protoplasma non différencié, que ces indispensables mouvements internes de croissance et d'échange qui sont communs à tous les organismes et indispensables à leur conservation. Il en va de même pour la plupart des plantes.
II.—Chez beaucoup de Protistes qui se meuvent librement (surtout chez les Amibes, les Héliozoaires et surtout les Rhizopodes) les excitations extérieures provoquent sur tous les points de la superficie du corps monocellulaire, des mouvements qui se traduisent par des changements de lieu (mouvements amiboïdes, formation de pseudopodes, contraction et extension des pseudopodes); ces prolongements mal déterminés et modifiables du protoplasma ne sont pas encore des organes constants. L'excitabilité organique générale se traduit de la même façon, par un réflexe non différencié, chez les impressionnables sensitives et chez les Métazoaires inférieurs; chez ces organismes pluricellulaires, les excitations peuvent être transmises d'une cellule à l'autre, puisque toutes les cellules, par leurs prolongements, sont en rapport de contiguïté.
III.—Chez beaucoup de Protistes, et en particulier chez les Protozoaires ayant atteint un haut degré de développement, le corps monocellulaire se différencie déjà en deux sortes d'organes des plus rudimentaires: organes sensibles du tact et organes moteurs du mouvement; les deux instruments sont des prolongements directs et externes du protoplasma; l'excitation qui atteint le premier de ces organes est transmise immédiatement au second par le psychoplasma du corps monocellulaire et en provoque la contraction. Ce phénomène s'observe surtout clairement (ou se démontre expérimentalement) chez beaucoup d'Infusoires fixés (par exemple chez le poteriodendron parmi les Flagellés, chez la vorticelle parmi les Ciliés). La plus faible excitation qui atteint les prolongements vibratiles très impressionnables (flagellum ou cils) situés à l'extrémité libre de la cellule, produit aussitôt une contraction de l'un des bouts en forme de fil, à l'autre bout fixé. On désigne ce phénomène du nom d'arc réflexe simple[21].
IV.—A ces processus qui se passent dans l'organisme monocellulaire des Infusoires, se rattache immédiatement le mécanisme intéressant des cellules neuromusculaires, que nous trouvons dans le corps pluricellulaire de beaucoup de Métazoaires inférieurs, en particulier chez les Cnidiés (polypes, coraux). Chaque cellule neuro-musculaire, prise individuellement, est organe réflexe isolé; elle possède, à la surface de son corps, une partie sensible, au bout opposé et interne un filament musculaire mobile: celui-ci se contracte aussitôt que l'autre est excité.
V.—Chez d'autres Cnidiés, en particulier chez les Méduses qui nagent librement (et qui sont proches parentes des polypes fixés),—la cellule neuro-musculaire simple se subdivise en deux cellules différentes mais encore réunies par un filament: une cellule sensorielle externe (dans l'épiderme) et une cellule musculaire interne (sous la peau); dans cet organe réflexe bicellulaire, la première cellule est l'organe élémentaire de la sensation, la seconde celui du mouvement; le filament de psychoplasma qui les relie est un pont qui permet à l'excitation de passer de la première à la seconde.
VI.—Le progrès le plus important dans le développement progressif du mécanisme réflexe, c'est la différenciation de trois cellules; à la place du simple pont dont nous venons de parler apparaît une troisième cellule indépendante, la cellule psychique ou cellule ganglionnaire; en même temps survient une nouvelle fonction psychique, la représentation inconsciente qui a son siège précisément dans cette cellule centrale. L'excitation est transmise, de la cellule sensorielle sensible tout d'abord à cette cellule représentative intermédiaire (cellule psychique) et de celle-ci, elle passe sous forme de commandement au mouvement, à la cellule musculaire motrice. Ces organes réflexes tricellulaires prédominent chez la grande majorité des Invertébrés.
VII.—A la place de cette combinaison, on trouve chez la plupart des Vertébrés l'organe réflexe quadricellulaire consistant en ceci qu'entre la cellule sensorielle sensible et la cellule musculaire motrice, non plus une, mais deux cellules psychiques différentes sont intercalées. L'excitation externe passe ici de la cellule sensorielle, par voie centripète, à la cellule sensitive (cellule psychique sensible), puis de celle-ci à la cellule de la volition (cellule psychique motrice) et c'est seulement cette dernière qui la transmet à la cellule musculaire contractile. Par le fait que de nombreux organes réflexes analogues s'associent, et que de nouvelles cellules psychiques sont intercalées, se constitue le mécanisme compliqué réflexe de l'homme et des Vertébrés supérieurs.
Réflexes simples et réflexes complexes.—La différence importante que nous avons établie aux points de vue morphologique et physiologique entre les organismes monocellulaires (Protistes) et les pluricellulaires (Histones) existe de même quand il s'agit de l'activité psychique élémentaire, de l'action réflexe. Chez les Protistes monocellulaires (aussi bien chez les plantes primitives plasmodomes, les Protophytes, que chez les animaux primitifs plasmophages, les Protozoaires) le processus physique du réflexe tout entier se passe à l'intérieur du protoplasma d'une cellule unique; leur «âme cellulaire» apparaît encore comme une fonction unique du psychoplasma, ses diverses phases ne commençant à se différencier qu'au cours de la différenciation d'organes distincts. Déjà chez les Protistes cénobiontes, dans les colonies cellulaires (par exemple le volvox, le carchesium) apparaît le deuxième stade d'activité cellulaire, l'action réflexe composée. Les nombreuses cellules sociales qui composent ces colonies cellulaires ou cénobies, sont toujours en rapport plus ou moins étroit, souvent reliées directement les unes aux autres par des filaments, véritables ponts de plasma. Une excitation qui atteint une ou plusieurs des cellules de cette association est communiquée aux autres par les ponts de réunion et peut provoquer chez toutes, une contraction collective. Cette association existe aussi dans les tissus des plantes et des animaux pluricellulaires. Tandis qu'on admettait autrefois, à tort, que les cellules des tissus végétaux existaient contiguës mais isolées les unes des autres, aujourd'hui on démontre partout l'existence de fins filaments protoplasmiques qui traversent les épaisses membranes cellulaires et maintiennent partout des rapports matériels et psychologiques entre leurs protoplasmas vivants. Ainsi s'explique que l'ébranlement de l'impressionnable racine du mimosa, provoqué par les pas du promeneur sur le sol, transmette aussitôt l'excitation à toutes les cellules de la plante, amenant toutes les feuilles délicates à se reployer, tous les pétioles à tomber.
Action réflexe et conscience.—Un caractère important commun à tous les phénomènes réflexes, c'est le manque de conscience. Pour des raisons que nous exposons au chapitre X, nous n'admettons une conscience réelle que chez l'homme et les animaux supérieurs, et nous la refusons aux plantes, aux animaux inférieurs et aux Protistes; chez ces derniers, par conséquent, tous les mouvements d'excitation doivent être considérés comme des réflexes, c'est-à-dire que tels sont tous les mouvements en général, en tant qu'ils ne sont pas produits spontanément ou par des causes internes (mouvements impulsifs ou automatiques)[22]. Il en va autrement chez les animaux supérieurs qui présentent un système nerveux centralisé et des organes des sens parfaits. Ici, l'activité psychique réflexe a graduellement donné lieu à la conscience et l'on voit apparaître les actes volontaires conscients s'opposant aux réflexes, qui subsistent à côté d'eux. Mais nous devons ici, comme pour les instincts, distinguer deux phénomènes essentiellement différents: les réflexes primaires et les secondaires. Les réflexes primaires sont ceux qui, phylogénétiquement, n'ont jamais été conscients, c'est-à-dire qui ont conservé leur nature originelle (héritée d'ancêtres animaux inférieurs). Les réflexes secondaires, au contraire, sont ceux qui furent, chez les ancêtres, des actes volontaires conscients mais qui, plus tard, par l'habitude ou la disparition de la conscience, sont devenus inconscients. On ne peut ici—pas plus qu'ailleurs—tracer une ligne de démarcation précise entre les fonctions psychiques conscientes et les inconscientes.
Echelle des représentations. (Dokèses).—Les psychologues d'autrefois (Herbart, par exemple), ont considéré la «représentation» comme le phénomène psychique essentiel d'où tous les autres dérivaient. La psychologie comparée moderne accepte cette idée en tant qu'il s'agit de la représentation inconsciente; elle tient, au contraire, la représentation consciente pour un phénomène secondaire de la vie psychique qui fait encore entièrement défaut chez les plantes et les animaux inférieurs et ne se développe que chez les animaux supérieurs. Parmi les nombreuses définitions contradictoires qu'ont données les psychologues du terme de représentation, (Dokesis) la plus juste nous semble celle qui entend par là l'image interne de l'objet externe, lequel se transmet à nous par l'impression («idée» en un sens particulier). Nous distinguerons, dans l'échelle croissante de la fonction de représentation, quatre degrés principaux qui sont les suivants:
I.—Représentation cellulaire.—Aux stades les plus inférieurs, la représentation nous apparaît comme une fonction physiologique générale du psychoplasma; déjà chez les plus simples Protistes monocellulaires, les impressions laissent dans ce psychoplasma des traces durables qui peuvent être reproduites par la mémoire. Parmi plus de quatre mille espèces de Radiolaires que j'ai décrites, chaque espèce particulière est caractérisée par une forme de squelette spéciale, qui s'est transmise à elle par l'hérédité. La production de ce squelette spécifique, d'une structure souvent des plus compliquées, par une cellule des plus simples (presque toujours sphérique), ne peut s'expliquer que si nous attribuons au plasma, matière composante, la propriété de représentation et, de fait, celle toute spéciale de «sentiment plastique de la distance», ainsi que je l'ai montré dans ma Psychologie des Radiolaires[23].
II.—Représentation histonale.—Déjà chez les Cénobies ou colonies cellulaires de Protistes associés, mais plus encore dans les tissus des plantes et des animaux inférieurs, sans système nerveux (éponges, polypes), nous trouvons réalisé le second degré de représentation inconsciente, fondé sur une communauté de vie psychique entre de nombreuses cellules, étroitement liées. Si des excitations, qui se sont produites une seule fois, produisent non seulement un réflexe passager dans un organe (par exemple d'une feuille ou d'un bras de polype) mais laissent une impression durable qui sera reproduite spontanément plus tard, il faut bien admettre, pour expliquer ce phénomène, une représentation histonale, liée au psychoplasma des cellules associées en tissu.
III.—Représentation inconsciente des cellules ganglionnaires.—Ce troisième degré, plus élevé, de représentation est la forme la plus fréquente de cette fonction dans le règne animal; elle apparaît comme une localisation de la représentation en certaines «cellules psychiques». Dans le cas le plus simple, on ne la trouve, par conséquent, dans l'action réflexe, qu'au sixième degré de développement, lorsqu'est constitué l'organe réflexe tricellulaire; le siège de la représentation est alors la cellule psychique moyenne, intercalée entre la cellule sensorielle et la cellule musculaire motrice. Avec le développement croissant du système nerveux dans le règne animal, avec son intégration et sa différenciation croissantes, le développement de ces représentations inconscientes va, lui aussi, toujours croissant.
IV.—Représentation consciente des cellules cérébrales.—C'est seulement aux degrés supérieurs de l'organisation animale que se développe la conscience, comme fonction spéciale d'un organe central déterminé du système nerveux. Par le fait que les représentations deviennent conscientes et que certaines parties du cerveau prennent un développement considérable tendant à l'association des représentations conscientes, l'organisme devient capable de ces fonctions psychiques supérieures désignées du nom de pensée, réflexion, entendement et raison. Bien que la limite phylogénétique soit des plus difficiles à tracer entre les représentations primitives, inconscientes et les secondaires, conscientes, on peut cependant admettre comme probable que celles-ci dérivent de celles-là polyphylétiquement. Car nous trouvons la pensée consciente et raisonnable, non seulement dans les formes supérieures de l'embranchement des Vertébrés (chez l'homme, les Mammifères, les Oiseaux, une partie des Vertébrés inférieurs)—mais encore chez les représentants les plus parfaits des autres groupes animaux (chez les fourmis et d'autres Insectes, les araignées et les Crustacés supérieurs parmi les Arthropodes, chez les Céphalopodes parmi les Mollusques).
Echelle de la mémoire.—Elle présente un rapport étroit avec celle du développement des représentations; cette fonction capitale du psychoplasma—condition de tout développement psychique progressif—n'est au fond qu'une reproduction de représentations. Les empreintes que l'excitation avait produites en tant qu'impression sur le bioplasma et qui étaient devenues des représentations durables sont ranimées par la mémoire; elles passent de l'état potentiel à l'état actuel. La «force de tension» latente dans le psychoplasma se transforme en «force vive» active. Correspondant aux quatre stades de la représentation, nous pouvons distinguer dans la mémoire quatre stades de développement progressif.
I.—Mémoire cellulaire.—Il y a déjà trente ans qu'Ewald Héring, dans un travail plein de profondeur, a désigné la mémoire comme une «fonction générale de la matière organisée», soulignant la haute importance de cette fonction psychique «à laquelle nous devons presque tout ce que nous sommes et ce que nous possédons» (1870). J'ai repris plus tard cette pensée (1876) et j'ai cherché à l'établir en lui appliquant avec fruit la théorie de l'évolution (voir ma Périgenèse des plastidules, essai d'explication mécaniste des processus élémentaires de l'évolution[24]). J'ai cherché à prouver dans cette étude que la «mémoire inconsciente» était une fonction générale essentiellement importante, commune à tous les plastidules, c'est-à-dire à ces molécules ou groupes de molécules hypothétiques, que Naegeli appelle micelles, d'autres bioplastes, etc. Seuls les plastidules vivants, molécules individuelles du plasma actif, se reproduisent et possèdent ainsi la mémoire: c'est là la différence essentielle entre la nature organique et l'inorganique. On peut dire: «L'hérédité est la mémoire des plastidules, par contre la variabilité est l'intelligence des plastidules». La mémoire élémentaire des protistes monocellulaires, se constitue à l'aide des mémoires moléculaires des plastidules ou micelles dont l'ensemble forme leur corps cellulaire vivant. Les effets les plus surprenants de cette mémoire inconsciente chez les Protistes monocellulaires sont surtout mis en lumière par l'infinie diversité et régularité de leur appareil protecteur si compliqué, le test et le squelette; une quantité d'exemples intéressants nous sont fournis, en particulier, par les Diatomées et les Cosmariées parmi les Protophytes, par les Radiolaires et les Thalamophores, parmi les Protozoaires. Dans des milliers d'espèces de ces Protistes, la forme spécifique du squelette se transmet avec une relative constance, témoignant ainsi de la fidélité de la mémoire inconsciente cellulaire.
II.—Mémoire histonale.—Quant au second degré de la mémoire, des preuves non moins intéressantes du souvenir inconscient des tissus nous sont fournies par l'hérédité des organes et des tissus divers dans le corps des plantes et des animaux inférieurs invertébrés (Spongiaires, etc.). Ce second degré nous apparaît comme une reproduction des représentations histonales de cette association de représentations cellulaires qui commence dès la formation des Cénobies chez les Protistes sociaux.
III.—De même on peut considérer le troisième degré, la mémoire inconsciente de ces animaux qui possèdent déjà un système nerveux, comme une reproduction des «représentations inconscientes» correspondantes, emmagasinées dans certaines cellules ganglionnaires. Chez la plupart des animaux inférieurs, toute la mémoire est sans doute inconsciente. Mais même chez l'homme et les animaux supérieurs auxquels nous sommes bien obligés d'attribuer de la conscience, les fonctions quotidiennes de la mémoire inconsciente sont incomparablement plus nombreuses et variées que celles de la mémoire consciente; nous nous en convaincrons facilement par l'examen impartial de mille actions inconscientes que nous accomplissons journellement quand nous marchons, parlons, écrivons, mangeons, etc.
IV.—La mémoire consciente, qui s'effectue chez l'homme et les animaux supérieurs au moyen de cellules cérébrales spéciales, n'apparaît par suite que comme une réflexion intérieure, survenue très tard, comme l'épanouissement dernier des mêmes reproductions de représentations psychiques, qui se réfléchissaient déjà chez nos ancêtres animaux inférieurs, en tant que phénomènes inconscients dans les cellules ganglionnaires.
Association des représentations.—L'enchaînement des représentations, qu'on désigne d'ordinaire du nom d'association des idées—ou, plus brièvement, d'association—présente également une longue échelle de degrés, des plus inférieurs aux plus supérieurs. Cette association, elle aussi, est encore à l'origine et de beaucoup le plus fréquemment inconsciente, «instinct»; ce n'est que dans les groupes animaux les plus élevés qu'elle devient graduellement consciente, «raison». Les conséquences psychiques de cette «association des idées» sont des plus diverses; cependant, une très longue échelle graduée conduit sans interruption des plus simples associations inconscientes, réalisées chez les Protistes inférieurs, aux plus parfaites liaisons d'idées conscientes, réalisées chez l'homme civilisé. L'unité de la conscience chez celui-ci n'est regardée que comme le résultat suprême de cette association (Hume, Condillac). Toute la vie psychique supérieure devient d'autant plus parfaite que l'association normale s'étend à des représentations indéfiniment plus nombreuses et que celles-ci s'ordonnent plus naturellement, conformément à la «critique de la raison pure». Dans le rêve, où cette critique fait défaut, l'association des représentations reproduites se fait souvent de la manière la plus confuse. Mais également dans les créations de la fantaisie poétique, laquelle par des liaisons variées entre les représentations présentes en produit des groupes tout nouveaux, de même dans les hallucinations, etc., ces représentations s'ordonnent d'une manière antinaturelle et apparaissent ainsi, à qui les considère avec sang-froid, complètement déraisonnables. Ceci vaut tout particulièrement pour les formes surnaturelles de la croyance, les esprits du spiritisme et les images fantaisistes de la philosophie transcendantale et dualiste; mais précisément ces associations anormales dont témoignent la croyance et la prétendue «révélation» sont diversement prisées et considérées comme les «biens intellectuels» les plus précieux de l'homme[25]. (Cf. ch. XVI.)
Instincts.—La psychologie surannée du moyen âge, qui néanmoins trouve encore aujourd'hui beaucoup de partisans, considérait la vie psychique chez l'homme et chez l'animal comme deux choses radicalement différentes; elle faisait dériver la première de la raison, la seconde de l'instinct. Conformément à l'histoire traditionnelle de la création, on admettait qu'à chaque espèce animale était inculquée, à l'instant de sa création et par son créateur, une qualité d'âme déterminée et inconsciente, et que ce penchant naturel (instinct) propre à chaque espèce était aussi invariable que son organisation corporelle. Après que déjà Lamarck (1809) en fondant sa théorie de la descendance, eût montré l'inadmissibilité de cette erreur, Darwin (1859) la réfuta complètement. Il établit, s'appuyant sur sa théorie de la sélection, les principes essentiels suivants: I. Les instincts de chaque espèce sont variables suivant les individus et, par l'adaptation, ils sont soumis au changement aussi bien que les caractères morphologiques de l'organisation corporelle. II. Ces variations (provenant pour la plupart d'habitudes modifiées), sont en partie transmises aux descendants par l'hérédité, et au cours des générations elles s'accumulent et se fixent. III. La sélection (naturelle ou artificielle) réalise un choix parmi ces modifications héréditaires de l'activité psychique: elle conserve celles qui sont utiles et écarte celles qui le sont moins. IV. La divergence de caractère psychique qui s'ensuit, amène ainsi, au cours des générations, l'apparition de nouveaux instincts, tout comme la divergence de caractère morphologique amène l'apparition de nouvelles espèces. Cette théorie de l'instinct de Darwin est aujourd'hui admise par la plupart des biologistes; G. Romanes, dans son remarquable ouvrage sur l'Evolution mentale dans le règne animal (1885) a traité la question si à fond et en a si notablement étendu la portée, que je ne peux ici que renvoyer à cet auteur. Je remarquerai seulement que, selon moi, des instincts existent chez tous les organismes, chez tous les Protistes et toutes les plantes, aussi bien que chez tous les animaux et tous les hommes; mais chez ces derniers ils entrent d'autant plus en régression que la raison se développe à leurs dépens.
Parmi les innombrables formes d'instincts, on en peut distinguer deux grandes classes: les primaires et les secondaires. Les instincts primaires sont les tendances générales inférieures inhérentes au psychoplasma et inconscientes chez lui depuis le commencement de la vie organique, par dessus tout la tendance à la conservation de l'individu (protection et nutrition) et celle à la conservation de l'espèce (reproduction et soin des jeunes). Ces deux tendances fondamentales de la vie organique, la faim et l'amour, sont à l'origine partout inconscientes, développées sans le concours de l'entendement ou de la raison; chez les animaux supérieurs, comme chez l'homme, elles sont devenues plus tard des objets de conscience.
Il en va tout au contraire des instincts secondaires; ceux-ci se sont développés à l'origine par une adaptation intelligente, par des réflexions et des raisonnements de la part de l'entendement, ainsi que par des actes conscients en vue d'une fin; peu à peu ils sont devenus habituels au point que cette altera natura agit inconsciemment et, se transmettant aux descendants par l'hérédité, apparaît comme «innée». La conscience et la réflexion, liées à l'origine à ces instincts particuliers des animaux supérieurs, se sont perdues au cours du temps et ont échappé aux plastidules (comme dans les cas d'«hérédité abrégée»). Les actes inconscients accomplis par les animaux supérieurs en vue d'une fin (par exemple les tendances artistiques) paraissent aujourd'hui des instincts innés. Ainsi se doit expliquer chez l'homme l'apparition des «connaissances a priori» innées, qui, à l'origine, chez ses ancêtres, se sont développées a posteriori et empiriquement[26].
Echelle de la raison.—D'après les opinions psychologiques tout à fait superficielles trahissant une complète ignorance de la psychologie animale et qui ne reconnaissent qu'à l'homme une «âme véritable», c'est à lui seul aussi que peuvent être attribuées, comme bien suprême, la conscience et la raison. Cette grossière erreur, qui d'ailleurs se rencontre actuellement encore dans beaucoup de manuels a été absolument réfutée par la psychologie comparée de ces quarante dernières années. Les Vertébrés supérieurs (surtout les Mammifères voisins de l'homme) possèdent une raison aussi bien que l'homme lui-même et à travers la série animale on peut tout aussi bien suivre la longue évolution progressive de la raison, qu'à travers la série humaine. La différence entre la raison d'hommes tels que Goethe, Lamarck, Kant, Darwin et celle de l'homme inculte le plus inférieur, d'un Wedda, d'un Akka, d'un nègre de l'Australie ou d'un Patagonien, est bien plus grande que la différence graduée entre la raison de ces derniers et celle des Mammifères «les plus raisonnables», des singes anthropoïdes et même des Papiomorphes, des chiens et des éléphants. Cette proposition importante, elle aussi, a été démontrée d'une manière absolument convaincante, à l'aide d'une comparaison critique approfondie, par Romanes et d'autres. Nous n'y insisterons donc pas davantage, pas plus que sur la différence entre la raison (ratio) et l'entendement (intellectus); de ces termes et de leurs limites, comme de beaucoup d'autres termes essentiels à la psychologie, les philosophes les plus remarquables donnent les définitions les plus contradictoires. D'une manière générale, on peut dire que la faculté de former des concepts, commune aux deux fonctions cérébrales, s'applique avec l'entendement au cercle plus étroit des associations concrètes et toutes proches, avec la raison, au contraire, au cercle plus vaste des groupes d'associations abstraites et plus étendues. Dans la longue échelle qui conduit des actes réflexes et des instincts réalisés chez les animaux inférieurs à la raison, réalisée chez les animaux supérieurs, l'entendement devance la raison. Le fait surtout important, pour nos recherches de psychologie générale, c'est que ces fonctions psychiques supérieures, elles aussi, sont soumises aux lois de l'hérédité et de l'adaptation, tout comme leurs organes; ces organes de la pensée chez l'homme et les Mammifères supérieurs, résident, ainsi que l'ont démontré les recherches de Flechsig (1894) dans ces parties de l'écorce cérébrale situées entre les quatre foyers sensoriels internes (cf. chap. X et XI).
Le langage.—Le haut degré de développement des concepts, de l'entendement et de la raison, qui met l'homme tellement au-dessus de l'animal, est étroitement lié au développement du langage. Mais ici comme là on peut démontrer l'existence d'une longue série ininterrompue de stades progressifs, conduisant des degrés les plus inférieurs aux supérieurs. Le langage est aussi peu que la raison l'apanage exclusif de l'homme. C'est plutôt au sens large un avantage commun à tous les animaux sociaux supérieurs, au moins à tous les Arthropodes et Vertébrés qui vivent en sociétés et en troupes; il leur est nécessaire pour s'entendre, pour se communiquer leurs représentations. Ceci ne peut se faire que par contact, ou par signes, ou par sons désignant des concepts. Le chant des oiseaux et celui des singes anthropoïdes chantants (hylobates) rentrent, eux aussi, dans le langage des sons de même que l'aboiement du chien et le hennissement du cheval, de même enfin que le chant du grillon et le cri de la cigale. Mais chez l'homme seul s'est développé ce langage articulé, par concepts, qui permet à sa raison d'atteindre à de si hautes conquêtes. La philologie comparée, une des sciences les plus intéressantes qui soient nées en ce siècle, a montré comment les nombreuses langues, si perfectionnées, parlées par les différents peuples, se sont développées graduellement, lentement, à partir de quelques langues originelles très simples (G. de Humboldt, Bopp, Schleicher, Steinthal, etc.), Auguste Schleicher[27], d'Iéna, en particulier, a montré que le développement historique des langues s'effectue suivant les mêmes lois phylogénétiques que celui des autres fonctions physiologiques et de leurs organes. Romanes (1893) a repris cette démonstration et montré d'une manière convaincante que le langage de l'homme ne diffère que par le degré de développement, non en essence et par sa nature, de celui des animaux supérieurs.
Echelle des émotions.—L'important groupe de fonctions psychiques, désigné par le terme collectif de sentiment[28], joue un grand rôle dans la théorie de la raison, tant théorique que pratique. Pour notre manière de voir, ces phénomènes prennent une importance particulière parce qu'ici apparaît immédiatement le rapport direct de la fonction cérébrale avec d'autres fonctions physiologiques (battements du cœur, activité sensorielle, mouvement musculaire); c'est par là qu'apparaît avec la plus grande clarté ce qu'a d'anti naturel et d'inadmissible la philosophie qui veut séparer radicalement la psychologie de la physiologie.
Toutes les nombreuses manifestations de la vie émotive que nous trouvons chez l'homme s'observent aussi chez les animaux supérieurs (surtout chez les singes anthropomorphes et chez les chiens); si divers que soient leurs degrés de développement, ils peuvent se ramener tous aux deux fonctions élémentaires de l'âme, la sensation et le mouvement et à leur association dans le réflexe ou la représentation. C'est au domaine de la sensation, au sens large, que se rattache le sentiment de plaisir et de peine, qui détermine toute la manière d'être sentimentale,—et de même, c'est, d'autre part, au domaine du mouvement que se rattachent l'attraction et la répulsion correspondantes (amour et haine), l'effort pour obtenir le plaisir et éviter la peine.
L'attraction et la répulsion apparaissent comme la source primitive de la volonté, cet élément de l'âme d'une importance capitale, qui détermine le caractère de l'individu. Les passions, qui jouent un si grand rôle dans la vie psychique supérieure, ne sont que des grossissements des «émotions». Et celles-ci sont communes à l'homme et aux animaux, ainsi que Romanes l'a montré récemment d'une manière éclatante. Au degré le plus primitif de la vie organique, nous trouvons déjà, chez tous les Protistes, ces sentiments élémentaires de plaisir et de peine, qui se manifestent par ce qu'on appelle leurs tropismes, dans leur recherche de la lumière ou de l'obscurité, de la chaleur ou du froid, dans leur attitude variable à l'égard de l'électricité positive et négative. Au degré supérieur de la vie psychique, nous trouvons, par contre, chez l'homme civilisé, ces infimes nuances de sentiment, ces tons dégradés du ravissement et de l'horreur, de l'amour et de la haine, qui sont les ressorts de l'histoire et la mine inépuisable de la poésie. Et pourtant ces états élémentaires les plus primitifs du sentiment, réalisés dans le psychoplasma des Protistes monocellulaires, sont reliés par une chaîne continue, faite de tous les intermédiaires imaginables, aux formes supérieures de la passion humaine, dont le siège est dans les cellules ganglionnaires de l'écorce cérébrale. Que ces formes elles-mêmes soient soumises absolument aux lois physiques, c'est ce qu'a déjà exposé le grand Spinoza dans sa célèbre Statique des passions.
Echelle de la volonté.—Le terme de volonté est soumis, comme tous les termes psychologiques importants (ceux de représentation, d'âme, d'esprit, etc.), aux interprétations et définitions les plus variées. Tantôt la volonté, au sens le plus large, est considérée comme un attribut cosmologique: «le monde comme volonté et représentation» (Schopenhauer); tantôt, au sens le plus étroit, elle est considérée comme un attribut anthropologique, comme la propriété exclusive de l'homme; c'est le cas de Descartes pour qui les animaux sont des machines sans sensations ni volonté. Dans le langage courant, l'existence de la volonté se déduit du phénomène de mouvement volontaire et on la tient ainsi comme une forme d'activité psychique commune à la plupart des animaux. Si nous analysons la volonté à la lumière de la physiologie et de l'embryologie comparées, nous nous convaincrons—comme dans le cas de la sensation—qu'il s'agit d'une propriété commune à tout psychoplasma vivant. Les mouvements automatiques, aussi bien que les réflexes, déjà observés chez les Protistes monocellulaires, nous sont apparus comme la conséquence d'aspirations liées indissolublement à la notion de vie. Chez les plantes et les animaux inférieurs, eux aussi, les aspirations ou tropismes nous sont apparus comme la résultante des aspirations de toutes les cellules réunies.
C'est seulement lorsque se développe «l'organe réflexe tricellulaire», lorsqu'entre la cellule sensorielle sensible et la cellule musculaire motrice, la troisième cellule indépendante s'intercale, «cellule psychique ou ganglionnaire»,—que nous pouvons reconnaître en celle-ci un organe élémentaire indépendant de la volonté. Mais la volonté, chez les animaux inférieurs où ceci est réalisé, reste encore presque toute inconsciente. C'est seulement lorsque, chez les animaux supérieurs, se développe la conscience, comme une réflexion subjective des processus internes objectifs dans le neuroplasma des cellules psychiques, que la volonté atteint ce degré suprême où elle ne diffère plus qualitativement de la volonté humaine et pour lequel le langage courant revendique le prédicat de «Liberté». Son libre déploiement et ses effets apparaissent d'autant plus imposants que se développent davantage, avec le mouvement libre et rapide, le systême musculaire et les organes des sens et, en corrélation avec eux, les organes de la pensée, le cerveau.
Libre arbitre.—Le problème de la liberté de la volonté humaine est, de toutes les énigmes de l'univers, celle qui, de tous temps, a le plus préoccupé l'homme pensant et cela parce qu'au haut intérêt philosophique de la question s'ajoutent les conséquences les plus importantes pour la philosophie pratique, pour la morale, la pédagogie, la jurisprudence, etc. E. du Bois-Reymond qui traite de la question en tant que septième et dernière de ses «sept énigmes de l'univers» nous dit avec raison, en parlant du problème du libre arbitre: «Il concerne chacun, il semble abordable à chacun, il est étroitement lié aux conditions vitales de la société humaine, il exerce une action profonde sur les croyances religieuses, aussi le problème a-t-il joué dans l'histoire de la civilisation et de la pensée humaine un rôle d'une importance capitale et les diverses solutions qu'il a reçues reflètent-elles nettement les stades d'évolution de la pensée humaine. Peut-être n'est-il pas un objet de la méditation humaine qui ait suscité une plus longue collection d'in-folios jamais ouverts et destinés à moisir dans la poussière des bibliothèques.» L'importance de la question ressort clairement aussi de ce fait que Kant plaçait la croyance au libre arbitre immédiatement à côté de celles en «l'immortalité de l'âme» et en «l'existence de Dieu». Il regardait ces trois grandes questions comme les trois indispensables postulats de la raison pratique, après avoir clairement montré que leur réalité ne pouvait se démontrer à la lumière de la raison pure!
Ce qu'il y a de plus remarquable dans les débats si grandioses et si obscurs auxquels a donné lieu le problème du libre arbitre, c'est peut-être que, théoriquement, l'existence de ce libre arbitre a été niée non seulement par les plus grands philosophes critiques, mais encore par les partis les plus opposés, tandis qu'en fait, pratiquement, elle est admise comme une chose toute naturelle, aujourd'hui encore, par la plupart des hommes. Des docteurs éminents de l'Eglise chrétienne, des Pères de l'Eglise comme Augustin, des réformateurs comme Calvin nient le libre arbitre aussi résolument que les chefs les plus célèbres du matérialisme pur, qu'un d'Holbach au XVIIIe ou qu'un Buchner au XIXe siècle. Les théologiens chrétiens le nient parce qu'il est inconciliable avec leur profonde croyance en la toute-puissance de Dieu et en la prédestination: Dieu, tout-puissant et omniscient, a tout prévu et tout voulu de toute éternité, aussi a-t-il déterminé, comme le reste, les actions des hommes. Si l'homme, avec sa volonté libre, agissait autrement que Dieu ne l'a, par avance, déterminé à agir, alors Dieu n'aurait pas été tout-puissant et omniscient. Dans le même sens, Leibniz fut, lui aussi, un absolu déterministe. Les naturalistes monistes du siècle dernier, mais par-dessus tous Laplace, défendirent à leur tour le déterminisme en s'appuyant sur leur philosophie générale moniste et mécaniste.
La lutte ardente entre les déterministes et les indéterministes, entre les adversaires et les partisans du libre arbitre, est aujourd'hui, après plus de deux mille ans, définitivement résolue en faveur des premiers. La volonté humaine, est aussi peu libre que celle des animaux supérieurs dont elle ne diffère que par le degré, non par la nature. Tandis qu'au siècle dernier encore on combattait le dogme du libre arbitre avec des arguments généraux, philosophiques et cosmologiques, notre XIXe siècle, au contraire, nous a fourni, pour sa réfutation définitive, de toutes autres armes, à savoir ces armes puissantes dont nous sommes redevables à l'arsenal de la physiologie et de l'embryologie comparées. Nous savons aujourd'hui que tout acte de volonté est déterminé par l'organisation de l'individu voulant et sous la dépendance des conditions variables du milieu extérieur, au même titre que toute autre fonction psychique. Le caractère de l'effort est déterminé à l'avance par l'hérédité, il vient des parents et des ancêtres; la décision, dans chaque acte nouveau, vient de l'adaptation aux circonstances momentanées, en vertu de quoi le motif le plus fort donne l'impulsion, conformément aux lois qui régissent la statistique des passions. L'ontogénie nous apprend à comprendre le développement individuel de la volonté chez l'enfant, la phylogénie, le développement historique de la volonté à travers la série de nos ancêtres vertébrés.
Coup d'œil rétrospectif sur les stades principaux du développement de la vie psychique.
| Les cinq groupes psychologiques du monde organique. | Les cinq stades de développement des organes de l'âme. |
| V.—L'homme, les Vertébrés supérieurs, Arthropodes et Mollusques. | V.—Système nerveux avec un organe central très développé: neuropsyche avec conscience. |
| IV.—Vertébrés inférieurs, la plupart des Invertébrés. | IV.—Système nerveux avec un organe central simple: neuropsyche sans conscience. |
| III.—Invertébrés tout à fait inférieurs (polypes, éponges); la plupart des plantes. | III.—Le système nerveux manque; âme d'un tissu pluricellulaire; histopsyche sans conscience. |
| II.—Cénobies de protistes: colonies cellulaires de Protozoaires (carchesium) et de Protophytes (volvox). | II.—Psychoplasma composé; âme cellulaire sociale; cytopsyche socialis. |
| I.—Protistes mous cellulaires: Protozoaires et Protophytes solitaires. | I.—Psychoplasma simple; âme cellulaire isolée, cytopsyche solitaria. |
CHAPITRE VIII
Embryologie de l'âme.
Études monistes de psychologie ontogénétique. Développement de la vie psychique au cours de la vie individuelle de la personne.
«Les faits merveilleux de la fécondation sont du
plus haut intérêt pour la psychologie, en particulier
pour la théorie de l'âme cellulaire, dont ils sont
le fondement naturel. Car les processus importants
de la conception (par lesquels le spermatozoïde
mâle se fusionne avec l'ovule femelle
pour former une nouvelle cellule) ne peuvent se
comprendre et s'expliquer que si nous attribuons
à ces deux cellules sexuelles une sorte d'activité
psychique inférieure. Toutes deux, elles sentent
réciproquement leur voisinage; toutes deux, elles
sont attirées l'une vers l'autre par une impulsion
sensible (probablement quelque chose d'analogue à
une sensation d'odeur); toutes deux, elles se
meuvent l'une vers l'autre et ne se reposent
qu'après s'être fusionnées. Le mélange particulier
des deux noyaux cellulaires, parents, détermine en
chaque enfant son caractère individuel, psychique.»
Anthropogénie (1891).
SOMMAIRE DU CHAPITRE VIII
Importance de l'ontogénie pour la psychologie.—Développement de l'âme de l'enfant.—Commencement d'existence de l'âme individuelle.—Emboîtement de l'âme.—Mythologie de l'origine de l'âme.—Physiologie de l'origine de l'âme.—Processus élémentaires de la fécondation.—Copulation entre l'ovule femelle et le spermatozoïde mâle.—L'amour cellulaire.—Transmission héréditaire de l'âme des parents et des ancêtres.—Leur nature physiologique, mécanique du plasma.—Fusion des âmes (amphigonie psychique).—Répercussion, atavisme psychologique.—La loi fondamentale biogénétique en psychologie.—Répétition palingénétique et modification cénogénétique.—Psychogénie embryonnaire et post-embryonnaire.
LITTÉRATURE
J. Romanes.—L'évolution mentale chez l'homme. Origine des facultés humaines. Trad. française.
W. Preyer.—L'âme de l'enfant. Observations sur l'évolution mentale de l'homme durant les premières années de sa vie. Trad. française.
E. Haeckel.—Bildungsgeschichte unseres Nervensystems. Anthropogénie 4te Aufl., 1891.
J. Lamettrie.—L'homme-machine.
Th. Ribot.—L'hérédité psychologique. Les maladies de la mémoire.
A. Forel.—Das Gedaechtniss und seine Abnorlitaeten. Zurich, 1885.
W. Preyer.—Specielle physiologie des Embryo. Untersuchungen über die Lebenserscheinungen vor der Geburt. Leipzig, 1884.
E. Haeckel.—Zellseelen und Seelenzellen. Ursprung und Entwickelung der Sinneswerkzeuge (Gesammelte populaere Vortraege aus dem Gebiete der Entwickelungslehre. I und II Heft). Bonn, 1878.
L'âme humaine—quelqu'idée qu'on se fasse de son «essence» subit au cours de notre vie individuelle une évolution continue. Cette donnée ontogénétique est d'une importance fondamentale pour notre psychologie moniste, bien que la plupart des «psychologues de profession» ne lui accordent que peu ou pas d'attention. L'embryologie individuelle étant, d'après l'expression de Baer—et conformément à la conviction générale des biologistes,—le «vrai fanal pour toutes les recherches relatives aux corps organiques», cette science seule pourra aussi éclairer d'un vrai jour les secrets les plus importants de la vie psychique de ces corps.
Quoique l'«embryologie de l'âme humaine» soit des plus importantes et des plus intéressantes, elle n'a trouvé jusqu'ici que dans une mesure restreinte l'attention qu'elle mérite. Ce sont presque exclusivement les pédagogues qui, jusqu'ici, se sont occupés de cette embryologie, et partiellement; appelés par leur profession à surveiller et à diriger le développement de l'activité de l'âme chez l'enfant, ils en sont venus à trouver un intérêt théorique aux faits psychogénétiques qu'ils observaient. Cependant ces pédagogues—en tant du moins qu'ils réfléchissaient!—aujourd'hui comme dans l'antiquité, demeuraient presque tous sous le joug de la psychologie dualiste régnante; mais, par contre, ils ignoraient pour la plupart les faits les plus importants de la psychologie comparée, ainsi que l'organisation et les fonctions du cerveau. Leurs observations, d'ailleurs, concernaient presque toujours les enfants à l'âge où ils vont en classe ou dans les années immédiatement précédentes. Les phénomènes merveilleux que présente la psychogénie individuelle de l'enfant, précisément durant ses premières années, et que les parents intelligents admirent avec joie, n'avaient presque jamais été l'objet d'études scientifiques approfondies. C'est G. Preyer (1881) qui a frayé la voie par son intéressant ouvrage sur l'Ame de l'enfant. Observations sur l'évolution mentale de l'homme durant les premières années de sa vie. Au surplus, pour comprendre les choses avec une absolue clarté, il nous faut remonter plus loin encore, jusqu'à la première apparition de l'âme dans l'œuf fécondé.
Apparition de l'âme individuelle.—L'origine et la première apparition de l'individu humain—tant le corps que l'âme—passaient encore, au début du XIXe siècle, pour être des secrets absolus. Sans doute le grand C.-F. Wolff, dès 1759 avait révélé, dans sa Theoria generationis la vraie nature du développement embryonnaire et montré, s'appuyant sur l'observation critique, que dans le développement du germe aux dépens d'une simple cellule œuf, il se produisait une véritable épigénèse, c'est-à-dire une série de processus de néoformations des plus remarquables[29]. Mais la physiologie d'alors, ayant à sa tête le célèbre Haller, écartait carrément ces données empiriques, qui se pouvaient immédiatement démontrer à l'aide du microscope—et s'en tenait fermement au dogme traditionnel de la préformation embryonnaire. Conformément à ce dogme, on admettait que dans l'œuf humain—comme dans l'œuf de tous les animaux—l'organisme avec toutes ses parties préexistait déjà, était déjà préformé; le «développement» du germe ne consistait proprement qu'en une «expansion» (evolutio) des parties incluses. La conséquence nécessaire de cette erreur, c'était la théorie de l'emboîtement, mentionnée plus haut; comme dans l'embryon féminin l'ovaire était déjà présent, on devait admettre que dans ses œufs déjà les germes de la génération suivante étaient emboîtés et ainsi de suite, in infinitum! A ce dogme de l'école des ovulistes, s'en opposait un autre, non moins erroné, celui des Animalculistes; ceux-ci croyaient que le germe proprement dit résidait, non pas dans l'ovule féminin de la mère, mais dans le spermatozoïde mâle du père, et qu'il fallait chercher dans cet «animalcule spermatique» (spermatozoon) la série emboîtée des suites de générations.
Leibnitz appliqua très logiquement cette théorie de l'emboîtement à l'âme humaine; il lui dénia un développement véritable (Epigenesis), ainsi qu'il le déniait au corps et déclara dans sa Théodicée: «Ainsi je prétends que les âmes, qui deviendront un jour des âmes humaines, étaient présentes dans le sperme, ainsi que celles des autres espèces; qu'elles ont toujours existé, sous la forme de corps organisés, chez les ancêtres jusqu'à Adam, c'est-à-dire depuis le commencement des choses». Des idées analogues ont persisté, tant dans la biologie que dans la philosophie, jusque vers 1830, époque où la réforme de l'embryologie par Baer leur a porté le coup mortel. Mais dans le domaine de la psychologie elles ont su se maintenir, même jusqu'à nos jours; elles ne représentent qu'un groupe de ces nombreuses et étranges idées mystiques qu'on rencontre aujourd'hui encore dans l'ontogénie de l'âme.
Mythologie de l'origine de l'âme.—Les informations précises que nous avons acquises en ces derniers temps par l'ethnologie comparée, relativement à la manière dont les divers mythes se sont formés chez les anciens peuples civilisés et chez les peuples primitifs actuels, sont aussi d'un grand intérêt pour la psychogénie; mais nous serions entraînés trop loin si nous voulions entrer ici dans des développements, nous renvoyons à l'ouvrage excellent de A. Svoboda: Les formes de la croyance (1897). Du point de vue de leur contenu scientifique ou poétique, les mythes psychogénétiques considérés peuvent être classés, de la manière suivante, en cinq groupes: I. Mythe de la métempsychose: l'âme existait auparavant dans le corps d'un autre animal et n'a fait que passer de celui-ci dans le corps de l'homme; les prêtres égyptiens, par exemple, affirmaient que l'âme humaine, après la mort du corps, errait à travers toutes les espèces animales et, après trois mille ans, rentrait dans un corps humain. II. Mythe de l'implantation: l'âme existait indépendante en un autre lieu, dans une chambre de réserve psychogénétique (dans une sorte de sommeil embryonnaire ou de vie latente); un oiseau vient la chercher (parfois représenté comme un aigle, généralement comme une «cigogne à sonnettes»), et il la transporte dans un corps humain. III. Mythe de la création: le Créateur divin, conçu comme «Dieu-Père» crée les âmes et les tient en réserve, tantôt dans un étang à âmes (où elles sont conçues comme formant un «Plankton» vivant), tantôt sur un arbre à âmes (elles sont alors comme les fruits d'une plante phanérogame); le Créateur les prend et les transporte (pendant l'acte de la génération), dans un germe humain. IV. Mythe de l'emboîtement des âmes (celui de Leibniz, mentionné plus haut). V. Mythe de la division des âmes (celui de R. Wagner (1855), admis aussi par d'autres physiologistes[30]); pendant l'acte de la génération, une partie des deux âmes (immatérielles!) qui habitent le corps des deux parents, se détache; le morceau d'âme maternelle chevauche sur l'ovule, le morceau d'âme paternelle sur le spermatozoïde mobile: ces deux cellules venant à se fusionner, les deux fragments d'âme qui les accompagnaient se mêlent également pour former une nouvelle âme immatérielle.
Physiologie de l'origine de l'âme.—Bien que ces fantaisies poétiques sur l'origine des âmes humaines individuelles soient encore répandues et admises aujourd'hui, leur caractère purement mythologique est cependant démontré comme certain à cette heure. Les recherches d'un si haut intérêt et si dignes d'admiration, entreprises pendant ces vingt-cinq dernières années, pour connaître en détail les processus de la fécondation et de la germination de l'œuf, ont montré que ces phénomènes mystérieux rentrent tous dans le domaine de la Physiologie cellulaire. Le germe féminin, l'ovule, et le corpuscule fécondant masculin, le spermatozoïde, sont de simples cellules. Ces cellules vivantes possèdent une somme de propriétés physiologiques que nous réunissons sous le terme d'âme cellulaire, absolument comme chez les protistes qui demeurent toujours monocellulaires. Les deux sortes de cellules sexuelles possèdent la propriété de sentir et de se mouvoir. Le jeune ovule, ou «œuf primitif», se meut à la façon d'une amibe; les minuscules spermatozoïdes, dont chaque goutte de sperme muqueux renferme des millions, sont des cellules flagellées qui se meuvent au moyen de leur flagellum vibratile et nagent au milieu du sperme aussi vite que les Infusoires flagellés ordinaires (flagellates).
Lorsque les deux sortes de cellules, par suite de la copulation, viennent à se rencontrer, ou lorsqu'elles sont mises en contact par une fécondation artificielle (par exemple chez les poissons), elles s'attirent réciproquement et s'accolent étroitement. La cause de cette attraction cellulaire est de nature chimique, c'est un mode d'activité sensorielle du plasma, quelque chose d'analogue à l'odorat ou au goût, à quoi nous donnons le nom de Chimiotropisme érotique; on peut très bien aussi (et cela aussi bien au sens de la chimie qu'au sens de l'amour romanesque) appeler cela une «affinité élective cellulaire» ou un «amour cellulaire sexuel». De nombreuses cellules flagellées, incluses dans le sperme, nagent rapidement vers l'immobile ovule et cherchent à pénétrer dans son corps. Mais, ainsi que l'a montré Hertwig (1875), il n'y a normalement qu'un seul prétendant qui soit favorisé et qui atteigne réellement le but souhaité. Aussitôt que cet «animalcule spermatique» favorisé s'est frayé avec sa «tête» (c'est-à-dire son noyau cellulaire) un chemin à travers le corps de l'ovule, celui-ci secrète une mince membrane muqueuse qui le protège contre la pénétration d'autres cellules mâles. Ce n'est qu'au moyen d'une température basse, en stupéfiant l'ovule par le froid ou en l'insensibilisant par des narcotiques (chloroforme, morphine, nicotine), que Hertwig a pu empêcher la formation de cette membrane protectrice; alors survenait la surfécondation ou polyspermie et de nombreux filaments spermatiques pénétraient dans le corps de l'inconsciente cellule (Cf. mon Anthropogénie, p. 147). Ce fait merveilleux prouvait un faible degré d'«instinct cellulaire» (ou du moins de sensation vive, spécifique) dans les deux sortes de cellules sexuelles, non moins clairement que les processus importants appelés à se jouer aussitôt après dans les deux cellules. Les deux sortes de noyaux cellulaires, en effet, celui de l'ovule femelle et celui du spermatozoïde mâle, s'attirent réciproquement, se rapprochent et se fusionnent complètement lorsqu'ils arrivent au contact l'un de l'autre. C'est ainsi que provient, de l'ovule fécondé, cette importante cellule nouvelle que nous appelons cellule souche (Cytula) laquelle engendre, par des divisions répétées, l'organisme pluricellulaire tout entier. Les conséquences psychologiques qui ressortent de ces faits merveilleux de la fécondation, lesquels n'ont été bien constatés que pendant ces 25 dernières années, sont d'une importance capitale et n'ont pas été jusqu'ici, à beaucoup près, appréciées en raison de leur portée générale. Nous résumerons les conclusions essentielles dans les cinq propositions suivantes: I. Tout être humain, comme tout autre animal supérieur, est, au début de son existence, une cellule simple. II. Cette cellule souche (Cytula) se produit partout de la même manière, par la fusion ou copulation de deux cellules séparées, d'origine différente, l'ovule femelle (ovulum) et le spermatozoïde mâle (spermium). III. Les deux cellules sexuelles possèdent chacune une «âme cellulaire» différente, c'est-à-dire que chacune est caractérisée par une forme spéciale de sensation et de mouvement. IV. Au moment de la fécondation ou de la conception, il y a fusion non seulement entre les corps protoplasmiques des deux cellules sexuelles et leurs noyaux, mais aussi entre leurs «âmes», c'est-à-dire que les forces de tension contenues dans chacune des deux et liées indissolublement à la matière du plasma, s'unissent pour fournir une nouvelle force de tension, l'«embryon d'âme» de la cellule souche qui vient d être ainsi formée. V. Ainsi chaque personne possède des qualités de corps et d'esprit, qu'elle tient de ses deux parents; en vertu de l'hérédité, le noyau de l'ovule transmet une partie des qualités maternelles; celui du spermatozoïde, une partie des qualités paternelles.
Ces phénomènes de la conception, constatés empiriquement, fondent en outre la certitude de ce fait des plus importants, à savoir que pour tout homme, comme pour tout animal, l'existence individuelle a un commencement; la complète copulation des deux noyaux cellulaires sexuels détermine, avec une précision mathématique, l'instant où se produit non seulement le corps de la nouvelle cellule souche, mais aussi son «âme». Déjà par ce seul fait le vieux mythe de l'immortalité de l'âme est réfuté, mais nous y reviendrons plus loin. Une superstition encore très répandue se trouve encore réfutée par là: c'est celle qui nous fait croire que l'homme doit son existence individuelle à la «grâce du bon Dieu». La cause de cette existence est bien plutôt et uniquement l'Eros de ses deux parents, ce puissant instinct sexuel commun à toutes les plantes et tous les animaux pluricellulaires et qui les conduit à s'accoupler. Mais l'essentiel, dans ce processus physiologique, n'est pas, comme on l'admettait jadis, l'«étreinte» ou les jeux de l'amour qui s'y rattachent, mais uniquement l'introduction du sperme mâle dans les conduits sexuels féminins. C'est seulement ainsi que, chez les animaux terrestres, la semence fécondante et l'ovule détaché peuvent se rencontrer (ce qui a généralement lieu chez l'homme, à l'intérieur de l'utérus.) Chez les animaux inférieurs, aquatiques (par exemple les poissons, les coquillages, les méduses), les produits sexuels, parvenus à maturité, tombent simplement dans l'eau et là leur rencontre est abandonnée au hasard; il n'y a pas d'accouplement au sens propre et par suite on ne trouve plus ces fonctions psychiques complexes de la «vie de l'amour» qui jouent un si grand rôle chez les animaux supérieurs. C'est pourquoi manquent, chez tous ces animaux inférieurs, où la copulation n'existe pas, ces organes intéressants, que Darwin a désignés du nom de «caractères sexuels secondaires» et qui sont des produits de la sélection sexuelle: la barbe de l'homme, les bois du cerf, le superbe plumage des oiseaux de paradis et de beaucoup de Gallinacés ainsi que bien d'autres signes distinctifs des mâles qui manquent aux femelles.
Hérédité de l'âme.—Parmi les conséquences de la physiologie de la conception que nous venons d'énumérer, celle qui importe surtout pour la psychologie, c'est l'hérédité des qualités de l'âme transmises par les deux parents. Chaque enfant reçoit en héritage de ses deux parents certaines particularités de caractère, de tempérament, de talent, d'acuité sensorielle, d'énergie de la volonté: ce sont des faits connus de tous. Il en est de même de ce fait que souvent (ou même généralement) les qualités psychiques des grands-parents se transmettent par l'hérédité; bien plus, l'homme ressemble très souvent plus, sous certains rapports, à ses grands-parents qu'à ses parents et cela est vrai des particularités mentales aussi bien que des corporelles. Toutes ces merveilleuses lois de l'hérédité que j'ai énoncées, d'abord dans la Morphologie générale (1866) et que j'ai traitées sous une forme populaire dans l'Histoire de la Création Naturelle, valent d'une manière générale et aussi bien pour les phénomènes de l'activité psychique que pour les détails de structure du corps; que dis-je? elles nous apparaissent bien souvent d'une manière plus surprenante et avec plus de clarté quand il s'agit du psychique que quand il s'agit du physique.
Cependant, pris en soi, le grand domaine de l'hérédité, dont Darwin le premier (1859) nous a fait entrevoir l'incomparable portée et qu'il nous a, le premier, appris à étudier scientifiquement, abonde en énigmes obscures et en difficultés physiologiques; nous ne pouvons pas prétendre que, dès maintenant, au bout de 40 ans, tous les aspects du problème nous soient clairs. Mais ce que nous avons déjà acquis définitivement c'est que l'hérédité est par nous considérée comme une fonction physiologique de l'organisme, indissolublement liée à sa fonction de reproduction et il nous faut finalement ramener celle-ci, comme toutes les autres fonctions vitales, à des processus physico-chimiques, à une mécanique du plasma. Mais nous connaissons maintenant avec exactitude le processus de la fécondation lui-même; nous savons que le noyau du spermatozoïde apporte à la cellule souche, qui vient d'être formée, les qualités paternelles, tandis que le noyau de l'ovule lui apporte les qualités maternelles. La fusion des deux noyaux cellulaires est proprement le fait essentiel de l'hérédité; par là, les qualités individuelles de l'âme comme celles du corps passent à l'individu qui vient d'être formé. A ces faits ontogénétiques, la psychologie dualiste et mystique, qui règne aujourd'hui encore dans les écoles, s'oppose en vain, tandis que notre psychogénie moniste les explique avec la plus grande simplicité.
Fusion des âmes (amphigonie psychique).—Le fait physiologique qui importe avant tout pour l'exacte appréciation de la psychogénie individuelle, c'est la continuité de l'âme dans la suite des générations. Si, en fait, au moment de la conception, un nouvel individu est produit, il ne constitue cependant pas une formation nouvelle, ni au point de vue des qualités intellectuelles ni à celui des qualités corporelles, mais c'est le simple produit de la fusion des deux facteurs représentés par les parents, l'ovule maternel et le spermatozoïde paternel. Les âmes cellulaires de ces deux cellules sexuelles se fusionnent aussi complètement dans l'acte de la fécondation, pour former une nouvelle âme cellulaire, que le font les deux noyaux, porteurs matériels de ces forces de tension psychique, pour former un nouveau noyau cellulaire. Puisque nous voyons des individus de la même espèce—même des frère et sœur issus d'un même couple de parents—présenter toujours quelques différences, quoique peu importantes, il nous faut bien admettre que ces différences existent déjà dans la composition chimique du plasma des deux cellules germes unies dans la copulation. (Loi de la variation individuelle. Histoire de la Création Naturelle, p. 215.)
Ces faits déjà nous permettent de comprendre l'infinie diversité des formes physiques et psychiques dans la nature organique. Une conséquence extrême, mais trop exclusive, est celle que Weisman a tirée de ce qui précède, considérant l'amphimixis, la fusion des plasmas germinatifs dans la génération sexuée, comme la cause générale et unique de la variabilité individuelle. Cette conception exclusive, qui se rattache à sa théorie de la continuité du plasma germinatif, est, à mon avis, exagérée; je suis bien plutôt convaincu que les lois importantes de l'hérédité progressive et de l'adaptation fonctionnelle qui s'y rattache, valent pour l'âme exactement comme pour le corps. Les qualités nouvelles que l'individu s'est acquises pendant sa vie peuvent avoir un contre-coup partiel sur la composition moléculaire du plasma germinatif, dans l'ovule et le spermatozoïde et peuvent ainsi, dans certaines conditions, être transmises à la génération suivante (naturellement, en tant que simple force de tension latente).
Atavisme psychologique.—Dans la fusion des âmes qui se produit au moment de la conception, ce qui se transmet surtout, héréditairement, par la fusion des deux noyaux cellulaires, c'est, sans doute, la force de tension des deux âmes des parents; mais, en outre, il peut s'y joindre une influence psychique héréditaire, remontant souvent en arrière jusqu'à des générations éloignées, car les lois de l'hérédité latente ou atavisme valent pour l'âme comme pour l'organisation anatomique. Les phénomènes merveilleux que produit ce recul nous apparaissent, sous une forme bien simple et bien instructive, dans les «générations alternantes» des polypes et des méduses. Nous voyons là deux générations très différentes alterner régulièrement, de telle sorte que la première reproduit la troisième, la cinquième, etc., tandis que la seconde se répète dans la quatrième, la sixième, etc.. (Histoire Naturelle, p. 185.)
Chez l'homme, comme chez les animaux et les plantes supérieures, où, par suite d'une hérédité continue, chaque génération ressemble à l'autre, cette alternance régulière des générations fait défaut, mais néanmoins nous observons, ici encore, divers phénomènes de recul ou d'atavisme qu'il faut ramener à la même loi d'hérédité latente.
C'est précisément dans les traits de détail de leur vie psychique, dans le fait qu'ils possèdent certaines dispositions ou talents artistiques, par l'énergie de leur caractère ou leur tempérament passionné, que des hommes éminents ressemblent souvent plus à leurs grands-parents qu'à leurs parents; parfois aussi apparaît tel trait frappant de caractère que ne possédaient ni les uns ni les autres, mais qui s'était manifesté chez quelque membre éloigné de la série des ancêtres, longtemps auparavant. Dans ces merveilleux traits d'atavisme, les mêmes lois d'hérédité applicables à l'âme valent aussi pour la physionomie, pour la qualité individuelle des organes des sens, les muscles, le squelette et autres parties du corps. Nous pouvons suivre cela dans un cas où le phénomène est surtout frappant: dans les dynasties régnantes et les familles d'ancienne noblesse qui, par le rôle marquant qu'elles ont joué dans l'Etat nous ont valu une exacte peinture historique des individus formant la chaîne de générations, ainsi par exemple chez les Hohenzollern, Hohenstaufen, la famille d'Orange, les Bourbons, etc., et mieux encore dans l'antiquité, chez les Césars.
La loi fondamentale biogénétique en psychologie (1866).—Le lien causal entre l'évolution biontique (individuelle) et la phylétique (historique), que, dans ma Morphologie générale, j'avais déjà placé, comme la loi suprême, en tête de toutes les recherches biogénétiques, a la même valeur générale pour la psychologie que pour la morphologie. J'ai insisté sur son importance toute spéciale pour l'homme sous ce double rapport (1874) dans la première leçon de mon Anthropogénie, intitulée: «La loi fondamentale de l'évolution organique». Chez l'homme comme chez tous les autres organismes, l'embryogénie est une récapitulation de la phylogénie. Cette récapitulation accélérée et abrégée est d'autant plus complète que, grâce à une hérédité constante, la répétition évolutive originelle (palingenesis) est mieux conservée; au contraire, elle est d'autant plus incomplète que, grâce à une adaptation variée, la modification évolutive ultérieure (cenogenesis) a été introduite (Anthropogénie, p. 11).
En appliquant cette loi fondamentale à l'évolution de l'âme, nous ne devons surtout pas oublier de tenir toujours nos regards fixés sur les deux aspects de cette loi. Car chez l'homme, comme chez toutes les plantes et les animaux supérieurs, au cours des millions d'années de l'évolution phylétique, des modifications si importantes (cénogénèses) se sont produites que, par suite, l'image originelle et pure de la palingénèse (ou «répétition historique»), s'est trouvée très altérée et modifiée. Tandis que, d'une part, en vertu des lois de l'hérédité dans le même temps et dans le même lieu, la récapitulation palingénétique est conservée, d'autre part, en vertu des lois de l'hérédité simplifiée et abrégée, la récapitulation cénogénétique est sensiblement modifiée (Histoire de la création Naturelle, p. 190). Cela est surtout nettement visible dans l'histoire du développement des organes psychiques, du système nerveux, des muscles et des organes des sens. Mais il en va exactement de même de l'activité de l'âme, indissolublement liée au développement normal de ces organes. L'histoire de leur développement chez l'homme comme chez tous les autres animaux vivipares, subit déjà une profonde modification cénogénétique par ce fait que le développement du germe a lieu ici, pendant un temps assez long, à l'intérieur du corps de la mère. Nous devons donc distinguer l'une de l'autre, comme deux grandes périodes de la psychogénie individuelle: 1o l'histoire du développement embryonnaire et 2o celle du développement post-embryonnaire de l'âme.
Psychogénie embryonnaire.—Le germe humain ou embryon, dans les conditions normales, se développe dans le corps maternel pendant une durée de neuf mois (ou 270 jours). Pendant cet espace de temps, il est complètement séparé du monde extérieur, protégé non seulement par l'épaisse paroi musculaire de l'utérus maternel, mais encore par les enveloppes embryonnaires spéciales (embryolemmes) caractéristiques des trois classes supérieures de Vertébrés: Reptiles, Oiseaux et Mammifères. Dans les trois classes d'Amniotes, ces enveloppes embryonnaires (amnion ou membrane aqueuse, serolemme ou membrane séreuse) se développent exactement de la même manière. Ce sont des organes de protection que les premiers reptiles (proreptiles), formes ancestrales communes à tous les Amniotes, ont acquis pendant la période permique (vers la fin de l'époque paléozoïque),—alors que ces Vertébrés supérieurs s'adaptaient à la vie exclusivement terrestre et à la respiration aérienne. Leurs ancêtres immédiats, les Amphibies de la période houillère, vivaient et respiraient encore dans l'eau, comme leurs ancêtres plus lointains, les Poissons.
Chez ces Vertébrés primitifs, inférieurs et aquatiques, l'embryologie présentait encore à un haut degré le caractère palingénétique, ainsi que c'est encore le cas chez la plupart des Poissons et des Amphibies actuels. Les têtards bien connus, les larves de salamandres et de grenouilles possèdent, aujourd'hui encore dans les premiers temps de leur libre vie aquatique, un corps dont la forme rappelle celui de leurs ancêtres les Poissons; ils leur ressemblent aussi par leur mode de vie, leur respiration branchiale, le fonctionnement de leurs organes sensoriels et de leurs autres organes psychiques. C'est seulement lorsque survient l'intéressante métamorphose des têtards nageurs et alors qu'ils s'adaptent à la vie terrestre, que leur corps, pareil à celui des Poissons se transforme en celui d'un Amphibie rampant et quadrupède; à la place de la respiration branchiale aquatique, apparaît la respiration aérienne, au moyen de poumons et, avec le genre de vie modifié, l'appareil psychique (système nerveux et organes des sens) acquiert un plus haut degré de développement. Si nous pouvions suivre complètement, depuis le commencement jusqu'à la fin, la psychogénie des têtards, nous pourrions à bien des reprises, appliquer la loi fondamentale biogénétique, au développement de leur âme. Car ils se développent immédiatement dans les circonstances les plus variées du monde extérieur et doivent de bonne heure y adapter leur sensation et leur mouvement. Le têtard nageur ne possède pas seulement l'organisation, mais aussi le mode de vie des Poissons et ce n'est que par la transformation de l'un et de l'autre qu'il arrive à posséder ceux de la grenouille.
Chez l'homme, pas plus que chez les autres Amniotes, ce n'est le cas; les embryons, du fait de leur inclusion dans les membranes protectrices, sont complètement soustraits à l'influence directe du monde extérieur et désaccoutumés de la réciprocité d'action entre ce monde et eux. Mais, en outre, le soin des jeunes, si particulier chez les Amniotes, fournit aux embryons des conditions bien plus favorables à l'abréviation cénogénétique de l'évolution palingénétique. Avant tout, à ce point de vue, il convient de signaler l'excellent mode de nutrition de l'embryon; elle se fait chez les Reptiles, Oiseaux et Monotrêmes (les Mammifères ovipares) par le vitellus nutritif, le grand jaune de l'œuf qui lui adhère; chez les autres Mammifères, par contre (Marsupiaux et Placentaliens), elle se fait par le sang de la mère qui est conduit à l'embryon par les vaisseaux sanguins du sac vitellin et de l'allantoïde. Chez les placentaliens les plus élevés, ce mode utile de nutrition atteint, par la formation d'un placenta maternel, le plus haut degré de perfection; aussi l'embryon est-il ici complètement développé avant la naissance. Son âme, cependant, demeure pendant toute cette période dans un état de sommeil embryonnaire, état de repos que Preyer a comparé avec raison au sommeil hibernal des animaux. Nous trouvons un sommeil analogue, long et prolongé, dans l'état larvaire des insectes qui traversent une métamorphose complète (papillons, mouches, cafards, abeilles, etc.). Ici, le sommeil larvaire, pendant lequel s'effectuent les transformations les plus importantes dans les organes et les tissus, est d'autant plus intéressant que, pendant la période précédente, où la larve vit libre (chenille, larve de hanneton ou ver), l'animai possède une vie psychique très développée, de beaucoup inférieure, pourtant, à ce que sera le stade ultérieur (après le sommeil larvaire) alors que l'insecte sera complet, ailé et aura atteint sa maturité sexuelle.
Psychogénie post-embryonnaire.—L'activité psychique de l'homme traverse, pendant sa vie individuelle, ainsi que cela a lieu chez la plupart des animaux supérieurs, une série de stades évolutifs; nous distinguerons, comme les plus importants d'entre eux, les cinq degrés suivants: 1o l'âme du nouveau-né, jusqu'à l'éveil de la conscience personnelle et l'acquisition du langage; 2o l'âme du petit garçon ou de la petite fille jusqu'à la puberté (à l'éveil de l'instinct sexuel); 3o l'âme du jeune homme ou de la jeune fille jusqu'à ce que survienne la liaison sexuelle (période de l'«idéal»); 4o l'âme de l'homme fait et de la femme mûre (période de maturité complète), où se fonde la famille: s'étendant, en général chez l'homme jusque vers la soixantaine, chez la femme jusque vers la cinquantaine, jusqu'à ce que survienne l'involution; 5o l'âme du vieillard ou de la vieille femme (période de régression). La vie psychique de l'homme parcourt ainsi les mêmes stades évolutifs de développement progressif, de pleine maturité et de régression, que toutes les autres fonctions de l'organisme.
CHAPITRE IX
Phylogénie de l'Ame.
Études monistes de psychologie phylogénétique. Évolution de la vie psychique dans la série animale des ancêtres de l'homme.
Les fonctions physiologiques de l'organisme, réunies
sous le terme d'activité psychique, ou plus brièvement
d'âme, ont pour instrument chez l'homme
les mêmes processus mécaniques (physiques ou chimiques)
que chez les autres Vertébrés. Les organes
de ces fonctions psychiques, eux aussi, sont les
mêmes chez les uns et les autres: cerveau et
moelle épinière comme organes centraux, nerfs périphériques
et organes sensoriels. De même que
ces organes psychiques se développent chez l'homme
lentement et progressivement à partir des degrés
inférieurs réalisés chez les ancêtres vertébrés, de
même il en va, naturellement de leurs fonctions
c'est-à-dire de l'âme elle-même.»
Philogénie systématique des Vertébrés, 1895.
SOMMAIRE DU CHAPITRE IX
Evolution historique progressive de l'âme humaine, à partir de l'âme animale.—Méthodes de la psychologie phylogénétique.—Quatre étapes principales dans la phylogénie de l'âme: I. Ame cellulaire (cytopsyche) des Protistes (Infusoires, ovule, psychologie cellulaire); II. Ame d'une colonie cellulaire (cénopsyche), psychologie de la Morula et de la Blastula; III. Ame des tissus (histopsyche); sa duplicité. Ame des plantes. Ame des animaux inférieurs dépourvus de système nerveux. Ame double des Siphonophores (âme personnelle et âme cormale); IV. Ame du système nerveux (neuropsyche) des animaux supérieurs.—Trois parties dans l'appareil psychique: organes sensoriels, muscles et nerfs.—Formation typique du centre nerveux dans les divers groupes animaux.—Organe de l'âme chez les Vertébrés: Canal médullaire (cerveau et moelle épinière).—Histoire de l'âme chez les Mammifères.
LITTÉRATURE
J. Romanes.—L'évolution mentale dans le règne animal. Trad. fr. par de Varigny.
C. Lloyd Morgan.—The law of psychogenesis (London 1892).
G. H. Schneider.—Der Thierische Wille (Leipzig 1880). Der menschliche Wille (Berlin 1882).
Th. Ribot.—Psychologie contemporaine, 1870-79.
Fritz Schulze.—Stammbaum der Philosophie. Tabellarisch-schematischer Grundriss der Geschichte der Philosophie (Iéna 1890).
W. Wurm.—Thier und Menschenseele (Frankf. 1896).
F. Hanspaul.—Die Seelentheorie und die Gesetze des natürlichen Egoïsmus und der Anpassung, Berlin 1899.
J. Lubbock.—Les débuts de la civilisation et l'état primitif de l'espèce humaine.
M. Verworn.—Psychophysiologische Protisten-Studien (experimentelle Untersuchungen), Iéna 1889.
E. Haeckel.—Systematische Phylogenie (3ter Teil), Berlin 1895.
La théorie de la descendance, appuyée sur l'anthropologie, nous a fourni la conviction que l'organisme humain provient d'une longue série d'ancêtres animaux et qu'il s'est développé par des transformations progressives, effectuées lentement au cours de plusieurs millions d'années. Comme, en outre, nous ne pouvons pas séparer la vie psychique de l'homme de ses autres fonctions vitales, mais qu'au contraire nous nous sommes convaincus de l'évolution uniforme du corps et de l'esprit, la tâche s'impose à notre moderne Psychologie moniste de suivre l'évolution historique de l'âme humaine à partir de l'âme animale. C'est la solution de cette tâche que nous entreprenons dans notre Phylogénie de l'âme; on peut la désigner aussi, en tant que rameau de la science générale de l'âme, du nom de psychologie phylogénétique ou encore—par opposition à la biontique (individuelle)—du nom de psychogénie phylétique. Bien que cette science nouvelle vienne à peine d'être abordée sérieusement, bien que son droit à l'existence soit même contesté par la plupart des psychologues de profession, nous devons néanmoins revendiquer pour elle une importance de premier rang et le plus grand intérêt. Car, d'après notre ferme conviction, elle est appelée plus que tout autre à résoudre la grande «Énigme de l'Univers», relative à son essence et à son apparition.
Méthodes de la psychogénie phylétique.—Les voies et les moyens qui nous doivent conduire au but, encore si lointain, de la psychologie phylogénétique, à peine discernables pour beaucoup d'yeux dans le brouillard de l'avenir, ne diffèrent pas des voies et des moyens utilisés dans les autres recherches phylogénétiques. C'est, avant tout, ici encore, l'anatomie comparée, la physiologie et l'ontogénie qui sont du plus grand prix. Mais la paléontologie, elle aussi, nous fournit un certain nombre de points d'appui solides; car l'ordre dans lequel se succèdent les débris fossiles des classes de Vertébrés appartenant aux diverses périodes de l'histoire organique de la terre, nous révèle en partie, en même temps que leur enchaînement phylétique, le développement progressif de leur activité psychique. Sans doute, nous sommes forcés ici, comme dans toutes les recherches phylogénétiques, de construire de nombreuses hypothèses destinées à combler les notables lacunes de nos données empiriques; mais celles-ci jettent un jour si lumineux et d'une telle importance, sur les stades principaux de révolution historique, que nous sommes à même d'en suivre assez clairement le cours général.
Principaux stades de la psychogénie phylétique.—La psychologie comparée de l'homme et des animaux supérieurs nous permet, dès l'abord, de reconnaître dans les groupes les plus élevés des Mammifères placentaliens, chez les Primates, les progrès importants qui ont marqué le passage de l'âme du singe anthropoïde à l'âme de l'homme. La phylogénie des Mammifères et, en remontant encore, celle des Vertébrés inférieurs, nous montre la longue suite d'ancêtres éloignés des Primates ayant évolué, au sein de ce groupe, depuis l'époque silurienne.
Tous ces Vertébrés se ressemblent quant à la structure et au développement de leur organe psychique caractéristique, le canal médullaire. Que ce canal médullaire provienne d'un acroganglion dorsal ou ganglion cérébroïde des ancêtres invertébrés, c'est ce que nous apprend l'anatomie comparée des Vers. Remontant plus loin encore, nous découvrons, par l'ontogénie comparée, que cet organe psychique très simple dérive de la couche cellulaire du feuillet germinatif externe de l'ectoderme des Platodariés; chez ces Plathelminthes primitifs, qui ne possédaient pas encore de système nerveux spécial, le revêtement cutané externe fonctionnait comme organe universel, à la fois sensoriel et psychique.
Enfin, par l'embryologie comparée nous nous convaincrons que ces Métazoaires, les plus simples, proviennent par gastrulation des Blastéadés, c'est-à-dire de sphères creuses dont la paroi était formée par une simple couche cellulaire, le blastoderme; et cette science nous apprend en même temps, à comprendre, avec l'aide de la loi fondamentale biogénétique, comment ces cénobies de Protozoaires proviennent d'animaux primitifs monocellulaires, des plus simples.
L'interprétation critique de ces diverses formes embryonnaires, dont on peut suivre la filiation immédiate par l'observation microscopique, nous fournit, au moyen de la loi fondamentale biogénétique, les aperçus les plus importants sur les stades principaux de la phylogénie de notre vie psychique; nous en pouvons distinguer huit: 1. Protozoaires monocellulaires avec une simple âme cellulaire: Infusoires; 2. Protozoaires pluricellulaires avec une âme cénobiale: Catallactes; 3. Premiers Métazoaires avec une âme épithéliale: Platodariés; 4. Ancêtres invertébrés avec un simple ganglion cérébroïde: Vers; 5. Vertébrés acrâniens avec un simple canal médullaire sans cerveau: Acraniotes; 6. Crâniotes avec un cerveau (formé par cinq vésicules cérébrales): Crâniotes; 7. Mammifères avec développement proéminent de l'écorce cérébrale des hémisphères: Placentaliens; 8. Singes anthropoïdes supérieurs et homme, avec des organes de la pensée (dans le cerveau proprement dit): Anthropomorphes. Dans ces huit groupes historiques de la phylogénie de l'âme humaine, on peut encore distinguer, avec plus ou moins de clarté, un certain nombre de stades évolutifs secondaires. Bien entendu, quand il s'agit de leur reconstruction, nous sommes réduits aux témoignages très incomplets de la psychologie empirique, que nous fournissent l'anatomie et la physiologie comparées de la faune actuelle. Comme des Crâniotes du sixième stade, et même des vrais Poissons se trouvent déjà à l'état fossile dans le système silurien, nous sommes bien forcés d'admettre que les ancêtres des cinq stades précédents (qui n'ont pu parvenir à se fossiliser!) ont évolué à une époque antérieure, pendant la période présilurienne.
I. L'âme cellulaire (Cytopsyche); premier des stades principaux de la psychogénèse phylétique.—Les premiers ancêtres de l'homme, comme de tous les autres animaux, étaient des animaux primitifs monocellulaires (Protozoaires). Cette hypothèse fondamentale de la phylogénie rationnelle se déduit, en vertu de la grande loi biogénétique, de ce fait embryologique bien connu, que tout homme, comme tout autre Métazoaire (tout «animal à tissus», pluricellulaire), est, au début de son existence individuelle, une simple cellule, la cellule souche (cytula) ou «ovule fécondé». Comme celle-ci, depuis le premier moment, a été animée, ainsi faut-il admettre qu'il en a été pour cette forme ancestrale monocellulaire qui, dans la série des premiers ancêtres de l'homme, a été représentée par toute une suite de Protozoaires différents.
Nous sommes renseignés sur l'activité psychique de ces organismes monocellulaires par la physiologie comparée des Protistes encore vivants aujourd'hui; tant, d'une part, l'observation exacte, que de l'autre, l'expérimentation bien conduite, nous ont ouvert, durant la seconde moitié du XIXe siècle, un nouveau domaine fécond en phénomènes du plus haut intérêt. Le meilleur exposé en a été donné en 1889 par Max Verworn, dans ses profondes Etudes, appuyées sur des expériences personnelles, études sur la Psychophysiologie des Protistes. Les quelques observations antérieures sur la «vie psychique des Protistes» sont réunies à ces études. Verworn a acquis la ferme conviction que, chez tous les Protistes, les processus psychiques sont encore inconscients, que ceux de la sensation et du mouvement se confondent encore ici avec les processus vitaux moléculaires du plasma lui-même, et que les causes premières en doivent être cherchées dans les propriétés des molécules de plasma (des plastidules).
«Les processus psychiques, chez les Protistes, forment ainsi le pont qui réunit les processus chimiques de la nature inorganique à la vie psychique des animaux supérieurs; ils représentent l'embryon des phénomènes psychiques les plus élevés, qu'on observe chez les Métazoaires et chez l'homme».
Les observations soigneuses et les nombreuses expériences de Verworn, jointes à celles de W. Engelmann, W. Preyer, R. Hertwig et autres savants adonnés à l'étude des Protistes, fournissent une preuve concluante à ma théorie moniste de l'âme cellulaire (1866). M'appuyant sur des recherches poursuivies pendant de longues années sur divers Protistes, surtout des Rhizopodes et des Infusoires, j'avais déjà, il y a 33 ans, formulé cette affirmation que toute cellule vivante possède des propriétés psychiques et que, par suite, la vie psychique des plantes et des animaux pluricellulaires n'est que le résultat des fonctions psychiques des cellules composant leur corps. Dans les groupes inférieurs (par exemple les algues et les éponges) toutes les cellules du corps y contribuent pour une part égale (ou avec de très petites différences); au contraire, dans les groupes supérieurs, en vertu de la loi de la division du travail, ce rôle n'incombe qu'à une partie des cellules, les élues, les «cellules psychiques». Les conséquences de cette psychologie cellulaire, de la plus haute importance, ont été exposées en partie (1876) dans mon travail sur la «Périgenèse des plastidules», en partie enfin (1877) dans mon discours de Münich sur «la Théorie de l'évolution actuelle dans son rapport avec l'ensemble de la science». On en trouvera un exposé plus populaire dans mes deux conférences de Vienne (1878), sur «l'Origine et l'évolution des instruments sensoriels» et sur «l'Ame cellulaire et la cellule psychique»[31].
La simple âme cellulaire présente déjà, d'ailleurs, au sein du groupe des Protistes, une longue suite de stades évolutifs, depuis des états d'âme primitifs, très simples jusqu'à d'autres très parfaits et élevés. Chez les plus anciens et les plus simples des Protistes, la sensation et le mouvement sont répartis également sur le plasma tout entier du corpuscule homogène; dans les formes supérieures, par contre, des «instruments sensoriels spéciaux» se différencient en organes physiologiques: ce sont des Organelles. Comme parties cellulaires motrices analogues, nous citerons les pseudopodes des Rhizopodes, les cils vibratiles, les flagellums et les cils des Infusoires. On considère, dans la vie cellulaire, comme un organe central interne le noyau, qui fait encore défaut chez les plus anciens et les plus inférieurs des Protistes. Au point de vue physiologico-chimique, ce qu'il faut surtout signaler, c'est que les Protistes originels les plus anciens étaient des Plasmodomes qui échangeaient des matériaux nutritifs avec les plantes, par suite que c'était des Protophytes ou «plantes originelles»; c'est d'elles que proviennent, secondairement, par métasitisme, les premiers plasmophages, qui échangeaient des matériaux nutritifs avec les animaux, par suite étaient des Protozoaires ou «animaux originels»[32]. Ce métasitisme, l'«inversion des matériaux nutritifs» marque un important progrès psychologique, car c'est le point de départ de l'évolution des traits caractéristiques de «l'âme animale» qui font encore défaut à «l'âme végétale».
Le plus haut degré de développement de l'âme cellulaire animale est réalisé dans la classe des Ciliés ou Infusoires ciliés. Lorsque nous comparons ce que nous observons chez eux avec les fonctions psychiques correspondantes d'animaux pluricellulaires, plus élevés, il ne semble presque pas y avoir de différence psychologique; les organelles sensibles et moteurs de ces Protozoaires paraissent accomplir les mêmes fonctions que les organes sensoriels, les nerfs et les muscles des Métazoaires. On a même regardé le gros noyau cellulaire (meganucleus) des Infusoires comme un organe central d'activité psychique, qui jouerait, dans leur organisme monocellulaire, un rôle analogue à celui du cerveau dans la vie psychique des animaux supérieurs. Au reste, il est très difficile de décider dans quelle mesure ces comparaisons sont légitimes; les opinions des savants qui ont étudié d'une manière spéciale les infusoires diffèrent beaucoup sur ce point. Les uns considèrent, chez ces animaux, tous les mouvements spontanés du corps comme automatiques ou impulsifs, tous les mouvements d'excitation comme des réflexes; les autres voient là en partie des mouvements volontaires et intentionnels. Tandis que ces derniers auteurs attribuent déjà aux Infusoires une certaine conscience, une représentation d'un moi synthétique—les premiers se refusent à les leur reconnaître. De quelque façon qu'on résolve cette difficile question, ce qui est en tous cas certain, c'est que ces Protozoaires monocellulaires nous présentent une âme cellulaire des plus développées qui est du plus haut intérêt pour l'appréciation exacte de ce qu'était l'âme chez nos premiers ancêtres monocellulaires.
II. Ame d'une colonie cellulaire ou âme cénobiale (Cenopsyche); deuxième des stades principaux de la psychogénèse phylétique.—L'évolution individuelle commence chez l'homme, comme chez tous les autres animaux pluricellulaires, par des divisions répétées chez une simple cellule. La cellule souche (Cytula) ou «ovule fécondé» se divise, d'après le processus de la division indirecte ordinaire, tout d'abord en deux cellules filles; ce processus venant à se répéter, il se produit (par des «sillons équatoriaux»), successivement 4, 8, 16, 32, 64 «cellules par sillonnement, ou blastomères» identiques. D'ordinaire, chez la plupart des animaux, survient, plus ou moins tard, à la place de cette division primitive régulière, un accroissement irrégulier. Mais dans tous les cas le résultat est le même: formation d'une masse (le plus souvent sphérique), d'un ballot de cellules non différenciées, toutes identiques au début. Nous appelons ce stade Morula (cf. Anthropogénie, p. 159).
D'ordinaire s'amasse alors à l'intérieur de cet agrégat cellulaire, en forme de petite mûre, un liquide, par suite de quoi la morula se transforme en une petite vésicule sphérique; toutes les cellules se portent à la surface et s'ordonnent en une simple couche cellulaire, le blastoderme. La sphère creuse ainsi constituée est le stade le plus important de la blastula ou blastosphère (Anthropogénie, p. 150).
Les phénomènes psychologiques que nous pouvons constater immédiatement, dans la formation de la blastula, sont en partie des mouvements, en partie des sensations de cette colonie cellulaire. Les mouvements se répartissent en deux groupes: I. Mouvements internes, qui se répètent partout suivant un mode essentiellement analogue, dans le phénomène de la division cellulaire ordinaire (indirecte): formation du fuseau nucléaire, mytose, caryokinèse, etc.; II. mouvements externes, qui apparaissent dans le changement normal de position des cellules assemblées et dans leur groupement pour former le blastoderme. Nous tenons ces mouvements pour héréditaires et inconscients, parce qu'ils sont partout conditionnés de la même manière, grâce à l'hérédité transmise à eux par les premières séries ancestrales de Protistes. Quant aux sensations, on en peut distinguer également deux groupes: I. Sensations des cellules isolées, qu'elles expriment par l'affirmation de leur indépendance individuelle et par leur attitude à l'égard des cellules voisines (avec lesquelles elles sont en contact, reliées même en partie directement par des ponts de plasma). II. La sensation synthétique de la colonie cellulaire ou cénobium tout entier, qui se manifeste par la formation individuelle de la blastula en sphère creuse (Anthropogénie, p. 491).
La compréhension de la cause de la formation de la blastula nous est facilitée par la loi fondamentale biogénétique, qui en explique les phénomènes immédiatement observables par l'hérédité, et les ramène à des processus historiques analogues qui se seraient accomplis à l'origine, lors de l'apparition des premières cénobies de Protistes, des Blastéadés (Pylog. Syst., III, 22-26). Mais ces processus physiologiques et psychologiques importants ayant eu leur siège dans les premières associations cellulaires, nous deviennent clairs par l'observation et l'expérimentation faites sur les cénobies encore aujourd'hui vivantes. Ces colonies cellulaires stables ou hordes cellulaires (désignées encore des noms de «communautés cellulaires», «pied de cellules»,) sont aujourd'hui encore très répandues, tant parmi les plantes originelles plasmodomes (paulotomées, diatomées, volvocinées) que parmi les animaux originels plasmophages (Infusoires et Rhizopodes). Dans toutes ces cénobies nous pouvons déjà distinguer, à côté l'un de l'autre, deux stades divers d'activité psychique: I. L'âme cellulaire des individus cellulaires isolés (en tant qu'«organismes élémentaires») et II. l'âme cénobiale de la colonie cellulaire tout entière.
III. Ame des tissus (Histopsyche); troisième des stades principaux de la psychogénèse phylétique.—Chez toutes les plantes pluricellulaires possédant des tissus (métaphytes ou plantes à tissus), de même que chez les animaux à tissus (Métazoaires) inférieurs, dépourvus de système nerveux, nous pouvons distinguer de suite deux formes différentes d'activité psychique, à savoir: A. l'âme des cellules isolées qui composent les tissus, et B. l'âme des tissus eux-mêmes ou de la «république cellulaire» constituée par les cellules. Cette âme des tissus est partout la fonction psychologique la plus élevée, celle qui nous révèle dans l'organisme pluricellulaire complexe, un bion synthétique, un individu physiologique, une véritable «république cellulaire». Elle gouverne toutes les «âmes cellulaires» isolées des cellules sociales qui, en tant que «citoyens» indépendants, constituent la république cellulaire unifiée. Cette duplicité fondamentale de la psyche chez les Métaphytes et chez les Métazoaires inférieurs, dépourvus de système nerveux, est chose très importante; on en démontre l'existence immédiatement par une observation impartiale et des expériences bien conduites: tout d'abord, chaque cellule isolée possède sa sensation et son mouvement et ensuite chaque tissu et chaque organe, composé d'un certain nombre de cellules identiques, témoigne d'une excitabilité spéciale et d'une unité psychique (par exemple, le pollen et les étamines).
III. A. L'âme des plantes (phytopsyche).—C'est pour nous le terme qui résume toute l'activité psychique des plantes pluricellulaires, possédant des tissus (Métaphytes, à l'exclusion des Protophytes monocellulaires); elle a été l'objet des opinions les plus diverses jusqu'à ce jour. On trouvait autrefois une différence fondamentale entre les plantes et les animaux en ce qu'on attribuait d'ordinaire à ceux-ci une «âme» qu'on refusait à celles-là. Cependant, une comparaison impartiale de l'excitabilité et des mouvements, chez diverses plantes supérieures et chez des animaux inférieurs, avait convaincu, dès le commencement du siècle, quelques chercheurs isolés, que les uns et les autres devaient être pareillement animés.
Plus tard, Fechner, Leitgeb entre autres, défendirent vivement l'hypothèse d'une Ame des plantes. On n'en comprit mieux la nature qu'après que la théorie cellulaire (1838) eût démontré, dans les plantes et les animaux, l'identité de structure élémentaire, et surtout depuis que la théorie du plasma de Max Schulze (1859) eût reconnu, chez les uns et les autres, la même attitude du plasma actif et vivant. La physiologie comparée récente (en ces 30 dernières années) a montré, en outre, que l'attitude physiologique, en réaction aux diverses excitations (lumière, électricité, chaleur, pesanteur, frottement, influences chimiques) était absolument la même dans les parties sensibles du corps de beaucoup de plantes et d'animaux,—que les mouvements réflexes, enfin, provoqués par les excitations, se produisaient absolument de la même manière. Si donc on attribue ces modes d'activité chez les Métazoaires inférieurs, dépourvus de système nerveux (éponges, polypes), à une «âme» particulière, on est autorisé à admettre la présence de cette même âme chez beaucoup de Métaphytes (même chez tous), au moins chez les très «sensibles» plantes impressionnables (mimosa), chez les attrape-mouches (dionaea, drosera) et chez les nombreuses plantes grimpantes.
Il est vrai, la physiologie végétale récente a donné de ces «mouvements d'excitation» ou tropismes une explication toute physique, les ramenant à des rapports particuliers de croissance, à des oscillations de tension, etc. Mais ces causes mécaniques ne sont ni plus ni moins psychophysiques que les «mouvements réflexes» analogues chez les éponges, les polypes et autres Métazoaires dépourvus de système nerveux, même si le mécanisme était ici tout différent. Le caractère de l'histopsyche ou âme cellulaire se manifeste également dans les deux cas par ce fait que les cellules du tissu (de l'association cellulaire régulièrement ordonnée) conduisent les excitations reçues en un point et provoquent ainsi des mouvements en d'autres points ou dans tout l'organe. Cette conduction de l'excitation peut aussi bien être regardée comme une «activité psychique», que la forme plus parfaite qu'elle présente chez les animaux pourvus de système nerveux; elle s'explique anatomiquement parce que les cellules sociales du tissu (ou association cellulaire), loin d'être, comme on le supposait autrefois, séparées les unes des autres, sont partout reliées entre elles par de fins filaments ou ponts de plasma. Lorsque les plantes impressionnables nuisibles (mimosa), qu'on vient à toucher ou ébranler, replient leurs feuilles étalées et laissent pencher leurs pétioles—lorsque les excitables attrape-mouches (dionaea) au contact imprimé à leurs feuilles, les referment vivement et attrapent la mouche,—la sensation semble, certes, plus vive, la conduction de l'excitation plus rapide et le mouvement plus énergique que la réaction réflexe d'une éponge officinale (ou d'autres éponges) excitée.
III. B. Ame des Métazoaires dépourvus de système nerveux.—L'activité psychique de ces Métazoaires inférieurs qui possèdent, il est vrai, des tissus et souvent même des organes différenciés, mais ni nerfs ni organes des sens spéciaux, est d'un intérêt tout particulier pour la psychologie comparée en général, et pour la phylogénie de l'âme animale en particulier. On distingue, parmi eux, quatre groupes différents de Cœlentérés primitifs, à savoir: 1. Les Gastréadés; 2. les Platodariés; 3. les Eponges; 4. les Hydropolypes, formes inférieures des Cnidiés.
Les Gastréadés ou animaux à intestin primitif forment ce petit groupe des Cœlentérés les plus inférieurs qui présente une haute importance, comme étant le groupe originel commun de tous les Métazoaires. Le corps de ces petits animaux nageurs a la forme d'une vésicule (le plus souvent ovoïde) contenant une simple cavité avec une ouverture (intestin primitif et bouche primitive). La paroi de la cavité digestive est constituée par deux assises cellulaires simples, dont l'interne (feuillet intestinal) remplit les fonctions végétatives de nutrition et l'externe (feuillet épidermique), les fonctions animales de sensation et de mouvement. Les cellules sensibles, toutes pareilles, de ce feuillet épidermique, portent de fins flagellums, de longs cils dont les vibrations effectuent le mouvement volontaire de natation. Les quelques seules formes encore vivantes de Gastréadés, les Gastrémariés (trichoplacides) et les Cyémariés (orthonectides) sont très intéressantes par ce fait qu'elles restent, leur vie durant, à ce stade de développement que traversent, au début de leur évolution embryonnaire, les germes de tous les autres Métazoaires, depuis les éponges jusqu'à l'homme.
Ainsi que je l'ai montré dans ma Théorie gastréenne (1872), chez tous les animaux à tissus, la blastula, dont nous avons déjà parlé, donne naissance tout d'abord à une forme embryonnaire des plus caractéristiques, la gastrula. Le blastoderme, représenté par la paroi de la sphère creuse, forme d'un côté une excavation en forme de fosse qui devient bientôt une invagination si profonde que la cavité interne de la vésicule disparaît. La moitié invaginée (interne) du blastoderme s'accole étroitement à la moitié non invaginée (externe); celle-ci forme le feuillet épidermique ou feuillet germinatif externe (ectoderme, épiblaste), la première, par contre, forme le feuillet intestinal ou feuillet germinatif interne (entoderme, hypoblaste). L'espace vide ainsi constitué dans le corps en forme de gobelet est la cavité digestive, l'intestin primitif (progaster), son ouverture, la bouche primitive (prostoma)[33]. Le feuillet épidermique ou ectoderme est, chez tous les Métazoaires, le premier organe de l'âme; car il donne naissance, chez tous les animaux pourvus de système nerveux, non seulement au revêtement cutané externe et aux organes des sens, mais aussi au système nerveux. Chez les Gastréadés, où ce dernier n'existe pas encore, toutes les cellules qui composent l'assise épithéliale simple de l'ectoderme sont à la fois des organes de sensation et de mouvement: l'âme des tissus se manifeste ici sous sa forme la plus simple.
La même formation primitive semble aussi exister chez les Platodariés, formes les plus anciennes et les plus simples des Platodes. Quelques-uns de ces Cryptocèles (convoluta, etc.), n'ont pas encore de système nerveux distinct, tandis que chez leurs proches épigones, les Turbellariés, le système nerveux se distingue déjà de l'épiderme et un ganglion cérébroïde apparaît.
Les Spongiaires représentent un groupe indépendant du règne animal qui diffère de tous les autres Métazoaires par son organisation caractéristique; les très nombreuses espèces de cette classe vivent presque toutes fixées au fond de la mer. La forme la plus simple, l'olynthus, n'est en somme qu'une Gastrea dont la paroi du corps est percée, à la façon d'une passoire, de petits pores qui laissent entrer le courant d'eau, porteur des matériaux nutritifs. Chez la plupart des éponges (entre autres chez la plus connue, l'éponge officinale), le corps, en forme de bosse, forme un pied composé de milliers de ces Gastréadés (corbeilles vibratiles) et traversé par un système de canaux nutritifs. La sensation et le mouvement n'existent qu'à un très faible degré chez les Spongiaires; les nerfs, les organes sensoriels et les muscles n'y existent pas. Il est donc très naturel que l'on ait autrefois considéré ces animaux fixés, informes et insensibles, comme des «plantes». Leur vie psychique (pour laquelle il n'y a pas d'organe spécial différencié), est bien inférieure à celle des mimosas et des autres plantes sensibles.
L'âme des Cnidiés présente une importance tout à fait capitale pour la psychologie comparée et phylogénétique. Car c'est au sein de ce groupe, aux formes si riches, que s'accomplit, sous nos yeux, le passage de l'âme des tissus à l'âme du système nerveux. A ce groupe appartiennent les classes si variées des Polypes et des Coraux fixés, des Méduses et des Siphonophores libres. On peut regarder en toute certitude comme la forme originelle commune à tous les Cnidiés, un hypothétique Polype des plus simples, rappelant, dans ses traits essentiels, le Polype vulgaire d'eau douce actuelle, l'hydre. Mais ces hydres, de même que les Hydropolypes fixés qui s'en rapprochent beaucoup, ne possèdent ni nerfs ni organes des sens supérieurs, bien qu'elles soient très sensibles. Au contraire, les Méduses qui nagent librement et qui dérivent des animaux précédents (auxquels elles restent liées aujourd'hui encore par le fait des générations alternantes), ces Méduses possèdent déjà un système nerveux indépendant et des organes des sens distincts.
Nous pouvons donc constater ici l'origine historique de l'âme du système nerveux (neuropsyche), provenant immédiatement par ontogénèse de l'âme des tissus (histopsyche), en même temps que nous apprenons à en comprendre la phylogénèse. Ces connaissances sont d'autant plus intéressantes que ces processus fort importants sont polyphylétiques, c'est-à-dire qu'ils se sont accomplis plusieurs fois (au moins deux) indépendamment l'un de l'autre.
Ainsi que je l'ai démontré, les Hydroméduses (craspédotes) dérivent des Hydropolypes selon un autre mode que les Skyphoméduses (ou acraspédotes) des Skyphopolypes; le mode de bourgeonnement est terminal chez ceux-ci, latéral chez les autres. Les deux groupes présentent, en outre, des différences héréditaires caractéristiques dans la structure microscopique de leurs organes psychiques. Une classe très intéressante aussi pour la psychologie est celle des Siphonophores. Dans ces magnifiques colonies animales, nageant librement, dérivées des Hydroméduses, nous pouvons observer une double âme: l'âme individuelle (âme personnelle) des nombreuses personnes qui la constituent et l'âme commune synthétique et active de la colonie tout entière (âme cormale).
IV. Ame du système nerveux (neuropsyche); quatrième des stades principaux de la psychogénèse phylétique.—La vie psychique de tous les animaux supérieurs, comme celle de l'homme, s'effectue au moyen d'un appareil psychique plus ou moins compliqué et celui-ci comprend toujours trois parties principales: les organes des sens qui rendent possibles les diverses sensations; les muscles qui permettent les mouvements; les nerfs qui établissent une communication entre les premiers et les seconds à l'aide d'un organe central spécial, cerveau ou ganglion (nœud de nerfs).
On compare d'ordinaire la disposition et le fonctionnement de cet appareil psychique à un télégraphe électrique; les nerfs sont les fils de fer conducteurs, le cerveau la station centrale, les muscles et les organes des sens les stations locales secondaires. Les fibres nerveuses motrices conduisent les ordres de la volonté ou impulsions, suivant une direction centrifuge, de ce centre nerveux aux muscles et, par la contraction de ceux-ci, produisent des mouvements; les fibres nerveuses sensibles, au contraire, conduisent les diverses impressions, suivant une direction centripète, des organes sensoriels périphériques au cerveau et y rendent compte des impressions reçues du monde extérieur. Les cellules ganglionnaires ou «cellules psychiques», qui constituent l'organe nerveux central, sont les plus parfaites de toutes les parties élémentaires organiques, car elles rendent possibles, non seulement les rapports entre les muscles et les organes des sens, mais aussi les plus hautes fonctions de l'âme animale, la formation de représentations et de pensées et, au-dessus de tout, la conscience.
Les grands progrès de l'anatomie et de la physiologie, de l'histologie et de l'ontogénie en ces derniers temps, ont enrichi nos connaissances relatives à l'appareil psychique d'une foule de découvertes intéressantes. Si la philosophie spéculative s'était emparée, ne fût-ce que des principales de ces importantes conquêtes de la biologie empirique, elle présenterait dès aujourd'hui une tout autre physionomie qu'elle ne le fait malheureusement. Aborder ce sujet d'une manière approfondie nous entraînerait trop loin, aussi me contenterai-je de souligner seulement les faits essentiels.
Chacun des groupes animaux supérieurs possède son organe psychique propre; chez chacun, le système nerveux central est caractérisé par une forme, une situation et une constitution spéciales. Parmi les Cnidiés rayonnés, les Méduses présentent un anneau nerveux, au bord de l'ombrelle, pourvu le plus souvent de quatre ou huit ganglions. Chez les Echinodermes à cinq rayons, la bouche est entourée d'un anneau nerveux duquel partent cinq troncs nerveux. Les Platodes à symétrie bilatérale et les Vers possèdent un ganglion cérébroïde ou acroganglion, composé d'une paire de ganglions situés dorsalement, au-dessus de la bouche; de ces «ganglions sus-œsophagiens» partent latéralement deux troncs nerveux qui se rendent à la peau et aux muscles. Chez une partie des Vers et chez les Mollusques s'ajoutent à cela une paire de «ganglions sous-œsophagiens» ventraux reliés aux autres par un anneau qui entoure l'œsophage. Cet «anneau œsophagien» reparaît chez les Arthropodes (Articulata), mais se continue ici du côté ventral du corps allongé par une «moelle ventrale», un double cordon en forme d'échelle, qui se renfle à chaque segment en un double ganglion. Les Vertébrés nous présentent une disposition toute contraire de l'organe psychique; chez eux, on trouve toujours, du côté dorsal du corps, dont la segmentation n'est plus qu'interne, une moelle dorsale; c'est un renflement de sa partie antérieure qui formera plus tard le cerveau caractéristique, en forme de vésicule[34].
Bien que les organes psychiques, ainsi qu'on le voit, présentent, dans les groupes animaux supérieurs, des différences très caractéristiques de situation, de forme et de constitution—cependant l'anatomie comparée est à même de démontrer, dans la plupart des cas, une origine commune qu'il faut chercher dans le ganglion cérébroïde des Platodes et des Vers; et tous ces organes divers ont cela de commun qu'ils dérivent de la couche cellulaire la plus externe de l'embryon, du feuillet épidermo-sensoriel (ectoderme). De même nous retrouvons, dans toutes les formes d'organes nerveux centraux, la même structure essentielle: un mélange de cellules ganglionnaires ou cellules psychiques (organes élémentaires proprement actifs), de la psyche et de fibres nerveuses, qui établissent des connexions et sont les instruments de l'action.
Organe de l'âme chez les Vertébrés.—La première chose qui nous frappe, dans la psychologie comparée des Vertébrés et qui devrait être le point de départ empirique de toute étude scientifique de l'âme humaine, c'est la structure caractéristique de leur système nerveux central. De même que cet organe psychique central présente, dans chacun des groupes animaux supérieurs, une position, une forme et une constitution spéciales, propres à ce groupe, de même il en va chez les Vertébrés. Partout, ici, nous trouvons une moelle dorsale, un gros cordon nerveux cylindrique, situé sur la ligne médiane du dos, au-dessus de la colonne vertébrale (ou de la corde dorsale qui y supplée). Partout nous voyons partir, de cette moelle dorsale, de nombreux troncs nerveux qui se distribuent d'une façon régulière et segmentaire, toujours une paire par segment. Partout nous voyons ce «canal médullaire» se produire chez l'embryon suivant le même mode: sur la ligne médiane de l'épiderme dorsal se forme un fin sillon, une gouttière; les deux bords parallèles de cette gouttière médullaire se soulèvent, se courbent l'un vers l'autre et s'accolent sur la ligne médiane pour former un canal.
Le long canal médullaire dorsal et cylindrique, ainsi formé, est tout à fait caractéristique des Vertébrés; il est partout le même au début, chez l'embryon, et il est le point de départ commun de toutes les différentes formes d'organes psychiques auxquels il donnera naissance par la suite. Un petit groupe d'Invertébrés présente seul une disposition analogue; ce sont les étranges Tuniciers marins, les Copélates, les Ascidies et les Thalidies. Ils présentent, en outre, par d'autres particularités importantes de leurs corps (en particulier par la présence de la chorda et de l'intestin branchial), des différences frappantes avec les autres Invertébrés et des analogies avec les Vertébrés. Nous admettons donc que ces deux groupes animaux, les Vertébrés et les Tuniciers, proviennent d'un groupe ancestral commun et plus ancien qu'il faut chercher parmi les Vers: les Prochordoniens[35]. Une différence importante entre les deux groupes, c'est que le corps des Tuniciers ne se segmente pas et conserve une organisation très simple (la plupart se fixent plus tard au fond de la mer et entrent en régression). Chez les Vertébrés, au contraire, survient de bonne heure une segmentation interne du corps, très caractéristique, la première formation des Vertébrés (Vertebratio). Celle-ci permet le développement morphologique et physiologique beaucoup plus élevé de l'organisme, qui finit par atteindre chez l'homme le degré suprême de perfection. Elle se révèle, de très bonne heure déjà, dans la structure plus fine du canal médullaire, dans le développement d'un plus grand nombre de paires segmentaires de nerfs qui, sous le nom de nerfs de la moelle dorsale ou de «nerfs spinaux», se rendent à chacun des segments du corps.
Stades de développement phylétique du canal médullaire.—La longue histoire phylogénétique de notre «âme des Vertébrés» commence avec le développement du simple canal médullaire chez les premiers Acraniotes; elle nous conduit, lentement et graduellement, à travers un espace de temps de plusieurs millions d'années jusqu'à cette merveille compliquée qu'est le cerveau humain, merveille qui semble autoriser la forme la plus perfectionnée des Primates à revendiquer dans la Nature une place tout à fait exceptionnelle. Une idée claire de cette marche lente et continue de notre psychogénie phylétique étant la première condition d'une psychologie conforme à la nature, il nous a paru utile de subdiviser ce vaste espace de temps en un certain nombre de grandes phases; dans chacune de celles-ci, en même temps que la structure du système nerveux central, sa fonction, la «psyche» est allée se perfectionnant. Je distingue donc huit périodes dans la phylogénie du canal médullaire, caractérisées par huit groupes principaux de Vertébrés; ce sont: I. les Acraniotes; II. les Cyclostomes; III. les Poissons; IV. les Amphibies; V. les Mammifères implacentaliens (Monotrêmes et Marsupiaux); VI. les premiers Mammifères placentaliens, en particulier les Prosimiens; VII. les Primates plus récents, les vrais Singes ou Simiens; VIII. les Singes anthropoïdes et l'homme (Anthropomorphes).
I. Premier stade: les Acrâniens, représentés aujourd'hui encore par l'amphioxus; l'organe psychique reste au stade de simple canal médullaire, nous trouvons une moelle épinière régulièrement segmentée, sans cerveau.—II. Deuxième stade: les Cyclostomes, le groupe le plus ancien des Crâniotes, représenté aujourd'hui encore par les petromyzontes et les myxinoïdes; l'extrémité antérieure de la moelle épinière se renfle en une vésicule qui se différencie en cinq vésicules cérébrales situées l'une derrière l'autre (cerveau antérieur, cerveau intermédiaire, cerveau moyen, cervelet et arrière-cerveau); ces cinq vésicules sont le point de départ commun d'où sortira le cerveau de tous les Crâniotes, depuis le pétromyzonte jusqu'à l'homme.—III. Troisième stade: Poissons primitifs (Sélaciens) analogues aux requins actuels; chez ces poissons primitifs, desquels dérivent tous les Gnathostoma, commence à s'accentuer la différenciation des cinq vésicules cérébrales d'abord pareilles.—IV. Quatrième stade: Amphibies. Dans cette classe des plus anciens Vertébrés terrestres, apparus pour la première fois pendant la période houillère, commence à apparaître la forme du corps caractéristique des Tétrapodes, en même temps que se transforme le cerveau hérité des Poissons; les modifications se poursuivent chez les Epigones de la période permique, les Reptiles dont les plus anciens représentants, les Tocosauriens, sont les formes ancestrales communes à tous les Amniotes (les Reptiles et les Oiseaux, d'une part; les Mammifères de l'autre).—V à VIII. du cinquième au huitième stade; les Mammifères.