Les énigmes de l'Univers
CHAPITRE XIV
Unité de la nature.
Études monistes sur l'unité matérielle et énergétique du Cosmos.—Mécanisme et vitalisme.—But, Fin et Hasard.
Tous les corps naturels connus, animés ou inanimés,
concordent dans toutes leurs propriétés essentielles.
Les différences qui existent entre ces
deux grands groupes de corps (les organiques et
les inorganiques), quant à la forme et aux
fonctions, sont simplement la suite nécessaire
de leur différente composition chimique. Les
phénomènes caractéristiques de mouvement et
de forme de la vie organique ne sont pas la
manifestation d'une force vitale spéciale, mais
simplement les modes d'activité (immédiate ou
médiate) des corps albuminoïdes (combinaisons
du plasma) et autres combinaisons plus compliquées
du carbone.
Morphologie générale (1866).
SOMMAIRE DU CHAPITRE XIV
Monisme du Cosmos.—Unité foncière de la nature organique et de l'inorganique.—Théorie carbogène.—Hypothèse de la procréation primitive (archigonie).—Causes mécaniques et causes finales.—Mécanique et téléologie chez Kant.—La fin dans la nature organique et dans l'inorganique.—Vitalisme, force vitale, néovitalisme, dominantes.—Dystéléologie.—Théorie des organes rudimentaires.—Absence de finalité et imperfection de la nature.—Tendance vers un but, chez les corps organiques.—Son absence dans l'ontogénèse et dans la psychogénèse.—Idées platoniciennes.—Ordre moral du monde: on n'en peut démontrer l'existence ni dans l'histoire organique de la terre, ni dans celle des Vertébrés, ni dans celle des peuples.—Providence.—But, fin et hasard.
LITTÉRATURE
P. Holbach.—Système de la nature. Paris, 1770.
H. Helmholz.—Populaere wissensch. Vortraege. I-III, Heft.
W. R. Grove.—Die Verwandschaft der Naturkraefte. 1871.
Ph. Spiller.—Die Entstehung der Welt und die Einheit der Naturkraefte. Populaere Kosmogenie. Berlin, 1870.
Ph. Spiller.—Die Urkraft des Weltalls nach ihrem Wesen und Wirken auf allen Naturgebieten. 1876.
C. Naegeli.—Mechanisch-physiologische Theorie der Abstammungslehre. München, 1884.
L. Zehnder.—Die Entstehung des Lebens, aus mechanischen Grundlagen entwickelt. 1899.
E. Haeckel.—Allgem. Untersuchungen über die Natur und erste Entstehung der Organismen, ihr Verhaeltniss zu den Anorganen und ihre Eintheilung in Thiere und Pflanzen. 2tes Buch der Generellen Morphologie, Bd. I. S. 109-238, 1866.
Kosmos.—Zeitschrift für einheitliche Weltanschauung auf Grund der Entwicklungslehre. Unter Mitwirkung von Ch. Darwin und E. Haeckel, herausgegeben von E. Krause. Bd. I-XIX, 1877-1886.
La loi de substance nous fournit avant tout la preuve de ce fait fondamental que toute la force de la nature peut être, médiatement ou immédiatement transformée en une autre. L'énergie mécanique et la chimique, le son et la chaleur, la lumière et l'électricité, sont convertibles l'un en l'autre et ne nous apparaissent que comme des aspects phénoménaux différents d'une seule et même force originelle, l'énergie. Il s'en déduit le principe important de l'Unité de toutes les forces de la Nature ou du Monisme de l'énergie. Dans tout le domaine des sciences physico-chimiques, ce principe fondamental est universellement adopté, en tant qu'il s'applique aux corps naturels inorganiques.
Il semble en aller autrement dans le monde organique, dans le domaine riche et varié de la vie. Sans doute, il est visible ici aussi qu'une grande partie des phénomènes vitaux sont ramenables immédiatement à l'énergie mécanique ou chimique, à des effets d'électricité ou d'optique. Mais pour une autre partie de ces phénomènes, la chose est contestée aujourd'hui encore, surtout en ce qui concerne l'énigme de la vie psychique, en particulier de la conscience. Le grand mérite de la théorie moderne de l'évolution, c'est précisément d'avoir jeté un pont entre ces deux domaines, en apparence distincts. Nous en sommes venus, maintenant, à la conviction nette que tous les phénomènes de la vie organique, eux aussi, sont soumis à la loi universelle de substance, tout comme les phénomènes anorganiques qui se passent dans l'infini Cosmos.
L'Unité de la Nature qui s'en déduit, la défaite du dualisme d'autrefois, est certainement une des plus belles conquêtes de notre moderne génétique. J'ai déjà cherché, il y a trente-trois ans, à démontrer très explicitement ce Monisme du Cosmos, cette foncière «unité de la Nature organique et de l'inorganique», en soumettant à un examen critique et à une comparaison minutieuse, la concordance que présentent les deux grands règnes quant aux matériaux premiers, aux formes et aux forces[52]. J'ai donné un court extrait des résultats obtenus dans la quinzième leçon de mon Histoire de la Création naturelle. Tandis que les idées exposées là sont admises aujourd'hui par la plus grande majorité des philosophes, de plusieurs côtés on a voulu essayer, en ces derniers temps, de les combattre et de rétablir l'ancienne opposition entre deux domaines distincts de la Nature. Le plus rigoureux de ces essais est l'ouvrage récemment paru du botaniste Reinke: Le monde comme action[53]. L'auteur y défend, avec une clarté et une rigueur logique dignes d'éloges, le pur dualisme cosmologique et démontre en même temps lui-même combien la conception téléologique qu'on y veut rattacher, est insoutenable. Dans le domaine tout entier de la Nature inorganique n'agiraient que des forces physiques et chimiques, tandis que dans celui de la Nature organique se joindraient aux précédentes des «forces intelligentes», les forces directrices ou dominantes. La loi de substance n'aurait de valeur que dans le premier groupe, non dans le second. Au fond, il s'agit encore ici de la vieille opposition entre la conception mécanique et la téléologique. Avant d'aborder celle-ci, indiquons brièvement deux autres théories qui sont, à mon avis, très précieuses pour résoudre ces importants problèmes: la théorie carbogène et la théorie de la procréation primitive.
Théorie carbogène.—La chimie physiologique, par d'innombrables analyses, a établi au cours de ces quarante dernières années, les cinq faits suivants: I. Dans les corps naturels organiques il n'entre pas d'éléments qui ne soient pas inorganiques; II. Les combinaisons d'éléments, particulières aux organismes et qui déterminent leurs «phénomènes vitaux», consistent toutes en composés de plasma, du groupe des albuminoïdes; III. La vie organique elle-même est un processus physico-chimique, fondé sur des échanges nutritifs entre ces plasmas albuminoïdes; IV. L'élément qui seul est capable de construire ces albuminoïdes complexes en se combinant à d'autres éléments (oxygène, hydrogène, azote, soufre), c'est le carbone; V. Ces combinaisons de plasma à base de carbone se distinguent de la plupart des autres combinaisons chimiques par leur structure moléculaire très complexe, par leur instabilité et par l'état gonflé de leurs agrégats. M'appuyant sur ces cinq faits fondamentaux, j'avais posé, il y a trente-trois ans, la Théorie carbogène suivante: «Seules, les propriétés caractéristiques, physico-chimiques du carbone—et principalement son état d'agrégat semi-liquide, ainsi que la facilité avec laquelle se détruisent ses combinaisons, ses très complexes albuminoïdes,—sont les causes mécaniques de ces phénomènes moteurs particuliers qui distinguent les organismes des corps inorganisés, ensemble de phénomènes qu'on désigne du nom de «vie» (Hist. de la Créat. Nat., p. 357). Bien que cette «théorie carbogène» ait été violemment attaquée par divers biologistes, aucun cependant n'a pu jusqu'ici proposer à sa place une meilleure théorie moniste. Aujourd'hui que nous connaissons bien mieux et plus à fond les conditions physiologiques de la vie cellulaire, la physique et la chimie du plasma vivant, nous pouvons poser la théorie carbogène plus explicitement et plus sûrement qu'il ne nous était possible de le faire il y a trente-trois ans.
Archigonie ou procréation primitive.—Le vieux concept de procréation (génération spontanée ou équivoque) est encore employé aujourd'hui dans des sens très différents; l'obscurité de ce terme et son application contradictoire à des hypothèses anciennes et modernes, toutes différentes, sont précisément causes que cet important problème compte parmi les questions les plus confuses et les plus débattues des sciences naturelles. Je limite le terme de procréation—archigonie ou abiogénèse—à la première apparition du plasma vivant succédant aux combinaisons anorganiques du carbone desquelles il est issu et je distingue deux périodes principales dans ce Commencement de biogénèse: «I. L'Autogonie, l'apparition de corps plasmiques des plus simples dans un liquide formateur inorganique, et II. la Plasmogonie, l'individualisation en organismes primitifs, de ces combinaisons de plasma, sous forme de monères. J'ai traité si à fond ces problèmes importants mais très difficiles, dans le chapitre XV de mon Histoire de la Création Naturelle,—que je peux me contenter d'y renvoyer. On en trouverait déjà une discussion très longue, rigoureusement scientifique, dans ma Morphologie générale (vol. I. p. 167-190); plus tard, dans sa théorie mécanico-physiologique de la descendance, (1884) Naegeli a repris tout à fait dans le même sens l'hypothèse de la procréation qu'il considère comme indispensable à la théorie naturelle de l'évolution. J'approuve complètement son affirmation: «Nier la procréation c'est proclamer le miracle».
Téléologie et mécanisme.—L'hypothèse de la procréation, ainsi que la théorie carbogène qui s'y relie étroitement, sont de la plus grande importance lorsqu'il s'agit de se prononcer dans le vieux conflit entre la conception téléologique (dualiste) des phénomènes et la mécanique (moniste). Depuis que Darwin, il y a quarante ans de cela, nous a mis entre les mains la clef de l'explication moniste de l'organisation, par sa théorie de la sélection, nous sommes en état de ramener l'infinie diversité des dispositions conformes à une fin, que nous observons dans le monde des corps vivants, à des causes mécaniques, naturelles, absolument comme nous le faisons quand il s'agit de la nature inorganique, pour laquelle seule la chose était possible auparavant. Les causes finales surnaturelles, auxquelles on était obligé de recourir autrefois, sont ainsi devenues superflues. Cependant la métaphysique moderne continue à les déclarer indispensables et les causes mécaniques insuffisantes.
Causes efficientes et causes finales.—Nul n'a mieux fait ressortir que Kant le profond contraste entre les causes efficientes et les causes finales quand il s'agit d'expliquer la nature dans sa totalité. Dans son œuvre de jeunesse, si célèbre, l'Histoire naturelle générale et théorie du ciel (1755), il avait tenté l'entreprise hardie «de traiter de la composition et de l'origine mécanique de tout l'édifice cosmique, d'après les principes de Newton.» Cette «théorie cosmologique des gaz» s'appuyait tout entière sur les phénomènes du mouvement mécanique de la gravitation; elle fut reprise plus tard par le grand astronome et mathématicien Laplace, qui la fonda sur les mathématiques. Lorsque Napoléon Ier demanda à ce savant, quelle place Dieu, créateur et conservateur de l'Univers, occupait dans son système, Laplace répondit simplement et loyalement: «Sire, je n'ai pas besoin de cette hypothèse.» C'était reconnaître ouvertement le caractère athéistique que cette cosmogénie mécanique partage avec toutes les sciences inorganiques. Nous devons d'autant plus insister là-dessus que la théorie Kant-Laplace a conservé jusqu'à ce jour une valeur presque universelle; toutes les tentatives faites pour la remplacer par une meilleure ont échoué. Si l'accusation d'athéisme constitue encore aujourd'hui, dans beaucoup de milieux, un grave reproche, il s'applique à l'ensemble des sciences naturelles modernes en tant qu'elles donnent du monde inorganique une explication toute mécanique.
Le mécanisme à lui seul (au sens de Kant) nous fournit une réelle explication des phénomènes naturels en ce qu'il les ramène à des causes efficientes, à des mouvements aveugles et inconscients, provoqués par la constitution matérielle de ces corps naturels eux-mêmes. Kant fait remarquer que «sans ce mécanisme de la nature, il ne peut pas y avoir de science»—et que les droits qu'a la raison humaine de recourir à une explication mécanique de tous les phénomènes sont illimités. Mais lorsque, plus tard, dans sa critique du jugement téléologique, il aborda l'explication des phénomènes compliqués de la nature organique, Kant affirma que pour ceux-ci les causes mécaniques étaient insuffisantes; qu'il fallait recourir à des causes finales. Sans doute, ici encore, la raison est en droit de recourir à une explication mécanique, mais sa puissance est limitée. Kant, il est vrai, reconnaît en partie la puissance de la raison, mais pour la plus grande partie des phénomènes vitaux (et surtout pour l'activité psychique de l'homme) il tient pour indispensable d'admettre les causes finales. Le remarquable paragraphe 79 de la Critique du jugement porte cette épigraphe caractéristique: «De la subordination nécessaire du principe du mécanisme au principe téléologique pour expliquer qu'une chose soit une fin naturelle». Les dispositions conformes à une fin, réalisées dans le corps des êtres organiques, semblaient à Kant si inexplicables sans causes finales (c'est-à-dire une force créatrice se conformant à un plan), qu'il nous dit: «Il est bien certain, en ce qui concerne les êtres organisés et leurs facultés internes, qu'au moyen des seuls principes mécaniques de la nature, non seulement nous les connaissons insuffisamment, mais que nous pouvons encore bien moins nous les expliquer; cela est si certain que l'on peut affirmer hardiment ceci: il serait absurde, de la part de l'homme, de concevoir seulement un tel projet et d'espérer qu'un nouveau Newton pourrait peut-être surgir qui nous ferait comprendre, ne fût-ce que la production d'un brin d'herbe, d'après des lois naturelles qu'aucune pensée préalable n'aurait pas ordonnées: on doit détourner absolument l'homme de cette pensée.» Soixante-dix ans plus tard, cet impossible «Newton de la nature organique» est apparu en la personne de Darwin et a résolu le grand problème que Kant avait déclaré insoluble.
La fin dans la nature inorganique (Téléologie anorganique).—Depuis que Newton a posé la loi de la gravitation (1682), que Kant a établi «la composition et l'origine mécanique de tout l'édifice cosmique d'après les principes de Newton (1755)», depuis, enfin, que Laplace a fondé mathématiquement cette loi fondamentale du mécanisme cosmique, les sciences naturelles anorganiques, toutes ensemble, sont devenues purement mécaniques et en même temps purement athéistes. Dans l'astronomie et la cosmogénie, dans la géologie et la météorologie, dans la physique et la chimie inorganiques, depuis lors, les lois mécaniques, appuyées sur une base mathématique, sont considérées comme absolument établies et régnant sans réserve. Depuis lors aussi, la notion de fin a disparu de tout ce grand domaine. Actuellement, à la fin de notre XIXe siècle où cette conception moniste, après de durs combats, est arrivée à se faire accepter, aucun naturaliste, parlant sérieusement, ne s'inquiète du but d'un phénomène quelconque dans le domaine incommensurable qu'il explore. Pense-t-on qu'un astronome s'informerait sérieusement aujourd'hui du but des mouvements planétaires, ou un minéralogiste du but de telles formes de cristaux? Un physicien va-t-il se creuser la tête sur la fin des forces électriques ou un chimiste sur celle des poids atomiques? Nous pouvons avec confiance répondre: Non! A coup sûr pas en ce sens que le «bon Dieu» ou quelque force naturelle tendant vers un but, aurait un beau jour tiré subitement «du néant» ces lois fondamentales du mécanisme cosmique, en vue d'une fin déterminée—et qu'il les ferait agir journellement conformément à sa volonté raisonnable. Cette conception anthropomorphique d'un constructeur et régisseur de l'Univers, agissant en vue d'une fin, est complètement surannée; sa place a été prise par les «grandes, éternelles lois d'airain de la nature».
La fin dans la nature organique (Téléologie biologique).—Quand il s'agit de la nature organique, la notion de finalité possède, aujourd'hui encore, une tout autre signification et une tout autre valeur que lorsqu'il s'agissait du monde inorganique. Dans la structure du corps et dans les fonctions vitales de tout organisme, l'activité en vue d'une fin s'impose à nous, indéniable. Chaque plante et chaque animal, à la manière dont ils sont composés de parties distinctes, nous apparaissent organisés en vue d'une fin déterminée, absolument comme le sont les machines artificielles, inventées et construites par l'homme; et tant que dure leur vie, la fonction de leurs divers organes tend vers une fin précise, absolument comme le travail dans les diverses parties de la machine. Il était donc tout naturel que les conceptions primitives et naïves, pour expliquer l'apparition et l'activité vitale des êtres organiques, invoquassent un créateur qui aurait «ordonné toutes choses avec sagesse et lumières» et aurait organisé chaque plante et chaque animal, conformément à la fin spéciale de sa vie. On se représente d'ordinaire ce «tout-puissant Créateur du Ciel et de la Terre» d'une façon tout anthropomorphique; il créa «chaque être d'après son espèce». Cependant, tant que l'homme se figurait le créateur sous forme humaine, pensant avec son cerveau humain, voyant avec ses yeux, façonnant avec ses mains, on pouvait encore se faire une image sensible de ce divin constructeur de machines et de son œuvre artificielle dans le grand atelier de la création. La chose devint bien plus difficile lorsque l'idée de Dieu s'épura et que l'on envisagea dans le «dieu invisible» un créateur sans organes—(une créature gazeuse). Ces conceptions anthropistiques devinrent encore plus incompréhensibles lorsqu'à la place du Dieu construisant consciemment, la physiologie vint mettre la force vitale créant inconsciemment—force naturelle inconnue, agissant conformément à une fin et qui, différente des forces physiques et chimiques connues, ne les prenait que temporairement à son service—pendant sa vie. Ce vitalisme régna jusqu'au milieu de notre siècle; il ne fut réellement réfuté que par le grand physiologiste de Berlin, J. Müller. Celui-ci, sans doute (comme tous les autres biologistes de la première moitié du XIXe siècle) avait été élevé dans la croyance à la force vitale et la tenait pour indispensable à l'explication des «causes dernières de la vie», mais il donna d'autre part, dans son manuel classique de Physiologie (1833) qui, jusqu'à ce jour, n'a pas été dépassé, la preuve apagogique, qu'en somme on ne pouvait rien faire de cette force vitale. Müller montra, par une longue série d'observations remarquables et d'expériences ingénieuses, que la plupart des fonctions vitales de l'organisme humain, comme de l'organisme animal, s'exécutaient d'après des lois physiques et chimiques, que certaines d'entre elles pouvaient même être déterminées mathématiquement. Et cela s'applique aussi bien aux fonctions animales des muscles et des nerfs, des organes des sens supérieurs ou inférieurs, qu'aux processus de la vie végétative, de la nutrition et des échanges de matériaux, de la digestion et de la circulation. Seuls, deux domaines restaient énigmatiques et inexplicables si l'on n'admettait pas une force vitale: celui de l'activité psychique supérieure (la vie de l'esprit) et celui de la reproduction (génération). Mais dans ces domaines, à leur tour, on fit, sitôt après la mort de Müller, des découvertes et des progrès si importants, que l'inquiétant «spectre de la force vitale» disparut également de ces deux derniers recoins. C'est vraiment un curieux hasard chronologique que J. Müller soit mort en 1858, l'année même où Darwin publiait les premiers faits relatifs à sa théorie qui fit époque. La théorie de la sélection de ce dernier répondait à la grande énigme devant laquelle le premier s'était arrêté: la question de l'apparition de dispositions conformes à un but et produites par des causes toutes mécaniques.
La fin dans la théorie de la sélection (Darwin 1859).—L'immortel mérite philosophique de Darwin demeure, ainsi que je l'ai souvent répété, double: c'est d'abord d'avoir réformé l'ancienne théorie de la descendance, fondée en 1809 par Lamarck, définitivement établie par Darwin sur l'immense amas de faits amoncelés au cours de ce demi-siècle;—c'est ensuite d'avoir posé la théorie de la sélection qui, pour la première fois, nous découvre seulement les véritables causes efficientes de la graduelle transformation des espèces. Darwin montra d'abord comment l'âpre lutte pour la vie est le régulateur inconsciemment efficace qui gouverne l'action réciproque de l'hérédité et de l'adaptation, dans la graduelle transformation des espèces; c'est le grand Dieu éleveur qui, sans intention, produit de nouvelles formes par la «sélection naturelle», tout comme un éleveur humain, avec intention, réalise de nouvelles formes par la «sélection artificielle». Ainsi était résolue cette grande énigme philosophique: «Comment des dispositions conformes à une fin peuvent-elles être produites d'une manière toute mécanique, sans causes agissant en vue d'une fin»? Kant, lui encore, avait déclaré cette difficile énigme insoluble, bien que, plus de deux mille ans avant lui, le grand penseur Empédocle eût indiqué le chemin de la solution. Grâce à celle-ci, le principe de la mécanique téléologique a pris, en ces derniers temps, une valeur de plus en plus grande et nous a expliqué mécaniquement les dispositions les plus subtiles et les plus cachées des êtres organiques, par «l'autoformation fonctionnelle de la structure conforme à une fin». Par là, la notion transcendante de finalité propre à la philosophie téléologique de l'Ecole, se trouve écartée et avec elle l'obstacle le plus grand qui s'opposait à une conception rationnelle et moniste de la nature.
Néovitalisme.—En ces derniers temps, le vieux spectre de la mystique force vitale, qui semblait mort à jamais, s'est ranimé; divers biologistes distingués ont cherché à le faire revivre sous un nouveau nom. L'exposé le plus clair et le plus rigoureux en a été donné récemment, par le botaniste de Kiel, J. Reinke[54]. Il défend la croyance au miracle et le théisme, l'histoire mosaïque de la Création et la constance des espèces; il appelle les «forces vitales», par opposition aux forces physiques, des forces directrices, forces supérieures ou dominantes. D'autres, au lieu de cela, d'après une conception toute anthropistique, admettent un ingénieur-machiniste, qui aurait inculqué à la substance organique une organisation conforme à une fin et dirigée vers un but déterminé.
Ces étranges hypothèses téléologiques nécessitent aussi peu, aujourd'hui, une réfutation scientifique, que les naïves objections contre le Darwinisme, dont elles s'accompagnent d'ordinaire.
Théorie des organes non conformes à une fin (Dystéléogie).—Sous ce nom j'ai déjà constitué, il y a trente-trois ans, la science des faits biologiques intéressants et importants entre tous, qui contredisent directement, d'une manière qui saute aux yeux, la traditionnelle conception téléologique des «corps vivants organisés conformément à une fin»[55]. Cette «Science des individus rudimentaires, avortés, manqués, étiolés, atrophiés ou cataplastiques» s'appuie sur une quantité énorme de phénomènes des plus remarquables, connus, il est vrai, depuis longtemps des zoologistes et des botanistes mais dont Darwin, le premier, a expliqué la cause et évalué la haute portée philosophique.
Chez toutes les plantes et tous les animaux supérieurs, en particulier chez tous les organismes dont le corps n'est pas simple mais composé de plusieurs organes concourant à une même fin,—on constate, à un examen attentif, un certain nombre de dispositions inutiles ou inactives, et même en partie dangereuses ou nuisibles. Dans les fleurs de la plupart des plantes, on trouve à côté des feuilles sexuelles, actives, par lesquelles s'effectue la reproduction, quelques organes-feuilles, inutiles, sans importance (étamines, carpophylles, pétales, sépales, etc., étiolés ou «manqués»). Dans les deux grandes classes d'animaux volants, classes si riches en formes, les oiseaux et les insectes, on trouve à côté des animaux normaux qui se servent journellement de leurs ailes un certain nombre d'individus dont les ailes sont atrophiées et qui ne peuvent pas voler.
Presque dans toutes les classes d'animaux supérieurs dont les yeux servent à la vision, il existe des espèces isolées qui vivent dans l'obscurité et ne voient pas; cependant ils possèdent encore presque tous des yeux; mais ces yeux sont atrophiés, incapables de servir à la vision. Notre propre corps humain présente de pareils rudiments inutiles: les muscles de nos oreilles, la membrane clignotante de nos yeux, la glande mammaire de l'homme et autres parties du corps; bien plus, le redoutable appendice vermiforme du cœcum intestinal, n'est pas seulement inutile, mais dangereux car son inflammation amène chaque année la mort d'un certain nombre de personnes[56].
L'explication de ces dispositions et d'autres semblables qui ne répondent à aucun but dans la constitution du corps animal ou végétal, ne peut nous être fournie ni par le vieux vitalisme mystique, ni par le moderne néovitalisme, tout aussi irrationnel; au contraire, elle devient très simple par la théorie de la descendance. Celle-ci nous montre que les organes rudimentaires sont atrophiés et cela par suite du manque d'usage. De même que les muscles, les nerfs, les organes sensoriels se fortifient par l'exercice et une activité répétée, de même, inversement, ils entrent plus ou moins en régression s'ils ne fonctionnent pas et que l'usage en soit abandonné. Mais quoique l'exercice et l'adaptation stimulent ainsi le développement des organes, ces organes ne disparaissent cependant pas, par suite d'inaction, immédiatement et sans qu'on en puisse retrouver la trace; la force de l'hérédité les maintient encore pendant plusieurs générations, ils ne disparaissent qu'au bout de très longtemps et graduellement. L'aveugle «lutte pour l'existence entre organes» amène leur disparition hors de l'histoire, comme elle avait, à l'origine, amené leur apparition et leur développement. Aucun «but» immanent ne joue de rôle ici.
Imperfection de la Nature.—Ainsi que la vie de l'homme, celle de l'animai et celle de la plante restent partout et toujours imparfaites. Ceci est la conséquence très simple du fait que la Nature—l'organique comme l'inorganique—est conçue dans un flux constant d'évolution, de changement et de transformation. Cette évolution nous apparaît dans son ensemble—dans la mesure, du moins, où nous pouvons suivre l'histoire de la nature sur notre planète—comme une transformation progressive, comme un progrès historique du simple au complexe, de l'inférieur au supérieur, de l'imparfait au parfait. J'ai déjà démontré dans ma Morphologie générale (1866) que ce progrès historique (progressus)—ou perfectionnement graduel (teleosis),—était l'effet nécessaire de la sélection et non la suite d'un but conçu au préalable. C'est ce qui ressort aussi du fait qu'aucun organisme n'est absolument parfait; même s'il était à un moment donné, parfaitement adapté aux conditions extérieures, cet état ne durerait pas longtemps; car les conditions d'existence du monde extérieur sont elles-mêmes soumises à un continuel changement, lequel a pour suite une adaptation ininterrompue des organismes.
Tendance vers un but chez les corps organiques.—Sous ce titre, le célèbre embryologiste K. E. Baer publia, en 1876, un travail suivi d'un article sur Darwin, qui fut très bien accueilli des adversaires de celui-ci et qu'on invoque aujourd'hui encore, en des sens divers, contre la théorie de l'évolution. En même temps, il renouvela sous un nom nouveau l'ancienne conception téléologique de la Nature; ce dernier point demande une courte critique. Faisons d'abord remarquer que Baer, bien que philosophe naturaliste au meilleur sens du mot et moniste à l'origine, a montré, à mesure qu'il avançait en âge, des tendances mystiques et qu'il a abouti au pur dualisme. Dans son ouvrage principal «sur l'embryologie des animaux» (1828) qu'il intitule lui-même: Observations et réflexions,—il s'est servi, en effet, de deux modes de connaissance. Un examen minutieux de tous les faits isolés du développement de l'œuf animal a permis à Baer d'exposer, pour la première fois, l'ensemble des transformations merveilleuses que subit l'œuf, simple petite sphère, avant de devenir le corps d'un Vertébré. Par des comparaisons prudentes et des réflexions ingénieuses, Baer chercha en même temps à découvrir les causes de cette transformation et à les ramener à des lois générales de formation. Il a exprimé le résultat de celles-ci par la proposition suivante: «L'histoire du développement de l'individu est l'histoire de l'individualité croissante, à tous points de vue.» En même temps, il insistait sur ce fait que «la pensée fondamentale qui régit toutes les conditions du développement animal, est la même qui réunit en sphères les fragments de la masse et groupe ceux-ci en systèmes solaires. Cette pensée fondamentale n'est autre chose que la vie elle-même, tandis que les syllabes et les mots par lesquels elle s'exprime sont les diverses formes de la vie».
Baer ne pouvait pas alors parvenir à une connaissance plus approfondie de cette pensée fondamentale génétique, ni à la claire compréhension des véritables causes efficientes du développement organique, car ses études portaient exclusivement sur une moitié de l'histoire de ce développement, celle qui a rapport aux individus: l'embryologie ou ontogénie. L'autre moitié, l'histoire du développement des groupes et espèces, notre histoire généalogique ou phylogénie n'existait pas encore à cette époque, bien que, dès 1809, Lamarck avec son regard de voyant, eût montré la route qui y conduisait. Lorsque plus tard cette science fut fondée par Darwin (1859), Baer vieilli ne put pas la comprendre; la lutte vaine qu'il entreprit contre la théorie de la sélection montre clairement qu'il n'en reconnut ni le vrai sens ni la portée philosophique. Des spéculations téléologiques auxquelles, plus tard, s'en joignirent de théosophiques, avaient rendu le vieux Baer incapable d'apprécier équitablement cette grande réforme de la biologie; les considérations téléologiques qu'il lui opposa, dans ses Discours et Etudes (1876), alors qu'il était âgé de quatre-vingt-quatre ans ne sont que la répétition des erreurs analogues que la doctrine finaliste de la philosophie dualiste oppose depuis plus de deux mille ans à la philosophie mécaniste ou moniste. l'idée tendant vers un but qui, d'après Baer, régit le développement tout entier du corps animal à partir de l'ovule,—n'est qu'une autre expression de l'éternelle Idée de Platon et de l'«entéléchie» de son élève Aristote. Notre biogénie moderne, au contraire, explique les faits embryologiques d'une façon toute physiologique en ce qu'elle reconnaît pour leurs causes efficientes et mécaniques les fonctions d'hérédité et d'adaptation. La loi fondamentale biogénétique que Baer ne pouvait pas comprendre, nous livre le lien causal intime entre l'ontogénèse des individus et la phylogénèse de leurs ancêtres; la première nous apparaît maintenant comme la récapitulation héréditaire de la seconde. Or, nulle part dans la phylogénie des animaux et des plantes, nous ne constatons une tendance vers un but, mais uniquement le résultat nécessaire de la terrible lutte pour la vie, régulateur aveugle, non Dieu prévoyant, qui amène la transformation des formes organiques par l'action réciproque des lois de l'adaptation et de l'hérédité. Nous ne pouvons pas davantage admettre de «tendance vers un but» dans l'histoire du développement des individus, dans l'embryologie des plantes, des animaux et des hommes. Car cette ontogénie n'est qu'un court extrait de cette phylogénie, une répétition abrégée et accélérée de celle-ci, par les lois physiologiques de l'hérédité.
Baer terminait en 1828 la préface de sa classique Histoire du développement des animaux par ces mots: «Celui-là se sera acquis une couronne de lauriers, auquel il est réservé de ramener les forces qui façonnent le corps animal aux forces ou aux formes générales de la vie universelle. L'arbre qui doit fournir le berceau de cet homme n'a pas encore germé».—Sur ce point encore, le grand embryologiste se trompait. En la même année 1828 entrait à l'université de Cambridge pour y étudier la théologie (!), le jeune Ch. Darwin qui, trente ans plus tard s'acquit réellement une couronne de lauriers par sa théorie de la sélection.
Ordre moral du monde.—Dans la philosophie de l'histoire, dans les considérations générales que développent les historiens sur les destinées des peuples et sur la marche tortueuse de l'évolution des Etats, on admet encore aujourd'hui l'existence d'un «ordre moral du monde». Les historiens cherchent, dans les alternatives variées de l'histoire des peuples, un but conducteur, une intention idéale qui aurait élu telle ou telle race, tel ou tel Etat pour lui procurer une félicité spéciale et la suprématie sur les autres. Cette conception téléologique de l'histoire s'est trouvée en ces derniers temps en opposition d'autant plus radicale avec notre philosophie moniste, que celle-ci est apparue avec plus de certitude comme la seule légitime dans le domaine tout entier de la nature inorganique. Quand il s'agit de l'astronomie et de la géologie, de la physique et de la chimie, personne aujourd'hui ne parle plus d'un ordre moral du monde, pas plus que d'un Dieu personnel dont «la main a ordonné toutes choses avec sagesse et lumières». Mais il en va de même dans tout le domaine de la biologie, de la composition et de l'histoire de la nature organique, l'homme encore excepté. Darwin ne nous a pas seulement montré, dans sa théorie de la sélection, comment les dispositions conformes à un but, dans la vie et la structure du corps des animaux et des plantes, ont été produites mécaniquement, sans but préconçu, mais en outre il nous a appris à reconnaître dans la lutte pour la vie, la puissante force naturelle qui, depuis plusieurs millions d'années, régit et règle sans interruption tout le processus évolutif du monde organique. On pourrait dire: «La lutte pour la vie» est la «survivance du plus apte» ou le «triomphe du meilleur», mais on ne le peut que si l'on considère toujours le plus fort comme le meilleur (au sens moral) et d'ailleurs l'histoire tout entière du monde organique nous montre, en tous temps, à côté du progrès vers le plus parfait, qui prédomine, quelques retours en arrière vers des états inférieurs. La «tendance vers un but» au sens de Baer lui-même, n'offre pas davantage le moindre caractère moral.
En irait-il peut-être autrement dans l'histoire des peuples, dans cette histoire que l'homme, en proie qu'il est au délire anthropistique des grandeurs, se plaît à nommer «l'histoire universelle»? Peut-on y découvrir, partout et en tous temps, un principe moral suprême ou un sage régent de l'univers qui dirige les destinées des peuples? Dans l'état avancé où sont aujourd'hui parvenues l'histoire naturelle et l'histoire des peuples, la réponse impartiale ne peut être qu'un: Non. Les destinées des diverses branches de l'espèce humaine qui, en tant que races et nations, luttent depuis des milliers d'années pour conserver leur existence et poursuivre leur développement—sont soumises aux mêmes «grandes et éternelles lois d'airain», que l'histoire du monde organique tout entier qui, depuis des millions d'années, peuple la terre.
Les géologues distinguent dans «l'histoire organique de la terre» en tant qu'elle nous est connue par les documents de la paléontologie, trois grandes périodes: les périodes primaire, secondaire et tertiaire. La durée de la première, d'après des calculs récents, doit s'élever au moins à 34 millions d'années, celle de la seconde à 11 et celle de la troisième à 3. L'histoire de l'embranchement des Vertébrés, dont notre propre race est issue, est facile à suivre à travers ce grand espace de temps; trois stades divers du développement des Vertébrés sont successivement apparus durant ces trois grandes périodes; dans la primaire (période paléozoïque) les Poissons, dans la secondaire (période mésozoïque) les Reptiles, dans la tertiaire (période cénozoïque) les Mammifères. De ces trois grands groupes de Vertébrés, les Poissons représentent le degré inférieur de perfection, les Reptiles le degré moyen et les Mammifères le degré supérieur. Une étude plus approfondie de l'histoire de ces trois classes nous montrerait également que les divers ordres et familles qui les composent ont évolué progressivement, pendant ces trois périodes, vers un degré toujours supérieur de perfection. Peut-on maintenant considérer ce processus évolutif progressif comme l'expression d'une tendance consciente vers un but ou d'un ordre moral du monde? Absolument pas. Car la théorie de la sélection nous enseigne, comme la différenciation organique, que le progrès organique est une conséquence nécessaire de la lutte pour la vie. Des milliers d'espèces, bonnes, belles, dignes d'admiration, tant dans le règne animal que dans le règne végétal, ont disparu au cours de ces quarante-huit millions d'années, parce qu'il leur a fallu faire place à d'autres plus fortes et ces vainqueurs, dans la lutte pour la vie, n'ont pas toujours été les formes les plus nobles ni les plus parfaites au sens moral.
Il en va de même exactement de l'histoire des peuples. La merveilleuse culture de l'antiquité classique a disparu parce que le Christianisme est venu fournir à l'esprit humain qui se débattait, un puissant et nouvel essor, par la croyance en un Dieu aimant et par l'espérance d'une vie meilleure dans l'au-delà. Le papisme devint bientôt la caricature impudente du christianisme pur et foula impitoyablement aux pieds les trésors de science que la philosophie grecque avait déjà amassés; mais il conquit la suprématie universelle par l'ignorance des masses aveuglément croyantes. C'est la Réforme qui brisa les chaînes dans lesquelles l'esprit était captif et qui aida la raison à revendiquer ses droits. Mais dans cette nouvelle période de l'histoire de la civilisation, comme dans la précédente, la grande lutte pour la vie ondoie éternellement, sans le moindre ordre moral.
Providence.—Si un examen critique et impartial des choses ne nous permet pas de reconnaître un «ordre moral» dans la marche de l'histoire des peuples, nous ne pouvons pas trouver davantage qu'une «sage providence» règle la destinée des individus. L'une comme l'autre résultent avec une nécessité de fer de la causalité mécanique qui fait dériver chaque phénomène d'une ou de plusieurs causes antécédentes. Déjà les anciens Hellènes reconnaissaient comme principe suprême de l'Univers l'Ananke, l'aveugle Heimarmene, le Fatum qui «domine les dieux et les hommes». A sa place, le christianisme mit la Providence consciente, non plus aveugle mais voyante et qui dirige le gouvernement du monde en souverain patriarcal. Le caractère anthropomorphique de cette conception, étroitement liée d'ordinaire à celle du «Dieu personnel», saute aux yeux. La croyance en un «père aimant» qui tient entre ses mains la destinée des quinze cents millions d'hommes de notre planète et qui tient compte de leurs prières, de leurs «pieux désirs» se croisant en tous sens—est une croyance parfaitement inadmissible; on s'en aperçoit de suite, sitôt que la raison réfléchissant là-dessus dépouille les verres teintés de la «croyance».
D'ordinaire, chez l'homme moderne civilisé—de même que chez le sauvage inculte—la croyance en la Providence et la confiance en un père aimant surgissent très vives lorsque quelque chose d'heureux survient, soit que l'homme échappe à un danger mortel, qu'il guérisse d'une maladie grave, qu'il gagne le gros lot à une loterie, qu'il ait un enfant depuis longtemps désiré, etc. Si, au contraire, un malheur arrive ou qu'un désir ardent ne soit pas réalisé, la «Providence» est oubliée, le sage régent de l'Univers a alors dormi ou bien il a refusé sa bénédiction.
Vu l'essor inouï qu'a pris la vie sociale au XIXe siècle, le nombre des crimes et des accidents a nécessairement augmenté, dans une proportion insoupçonnée jusqu'alors, les journaux nous en instruisent formellement. Chaque année des milliers d'hommes disparaissent dans des naufrages, des milliers dans des accidents de chemins de fer, des milliers dans des catastrophes de mines etc. Chaque année des milliers s'entretuent par la guerre et les préparatifs nécessaires à ce meurtre en masse absorbent, chez les nations les plus civilisées, professant la charité chrétienne, la plus grande partie de la fortune nationale. Et parmi ces centaines de milliers d'hommes qui tombent annuellement, victimes de la civilisation moderne, il s'en trouve de tout à fait remarquables, forts et travailleurs. Et l'on parlera encore d'ordre moral du monde!
But, fin et hasard.—Si un examen impartial de l'évolution universelle nous enseigne qu'on n'y peut reconnaître ni un but précis, ni une fin spéciale (au sens de la raison humaine), il semble ne plus rester d'autre alternative que d'abandonner tout à l'aveugle hasard. Et, de fait, ce reproche a été adressé au transformisme de Lamarck et de Darwin, comme autrefois à la cosmogénie de Kant et de Laplace; beaucoup de philosophes dualistes attribuent même à cette objection une importance toute spéciale. Elle vaut donc bien la peine que nous l'examinions encore une fois rapidement.
Un certain groupe de philosophes affirment, d'après leur conception téléologique: l'Univers tout entier est un Cosmos bien ordonné dans lequel chaque phénomène a un but et une fin; il n'y a pas de hasard! Un autre groupe, par contre, en vertu de sa conception mécaniste soutient que: Le développement de l'Univers entier est un processus mécanique uniforme, dans lequel nous ne pouvons découvrir nulle part de but ni de fin; ce que nous nommons ainsi, dans la vie organique, est une conséquence spéciale des conditions biologiques; ni dans le développement des corps célestes, ni dans celui de notre écorce terrestre inorganique, on ne peut discerner de fin directrice; tout est hasard. Les deux partis ont raison, d'après leur définition du «hasard». La loi générale de causalité, d'accord avec la loi de substance, nous assure que tout phénomène a sa cause mécanique; en ce sens il n'y a pas de hasard. Mais nous pouvons et devons conserver ce terme indispensable, pour désigner par là la rencontre de deux phénomènes que n'unit pas un rapport de causalité mais dont, naturellement, chacun a sa cause indépendante de celle de l'autre. Ainsi que chacun sait, le hasard, en ce sens moniste, joue le plus grand rôle dans la vie de l'homme comme dans celle de tous les autres corps de la nature. Cela n'empêche pas que, dans chaque hasard particulier, comme dans l'évolution de l'Univers tout entier, nous ne reconnaissions l'universel empire de la loi naturelle qui régit tout, de la loi de substance.
CHAPITRE XV
Dieu et le Monde
Études monistes sur le théisme et le panthéisme.—Le monothéisme anthropistique des trois grandes religions méditerranéennes.—Le Dieu extramondain et le Dieu intramondain.
Que serait un Dieu qui ne ferait qu'imprimer du dehors une impulsion au monde
Qui, en le touchant du doigt, ferait mouvoir le Tout suivant un cercle?
Il lui convient bien mieux de mouvoir l'Univers du dedans,
D'enfermer la Nature en soi, de s'enfermer en elle
De telle sorte que tout ce qui, en Lui, vit, s'agite et est
Ne soit jamais privé de sa force ni de son esprit.
Goethe.
SOMMAIRE DU CHAPITRE XV
L'idée de Dieu en général.—Contraste entre Dieu et le monde, le surnaturel et la nature.—Théisme et panthéisme.—Formes principales du théisme.—Polythéisme.—Triplothéisme.—Amphithéisme.—Monothéisme.—Statistique des religions.—Monothéisme naturaliste.—Solarisme (culte du soleil).—Monothéisme anthropistique.—Les trois grandes religions méditerranéennes.—Mosaïsme (Jehovah).—Christianisme (Trinité).—Culte de la Madone et des saints.—Polythéisme papiste.—Islamisme.—Mixothéisme.—Essence du théisme.—Le Dieu extramondain et anthropomorphique.—Vertébré à forme gazeuse.—Panthéisme.—Le Dieu intramondain (la Nature).—Hylozoïsme des Monistes ioniens (Anaximandre).—Conflit entre le Panthéisme et le Christianisme.—Spinoza.—Monisme moderne. Athéisme.
LITTÉRATURE
W. Goethe.—Dieu et le Monde. Faust. Prométhée.
Kuno Fischer.—Geschichte der neueren Philosophie. Bd. I «Baruch Spinoza» 2te Aufl., 1865.
H. Brunnhofer.—Giordano Bruno's Weltanschauung und Verhaengniss. Leipzig, 1882.
J. Draper.—Geschichte der geistigen Entwicklung Europa's. Leipzig, 1865.
Fr. Kolb.—Kulturgeschichte der Menschheit. 2te Aufl., 1873.
Th. Huxley.—Discours et Travaux, trad. fr.
W. Strecker.—Welt und Menschheit, vom Standpunkte des Materialismus. Leipzig, 1892.
C. Sterne (E. Krause).—Die allgem. Weltanschauung in ihrer historischen Entwicklung. Stuttgart, 1889.
L'humanité considère, depuis des milliers d'années, comme la raison dernière et suprême de tous les phénomènes, une cause efficiente qu'elle appelle Dieu (Deus, Theos). Comme toutes les notions générales, cette notion suprême a subi, au cours de l'évolution de la raison, les transformations les plus importantes et les déviations les plus diverses. On peut même dire qu'aucun terme n'a subi autant de modifications et de déformations; car aucun autre ne touche de si près, à la fois, aux devoirs suprêmes de l'entendement s'efforçant de connaître, de la science fondée sur la raison et aux intérêts les plus profonds de l'âme croyante et de la fantaisie poétique.
Une comparaison critique des nombreuses formes différentes de l'idée de Dieu serait des plus intéressantes et instructives, mais nous entraînerait trop loin; nous nous contenterons ici de jeter un regard rapide sur les formes les plus importantes qu'a revêtues l'idée de Dieu et sur le rapport qu'elles présentent avec notre conception moderne, déterminée par la seule connaissance de la nature. Nous renvoyons, pour toute autre recherche qu'on voudrait faire sur cet intéressant domaine, à l'ouvrage remarquable, déjà plusieurs fois cité d'Ad. Svoboda: Les formes de la croyance (2 vol. Leipzig 1897).
Si nous faisons abstraction des nuances très fines et des revêtements variés apposés sur l'image de Dieu et si nous nous bornons au contenu le plus essentiel de cette notion, nous pourrons à bon droit ranger les diverses conceptions en deux grands groupes opposés: le groupe théiste et le groupe panthéiste. Celui-ci se rattache directement à la conception moniste ou rationnelle, celui-là à la philosophie dualiste ou mystique.
I. Théisme: Dieu et le monde sont deux personnes distinctes.—Dieu s'oppose au monde comme son créateur, son conservateur et son régisseur. Aussi Dieu est-il conçu plus ou moins à l'image de l'homme, comme un organisme qui pense et agit à la façon de l'homme (bien que sous une forme beaucoup plus parfaite). Ce Dieu anthropomorphe, dont la conception chez les différents peuples est manifestement polyphylétique, a été soumis par leur fantaisie aux formes les plus variées, depuis le fétichisme jusqu'aux religions monothéistes épurées, du présent. Parmi les sous-classes les plus importantes du théisme, nous distinguerons le polythéisme, le triplothéisme, l'amphithéisme et le monothéisme.
Polythéisme.—Le monde est peuplé de divinités variées qui interviennent, avec plus ou moins d'indépendance, dans la marche des évènements. Le fétichisme trouve de pareils dieux subalternes dans les corps inanimés les plus divers de la nature, dans les pierres, dans l'eau, dans l'air, dans les produits de toutes sortes de l'art humain (images des dieux, statues, etc.). Le démonisme voit des dieux dans les organismes vivants les plus variés: dans les arbres, les animaux, les hommes. Ce polythéisme revêt déjà, dans les formes les plus inférieures de la religion, chez les peuples primitifs et incultes, les formes les plus diverses. Il nous apparaît avec son maximum de pureté dans le polythéisme grec, dans ces superbes légendes des dieux qui fournissent aujourd'hui encore à notre art moderne les plus beaux modèles poétiques et plastiques. Bien inférieur est le polythéisme catholique, dans lequel de nombreux «saints» (de réputation souvent fort équivoque), sont invoqués comme des divinités subalternes ou suppliés d'intercéder auprès du Dieu suprême (ou de son amie, la «Vierge Marie»).
Triplothéisme (Doctrine de la Trinité).—La doctrine de la Trinité de Dieu qui forme aujourd'hui encore, dans le Credo des peuples chrétiens, les «trois articles de foi» fondamentaux, aboutit, comme on sait, à l'idée que le Dieu unique du christianisme, se compose à la vérité de trois personnes d'essence très différente: I. Dieu le Père est le «tout-puissant créateur du ciel et de la terre» (ce mythe inadmissible est depuis longtemps réfuté par la cosmogénie, l'astronomie et la géologie scientifiques). II. Jésus-Christ est le «fils unique de Dieu le Père» (et en même temps de la troisième personne, le «Saint-Esprit»!!) conçu par l'immaculée conception de la Vierge Marie (sur ce mythe, cf. chapitre XVII). III. Le Saint-Esprit, être mystique, dont les rapports incompréhensibles avec le «fils» et avec le «père» font, depuis dix-neuf cents ans, que des millions de théologiens chrétiens se cassent inutilement la tête. Les Évangiles, qui sont cependant la seule source claire de ce triplothéisme chrétien, nous laissent dans une ignorance complète au sujet des rapports particuliers qu'ont entre elles ces trois personnes, et quant à la question de leur énigmatique unité, ils ne nous donnent aucune réponse satisfaisante. Par contre, nous devons insister particulièrement sur la confusion que cette obscure et mystique théorie de la Trinité amène nécessairement dans la tête de nos enfants, dès les premières leçons qu'ils entendent là-dessus à l'école. Le lundi matin, pendant la première heure de leçon (religion) ils apprennent: Trois fois un font un!—et aussitôt après, pendant la seconde heure de leçon (calcul): Trois fois un font trois! Je me souviens encore très bien, pour ma part, des hésitations que cette frappante contradiction éveilla en moi dès la première leçon.—D'ailleurs la Trinité du christianisme n'est aucunement originale, mais (comme la plupart des autres dogmes) elle est empruntée aux religions plus anciennes. Du culte du soleil des mages chaldéens est issue la Trinité d'Ilu, la mystérieuse source de l'Univers; ses trois manifestations sont Anu, le chaos originel, Bel, l'ordonnateur du monde et Ao, la lumière divine, la sagesse éclairant tout. Dans la religion des Brahmanes, la Trimurti, «unité divine» est composée également de trois personnes: Brahma (le créateur), Wischnu (le conservateur) et Schiwa (le destructeur). Il semble que, dans ces conceptions, ainsi que dans d'autres relatives à la Trinité, le saint nombre trois en tant que tel—en tant que nombre symbolique—ait joué un rôle. Les trois premiers devoirs chrétiens, eux aussi: «la foi, l'espérance et la charité» forment une triade analogue.
Amphithéisme.—Le monde est régi par deux dieux différents, un bon et un mauvais, le dieu et le diable. Ces deux régents de l'Univers sont en lutte éternelle, comme le roi et l'anti-roi, le Pape et l'anti-pape. Le résultat de cette lutte est continuellement l'état actuel du monde. Le bon Dieu, en tant qu'être bon, est la source du Bon et du Beau, du plaisir et de la joie. Le monde serait parfait si son action n'était pas continuellement contrebalancée par celle de l'être mauvais, du Diable; ce mauvais Satan est la cause de tout mal et de toute laideur, du déplaisir et de la douleur.
Cet amphithéisme est, sans contredit, parmi toutes les différentes formes de croyance aux dieux, la plus raisonnable, celle dont la théorie s'accorde le mieux avec une explication scientifique de l'Univers. Aussi la trouvons-nous développée, plusieurs milliers d'années déjà avant le Christianisme, chez les divers peuples civilisés de l'antiquité. Dans l'Inde ancienne, Wischnu, le conservateur, lutte contre Schiwa, le destructeur. Dans l'ancienne Égypte, au bon Osiris s'oppose le méchant Typhon. Chez les premiers Hébreux, un dualisme analogue se retrouve entre Aschera, la terre, mère féconde qui engendre (= Keturah) et Eljou (= Moloch ou Sethos), le sévère père céleste. Dans la religion Zende des anciens Perses, fondée par Zoroastre deux mille ans avant J.-C., règne une guerre continuelle entre Ormudz, le bon dieu de la lumière et Ahriman, le méchant dieu des ténèbres.
Le diable ne joue pas un moindre rôle dans la mythologie du Christianisme, en tant qu'adversaire du bon Dieu, en tant que tentateur, prince de l'Enfer et des Ténèbres. En tant que Satanas personnel il était encore au commencement de notre siècle, un élément essentiel dans la croyance de la plupart des chrétiens; c'est seulement vers le milieu du siècle qu'avec le progrès des lumières il fut peu à peu dépossédé ou qu'il dut se contenter du rôle subalterne que Gœthe dans le Faust, le plus grand de tous les poèmes dramatiques, assigne à Méphistophélès. Actuellement, dans les milieux les plus cultivés, la «croyance en un Diable personnel» passe pour une superstition du moyen âge, qu'on a dépassée, tandis qu'en même temps la «croyance en Dieu» (c'est-à-dire en un Dieu personnel, bon et aimant) est conservée comme un élément indispensable de la religion. Et pourtant la première croyance est aussi pleinement légitime (et aussi peu fondée) que la seconde. En tous cas, l'«imperfection de la vie terrestre» dont on se plaint tant, la «lutte pour la vie» et tout ce qui s'y rattache, s'expliquent bien plus simplement et plus naturellement par cette lutte entre le dieu bon et le dieu méchant, que par n'importe quelle autre forme de croyance en Dieu.
Monothéisme.—La doctrine de l'unité de Dieu peut passer, sous plus d'un rapport, pour la forme la plus simple et la plus naturelle du culte rendu à Dieu; d'après l'opinion courante, c'est le fondement le plus répandu de la religion et qui domine en particulier la croyance de l'Eglise chez les peuples cultivés. Cependant, en fait, ce n'est pas le cas; car le prétendu monothéisme, si l'on y regarde de plus près, apparaît le plus souvent comme une des formes précédemment examinées du théisme, en ce sens qu'à côté du «Dieu principal», suprême, un ou plusieurs dieux secondaires s'introduisent. En outre, la plupart des religions qui ont eu un point de départ purement monothéiste, sont devenues, au cours du temps, plus ou moins polythéistes. Il est vrai et la statistique moderne l'affirme, parmi les quinze cents millions d'hommes qui habitent notre terre, la plus grande majorité sont monothéistes; il y aurait soi-disant, parmi eux, environ 600 millions de brahmano-bouddhistes, 500 millions de Chrétiens (prétendus), 200 millions de païens (de diverses sortes), 180 millions de Mahométans, 10 millions d'Israélites et 10 millions qui seraient sans religion aucune. Mais la grande majorité des prétendus monothéistes se fait de Dieu l'idée la plus obscure, ou bien croit, à côté du Dieu principal unique, à beaucoup de dieux accessoires, comme par exemple: aux anges, au diable, aux démons, etc. Les diverses formes sous lesquelles le monothéisme s'est développé polyphylétiquement peuvent être ramenées à deux grands groupes: le monothéisme naturaliste et le naturalisme anthropistique.
Monothéisme naturaliste.—Cette ancienne forme de religion voit l'incarnation de Dieu dans quelque phénomène naturel élevé, dominant tout. Comme tel, depuis plusieurs milliers d'années, ce qui a frappé l'homme avant tout c'est le soleil, la divinité éclairant et réchauffant qui tient visiblement, sous sa dépendance immédiate, toute la vie organique. Le culte du soleil (solarisme ou héliothéisme) apparaît au naturaliste moderne, entre toutes les formes de croyances théistes, comme la plus estimable et celle qui se fusionne le plus aisément avec la philosophie naturelle moniste du présent.
Car notre astrophysique et notre géogénie modernes nous ont convaincus que notre terre est une partie détachée du soleil et qu'elle retournera plus tard se perdre dans son sein. La physiologie moderne nous enseigne que la source première de toute vie organique, sur la terre, est la formation du plasma ou plasmodomie et que cette synthèse de combinaisons inorganiques simples (eau, acide carbonique et ammoniaque ou acide azotique) ne peut se produire que sous l'influence de la lumière solaire. Le développement primaire des plantes plasmodomes n'a été suivi que tardivement, secondairement par celui des animaux plasmophages qui, directement ou indirectement, se nourrissent des premières et l'apparition de l'espèce humaine elle-même n'est, à son tour, qu'un fait tardif dans l'histoire généalogique du règne animal. Notre vie humaine tout entière, corporelle et intellectuelle, se ramène en dernière analyse, comme toute autre vie organique, au rayonnement du soleil dispensateur de lumière et de chaleur. Du point de vue de la raison pure, le culte du soleil apparaît donc comme un monothéisme naturaliste, beaucoup plus fondé que le culte anthropistique des chrétiens et autres peuples civilisés, qui se représentent Dieu sous la forme humaine. De fait, les adorateurs du soleil étaient déjà parvenus, il y a des milliers d'années, à un degré de culture intellectuelle et morale plus élevé que la plupart des autres théistes. Me trouvant en 1881 à Bombay, j'y ai suivi avec la plus grande sympathie les édifiants exercices de piété des fidèles parsis qui, debout au bord de la mer ou agenouillés sur des tapis étendus, lors du lever et du coucher du soleil exprimaient à l'astre leur adoration[57].—Le culte de la lune, lunarisme ou Sélénothéisme est moins important que le solarisme; s'il y a quelques peuples primitifs qui adorent la lune seule, la plupart cependant professent en même temps le culte du soleil et des étoiles.
Monothéisme anthropistique.—L'identification de Dieu à l'homme, l'idée que l'«Etre suprême» pense, sent et agit comme l'homme (quoique sous une forme plus élevée) joue le plus grand rôle dans l'histoire de la civilisation, en tant que monothéisme anthropomorphique. Il faut mettre ici au premier plan les trois grandes religions de la race méditerranéenne: la religion mosaïque ancienne, la religion chrétienne intermédiaire et la religion mahométane, dernière venue. Ces trois grandes religions méditerranéennes, apparues toutes trois sur les rivages favorisés de la plus intéressante des mers, fondées toutes trois d'une manière analogue par un enthousiaste de race sémitique, à l'imagination enflammée—ont entre elles les rapports les plus étroits, non seulement extérieurement, par cette origine commune, mais encore intérieurement, par de nombreux traits communs à leurs articles de foi. De même que le Christianisme a emprunté directement une grande partie de sa mythologie à l'ancien Judaïsme, de même l'Islamisme, dernier venu, a conservé beaucoup de l'héritage des deux autres religions. Les religions méditerranéennes étaient toutes les trois, à l'origine, purement monothéistes; toutes les trois, elles ont subi plus tard les transformations polythéistes les plus variées, à mesure qu'elles se répandaient sur les côtes découpées et si diversement habitées de la Méditerranée et de là sur les autres points du globe.
Le Mosaïsme.—Le monothéisme juif, tel que Moïse le fonda (1600 av. J.-C.) passe d'ordinaire pour la forme de croyance religieuse qui, dans l'antiquité, a exercé la plus grande influence sur le développement ultérieur, éthique et religieux, de l'humanité. Il est incontestable que cette haute valeur historique lui incombe déjà pour cette raison que les deux autres religions méditerranéennes qui partagent avec lui l'empire du monde sont issues de lui; le Christ est porté sur les épaules de Moïse comme plus tard Mahomet sur celles du Christ. De même, le Nouveau Testament qui, dans le court espace de dix-neuf cents ans, est devenu le fondement de la foi de tous les peuples civilisés, repose sur la base vénérable de l'Ancien Testament. Tous deux réunis, sous le nom de Bible, ont pris une influence et une extension qu'on ne peut comparer à celles d'aucun livre au monde. De fait, la Bible est aujourd'hui encore sous certains rapports—et malgré le mélange étrange du bon et du mauvais—le «livre des livres». Mais si nous examinons impartialement et sans préjugé, cette remarquable source historique, bien des points importants se présenteront sous un tout autre jour qu'on ne l'enseigne partout. Ici aussi, la critique moderne et l'histoire de la civilisation pénétrant plus avant, nous ont fourni des renseignements précieux qui ébranlent dans ses fondements la tradition admise.
Le monothéisme, tel que Moïse chercha à l'établir dans le culte de Jéhovah et tel qu'il fut plus tard développé avec grand succès par les prophètes—les philosophes des Hébreux—eut à l'origine de longs et durs combats à soutenir avec l'ancien polythéisme, alors tout puissant. Jéhovah ou Japheh fut d'abord dérivé de ce Dieu céleste qui, sous le nom de Moloch ou Baal était une des divinités les plus honorées de l'Orient. (Sethos ou Typhon des Egyptiens, Saturne ou Chronos des Grecs). Mais à côté, d'autres dieux demeuraient en haute estime, et la lutte contre l'«idolâtrie» ne cessa jamais chez le peuple juif. Cependant, en principe, Jéhovah demeura le seul Dieu, celui qui, dans le premier des dix commandements de Moïse, dit expressément: «Je suis le Seigneur ton Dieu, tu n'auras pas d'autre Dieu que moi».
Le Christianisme.—Le monothéisme chrétien partagea le sort de son père, le mosaïsme, il ne resta monothéisme vrai que théoriquement, en principe, tandis que pratiquement il revêtait les formes les plus diverses du polythéisme. A vrai dire, déjà par la doctrine de la Trinité, qui passait pourtant pour un des éléments indispensables de la religion chrétienne, le monothéisme était logiquement supprimé. Les trois personnes distinguées comme Père, Fils et Saint-Esprit, sont et restent trois individus différents (et même des personnages anthropomorphes) au même titre que les trois divinités hindoues de la Trimurti (Brahma, Wischnou, Schiwa) ou que celles de la Trinité des anciens Hébreux (Anu, Bel, Ao). Ajoutons que dans les sectes les plus répandues du Christianisme, la Vierge Marie, comme Mère immaculée du Christ, joue un grand rôle à titre de quatrième divinité; dans beaucoup de cercles catholiques, elle passe même pour plus importante et plus influente que les trois personnages masculins du Céleste royaume. Le culte de la Madone a pris là une telle importance qu'on pourrait l'opposer comme un monothéisme féminin à la forme ordinaire de monothéisme masculin. L'auguste reine des Cieux occupe si bien le premier plan (ainsi que d'innombrables portraits de la madone et d'innombrables légendes en font preuve), que les trois personnages masculins sont complètement effacés.
En dehors de cela, la fantaisie des Chrétiens croyants a de bonne heure joint une nombreuse société de Saints de toutes espèces au chef suprême du gouvernement céleste et des anges musiciens veillent à ce que, dans la «vie éternelle» on ne manque pas de jouissances musicales. Les papes romains—les plus grands charlatans que jamais religion ait produits—s'empressent continuellement d'augmenter par des canonisations nouvelles le nombre de ces célestes trabans anthropomorphes. Cette étonnante société du Paradis a reçu une augmentation de population, à la fois plus considérable et plus intéressante que toutes les autres, le 13 juillet 1870, lorsque le Concile du Vatican a déclaré les papes, en tant que représentants du Christ, infaillibles, les élevant ainsi, de lui-même, au rang de dieux. Si nous ajoutons à cela le «diable personnel» et les «mauvais anges» qui composent sa cour, personnages reconnus par les papes, le papisme nous présentera encore aujourd'hui la forme la plus répandue du Christianisme moderne, et le tableau varié d'un polythéisme si riche, que l'Olympe hellénique nous paraîtra, à côté de lui, petit et misérable.
L'Islamisme (ou Monothéisme mahométan) est la forme la plus récente et en même temps la plus pure du Monothéisme. Lorsque le jeune Mahomet (né en 570), de bonne heure en vint à mépriser le culte polythéiste de ses concitoyens arabes et apprit à connaître le Christianisme des Nestoriens, il s'appropria, il est vrai, les doctrines fondamentales de ceux-ci, mais il ne put se résoudre à voir dans le Christ autre chose qu'un Prophète, comme Moïse. Dans le dogme de la Trinité, il ne trouva que ce qu'y doit forcément trouver tout homme sans préjugé après une réflexion impartiale: un article de foi absurde qui n'est ni conciliable avec les principes de notre raison, ni du moindre prix pour notre édification religieuse. Mahomet considérait avec raison l'adoration de l'immaculée Vierge Marie «Mère de Dieu» comme une idolâtrie aussi vaine que le culte rendu aux images et aux statues. Plus il y réfléchissait, plus il aspirait vers une plus pure conception de Dieu, plus clairement lui apparaissait la certitude de son grand principe: «Dieu est le seul Dieu»; il n'y a pas à côté de lui d'autres dieux.
Sans doute, Mahomet ne pouvait pas non plus s'affranchir de tout anthropomorphisme dans sa conception de Dieu. Son Dieu unique restait, lui aussi, un homme tout-puissant, idéalisé, tout comme le sévère Dieu vengeur de Moïse, tout comme le Dieu doux et aimant du Christ. Mais nous devons cependant reconnaître à la religion mahométane cette supériorité qu'à travers son évolution historique et ses inévitables déviations, elle a conservé bien plus rigoureusement que les religions mosaïque et chrétienne le caractère du pur monothéisme. Cela se voit encore aujourd'hui, extérieurement, dans les formules de prières, la façon de prêcher inhérentes au culte mahométan, de même que dans l'architecture et la décoration de ses temples. Lorsqu'en 1873, je visitai pour la première fois l'Orient, que j'admirai les splendides mosquées du Caire et de Smyrne, de Brousse et de Constantinople, je fus rempli d'une piété sincère par la décoration simple et pleine de goût de l'intérieur, par l'ornementation architectonique d'un style si élevé et en même temps si riche de l'extérieur. Comme ces mosquées paraissent nobles et d'un style élevé, comparées à la plupart des églises catholiques qui, à l'intérieur, sont surchargées de tableaux de toutes sortes et d'oripeaux dorés, tandis qu'à l'extérieur elles sont défigurées par une profusion de figures humaines et animales! Le même caractère d'élévation se retrouve dans les prières silencieuses et les simples exercices de piété du Coran, comparés au bruyant et incompréhensible bredouillage de mots des messes catholiques ou à la musique tapageuse des processions théâtrales.
Mixothéisme.—On peut à bon droit réunir sous ce terme toutes les formes de croyance aux dieux qui renferment des mélanges de conceptions religieuses différentes et en partie même contradictoires. En théorie, cette forme de religion, des plus répandues, n'a jamais été reconnue jusqu'ici. En pratique, néanmoins, c'est la plus importante et la plus remarquable de toutes. Car la grande majorité des hommes qui se sont formés des idées religieuses ont été de tous temps et sont aujourd'hui encore mixothéistes; leur notion de Dieu est un mélange des principes religieux de telle confession spéciale, qu'on leur a inculqués dès l'enfance et de beaucoup d'impressions diverses éprouvées plus tard au contact d'autres formes de croyance et qui ont modifié les premières. Pour beaucoup de savants il faut ajouter à cela l'influence transformatrice des études philosophiques de l'âge mûr et surtout l'étude impartiale des phénomènes de la nature qui montre le néant des croyances théistes. La lutte entre ces notions contradictoires, infiniment douloureuse pour les âmes sensibles et qui parfois se prolonge sans solution pendant la vie entière,—montre clairement la puissance inouïe de l'hérédité des vieux principes religieux d'une part et de l'adaptation précoce à des principes erronés, d'autre part. La confession spéciale qui, dès sa plus tendre enfance, a été inculquée de force à l'enfant par ses parents, reste le plus souvent et pour la plus grande part, prédominante, au cas où plus tard l'influence plus forte d'une autre confession n'amène pas une conversion. Mais même dans ce passage d'une forme de croyance à l'autre, le nouveau nom, comme déjà celui qu'on vient de quitter, n'est souvent qu'une étiquette extérieure sous laquelle s'abritent les croyances et les erreurs les plus diverses, formant le mélange le plus bariolé. La grande majorité des prétendus chrétiens ne sont pas monothéistes (comme ils le croient), mais amphithéistes, triplothéistes ou polythéistes. On en peut dire autant des adeptes de l'islamisme et du mosaïsme, ainsi que de ceux de toutes les religions monothéistes. Partout viennent s'adjoindre à la notion originelle du «Dieu unique ou du dieu triple», des croyances, acquises plus tard, à des divinités subalternes: anges, diables, saints et autres démons, mélange bariolé des formes les plus diverses du théisme.
Essence du théisme.—Toutes les formes que nous venons de passer en revue, du théisme au sens propre—peu importe que cette croyance en Dieu revête une forme naturaliste ou anthropistique—ont en commun la conception de Dieu comme d'un être extérieur au monde (extra mundanum) ou surnaturel (supranaturale). Toujours Dieu s'oppose, comme un Etre indépendant, au monde ou à la nature, le plus souvent comme leur Créateur, leur Conservateur et leur Régisseur. Dans la plupart des religions s'ajoute encore à cela le caractère de personnalité et l'idée, plus précise encore, que Dieu en tant que personne est semblable à l'homme. «L'homme se peint dans ses dieux.» Cet anthropomorphisme de Dieu ou conception anthropistique d'un Etre qui pense, sent et agit comme l'homme, prédomine chez la majorité de ceux qui croient en Dieu, tantôt sous une forme plus naïve et plus grossière, tantôt sous une forme plus abstraite et plus raffinée. Sans doute, la théosophie la plus élevée affirme que Dieu, en tant qu'Etre suprême, est absolument parfait et par suite complètement différent de l'Etre imparfait qu'est l'homme. Mais à un examen plus minutieux on s'aperçoit toujours que ce qui est commun aux deux c'est l'activité psychique ou intellectuelle. Dieu sent, pense et agit comme l'homme, quoique sous une forme infiniment plus parfaite.
L'anthropisme personnel de Dieu est devenu pour la plupart des croyants une idée si naturelle qu'ils ne sont pas choqués de voir Dieu personnifié sous la forme humaine dans les tableaux et les statues, ni de lui voir revêtir cette forme humaine dans les diverses créations poétiques de l'imagination, où Dieu se transforme ainsi en un Vertébré. Dans beaucoup de mythes, Dieu apparaît encore sous la forme d'autres Mammifères (singes, lions, taureaux, etc.), plus rarement sous celle d'Oiseaux (aigle, colombe, cigogne) ou sous celle de Vertébrés inférieurs (serpents, crocodiles, dragons). Dans les religions les plus élevées et les plus abstraites, cette forme corporelle disparaît et Dieu n'est adoré que comme «pur esprit» sans corps. «Dieu est esprit et celui qui l'adore doit l'adorer en esprit et en vérité». Mais néanmoins l'activité psychique de ce pur esprit est absolument la même que celle des dieux anthropomorphes. A la vérité, ce Dieu immatériel n'est pas incorporel, mais invisible, conçu sous la forme d'un gaz.
Nous aboutissons ainsi à la notion paradoxale d'un Dieu, Vertébré gazeux (cf. Morphol. gén., 1866).
II. Panthéisme (Doctrine de l'Un-Tout), Dieu et le monde sont un seul et même être. L'idée de Dieu s'identifie avec celle de la nature ou de la substance. Cette conception panthéiste est en opposition radicale, en principe du moins, avec toutes les formes précédentes et autres possibles du théisme, bien qu'on se soit efforcé, par des concessions réciproques, de combler le profond abîme qui sépare les deux doctrines. Entre elles persiste toujours cette opposition fondamentale que, dans le théisme, Dieu, être extramondain, s'oppose à la nature qu'il crée et conserve, agissant sur elle du dehors, tandis que dans le panthéisme, Dieu, Etre intramondain, est partout la nature elle-même et agit à l'intérieur de la substance, en tant que «force ou énergie». Ce dernier point de vue est seul conciliable avec la loi naturelle suprême qu'un des plus grands triomphes du XIXe siècle est d'avoir posée: la loi de substance. Le panthéisme est donc nécessairement le point de vue des sciences naturelles modernes. Sans doute, les naturalistes, aujourd'hui encore, sont nombreux qui contestent cette affirmation et pensent pouvoir concilier l'ancienne doctrine théiste avec les idées fondamentales du panthéisme exprimées par la loi de substance. Mais ces vains efforts ne reposent tous que sur l'obscurité ou sur l'inconséquence de la pensée, dans le cas toutefois où ils sont sincères et tentés avec loyauté.
Le panthéisme ne pouvant provenir que de l'observation de la nature, rectifiée et interprétée par la pensée de l'homme civilisé, on comprend qu'il soit apparu bien plus tard que le théisme qui, sous sa forme la plus grossière, était déjà constitué il y a plus de dix mille ans, chez les peuples primitifs et avec les variations les plus diverses.
Si des germes de panthéisme se trouvent déjà épars dans les diverses religions dès le début de la philosophie (chez les plus anciens des peuples civilisés dans l'Inde et en Egypte, en Chine et au Japon), bien des milliers de siècles avant Jésus-Christ, cependant, le panthéisme, comme philosophie précise et constituée, n'apparaît qu'avec l'hylozoïsme des philosophes naturalistes ioniens dans la première moitié du VIe siècle avant Jésus-Christ. A cette époque de splendeur pour l'esprit grec, tous les grands penseurs sont dépassés par Anaximandre de Milet, lequel conçut l'unité fondamentale du Tout infini (Apeiron) avec plus de profondeur et de clarté que son maître Thalès ou son élève Anaximène. Non seulement Anaximandre avait déjà exprimé la grande pensée de l'unité originelle du Cosmos, de l'évolution de tous les phénomènes provenant de la matière première qui pénètre tout, mais aussi la conception hardie d'une alternance périodique et indéfinie de mondes apparaissant et disparaissant.
Beaucoup d'autres grands philosophes ultérieurs, dans l'antiquité classique, surtout Démocrite, Héraclite et Empédocle ont été amenés par leurs réflexions profondes à concevoir dans le même sens ou d'une manière analogue, cette unité de la Nature et de Dieu, du corps et de l'esprit qui a trouvé son expression la plus précise dans la loi de substance de notre monisme actuel. Le grand poète romain et philosophe naturaliste, Lucrèce, a exposé ce monisme sous une forme hautement poétique dans son célèbre poème didactique De rerum Natura. Mais ce monisme panthéiste et conforme à la Nature fut bientôt repoussé par le dualisme mystique de Platon et surtout par la puissante influence que conquit sa philosophie idéaliste en se fusionnant avec les doctrines chrétiennes. Lorsqu'ensuite leur plus puissant représentant, le pape, eut acquis l'empire intellectuel du monde, le panthéisme fut violemment comprimé, Giordano Bruno, son représentant le plus remarquable, fut brûlé vif le 17 février 1600, sur le Campo Fiori de Rome, par le «représentant de Dieu».
Ce n'est que dans la seconde moitié du XVIIe siècle que le système panthéiste fut constitué sous sa forme la plus pure par le grand Spinoza; il créa pour désigner la totalité des choses le pur concept de substance dans lequel «Dieu et le Monde» sont inséparables. Nous devons d'autant plus admirer aujourd'hui la clarté, l'exactitude et la logique du système moniste de Spinoza, qu'il y a deux cent cinquante ans, ce puissant penseur manquait encore de toutes les données empiriques certaines que nous n'avons acquises que dans la seconde moitié du XIXe siècle. Quant aux rapports entre le panthéisme de Spinoza, le matérialisme ultérieur du XVIIIe siècle et notre monisme actuel, nous en avons déjà parlé au premier chapitre de ce livre. Rien n'a tant contribué à le propager, surtout en Allemagne, que les œuvres immortelles du plus grand de nos poètes et penseurs, de Goethe. Ses admirables poèmes Dieu et le Monde, Prométhée, Faust, etc., contiennent, enveloppées sous la forme poétique la plus parfaite, les pensées fondamentales du panthéisme.
Athéisme (Conception de l'Univers dépouillé de Dieu).—Il n'y a pas de Dieu ni de dieux, si l'on désigne par ce terme des êtres personnels existant en dehors de la Nature.
Cette conception athéiste coïncide, quant aux points essentiels, avec le monisme ou panthéisme des sciences naturelles; elle en donne seulement une autre expression, en ce qu'elle en fait ressortir le côté négatif, la non-existence de la divinité extramondaine ou surnaturelle. En ce sens, Schopenhauer dit très justement: «Le panthéisme n'est qu'un athéisme poli. La vérité du panthéisme consiste dans la suppression de l'opposition dualiste entre Dieu et le monde, dans la constatation que le monde existe en vertu de sa force interne et par lui-même. La proposition panthéiste: Dieu et le monde ne font qu'un, est un détour poli pour signifier au seigneur Dieu son congé.»
Pendant tout le moyen âge, sous la tyrannie sanglante du papisme, l'Athéisme a été poursuivi par le fer et par le feu comme la forme la plus épouvantable de conception de l'Univers. Comme dans l'Evangile l'athée est complétement identifié au méchant et qu'il est menacé dans la vie éternelle—pour un simple «manque de foi»—des peines de l'Enfer et de la damnation éternelle, on conçoit que tout bon chrétien ait évité soigneusement le moindre soupçon d'athéisme. Malheureusement c'est là une opinion accréditée aujourd'hui encore, dans beaucoup de milieux. Le naturaliste athée, qui consacre ses forces et sa vie à la recherche de la vérité, est tenu d'avance pour capable de tout ce qui est mal; le dévot théiste qui assiste sans pensée à toutes les cérémonies vides du culte papiste, passe déjà, rien qu'à cause de cela, pour un bon citoyen, même si, sous sa croyance il ne pense rien du tout et qu'il pratique à côté de cela la morale la plus répréhensible. Cette erreur ne s'expliquera qu'au XXe siècle lorsque la superstition cédera davantage le pas à la connaissance de la nature par la raison et à la conviction moniste de l'unité de Dieu et du monde.
CHAPITRE XVI
Science et Croyance
Études monistes sur la connaissance de la Vérité.—Activité des sens et activité de la raison.—Croyance et superstition.—Expérience et révélation.
La recherche scientifique ne connaît qu'un but: la connaissance
de la réalité. Aucun sanctuaire ne peut lui
être plus sacré que celui de la Vérité. Il faut qu'elle
pénètre tout; elle ne doit reculer devant aucun
examen, devant aucune analyse, si fort que tienne au
cœur du chercheur ce qu'il lui faut examiner, soit
que le respect, l'amour, le sentiment de la loyauté, la
religion, les opinions viennent se mettre à la traverse
de sa tâche. Il lui faut déclarer les résultats de
l'examen sans ménagement, sans souci de son avantage
ou de son désavantage, sans chercher l'éloge et sans
craindre le blâme.
L. Brentano.
SOMMAIRE DU CHAPITRE XVI
Connaissance de la Vérité et ses sources: activité sensorielle et association des représentations.—Organes des sens (Esthètes) et organes de la pensée (phronètes).—Organes des sens et leur énergie spécifique.—Développement de celle-ci.—Philosophie de la sensibilité.—Valeur inappréciable des sens.—Limites de la connaissance sensible.—Hypothèse et croyance.—Théorie et croyance.—Opposition radicale entre les croyances scientifiques (naturelles) et les croyances religieuses (surnaturelles).—Superstition des peuples primitifs et des peuples civilisés.—Confessions diverses.—Ecoles sans confession.—La croyance de nos pères.—Spiritisme.—Révélation.
LITTÉRATURE
A. Svoboda.—Gestalten des Glaubens. Leipzig, 1897.
D. Strauss.—Gesammelte Schriften, 12 Bänder, Bonn, 1877.
J. W. Draper.—Geschichte der Konflikte Zwischen Religion und Wissenschaft, Leipzig, 1865.
L. Buchner.—Über religioese und wissenschaftliche Weltanschauung, 1887.
O. Möllinger.—Die Gott-Idee der neuen Zeit und der nothwendige Ausbau des Christenthums 2te Aufl., Zurich 1870.
A. Rau.—Empfinden und Denken. Giessen 1896.
F. Zollner.—Ueber die Natur der Kometen. Beitraege zur Gesch. und Theorie der Erkenntniss, Leipzig, 1872.
A. Lehmann.—Aberglaube und Zauberei von den aeltesten Zeiten an bis in die Gegenwart. trad. allem. de 1899.
F. Bacon.—Novum Organon Scientiarum.
Tout travail véritablement scientifique tend à la connaissance de la vérité. Notre vrai savoir, celui qui a du prix, se rapporte au réel et consiste en représentations auxquelles correspondent des choses réellement existantes. Nous sommes incapables, il est vrai, de connaître l'essence intime de ce monde réel,—«la chose en soi»—mais une observation impartiale et une comparaison critique des choses nous convainquent que, dans l'état normal du cerveau et des organes des sens, les impressions du monde extérieur sur ceux-ci sont les mêmes chez tous les hommes raisonnables—et que, lorsque les organes de la pensée fonctionnent normalement, certaines représentations se forment, qui sont partout les mêmes; nous les disons vraies et sommes convaincus par là que leur contenu correspond à la partie des choses qu'il nous est donné de connaître. Nous savons que ces faits ne sont point imaginaires mais réels.
Sources de connaissance.—Toute connaissance de la vérité a pour fondement deux groupes de fonctions physiologiques distincts mais ayant entre eux d'étroits rapports: d'abord la sensation des objets, au moyen de l'activité sensorielle et ensuite la liaison des impressions ainsi recueillies, en représentation, grâce à l'association. Les instruments de la sensation sont les organes des sens (sensibles ou Aesthètes); les instruments à l'aide desquels se forment et s'enchaînent les représentations, sont les organes de la pensée (phronètes). Ceux-ci font partie du système nerveux central; les autres, au contraire, du système nerveux périphérique, système si important et si développé chez les animaux supérieurs pour lesquels il est le seul et unique facteur de l'activité psychique.
Organes des sens (sensilles ou aesthètes).—L'activité sensorielle de l'homme, point de départ de toute connaissance, s'est développée lentement et progressivement, comme un perfectionnement de celle des Mammifères les plus proches, les Primates. Les organes, chez tous les représentants de cette classe très élevée, présentent partout la même structure essentielle et leurs fonctions sont partout soumises aux mêmes lois physico-chimiques. Elles se sont partout constituées historiquement de la même manière. De même que chez tous les autres animaux, les sensilles, chez les Mammifères, sont à l'origine des parties du revêtement cutané et les cellules sensibles de l'épiderme sont les ancêtres des différents organes sensoriels, lesquels ont acquis leur énergie spécifique en s'adaptant à des excitations différentes (lumière, chaleur, son, chimiopathie). Aussi bien les bâtonnets de la rétine que les cellules auditives du limaçon de l'oreille, que les cellules olfactives et les cellules gustatives, proviennent originairement de ces simples cellules non différenciées de l'épiderme, qui revêtent toute la surface de notre corps. Ce fait très important peut être directement démontré par l'observation immédiate de l'embryon humain ou de tout autre embryon animal. De ce fait ontogénétique se déduit avec certitude, d'après la loi fondamentale biogénétique, cette conclusion phylogénétique grosse elle-même de conséquences, à savoir: que dans la longue histoire généalogique de nos ancêtres, les organes sensoriels supérieurs, avec leur énergie spécifique, dérivent originairement, eux aussi, de l'épiderme d'animaux inférieurs, d'une assise cellulaire simple qui ne contenait pas encore de pareilles sensilles différenciées.
Énergie spécifique des sensilles.—C'est un fait de la plus haute importance pour l'étude de l'homme, que différents nerfs de notre corps puissent percevoir des qualités très différentes du monde extérieur et ne puissent percevoir que celles-là. Le nerf visuel ne transmet que les impressions lumineuses, le nerf auditif que les impressions de son, le nerf olfactif que des impressions olfactives, etc. De quelque nature que soit l'excitation qui stimule un de ces nerfs déterminés, la réaction, par contre, est toujours qualitativement la même. De cette énergie spécifique des nerfs sensoriels, dont toute la portée a été exposée pour la première fois par le grand physiologiste J. Müller, on a tiré des conséquences très inexactes, surtout au profit d'une théorie de la connaissance dualiste et a prioriste. On a prétendu que le cerveau ou l'âme ne percevait qu'un certain état du nerf excité et qu'on ne pouvait rien conclure de là, quant à l'existence ou la nature du monde extérieur d'où provenait l'excitation. La philosophie sceptique en tirait cette conclusion que l'existence même de ce monde était douteuse et l'extrême idéalisme, non seulement mettait en doute cette réalité, mais la niait simplement; il prétendait que le monde n'existait que dans notre représentation.
En face de ces erreurs, nous devons rappeler que l'«énergie spécifique» n'est pas originairement une qualité innée de certains nerfs, mais qu'elle provient de leur adaptation à l'activité particulière des cellules épidermiques dans lesquelles ils se terminent. En vertu des grandes lois de la division du travail, les cellules sensorielles épidermiques, à l'origine non différenciées, se sont attribuées des tâches diverses, en ce sens que les uns ont recueilli l'excitation des rayons lumineux, les autres l'impression des ondes sonores, un troisième groupe l'action chimique des substances odorantes, etc. Au cours des siècles, ces excitations sensorielles externes ont amené une modification graduelle des propriétés physiologiques et morphologiques de ces régions épidermiques, tandis qu'en même temps se modifiaient aussi les nerfs sensibles, chargés de conduire au cerveau les impressions recueillies à la périphérie. La sélection améliora pas à pas celles d'entre les transformations de ces nerfs qui se montrèrent utiles et créa enfin au cours de millions d'années, ces merveilleux instruments qui, comme l'œil et l'oreille, constituent nos biens les plus précieux; leur disposition est si admirablement conforme à un but d'utilité qu'ils ont pu nous induire à l'hypothèse erronée d'une «création d'après un plan préconçu». Ainsi la propriété caractéristique de tout organe sensoriel et de son nerf spécifique ne s'est développée que graduellement par l'habitude et l'exercice—c'est-à-dire par l'adaptation—et s'est transmise ensuite par l'hérédité de génération en génération. A. Rau a établi explicitement cette conception dans son excellent ouvrage: Sensation et pensée, étude physiologique sur la nature de l'entendement humain (1896). On y trouve à côté de la juste interprétation de la loi de Müller sur l'énergie sensorielle spécifique, des discussions pénétrantes sur le rapport de ces énergies avec le cerveau et, dans le dernier chapitre en particulier, appuyée sur celle de L. Feuerbach, une remarquable philosophie de la sensibilité; je me range complètement du côté de ce convainquant exposé.
Limites de la perception sensorielle.—D'une comparaison critique entre l'activité sensorielle de l'homme et celle des autres vertébrés, il ressort un certain nombre de faits de la plus haute importance, dont nous sommes redevables aux recherches approfondies faites au XIXe siècle, surtout dans la seconde moitié. Cela est vrai, particulièrement, des deux organes sensoriels les plus perfectionnés, des «organes esthétiques», l'œil et l'oreille. Ils présentent, dans l'embranchement des Vertébrés, une structure différente de ce qu'elle est chez les autres animaux, structure plus complexe,—et ils se développent en outre, dans l'embryon des Vertébrés, d'une manière toute spéciale. Cette ontogénèse et cette structure typique des sensilles, chez tous les Vertébrés, s'explique par l'hérédité remontant jusqu'à une forme ancestrale commune. Mais au sein du groupe, on observe une grande variété de détail dans le développement, laquelle résulte de l'adaptation à des conditions de vie variant avec les espèces, ainsi que de l'exercice plus fréquent ou plus rare des diverses parties de l'organisme.
L'homme, sous le rapport du développement des sens, est bien loin de nous apparaître comme le Vertébré le plus perfectionné. L'oiseau a la vue bien plus pénétrante et distingue les petits objets à une grande distance, bien plus distinctement que l'homme. L'oreille de nombreux Mammifères, en particulier des Carnivores, Ongulés, Rongeurs vivant dans les déserts, est beaucoup plus sensible que celle de l'homme et perçoit les bruits légers à des distances bien plus grandes; c'est ce qu'indique déjà le pavillon de leur oreille, très grand et très mobile. Les oiseaux chanteurs présentent, même au point de vue des sons musicaux, une organisation bien supérieure à celle de l'homme. Le sens olfactif, chez la plupart des Mammifères, en particulier chez les Carnivores et les Ongulés, est beaucoup plus développé que chez l'homme. Si le chien pouvait comparer son flair, si fin, avec celui de l'homme, il regarderait celui-ci avec une pitié dédaigneuse. De même, quant aux sens inférieurs (sens du goût, sens sexuel, sens du contact et de la température), l'homme est bien loin de pouvoir prétendre au plus haut degré de perfectionnement.
Nous autres hommes ne pouvons naturellement juger que des sensations que nous possédons. Mais l'anatomie nous démontre l'existence, dans le corps de beaucoup d'animaux, d'organes sensoriels autres que ceux que nous connaissons. C'est ainsi que les poissons et d'autres Vertébrés aquatiques inférieurs possèdent, dans la peau, des sensilles caractéristiques en communication avec des nerfs sensoriels spéciaux. Sur les côtés du corps des poissons, à droite et à gauche, court un long canal qui, en avant, dans la région de la tête, se prolonge par plusieurs canaux ramifiés. Dans ces «canaux muqueux» sont des nerfs pourvus de branches nombreuses dont les terminaisons sont en rapport avec des éminences nerveuses caractéristiques. Il est probable que cet «organe sensoriel épidermique» étendu sert à percevoir les différences, soit dans la pression, soit dans les autres qualités de l'eau. D'autres groupes d'animaux se distinguent encore par la possession d'autres sensilles caractéristiques dont le rôle nous est inconnu.
Ces faits nous montrent déjà que l'activité sensorielle de l'homme est limitée et cela aussi bien quantitativement que qualitativement. A l'aide de nos sens, même de celui de la vue et de celui du tact, nous ne pouvons donc jamais connaître qu'une partie des qualités que possèdent les objets du monde extérieur. Mais cette perception partielle est elle-même incomplète, car nos organes sensoriels sont imparfaits et les nerfs sensoriels sont des interprètes qui ne transmettent au cerveau que la traduction des impressions reçues.
Cette imperfection reconnue de notre activité sensorielle ne doit pourtant pas nous empêcher de considérer ces instruments et l'œil avant tout, comme les plus nobles des organes; ils constituent, avec les organes de la pensée localisés dans le cerveau, le cadeau le plus précieux que la Nature ait fait à l'homme. A. Rau dit très justement: «Toute science est en dernière analyse une connaissance sensible; les données des sens ne sont pas niées mais interprétées par elle; les sens sont nos premiers et nos meilleurs amis; bien avant que l'entendement ne se développe, les sens disent à l'homme ce qu'il doit faire et ce dont il doit s'abstenir. Celui qui renierait la sensibilité pour échapper à ses dangers, agirait avec autant d'irréflexion et de sottise que celui qui s'arracherait les yeux parce que ces organes pourraient un jour voir des choses honteuses; ou celui qui s'écorcherait la peau de la main, de crainte que cette main ne se saisisse un jour du bien d'autrui.» Aussi Feuerbach a-t-il pleinement raison de traiter toutes les philosophies, les religions, les institutions qui sont en contradiction avec le principe de la sensibilité, non seulement d'erronées, mais de foncièrement pernicieuses. Sans sens pas de connaissance! Nihil est in intellectu, quod non fuerit in sensu. (Locke). L'immense mérite que s'est acquis en ces derniers temps le Darwinisme, en nous faisant connaître plus à fond et apprécier plus hautement l'activité sensorielle, a déjà fait, il y a vingt ans, le sujet de ma conférence «sur l'origine et le développement des organes des sens»[58].
Hypothèse et croyance.—Le besoin de connaître de l'homme civilisé, parvenu à un haut degré de culture, n'est pas satisfait par la connaissance, pleine de lacunes, du monde extérieur que cet homme acquiert au moyen de ses organes des sens, si imparfaits. Il s'efforce de transformer les impressions sensibles qui lui ont été ainsi fournies, en valeurs de connaissance; il les élabore, dans les centres sensoriels de l'écorce cérébrale, en sensations spécifiques et par l'association, dans le centre propre à cette opération, il assemble ces sensations de manière à former des représentations; par l'enchaînement des groupes de représentations, l'homme parvient ensuite à constituer une science d'ensemble. Mais cette science reste toujours pleine de lacunes et insatisfaisante, si la fantaisie ne vient pas compléter la force de combinaison insuffisante de l'entendement et si elle ne rassemble pas, par l'association des images, des connaissances anciennes, de manière à en constituer un tout. De là résultent de nouvelles formations de représentations qui, seules, permettront d'expliquer les faits perçus et «satisferont le besoin de causalité de la raison». Les représentations qui comblent les lacunes de la science et prennent sa place peuvent être désignées, d'une manière générale, du nom de croyance. Et c'est ainsi qu'il en va constamment dans la vie journalière. Lorsque nous ne sommes pas sûrs d'une chose, nous disons que nous la croyons. En ce sens, dans la science elle-même, nous sommes forcés de croire; nous présumons ou admettons qu'il existe un certain rapport entre deux phénomènes, quoique nous ne le sachions pas d'une façon certaine. Dans le cas où il s'agit de la connaissance des causes, nous construisons des hypothèses. D'ailleurs on ne peut admettre, en science, que les hypothèses comprises dans les limites des facultés humaines et qui ne contredisent pas des faits connus. Telles sont, par exemple, en physique, la théorie des vibrations de l'éther; en chimie, l'existence des atomes avec leurs affinités; en biologie, la théorie de la structure moléculaire du plasma vivant.
Théorie et croyance.—L'explication d'un grand nombre de phénomènes se rattachant les uns aux autres, par une cause qu'on admet leur être commune, constitue ce qu'on appelle une théorie. Pour la théorie, comme pour l'hypothèse, la croyance (au sens scientifique) est indispensable; car, ici aussi, la fantaisie créatrice comble les lacunes que l'entendement laisse quand il tâche de connaître les rapports entre les choses. La théorie, par suite, ne peut jamais être considérée que comme une approximation de la vérité; on doit avouer qu'elle pourra, plus tard, être supplantée par une autre mieux fondée. Malgré l'aveu de cette incertitude, la théorie reste indispensable à toute vraie science; car, seule, elle explique les faits en supposant admises leurs causes. Celui qui renoncerait absolument à la théorie et ne voudrait construire la science pure qu'avec des «faits certains» (ce qui est le cas des esprits bornés, dans les prétendues «sciences naturelles exactes» de nos jours)—celui-là renoncerait du même coup à la connaissance des causes en général et par là à la satisfaction du besoin de causalité inhérent à la raison.
La théorie de la gravitation en astronomie (Newton), la théorie cosmologique des gaz en cosmogénie (Kant et Laplace), le principe de l'énergie en physique (Mayer et Helmholtz), la théorie atomique en chimie (Dalton), la théorie des vibrations en optique (Huyghens), la théorie cellulaire en histologie (Schleiden et Schwann), la théorie de la descendance en biologie (Lamarck et Darwin): autant d'exemples grandioses de théories de premier ordre. Elles expliquent tout un monde de grands phénomènes naturels par l'hypothèse d'une cause qui soit commune à tous les faits isolés de leurs domaines respectifs et par la démonstration qu'elles donnent que tous les phénomènes font bien partie d'un même domaine et qu'ils sont régis par des lois fixes, découlant de cette cause unique. D'ailleurs, cette cause elle-même peut être inconnue dans son essence ou peut n'être qu'une «hypothèse provisoire». La pesanteur, dans la théorie de la gravitation et la cosmogénie, l'énergie elle-même, dans son rapport avec la matière, l'éther en optique et en électricité, l'atome en chimie, le plasma vivant dans la théorie cellulaire, l'hérédité dans la théorie de la descendance—tous ces concepts, et autres semblables, dont usent les grandes théories, peuvent être considérés par la philosophie sceptique comme de «pures hypothèses», comme les produits de la croyance scientifique, mais ils nous demeurent, comme tels, indispensables aussi longtemps qu'ils n'auront pas été remplacés par une hypothèse meilleure.
Croyance et Superstition.—D'une toute autre nature que ces formes de croyance scientifique sont ces conceptions qui, dans les diverses religions, servent à expliquer les phénomènes et qu'on désigne simplement du nom de croyance, au sens restreint du mot. Comme ces deux formes de croyance, la «croyance naturelle» de la science et la «croyance surnaturelle» de la religion, sont souvent confondues et qu'une certaine obscurité s'ensuit; il est utile, nécessaire même de bien mettre en relief leur opposition radicale. La croyance «religieuse» est toujours une croyance au miracle et, comme telle, est en contradiction irrémédiable avec la croyance naturelle de la raison. Par opposition à celle-ci, elle affirme l'existence de faits surnaturels et peut ainsi être désignée du nom de surcroyance, hypercroyance, forme originelle du mot Superstition[59]. La différence essentielle entre cette superstition et la «croyance raisonnable» consiste en ceci que la première admet des forces et des phénomènes surnaturels, que la science ne connaît pas et qu'elle n'admet pas, auxquels ont donné naissance des perceptions fausses et des inventions erronées de la fantaisie poétique; la superstition est ainsi en contradiction avec les lois naturelles clairement reconnues et, partant, elle est déraisonnable.
Superstition des peuples primitifs.—Grâce aux grands progrès de l'ethnologie au XIXe siècle, nous connaissons une quantité énorme de formes et de produits de la superstition tels qu'on les trouve aujourd'hui encore chez les grossiers peuples primitifs. Si on les compare entre eux, puis avec les conceptions mythologiques correspondantes des âges antérieurs, on constate une analogie sur bien des points, souvent une origine commune et, finalement, une source primitive très simple d'où tous découlent. Nous trouvons celle-ci dans le besoin naturel de causalité de la raison, dans la recherche de l'explication des phénomènes inconnus qui pousse à trouver leur cause. C'est le cas, en particulier, pour ces phénomènes moteurs qui éveillent la crainte par la menace d'un danger: comme l'éclair et le tonnerre, les tremblements de terre, les éclipses, etc. Le besoin d'une explication causale de ces phénomènes naturels existe déjà chez les peuples primitifs les plus inférieurs qui le tiennent eux-mêmes, par l'hérédité, de leurs ancêtres primates. Il existe également chez beaucoup d'autres Vertébrés. Quand un chien aboie devant la pleine lune, ou en entendant sonner une cloche dont il voit le battant se mouvoir, ou en voyant un drapeau flotter au vent, il n'exprime pas seulement par là sa crainte mais aussi le vague besoin de connaître la cause de ce phénomène inconnu. Les germes grossiers de religion, chez les peuples primitifs, ont leurs racines en partie dans cette superstition héréditaire de leurs ancêtres primates,—en partie dans le culte des aïeux, dans divers besoins de l'âme et dans des habitudes devenues traditionnelles.
Superstition des peuples civilisés.—Les croyances religieuses des peuples civilisés modernes, qu'ils considèrent comme leur bien spirituel le plus précieux, sont placées par eux bien au-dessus des «grossières superstitions» des peuples primitifs; on loue le grand progrès qu'a amené la marche de la civilisation, en dépassant ces superstitions. C'est là une grande erreur! Un examen critique et une comparaison impartiale nous montreraient que les deux croyances ne diffèrent que par la «forme spéciale» et par l'enveloppe externe de la confession. A la claire lumière de la raison, la croyance au miracle, croyance distillée des religions les plus libérales—en tant qu'elle contredit les lois naturelles solidement établies,—nous paraît une superstition aussi déraisonnable et au même titre que la grossière croyance aux fantômes des religions primitives, fétichistes, que les premières regardent avec un orgueilleux dédain.
De ce point de vue impartial, si nous jetons un regard critique sur les croyances religieuses encore aujourd'hui régnantes, parmi les peuples civilisés, nous les trouverons partout pénétrées de superstitions traditionnelles. La croyance chrétienne à la Création, la Trinité divine, l'Immaculée Conception de Marie, la Rédemption, la Résurrection et l'Ascension du Christ, etc., tout cela est de la fantaisie pure et ne peut pas plus s'accorder avec la connaissance rationnelle de la Nature que les différents dogmes des religions mahométane, moïsiaque, bouddhiste et brahmanique. Chacune de ces religions est, pour le vrai croyant, une vérité incontestable et chacune d'elles considère toute autre croyance comme une hérésie et une dangereuse erreur. Plus une religion donnée se considère comme «la seule qui sauve»—comme étant la religion catholique,—et plus cette conviction est chaleureusement défendue comme étant ce que cette religion a le plus à cœur, plus, naturellement, elle doit mettre de zèle à combattre les autres et plus deviennent fanatiques ces terribles guerres religieuses qui remplissent les pages les plus tristes du livre d'histoire de la civilisation. Et pourtant, l'impartiale Critique de la raison mûre nous convainc que toutes ces différentes formes de croyance sont au même titre fausses et déraisonnables, produits, toutes, de l'imagination poétique et de la tradition acceptée sans critique. La science fondée sur la raison doit les rejeter toutes tant qu'elles sont, comme des créations de la superstition.
Professions de foi (Confessions).—L'incommensurable dommage que la superstition, contraire à la raison, cause depuis des milliers d'années dans l'humanité croyante, ne se manifeste nulle part dune manière aussi frappante que dans l'éternel «Combat des confessions». Entre toutes les guerres que les peuples ont entreprises les uns contre les autres, par le fer et par le feu, les guerres de religion ont été entre toutes les plus sanglantes; entre toutes les formes de discorde qui ont troublé le bonheur des familles et des individus, celles d'origine religieuse, provenant de différences de croyance sont, encore aujourd'hui, les plus haineuses. Qu'on songe aux nombreux millions d'hommes qui ont perdu la vie lors des conversions au Christianisme, des persécutions des chrétiens, dans les guerres de religion de l'Islamisme et de la Réforme, pendant l'Inquisition ou les procès de sorcellerie! Ou bien qu'on pense au nombre encore plus grand de malheureux qui, à cause de différences de croyance, ont eu à souffrir des dissensions de famille, ont perdu l'estime de leurs concitoyens croyants, leur position dans l'Etat—ou qui ont dû émigrer hors de leur patrie. La confession officielle exerce l'action la plus nuisible lorsqu'elle s'allie aux buts politiques de l'Etat civilisé et que l'enseignement en est imposé dans les écoles, sous le nom de «leçon de religion confessionnelle». La raison des enfants est par là détournée de bonne heure de la connaissance de la vérité et acheminée vers la superstition. Tout philanthrope devrait donc, par tous les moyens possibles, pousser à la fondation d'écoles sans confession, comme à l'une des institutions les plus précieuses de l'Etat moderne où règne la raison.
La croyance de nos pères.—La haute valeur dont jouit, encore aujourd'hui, dans beaucoup de milieux, l'enseignement de la religion confessionnelle, ne résulte pas seulement du joug confessionnel imposé par un Etat arriéré ni de sa dépendance vis-à-vis de l'autorité cléricale—elle s'explique aussi par la pression d'anciennes traditions et de «besoins de l'âme» de différentes sortes. Parmi ceux-ci le plus puissant est le culte pieux, rendu dans beaucoup de milieux, à la confession traditionnelle, à la «sainte croyance de nos pères». Dans des milliers de récits et de poèmes, la fidélité à ces croyances est célébrée comme un trésor spirituel et un devoir sacré. Et pourtant il suffit de réfléchir avec impartialité sur l'histoire de la croyance pour se convaincre de l'absolue absurdité de cette idée si puissamment influente. La croyance dominante, celle de l'église évangélique, est essentiellement différente dans la seconde moitié du XIXe siècle si éclairé, de ce qu'elle était dans la première moitié et celle qui régnait alors est à son tour tout autre que celle du XVIIIe siècle. Cette dernière s'écarte beaucoup de ce qui était la «croyance de nos pères» au XVIIe siècle et encore plus au XVIe. La Réforme qui a délivré la raison asservie de la tyrannie du papisme est naturellement poursuivie par celui-ci comme la pire des hérésies; mais la croyance au papisme elle-même avait complètement changé au cours d'un millier d'années. Et combien la croyance des chrétiens baptisés diffère de celle de leurs pères païens! Chaque homme, capable de penser d'une façon indépendante, se forme une croyance propre, plus ou moins «personnelle», qui diffère toujours de celle de ses pères, car elle dépend de l'état de culture générale du temps. Plus nous remontons dans l'histoire de la civilisation, plus nous apparaît comme une superstition inadmissible, la «croyance de nos pères» tant vantée, dont les formes se renouvellent incessamment.
Spiritisme.—Une des formes les plus remarquables de la superstition est celle qui, aujourd'hui encore dans notre société civilisée, joue un rôle étonnant: le spiritisme ou croyance aux esprits sous sa forme moderne. C'est une chose aussi étonnante qu'affligeante de voir que, de nos jours, des millions d'hommes civilisés sont encore complètement sous le joug de cette sombre superstition; bien plus, on compte quelques naturalistes célèbres qui n'ont pas pu s'en affranchir. De nombreuses revues spirites répandent cette croyance aux esprits dans tous les milieux et dans nos «salons les plus distingués», on n'a pas honte de faire apparaître des «esprits» qui frappent, écrivent, apportent des «nouvelles de l'au-delà», etc. On fait valoir, dans les cercles spirites, que des naturalistes éminents eux-mêmes partagent cette superstition. On invoque comme exemple, en Allemagne, Zœllner et Fechner à Leipzig, en Angleterre Wallace et Crookes. Le fait regrettable que des physiciens et des biologistes aussi distingués aient pu tomber dans cette erreur s'explique en partie par l'excès chez eux de l'imagination, par le manque de critique, en partie aussi par la puissante influence de dogmes inflexibles implantés dans le cerveau de l'enfant, dès la première jeunesse, par l'instruction religieuse. D'ailleurs, à propos des célèbres croyances spirites répandues à Leipzig et dans l'erreur desquelles les physiciens Zœllner, Fechner et W. Weber sont tombés grâce au rusé escamoteur Slade, la supercherie de celui-ci a été mise au jour bien que tardivement; Slade lui-même a été reconnu pour un escroc vulgaire et démasqué. Dans tous les autres cas où l'on a examiné à fond les prétendus «miracles du spiritisme», on a reconnu qu'ils avaient tous pour origine une supercherie plus ou moins grossière et quant aux prétendus «médiums» (la plupart sont des femmes) les uns ont été démasqués comme de rusés escamoteurs, tandis que dans les autres on a reconnu des personnes nerveuses d'une excitabilité anormale, leur soi-disant télépathie (ou «action à distance de la pensée sans intermédiaire matériel»), existe aussi peu que les «voix des esprits», les «soupirs des fantômes», etc. Les descriptions animées que Carl du Prel de Münich et autres spirites donnent de ces «apparitions des esprits», s'expliquent par l'excitation de leur imagination active, jointe au manque de critique et de connaissances physiologiques.
Révélation.—La plupart des religions, en dépit de leurs variétés, ont un trait fondamental commun qui constitue en même temps, dans beaucoup de milieux, un de leurs plus puissants supports; elles affirment pouvoir donner, de l'énigme de l'existence, dont la solution n'est pas possible par la voie naturelle de la raison, la solution par la voie surnaturelle de la révélation; on en déduit en même temps la valeur des dogmes ou articles de foi qui, en tant que «lois divines», doivent régler les mœurs et la vie pratique. De telles inspirations divines sont au fond de nombreux mythes et légendes dont l'origine anthropistique saute aux yeux. Le Dieu qui «se révèle», il est vrai, n'apparaît pas directement sous forme humaine, mais au milieu du tonnerre et des éclairs, des orages et des tremblements de terre, des buissons en feu ou des nuages menaçants. Mais la révélation elle-même qu'il donne à ceux des enfants des hommes qui ont la foi, est toujours conçue sous une forme anthropistique: c'est toujours une communication d'idées ou d'ordres formulés et exprimés selon le mode normal de fonctionnement des hémisphères cérébraux et du larynx humains. Dans les religions de l'Inde et de l'Égypte, dans les mythologies grecque et romaine, dans le Talmud comme dans le Coran, dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament—les dieux pensent, parlent et agissent absolument comme les hommes et les révélations par lesquelles ils nous dévoilent les secrets de la vie et prétendent en résoudre les sombres énigmes,—sont des inventions poétiques de la fantaisie humaine. La vérité que le croyant y trouve est une invention humaine et la «croyance enfantine» à ces révélations contraires à la raison n'est que superstition.
La véritable révélation, c'est-à-dire la véritable source de connaissance fondée sur la raison, ne se trouve que dans la nature. Le riche trésor de savoir véritable, qui constitue l'élément le plus précieux de la civilisation humaine, jaillit de la seule et unique expérience que s'est acquise l'entendement en cherchant à connaître la nature et des raisonnements qu'il a construits en associant les représentations empiriques ainsi acquises. Tout homme raisonnable dont le cerveau et les sens sont normaux puise dans l'observation impartiale de la nature cette véritable révélation et se libère ainsi des superstitions que lui ont imposées les révélations de la religion.
CHAPITRE XVII
Science et Christianisme
Études monistes sur le conflit entre l'expérience scientifique et la révélation chrétienne.—Quatre périodes dans la métamorphose historique de la religion chrétienne.—Raison et dogme.
Entre les principes fondamentaux du Christianisme et
la culture moderne le conflit est irrémédiable et ce
conflit se terminera nécessairement, soit par une
réaction victorieuse du Christianisme, soit par sa
complète défaite par la culture moderne; soit par
l'enchaînement de la liberté des peuples sous le flot
montant de l'ultramontanisme, soit par la disparition
du Christianisme, sinon de nom, du moins de fait.
Ed. Hartmann.
Affirmer que le Christianisme a introduit dans le
monde des vérités morales inconnues auparavant,
témoignerait soit d'une grossière ignorance, soit d'une
imposture voulue.
Th. Buckle.
SOMMAIRE DU CHAPITRE XVII
Opposition croissante entre la connaissance de la nature chez les modernes, et la conception chrétienne.—L'ancienne et la nouvelle croyance.—Défense de la science fondée sur la raison contre les attaques de la superstition chrétienne, surtout du papisme.—Quatre périodes dans l'évolution du Christianisme.—I. Le Christianisme primitif (trois siècles).—Les quatre évangiles canoniques.—Les épîtres de Paul.—II. Le papisme (le christianisme ultramontain).—État arriéré de la culture au Moyen Age.—Falsification de l'histoire par l'ultramontanisme.—Papisme et Science.—Papisme et Christianisme.—III. La Réforme.—Luther et Calvin.—Le siècle des lumières (Aufklärung).—IV. Le Christianisme du XIXe siècle.—Déclaration de guerre du pape à la raison et à la science:—1o Infaillibilité.—2o L'encyclique.—3o Immaculée Conception.
LITTÉRATURE
Saladin (Stewart Ross).—Jehovas Gesammelte Werke. Eine kritische Untersuch. des jüdisch-christ. Religions Gebäudes auf Grund der Bibelforsch. (Zurich 1896).
S. E. Verus.—Vergl. Uebersicht der vier Evangelien in unverkürztem Wortlaut (Leipzig 1897).
D. Strauss.—Das Leben Jesus für das deutsche Volk (11te Aufl. 1890).
L. Feuerbach.—Das Wesen des Christentums (4te Aufl. 1883).
P. de Regla (P. Desjardin).—Jesus von Nazareth vom wissenschaftlich. geschichtl. und gesellschaftlich. Standpunkt aus Dargestellt (1891).
Th. Buckle.—Geschichte der Civilisation in England (trad. all.).
M. J. Savage.—Die Religion im Lichte der darwin'schen Lehre (trad. all.).
Ed. Hartmann.—Die Selbstzersetzung des Christenthums (Berlin 1874).
Parmi les traits caractéristiques les plus saillants du XIXe siècle finissant, il faut signaler la vivacité croissante du contraste entre la science et le christianisme. C'est parfaitement naturel et nécessaire; car dans la mesure même où les progrès victorieux de la Science de la nature moderne ont laissé loin derrière eux les conquêtes scientifiques des siècles précédents, l'inadmissibilité de toutes ces conceptions mystiques qui essaient de courber la raison sous le joug de la prétendue Révélation devenait manifeste, et la religion chrétienne est du nombre. Plus l'astronomie, la physique et la chimie modernes démontraient avec certitude que des lois naturelles inflexibles règnent seules dans l'Univers, plus la botanique, la zoologie et l'anthropologie démontraient à leur tour la valeur des mêmes lois dans le domaine tout entier de la nature organique—plus la religion chrétienne, d'accord avec la métaphysique dualiste, se refuse énergiquement à reconnaître la valeur de ces lois naturelles dans le domaine de la prétendue «vie de l'esprit», c'est-à-dire dans un département de la physiologie cérébrale.
Nul n'a montré plus clairement, avec plus de courage et plus irréfutablement, le conflit manifeste et irrémédiable de la science moderne et de la tradition chrétienne—que le plus grand théologien du XIXe siècle, David Frédéric Strauss. Sa dernière confession: l'Ancienne et la nouvelle croyance (9e éd. 1877) est l'expression universelle des convictions sincères de tous les savants modernes qui discernent le conflit irrémédiable entre les doctrines courantes du christianisme dont on nous imprègne et les révélations lumineuses, conformes à la raison, des sciences naturelles actuelles; ce livre exprime les convictions de tous ceux qui ont le courage de défendre les droits de la raison contre les prétentions de la superstition et qui éprouvent le besoin philosophique de se faire de la nature une conception moniste. Strauss, libre penseur loyal et courageux, a exposé, beaucoup mieux que je ne l'aurais cru, les contradictions les plus importantes entre «l'ancienne et la nouvelle croyance». L'absolue impossibilité de résoudre la contradiction, l'inévitabilité d'un combat décisif entre les deux croyances—«question de vie ou de mort»—ont été démontrées au point de vue philosophique, en particulier par Ed. Hartmann dans son intéressant ouvrage sur l'Auto-dissolution du christianisme (1874).
Après avoir lu les œuvres de Strauss et de Feuerbach ainsi que l'Histoire des conflits entre la religion et la science de G. W. Draper (1875), il pourrait paraître superflu de consacrer à ce sujet un chapitre spécial. Il est cependant utile, nécessaire même, de jeter ici un regard critique sur l'évolution historique de ce grand conflit et cela pour cette raison que les attaques de l'Eglise militante contre la science en général et contre la théorie de l'évolution en particulier, sont devenues, en ces derniers temps, particulièrement vives et menaçantes. De plus, malheureusement, le relâchement intellectuel qui sévit actuellement, de même que le flot montant de la réaction sur le terrain politique, social et religieux, ne sont que trop propres à augmenter encore ces dangers. Si quelqu'un en doutait, il n'aurait qu'à lire les débats des synodes chrétiens et du Reichstag allemand, en ces dernières années. C'est dans le même sens que beaucoup de gouvernements s'efforcent de faire aussi bon ménage que possible avec le régiment ecclésiastique, leur ennemi mortel, c'est-à-dire de se soumettre à son joug; les deux alliés entrevoient comme but commun l'oppression de la libre pensée et de la libre recherche scientifique, dans le but de s'assurer ainsi, par le procédé le plus facile, l'absolue domination.
Nous devons faire remarquer expressément qu'il s'agit ici d'un cas de légitime défense de la part de la science et de la raison, contre les vives attaques de l'église chrétienne et de ses puissantes légions—et non pas du tout d'un cas d'attaque injustifiée des premières contre la seconde.
En première ligne, nous devons parer au coup du papisme ou de l'ultramontanisme; car cette église catholique «qui seule sauve» et «offre le salut à tous», est non seulement plus nombreuse et plus puissante que les autres confessions chrétiennes, mais elle a surtout l'avantage d'une organisation admirablement centralisée et d'une politique rusée, sans égale. On entend souvent des naturalistes et autres savants soutenir cette opinion que la superstition catholique n'est pas pire que les autres formes de croyance au surnaturel et que ces trompeuses «formes de la croyance» sont toutes au même titre les ennemies naturelles de la raison et de la science. En théorie, comme principe général, cette affirmation est exacte, mais quant aux conséquences pratiques, elle est fausse; car les attaques faites avec un but précis et que rien n'arrête, comme celles que dirige contre la science l'église ultramontaine, soutenue par l'inertie et la bêtise des masses, sont infiniment plus graves et plus dangereuses, à cause de leur organisation puissante, que celles de toutes les autres religions.
Evolution du Christianisme.—Pour apprécier exactement l'importance inouïe du Christianisme dans toute l'histoire de la civilisation, mais surtout son antagonisme radical avec la religion et la science, il faut jeter un regard rapide sur les phases principales de son évolution historique. Nous y distinguerons quatre périodes:
I. Le Christianisme primitif (les trois premiers siècles);
II. Le Papisme (douze siècles, du IVe au XVe);
III. La Réforme (trois siècles, du XVIe au XVIIIe);
IV. Le moderne Pseudo-christianisme (au XIXe siècle).
I. Le christianisme primitif embrasse les trois premiers siècles. Le Christ lui-même, ce prophète noble et illuminé, tout rempli de l'amour des hommes, était bien au-dessous du niveau de culture de l'antiquité classique; il ne connaissait que la tradition juive; il n'a laissé aucune ligne de sa main. Il n'avait, d'ailleurs, aucun soupçon du degré avancé, auquel la philosophie et la science grecques s'étaient élevées cinq cents ans déjà avant lui. Ce que nous savons du Christ et de la doctrine primitive, nous le puisons donc dans les principaux écrits du Nouveau Testament: d'abord dans les quatre Évangiles et ensuite dans les lettres de Paul. Quant aux quatre Evangiles canoniques, nous savons maintenant qu'ils ont été choisis en 325, au concile de Nicée, par 318 évêques assemblés, parmi un tas de manuscrits contradictoires et falsifiés, datant des trois premiers siècles. Sur la première liste d'élection, figuraient quarante évangiles, sur la seconde, restreinte, quatre restèrent. Comme les évêques, se disputant, s'injuriant méchamment, ne pouvaient pas s'entendre sur le choix définitif, on décida (après le Synodikon de Pappus) de laisser un miracle divin décider de ce choix: on posa tous les livres sous l'autel et l'on pria le Ciel de faire que les écrits apocryphes d'origine humaine, restassent sous l'autel tandis que les écrits véridiques, émanés de Dieu lui-même, sautassent au contraire sur l'autel. Et il en fut ainsi! Les trois Évangiles synoptiques (de Matthieu, Marc et Lucas, tous trois rédigés non par ces hommes, mais d'après eux, au commencement du deuxième siècle)—ainsi que le quatrième Évangile, tout différent (probablement composé d'après Jean, au milieu du IIe siècle)—tous ensemble, ces quatre Évangiles sautèrent sur la table et devinrent dès lors les bases authentiques (se contredisant en mille endroits!)—de la doctrine chrétienne (cf. Saladin). Si quelque «incrédule» moderne trouvait incroyable ce Saut des livres nous lui rappellerions que le tout aussi incroyable remuement des tables et les coups frappés par les esprits trouvent encore aujourd'hui, parmi les spirites «cultivés», des millions de croyants; et des centaines de millions de croyants chrétiens ne sont pas moins convaincus, à cette heure encore, de leur propre immortalité, de «la résurrection après la mort» et de la «Trinité de Dieu»—dogmes qui ne sont ni plus ni moins en contradiction avec la raison pure que ce merveilleux saut des évangiles manuscrits.
A côté des Evangiles, on sait que les sources principales sont les quatorze Épîtres différentes (en grande partie falsifiées!) de l'apôtre Paul. Les lettres authentiques de Paul (qui d'après la critique moderne ne sont qu'au nombre de trois: celles aux Romains, aux Galates et aux Corinthiens)—ont toutes été écrites antérieurement aux quatre Évangiles canoniques et contiennent moins de légendes miraculeuses incroyables que ceux-ci; on y démêle aussi, plus que dans ces derniers, un effort pour se concilier avec une conception rationnelle. Aussi la théologie moderne éclairée, construit-elle, en partie, son Christianisme idéal en s'appuyant plus sur les lettres de Paul que sur les Evangiles, ce qui a fait désigner cette théologie du nom de Paulinisme. La personnalité marquante de l'apôtre Paul, qui était beaucoup plus instruit et doué d'un sens pratique beaucoup plus grand que le Christ, est intéressante, en outre, au point de vue anthropologique en ce que les races originelles des deux grands fondateurs de la religion chrétienne, sont à peu près les mêmes.
Les parents de Paul, eux aussi, (d'après les recherches historiques récentes) appartenaient, le père à la race grecque la mère à la race juive. Les métis, issus de ces deux races, qui à l'origine sont très différentes (quoique rameaux, toutes deux, d'une même espèce: homo mediterraneus) se distinguent souvent par un heureux mélange de talents et de traits de caractère, ainsi qu'en font foi de nombreux exemples, à une époque ultérieure à celle de Paul et de nos jours encore. La fantaisie orientale, plastique, des Sémites et la raison occidentale, critique, des Ariens, se complètent souvent d'une façon avantageuse. C'est ce dont témoigne la doctrine paulinienne qui acquit bientôt une plus grande influence que la conception primitive du christianisme originel. Aussi a-t-on voulu voir avec raison dans le Paulinisme une apparition nouvelle dont le père serait la philosophie grecque et la mère, la religion juive; un mélange analogue était déjà apparu dans le Néoplatonisme.
En ce qui concerne la doctrine originelle et le but que se proposait le Christ—de même qu'en ce qui touche à beaucoup de points importants de sa vie—les opinions des théologiens en conflit ont divergé de plus en plus à mesure que la critique historique (Strauss, Feuerbach, Baur, Renan, etc.) a remis dans leur vrai jour les faits qu'il lui était donné de connaître et en a tiré des conclusions impartiales. Ce qui demeure comme certain, c'est le noble principe de l'amour universel du prochain et le principe suprême de la morale, qui s'en déduit: la règle d'or—tous deux d'ailleurs connus et pratiqués plusieurs siècles avant J.-C. (cf. chap. XIX.) Au reste, les premiers chrétiens, ceux des premiers siècles, étaient en grande partie de simples communistes, en partie des démocrates-socialistes qui, d'après les principes aujourd'hui en vigueur en Allemagne, auraient dûs être exterminés par le feu et par le fer.
II. Le papisme.—Le Christianisme latin ou papisme, l'«Église catholique romaine», appelée souvent aussi Ultramontanisme, ou, d'après la résidence de son chef, vaticanisme ou plus brièvement papisme, est, entre tous les phénomènes de l'histoire de la civilisation humaine, l'un des plus grandioses et des plus remarquables, une «grandeur de l'histoire universelle», de premier ordre; en dépit des assauts du temps, elle jouit aujourd'hui encore d'une immense influence. Sur les 410 millions de chrétiens répandus actuellement sur la terre, la plus grande moitié, à savoir 225 millions, professent le catholicisme romain, 75 millions seulement le catholicisme grec et 110 millions sont protestants. Pendant une durée de douze cents ans, du IVe au XVIe siècle, le papisme a presque entièrement dominé et empoisonné la vie intellectuelle de l'Europe; par contre, il n'a gagné que très peu de terrain sur les grands systèmes religieux anciens de l'Asie et de l'Afrique. En Asie, le bouddhisme compte, aujourd'hui encore, 503 millions d'adhérents, la religion de Brahma, 138 millions, l'islamisme 120 millions. C'est surtout la suprématie du papisme qui a imprimé au moyen âge son caractère sombre; son vrai sens, c'est la mort de toute libre vie intellectuelle, le recul de toute vraie science, la ruine de toute pure moralité. De la brillante splendeur où s'était élevée la vie intellectuelle dans l'antiquité classique, pendant le premier siècle avant J.-C. et durant les premiers siècles du christianisme, elle tombe bientôt, sous le règne du papisme, jusqu'à un niveau qu'on ne peut caractériser autrement, en ce qui concerne la connaissance de la vérité, que du nom de barbarie. On fait bien valoir qu'au moyen âge, d'autres côtés de la vie intellectuelle trouvèrent un riche déploiement: la poésie et les arts plastiques, l'érudition scholastique et la philosophie patristique. Mais cette production intellectuelle était au service de l'Église régnante et elle était employée, non comme un levier, mais comme un instrument d'oppression vis-à-vis de la libre recherche. Le souci exclusif de se préparer à une «vie éternelle dans l'au-delà» inconnu, le mépris de la nature, l'aversion pour son étude, inhérents au principe de la religion chrétienne, devinrent des devoirs sacrés pour la hiérarchie romaine. Une transformation en mieux n'eut lieu qu'au commencement du xvie siècle, grâce à la Réforme.
État arriéré de la culture au moyen âge.—Nous serions entraînés trop loin si nous voulions décrire ici le déplorable recul qui s'opéra dans la culture et dans les mœurs, pendant douze siècles, sous la domination intellectuelle du papisme. L'illustration la plus frappante nous en sera fournie par une phrase du plus grand et du plus spirituel des Hohenzollern: Frédéric le Grand résumait sa pensée en disant que l'étude de l'histoire conduisait à cette conclusion que depuis Constantin jusqu'à l'époque de la Réforme, l'Univers entier avait été en proie au délire. Une courte mais excellente peinture de cette «période de délire» nous a été donnée en 1887 par Buchner dans son traité sur «les conceptions religieuses et scientifiques». Nous renvoyons celui qui voudrait approfondir ces questions aux ouvrages historiques de Ranke, Draper, Kolb, Svoboda, etc. La peinture conforme à la vérité, que nous donnent ces historiens et d'autres non moins impartiaux, en ce qui concerne l'horrible état de choses du moyen âge chrétien, est continuée par toutes les sources d'information véridiques et par les monuments historiques que cette période, la plus triste de toutes, a laissés partout derrière elle. Les catholiques instruits qui cherchent loyalement la vérité ne sauraient trop être renvoyés à l'étude de ces sources. Nous devons d'autant plus insister là-dessus qu'actuellement encore la littérature ultramontaine exerce une grande influence; le vieil artifice qui consiste à dénaturer impudemment les faits et à inventer des histoires miraculeuses pour duper le «peuple croyant», est employé aujourd'hui encore avec succès par l'ultramontanisme: qu'il nous suffise de rappeler Lourdes et la «roche sainte» de Trèves (1898). Jusqu'où la déformation de la vérité peut aller, même dans les ouvrages scientifiques, c'est ce dont le professeur ultramontain, J. Janssen de Francfort, nous fournit un exemple frappant; ses ouvrages très répandus (surtout l'«Histoire du peuple allemand depuis la fin du moyen âge», qui a de nombreuses éditions) poussent à un degré incroyable l'impudente falsification de l'histoire[60]. Le mensonge de ces falsifications jésuitiques marche de pair avec la crédulité et l'absence de sens critique du simple peuple allemand qui les accepte comme de l'argent comptant.
Papisme et science.—Parmi les faits historiques qui démontrent de la manière la plus éclatante l'odieux de la tyrannie intellectuelle exercée par l'ultramontanisme, ce qui nous intéresse avant tout c'est la lutte énergique et méthodiquement menée contre la science comme telle. Cette lutte, il est vrai, dès son point de départ, était déterminée par ceci, que le Christianisme plaçait la foi au-dessus de la raison et exigeait l'aveugle soumission de celle-ci devant la première; et non moins par cette autre raison que le Christianisme considérait toute la vie terrestre comme une simple préparation à l'«au-delà» imaginaire et déniait par conséquent toute valeur à la recherche scientifique en soi-même. Mais la lutte victorieuse, menée conformément à un plan, ne commença contre la science qu'au début du ive siècle, surtout à la suite du célèbre Concile de Nicée (327), présidé par l'empereur Constantin—nommé le grand parce qu'il fit du Christianisme la religion d'Etat et fonda la ville de Constantinople, ce qui ne l'empêcha pas d'être un caractère sans valeur, un faux hypocrite et plusieurs fois assassin. Les succès du papisme dans la lutte contre toute pensée et toute recherche scientifique indépendantes sont bien mis en lumière par l'état déplorable de la connaissance de la nature et de la littérature s'y rapportant, au moyen âge. Non seulement les riches trésors intellectuels légués par l'antiquité classique furent en grande partie détruits ou soustraits à la publicité, mais, en outre, des bourreaux et des bûchers veillaient à ce que chaque «hérétique», c'est-à-dire tout penseur indépendant, gardât pour soi ses pensées raisonnables. S'il ne le faisait pas, il devait s'attendre à être brûlé vif, ce qui fut le sort du grand philosophe moniste Giordano Bruno, du réformateur Jean Huss et de plus de cent mille autres «témoins de la vérité». L'histoire des sciences au moyen âge nous apprend, de quelque côté que nous nous tournions, que la pensée indépendante et la recherche scientifique, empirique, sont restées pendant douze tristes siècles, réellement enterrées sous l'oppression du tout-puissant papisme.
Papisme et Christianisme.—Tout ce que nous tenons en haute estime dans le véritable christianisme, selon l'esprit de son fondateur et des successeurs les plus élevés de celui-ci et ce que, dans la ruine inévitable de cette «religion universelle», nous cherchons à sauver en le transportant dans notre religion moniste,—tout cela appartient au côté éthique et social du Christianisme. Les principes de la véritable humanité, de la règle d'or, de la tolérance, de l'amour du prochain au sens le meilleur et le plus élevé du mot: tous ces beaux côtés du Christianisme n'ont sans doute pas été inventés ni posés pour la première fois par lui, mais ils ont été mis en pratique avec succès lors de cette période critique pendant laquelle l'antiquité classique marchait à sa dissolution. Pourtant le papisme a su trouver le moyen de transformer toutes ces vertus en leur contraire direct, tout en conservant l'ancienne enseigne. A la place de la charité chrétienne s'installa la haine fanatique contre tous ceux dont les croyances étaient différentes; le feu et le fer furent employés à exterminer non seulement les païens, mais aussi ces sectes chrétiennes qui puisaient dans une meilleure instruction des objections qu'elles osaient élever contre les dogmes de la superstition ultramontaine qui leur étaient imposés. Partout en Europe florissaient les tribunaux de l'Inquisition réclamant d'innombrables victimes dont les tortures procuraient un plaisir particulier à ces pieux bourreaux tout pénétrés d'un «fraternel amour chrétien». La puissance papale à son apogée fit rage pendant des siècles, sans pitié pour tout ce qui était un obstacle à sa suprématie. Sous le célèbre Grand Inquisiteur Torquemada (1481 à 1498), rien qu'en Espagne, huit mille hérétiques furent brûlés vifs, quatre-vingt-dix mille eurent leurs biens confisqués et furent condamnés aux pénitences publiques les plus irritantes,—tandis qu'aux Pays-Bas, sous le règne de Charles-Quint, cinquante mille hommes au moins tombaient, victimes de la soif sanguinaire du clergé. Et pendant que les hurlements des martyrs emplissaient l'air, à Rome, dont le monde chrétien tout entier était tributaire, les richesses de la moitié de l'univers venaient affluer et les prétendus représentants de Dieu sur terre, ainsi que leurs suppôts (eux-mêmes, souvent poussant l'athéisme à ses derniers degrés) se vautraient dans les débauches et les crimes de toutes sortes. «Quels avantages», disait ironiquement le frivole et syphilitique pape Léon X, «nous a pourtant valus cette fable de Jésus-Christ!» En dépit de la dévotion à l'Eglise et de la dévotion à Dieu, la condition de la société en Europe était déplorable. Le féodalisme, le servage, les ordres mendiants et le monarchisme régnaient par tout le pays et les pauvres hilotes étaient heureux lorsqu'il leur était permis d'élever leurs misérables huttes sur les terres appartenant aux châteaux ou aux cloîtres de leurs oppresseurs et exploiteurs laïques et ecclésiastiques. Nous souffrons aujourd'hui encore des restes et des suites douloureuses du triste état de choses d'alors, de cette époque où il ne pouvait être question qu'exceptionnellement et en cachette de l'intérêt de la science et d'une haute culture intellectuelle. L'ignorance, la pauvreté et la superstition se joignaient au déplorable effet du célibat, introduit au XIe siècle, pour fortifier toujours davantage la puissance absolue de la papauté (Büchner). On a calculé que pendant cette période d'éclat du papisme, plus de dix millions d'hommes avaient été victimes des fanatiques haines de religion de la charité chrétienne; et à combien de millions a dû s'élever le nombre des victimes humaines qu'ont faites le célibat, la confession auriculaire, l'oppression des consciences, ces institutions préjudiciables et maudites entre toutes, de l'absolutisme papiste! Les philosophes «incrédules» qui ont réuni les preuves contre l'existence de Dieu en ont oublié une des plus fortes: le fait que les représentants du Christ à Rome ont pu impunément, pendant douze siècles, exercer les pires crimes et commettre les pires infamies au nom de Dieu.
II. La Réforme.—L'histoire des peuples civilisés que nous appelons d'ordinaire «histoire universelle», fait commencer sa troisième période, les «temps modernes», avec la Réforme de l'Eglise chrétienne, comme elle fait commencer le moyen âge avec la fondation du Christianisme: elle a en cela raison, car avec la Réforme commence la renaissance de la raison enchaînée, le réveil de la science, que la poigne de fer du papisme chrétien avait comprimée pendant douze cents ans. La propagation générale de la culture avait déjà commencé, il est vrai, vers le milieu du XVe siècle, grâce à l'imprimerie et vers la fin du même siècle, plusieurs grands événements, surtout la découverte de l'Amérique (1492), vinrent se joindre à la Renaissance des arts pour préparer aussi la Renaissance des sciences. En outre, de la première moitié du seizième siècle, datent des progrès infiniment importants, dans la connaissance de la Nature, qui sont venus ébranler dans ses fondements la conception régnante: tels la première navigation autour de la terre par Magellan, qui fournit la preuve empirique de la forme sphérique de notre planète (1522), puis la fondation du nouveau système cosmique par Copernic (1543). Mais le 31 octobre 1517, jour où Martin Luther cloua ses 95 thèses sur la porte de bois de l'église du château de Wittenberg, n'en reste pas moins un jour marquant dans l'histoire universelle; car Luther brisait la porte de fer du cachot dans lequel l'absolutisme papiste avait tenu pendant douze cents ans la raison enchaînée. Les mérites du grand réformateur qui traduisit la Bible à la Wartburg ont été en partie exagérés, en partie méconnus; on a d'ailleurs fait ressortir avec raison combien Luther, pareil en cela aux autres réformateurs, était encore resté captif de la superstition. C'est ainsi que, de toute sa vie il ne put s'affranchir d'une croyance figée à la lettre de la Bible; il défendit chaleureusement les dogmes de la résurrection, du péché originel et de la prédestination, le salut par la foi, etc. Il rejeta comme une sottise la puissante découverte de Copernic parce que dans la Bible «Josué ordonne au Soleil de s'arrêter et non à la Terre».
Il ne prenait aucun intérêt aux grandes révolutions politiques de son temps, le grandiose et si légitime mouvement des paysans, en particulier, le laissa complètement indifférent. Le fanatique réformateur de Genève, Calvin, fit pis encore en faisant brûler vif le remarquable médecin espagnol Serveto (1553) parce qu'il avait attaqué la croyance inique en la Trinité. D'ailleurs, les «orthodoxes» fanatiques de l'Eglise réformée ne s'engagèrent que trop souvent dans les sentiers ensanglantés tracés par leurs ennemis mortels, les papistes, ainsi qu'ils le font encore aujourd'hui. Malheureusement aussi la Réforme entraîna bientôt à sa suite des cruautés inouïes: la nuit de la Saint-Barthélemy et la persécution des Huguenots en France, les sanglantes chasses aux hérétiques en Italie, de longues guerres civiles en Angleterre, la guerre de Trente ans en Allemagne. Mais les XVIe et XVIIe siècles gardent malgré tout la gloire d'avoir les premiers rouvert librement la route à la pensée humaine et d'avoir délivré la raison de l'oppression étouffante de la domination papiste. C'est seulement grâce à cela que redevint possible le riche déploiement, en des directions diverses, de la critique philosophique et de l'étude de la nature, qui a valu au siècle suivant le glorieux nom de siècle des lumières.
IV. Le pseudo-christianisme du XIXe siècle.—Dans une quatrième et dernière période de l'histoire du Christianisme, notre XIXe siècle vient s'opposer aux précédents. Si pendant ceux-ci déjà, les lumières venues de toutes les directions avaient fait avancer la philosophie critique et si les sciences naturelles florissantes avaient déjà fourni à cette philosophie les armes empiriques les plus redoutables, cependant, dans les deux directions, le progrès accompli durant notre XIXe siècle nous paraît encore colossal. Avec ce siècle recommence une période toute nouvelle de l'histoire de l'esprit humain, caractérisée par le développement de la philosophie naturelle moniste. Dès le début du siècle furent posés les fondements d'une anthropologie nouvelle (par l'anatomie comparée de Cuvier) et d'une nouvelle biologie (par la «philosophie zoologique» de Lamarck). Ces deux grands Français furent bientôt suivis par deux de leurs pairs allemands, Baer, le fondateur de l'embryologie (1828) et J. Müller (1834), le fondateur de la morphologie et de la physiologie comparées.
Un élève de celui-ci, Th. Schwann, posa en 1838, avec M. Schleiden la théorie cellulaire, fondamentale. Auparavant déjà (1830), Lyell avait ramené l'histoire de l'évolution de la terre à des causes mécaniques et confirmé par là, en ce qui concerne nos planètes, la valeur de cette cosmogénie mécanique que Kant, en 1755, avait déjà ébauchée d'une main hardie. Enfin, R. Mayer et Helmholz (1842) établirent le principe de l'énergie qui complétait, comme sa seconde moitié, la grande loi de substance dont la première moitié, la constance de la matière, avait déjà été découverte par Lavoisier. Tous ces aperçus profonds sur l'essence intime de la Nature reçurent leur couronnement, il y a quarante ans, par la nouvelle théorie de l'évolution de Ch. Darwin, le plus grand événement du siècle pour la philosophie de la Nature (1859).
Comment se comporte maintenant, en face de ces immenses progrès dans la connaissance de la nature, dépassant de si loin tout ce qui avait été fait jusqu'alors, le Christianisme moderne? D'abord, et c'était naturel, l'abîme s'est creusé de plus en plus profond entre ses deux directions principales, entre le papisme conservateur et le protestantisme progressiste. Le clergé ultramontain et, d'accord avec lui, l'«Alliance Evangélique» orthodoxe, devaient naturellement opposer la résistance la plus vive à ces grandes conquêtes du libre esprit; ils s'entêtaient, indemnes, dans leur rigoureuse croyance littérale et réclamaient la soumission absolue de la raison à leur dogme. Le protestantisme libéral, par contre, se réfugiait de plus en plus dans un panthéisme moniste et s'efforçait de réconcilier les deux principes opposés; il cherchait à allier l'inévitable réalité des lois naturelles démontrées empiriquement, avec une forme de religion épurée dans laquelle, il est vrai, ne restait presque plus rien d'une doctrine proprement dite. Entre les deux extrêmes, de nombreux essais de compromis s'intercalaient; mais au-dessus d'eux pénétrait toujours plus avant cette conviction que le christianisme dogmatique, en général, avait perdu toutes ses racines et qu'il n'y avait plus qu'à sauver sa grande valeur éthique en la transportant dans la nouvelle religion moniste du XXe siècle. Mais comme, en même temps, les formes extérieures de la religion chrétienne régnante survivaient, comme elles étaient même, en dépit des progrès de révolution politique, rattachées de plus en plus étroitement aux besoins pratiques de l'Etat,—il se développa cette forme de conception religieuse, si répandue dans les milieux instruits, que nous ne pouvons désigner autrement que du nom de Pseudo-christianisme—«mensonge religieux», au fond, de la nature la plus douteuse. Les grands dangers qu'entraîne à sa suite ce profond conflit entre les convictions véritables et les fausses manifestations des modernes Pseudo-chrétiens ont été excellemment décrits par M. Nordau dans son intéressant ouvrage: Les mensonges conventionnels de l'humanité civilisée (12e édition 1886).
Au milieu de l'insincérité manifeste du Pseudo-christianisme régnant, c'est un fait appréciable pour le progrès de la connaissance de la nature fondée sur la raison, que son adversaire le plus décidé et le plus puissant, le papisme, ait rejeté, vers le milieu du siècle, le vieux masque d'une prétendue haute culture intellectuelle pour déclarer à la science indépendante, un combat «question de vie ou de mort». Il y eut ainsi trois importantes déclarations de guerre faites à la raison, pour lesquelles la science et la culture modernes ne peuvent qu'être reconnaissantes envers le «représentant du Christ» à Rome, car ces attaques ont été aussi décisives que peu ambiguës: I. En décembre 1854, le pape proclama le dogme de l'Immaculée conception de Marie. II. Dix ans plus tard, en décembre 1864, le «Saint Père» prononça dans l'encyclique célèbre, un jugement de damnation plénière sur toute la civilisation et toute la culture intellectuelle modernes; dans le syllabus qui accompagnait l'encyclique, le pape énumérait et anathémisait l'une après l'autre les affirmations de la raison et les principes philosophiques que la science moderne tient pour des vérités claires comme le jour. III. Enfin six ans plus tard, le 13 juillet 1870, le belliqueux prince de l'Eglise mettait le comble à son extravagance, en prononçant pour lui et pour tous ceux qui l'avaient précédé dans ses fonctions papales l'infaillibilité. Ce triomphe de la curie romaine fut annoncée au monde stupéfait, cinq jours plus tard, le 18 juillet 1870, en ce jour mémorable où la France déclarait la guerre à l'Allemagne! Deux mois après, à la suite de cette guerre, le pouvoir temporel du pape était supprimé.
Infaillibilité du pape.—Ces trois actes, essentiels entre tous, de la part du papisme au XIXe siècle, étaient si manifestement des coups de poing donnés en plein visage à la raison qu'ils ont, dès le début, soulevé les plus grandes hésitations dans le sein même du catholicisme orthodoxe. Lorsque le Concile du Vatican se réunit le 13 juillet 1870 pour voter, au sujet du dogme de l'infaillibilité, les trois quarts seulement des princes de l'Eglise se prononcèrent en faveur de ce dogme, à savoir 451 votants sur 601; il manquait, en outre, beaucoup d'autres évêques qui avaient voulu se soustraire à ce vote dangereux. Pourtant on s'aperçut bientôt que le pape, rusé connaisseur des hommes, avait calculé plus juste que les «catholiques réfléchis» et timorés; car, dans la masse ignorante et crédule, ce dogme monstrueux fut accueilli aveuglément.
L'histoire de la papauté tout entière, telle qu'elle ressort nettement tracée de milliers de sources dignes de foi et de documents historiques d'une évidence palpable, apparaît à tout juge impartial comme un tissu de mensonges et d'impudences, comme un effort sans scrupule pour conquérir l'absolue domination intellectuelle avec la puissance temporelle, comme la dénégation frivole de tous les commandements moraux élevés, prescrits par le véritable christianisme: Amour du prochain et patience, véracité et chasteté, pauvreté et renoncement. Si l'on applique à la longue série des papes et des princes de l'Eglise romaine parmi lesquels on les choisissait, la mesure de la pure morale chrétienne, il ressort clairement que la plupart de ces hommes étaient d'impudents et fourbes charlatans, et beaucoup d'entre eux des criminels méprisables. Ces faits historiques bien connus n'empêchent pourtant pas qu'aujourd'hui encore, des millions de catholiques croyants et «instruits» ne croient à «l'infaillibilité» que ce «saint père» s'est octroyée à lui-même; cela n'empêche pas, aujourd'hui encore, des princes protestants d'aller à Rome témoigner leur vénération au «Saint Père» (leur ennemi le plus dangereux); cela n'empêche pas aujourd'hui encore, dans l'empire allemand, les valets et les suppôts de ce «Saint Charlatan» de décider des destinées du peuple allemand—grâce à son incroyable incapacité politique et à sa crédulité sans critique!
Encyclique et Syllabus.—Des trois grands actes d'autorité par lesquels nous avons vu le papisme moderne, en la seconde moitié du XIXe siècle, essayer de sauver et d'affermir son autorité absolue, le plus intéressant pour nous est la proclamation de l'encyclique et du Syllabus (décembre 1864); car dans ces pièces mémorables, la raison et la science se voient refuser toute activité indépendante et l'on exige leur absolue soumission à la «foi qui seule sauve» c'est-à-dire aux décrets du «pape infaillible». L'incroyable agitation provoquée par cette impudence sans borne dans tous les milieux cultivés où l'on pense avec indépendance, correspondait bien au contenu inouï de l'encyclique; une excellente discussion nous a été donnée de sa portée politique et intellectuelle par Draper, dans son Histoire des conflits entre la religion et la science (1875).
Immaculée conception de la Vierge Marie.—Ce dogme paraît peut-être de moindre conséquence et moins effrontément hardi que celui de l'infaillibilité du pape. Cependant la plus grande importance est attachée à cet article de foi, non seulement par la hiérarchie romaine, mais aussi par une partie du protestantisme orthodoxe (par exemple l'alliance évangélique). Ce qu'on appelle le Serment d'immaculation c'est-à-dire l'affirmation par serment de la foi en l'immaculée conception de Marie est encore un devoir sacré pour des millions de chrétiens! Beaucoup de croyants réunissent sur ce point deux idées: ils prétendent que la mère de la Vierge Marie a été fécondée par le «Saint Esprit» comme Marie elle-même. Par suite, cet étrange Dieu aurait vécu à la fois avec la mère et avec la fille dans les rapports les plus intimes; il devrait, par suite, être son propre beau-père (Saladin). La théologie critique et comparée a récemment démontré que ce mythe, comme la plupart des autres légendes de la mythologie chrétienne, n'était aucunement original, mais avait été emprunté à des religions plus anciennes, en particulier au bouddhisme. Des fables analogues étaient déjà très répandues plusieurs siècles avant la naissance du Christ, dans l'Inde, en Perse, en Asie Mineure et en Grèce. Lorsque des filles de roi ou autres jeunes filles de haute condition, sans être légitimement mariées, donnaient le jour à un enfant, on désignait comme le père de ce rejeton illégitime un «Dieu» ou un «demi-Dieu», qui était en ce cas le mystérieux «Saint Esprit».
Les dons tout particuliers de l'esprit ou du corps qui distinguaient souvent ces «enfants de l'amour» des enfants des hommes ordinaires, étaient en même temps expliqués partialement par l'hérédité. Ces éminents «fils des dieux» jouissaient, tant dans l'antiquité qu'au moyen âge, d'une haute considération, tandis que le code moral de la civilisation moderne leur impute, comme une flétrissure, le manque de parents «légitimes». Cela s'applique encore bien davantage aux «filles des dieux», quoique ces pauvres jeunes filles soient tout aussi innocentes du fait qu'il manquait un titre à leur père. D'ailleurs, tous ceux qui se sont délectés des beautés de la mythologie de l'antiquité classique savent que ce sont précisément les prétendus fils et filles des «dieux» grecs et romains, qui se sont le plus rapprochés de l'idéal suprême du pur type humain; qu'on pense à la nombreuse famille légitime et à la famille illégitime plus nombreuse encore de Zeus, père des dieux (Cf. Shakespeare)!
En ce qui concerne spécialement la fécondation de la Vierge Marie par le Saint-Esprit, nous sommes renseignés par le témoignage des Évangiles eux-mêmes. Les deux Évangélistes qui seuls nous en parlent, Matthieu et Lucas s'accordent pour nous raconter que Marie, la Vierge juive, était fiancée au charpentier Joseph, mais devint enceinte sans qu'il y fût pour rien et «par l'opération du Saint-Esprit». Matthieu dit expressément (Chap. I., vers. 19): «Cependant Joseph, son époux, était pieux et ne voulait pas la perdre de réputation, mais il songeait à la quitter secrètement; il ne fut apaisé que lorsque «l'ange du Seigneur» lui annonça: «Ce qui a été conçu en elle, l'a été par le Saint-Esprit.» Lucas est plus explicite (Chap. I, vers. 26-38); il nous raconte l'annonciation faite à Marie par l'archange Gabriel «L'esprit saint descendra sur toi et la force du Très Haut te couvrira de son ombre»—à quoi Marie répond: «Voici, je suis la servante du Seigneur, qu'il soit fait selon ce que tu dis». Ainsi qu'on sait, cette visite de l'ange Gabriel et son Annonciation ont fourni à beaucoup de peintres le sujet d'intéressants tableaux. Svoboda nous dit: «L'archange parle ici avec une exactitude que la peinture, par bonheur, ne pouvait pas reproduire. Nous avons un cas nouveau d'anoblissement d'un sujet prosaïque tiré de la Bible, par les arts plastiques. Il s'est, d'ailleurs trouvé des peintres dont les toiles ont rendu facile la compréhension des considérations embryologiques de l'archange Gabriel.»
Ainsi que nous l'avons dit, les quatre Evangiles canoniques qui, seuls, ont été reconnus pour authentiques par l'Eglise chrétienne et qui ont été élevés au rang de fondements de la foi, ont été choisis arbitrairement parmi un nombre beaucoup plus grand d'Evangiles dont les données précises ne se contredisent pas moins entre elles que les légendes des quatre autres. Les Pères de l'Église eux-mêmes ne comptent pas moins de 40 à 50 de ces Évangiles inauthentiques ou apocryphes; quelques-uns existent encore en grec et en latin, tels l'Évangile de Jacob, celui de Thomas, de Nicodème, etc. Les récits que font ces Évangiles apocryphes sur la vie de Jésus, en particulier sur sa naissance et sur son enfance, peuvent prétendre tout autant (ou plutôt tout aussi peu) à la véracité historique, que ceux que nous fournissent les quatre Évangiles canoniques, prétendus «authentiques». Or il se trouve dans un de ces Évangiles apocryphes un récit historique, confirmé d'ailleurs par le Sepher Toldoth Jeschua et qui nous donne, probablement, une solution toute naturelle de l'énigme de la conception surnaturelle et de la naissance du Christ. Cet historien raconte, très franchement, en une phrase, l'anecdote singulière qui contient cette solution: «Josephus Pandera, chef romain d'une légion calabrienne établie en Judée, séduisit Mirjam de Bethléem, une jeune fille hébraïque, et devint le père de Jésus». D'autres récits du même auteur sur Mirjam (le nom hébraïque de Marie) rendent bien équivoque la réputation de la «pure reine du Ciel»!
Naturellement ces récits historiques sont soigneusement passés sous silence par les théologiens officiels, car ils s'accorderaient mal avec le mythe traditionnel et lèveraient le voile qui recouvre le secret de ce mythe, d'une façon trop simple et trop naturelle. La recherche objective de la vérité n'en a que d'autant plus le droit, et la raison pure le devoir sacré, de faire de ces récits importants un examen critique. Il en résulte qu'ils peuvent, à beaucoup plus juste titre que les autres récits, prétendre à la véracité en ce qui concerne les origines du Christ. Ne pouvant, au nom des principes scientifiques connus, que repousser la conception surnaturelle par l'«ombre protectrice du Très Haut,» comme un pur mythe, il ne reste plus que l'opinion très répandue de la «théologie rationnelle» moderne, à savoir que le charpentier juif, Joseph, aurait été le père réel du Christ. Mais cette opinion est expressément contredite par plusieurs passages de l'Évangile; le Christ lui-même était persuadé d'être le Fils de Dieu et n'a jamais reconnu son père adoptif, Joseph, comme l'ayant engendré. Quant à Joseph, il songea à quitter sa fiancée Marie lorsqu'il s'aperçut qu'elle était enceinte sans qu'il y fût pour rien. Il ne renonça à ce projet qu'après qu'en rêve un «ange du Seigneur» lui fût apparu et l'eût tranquillisé. Ainsi que Matthieu le fait remarquer expressément (Chap. I, vers. 24, 25) l'union sexuelle de Joseph et de Marie eut lieu pour la première fois après que Jésus fut né.
Le récit des Evangiles apocryphes d'après lequel le chef romain Pandera aurait été le vrai père du Christ, paraît d'autant plus vraisemblable, quand on examine la personne du Christ du point de vue strictement anthropologique. On le considère, d'ordinaire, comme un pur juif. Mais précisément les traits de son caractère qui font sa personnalité si haute et si noble et qui impriment son sceau à «sa religion de l'amour», ne sont sûrement pas sémites; ils semblent être bien plutôt les traits distinctifs de la race arienne, plus élevée et en particulier de son rameau le plus noble, de l'hellénisme. De plus, le nom du véritable père du Christ: «Pandera», indique indubitablement une origine grecque; dans le manuscrit, il est même écrit Pandora. Or Pandora était, comme on sait, d'après la légende grecque, la première femme née de l'union de Vulcain avec la Terre, dotée par les dieux de tous les charmes, qui épousa Epiméthée et que Dieu le père envoya vers les hommes avec la terrible «boîte de Pandore» où tous les maux étaient contenus, en punition de ce que Prométhée, porteur de lumière, avait ravi du ciel le feu divin (la «raison»).
Il est intéressant, d'ailleurs, de comparer la manière différente dont a été conçu et apprécié le roman d'amour de Mirjam, par les quatre grandes nations cultivées et chrétiennes de l'Europe. Conformément aux austères idées morales de la race germanique, celle-ci le rejette entièrement; l'honnête Allemand et le prude Anglais croient plus volontiers l'impossible légende de la conception par le «Saint-Esprit». Ainsi qu'on sait, l'austère pruderie de la société distinguée, soigneusement étalée (surtout en Angleterre!) ne correspond aucunement à ce qu'est, en réalité, la moralité au point de vue sexuel, dans le «High life» d'Outre-Manche. Les révélations, par exemple, que nous a faites là-dessus, il y a une douzaine d'années, le Pall Mall Gazette nous rappellent fort les mœurs de Babylone.
Les races romanes qui se rient de cette pruderie et jugent avec plus de légèreté les rapports sexuels, trouvent ce roman de Marie très charmant et le culte spécial, dont jouit justement en France et en Italie «notre chère Madone», se rattache souvent, avec une naïveté remarquable, à cette histoire d'amour. C'est ainsi, par exemple que P. de Regla (Dr Desjardin), qui nous a donné (1894) un «Jésus de Nazareth, du point de vue scientifique, historique et social,» trouve précisément dans la naissance illégitime du Christ un «droit spécial à l'apparence de sainteté qui se dégage de sa sublime figure!»
Il m'a semblé nécessaire de mettre ici dans tout leur jour, franchement et dans le sens de la science historique objective, cette importante question des origines du Christ, parce que l'église belliqueuse attache elle-même la plus grande importance à cette question et parce qu'elle emploie la croyance au miracle, qu'elle appuie là-dessus, comme l'arme la plus redoutable contre la conception moderne de l'univers. La haute valeur éthique du pur christianisme originel, l'influence anoblissante que cette «religion de l'amour» a exercée sur la civilisation, sont choses indépendantes de ce dogme mythologique; les prétendues révélations sur lesquelles s'appuient ces mythes sont inconciliables avec les résultats les plus certains de notre moderne science de la nature.
CHAPITRE XVIII Notre religion moniste.
Études monistes sur la religion de la raison et son harmonie avec la science.—Le triple idéal du culte: le vrai, le beau, le bien.