Les énigmes de l'Univers
L'histoire de la formation de notre système nerveux et la phylogénie de notre âme, qui s'y rattache, ont été exposées en détail dans mon Anthropogénie et rendues plus claires par de nombreuses figures[36]. Je dois donc y renvoyer, ainsi qu'aux notes dans lesquelles j'ai insisté particulièrement sur quelques-uns des faits les plus importants. Cependant, j'ajouterai, ici encore, quelques remarques relatives à la dernière et la plus intéressante partie de ces faits, au développement de l'âme et de ses organes au sein de la Classe des Mammifères: je rappellerai surtout que l'origine monophylétique de cette classe, le fait que tous les Mammifères descendent d'une forme ancestrale commune (de la période triasique) est maintenant bien établi.
Histoire de l'âme chez les Mammifères.—La conséquence la plus importante qui ressorte de l'origine monophylétique des Mammifères, c'est que l'âme de l'homme dérive forcément d'une longue série évolutive d'autres âmes de Mammifères. Un profond abîme sépare anatomiquement et physiologiquement la structure du cerveau et la vie psychique qui en découle, chez les Mammifères supérieurs, de ce qu'elles sont chez les Mammifères inférieurs et pourtant ce profond abîme est comblé par une longue série de stades intermédiaires. Car un espace de temps d'au moins quatorze millions d'années (selon d'autres calculs plus de cent millions!) qui se sont écoulées depuis le commencement de l'époque triasique, suffit complètement à rendre possibles les plus grands progrès psychologiques. Les résultats généraux des recherches approfondies faites en ces derniers temps sur ce sujet sont les suivants: I. Le cerveau des Mammifères se distingue de celui des autres Vertébrés par certaines particularités, communes à tous les membres de la classe, surtout par le développement proéminent de la première et de la quatrième vésicule du cerveau antérieur et du cervelet, tandis que la troisième, le cerveau moyen, entre en régression.—II. Cependant il y a un lien étroit entre la forme du cerveau chez les Mammifères inférieurs les plus anciens (Monotrèmes, Marsupiaux, Prochoriates) et chez leurs ancêtres paléozoïques, les Amphibies du carbonifère (Stegocéphales) et les Reptiles du permique (Tocosauriens).—III. C'est seulement à l'époque tertiaire que s'accomplit la complète et typique transformation du cerveau antérieur, qui distingue si nettement les Mammifères récents des plus anciens.—IV. Le développement spécial du cerveau antérieur (quantitatif et qualitatif) qui caractérise l'homme et auquel celui-ci doit l'apanage de ses facultés psychiques, ne se retrouve que chez une partie des Mammifères les plus perfectionnés de la fin de l'époque tertiaire, surtout chez les singes anthropoïdes.—V. Les différences qui existent dans la constitution du cerveau et dans la vie psychique entre l'homme et les singes anthropoïdes sont moindres que les différences correspondantes entre ceux-ci et les Primates inférieurs (les Singes les plus anciens et les Prosimiens).—VI. Par suite, il nous faut considérer, comme un fait scientifiquement démontré, que l'âme humaine provient, par une évolution historique progressive, d'une longue chaîne d'âmes de Mammifères, d'abord grossières puis plus perfectionnées—et cela en vertu des lois phylétiques partout valables, de la Théorie de la Descendance.
CHAPITRE X
Conscience de l'âme.
Études monistes sur la vie psychique consciente et inconsciente.—Embryologie et Théorie de la conscience
«C'est seulement chez les animaux supérieurs et chez
l'homme, que la conscience s'élève jusqu'à prendre une
importance qui en rend possible un examen particulier,
en tant que d'une faculté spéciale de l'âme. Mais cela n'a
pas lieu tout d'un coup: bien au contraire, très lentement
et progressivement, en raison d'une meilleure organisation
du cerveau et du système nerveux, en raison
aussi d'une richesse croissante des impressions et des
représentations suscitées à leur suite.—La conscience
est précisément, plus que toute autre qualité intellectuelle,
sous la dépendance de conditions ou de circonstances
matérielles. Elle vient, va, s'évanouit et
revient en raison directe d'un grand nombre d'influences
matérielles agissant sur l'organe de l'esprit.»
L. Büchner (1898).
SOMMAIRE DU CHAPITRE X
La Conscience, phénomène de la nature. Cette notion.—Difficultés de l'appréciation.—Rapport de la conscience à la vie psychique.—La conscience humaine.—Théories diverses: I. Théorie anthropistique (Descartes).—II. Théorie neurologique (Darwin).—III. Théorie animale (Schopenhauer).—IV. Théorie biologique (Fechner).—V. Théorie cellulaire (Fritz Schulze).—VI. Théorie atomistique.—Théories moniste et dualiste.—Transcendance de la conscience.—Ignorabimus (Du Bois Reymond).—Physiologie de la conscience.—Découverte de l'organe de la pensée (Flechsig).—Pathologie.—Conscience double et intermittente.—Ontogénie de la conscience.—Changements aux différents âges de la vie.—Phylogénie de la conscience.—Formation de ce terme.
LITTÉRATURE
P. Flechsig.—Gehirn und Seele (Leipzig 1894).—Localisation des processus cérébraux, en particulier des sensations de l'homme (1896) trad. française.
A. Mayer.—Die Lehre von der Erkenntniss, Leipzig 1875.
M. L. Stern.—Philosophischer und Naturwissenschaftlicher Monismus. Ein Beitrag zur Seelenfrage. Leipzig 1885.
Ed. Hartmann.—Philosophie de l'Inconscient (trad. fr.).
Fr. Lange.—Histoire du matérialisme (trad. fr.).
B. Carneri.—Gefühl, Bewusstsein, Wille. Eine psychologische Studie (Wien, 1876).
G. C. Fischer.—Das Bewusstsein, Leipzig 1874.
L. Büchner.—Force et matière ou principes de l'ordre naturel de l'univers mis à la portée de tous (trad. fr. par A. Regnard).
Parmi toutes les manifestations de la vie psychique, il n'en est aucune qui semble si merveilleuse et soit si diversement jugée que la conscience. Les opinions les plus contradictoires sont encore aux prises, aujourd'hui comme il y a des milliers d'années, non seulement sur la question de la nature propre de cette fonction psychique et de son rapport avec le corps, mais aussi quant à son extension dans le monde organique, quant à son apparition et son évolution. Plus que tout autre fonction psychique, la conscience a donné lieu à l'idée erronée d'une «âme immatérielle» et, s'y rattachant, à la superstition d'une «immortalité personnelle»; beaucoup des grossières erreurs qui dominent encore aujourd'hui notre vie intellectuelle ont là leur origine. C'est pourquoi j'ai déjà appelé autrefois la conscience, le mystère central psychologique; c'est la résistante citadelle de toutes les erreurs dualistes et mystiques contre les remparts de laquelle les assauts de la plus solide raison sont en danger d'échouer. Ces faits, à eux seuls, nous autorisent déjà à consacrer à la conscience un examen critique spécial du point de vue de notre monisme. Nous verrons que la conscience est un phénomène naturel ni plus ni moins que toute autre fonction psychique et qu'elle est soumise, comme tous les autres phénomènes naturels, à la loi de substance.
Notion de conscience.—Déjà, quand il s'agit de définir le terme élémentaire de cette fonction psychique, son extension et sa compréhension, les opinions des philosophes et des naturalistes les plus éminents divergent complètement. La meilleure définition, peut-être, qu'on puisse donner de la conscience c'est de l'appeler une intuition interne et de la comparer à une réflexion. On y peut distinguer deux domaines principaux: la conscience objective et la subjective, la conscience de l'univers et la conscience du moi.
La plus grande partie de l'activité psychique consciente, de beaucoup, se rapporte, ainsi que Schopenhauer l'a très justement reconnu, à la conscience du monde extérieur, des «autres choses». Cette conscience de l'Univers comprend tous les phénomènes possibles du monde extérieur, que notre connaissance peut atteindre. Beaucoup plus restreinte est notre conscience du Moi, la réflexion interne de notre propre activité psychique tout entière, de toutes nos représentations, sensations et efforts volontaires.
Conscience et vie psychique.—Beaucoup de penseurs et des plus éminents, surtout des physiologistes (Wundt et Ziehen) regardent les termes de conscience et de fonctions psychiques comme identiques: Toute activité psychique est consciente; le domaine de la vie psychique n'excède pas celui de la conscience. A notre avis, cette définition accroît illégalement l'importance de celle-ci et donne lieu à des erreurs et des malentendus nombreux. Nous sommes bien plutôt de l'avis d'autres philosophes (Romanes, Fritz Schulze, Paulsen) qui pensent qu'à la vie psychique appartiennent, en outre, les représentations, sensations et efforts volontaires inconscients; de fait, le domaine de ces actions psychiques inconscientes (réflexes, etc.) est même beaucoup plus étendu que celui des actions conscientes. Les deux domaines sont d'ailleurs étroitement associés et ne sont séparés par aucune frontière nette; à tout instant, une représentation inconsciente peut nous devenir consciente; si l'attention que nous lui portions est attirée par un autre objet, elle peut aussi rapidement s'évanouir pour notre conscience.
Conscience de l'homme.—Notre unique source, quand il s'agit de connaître la conscience, est celle-ci elle-même et c'est là, en première ligne, ce qui fait l'extraordinaire difficulté de son étude et de son interprétation scientifiques. Sujet et objet se confondent ici en une même unité; le sujet connaissant se réfléchit dans son propre être intérieur, qui doit devenir objet de connaissance.
Relativement à la conscience d'autres individus, nous ne pouvons donc jamais rien conclure avec une entière certitude objective, nous sommes toujours réduits à comparer leurs états d'âme avec les nôtres. Tant que cette comparaison ne porte que sur des individus normaux, nous pouvons, sans doute, relativement à leur conscience, tirer quelques conclusions dont nul ne contestera la validité. Mais déjà quand il s'agit de personnes anormales (génies ou excentriques, idiots ou déments) ces raisonnements par analogie sont, ou incertains ou faux. C'est encore bien pis quand nous comparons la conscience de l'homme avec celle des animaux (d'abord des animaux supérieurs, puis des inférieurs). Nous rencontrons là des difficultés matérielles si grandes que les opinions des physiologistes et des philosophes les plus éminents se trouvent sur ce point aux antipodes. Nous nous contenterons ici de mettre, en regard les unes des autres, les opinions les plus importantes émises sur ce sujet.
I. Théorie anthropistique de la conscience.—Elle est le propre de l'homme. Cette idée très répandue que la conscience et la pensée sont exclusivement propres à l'homme et que lui seul possède en même temps une «âme immortelle», remonte à Descartes (1643). Ce profond philosophe et mathématicien français (élevé dans un collège de Jésuites!) posa une séparation complète entre l'activité psychique de l'homme et celle de l'animal. L'âme de l'homme, substance pensante et immatérielle, est, selon lui, complètement distincte de son corps, substance étendue et matérielle. Cependant, il faut qu'elle soit unie au corps en un point du cerveau (la glande pinéale!) pour y recueillir les impressions venues du monde extérieur et, à son tour, agir sur le corps. Les animaux, par contre, n'étant pas des substances pensantes, ne doivent pas posséder d'âme, mais être de purs automates, des machines construites avec infiniment d'art dont les sensations, représentations et volitions se produisent tout mécaniquement et obéissent aux lois physiques. Pour la psychologie de l'homme, Descartes soutenait donc le pur dualisme, pour celle des animaux le pur monisme. Cette contradiction manifeste, chez un penseur si clair et si pénétrant, doit paraître bien extraordinaire; pour l'expliquer, on est en droit d'admettre que Descartes a tu sa propre pensée, laissant aux penseurs indépendants le soin de la deviner. Comme élève des Jésuites, Descartes avait été élevé de bonne heure à taire la vérité, quand il la voyait plus clairement que d'autres; peut-être craignait-il aussi la puissance de l'Eglise et ses bûchers. D'autre part déjà, son principe sceptique que tout effort vers la connaissance vraie doit partir d'un doute au sujet du dogme traditionnel, lui avait attiré de fanatiques accusations de scepticisme et d'athéisme. La profonde action que Descartes exerça sur la philosophie ultérieure fut très remarquable et conforme à sa «tenue de livres en partie double». Les Matérialistes des XVIIe et XVIIIe siècles, pour poser leur psychologie moniste, se réclamèrent de la théorie cartésienne de l'âme des bêtes et de leur activité toute mécanique de machines. Les Spiritualistes, au contraire, affirmèrent que leur dogme de l'immortalité de l'âme et de son indépendance à l'égard du corps avait été irréfutablement fondé par la théorie cartésienne de l'âme humaine. Cette opinion est encore aujourd'hui celle qui prévaut dans le camp des théologiens et des métaphysiciens dualistes. La conception scientifique du XIXe siècle a complètement triomphé de la précédente, avec l'aide des progrès empiriques accomplis dans le domaine de la psychologie physiologiste et comparée.
II. Théorie neurologique de la conscience.—Elle n'existe que chez l'homme et les animaux supérieurs qui possèdent un système nerveux centralisé et des organes des sens. La conviction qu'une grande partie des animaux—au moins les Mammifères supérieurs,—possèdent une âme pensante et une conscience, tout comme l'homme, a conquis toute la zoologie exacte et la psychologie moniste. Les progrès grandioses accomplis en ces derniers temps dans divers domaines de la biologie ont tous convergé pour nous amener à reconnaître cette importante vérité. Nous nous bornerons, pour l'apprécier, à l'examen des Vertébrés supérieurs et, avant tout, des Mammifères. Que les représentants les plus intelligents de ces Vertébrés plus perfectionnés,—les singes et les chiens surtout—se rapprochent énormément de l'homme dans toute leur activité psychique, c'est un fait qui, depuis des milliers d'années est bien connu et a excité l'admiration. Leur mode de représentation, d'activité sensorielle, leurs sensations et leurs désirs se rapprochent tant de ceux de l'homme que nous n'avons pas besoin de prouver ce que nous avançons. Mais la fonction supérieure d'activité cérébrale, la formation de jugements, leur enchaînement en raisonnements, la pensée et la conscience au sens propre, sont développés chez les animaux tout comme chez l'homme—la différence n'est que dans le degré, non dans la nature. En outre, l'anatomie comparée et l'histologie nous apprennent que la structure si complète du cerveau (aussi bien macroscopique que microscopique) est au fond la même chez les Mammifères supérieurs et chez l'homme. L'ontogénie comparée nous montre la même chose quant à l'apparition de ces organes de l'âme. La physiologie comparée nous enseigne que les divers états de conscience se comportent, chez les plus élevés des Placentaliens, de la même manière que chez l'homme et l'expérience démontre qu'ils réagissent de la même manière aux actions externes. On peut anesthésier les animaux supérieurs par l'alcool, le chloroforme, l'éther, etc.; on peut, en s'y prenant comme il faut, les hypnotiser tout comme l'homme. Mais, par contre, il n'est pas possible de préciser nettement la limite à laquelle, aux degrés inférieurs de la vie animale, la conscience apparaît pour la première fois comme telle. Certains zoologistes la font remonter très haut dans la série animale, d'autres tout à la fin. Darwin, qui distingue très exactement les divers stades de la conscience, de l'intelligence et du sentiment chez les animaux supérieurs et les explique par une évolution croissante, remarque en même temps qu'il est très difficile et même impossible de fixer les débuts de ces fonctions psychiques supérieures chez les animaux inférieurs. Pour moi, entre les diverses théories contradictoires, celle qui me semble la plus vraisemblable est celle qui rattache la formation de la conscience à la centralisation du système nerveux, laquelle fait encore défaut chez les animaux inférieurs. La présence d'un organe nerveux central, d'organes des sens très développés et d'une association très étendue entre les groupes de représentations, me semblent les conditions nécessaires pour rendre possible la conscience synthétique.
III. Théorie animale de la conscience.—Elle existe chez tous les animaux et chez eux seuls. D'après cela, il y aurait une différence profonde entre la vie psychique des animaux et celle des plantes; c'est ce qui a été admis par beaucoup d'auteurs anciens et nettement formulé par Linné dans son capital Systema Naturæ (1735); les deux grands règnes de la nature organique se distinguent, selon lui, par cela que les animaux ont la sensation et la conscience, les plantes pas. Plus tard, Schopenhauer, en particulier, a beaucoup insisté sur cette différence: «La conscience ne nous est absolument connue que comme la propriété des êtres animaux. Quand même elle s'élève et progresse à travers toute la série animale pour atteindre jusqu'à l'homme et sa raison, l'inconscience de la plante, d'où la conscience est sortie, reste toujours le point de départ fondamental». L'inadmissibilité de cette opinion est apparue dès le milieu du siècle, alors qu'on a étudié de plus près la vie psychique chez les animaux inférieurs, surtout chez les Célentérés (Spongiaires et Cnidiés): animaux véritables, qui pourtant présentent aussi peu de traces d'une conscience claire que la plupart des plantes. La ligne de démarcation entre les deux règnes s'est encore plus effacée à mesure qu'on examinait plus soigneusement, dans chacun d'eux, les formes vitales monocellulaires. Les animaux primitifs plasmophages (Protozoaires) et les plantes primitives plasmodomes (Prosophytes) ne présentent pas de différences psychologiques, pas plus au point de vue de la conscience qu'à d'autres.
IV. Théorie biologique de la conscience.—Elle est commune à tous les organismes, elle existe chez tous les animaux et toutes les plantes, tandis qu'elle fait défaut chez tous les corps inorganiques (cristaux, etc.). Cette opinion va d'ordinaire de pair avec celle qui regarde tous les organismes (par opposition aux corps inorganiques) comme animés; les trois termes: vie, âme, conscience marchent d'ordinaire de front. Selon une modification de cette manière de voir, les trois phénomènes de la vie organique, sans doute seraient liés indissolublement, mais la conscience ne serait qu'une partie de l'activité psychique, de même que celle-ci n'est qu'une partie de l'activité vitale.
Que les plantes possèdent une «âme» au même sens que les animaux, c'est ce que Fechner en particulier s'est efforcé de montrer et beaucoup d'auteurs attribuent à l'âme végétale une conscience de même nature que celle de l'âme animale. De fait, on trouve chez les sensitives très impressionnables (mimosa, drosera, dionaea) d'étonnants mouvements d'excitation des feuilles; chez d'autres plantes (trèfle, pain de coucou, mais surtout l'hedysarum) des mouvements autonomes; chez les «plantes dormeuses» (et aussi chez quelques Papilionacées) des mouvements pendant le sommeil, qui ressemblent étrangement à ceux des animaux inférieurs; celui qui attribue à ces derniers la conscience ne peut la refuser aux autres.
V. Théorie cellulaire de la conscience.—C'est une propriété vitale de toute cellule. L'application de la théorie cellulaire à toutes les branches de la biologie exige aussi qu'on la rattache à la psychologie. Aussi légitimement qu'en anatomie et en physiologie on considère la cellule vivante comme l' «organisme élémentaire» d'où l'on dérivera la connaissance du corps pluricellulaire des plantes et des animaux supérieurs—de même et aussi légitimement on peut considérer «l'âme cellulaire» comme l'élément psychologique et l'activité psychique complexe des organismes supérieurs, comme le résultat de la réunion des vies psychiques cellulaires constituantes de l'organisme. J'ai déjà esquissé cette psychologie cellulaire en 1866 dans ma Morphologie générale et j'ai repris la question plus en détails, par la suite, dans mon travail sur les Ames cellulaires et cellules psychiques[37]. J'ai été conduit par mes longues recherches sur les organismes monocellulaires, à pénétrer plus avant dans cette «psychologie élémentaire». Beaucoup de ces petits Protistes (la plupart microscopiques) donnent des marques de sensation et de volonté, trahissent des instincts et des mouvements semblables à ceux qu'on observe chez les animaux supérieurs; cela est vrai en particulier des impressionnables et remuants Infusoires. Tant dans l'attitude de ces minuscules et excitables cellules à l'égard du monde extérieur, que dans beaucoup d'autres manifestations de vie de leur part (par exemple la merveilleuse formation de l'habitacle chez les Rhizopodes, les Thalamophores et les Infusoires) on pourrait croire discerner des marques nettes d'activité psychique consciente. Si maintenant on accepte la théorie biologique de la conscience (no 4) et si l'on tient chaque fonction psychique pour accompagnée d'un peu de conscience, on devra alors attribuer aussi la conscience à chaque cellule protiste, considérée individuellement. Le principe matériel de la conscience serait, en ce cas, ou le plasma tout entier de la cellule, ou son noyau, ou une partie de celui-ci. Dans la Théorie des Psychades de Fritz Schulze, la conscience élémentaire de la psychade se comporte vis-à-vis de la cellule individuelle de la même manière que, chez les animaux supérieurs et chez l'homme, la conscience personnelle vis-à-vis de l'organisme pluricellulaire de la personne. Cette hypothèse, que j'ai défendue autrefois, ne se peut réfuter définitivement. Aujourd'hui, je me range à l'avis de Max Verworn qui admet, dans ses remarquables Etudes psychophysiologiques sur les Protistes qu'il leur manque probablement à tous la «conscience du moi» développée et que leurs sensations, comme leurs mouvements, ont un caractère d'inconscience».
VI. Théorie atomistique de la conscience.—C'est une propriété élémentaire de tout atome. Parmi toutes les différentes manières de voir relatives à l'extension de la conscience, c'est cette hypothèse atomistique qui pousse les choses le plus loin. Elle est sans doute née principalement de la difficulté qu'ont rencontrée beaucoup de philosophes et de biologistes en abordant la question de la première apparition de la conscience. Ce phénomène, en effet, présente un caractère si particulier, qu'il paraît des plus douteux qu'on le puisse dériver d'autres fonctions psychiques; on a cru par suite que le moyen le plus aisé de surmonter la difficulté était d'admettre que la conscience était une propriété élémentaire de la matière analogue à l'attraction de la masse ou aux affinités chimiques. Il y aurait dès lors, autant de formes de conscience élémentaire qu'il y a d'éléments chimiques; chaque atome d'hydrogène aurait sa «conscience d'hydrogène», chaque atome de carbone sa «conscience de carbone», etc. Beaucoup de philosophes ont attribué aussi la conscience aux quatre anciens éléments d'Empédocle, dont le mélange, sous l'influence de «l'amour et de la haine», engendrait le devenir des choses.
Pour ma part, je n'ai jamais adopté cette hypothèse d'une conscience des atomes; je suis obligé de le déclarer ici, parce que du Bois Reymond m'attribue faussement cette opinion. Dans la vive polémique que celui-ci a engagée avec moi (1880) par son discours sur les «Sept énigmes de l'Univers», il combat violemment ma «Philosophie de la nature, fausse et corruptrice» et il affirme que j'ai posé, comme un axiome métaphysique, dans mon travail sur la Périgenèse des plastidules, cette «hypothèse que les atomes ont une conscience individuelle». J'ai, au contraire, déclaré expressément que je me représentais comme inconscientes les fonctions psychiques élémentaires de sensation et de volonté qu'on peut attribuer aux atomes, aussi inconscientes que la mémoire élémentaire, qu'à l'exemple du distingué physiologiste Ewald Hering (1870), je considère comme «une fonction générale de la matière organisée» (ou mieux «de la substance vivante»). Du Bois Reymond confond ici très évidemment «Ame» et «Conscience»; je laisserai en suspens la question de savoir s'il ne commet cette confusion que par mégarde. Puisqu'il considère lui-même la conscience comme un phénomène transcendant (ainsi que nous allons le voir) tandis qu'une partie des autres fonctions de l'âme (par exemple l'activité sensorielle) ne le serait pas,—je dois admettre qu'il tient les deux termes pour différents. Le contraire, il est vrai, semble ressortir d'autres passages de ses élégants discours, mais ce célèbre rhéteur, précisément en ce qui touche aux importantes questions de principes, se contredit souvent de la façon la plus manifeste. Je répète ici encore une fois que pour moi la conscience ne constitue qu'une partie des phénomènes psychiques, observables chez l'homme et les animaux supérieurs, tandis que de beaucoup la plus grande partie de ces phénomènes sont inconscients.
Théories moniste et dualiste de la conscience.—Si divergentes que soient les diverses opinions relatives à la nature et à l'apparition de la conscience, elles se laissent pourtant ramener toutes, en fin de compte—si l'on traite la question clairement et logiquement—à deux conceptions fondamentales opposées: la transcendante (dualiste) et la physiologique (moniste). J'ai toujours, quant à moi, soutenu cette dernière, éclairé par la théorie de l'évolution et cette manière de voir est aujourd'hui partagée par un grand nombre de naturalistes éminents, bien qu'il s'en faille de beaucoup qu'elle le soit par tous. La première conception est la plus ancienne et de beaucoup la plus répandue; elle s'est acquis de nouveau, en ces derniers temps un grand renom, grâce à Du Bois-Reymond et à son célèbre Discours de l'Ignorabimus lequel a fait de cette question une de celles dont on parle le plus de nos jours dans les «Discussions sur les énigmes de l'Univers». Vu l'extraordinaire importance de cette capitale question, nous ne pouvons faire autrement que de revenir ici sur ce qui en constitue le cœur.
Transcendance de la conscience.—Dans le célèbre discours «sur les limites de la connaissance de la Nature», que Du Bois-Reymond fit le 14 août 1872 au Congrès des naturalistes à Leipzig, il posa deux limites absolues à notre connaissance de la nature, limites que l'esprit humain, au degré le plus avancé de sa connaissance de la nature, ne peut jamais franchir—jamais, selon le mot final souvent cité de ce discours, concluant emphatiquement sur notre impuissance: «Ignorabimus!» L'une de ces absolues et insolubles «énigmes de l'Univers», c'est «le lien entre la matière et la force» et l'essence propre de ces phénomènes fondamentaux de la nature; nous traiterons à fond de ce «problème de la substance» au chapitre XII du présent ouvrage. Le second obstacle insurmontable à la philosophie, serait le problème de la conscience, cette question: comment notre activité intellectuelle peut-elle s'expliquer par des conditions matérielles, par des mouvements? Comment la «substance (qui fait le fond commun de la matière et de la force) dans certaines conditions, sent-elle, désire-t-elle et pense-t-elle?»
Pour être bref et en même temps pour caractériser d'un mot décisif la nature du discours de Leipzig, je l'ai désigné du nom de Discours de l'Ignorabimus. Cela m'est d'autant mieux permis que Du Bois-Reymond lui-même, huit ans plus tard (1880, dans le Discours sur les sept énigmes du monde) se louant avec un légitime orgueil du succès extraordinaire qu'il avait remporté, ajoutait: «La critique a fait entendre tous les sons, depuis le joyeux éloge approbateur jusqu'au blâme qui rejette tout et le mot Ignorabimus qui couronnait mes recherches, est devenu une sorte de parole symbolique pour la philosophie naturelle». Il est vrai de dire que les sons retentissants «des joyeux éloges approbateurs» partaient des amphithéâtres de la philosophie spiritualiste et moniste, surtout du camp retranché de l'Ecclesia militans (de l'«Internationale noire»); mais tous les spiritistes, également, toutes les natures crédules, qui pensèrent que l'Ignorabimus sauverait l'immortalité de leur chère «âme» furent ravis du discours. Le «blâme qui rejette tout» ne vint, par contre, au brillant discours de l'Ignorabimus que de la part de quelques naturalistes et philosophes (au début du moins); de la part des quelques esprits possédant à la fois une connaissance suffisante de la philosophie naturelle et le courage moral exigé pour tenir tête aux arrêts sans appel du dogmatique et tout puissant secrétaire et dictateur de l'Académie des Sciences de Berlin.
Le remarquable succès du discours de l'Ignorabimus (que l'orateur lui-même a plus tard justifié d'illégitime et d'exagéré) s'explique par deux raisons, l'une externe, l'autre interne. Considéré extérieurement, ce discours était incontestablement «un remarquable chef-d'œuvre de rhétorique, un joli sermon, d'une haute perfection de forme et offrant une variété surprenante d'images empruntées à la philosophie naturelle. C'est un fait connu, que la majorité—et surtout le «beau sexe!»—jugent un joli sermon non pas d'après sa richesse réelle en idées, mais d'après la valeur esthétique de l'entretien». (Monisme, p. 44). Analysé au point de vue interne, par contre, le discours de l'Ignorabimus contient très net, le programme du dualisme métaphysique; le monde est «doublement incompréhensible: d'abord en tant que monde matériel dans lequel la «matière et la force» déploient leur essence—et ensuite, en regard et tout à fait séparé du précédent, le monde en tant que monde immatériel de l'«esprit» dans lequel «la pensée et la conscience sont inexplicables par des conditions matérielles» ainsi que l'étaient les phénomènes du premier monde. Il était tout naturel que le dualisme et le mysticisme régnants se saisissent ardemment de cet aveu qu'il existait deux mondes différents, car cela leur permettait de démontrer la double nature de l'homme et l'immortalité de l'âme. Le ravissement des spiritualistes était d'autant plus pur et plus légitime que Du Bois-Reymond avait passé jusqu'alors pour un des défenseurs redoutés du matérialisme scientifique le plus absolu; et cela il l'avait, en effet, été et l'est encore resté (malgré ses «beaux discours»?) tout comme les autres naturalistes contemporains, comme tous ceux qui sont versés dans leur science, dont la pensée est nette et qui restent conséquents avec eux-mêmes.
D'ailleurs, l'auteur du Discours de l'Ignorabimus soulevait en terminant, la question de savoir si les deux «énigmes de l'Univers», opposées l'une à l'autre: le problème général de la substance et le problème particulier de la conscience ne se confondaient pas. Il dit en effet: «Sans doute cette idée est la plus simple et doit être préférée à celle qui nous ferait apparaître le monde comme double et incompréhensible. Mais il est inhérent à la nature des choses que nous ne parvenions pas sur ce point à la clarté, et tout autre discours ci-dessus reste vain».—C'est à cette dernière opinion que je me suis, dès le début, opposé énergiquement, m'efforçant de montrer que les deux grandes questions indiquées plus haut ne constituaient pas deux énigmes de l'Univers différentes. Le problème neurologique de la conscience n'est qu'un cas particulier du problème cosmologique universel, celui de la substance (Monisme, 1892, p. 23).
Ce n'est pas ici le lieu de revenir sur la polémique engagée à ce sujet ni sur la littérature très riche qui en est résultée. J'ai déjà, il y a vingt-cinq ans, dans la préface de la première édition de mon Anthropogénie, protesté énergiquement contre le Discours de l'Ignorabimus, ses principes dualistes et ses sophismes métaphysiques et j'ai justifié explicitement mon attitude dans mon écrit sur: La science libre et l'enseignement libre. (Stuttgart, 1878). J'ai effleuré de nouveau le sujet dans le Monisme (p. 23 à 44). Du Bois-Reymond, touché là à son point sensible, répondit par divers discours où perçait l'irritation[38]; ceux-ci, comme la plupart de ses Discours si répandus, sont éblouissants par leur style, d'une élégance toute française et captivants par la richesse des images et les surprenantes tournures de phrases. Mais la façon superficielle dont les choses sont envisagées ne fait point faire de progrès essentiel à notre connaissance de l'Univers. Il en est ainsi, du moins, pour le Darwinisme, dont le physiologiste de Berlin s'est déclaré plus tard conditionnellement l'adhérent, quoiqu'il n'ait jamais fait la moindre chose pour en étendre les conquêtes; les remarques par lesquelles il conteste la valeur de la loi fondamentale biogénétique, le fait qu'il rejette la phylogénie, etc., montrent assez que notre auteur n'est ni assez familier avec les faits empiriques de la morphologie et de l'embryologie comparées, ni capable d'apprécier philosophiquement leur importance théorique.
Physiologie de la conscience.—La nature particulière du phénomène naturel qu'est la conscience n'est pas, comme l'affirment Du Bois Reymond et la philosophie dualiste, un problème complètement et «absolument transcendant»; mais elle constitue, ainsi que je l'ai déjà montré il y a trente ans, un problème physiologique, ramenable, comme tel, aux phénomènes qui ressortissent à la physique et à la chimie. Je l'ai désigné plus tard, d'une manière encore plus précise, du nom de problème neurologique, parce que je suis d'avis que la vraie conscience (la pensée et la raison) ne se trouve que chez les animaux supérieurs qui possèdent un système nerveux centralisé et des organes des sens ayant atteint un certain degré de perfectionnement. Cette proposition peut s'affirmer avec une absolue certitude en ce qui concerne les Vertébrés supérieurs et par-dessus tout les Mammifères Placentaliens, tronc dont est issue la race humaine elle-même. La conscience chez les plus perfectionnés d'entre les singes, les chiens, les éléphants, etc., ne diffère de celle de l'homme qu'en degré, non en nature et les différences graduelles de conscience entre ces Placentaliens «raisonnables» et les plus inférieures des races humaines (Weddas, nègres de l'Australie) sont moindres que les différences correspondantes entre celles-ci et ce qui existe chez les hommes raisonnables les plus supérieurs (Spinoza, Gœthe, Lamarck, Darwin, etc.). La conscience n'est ainsi qu'une partie de l'activité psychique supérieure et comme telle elle dépend de la structure normale de l'organe de l'âme auquel elle est liée, du cerveau.
L'observation physiologique et l'expérience nous ont, depuis vingt ans, fourni la preuve certaine que l'étroite région du cerveau des Mammifères, que l'on désigne en ce sens comme le siège (ou mieux l'organe) de la conscience, est une partie des hémisphères, à savoir cette «écorce grise» ou «écorce cérébrale», qui se développe très tardivement et aux dépens de la partie dorsale convexe de la première vésicule primaire, du cerveau antérieur. Mais la preuve morphologique de ces faits physiologiques a pu être établie grâce aux progrès merveilleux de l'anatomie microscopique du cerveau, dont nous sommes redevables aux méthodes de recherches perfectionnées de ces derniers temps (Kölliker, Flechsig, Golgi, Edinger, Weigert).
Le plus important de ces faits et de beaucoup c'est, sans contredit, la découverte qu'a faite P. Flechsig des organes de la pensée; il a démontré l'existence, dans l'écorce grise du cerveau, de quatre régions d'organes sensoriels centraux—de quatre «sphères internes de sensation»: sphère de sensation du corps dans le lobe pariétal, sphère olfactive dans le lobe frontal, sphère visuelle dans le lobe occipital, sphère auditive dans le lobe temporal. Entre ces quatre foyers sensoriels sont les quatre grands foyers de la pensée ou centres d'association, organes réels de la vie de l'esprit; ce sont ces instruments les plus parfaits de l'activité psychique qui sont les instruments de la pensée et de la conscience: en avant, le cerveau frontal ou centre d'association frontal, en arrière et au-dessus de lui, le cerveau pariétal ou centre d'association pariétal, en arrière et au-dessous, le cerveau principal ou «grand centre d'association occipito-temporal» (le plus important de tous!) et enfin, tout à fait en bas, caché à l'intérieur, le cerveau insulaire ou «îlot de Reil», centre d'association insulaire.
Ces quatre foyers de la pensée qui se distinguent par une structure nerveuse particulière et des plus compliquées, des foyers sensoriels intercalés entre eux sont les véritables organes de la pensée, les seuls organes de notre conscience. Tout dernièrement, Flechsig a démontré qu'une partie de ces organes présentent, chez l'homme, une structure tout particulièrement compliquée, qu'on ne rencontre pas chez les autres Mammifères et qui explique la supériorité de la conscience humaine.
Pathologie de la conscience.—Cette découverte capitale de la physiologie moderne que les hémisphères sont, chez l'homme et les Mammifères supérieurs, l'organe de la vie psychique et de la conscience, est confirmée d'une manière lumineuse par la Pathologie, par l'étude des maladies de cet organe. Quand les parties en question des hémisphères sont détruites, leur fonction disparaît et l'on peut même ainsi obtenir une démonstration partielle de la localisation des fonctions cérébrales; lorsque des points isolés de cette région sont malades, on constate la suppression des éléments de la pensée et de la conscience qui étaient liés aux parties concernées. L'expérimentation pathologique donne les mêmes résultats: la destruction de tel point connu (par exemple le centre du langage) détruit la fonction (le langage). D'ailleurs, il suffit de rappeler les phénomènes bien connus qui se produisent journellement dans le domaine de la conscience, pour acquérir la preuve qu'ils sont sous la dépendance absolue des changements chimiques de la substance cérébrale. Beaucoup d'aliments de luxe (café, thé) stimulent notre pensée; d'autres (le vin, la bière) nous mettent d'humeur gaie; le musc et le camphre, en tant qu'«excitants» raniment la conscience faiblissante; l'éther et le chloroforme la suspendent, etc. Comment tout cela serait-il possible si la conscience était une essence immatérielle, indépendante des organes anatomiques dont nous avons parlé? Et où résidera la conscience de «l'âme immortelle» quand elle ne possédera plus ces organes?
Tous ces faits et d'autres bien connus démontrent que la conscience chez l'homme (et absolument de même chez les Mammifères proches de lui) est changeante et que son activité peut être modifiée à tout instant par des causes internes (échanges nutritifs, circulation sanguine) et des causes externes (blessure du cerveau, excitation). Très instructifs sont aussi ces phénomènes merveilleux de conscience double ou alternante, qui rappellent les «générations alternantes de représentations»; le même homme manifeste, à des jours différents, dans des circonstances variées, une conscience toute différente; il ne sait plus aujourd'hui ce qu'il a fait hier; hier il pouvait dire: je suis moi;—aujourd'hui il est obligé de dire: je suis un autre. Ces intermittences de la conscience peuvent durer non seulement des jours, mais des mois et des années; ils peuvent même devenir définitifs[39].
Ontogénie de la conscience.—Ainsi que chacun sait, l'enfant nouveau-né n'a encore aucune conscience et, ainsi que Preyer l'a montré, celle-ci ne se développe que tardivement, après que le petit enfant a commencé à parler; longtemps il parle de lui-même à la troisième personne. C'est seulement au moment très important où il dit pour la première fois Moi, où le Sentiment du Moi lui devient clair, que commence à germer sa conscience personnelle en même temps que son opposition au monde extérieur. Les progrès rapides et profonds que fait l'enfant en connaissance, grâce à l'instruction qu'il reçoit de ses parents et à l'école pendant ses dix premières années, se rattachent étroitement aux innombrables progrès que fait en croissance et en développement sa conscience et à ceux du cerveau, organe de celle-ci. Et même lorsque l'écolier a obtenu son «Certificat de maturité», il s'en faut, à la vérité, de beaucoup que sa conscience soit mûre, et c'est seulement alors que, grâce à la diversité des rapports avec le monde extérieur, la Conscience de l'Univers commence vraiment à se développer. C'est seulement alors, dans les années qui précèdent la trentaine, que s'accomplit dans toute sa maturité le complet déploiement de la pensée raisonnable et de la conscience, qui donneront ensuite, dans les conditions normales, pendant les trente années suivantes, des fruits réellement mûrs. Et c'est alors, après la soixantaine (tantôt avant, tantôt après), que commence d'ordinaire cette lente et graduelle régression des facultés psychiques supérieures qui caractérise la vieillesse. La mémoire, les facultés réceptives, celle de s'intéresser à des sujets spéciaux décroissent de plus en plus; par contre, les facultés productrices, la conscience mûre et l'intérêt philosophique pour les sujets généraux se conservent souvent longtemps encore. L'évolution individuelle de la conscience dans la première jeunesse confirme la valeur générale de la loi fondamentale biogénétique; mais dans les dernières années, on en trouve encore bien des marques. En tous cas, l'ontogénèse de la conscience nous convainc clairement de ce fait qu'elle n'est point une «essence immatérielle», mais une fonction physiologique du cerveau et qu'elle ne constitue pas, par conséquent, une exception à la loi de substance.
Phylogénie de la conscience.—Le fait que la conscience, comme toutes les autres fonctions psychiques, est liée au développement normal d'organes déterminés et que, chez l'enfant, cette conscience se développe graduellement, parallèlement à ces organes cérébraux—nous permet déjà de conclure qu'elle s'est développée historiquement pas à pas à travers la série animale. Pour certaine que soit, en principe, cette phylogénie naturelle de la conscience, nous ne sommes malheureusement pas en état, néanmoins, de la poursuivre fort avant ni d'édifier sur elle des hypothèses précises. Pourtant, la paléontologie nous fournit d'intéressants points de repère qui ne sont pas sans importance. Un fait très frappant, par exemple, c'est l'énorme développement (quantitatif et qualitatif) du cerveau chez les Mammifères placentaliens, pendant l'époque tertiaire. La cavité crânienne de beaucoup de crânes fossiles de cette époque, nous est exactement connue et nous fournit de précieux documents sur la grandeur, et en partie aussi sur la structure du cerveau qui y était renfermé. On constate là, dans une seule et même légion (par exemple celle des Ongulés, celle des Carnivores, celle des Primates) un important progrès entre les représentants d'un même groupe, au début, pendant la période de l'éocène et de l'oligocène, et plus tard pendant la période du miocène et du pliocène; chez ces derniers, le cerveau (par rapport à la grandeur du corps) est de six à huit fois plus grand que chez les premiers.
Et ce point culminant de l'évolution de la conscience, qu'atteint seul l'homme civilisé, ne résulte, lui aussi, que d'un développement graduel—accompli grâce aux progrès de la culture elle-même—à partir d'états inférieurs que nous trouvons réalisés, aujourd'hui encore, chez les peuples primitifs. C'est ce que nous montre déjà la comparaison de leurs langues, liée étroitement à celle de leurs idées. Plus se développe, chez l'homme civilisé qui pense, la formation des idées, plus il devient capable d'abstraire les caractères communs à plusieurs objets divers pour les exprimer par un terme général, et plus, en même temps, sa conscience devient claire et intense.
CHAPITRE XI
Immortalité de l'âme
Études monistes sur le thanatisme et l'athanisme.—Immortalité cosmique et immortalité personnelle.—Agrégation qui constitue la substance de l'ame.
Une des accusations perpétuelles de l'Eglise contre la
science, c'est que celle-ci est matérialiste. Je voudrais
faire remarquer, en passant, que la conception ecclésiastique
de la vie future a toujours été, et est encore,
le matérialisme le plus pur. Le corps matériel doit
ressusciter et habiter un ciel matériel.
M. J. Savage.
SOMMAIRE DU CHAPITRE XI
La citadelle de la superstition.—Athanisme et Thanatisme.—Caractère individuel de la mort.—Immortalité des Protozoaires (Protistes).—Immortalité cosmique et immortalité personnelle.—Thanatisme primitif (chez les peuples sauvages).—Thanatisme secondaire (chez les philosophes de l'antiquité et des temps modernes).—Athanisme et religion.—Comment est née la croyance en l'immortalité.—Athanisme chrétien.—La vie éternelle.—Le jugement dernier.—Athanisme métaphysique.—L'âme-substance.—L'âme-éther.—L'âme-air.—Ames liquides et âmes solides.—Immortalité de l'âme animale.—Preuves pour et contre l'athanisme.—Illusions athanistiques.
LITTÉRATURE
D. Strauss.—Gesammelte Schriften. Auswahl in sechs Baenden (herausg. von Ed. Zeller), 1890.
L. Feuerbach.—Gottheit Freiheit und Unsterblichkeit vom Standpunkt der Anthropologie, 2te Aufl. 1890.
L. Buchner.—Das künflige Leben und die moderne Wissenschaft—Zehn Briefe an eine Freundin, Leipzig, 1889.
C. Vogt.—Kœhlerglaube und Wissenschaft. 1855.
G. Kuhn.—Naturphilosophische Studien, frei von Mysticismus. 1895.
P. Carus et Hegeler.—The Monist. A quarterly magazine. Vol. I-IX, Chicago, 1890-1899.
M. J. Savage.—Die Unsterblichkeit (Kap. XII in Die Religion im Licht der Darwinschen Lehre), 1886.
Ad. Svoboda.—Gestalten des Glaubens, 2 Bde, Leipzig, 1897.
En passant de l'étude génétique de l'âme à la grande question de son «immortalité», nous abordons ce suprême domaine de la superstition qui constitue en quelque sorte la citadelle indestructible de toutes les idées dualistes et mystiques. Car lorsqu'il s'agit de cette question cardinale, plus que dans tout autre problème, se joint à l'intérêt purement philosophique l'intérêt égoïste de la personne qui veut à tout prix se voir garantie l'immortalité individuelle au delà de la mort. Ce «suprême besoin de l'âme» est si puissant qu'il rejette par dessus bord tous les raisonnements logiques de la raison critique. Consciemment, ou inconsciemment chez la plupart des hommes, toutes les autres idées générales et toute la conception de la vie elle-même sont influencées par le dogme de l'immortalité personnelle et à cette erreur théorique se rattachent des conséquences pratiques dont la portée est immense. Nous nous proposons donc d'examiner, du point de vue critique, tous les aspects de ce dogme important et de démontrer qu'il est inadmissible en face des données empiriques de la biologie moderne.
Athanisme et Thanatisme.—Afin d'avoir une expression courte et commode pour désigner les deux attitudes opposées dans la question de l'immortalité, nous appellerons la croyance en «l'immortalité personnelle de l'homme» l'Athanisme (de Athanes ou Athanatos: immortel). Par contre, nous appellerons Thanatisme (de Thanatos: mort) la conviction qu'avec la mort de l'homme, non seulement toutes les autres fonctions vitales physiologiques s'éteignent, mais que l'âme, elle aussi, disparaît—en entendant par là cette somme de fonctions cérébrales que le dualisme psychique considère comme une «essence» spéciale, indépendante des autres manifestations vitales du corps vivant.
Puisque nous abordons ici le problème physiologique de la mort, faisons remarquer une fois de plus le caractère individuel de ce phénomène de la nature organique. Nous entendons par «mort» exclusivement la cessation définitive des fonctions vitales chez l'individu organique, n'importe à quelle catégorie l'individu considéré appartient ou à quel degré d'individualité il s'est élevé. L'homme est mort quand sa personne meurt, qu'importe qu'il ne laisse pas de postérité ou qu'il ait donné le jour à des enfants dont les descendants se succéderont pendant plusieurs générations. On dit, il est vrai, en un certain sens que «l'esprit» des grands hommes (par exemple dans une dynastie de souverains éminents, dans une famille d'artistes pleins de talent) se perpétue à travers plusieurs générations; on dit, de même, que l'«âme» des femmes supérieures se survit en leurs enfants et petits-enfants. Mais dans ces cas il s'agit toujours de phénomènes complexes d'hérédité, en vertu desquels une cellule microscopique détachée du corps (spermatozoïde du père, ovule de la mère), transmet aux descendants certaines propriétés de la substance. Les personnes elles-mêmes qui produisent ces cellules sexuelles par milliers, demeurent néanmoins mortelles et avec leur mort cesse leur activité psychique individuelle, de même que tout autre fonction physiologique.
Immortalité des Protozoaires.—Il s'est trouvé, en ces dernières années, plusieurs zoologistes éminents—surtout Weismann (1882)—pour soutenir cette opinion que seuls les plus inférieurs des organismes, les Protistes monocellulaires, étaient immortels, à l'inverse de tous les autres animaux et plantes pluricellulaires, dont le corps était constitué par des tissus. A l'appui de cette étrange idée, on invoquait surtout cet argument que la plupart des Protistes se reproduisent presque exclusivement par génération asexuée, par division ou sporulation. Le corps tout entier de l'être monocellulaire se subdivise en deux parties (ou plus) ayant même valeur (cellules filles), puis chacune de ces parties se complète par la croissance jusqu'à ce qu'elle soit redevenue semblable, en grandeur et en forme, à la cellule mère. Mais par le processus de division lui-même, l'individualité de l'organisme monocellulaire est déjà anéantie, il a perdu aussi bien l'unité physiologique que la morphologique.
Le terme d'individu lui-même, d'«indivisible» est la réfutation logique de la conception de Weismann; car ce mot signifie une unité que l'on ne peut diviser sans supprimer son essence. En ce sens, les plantes primitives monocellulaires (Protophytes) et les animaux primitifs monocellulaires (Protozoaires) sont, leur vie durant, des biontes ou individus physiologiques au même titre que les plantes et les animaux pluricellulaires, dont le corps est constitué par des tissus. Chez ceux-ci aussi existe la reproduction asexuée, par simple division (par exemple chez beaucoup de Cnidiés, chez les Coraux, les Méduses); l'animal-mère, dont les deux animaux-filles proviendront par division, cesse ici aussi d'exister par le fait qu'il se sépare en deux. Weismann déclare: «Il n'existe pas chez les Protozoaires d'individus ni de générations au sens qu'ont ces mots chez les Métazoaires.» Voilà une affirmation à laquelle je m'oppose nettement. Ayant moi-même, le premier, donné la définition des Métazoaires et opposé ces animaux pluricellulaires, dont le corps est constitué par des tissus, aux Protozoaires monocellulaires (Infusoires, Rhizopodes), ayant, en outre, moi-même montré le premier la différence radicale qui existait dans le mode de développement de ces deux groupes (aux dépens de feuillets germinatifs pour les premiers, pas pour les seconds),—je dois déclarer d'autant plus nettement que je considère les Protozoaires pour tout aussi mortels au sens physiologique (c'est-à-dire aussi au sens psychologique) que les Métazoaires; dans ces deux groupes, ni le corps ni l'âme ne sont immortels. Les autres conclusions erronées de Weismann ont déjà été réfutées (1884) par Mœbius, qui fait remarquer avec raison que «tous les événements du monde sont périodiques et qu'il «n'existe pas de source d'où des individus organiques immortels aient pu jaillir».
Immortalité cosmique et immortalité personnelle.—Si l'on prend le terme d'immortalité en un sens tout à fait général et qu'on l'étende à l'ensemble de la nature connaissable, il prend une valeur scientifique; il apparaît alors, pour la philosophie moniste, non seulement acceptable, mais tout naturel et clair par lui-même. Car la thèse de l'indestructibilité et de l'éternelle durée de tout ce qui est coïncide alors avec notre suprême loi naturelle, la loi de substance (chapitre XII). Comme nous aurons plus tard, quand nous chercherons à établir la doctrine de la conservation de la force et de la matière, à discuter longuement cette immortalité cosmique, nous ne nous y arrêterons pas plus longtemps pour l'instant. Abordons plutôt de suite la critique de cette «croyance en l'immortalité», la seule qu'on entende d'ordinaire par ce mot, celle en l'immortalité de l'âme personnelle. Etudions d'abord la façon dont s'est formée et propagée cette idée mystique et dualiste et insistons ensuite et surtout sur la propagation de son contraire, de l'idée moniste, du thanatisme fondé empiriquement. Je distinguerai, comme deux formes absolument différentes de celui-ci, le thanatisme primitif et le secondaire; dans le premier, l'absence du dogme de l'immortalité est un phénomène originel (chez les peuples sauvages); le thanatisme secondaire, par contre, est le résultat tardif d'une connaissance de la nature conformément à la raison, il existe chez les peuples ayant atteint un haut degré de civilisation.
Thanatisme primitif (absence originelle de l'idée d'immortalité).—Dans beaucoup d'ouvrages philosophiques et surtout théologiques, nous lisons aujourd'hui encore l'affirmation que la croyance en l'immortalité personnelle de l'âme humaine est commune, à l'origine, à tous les hommes ou du moins à tous les «hommes raisonnables». Cela est faux. Ce dogme n'est pas une idée originelle de la raison humaine et jamais il n'a été universellement admis. Sous ce rapport, un fait surtout important, aujourd'hui certain mais qui n'a été établi qu'en ces derniers temps par l'ethnologie comparée, c'est celui-ci, à savoir que plusieurs peuples primitifs, au degré de culture le plus rudimentaire, ont aussi peu l'idée d'une immortalité que celle d'un Dieu. C'est le cas, en particulier, de ces Weddas de Ceylan, de ces Pygmées primitifs que nous pouvons considérer, en nous appuyant sur les remarquables recherches des messieurs Sarasin, comme un reste des premiers «hommes primitifs de l'Inde.»[40] C'est encore le cas de diverses branches des plus anciennes parmi les Dravidas, très proches parents des Weddas,—enfin des Seelongs indiens et de quelques branches parmi les nègres de l'Australie. De même, plusieurs peuples primitifs de race américaine (dans l'intérieur du Brésil, dans le haut cours du fleuve, etc.), ne connaissent ni dieux ni immortalité. Cette absence originelle de la croyance en Dieu et en l'immortalité est un fait des plus importants; il convient naturellement de le distinguer de l'absence secondaire des mêmes croyances acquises par l'homme parvenu à un haut degré de civilisation, tardivement et avec peine, à la suite d'études faites dans l'esprit de la philosophie critique.
Thanatisme secondaire. (Absence acquise de l'idée d'immortalité.)—A l'inverse du thanatisme primaire, qui existait sûrement dès l'origine chez les tout premiers hommes et fut toujours très répandu, l'absence secondaire de croyance en l'immortalité n'est apparue que tard; c'est le fruit mûr d'une réflexion profonde sur «la vie et la mort», par conséquent le produit d'une réflexion philosophique pure et indépendante. Comme telle, elle nous apparaît dès le VIe siècle avant Jésus-Christ, chez une partie des philosophes naturalistes ioniens, plus tard chez les fondateurs de la vieille philosophie matérialiste, chez Démocrite et Empédocle, mais aussi chez Simonide et Epicure, chez Sénèque et Pline et le plus complètement développée chez Lucrèce. Alors, lorsqu'après la chute de l'antiquité classique, le christianisme se fut propagé et qu'avec lui l'Athanisme, comme un de ses plus importants articles de foi, eût conquis la suprématie,—alors, en même temps que d'autres superstitions, celle relative à l'immortalité personnelle prit la plus grande importance.
Durant la longue nuit intellectuelle que fut le moyen-âge chrétien, il était naturellement rare qu'un penseur hardi osât exprimer des convictions s'écartant de l'orthodoxie; les exemples de Galilée, de Giordano Bruno et autres philosophes indépendants qui furent livrés à la torture et au bûcher par les «successeurs du Christ» terrifiaient suffisamment ceux qui eussent été tentés de s'exprimer librement. Cela ne redevint possible qu'après que la Réforme et la Renaissance eurent brisé la toute-puissance du papisme. L'histoire de la philosophie moderne nous montre les diverses voies par lesquelles la raison humaine, parvenue à maturité, a cherché à échapper à la superstition de l'immortalité. Néanmoins, le lien étroit qui unissait celle-ci au dogme chrétien lui conférait une telle puissance jusque dans les milieux protestants, plus libres, que même la plupart des libres penseurs convaincus, gardaient pour eux leur manière de voir sans en rien dire. Il était rare que quelques hommes éminents, isolés, se risquassent à confesser librement leur conviction de l'impossibilité pour l'âme de continuer à exister par delà la mort. Cela s'est surtout produit dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, en France, avec Voltaire, Danton, Mirabeau et d'autres, puis avec les chefs du matérialisme d'alors, Holbach, Lamettrie. Ces convictions étaient partagées par le spirituel ami de Voltaire, le plus grand prince de la maison des Hohenzollern, le «philosophe de Sans-Souci», moniste lui aussi. Que dirait Frédéric le Grand, ce thanatiste et athéiste couronné, s'il pouvait aujourd'hui comparer ses convictions monistes avec celles de ses successeurs?
Parmi les médecins penseurs, la conviction qu'avec la mort de l'homme cesse aussi l'existence de son âme est très répandue depuis des siècles, mais eux aussi se sont gardé le plus souvent de l'exprimer. D'ailleurs, même au siècle dernier, la connaissance empirique du cerveau était encore si imparfaite, que l'«âme», pareille à un habitant mystérieux, pouvait continuer d'y poursuivre son existence indépendante. Elle n'a été définitivement écartée que par les progrès gigantesques qu'a faits la biologie en notre siècle, particulièrement dans la dernière moitié. La théorie de la descendance et la théorie cellulaire à jamais établies, les surprenantes découvertes de l'ontogénie et de la physiologie expérimentale, mais avant tout les merveilleux progrès de l'anatomie microscopique du cerveau ont graduellement sapé tous les fondements de l'Athanisme, si bien qu'aujourd'hui il est rare qu'un biologiste versé dans sa science et loyal soutienne encore l'immortalité de l'âme. Les philosophes monistes du XIXe siècle (Strauss, Feuerbach, Buchner, Spencer, etc.) sont tous Thanatistes.
Athanisme et religion.—Le dogme de l'immortalité personnelle ne s'est tant propagé et n'a pris une telle importance que par suite de son rapport étroit avec les articles de foi du christianisme; et c'est celui-ci également qui a donné lieu à cette idée erronée, encore aujourd'hui très répandue, que cette croyance à l'immortalité constituait un des éléments essentiels de toute religion pure. Ce n'est aucunement le cas! La croyance en l'immortalité de l'âme fait complètement défaut dans la plupart des religions les plus élevées de l'Orient; elle est inconnue au Bouddhisme, qui est, encore aujourd'hui, la religion que professent les 30% de la population de la terre; elle est aussi inconnue à la vieille religion populaire des Chinois qu'à cette religion réformée par Confucius et qui a pris plus tard la place de la première, et ce qui est plus important que tout le reste, elle est inconnue à la religion primitive et pure des juifs; ni dans les cinq livres de Moïse, ni dans les écrits antérieurs du Nouveau-Testament, écrits avant l'exil de Babylone, on ne trouve ce dogme d'une immortalité individuelle après la mort.
Comment s'est formée la croyance à l'immortalité.—L'idée mystique que l'âme de l'homme survit à la mort, pour vivre ensuite éternellement, a certainement une origine polyphylétique; elle n'existait pas chez le premier homme doué déjà du langage, chez l'homme primitif (homo primigenius hypothétique de l'Asie) pas plus que chez ses ancêtres, le pithecanthropus et le prothylobates, pas plus que chez ses descendants actuels, moins perfectionnés que lui, les Weddas de Ceylan, les Seelongs de l'Inde et autres peuples sauvages vivant au loin. C'est seulement avec les progrès de la raison, à la suite des réflexions plus profondes sur la vie et la mort, le sommeil et le rêve, que se développèrent, chez diverses races humaines—indépendamment les unes des autres—des idées mystiques sur la composition dualiste de notre organisme. Des motifs très divers doivent avoir concouru à amener cet événement polyphylétique: culte des ancêtres, amour des proches, joie de vivre et désir de prolonger la vie, espoir d'une situation meilleure dans l'au-delà, espoir que les bons seront récompensés et les méchants punis, etc. La psychologie comparée nous a fait connaître, en ces derniers temps, un grand nombre de ces poèmes relatifs aux croyances[41]; ils se rattachent étroitement, pour la plus grande partie, aux formes les plus anciennes de la croyance en Dieu et de la religion en général. Dans la plupart des religions modernes, l'Athanisme est intimement lié au théisme, et la conception mystique que la plupart des croyants se font de leur «Dieu personnel», est étendue par eux à «leur âme immortelle». Cela vient surtout de la religion qui domine le monde civilisé moderne, du christianisme.
Croyance chrétienne en l'immortalité.—Ainsi que chacun sait, le dogme de l'immortalité de l'âme a pris, depuis longtemps, dans la religion chrétienne, cette forme précise exprimée ainsi dans l'article de foi: «Je crois à la résurrection de la chair, à la vie éternelle.» Le Christ lui-même ressuscité d'entre les morts, le jour de Pâques pour être désormais dans l'Eternité, «fils de Dieu assis à la droite du Père», ce sont là des idées que nous ont rendues sensibles d'innombrables tableaux et légendes. De même, l'homme lui aussi, «ressuscitera au jour du jugement» et recevra la récompense qu'il aura méritée par sa vie terrestre. Toute cette conception chrétienne est d'un bout à l'autre matérialiste et anthropistique; elle ne s'élève pas beaucoup au-dessus des idées grossières que bon nombre de peuples inférieurs et incultes peuvent se faire sur les mêmes sujets. Que la «résurrection de la chair» soit impossible, c'est ce que savent tous ceux qui ont la moindre connaissance de l'anatomie et de la physiologie. La résurrection du Christ, que des millions de chrétiens croyants célèbrent à chaque Pâques, est un pur mythe, exactement comme la «Résurrection des morts», que le Christ est censé avoir accompli plusieurs fois. Pour la raison pure, ces articles de foi mystiques sont aussi inadmissibles que l'hypothèse d'une «vie éternelle» qui s'y rattache.
La vie éternelle.—Les notions fantaisistes que l'Eglise chrétienne nous enseigne relativement à la vie éternelle de l'âme immortelle après la mort du corps sont aussi purement matérialistes que le dogme de la «résurrection de la chair» qui s'y rattache. Savage, dans son intéressant ouvrage: La religion étudiée à la lumière de la doctrine darwiniste (1886), fait à ce sujet la très juste remarque suivante: «Une des accusations perpétuelles de l'Eglise contre la science, c'est que celle-ci est matérialiste. Je voudrais faire remarquer en passant que la conception ecclésiastique de la vie future a toujours été et est encore le matérialisme le plus pur. Le corps matériel doit ressusciter et habiter un ciel matériel». Pour s'en convaincre, il suffit de lire avec impartialité un de ces innombrables sermons ou un de ces discours si pleins de belles phrases et si goûtés en ces derniers temps, dans lesquels sont vantées la splendeur de la vie éternelle, bien suprême des chrétiens, et la croyance en elle, fondement de la morale.
Ce qui attend les pieux croyants spiritualistes dans le «Paradis», ce sont toutes les joies de la vie civilisée, avec tous les raffinements d'une culture avancée—tandis que les matérialistes athées sont martyrisés éternellement dans les tortures de l'Enfer, par leur «Père au cœur aimant».
Croyance métaphysique en l'immortalité.—En face de l'athanisme matérialiste, qui domine le christianisme et le mahométanisme, il semble que l'athanisme métaphysique, tel que l'ont enseigné la plupart des philosophes dualistes et spiritualistes, représente une forme de croyance plus pure et plus élevée. Le plus marquant parmi ceux qui ont contribué à la fonder est Platon; il enseignait déjà, au IVe siècle avant Jésus-Christ, ce complet dualisme entre le corps et l'âme, qui est devenu ensuite, dans la croyance chrétienne, un des articles les plus importants en théorie et les plus gros de conséquences pratiques.
Le corps est mortel, matériel, physique; l'âme est immortelle, immatérielle, métaphysique. Tous deux ne sont associés que passagèrement, pendant la vie individuelle. Comme Platon admettait une vie éternelle de l'âme autonome aussi bien avant qu'après cette alliance temporaire, ce fut aussi un adepte de la métempsychose; les âmes existent en tant que telles, en tant qu'«idées éternelles», avant qu'elles ne passent dans un corps humain. Après avoir quitté celui-ci, elles se mettent en quête d'un autre corps à habiter, lequel soit aussi approprié que possible à leur nature; les âmes des tyrans terribles passent dans les corps des loups et des vautours, celles des travailleurs vertueux dans les corps des abeilles et des fourmis, et ainsi de suite.
Ce qu'il y a d'enfantin et de naïf dans ces théories de l'âme saute aux yeux; un examen plus approfondi nous montre qu'elles sont complètement inconciliables avec les connaissances psychologiques, autrement certaines, que nous devons à l'anatomie et à la physiologie modernes, aux progrès de l'histologie et de l'ontogénie. Nous les mentionnons seulement ici parce que, malgré leur absurdité, elles ont exercé la plus grande influence sur l'histoire de la pensée. Car, d'une part, à la théorie de l'âme platonicienne, se rattache la mystique des Néoplatoniciens, qui pénétra dans le Christianisme; d'autre part, elle devint plus tard un des piliers principaux de la philosophie spiritualiste. L'«idée» platonicienne se transforma par la suite en la notion de substance de l'âme, à vrai dire aussi métaphysique et impossible à saisir, mais qui gagna à revêtir parfois un aspect physique.
Ame-substance.—La conception de l'âme en tant que «substance» est, chez beaucoup de psychologues, fort peu claire; tantôt elle est considérée, au sens abstrait et idéal, comme un «être immatériel» d'une espèce toute particulière, tantôt au sens concret et réaliste, tantôt, enfin, comme une chose peu claire, hybride tenant des deux. Si nous nous arrêtons à la notion moniste de substance, telle que nous la prendrons (chap. XII) comme la base la plus simple sur laquelle s'édifiera notre philosophie tout entière, l'énergie et la matière nous y apparaîtront indissolublement unies. Il nous faudra alors distinguer dans «l'âme substance», l'énergie psychique proprement dite (sensation, représentation, volition) qui nous est seule connue—et la matière psychique, au seul moyen de laquelle la première peut se produire, c'est-à-dire le plasma vivant. Chez les animaux supérieurs, la «matière-âme» est ainsi constituée par une partie du système nerveux; chez les animaux inférieurs et les plantes, dépourvus de système nerveux, par une partie de leur corps pluricellulaire; chez les Protistes monocellulaires, par une partie de leur corps cellulaire. Nous revenons ainsi aux organes de l'âme et nous sommes conduits à cette conclusion, conforme à la nature, que ces organes matériels de l'âme sont indispensables à l'activité psychique; quant à l'âme elle-même, elle est actuelle, c'est la somme de ses fonctions physiologiques.
Le concept de l'âme substance spécifique prend un tout autre sens chez les philosophes dualistes qui en admettent l'existence. L'«âme» immortelle est matérielle, sans doute, mais cependant invisible et toute différente du corps visible dans lequel elle habite. L'invisibilité de l'âme est ainsi considérée comme un de ses attributs essentiels. Quelques-uns, par suite, comparent l'âme avec l'éther et pensent qu'elle est comme lui, une matière essentiellement mobile, des plus subtiles et légères ou bien encore un agent impondérable qui circule partout entre les particules pondérables de l'organisme vivant. D'autres, par contre, comparent l'âme au vent et lui attribuent par suite un état gazeux; et c'est cette comparaison, faite d'abord par les peuples primitifs, qui a conduit plus tard à la conception dualiste, devenue si générale. Quand l'homme mourait, son corps demeurait, dépouille morte, mais l'âme immortelle «s'envolait avec le dernier souffle».
Ame-éther.—La comparaison de l'âme humaine avec l'éther physique, comme étant qualitativement de même nature, a pris en ces derniers temps une forme plus concrète, grâce aux progrès immenses de l'optique et de l'électricité (accomplis surtout en ces dix dernières années); car ceux-ci nous ont appris à connaître l'énergie de l'éther et par là nous ont fourni certains aperçus sur la nature matérielle de cette substance qui remplit l'espace. Devant parler plus longuement de ces importants rapports (chap. XII) je ne m'y arrêterai pas plus longuement ici, je ferai seulement remarquer en deux mots que l'hypothèse d'une âme-éther est devenue, par suite, absolument inadmissible. Une telle «âme éthérée», c'est-à-dire une substance-âme qui serait pareille à l'éther physique et circulerait, ainsi que lui, entre les parties pondérables du plasma vivant ou des molécules cérébrales, serait à jamais incapable de produire une vie psychique individuelle. Ni les conceptions mystiques qui ont fait, à ce sujet, l'objet de vives discussions vers le milieu du siècle, ni les tentatives du Néovitalisme moderne pour établir un lien entre la mystique «force vitale» et l'éther physique—ne méritent plus aujourd'hui d'être réfutées.
Ame air.—Une conception bien plus répandue et encore aujourd'hui en haute estime, c'est celle qui attribue à la substance-âme une nature gazeuse. De toute antiquité on a comparé le souffle de la respiration humaine à celui du vent; les deux furent, à l'origine, tenus pour identiques et désignés par un même nom.
Anemos et Psyche chez les Grecs, Anima et Spiritus chez les Romains désignent originairement le souffle du vent; de là ces termes ont été appliqués ensuite au souffle de l'homme. Plus tard ce «souffle vivant» fut identifié avec la «force vitale» et finalement considéré comme l'essence même de l'âme, ou, en un sens plus restreint, comme celle de sa suprême manifestation, l'«esprit».
De là, la fantaisie dériva ensuite la conception mystique des esprits individuels, fantômes («Spirits»); ceux-ci sont encore conçus aujourd'hui, la plupart du temps, comme des «êtres de forme aérienne»—mais doués des fonctions physiologiques de l'organisme!—dans maint cercle spirite célèbre, les esprits sont néanmoins photographiés!
Ames liquides et âmes solides.—La physique expérimentale est parvenue, dans les dix dernières années de notre XIXe siècle, à faire passer tous les corps gazeux à l'état liquide—et même la plupart à l'état d'agrégat solide. Il ne faut pour cela rien d'autre que des appareils appropriés qui compriment fortement les gaz, sous une très forte pression et avec une température très basse. Non seulement des éléments analogues à l'air (oxygène, hydrogène, azote) ont pu ainsi passer de l'état gazeux à l'état liquide, mais en outre des gaz composés (acide carbonique) et des mélanges de gaz (air atmosphérique). Mais par là ces corps invisibles sont devenus pour tous visibles et, en un certain sens, il est possible de les «toucher du doigt». Avec ce changement de densité s'est évanoui le nimbe mystique qui enveloppait autrefois, dans l'opinion courante, la nature des gaz tenus pour des corps invisibles produisant cependant des effets visibles. Si la substance-âme était réellement, comme beaucoup de «savants» le croient aujourd'hui encore, de la même nature que les gaz, on devrait être en état, en employant une haute pression et une température très basse, de la recueillir dans un flacon, sous le titre de liquide d'immortalité (fluidum animæ immortale). En poursuivant le refroidissement et la condensation on devrait aussi parvenir à faire passer l'âme liquide à l'état solide («neige d'âme»). Jusqu'ici l'expérience n'a pas encore réussi.
Immortalité de l'âme animale.—Si l'athanisme était vrai, si réellement l'«âme» de l'homme devait éternellement subsister, on devrait soutenir absolument la même chose relativement à l'âme des animaux supérieurs, au moins des Mammifères les plus proches de l'homme (Singes, Chiens). Car l'homme ne se distingue pas d'eux par une nouvelle sorte de fonction psychique spéciale, n'appartenant qu'à lui,—mais uniquement par un degré supérieur d'activité psychique, par le plus grand perfectionnement du stade d'évolution atteint. Ce qui est surtout plus perfectionné chez beaucoup d'hommes (mais pas chez tous!), c'est la conscience, la faculté d'associer des idées, la pensée et la raison. D'ailleurs, la différence n'est, à beaucoup près, pas aussi grande qu'on se l'imagine et elle est, sous tous les rapports, bien moindre que la différence correspondante entre l'âme des animaux supérieurs et celles des animaux inférieurs, ou même que la différence entre le plus haut et le plus bas degré de l'âme humaine. Si donc on accorde à celle-ci une «immortalité personnelle», il faut l'attribuer aussi à l'âme des animaux supérieurs.
Cette conviction de l'immortalité individuelle des animaux se rencontre, ainsi qu'il était naturel, chez beaucoup de peuples anciens et modernes; même aujourd'hui encore elle est soutenue par beaucoup de penseurs qui revendiquent pour eux-mêmes une «vie éternelle» et, d'autre part, possèdent une connaissance empirique très approfondie de la vie psychique des animaux. J'ai connu un vieil inspecteur des forêts qui, veuf et sans enfants, avait vécu plus de trente ans absolument seul, dans une splendide forêt de la Prusse orientale.
Il n'avait de rapports qu'avec quelques domestiques, avec lesquels il n'échangeait que les paroles indispensables, et avec une nombreuse meute de chiens de toute espèce, avec lesquels il vivait dans la plus grande communauté d'âmes. Après plusieurs années d'éducation et de dressage, ce fin observateur et ami de la Nature avait su pénétrer profondément dans l'âme individuelle de ses chiens et il était aussi persuadé de leur immortalité personnelle que de la sienne propre et quelques-uns, parmi les plus intelligents de ses chiens, lui semblaient, d'après une comparaison objective, parvenus à un stade psychique plus élevé que sa vieille et stupide servante ou que son grossier domestique à l'esprit borné. Tout observateur impartial qui étudiera pendant des années la vie psychique consciente et intelligente de chiens supérieurs, qui suivra attentivement les processus physiologiques de leur pensée, de leur jugement, de leur raisonnement, devra reconnaître que ces chiens peuvent revendiquer l'«immortalité» avec autant de droit que l'homme.
Preuves en faveur de l'Athanisme.—Les motifs que l'on invoque depuis deux mille ans en faveur de l'immortalité de l'âme et que l'on fait encore valoir aujourd'hui, proviennent en grande partie, non de l'effort pour connaître la vérité, mais bien plutôt du soi-disant «besoin de l'âme», c'est-à-dire de la fantaisie et de l'invention. Pour parler comme Kant, l'immortalité de l'âme n'est pas un objet de connaissance de la raison pure, mais un «postulat de la raison pratique». Mais celle-ci et les «besoins de l'âme, de l'éducation morale», etc., qui s'y rattachent, doivent être laissés absolument de côté si nous voulons sincèrement et sans parti pris parvenir à la pure connaissance de la vérité; car celle-ci n'est exclusivement possible qu'au moyen des raisonnements logiques et clairs, fondés empiriquement, de la raison pure. Nous pouvons donc redire ici de l'Athanisme ce que nous avons dit du théisme: ce ne sont tous deux que des objets de fantaisie mystique, de «croyance» transcendante, non de science, laquelle procède de la raison.
Si nous analysions l'une après l'autre toutes les raisons qu'on a fait valoir en faveur de la croyance à l'immortalité, il en ressortirait que pas une seule n'est vraiment scientifique; il n'en est pas une seule qui se puisse concilier avec les notions claires que nous avons acquises, depuis quelques dizaines d'années, par la psychologie physiologique et la théorie de l'évolution. L'argument théologique selon lequel un créateur personnel aurait mis en l'homme une âme immortelle (le plus souvent conçue comme une partie de sa propre âme divine) est un pur mythe. L'argument cosmologique selon lequel «l'ordre moral du monde» exigerait l'éternelle durée de l'âme humaine, est un dogme qui ne s'appuie sur rien. L'argument téléologique, selon lequel la «destinée suprême» de l'homme exigerait un complet développement dans l'au-delà de son âme si incomplète pendant la vie terrestre, repose sur un anthropisme erroné. L'argument moral selon lequel les privations, les souhaits insatisfaits durant la vie terrestre devraient être satisfaits dans l'au delà par une «justice distributive», est un pieux souhait, mais rien de plus.
L'argument ethnologique selon lequel la croyance en l'immortalité, comme celle en Dieu, serait une vérité innée, commune à tous les hommes, est nettement une erreur. L'argument ontologique, selon lequel l'âme, «substance simple, immatérielle et indivisible» ne saurait disparaître avec la mort, repose sur une conception absolument fausse des phénomènes psychiques: c'est une erreur spiritualiste. Tous ces «arguments en faveur de l'athanisme» et d'autres analogues sont surannés; ils ont été définitivement réfutés par la critique scientifique de cette fin de siècle.
Preuves contraires à l'Athanisme.—En regard des arguments cités, tous inadmissibles, en faveur de l'immortalité de l'âme, il convient, vu la haute importance de cette question, de résumer brièvement ici les arguments scientifiques, bien fondés, contraires à cette croyance. L'argument physiologique nous enseigne que l'âme humaine, pas plus que celle des animaux supérieurs, n'est une substance immatérielle, indépendante, mais un terme collectif désignant une somme de fonctions cérébrales; celles-ci sont conditionnées, comme toutes les autres fonctions vitales, par des processus physiques et chimiques, par suite soumis, eux aussi, à la loi de substance. L'argument histologique s'appuie sur la structure microscopique si compliquée du cerveau et nous apprend à chercher dans les cellules ganglionnaires de celui-ci les véritables «organes élémentaires de l'âme». L'argument expérimental nous fournit la conviction que les diverses fonctions de l'âme sont liées à des territoires déterminés du cerveau et sont impossibles sans l'état normal de ceux-ci; si ces territoires sont détruits, la fonction qui y était attachée disparaît en même temps; cette loi vaut, en particulier, pour les «organes de la pensée», uniques instruments centraux de la «vie de l'esprit». L'argument pathologique complète le physiologique; lorsque des régions cérébrales déterminées (centre du langage, sphère visuelle, sphère auditive) sont détruites par la maladie, leur travail n'est plus effectué, le langage, la vue, l'ouïe disparaissent; la nature réalise ici l'expérience physiologique la plus décisive. L'argument ontogénétique nous met immédiatement sous les yeux les faits de l'évolution individuelle de l'âme; nous voyons comment, dans l'âme de l'enfant, les diverses facultés se développent peu à peu; elles atteignent leur pleine maturité chez le jeune homme, elles portent leurs fruits chez l'homme; dans la vieillesse se produit une graduelle régression de l'âme, correspondant à la dégénérescence sénile du cerveau. L'argument phylogénétique s'appuie sur la paléontologie, l'anatomie comparée et la physiologie du cerveau; se complétant réciproquement, ces sciences réunies nous fournissent la certitude que le cerveau de l'homme (et en même temps sa fonction, l'âme) s'est développé graduellement et par étapes à partir de celui des Mammifères, et, en remontant plus loin, des vertébrés inférieurs.
Illusions athanistiques.—Les recherches précédentes, qui pourraient être complétées par beaucoup d'autres résultats de la science moderne, ont démontré l'absolue inadmissibilité du vieux dogme de l'immortalité de l'âme. «Celui-ci ne peut plus, au XIXe siècle, faire l'objet d'une étude scientifique, sérieuse, mais seulement celui de la croyance transcendante. Mais la «critique de la raison pure» a démontré que cette croyance, dont on fait tant de cas, envisagée au grand jour, est une pure superstition, tout comme la croyance qu'on y rattache si souvent, en un «Dieu personnel». Et cependant, aujourd'hui encore, des millions de «croyants»—non seulement dans les basses classes, dans le peuple sans culture, mais aussi dans les milieux les plus élevés—tiennent cette superstition pour leur bien le plus cher, pour leur «plus précieux trésor». Il est donc nécessaire de pénétrer un peu plus avant dans le cercle d'idées auquel celle-là se rattache et—en la supposant vraie—de soumettre sa valeur réelle à un examen critique. La critique objective découvrira alors que cette valeur repose en grande partie sur l'imagination, sur l'absence de jugement clair et de pensée conséquente. La renonciation définitive à ces illusions athanistiques, j'en ai la profonde et sincère conviction, non seulement ne serait pas pour l'humanité une perte douloureuse, mais constituerait un inappréciable gain positif. Le besoin de l'âme humaine s'attache à la croyance en l'immortalité surtout pour deux motifs: premièrement, l'espoir d'une vie meilleure dans l'au-delà, secondement l'espoir d'y revoir nos amis et tous ceux qui nous sont chers, et que la mort nous a enlevés ici-bas. En ce qui concerne la première espérance, elle provient d'un sentiment naturel de rémunération, légitime il est vrai subjectivement, mais objectivement sans fondement. Nous prétendons être dédommagés d'innombrables déceptions, des tristes expériences de cette vie terrestre, sans y être autorisés par aucune perspective réelle ou aucune garantie. Nous réclamons la durée illimitée d'une vie éternelle dans laquelle nous ne voulons éprouver que plaisir et joie, ni déplaisir ni douleur. La façon dont la plupart des hommes se représentent cette «vie bienheureuse dans l'Au delà» est des plus surprenantes, et d'autant plus étonnante que d'après cela, «l'âme immatérielle» goûterait des jouissances on ne peut plus matérielles. La fantaisie de chaque croyant, façonne cette félicité permanente conformément à ses désirs personnels. L'Indien d'Amérique, dont Schiller nous a si vivement dépeint l'Athanisme dans sa «plainte funèbre» espère trouver dans son Paradis les plus superbes chasses avec une quantité énorme de buffles et d'ours; l'Esquimeau, s'attend à y voir des nappes de glaces éclairées par le soleil avec une quantité énorme d'ours polaires, de phoques et autres animaux polaires; le doux Singhalais conçoit son Paradis d'après la merveilleuse île paradisiaque de Ceylan, avec ses jardins et ses forêts splendides; mais il admet tacitement qu'il y trouvera toujours à profusion le riz et le curry, les noix de coco et autres fruits; l'Arabe mahométan est convaincu que son Paradis sera couvert de jardins ombragés, pleins de fleurs, où bruiront partout de fraîches sources et qu'habiteront les plus belles filles; le pêcheur catholique, en Sicile, s'attend à avoir chaque jour une profusion des plus fins poissons et du meilleur macaroni et une indulgence éternelle, pour tous les péchés que, même dans la vie éternelle, il pourra commettre chaque jour; le chrétien du Nord de l'Europe espère une cathédrale gothique dont on ne pourra pas mesurer la hauteur et dans laquelle retentiront des «louanges éternelles au Dieu des armées.» Bref, chaque croyant attend en somme de la vie éternelle qu'elle soit un prolongement direct de son existence terrestre individuelle, mais qu'elle en soit une édition considérablement «revue et augmentée».
Il nous faut faire ressortir, ici encore, le caractère d'absolu matérialisme que présente l'Athanisme chrétien, lié étroitement au dogme absurde de la «résurrection de la chair». D'après ce que nous montrent des milliers de toiles de Maîtres célèbres, les «corps ressuscités» avec leurs âmes «nées à nouveau» vont se promener là-haut dans le ciel tout comme ici-bas dans la vallée de misères terrestres; ils voient Dieu avec leurs yeux, ils entendent sa voix avec leurs oreilles, ils chantent en son honneur des cantiques avec leur larynx, etc. Bref, les modernes habitants du Paradis chrétien sont aussi bien des êtres doubles, composés d'un corps et d'une âme, ils sont aussi bien en possession de tous les organes du corps terrestre, que nos vieux devanciers au Walhalla, dans la salle d'Odin, que les «immortels» turcs et arabes dans les plaisants jardins du Paradis de Mahomet, que les demi-dieux et les héros de l'ancienne Grèce dans l'Olympe, à la table de Zeus, se délectant avec le nectar et l'ambroisie.
Quelque merveilleuse peinture qu'on se fasse de cette «vie éternelle» au Paradis, à la longue elle doit devenir infiniment ennuyeuse. Et penser que c'est pour l'éternité! Sans interruption poursuivre cette éternelle existence individuelle! Le mythe profond du Juif errant, l'infortuné Ahasverus cherchant en vain le repos, devrait nous éclairer sur la valeur d'une pareille «vie éternelle». La meilleure chose que nous puissions souhaiter, après une vie bien remplie où nous avons fait de notre mieux, en toute conscience, c'est la paix éternelle du tombeau; Seigneur donnez-leur le repos éternel!
Toute personne instruite, raisonnable, qui connaît le système chronologique de la géologie et qui a réfléchi sur la longue suite de millions d'années que compte l'histoire organique de la terre, devra avouer, si son jugement est impartial, que la banale pensée de la «vie éternelle», loin d'être même pour le meilleur homme une admirable consolation, est plutôt une terrible menace. Pour contester cela il faut manquer d'un jugement clair et d'une pensée conséquente.
Le meilleur motif et le plus légitime qu'invoque l'Athanisme, c'est l'espérance de revoir dans la «vie éternelle» nos amis et tous ceux qui nous sont chers et dont un sort cruel nous a trop tôt séparés ici-bas. Mais ce bonheur qu'on se promet, si l'on y regarde de plus près, apparaîtra encore illusoire; et en tous cas il serait fortement troublé par la perspective de retrouver en même temps là-haut tant de personnes peu sympathiques et même les ennemis odieux qui ont empoisonné notre vie ici-bas. Sans compter que les rapports de famille seraient encore la source de bien des difficultés! Beaucoup d'hommes renonceraient sûrement à toutes les splendeurs du Paradis, s'ils avaient la certitude de s'y retrouver éternellement à côté de «leur meilleure moitié» ou de leur belle-mère! Il est douteux, également, que le roi Henri VIII d'Angleterre s'y plairait éternellement entre ses six femmes; c'est douteux aussi pour le roi de Pologne, Auguste le Fort, qui aima cent femmes et en eut 352 enfants! Celui-ci, ayant été au mieux avec le pape, «vicaire de Dieu», devrait habiter le Paradis, malgré toutes ses fautes et bien que ses guerres aventureuses et folles aient coûté la vie à plus de cent mille Saxons.
D'insolubles difficultés attendent aussi les athanistes croyants sur le point de savoir à quel stade de leur évolution individuelle l'âme vivra sa «vie éternelle»? Les nouveau-nés développeront-ils leur âme au ciel, aux prises avec la «même lutte pour la vie» qui façonne, par un traitement si dur, l'homme ici-bas? Le jeune homme plein de talent qui tombe, victime du meurtre en masse de la guerre, va-t-il développer au Walhalla les riches dons inemployés de son esprit? Le vieillard affaibli par les ans, tombé en enfance, mais qui, dans la force de l'âge, avait rempli le monde du bruit de ses exploits, vivra-t-il éternellement en vieillard gâteux? ou bien reviendra-t-il en arrière à un état de maturité antérieure? Mais si les âmes immortelles doivent vivre dans l'Olympe, rajeunies et comme des êtres parfaits, le charme et l'intérêt de la personnalité sont complètement perdus pour eux.
Tout aussi inadmissible nous apparaît aujourd'hui, à la lumière de la raison pure, le mythe anthropistique du Jugement dernier, de la séparation des âmes humaines en deux grands tas, l'un contenant celles destinées aux éternelles joies du Paradis, l'autre celles destinées aux tortures éternelles de l'Enfer et cela par un Dieu personnel qui serait le «Père de l'Amour!» C'est cependant ce Père tout amour qui a «créé» lui-même les conditions d'hérédité et d'adaptation dans lesquelles devaient fatalement évoluer, d'une part, les élus favorisés pour devenir des Bienheureux innocents, d'autre part, non moins fatalement, les pauvres malheureux pour devenir de coupables damnés.
Une comparaison critique des innombrables tableaux variés, fantaisistes, engendrés depuis des milliers d'années suivant les divers peuples et les diverses religions, par la croyance en l'immortalité, nous fournit un spectacle des plus curieux; une description des plus intéressantes, témoignant de recherches puisées à des sources nombreuses, nous en a été donnée par Ad. Svoboda dans ses remarquables ouvrages: Les délires de l'âme (1886) et les Formes de la croyance (1897). Si absurdes que la plupart de ces mythes puissent nous sembler, si inconciliables qu'ils soient tous avec les progrès de la science moderne, ils n'en jouent pas moins, aujourd'hui encore, un rôle important, et comme «postulat de la raison pratique», ils exercent la plus grande influence sur la conception que se font de la vie les individus et sur les destinées des peuples.
La philosophie idéaliste et spiritualiste du présent, il est vrai, conviendra que ces formes matérialistes de la croyance en l'immortalité sont insoutenables et qu'elles doivent faire place à l'idée épurée d'une essence immatérielle de l'âme, à une idée platonicienne ou à une substance transcendante. Mais la conception naturaliste idéaliste du présent ne peut absolument pas admettre ces notions insaisissables; elles ne satisfont ni le besoin de causalité de notre entendement ni les désirs de notre âme. Si nous réunissons tout ce que les progrès de l'anthropologie, de la psychologie et de la cosmologie modernes ont élucidé relativement à l'Athanisme, nous en viendrons à cette conclusion précise: «La croyance à l'immortalité de l'âme humaine est un dogme, qui se trouve en contradiction insoluble avec les données expérimentales les plus certaines de la science moderne.»
CHAPITRE XII
La loi de substance.
Études monistes sur la loi fondamentale cosmologique. Conservation de la matière et de l'énergie. Concepts de substance kynétique et de substance pyknotique.
La loi de la conservation de la force montre
que l'énergie répandue dans l'Univers représente
une grandeur fixe et constante. La loi
de la conservation de la matière prouve de
même que la matière du Cosmos représente
une grandeur fixe et constante. Ces deux
grandes lois: la loi fondamentale physique de
la conservation de l'énergie et la loi fondamentale
chimique de la conservation de la
matière peuvent être réunies et désignées
par un seul terme philosophique, sous le nom
de loi de la conservation de la substance;
car, d'après notre conception moniste, la force
et la matière sont inséparables, ce ne sont que
des formes diverses, inaliénables, d'une seule
et même essence cosmique, la substance.
Le monisme, lien entre la Religion et la Science (1899).
Trad. franç. de Vacher de Lapouge.
SOMMAIRE DU CHAPITRE XII
La loi fondamentale chimique de la conservation de la matière (constance de la matière).—La loi fondamentale physique de la conservation de la force (constance de l'énergie).—Union des deux lois fondamentales dans la loi de substance.—Notions de substance kinétique, pyknotique et dualiste.—Monisme de la matière.—Masse ou matière corporelle (matière pondérable).—Atomes et éléments.—Affinités électives des éléments.—Atome-Ame (Sensation et tendance de la masse).—Existence et essence de l'éther.—Ether et masse.—Force et énergie.—Force de tension et force vive.—Unité des forces naturelles.—Toute-puissance de la loi de substance.
LITTÉRATURE
Spinoza.—Ethica; Tractatus theologico politicus.
M. Grunwald.—Spinoza in Deutschland (ouvrage couronné. Berlin, 1897).
A. Lavoisier.—Principes de chimie (1789).
G. Dalton.—Nouveau système de philosophie chimique.
G. Wendt.—Die Entwickelung der Elemente (1891).
Fr. Mohr.—Allgemeine Theorie der Bewegung und Kraft als Grundlage der Physik und Chemie (1869).
R. Mayer.—Die Mechanik der Waerme (1842).
H. Helmholz.—Ueber die Erhaltung der Kraft (Berlin, 1847).
H. Hertz.—Ueber die Beziehungen zwischen Licht und Elektrizitat (9ter Aufl., 1895).
J.-G. Vogt.—Das Wesen der Elektrizitat und der Magnetismus auf Grund eines einheitlichen Substanz Begriffs (Leipzig, 1897).
Je considère comme la suprême, la plus générale des lois de la nature, la véritable et unique loi fondamentale cosmologique, la loi de substance; le fait de l'avoir découverte et définitivement établie est le plus grand événement intellectuel du XIXe siècle, en ce sens que toutes les autres lois naturelles connues s'y subordonnent. Par le terme de loi de substance, nous entendons à la fois deux lois extrêmement générales, d'origine et d'âge très différents: la plus ancienne est la loi chimique de la «conservation de la matière», la plus récente, la loi physique de la «conservation de la force»[42]. Ces deux lois fondamentales des sciences exactes sont inséparables dans leur essence, ainsi que cela apparaîtra de soi-même à beaucoup de lecteurs et que cela a été reconnu par la plupart des naturalistes modernes. Cependant cet axiome fondamental est très combattu d'autre part, aujourd'hui encore et on doit avant tout le démontrer. Il nous faut donc commencer par jeter un regard rapide sur chacune de ces deux lois en particulier.
Loi de la conservation de la matière (ou de la «constance de la matière») Lavoisier (1789).—La somme de matière qui remplit l'espace infini est constante. Quand un corps semble disparaître, il ne fait que changer de forme. Quand le carbone brûle, il se transforme, en se mélangeant à l'oxygène de l'air, en acide carbonique gazeux: lorsqu'un morceau de sucre se dissout dans l'eau, il passe de la forme solide à la forme liquide. De même, la matière ne fait que changer de forme lorsqu'un nouveau corps semble se produire; lorsqu'il pleut, la vapeur d'eau de l'air tombe sous forme de gouttes de pluie; quand le fer se rouille, la couche superficielle du métal s'allie à l'eau et à l'oxygène de l'air pour former ainsi la rouille ou oxyde de fer hydraté. Nulle part dans la nature nous ne voyons de la matière nouvelle se produire ou «être créée»; nulle part nous ne voyons que la matière existante vienne à disparaître ou à être anéantie. Ce principe expérimental est aujourd'hui le premier et inébranlable axiome fondamental de la chimie et peut être à tout instant immédiatement démontré à l'aide d'une balance. Mais c'est là l'immortel service qu'a rendu le grand chimiste français Lavoisier, d'avoir le premier fourni cette preuve au moyen de la balance. Aujourd'hui, tous les naturalistes qui, pendant de longues années, se sont occupés de l'étude des phénomènes naturels et qui ont réfléchi, sont si profondément convaincus de l'absolue constance de la matière, qu'ils ne peuvent plus même concevoir le contraire.
Loi de la conservation de la force (ou de la «constance de l'énergie»), Robert Mayer, (1842).—La somme de force qui agit dans l'espace infini et produit tous les phénomènes est constante. Quand la locomotive entraîne le train, la force de tension de la vapeur d'eau échauffée se transforme en la force vive du mouvement mécanique; lorsque nous entendons le sifflet de la locomotive, les ondes sonores de l'air ébranlé sont recueillies par notre tympan et conduites, par la chaîne des osselets, au labyrinthe de l'oreille interne, puis, de là, par le nerf auditif aux cellules ganglionnaires acoustiques qui constituent la sphère auditive dans le lobe temporal de l'écorce cérébrale. L'innombrable profusion de formes merveilleuses qui animent le globe terrestre ne sont, en dernière instance, que de la lumière solaire transformée. Chacun sait comment les progrès merveilleux de la technique actuelle nous ont permis de transformer l'une en l'autre les diverses forces de la nature: la chaleur devient mouvement, celle-ci lumière ou son, celle-ci électricité ou inversement. La mesure exacte de la somme de force qui agit lors de cette transformation a montré que cette force, elle aussi, demeure constante. Il n'y a pas dans l'Univers une particule de force motrice qui se perde; aucune particule nouvelle ne s'ajoute à ce qui existait. Déjà, en 1837, F. Mohr, à Bonn, s'était beaucoup approché de cette découverte fondamentale; elle a été faite en 1842, par le remarquable médecin souabe, Robert Mayer; indépendamment de lui et presque en même temps, le célèbre physiologiste H. Helmholz arrivait à poser le même principe; il en démontrait, cinq ans plus tard, l'applicabilité générale et les conséquences fécondes dans tous les domaines de la physique. Nous devrions pouvoir dire aujourd'hui que le même principe domine aussi le domaine entier de la physiologie—c'est-à-dire de la «physique organique!»—si nous n'étions pas contredits par les biologistes vitalistes et par les philosophes dualistes et spiritualistes. Ceux-ci voient dans les «forces intellectuelles» de l'homme un groupe particulier de «libres» manifestations de la force non soumises à la loi de l'énergie; cette conception dualiste puise surtout sa force dans le dogme du libre arbitre. Nous avons déjà vu, en parlant de celui-ci, qu'il était inadmissible. En ces derniers temps la physique a distingué la notion de force de celle d'énergie. Pour les considérations générales que nous nous sommes proposées, cette distinction est négligeable.
Unité de la loi de substance.—Ce qui importe bien davantage, pour notre conception moniste, c'est de nous convaincre que les deux grandes doctrines cosmologiques: la loi chimique de la conservation de la matière et la loi physique de la conservation de la force, forment un tout indissoluble; les deux théories sont aussi étroitement liées l'une à l'autre que les deux objets, la matière et la force (ou énergie). A beaucoup de philosophes et de naturalistes monistes, cette unité fondamentale des deux lois apparaîtra d'elle-même, puisqu'elles ne sont que deux aspects différents d'un seul et même objet, le Cosmos; néanmoins cette conviction toute naturelle est bien loin de jouir de l'adhésion universelle. Elle est, au contraire, énergiquement combattue par toute la philosophie dualiste, par la biologie vitaliste, par la psychologie paralléliste;—et même par beaucoup de monistes (inconséquents!) qui croient trouver une preuve du contraire dans la «conscience», ou dans l'activité intellectuelle supérieure de l'homme, ou encore dans d'autres phénomènes de la «libre vie de l'esprit».
J'insiste donc tout particulièrement sur l'importance fondamentale d'une loi de substance unique, comme expression du lien indissoluble entre ces deux lois que semblent séparer deux noms distincts. Qu'à l'origine, les deux n'aient pas été conçues ensemble et qu'on n'ait pas reconnu leur unité, c'est ce qui ressort déjà du seul fait que les deux lois ont été découvertes à des époques différentes. La plus ancienne, plus aisément constatable, la loi fondamentale chimique de la «constance de la matière», fut posée dès 1789, par Lavoisier et grâce à l'emploi général de la balance elle s'éleva au rang de «base de la chimie exacte». Par contre, la plus récente, beaucoup plus cachée, la loi fondamentale de la «constance de l'énergie», ne fut découverte qu'en 1832, par Robert Mayer et ne devint qu'avec Helmholz la «base de la physique exacte». L'unité des deux lois fondamentales, encore souvent contestée aujourd'hui, est exprimée par beaucoup de naturalistes convaincus, sous cette dénomination de «Loi de la conservation de la force et de la matière».
J'ai depuis longtemps proposé d'exprimer cette loi fondamentale par la formule plus courte et plus commode de loi de substance ou de «loi fondamentale cosmologique»; on pourrait l'appeler aussi loi universelle ou loi de constance ou encore «axiome de constance de l'univers»; au fond, elle dérive nécessairement du principe de causalité[43].
Notion de substance.—Le premier penseur qui introduisit dans la science la «notion de substance», terme tout moniste et qui en reconnut la partie fondamentale, ce fut le grand philosophe Spinoza; son ouvrage principal parut peu après sa mort précoce en 1677, juste cent ans avant que Lavoisier, au moyen du grand instrument chimique, la balance, démontrât expérimentalement la constance de la matière. Dans la grandiose conception panthéiste de Spinoza la notion du Monde (universum, Cosmos) s'identifie avec la notion totale de Dieu; cette conception est en même temps le plus pur et le plus raisonnable monisme, et le plus intellectuel, le plus abstrait monothéisme. Cette universelle substance ou ce «divin être cosmique» nous montre deux aspects de sa véritable essence, deux attributs fondamentaux: la matière (la substance-matière est infinie et étendue) et l'esprit (la substance-énergie comprenant tout et pensante). Toutes les fluctuations qu'a subies plus tard la notion de substance, proviennent, par une analyse logique, de cette suprême notion fondamentale de Spinoza que je considère, d'accord avec Gœthe, comme une des pensées les plus hautes, les plus profondes et les plus vraies de tous les temps. Tous les objets divers de l'Univers, que nous pouvons connaître, toutes les formes individuelles d'existence ne sont que des formes spéciales et passagères de la substance, des accidents ou des modes. Ces modes sont des objets corporels, des corps matériels, lorsque nous les considérons sous l'attribut de l'étendue (comme «remplissant l'espace»); au contraire, ce sont des forces ou des idées lorsque nous les considérons sous l'attribut de la pensée (de l'«énergie»). C'est à cette conception fondamentale de Spinoza que notre monisme épuré revient après deux cents ans; pour nous aussi la matière (ce qui remplit l'espace) et l'énergie (la force motrice) ne sont que deux attributs inséparables d'une seule et même substance.
La notion de substance kinétique (principe originel de la vibration).—Parmi les diverses modifications que la notion fondamentale de substance, par son alliance avec l'atomistique régnante, a traversée, dans la physique moderne, indiquons seulement brièvement deux théories qui divergent à l'extrême: la kinétique et la pyknotique. Ces deux théories de la substance s'accordent à reconnaître que toutes les diverses forces de la nature peuvent être ramenées à une force primitive commune: pesanteur et chimisme, électricité et magnétisme, lumière et chaleur, etc., ne sont que divers modes de manifestations, divers modes de force ou dynamodes d'une force primitive unique (prodynamis). Cette unique force primitive générale est la plupart du temps conçue comme un mouvement oscillatoire des plus petites parties de la masse, comme une vibration des atomes. Les atomes eux-mêmes, d'après la «notion de substance kinétique» courante, sont des particules corporelles, mortes, discrètes, qui vibrent dans l'espace vide et agissent à distance. Le véritable et illustre fondateur de cette théorie kinétique de la substance est le grand mathématicien Newton, à qui l'on doit la découverte de la loi de gravitation. Dans son principal ouvrage, Philosophiae naturalis principia mathematica (1687), il démontra que l'Univers tout entier était régi par une seule et même loi fondamentale, celle de l'attraction de la masse, d'où il suit que la gravitation reste constante; l'attraction des deux particules de matière est toujours en rapport direct de leur masse et en rapport inverse du carré de leur distance. Cette force de pesanteur générale provoque aussi bien la chute de la pomme et le flux de la mer que la rotation des planètes autour du soleil et les mouvements cosmiques de tous les corps de l'univers. L'immortel mérite de Newton c'est d'avoir établi définitivement cette loi de gravitation et d'en avoir trouvé une formule mathématique inattaquable. Mais cette formule mathématique morte à laquelle les naturalistes, ici comme dans beaucoup d'autres cas, s'attachent par dessus tout, nous donne simplement la démonstration quantitative de la théorie; elle ne nous fait pas entrevoir le moins du monde la nature qualitative des phénomènes. L'immédiate action à distance que Newton déduisit de sa loi de gravitation et qui est devenue un des dogmes les plus importants et les plus dangereux de la physique ultérieure, ne nous fournit pas le moindre aperçu sur les vraies causes de l'attraction des masses; bien plus, elle nous barre le chemin qui pourrait nous conduire vers ces causes. Je présume que les spéculations de Newton sur sa mystérieuse action à distance n'ont pas peu contribué à entraîner le pénétrant mathématicien anglais dans l'obscur labyrinthe de rêverie mystique et de superstition théiste, dans lequel il a passé les 34 dernières années de sa vie; il a même fini par construire des hypothèses métaphysiques sur les prophéties de Daniel et sur les stupides fantaisies de la révélation de saint Jean.
La notion de substance pyknotique (Principe originel de condensation ou pyknose).—La théorie moderne de la densation ou théorie de la substance pyknotique est en contradiction radicale avec la théorie courante de la vibration ou théorie de la substance kinétique. La première a été exposée le plus explicitement par J. G. Vogt, dans son ouvrage fécond en aperçus, sur La nature de l'électricité et du magnétisme fondée sur la notion d'une substance unique (1891). Vogt admet comme force originelle générale du Cosmos, comme prodynamie universelle, non pas la vibration des particules de matière, se mouvant dans l'espace vide, mais la condensation ou densation individuelle d'une substance unique qui remplit continuellement tout l'espace infini, c'est-à-dire ininterrompu et sans intervalles vides; la seule forme d'action mécanique (agens) inhérente à cette substance consiste en ce que, par l'effort de condensation (ou contraction), il se produit d'infiniment petits centres de condensation, qui peuvent, il est vrai, varier de densité et par suite de volume, mais qui, en eux-mêmes, demeurent constants. Ces minuscules parties individuelles de l'universelle substance, ces centres de condensation qu'on pourrait appeler pyknatomes correspondent, d'une façon générale, aux atomes primitifs ou dernières particules, discrètes, de la matière dans la notion de substance kinétique, mais ils s'en distinguent essentiellement en ce qu'ils possèdent sensation et tendance (ou mouvement volontaire sous sa forme la plus primitive), c'est-à-dire qu'en un certain sens ils ont une âme—souvenir de la doctrine du vieil Empédocle sur «l'amour et la haine des éléments». De plus, ces «atomes animés» n'errent pas dans l'espace vide, mais dans cette substance intermédiaire, continue, infiniment subtile qui constitue la partie non condensée de la substance primitive. Grâce à certaines «constellations, centres de troubles ou systèmes déformateurs», des masses de centres de condensation marchent rapidement les uns vers les autres pour constituer une grande étendue et arrivent à l'emporter en poids sur les masses environnantes. Par là, la substance qui, à l'état de repos primitif, possédait partout la même densité moyenne, se sépare ou se différencie en deux éléments principaux: les centres de déformation qui dépassent la densité moyenne positivement, par la pyknose, constituent les masses pondérables des corps cosmiques (ce qu'on appelle la «matière pondérable»); la substance intermédiaire plus subtile, à son tour, qui en dehors des centres remplit l'espace et la densité moyenne négativement, constitue l'éther (matière impondérable). La conséquence de cette séparation entre la masse et l'éther est une lutte sans trêve entre ces deux partis antagonistes de la substance et cette lutte est la cause de tous les processus physiques. La masse positive, véhicule du sentiment de plaisir, s'efforce toujours davantage de compléter le processus de condensation commencé et réunit les plus hautes valeurs d'énergie potentielle; l'éther négatif, au contraire, s'oppose dans la même proportion, à toute élévation de sa tension et du sentiment de déplaisir qui y est attaché; il réunit les plus hautes valeurs d'énergie actuelle.
Nous serions entraînés trop loin si nous voulions exposer plus à fond la profonde théorie de la condensation de J. G. Vogt; le lecteur que la question intéresserait devra chercher à comprendre les groupes d'idées dont la difficulté tient au sujet lui-même, dans l'extrait populaire, écrit avec clarté, qui résume le second volume de l'ouvrage cité. Je suis, quant à moi, trop peu familier avec la physique et les mathématiques pour pouvoir séparer leurs bons et leurs mauvais côtés; je crois pourtant que cette notion de la substance pyknotique, pour tous les biologistes convaincus de l'unité de la nature, pourra paraître à maints égards plus acceptable que la notion de substance kinétique actuellement régnante. Un malentendu pourra aisément résulter de ceci: que Vogt pose son processus cosmique de condensation, en contradiction radicale avec le phénomène général du mouvement, entendant par là la vibration au sens de la physique moderne. Mais son hypothétique «condensation» (pyknosis), implique aussi bien le mouvement de la substance que l'hypothétique «vibration»; seulement le mode de mouvement et l'attitude des particules de substance qui se meuvent, sont tout autres dans la première hypothèse que dans la seconde. D'ailleurs, la théorie de la condensation ne supprime aucunement la théorie de la vibration dans son ensemble, elle en écarte seulement une importante partie.
La physique moderne, à l'heure qu'il est, s'en tient encore presque toute, timidement, à l'ancienne théorie de la vibration, à la notion de l'action immédiate à distance et de l'éternelle vibration des atomes morts dans l'espace vide; elle rejette, par suite, la théorie pyknotique. Quand même cette dernière serait encore très imparfaite et quand bien même les spéculations originales de Vogt seraient souvent des erreurs, je regarderais cependant comme un grand mérite de la part de ce philosophe naturaliste, qu'il ait éliminé les principes inadmissibles de la théorie de la substance kinétique. D'après ma manière de voir personnelle, et d'après celle aussi de beaucoup d'autres naturalistes penseurs, je voudrais maintenir, dans la théorie de la substance pyknotique de Vogt, les principes suivants qui y sont contenus et que je tiens pour indispensables à toute conception de la substance vraiment moniste, comprenant vraiment tout le domaine de la nature organique et inorganique: I. Les deux éléments principaux de la substance, la masse et l'éther, ne sont pas morts et mus seulement par des forces extérieures, mais ils possèdent la sensation et la volonté (naturellement au plus bas degré!); ils éprouvent du plaisir dans la condensation, du déplaisir dans la tension; ils tendent vers la première et luttent contre la seconde. II. Il n'y a pas d'espace vide; la partie de l'espace infini que n'occupent pas les atomes-masses est remplie par l'éther. III. Il n'y a pas d'action immédiate à distance à travers l'espace vide; toute action des masses corporelles l'une sur l'autre résulte soit d'un contact immédiat, par rapprochement des masses, soit d'une transmission par l'éther.
La notion dualiste de substance.—Les deux théories de la substance que nous venons d'opposer l'une à l'autre, sont, en principe, toutes deux monistes, puisque la différence entre les deux éléments principaux de la substance (masse et éther) n'est pas primitive; il faut en outre admettre un contact et une réciprocité d'action directs et permanents entre les deux substances. Il en est tout autrement dans les théories dualistes de la substance qui prévalent, aujourd'hui encore, dans la philosophie idéaliste et spiritualiste; elles sont d'ailleurs soutenues par l'influente théologie, en tant du moins que celle-ci intervient dans ces spéculations métaphysiques. D'après ces théories, il faudrait distinguer dans la substance deux éléments principaux tout à fait différents: l'un matériel, l'autre immatériel. La substance matérielle constitue le monde des corps, dont l'étude est l'objet de la physique et de la chimie: c'est pour elle seule que vaut la loi de la conservation de la matière et de l'énergie (en tant, du moins, qu'on ne la croit pas «tirée du néant» ou qu'on n'invoque pas de miracle quelconque!). La substance immatérielle, au contraire, constitue le monde des esprits dans lequel cette loi n'a pas cours; ici, les lois de la physique et de la chimie, ou bien sont sans valeur ou bien sont subordonnées à la «force vitale», ou à la «volonté libre», à la «toute-puissance divine» ou autres fantômes qui n'ont rien à voir avec la science critique. A vrai dire, ces erreurs absolues n'ont plus besoin aujourd'hui d'être réfutées; car jusqu'à ce jour l'expérience ne nous a appris à connaître aucune substance immatérielle, aucune force qui ne soit pas liée à une matière, aucune forme d'énergie qui ne s'effectue pas au moyen de mouvements de la matière, soit de la masse, soit de l'éther, soit des deux éléments à la fois. Même les formes d'énergie les plus compliquées et les plus parfaites que nous connaissions, la vie psychique des animaux supérieurs, la pensée et la raison humaines, reposent sur des processus matériels, sur des changements dans le neuroplasma des cellules ganglionnaires; on ne peut pas les concevoir sans cela. J'ai déjà démontré (chap. XI) que l'hypothèse physiologique d'une «substance âme» spéciale, immatérielle, était inadmissible.
Masse ou matière corporelle (matière pondérable).—La science de cette partie pondérable de la matière fait avant tout l'objet de la chimie. Les extraordinaires progrès théoriques accomplis par cette science au cours du XIXe siècle, et l'influence inouïe qu'ils ont exercée dans tous les domaines de la vie pratique,—sont connus de tous. Nous nous contenterons donc de quelques remarques à propos des plus importantes questions théoriques touchant la nature de la masse. La chimie analytique est parvenue, on le sait, à ramener les innombrables corps de la nature, en les dissociant, à un petit nombre de substances premières ou éléments, c'est-à-dire de corps simples qu'on ne peut plus dissocier. Le nombre de ces éléments s'élève environ à soixante-dix. Il n'y en a qu'une petite fraction (en somme, quatorze), qui soient répandus sur toute la terre et qui sont d'une grande importance; la majeure partie consiste en éléments rares et peu importants (c'est le cas pour la plupart des métaux). La parenté entre certains de ces éléments qui constituent des groupes et les rapports remarquables qui existent entre leurs poids atomiques (ainsi que l'ont démontré L. Meyer et Mendelejeff, dans leur système périodique des éléments), rendent très vraisemblable que ces éléments ne sont pas des espèces absolument fixes de la matière, qu'ils ne sont pas des grandeurs éternellement constantes. Dans ce système, on a réparti les soixante-dix éléments en huit groupes principaux et on les a ordonnés, à l'intérieur de ceux-ci, d'après la grandeur de leurs poids atomiques, de sorte que les éléments chimiques analogues forment des séries de familles. Les rapports entre corps d'un même groupe dans le système naturel des éléments rappellent, d'une part, les phénomènes analogues que présentent les divers composés du carbone; d'autre part, les rapports entre groupes parallèles que nous observons dans le système naturel des espèces végétales et animales. De même que, dans ce dernier cas, la «parenté» entre formes analogues provient de la descendance commune de formes ancestrales plus simples—de même, il est très probable que la même explication vaut pour les familles et les ordres d'éléments. Nous pouvons donc admettre que les «éléments empiriques» actuels ne sont pas véritablement des espèces fixes de la matière, simples et constantes, mais qu'elles sont, dès l'origine, composées d'atomes primitifs simples, tous identiques, dont le nombre et la position varient seuls. Les spéculations de G. Wendt, W. Preyer, W. Crookes et d'autres, ont montré de quelle manière on pouvait concevoir que tous les éléments se soient différenciés à partir d'une seule et unique matière première, le prothyl.
Atomes et éléments.—Il faut bien distinguer la théorie des atomes actuelle, telle qu'elle apparaît à la chimie comme un auxiliaire indispensable, de l'ancien atomisme philosophique, tel que l'enseignaient déjà, il y a plus de deux mille ans, les philosophes monistes éminents de l'antiquité: Leucippe, Démocrite et Lucrèce: cet atomisme se compléta et prit plus tard une nouvelle direction, grâce à Descartes, Hobbes, Leibnitz et autres philosophes éminents. Il n'a été donné de l'empirisme moderne une conception précise et acceptable, un fondement empirique qu'en 1808, par le chimiste anglais Dalton qui posa la «loi des proportions simples et multiples» dans la formation des combinaisons chimiques. Il détermina d'abord les poids atomiques des divers éléments, posant ainsi la base exacte, inébranlable, sur laquelle reposent les nouvelles théories chimiques; celles-ci sont toutes atomistes en tant qu'elles admettent que les éléments sont composés de particules identiques, minuscules, discrètes, qu'on ne peut dissocier. Le problème de la nature propre des atomes, de leur forme, de leur grandeur, la question de savoir s'ils sont animés restent d'ailleurs hors de cause; car ces qualités sont hypothétiques; au contraire, le chimisme des atomes ou leurs «affinités chimiques», c'est-à-dire la proportion constante dans laquelle ils se combinent avec les atomes d'autres éléments[44],—est tout empirique.
Affinités électives des éléments.—L'attitude variable des éléments isolés à l'égard les uns des autres, ce que la chimie désigne du nom d'«affinité», est une des propriétés les plus importantes de la masse et se manifeste par les divers rapports de quantité ou proportions dans lesquelles s'effectue leur combinaison, et dans l'intensité avec laquelle elle se produit. Tous les degrés d'inclination, depuis la plus complète indifférence, jusqu'à la plus violente passion, s'observent dans l'attitude chimique des divers éléments à l'égard les uns des autres, de même que dans la psychologie de l'homme et en particulier dans l'inclination des deux sexes l'un pour l'autre, le même phénomène joue un grand rôle. Gœthe a rapproché, comme on sait, dans son roman classique les Affinités électives, les rapports entre deux amoureux des phénomènes de même nature, qui interviennent dans les combinaisons chimiques. L'irrésistible passion qui entraîne Edouard vers la sympathique Ottilie, Pâris vers Hélène, et qui triomphe de tous les obstacles de la raison et de la morale est la même puissante force d'attraction «inconsciente» qui, lors de la fécondation des œufs animaux ou végétaux, pousse le spermatozoïde vivant à pénétrer dans l'ovule; c'est encore le même mouvement violent par lequel deux atomes d'hydrogène et un atome d'oxygène s'unissent pour former une molécule d'eau. Cette foncière Unité des affinités électives dans toute la nature, depuis le processus chimique le plus simple, jusqu'au plus compliqué des romans d'amour, a été reconnue dès le Ve siècle avant Jésus-Christ, par le grand philosophe naturaliste grec, Empédocle, dans sa doctrine de l'amour et de la haine des éléments. Elle est confirmée par les intéressants progrès de la psychologie cellulaire, dont la haute importance n'a été entrevue qu'en ces trente dernières années. Nous appuyons là-dessus notre conviction que les atomes, déjà, possèdent sous leur forme la plus simple, la sensation et la volonté—ou plutôt: le sentiment (Aesthesis) et l'effort (tropesis)—c'est-à-dire une âme universelle sous sa forme la plus primitive. Mais on en peut dire autant des molécules ou particules de matière constituées par la réunion de deux ou plusieurs atomes. Par la combinaison, enfin, de diverses de ces molécules se produisent d'abord les combinaisons chimiques simples, puis les plus complexes, dans lesquelles le même jeu se répète sous une forme plus compliquée.
Ether (Matière impondérable).—L'étude de cette partie impondérable de la matière est avant tout l'objet de la physique. Après avoir depuis longtemps admis l'existence d'un médium infiniment subtil, remplissant l'espace en dehors de la matière et avoir invoqué cet «éther» pour expliquer divers phénomènes (la lumière surtout)—ce n'est qu'en la seconde moitié du XIXe siècle qu'on est parvenu à connaître plus exactement cette merveilleuse substance et ce progrès se rattache aux surprenantes découvertes empiriques faites dans le domaine de l'électricité, à leur connaissance expérimentale, à leur compréhension théorique et à leur application pratique. Signalons en premier lieu ici, comme ayant frayé les voies, les recherches célèbres d'Henri Hertz, à Bonn (1888); on ne saurait trop déplorer la mort précoce de ce jeune physicien de génie qui donnait les plus grandes espérances; c'est là, comme la mort trop prématurée de Spinoza, de Raphaël, de Schubert et de tant d'autres jeunes gens de génie, un de ces faits brutaux dans l'histoire de l'humanité qui, par eux-mêmes, suffisent déjà complètement à réfuter le mythe inadmissible d'une «Sage Providence» et d'un «Père céleste qui ne serait qu'amour».
L'existence de l'éther ou de l'éther cosmique, comme matière réelle, est aujourd'hui (depuis douze ans) un fait positif. On peut, il est vrai, lire aujourd'hui encore que l'éther est une «pure hypothèse»; cette affirmation erronée est répétée, non seulement par des philosophes et des écrivains populaires qui ne sont pas au courant des faits, mais encore par quelques «prudents physiciens exacts». Mais on devrait, tout aussi légitimement, nier l'existence de la matière pondérable, de la masse. Sans doute, il y a aujourd'hui encore des métaphysiciens qui en viennent là et dont la suprême sagesse consiste à nier (ou du moins à révoquer en doute) la réalité du monde extérieur; d'après eux, il n'existe, en somme, qu'un seul être réel, à savoir leur chère personne ou plutôt l'âme immortelle qu'elle renferme. Quelques physiologistes éminents ont même, en ces derniers temps, accepté ce point de vue ultra idéaliste qui avait déjà été développé dans la métaphysique de Descartes, Berkeley, Fichte et autres; ils affirment dans leur psychomonisme: «Il n'existe qu'une chose et c'est mon âme». Cette affirmation spiritualiste hardie nous semble reposer sur une déduction fausse tirée de la remarque très juste de Kant: à savoir que nous ne pouvons connaître du monde extérieur que les phénomènes rendus possibles par nos organes humains de connaissance, le cerveau et les organes des sens. Mais si, par leur fonctionnement, nous ne pouvons atteindre qu'à une connaissance imparfaite et limitée du monde des corps, cela ne nous donne pas le droit d'en nier l'existence. Pour moi du moins, l'éther existe aussi certainement que la masse, aussi certainement que moi-même lorsque je réfléchis et que j'écris sur ces questions. Si nous nous convainquons de la réalité de la matière pondérable, par la mesure et le poids, par des expériences mécaniques et chimiques, nous pouvons tout aussi bien nous convaincre de l'existence de l'éther impondérable, par les expériences d'optique et d'électricité.
Nature de l'éther.—Bien qu'aujourd'hui presque tous les physiciens considèrent l'existence réelle de l'éther comme un fait positif, et bien que nous connaissions très exactement, grâce à d'innombrables expériences (surtout d'optique et d'électricité) les nombreux effets de cette matière merveilleuse,—cependant nous ne sommes pas encore parvenus à connaître avec clarté et certitude sa vraie nature. Au contraire, aujourd'hui encore, les opinions des physiciens les plus éminents, qui ont spécialement étudié la question, divergent profondément; elles se contredisent même sur les points les plus importants. Chacun est donc libre d'adopter, parmi les hypothèses contradictoires, celle qui sera le plus conforme à son degré de connaissance et à la force de son jugement (qui tous deux resteront toujours très imparfaits). L'opinion à laquelle j'en suis venu après avoir mûrement réfléchi (et bien que je ne sois qu'un dilettante sur ce terrain), peut être résumée dans les huit propositions suivantes:
I. L'éther remplit, sous forme de matière continue, tout l'espace cosmique, en tant que celui-ci n'est pas occupé par la masse (ou matière pondérable); il comble en outre tous les intervalles laissés entre les atomes de celle-ci; II. L'éther ne possède probablement encore aucun chimisme et n'est pas encore composé d'atomes, comme la masse; si l'on admet qu'il est composé d'atomes identiques, infiniment petits (par exemple de petites sphères d'éther de même grandeur), on doit alors admettre aussi qu'entre celles-ci, il existe encore quelque chose d'autre, soit l'«espace vide», soit un troisième médium tout à fait inconnu, un Interéther tout hypothétique; le problème de son essence soulèverait les mêmes difficultés que lorsqu'il s'agissait de l'éther (in infinitum); III. L'hypothèse d'un espace vide et d'une action à distance immédiate, n'étant plus guère possible dans l'état actuel de la science (ou du moins, ne conduisant à aucune claire conception moniste), j'admets une structure particulière de l'éther qui ne serait pas atomistique comme celle de la masse pondérable et qu'on pourrait provisoirement concevoir (sans définition plus précise), comme une structure éthérique ou dynamique. IV. L'état d'agrégat de l'éther, par suite de cette hypothèse, serait également particulier et différent de celui de la masse; il ne serait ni gazeux, ni solide, comme le soutiennent certains physiciens; la meilleure façon de se le représenter, c'est peut-être de le comparer à une gelée infiniment ténue, élastique et légère. V. L'éther est une matière impondérable, en ce sens que nous ne possédons aucun moyen de déterminer expérimentalement son poids; s'il en a réellement un, ce qui est très vraisemblable, ce poids est infiniment petit et échappe à la mesure de nos plus fines balances. Quelques physiciens ont essayé de calculer le poids de l'éther d'après l'énergie des ondes lumineuses; ils ont trouvé qu'il était quinze trillions de fois plus petit que celui de l'air atmosphérique; en tous cas, une sphère d'éther du même volume que la terre pèserait au moins 250 livres (?). VI. L'état d'agrégat de l'éther peut probablement (en vertu de la théorie pyknotique), dans des conditions déterminées par une condensation croissante, passer à l'état gazeux de la masse, de même que celui-ci, par un refroidissement croissant, pourra redevenir liquide et ensuite solide. VII. Ces états d'agrégat de la matière s'ordonnent par conséquent (ce qui est très important pour la Cosmogénie moniste), suivant une série génétique continue, nous en distinguerons cinq moments: 1o L'état éthérique; 2o le gazeux; 3o le liquide; 4o le liquide-solide (dans le plasma vivant); 5o l'état solide. VIII. L'éther est infini et incommensurable tout comme l'espace qu'il remplit; il est éternellement en mouvement. Ce motus propre de l'éther (qu'on le conçoive comme une vibration, une tension, une condensation, etc.), en réciprocité d'action avec les mouvements de la masse (gravitation), est la cause dernière de tous les phénomènes.
Ether et masse.—«La colossale question de la nature de l'éther» ainsi qu'Hertz la nomme avec raison, comprend celle de ses rapports avec la masse; car ces deux éléments principaux de la matière sont non seulement partout en contact extérieur très intime, mais encore en continuelle réciprocité d'action dynamique. On peut répartir les phénomènes naturels les plus généraux, désignés par la physique sous le nom de forces naturelles ou de «fonctions de la matière», en deux groupes, dont l'un comprend surtout (mais pas exclusivement) les fonctions de l'éther, l'autre celles de la masse; on obtient alors le schéma suivant que j'ai donné (1892) dans le Monisme:
| Univers (= Nature = Substance = Cosmos) | |
|---|---|
| I. Éther (Imponderabile, substance a l'état de tension) | II. Masse (Ponderabile, substance a l'état de condensation) |
| 1. Etat d'agrégat: éthérique (ni gazeux, ni liquide, ni solide). | 1. Etat d'agrégat: pas éthérique (mais gazeux, liquide ou solide). |
| 2. Structure: pas atomique, continue, composée de particules discrètes (atomes). | 2. Structure: atomique, discontinue, composée d'infiniment petites particules (atomes) discrètes. |
| 3. Fonctions principales: lumière, chaleur rayonnante, électricité, magnétisme. | 3. Fonctions principales: pesanteur, inertie, chaleur latente, chimisme. |
Les deux groupes de fonctions de la matière, opposés l'un à l'autre dans ce schéma, peuvent en quelque mesure être regardés comme résultant de la première division du travail de la matière, comme l'ergonomie primaire de la matière. Mais cette distinction ne marque pas une séparation absolue entre les deux groupes opposés; au contraire, tous deux restent unis, conservent un lien et demeurent partout en constante réciprocité d'action. Les processus optiques et électriques de l'éther sont, comme on sait, étroitement liés aux changements mécaniques et chimiques de la masse; la chaleur rayonnante de celui-là passe directement à l'état de chaleur latente ou chaleur mécanique de celle-ci; la gravitation ne peut agir sans que l'éther ne serve d'intermédiaire à l'attraction des atomes séparés, puisque nous ne saurions admettre d'action à distance. La transformation d'une des formes de l'énergie en l'autre, démontrée par la loi de la conservation de la force confirme en même temps la constante réciprocité d'action entre les deux parties essentielles de la substance, l'éther et la masse.
Force et énergie.—La grande loi fondamentale de la nature, que nous plaçons sous le nom de loi de substance en tête de toutes les considérations d'ordre physique, a été désignée originellement, par R. Meyer qui la formula (1842) et par Helmholz qui la développa (1847), sous le nom de loi de la conservation de la force. Dix ans auparavant, déjà, un autre naturaliste allemand, Fr. Mohr, de Bonn, en avait clairement exposé l'essentiel (1837). Plus tard, la physique moderne sépara l'ancienne notion de force de celle d'énergie, dont elle ne se séparait pas à l'origine. Aussi cette même loi est-elle ordinairement désignée aujourd'hui du nom de loi de la constance de l'énergie. Pour l'étude générale, dont je dois me contenter ici et pour le grand principe de la «conservation de la substance», cette distinction subtile n'entre pas en ligne de compte. Le lecteur que cette question intéresserait en trouverait une explication très claire, par exemple, dans le travail remarquable du physicien anglais Tyndall, sur «la loi fondamentale de la nature»[45]. La portée universelle de cette grande loi cosmologique y est bien mise en lumière, de même que son application aux problèmes les plus importants, dans les domaines les plus différents. Nous nous contenterons de relever ici le fait important qu'aujourd'hui le «principe de l'énergie» et la certitude de l'unité des forces naturelles qui s'y rattache, ainsi que leur origine commune, sont reconnus par tous les physiciens compétents et considérés comme le progrès le plus important de la physique au XIXe siècle. Nous savons aujourd'hui que la chaleur est une forme de mouvement au même titre que le son, l'électricité au même titre que la lumière et le chimisme au même titre que le magnétisme. Nous pouvons, par des procédés appropriés, transformer une de ces forces en l'autre et nous convaincre ainsi, en mesurant avec exactitude, que jamais il ne se perd la plus petite particule de leur somme totale.
Force de tension et force vive (énergie potentielle et énergie actuelle).—La somme totale de la force ou énergie dans l'univers reste constante, quels que soient les phénomènes qui nous frappent; elle est éternelle et infinie comme la matière, à laquelle elle est liée indissolublement. Tout le jeu de la nature consiste en l'alternance du repos apparent avec le mouvement; mais les corps immobiles possèdent une quantité indestructible de force, tout comme les corps en mouvement. Dans le mouvement lui-même, la force de tension des premiers se transforme en la force vive des seconds. «Le principe de la conservation de la force concernant aussi bien la répulsion que l'attraction, énonce l'affirmation que la valeur mécanique des forces de tension et des forces vives dans le monde matériel, est une quantité constante. En un mot, le capital de force de l'univers se compose de deux parties qui, d'après un rapport de valeur déterminé, peuvent se transformer l'une en l'autre. La diminution de l'une entraîne l'augmentation de l'autre; la valeur totale de la somme reste cependant immuable». La force de tension ou énergie potentielle et la force vive ou énergie actuelle se transforment continuellement l'une en l'autre, sans que la somme totale infinie de force, dans l'univers infini, éprouve jamais la moindre perte.
Unité des forces de la nature.—Après que la physique moderne eût posé la loi de substance à propos des rapports très simples des corps inorganiques, la physiologie en démontra la valeur générale dans le domaine tout entier de la nature organique. Elle montra que toutes les fonctions vitales de l'organisme—sans exception!—reposent sur un continuel échange de forces et sur l'«échange de matériaux» qui s'y rattache, aussi bien que les processus les plus simples de ce qu'on appelle la «nature inanimée». Non seulement la croissance et la nutrition des plantes et des animaux, mais encore leurs fonctions de sensation et de mouvement, leur activité sensorielle et leur vie psychique,—ont pour base la transformation de la force de tension en force vive et inversement. Cette loi suprême régit encore les phénomènes les plus parfaits du système nerveux qu'on désigne, chez les animaux supérieurs et chez l'homme, sous le nom de vie intellectuelle.
Toute-puissance de la loi de substance.—Notre ferme conviction moniste, que la loi fondamentale cosmologique vaut universellement dans la nature entière, est de la plus haute importance. Car non seulement elle démontre positivement l'unité foncière du Cosmos et l'enchaînement causal de tous les phénomènes que nous pouvons connaître, mais elle réalise, en outre, négativement, le suprême progrès intellectuel, la chute définitive des trois dogmes centraux de la métaphysique: «Dieu, la liberté et l'immortalité». En tant que la loi de substance nous démontre que partout les phénomènes ont des causes mécaniques, elle se rattache à la loi générale de causalité.
La loi de substance ou loi nouvelle
A LA LUMIÈRE DE LA PHILOSOPHIE DUALISTE
ET DE LA PHILOSOPHIE MONISTE
| Dualisme (conception téléologique) | Monisme (conception mécaniste) |
| 1. Le monde (Cosmos) comprend deux domaines distincts, celui de la nature (des corps matériels) et celui de l'esprit (du monde psychique immatériel). | 1. Le monde (Cosmos) ne comprend qu'un seul et unique domaine: le royaume de la substance; ses deux attributs inséparables sont la matière (substance étendue) et l'énergie (la force efficiente). |
| 2. Par suite, le royaume de la science se divise en deux domaines distincts: sciences naturelles (théorie empirique des processus mécaniques) et sciences de l'esprit (théorie transcendentale des processus psychiques). | 2. Par suite, le royaume tout entier de la science, forme un domaine, unique; les sciences dites de l'esprit ne sont que certaines parties des sciences naturelles universelles; toute véritable science repose sur l'empirisme, non sur la transcendance. |
| 3. La connaissance des phénomènes naturels s'acquiert par la méthode empirique, par l'observation, l'expérience et l'association des représentations. La connaissance des phénomènes de l'esprit, au contraire, n'est possible que par des procédés surnaturels, par la révélation. | 3. La connaissance de tous les phénomènes (aussi bien de la nature que de la vie de l'esprit) s'acquiert exclusivement par la méthode empirique (par le travail de nos organes des sens et de notre cerveau). Toute prétendue révélation ou transcendance repose sur une illusion, consciente ou inconsciente. |
| 4. La loi de substance avec ses deux parties (Conservation de la matière et de l'énergie) n'a de valeur que dans le domaine de la nature; c'est ici seulement que la matière et la force sont indissolublement liées. Dans le domaine de l'esprit, par contre, l'activité de l'âme est libre et n'est pas liée à des changements physico-chimiques dans la substance de ses organes. | 4. La loi de substance a une valeur absolument universelle, aussi bien dans le domaine de la nature que dans celui de l'esprit—sans exception!—Même dans les plus hautes fonctions intellectuelles (représentation et pensée) le travail des cellules nerveuses efficientes est aussi nécessairement lié aux changements matériels de leur substance (plasma nerveux), que dans tout autre processus naturel la force et la matière sont liées l'une à l'autre. |
CHAPITRE XIII
Histoire du développement de l'Univers.
Études monistes sur l'éternelle évolution de l'Univers.—Création, commencement et fin du monde.—Cosmogénie créatiste et cosmogénie génétique.
La dernière énigme de l'Univers ne sera certes pas
résolue par les libres esprits de la philosophie
moniste à venir. Mais ils ne se contenteront plus
de prendre l'apparence pour la réalité, et l'illusion
pour la vérité. La grande loi de l'évolution
prendra la place de l'hypothèse de la création,
la croyance à un ordre naturel du monde, la
place du miracle, la vive et gaie réalité, celle de
la phrase et de l'imagination, le monisme conforme
à la nature, celle du faux dualisme, l'idéal
positif (pratique), celle du fol idéal (théorique).
L. Büchner (1898).
SOMMAIRE DU CHAPITRE XIII
Notion de création.—Miracle.—Création de l'Univers en général et des choses particulières.—Création de la substance (créatisme cosmologique).—Déisme: Un jour de la création.—Création des choses particulières.—Cinq formes du créatisme ontologique.—Notion d'évolution (genesis, evolutio).—I. Cosmogénie moniste.—Commencement et fin du monde.—Infinité et éternité de l'Univers. Espace et temps.—Universum perpetuum mobile. Entropie de l'Univers.—II. Géogénie moniste.—Histoire de la terre inorganique et histoire organique.—III. Biogénie moniste. Transformisme et théorie de la descendance. Lamarck et Darwin.—IV. Anthropogénie moniste.—Descendance de l'homme.
LITTÉRATURE
Kant.—Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels. 1755.
Alex. Humboldt.—Kosmos. Entwurf einer physischen Weltbeschreibung. 4 Bd. 1845-1854.
W. Bölsche.—Entwicklungsgeschichte der Natur. 1896.
Carus Sterne (E. Krause).—Werden und Vergehen. Eine Entwicklungsgesch. des Naturganzen in gemeinverst. Fassung (4te Aufl.) Berlin, 1899.
H. Wolff.—Kosmos. Die Weltentwickl. nach monistisch. psychol. Prinzipien auf Grundlage der exacten Naturforsch. dargestellt (2 Bd.) Leipzig, 1890.
K. A. Specht.—Populäre Entwicklungsgeschichte der Welt.
L. Zehnder.—Die Mechanik des Weltalls. 1897.
M. Neumayr.—Erdgeschichte (2te Aufl. von V. Uhlig). 1895.
J. Walther.—Einleit. In die Geologie als historische Wissenschaft.
C. Radenhausen.—Osiris. Weltgesetze in der Erdgeschichte.
L. Noire.—Die Welt als Entwickl. des Geistes. Bausteine zu einer monistichen Weltanschauung. 1874.
Entre toutes les énigmes de l'Univers, la plus grande, la plus difficile à résoudre, celle qui embrasse le plus de problèmes, c'est celle de l'apparition et du développement de l'Univers, appelée d'ordinaire d'un mot la question de la création. A la solution de cette énigme, difficile entre toutes, notre XIXe siècle, une fois encore, a plus contribué que tous ses prédécesseurs; il a même, jusqu'à un certain point, réussi à la donner. Du moins voyons-nous que toutes les diverses questions particulières, relatives à la création sont liées entre elles inséparablement, qu'elles ne forment toutes qu'un unique et total problème cosmique universel—et que la clef qui donne la solution de cette «question cosmique» nous est fournie par un seul mot magique: évolution! Les grandes questions de la création de l'homme, de celle des animaux et des plantes, de celle de la terre et du soleil, etc., ne sont toutes que des parties de cette question universelle: Comment l'Univers tout entier est-il apparu? A-t-il été créé par des procédés surnaturels, ou bien s'est-il graduellement produit par des procédés naturels? De quelle nature sont les causes et les procédés de cette évolution? Si nous parvenons à trouver une réponse certaine à ces questions en ce qui concerne l'un de ces problèmes partiels, nous aurons alors, d'après notre conception moniste de la nature, trouvé en même temps un flambeau qui nous éclairera et nous montrera la réponse à ces questions en ce qui concerne le problème cosmique tout entier.
Création (creatio).—L'opinion presque partout admise, aux siècles passés, relativement à l'origine du monde, c'était la croyance à sa création. Cette croyance a trouvé des expressions différentes dans des milliers de légendes et de poëmes intéressants, plus ou moins fabuleux, dans les cosmogonies et dans les mythes relatifs à la création. Seuls, quelques grands philosophes restèrent réfractaires à cette croyance, surtout ces admirables libres penseurs de l'antiquité classique qui, les premiers, conçurent l'idée d'une évolution naturelle. A l'inverse, tous les mythes relatifs à la création portaient le caractère du surnaturel, du merveilleux ou du transcendant. Incapable de saisir l'essence du monde en elle-même et d'expliquer l'apparition de ce monde par des causes naturelles, la raison encore peu développée devait naturellement recourir au miracle. Dans la plupart des légendes relatives à la création, le miracle s'allie à l'anthropisme. De même que l'homme crée ses œuvres avec une intention et en faisant preuve d'art, de même le «Dieu» créateur devait avoir produit le monde conformément à un plan; l'idée de ce Dieu était presque toujours tout anthropomorphique; il s'agissait manifestement d'un créatisme anthropistique. Le «tout-puissant créateur du ciel et de la terre», d'après le premier livre de Moïse et d'après le catéchisme encore aujourd'hui admis, est conçu créant d'une façon aussi purement humaine que le créateur moderne d'Agassiz ou de Reinke ou que l'intelligent «ingénieur machiniste» d'autres biologistes contemporains.
Création de l'Univers en général et des choses particulières (Création de la substance et de ses accidents).—Pénétrant plus avant dans la notion merveilleuse de création, nous y pouvons distinguer comme deux actes essentiellement différents, la création totale de l'Univers en général et la création partielle des choses particulières, correspondant à la notion, chez Spinoza, de la substance (Universum) et des accidents (ou modes, «formes phénoménales» isolées de la substance). Cette distinction est foncièrement importante; car il y a eu beaucoup de philosophes et des plus distingués (et il en est encore aujourd'hui) qui admettent la première création, mais qui rejettent la seconde.
Création de la substance (Créatisme cosmologique).—D'après cette théorie de la création, «Dieu a créé le monde en le tirant du néant». On se représente le «Dieu éternel» (être raisonnable mais immatériel) comme ayant seul existé, de toute éternité (dans l'espace) sans monde, jusqu'à ce qu'un beau jour il lui soit venu à l'idée «de créer le monde». Quelques partisans de cette croyance restreignent à l'extrême cette activité créatrice de Dieu, la limitant à un acte unique, ils admettent que le Dieu extra mondain (dont l'activité, en dehors de cela, reste une énigme!) a créé, à un instant donné, la substance, qu'il lui a conféré la capacité de se développer à l'extrême et puis qu'il ne s'est plus jamais occupé d'elle. Cette idée très répandue a été, en particulier, reprise sous diverses formes par le déisme anglais; elle se rapproche, jusqu'à y toucher, de notre théorie moniste de l'évolution et ne l'abandonne que dans ce seul instant (celui de l'éternité!) où est venu à Dieu la pensée de créer. D'autres partisans du créatisme cosmologique admettent, au contraire, que «le Seigneur Dieu», non seulement a créé une fois la substance, mais en tant que «conservateur et régisseur du monde», continue d'agir sur ses destinées. Plusieurs variations de cette croyance se rapprochent tantôt du Panthéisme, tantôt du théisme conséquent. Toutes ces formes (et autres semblables) de la croyance à la création sont inconciliables avec la loi de la conservation de la force et de la matière; celle-ci ne connaît pas de «commencement du monde».
Il est particulièrement intéressant de voir que E. du Bois-Reymond, dans son dernier discours (sur le Néovitalisme, 1894), a embrassé ce créatisme cosmologique (comme solution de la grande énigme de l'Univers); il dit: «La seule conception digne de la toute-puissance divine, c'est celle qui consiste à penser qu'elle a, de temps immémorial, créé, par un seul acte de création, toute la matière, de telle sorte qu'en vertu des lois inviolables qui lui sont inhérentes, partout où les conditions d'apparition et de durée de la vie seraient présentes, par exemple ici-bas sur terre, les êtres les plus simples apparaîtraient, desquels, sans autre intervention, sortirait la nature actuelle, depuis le bacille primitif jusqu'à la forêt de palmes, depuis le micrococcus originel jusqu'aux gracieuses attitudes d'une Suleima, jusqu'au cerveau d'un Newton! Ainsi nous sortirions de toutes les difficultés par un jour de création(!) et laissant de côté l'ancien et le nouveau vitalisme, nous admettrions que la Nature s'est produite mécaniquement.» Ici, comme lorsqu'il s'agissait de la question de la conscience, dans le discours de l'Ignorabimus, Du Bois-Reymond trahit, de la façon la plus éclatante, le peu de profondeur et de logique inhérents à sa conception moniste.
Création des choses particulières (Créatisme ontologique).—D'après cette théorie individuelle de la création, encore aujourd'hui prédominante, Dieu n'a pas seulement produit le monde tout entier («de rien») mais encore toutes les choses particulières qui y sont renfermées. Dans le monde civilisé chrétien, c'est la légende primitive et sémitique de la Création, empruntée au premier livre de Moïse, qui prévaut aujourd'hui encore; même parmi les naturalistes modernes, elle trouve encore ici et là de croyants adeptes. Je l'ai critiquée en détail dans le premier chapitre de mon Histoire de la Création naturelle. On pourrait relever, comme d'intéressantes modifications de ce créatisme ontologique, les théories suivantes:
I. Création dualiste.—Dieu s'est borné à deux actes de création; d'abord il a créé le monde inorganique, la substance morte à laquelle seule s'applique la loi de l'énergie, aveugle et agissant sans but dans le mécanisme du monde corporel et des formations géologiques; plus tard, Dieu acquit l'intelligence et la communiqua aux dominantes, à ces forces intelligentes, s'efforçant vers un but, qui produisent et dirigent le développement des organismes (Reinke)[46].
II. Création trialistique.—Dieu a créé le monde en trois actes principaux: A. Création du Ciel (cas du monde supra-terrestre); B. Création de la terre (comme centre du monde) et de ses organismes; C. Création de l'homme (comme image de Dieu); ce dogme est encore aujourd'hui très répandu parmi les théologiens chrétiens et autres «savants»; on l'enseigne comme une vérité dans beaucoup d'écoles.
III. Création heptamérale.—La Création en sept jours, de Moïse. Bien que peu de savants, aujourd'hui, croient encore à ce mythe mosaïque, il se grave pourtant profondément, dès la première jeunesse, en même temps que l'enseignement de la Bible, dans l'esprit de nos enfants. Les divers essais, tentés surtout en Angleterre, pour mettre ce mythe d'accord avec la théorie de l'évolution, ont complètement échoué. Pour les sciences naturelles, ce mythe a pris une grande importance en ce que Linné, lorsqu'il fonda son système de la nature, l'adopta et l'employa pour définir la notion d'espèce organique (tenue par lui pour fixe): «Il y a autant d'espèces différentes d'animaux et de plantes, qu'au commencement du monde l'Être infini a créé d'espèces différentes»[47]. Ce dogme a été admis assez généralement jusqu'à Darwin (1859), bien que, dès 1809, Lamarck en ait exposé l'inadmissibilité.
IV. Création périodique.—Au commencement de chaque période géologique, toute la population animale et végétale est créée à nouveau, et à la fin de chaque période elle est anéantie par une catastrophe générale; il y a autant d'actes de création générale qu'il s'est succédé de périodes géologiques distinctes (théorie des catastrophes de Cuvier 1818 et Agassiz, 1858). La paléontologie qui, lors de ses débuts, encore très incomplète (dans la première moitié du XIXe siècle), semblait prêter appui à cette théorie des créations successives du monde organique, l'a complètement réfutée par la suite.
V. Création individuelle.—Chaque homme, en particulier—de même que chaque animal et chaque plante en particulier—ne provient pas d'un acte naturel de reproduction, mais est créé par la grâce de Dieu («qui connaît toutes choses et qui a compté les cheveux sur notre tête»). On lit souvent, aujourd'hui encore, cette conception chrétienne de la Création, dans les journaux, en particulier aux annonces de naissance («Hier, Dieu, dans sa bonté, nous a fait cadeau d'un fils qui se porte bien», etc.) Même dans les talents individuels, dans les avantages de nos enfants, nous constatons souvent, avec reconnaissance, les «dons spéciaux de Dieu» (mais nous ne le faisons pas, d'ordinaire, quand il s'agit des défauts héréditaires!).
Evolution (Genesio, Evolutio).—Ce qu'avaient d'inadmissible les légendes relatives à la Création et la croyance au miracle qui s'y rattache a dû frapper de bonne heure les hommes capables de penser; aussi trouvons-nous, remontant à plus de deux mille ans, de nombreuses tentatives pour remplacer ces mythes par une théorie raisonnable et expliquer l'apparition du monde par des causes naturelles. Au premier rang, nous retrouvons ici les grands penseurs de l'école naturaliste ionienne, puis Démocrite, Héraclite, Empédocle, Aristote, Lucrèce et autres philosophes de l'antiquité. Leurs premiers essais, encore imparfaits, nous surprennent en partie par leurs intuitions lumineuses, tant ils semblent les précurseurs des idées modernes. Cependant, il manquait à l'antiquité ce terrain solide de la spéculation scientifique qui n'a été conquis que par les innombrables observations et expériences des temps modernes. Pendant le moyen âge—et surtout sous la suprématie du papisme—la recherche scientifique est restée stationnaire. La torture et les bûchers de l'Inquisition veillaient à ce que la foi inconditionnée en la mythologie hébraïque de Moïse demeurât la réponse définitive aux questions concernant la Création. Même les phénomènes qui invitaient à l'observation immédiate des faits embryologiques: le développement des animaux et des plantes, l'embryologie de l'homme, passaient inaperçus ou n'excitaient çà et là que l'intérêt de quelques observateurs ayant soif de savoir; mais leurs découvertes furent ignorées ou perdues. D'ailleurs, le chemin était à l'avance barré à toute vraie science du développement naturel, par la théorie régnante de la préformation, par le dogme que la forme et la structure caractéristiques de chaque espèce animale ou végétale sont déjà préformés dans le germe.
Théorie de l'évolution (Génétisme, Evolutisme, Evolutionnisme).—La science que nous appelons aujourd'hui évolutionnisme (au sens le plus large) est, aussi bien dans son ensemble que dans ses diverses parties, l'enfant du XIIe siècle; elle est au nombre de ses créations les plus importantes et les plus brillantes. De fait, la notion d'évolution, encore presque inconnue au siècle dernier, est déjà devenue une pierre angulaire, solide, de notre conception de l'Univers. J'en ai exposé explicitement les principes dans des écrits antérieurs, surtout dans ma Morphologie générale (1866), puis, sous une forme plus populaire, dans mon Histoire de la création naturelle (1868), enfin, en ce qui concerne spécialement l'homme, dans mon Anthropogénie (1874, 4e éd. 1891). Je me contenterai donc ici de passer rapidement en revue les progrès les plus importants accomplis par la doctrine de l'évolution au cours de notre siècle; elle se divise, d'après son objet, en quatre parties principales: elle étudie l'apparition naturelle: 1o du Cosmos, 2o de la terre, 3o des organismes vivants et 4o de l'homme.
I. Cosmogénie moniste. Le premier qui ait essayé d'expliquer d'une manière simple la constitution et l'origine mécanique de tout le système cosmique, d'après les principes de Newton—c'est-à-dire par des lois physiques et mathématiques,—c'est Kant, dans son œuvre de jeunesse, si célèbre: Histoire naturelle générale et théorie du ciel (1755). Malheureusement, cette œuvre grandiose et hardie demeura 90 ans presque inconnue; elle ne fut tirée du tombeau qu'en 1845 par A. de Humboldt qui lui donna droit de cité dans le premier volume de son Cosmos. Dans l'intervalle, le grand mathématicien français, Laplace, était arrivé, de son côté, à des théories analogues à celles de Kant et les avait développées, les appuyant sur les mathématiques, dans son Exposition du système du monde (1796). Son œuvre principale, la Mécanique céleste, parut il y a cent ans. Les principes de la Cosmogénie de Kant et de Laplace, qui sont les mêmes, reposent sur une explication mécanique du mouvement des planètes et sur l'hypothèse qui en découle, que tous les mondes proviennent originairement de nébuleuses qui se sont condensées. L'Hypothèse des Nébuleuses ou Théorie cosmologique des gaz a été très retouchée et complétée depuis, mais elle reste inébranlable, aujourd'hui encore, comme la meilleure des tentatives d'explication mécaniste et moniste de tout le système cosmique[48]. Elle a trouvé, en ces derniers temps, un important complément en même temps qu'une confirmation dans l'hypothèse que ce processus cosmogonique n'aurait pas seulement eu lieu une fois, mais se serait reproduit périodiquement. Tandis que, dans certaines parties de l'espace infini, des nébuleuses en rotation donneraient naissance à de nouveaux mondes qui évolueraient, dans d'autres parties, au contraire, des mondes refroidis et morts venant à s'entrechoquer, se dissémineraient en poussière et retourneraient à l'état de nébuleuses diffuses.
Commencement et fin du monde.—Presque toutes les cosmogénies anciennes et modernes et la plupart aussi de celles qui se rattachent à Kant et à Laplace, partaient de l'opinion régnante, que le monde avait eu un commencement. Ainsi, d'après une forme très répandue de l'hypothèse des «Nébuleuses», une énorme nébuleuse, faite d'une matière infiniment subtile et légère, se serait formée «au commencement», puis à un moment déterminé du temps («il y a de cela infiniment longtemps»), un mouvement de rotation aurait commencé dans cette nébuleuse. Le «premier commencement» de ce mouvement cosmogène une fois donné, les processus ultérieurs de formation des mondes, de différenciation des systèmes planétaires, etc., se déduisent alors avec certitude des principes mécaniques et il devient alors aisé de les fonder mécaniquement. Cette première origine du mouvement est la seconde des «énigmes de l'Univers» de du Bois-Reymond; il la déclare transcendante.
Beaucoup d'autres naturalistes et philosophes ne peuvent pas davantage sortir de cette difficulté et se résignent en avouant qu'il faut admettre ici une première «impulsion surnaturelle», c'est-à-dire «un miracle».
D'après nous, cette «seconde énigme de l'Univers» est résolue par l'hypothèse que le mouvement est une propriété de la substance aussi immanente et originelle que la sensation. Ce qui légitime cette hypothèse moniste, c'est d'abord la loi de substance et ensuite les grands progrès que l'astronomie et la physique ont faits dans la seconde moitié du XIXe siècle. Par l'analyse spectrale de Bunsen et de Kirchhoff (1860), nous avons non seulement acquis la preuve que les millions de mondes qui remplissent l'espace infini sont faits de la même matière que notre soleil et notre terre—mais encore qu'ils se trouvent à des stades différents d'évolution; nous avons même, grâce à l'auxiliaire de l'analyse spectrale, acquis des connaissances sur les mouvements et les distances des astres, que le télescope seul était impuissant à nous fournir. Enfin le télescope lui-même a été très perfectionné et, avec l'aide de la photographie, nous a permis de faire une masse de découvertes astronomiques, qu'on ne pouvait même pas soupçonner au début du siècle. En particulier, nous avons appris à comprendre la grande importance des petits corps célestes semés par milliards dans l'espace entre les étoiles plus grandes, en apprenant à mieux connaître les comètes et les étoiles filantes, les agglomérations d'étoiles et les nébuleuses.
Nous savons également aujourd'hui que les orbites tracées par des millions de corps célestes sont variables et en partie irrégulières, tandis qu'on admettait, autrefois, que les systèmes planétaires étaient constants et que les sphères en rotation décrivaient leurs courbes avec une éternelle régularité. L'astrophysique doit aussi d'importants aperçus aux progrès immenses accomplis dans d'autres domaines de la physique, surtout en optique et en électricité, ainsi qu'à la théorie de l'éther, amenée par ces progrès. Enfin, et avant tout, réapparaît ici, comme constituant le plus grand progrès accompli vers la connaissance de la nature, l'universelle loi de substance. Nous savons maintenant que partout, dans les espaces les plus lointains, cette loi a la même valeur absolue que dans notre système planétaire, qu'elle vaut dans le plus petit coin de notre terre comme dans la plus petite cellule de notre corps. Nous avons le droit (et nous sommes logiquement forcés) d'admettre cette importante hypothèse, que la conservation de la matière et de l'énergie a existé de tous temps aussi universellement qu'elle régit tout aujourd'hui sans exception. De toute éternité, l'Univers infini a été, est et restera soumis à la loi de substance.
De tous ces immenses progrès de l'astronomie et de la physique qui s'éclairent et se complètent l'un l'autre, une série de conclusions infiniment importantes découlent relativement à la composition et à l'évolution du Cosmos, à la stabilité et à la variabilité de la substance. Nous les résumerons brièvement dans les thèses suivantes: I. L'espace est infiniment grand et illimité; il n'est jamais vide mais partout rempli de substance. II. Le temps est de même infini et illimité; il n'a ni commencement ni fin, c'est l'éternité. III. La substance se trouve partout et en tous temps dans un état de mouvement et de changement ininterrompu; nulle part ne règne le repos parfait; mais en même temps la quantité infinie de matière demeure aussi invariable que celle de l'énergie éternellement changeante. IV. Le mouvement éternel de la substance dans l'espace est un cercle éternel, avec des phases d'évolution se répétant périodiquement. V. Ces phases consistent en une alternance périodique de conditions d'agrégat, la principale étant la différenciation primaire de la masse et de l'éther (l'ergonomie de la matière pondérable et impondérable). VI. Cette différenciation est fondée sur une condensation croissante de la matière, la formation d'innombrables petits centres de condensation dont les causes efficientes sont les propriétés originelles immanentes à la substance: le sentiment et l'effort. VII. Tandis que dans une partie de l'espace, par ce processus pyknotique, de petits corps célestes, puis de plus grands, se produisent et que l'éther qui est entre eux augmente de tension—dans l'autre partie de l'espace, le processus inverse se produit en même temps: la destruction des corps célestes qui viennent à s'entrechoquer. VIII. Les sommes inouïes de chaleur produites, dans ces processus mécaniques par le choc des corps célestes en rotation, sont représentées par les nouvelles forces vives qui amènent le mouvement des masses de poussière cosmique engendrées, ainsi que la néoformation de sphères en rotation: le jeu éternel recommence à nouveau. Notre mère, la Terre, elle aussi, issue il y a des millions de milliers d'années d'une partie du système solaire en rotation,—après que de nouveaux millions de milliers d'années se seront écoulés, se glacera à son tour, et après que son orbite aura toujours été se rétrécissant, elle se précipitera dans le soleil.
Pour comprendre clairement l'universel processus d'évolution cosmique, ces aperçus modernes sur l'alternance périodique de la disparition et de la néoformation des mondes, que nous devons aux immenses progrès de la physique et de l'astronomie moderne,—me paraissent particulièrement importants, à côté de la loi de substance. Notre mère, la Terre, se réduit alors à la valeur d'une minuscule «poussière de soleil», pareille aux autres incalculables millions de ces poussières qui se pourchassent dans l'espace infini: Notre propre Etre humain qui, dans son délire de grandeur anthropistique, s'adore comme l'image de Dieu, retombe au rang de mammifère placentalien, lequel n'a pas plus de valeur pour l'Univers tout entier, que la fourmi ou l'éphémère, que l'infusoire microscopique ou le plus infime bacille. Nous autres, hommes, nous ne sommes encore que des stades d'évolution passagers de l'éternelle substance, des formes phénoménales individuelles de la matière et de l'énergie, dont nous comprenons le néant quand nous nous plaçons en regard de l'espace infini et du temps éternel.
Espace et Temps.—Depuis que Kant a fait, des notions d'Espace et de Temps, de simples «formes de l'intuition»—de l'espace, la forme externe, du temps l'interne—une lutte ardente s'est élevée au sujet de ces importants problèmes de la connaissance, qui dure encore aujourd'hui. Une grande partie des métaphysiciens modernes se sont convaincus de cette opinion, qu'on devait attribuer à l'«acte critique» de Kant, comme point de départ d'une «théorie de la connaissance purement idéaliste», la plus grande importance et qu'elle réfutait l'opinion naturelle du bon sens humain qui croit à la réalité de l'espace et du temps. Cette conception exclusive et ultra-idéaliste des deux notions capitales est devenue la source des plus grosses erreurs; elle ne voit pas que Kant, dans sa proposition, n'abordait qu'un côté du problème, le côté subjectif, mais reconnaissait l'autre, le côté objectif comme tout aussi légitime; il dit: «L'espace et le temps possèdent la réalité empirique, mais l'idéalité transcendentale». Notre monisme moderne peut fort bien accepter cette proposition de Kant, mais non pas la prétention exclusive de certains à ne relever que le côté subjectif du problème; car la conséquence logique de ceci, c'est l'absurde idéalisme qui atteint son comble avec cette proposition de Berkeley: «Les corps ne sont que des représentations; leur existence réelle consiste à être perçus». Cette proposition devrait s'énoncer ainsi: «Les corps ne sont, pour ma conscience personnelle, que des représentations; leur existence est aussi réelle que celle des organes de ma pensée, à savoir des cellules ganglionnaires des hémisphères qui recueillent les impressions faites par les corps extérieurs sur mes organes sensoriels et en les associant, forment les représentations». De même que je révoque en doute, ou même que je nie la «réalité de l'espace et du temps», de même je peux nier celle de ma propre conscience; dans le délire fébrile, l'hallucination, le rêve, les cas de double conscience, je tiens pour vraies des représentations qui ne sont pas réelles, mais ne sont que des «imaginations»; je prends même ma propre personne pour une autre; le célèbre cogito ergo sum n'a plus ici de valeur. Par contre, la réalité de l'espace et du temps est aujourd'hui définitivement prouvée par le progrès même de notre conception, que nous devons à la loi de substance et à la cosmogénie moniste. Après avoir heureusement dépouillé l'inadmissible notion d'un «espace vide», il nous reste comme infini médium emplissant l'espace, la matière et cela sous ses deux formes: «l'éther et la masse». Et, de même, nous considérons comme le «devenir emplissant le temps», le mouvement éternel ou énergie génétique, qui s'exprime par l'évolution ininterrompue de la substance, par le perpetuum mobile de l'Univers.
Universum perpetuum mobile.—Puisque tout corps qui se meut continue de se mouvoir tant qu'il n'en est pas empêché par des obstacles extérieurs, il était naturel que l'homme eût l'idée, depuis des milliers d'années, de construire des appareils qui, une fois mis en mouvement, continuassent à se mouvoir toujours de même. On ne voyait pas que tout mouvement rencontre des obstacles extérieurs et s'éteint graduellement si une nouvelle impulsion ne survient pas du dehors, si une nouvelle force ne s'ajoute pas qui l'emporte sur les obstacles. C'est ainsi, par exemple, qu'un pendule oscillant se mouvrait éternellement de droite à gauche avec la même vitesse, si la résistance de l'air et le frottement au point de suspension n'éteignaient graduellement la force vive, mécanique, de son mouvement pour la transformer en chaleur. Nous devons lui imprimer une nouvelle force mécanique par une nouvelle impulsion (ou, s'il s'agit de l'horloge à pendule, en remontant le poids). C'est pourquoi la construction d'une machine qui, sans secours extérieur, produirait un surplus de travail, par lequel elle se maintiendrait d'elle-même toujours en marche, est chose impossible. Toutes les tentatives faites pour créer un pareil perpetuum mobile, étaient d'avance condamnées à échouer; la connaissance de la loi de substance démontrait d'ailleurs, théoriquement, l'impossibilité de cette entreprise.
Mais il n'en va plus de même quand nous envisageons le cosmos comme un Tout, l'infini Tout cosmique, conçu éternellement en mouvement. Nous nommons la matière infinie qui, objectivement le remplit, d'après notre conception subjective, espace; son éternel mouvement qui, objectivement, représente une évolution périodique revenant sur elle-même, est ce que nous appelons subjectivement le temps. Ces deux «formes de l'intuition» nous convainquent de l'infinité et de l'éternité du Cosmos. Mais par là nous reconnaissons en même temps que l'Univers tout entier, lui-même, est un perpetuum mobile embrassant tout. Cette infinie et éternelle «machine du Cosmos» se maintient dans un mouvement éternel et ininterrompu parce que l'infiniment grande somme d'énergie actuelle et potentielle reste éternellement la même. La loi de la conservation de la force démontre donc que l'idée du perpetuum mobile est aussi vraie et d'une importance aussi fondamentale, en ce qui concerne le cosmos tout entier, qu'elle est impossible en ce qui concerne l'action isolée d'une partie de celui-ci. Par là se trouve encore réfutée la théorie de l'entropie.
Entropie du Cosmos.—Le pénétrant fondateur de la Théorie mécanique de la Chaleur (1850), Clausius, résumait ce qu'il y avait de plus essentiel dans cette importante théorie dans deux propositions principales. La première est celle-ci: L'énergie du Cosmos est constante; cette proposition forme la moitié de notre loi de substance, le «principe de l'énergie». La seconde affirme: L'entropie du Cosmos tend vers un maximum; cette seconde proposition est, à notre avis, aussi erronée que la première était juste. D'après Clausius, l'énergie totale du Cosmos se compose de deux parties, dont l'une (en tant que chaleur à une haute température, énergie mécanique, électrique, chimique, etc.) est encore partiellement convertible en travail, tandis que l'autre, au contraire, ne l'est pas; celle-ci, qui est déjà de l'énergie transformée en chaleur et accumulée dans des corps plus froids, est perdue sans retour pour la production ultérieure du travail. Cette partie d'énergie inemployée, qui ne peut plus être transformée en travail mécanique, est ce que Clausius appelle entropie (c'est-à-dire la force employée à l'intérieur); elle croît continuellement aux dépens de l'autre partie. Mais comme journellement, une partie de plus en plus grande de l'énergie mécanique du Cosmos se transforme en chaleur et que celle-ci ne peut pas, réciproquement, revenir à sa première forme,—alors la quantité totale (infinie) de chaleur et d'énergie doit se disperser et diminuer de plus en plus. Toutes les différences de température devraient, en fin de compte, s'évanouir, et la chaleur, toute à l'état fixé, devrait être répartie également dans un unique et inerte morceau de matière congelée; toute vie et tout mouvement organiques auraient cessé lorsque serait atteint ce maximum d'entropie; ce serait la vraie «fin du monde». Si cette théorie de l'entropie était exacte, il faudrait qu'à cette fin du monde qu'on admet, correspondît aussi un commencement, un minimum d'entropie dans lequel les différences de température des parties distinctes de l'Univers eussent atteint leur maximum. Ces deux idées, d'après notre conception moniste et rigoureusement logique du processus cosmogénétique éternel, sont aussi inadmissibles l'une que l'autre; toutes deux sont en contradiction avec la loi de substance. Le monde n'a pas plus commencé qu'il ne finira. De même que l'univers est infini, de même il restera éternellement en mouvement; la force vive se transforme en force de tension et inversement, par un processus ininterrompu; et la somme de cette énergie potentielle et actuelle reste toujours la même. La seconde proposition de la théorie mécanique de la chaleur contredit la première et doit être sacrifiée.
Les défenseurs de l'entropie la soutiennent, par contre, à juste titre, tant qu'ils n'ont en vue que des processus particuliers dans lesquels, dans certaines conditions, la chaleur fixée ne peut plus être transformée en travail. C'est ainsi, par exemple, que dans la machine à vapeur, la chaleur ne peut être transformée en travail mécanique que lorsqu'elle passe d'un corps plus chaud (la vapeur) à un plus froid (l'eau fraîche), mais non inversement. Mais dans le grand Tout du Cosmos, les choses se passent bien autrement; des conditions sont données, cette fois, qui permettent aussi la transformation inverse de la chaleur latente en travail mécanique. C'est ainsi, par exemple, que lorsque deux corps célestes viennent à s'entrechoquer, animés chacun d'une vitesse inouïe, des quantités énormes de chaleur sont mises en liberté, tandis que les masses, réduites en poussière, sont disséminées et répandues dans l'espace. Le jeu éternel des masses en rotation avec condensation des parties, grossissement en forme de sphères de nouveaux petits météorites, réunion de ceux-ci pour en constituer de plus grosses, etc., recommence alors à nouveau[49].
II. Géogénie moniste.—L'histoire de l'évolution de la terre, sur laquelle nous allons jeter ici un rapide coup d'œil, ne forme qu'une infiniment petite partie de celle du Cosmos. Elle a été, il est vrai, comme cette dernière, depuis des milliers d'années, l'objet des spéculations philosophiques et, plus encore, de la fantaisie mythologique; mais elle n'est devenue objet de science que beaucoup plus récemment et date, presque tout entière, de notre XIXe siècle. En principe, la nature de la terre, en tant que planète tournant autour du soleil, était déjà déterminée par le système de Copernic (1543); Galilée, Kepler et autres grands astronomes ont fixé mathématiquement sa distance du soleil, la loi de son mouvement, etc. Déjà, d'ailleurs, la cosmogénie de Kant et de Laplace s'était engagée dans la voie qui montrait comment la terre provenait de la mère-soleil. Mais l'histoire ultérieure de notre planète, les transformations de sa superficie, la formation des continents et des mers, des montagnes et des déserts: tout cela, à la fin du XVIIIe siècle et dans les vingt premières années du XIXe, n'avait fait que bien peu l'objet de sérieuses recherches scientifiques; on se contentait, le plus souvent, de suppositions assez incertaines ou bien on admettait les traditionnelles légendes relatives à la création; c'était surtout, ici encore, la croyance en l'histoire mosaïque de la création qui barrait, par avance, la route qui eût conduit les recherches indépendantes à la connaissance de la vérité.
Ce n'est qu'en 1822 que parut une œuvre importante, dans laquelle était employée, pour l'étude scientifique de l'histoire de la terre, cette méthode qu'on reconnut bientôt après être de beaucoup la plus féconde, la méthode ontologique ou le principe de l'actualisme[50]. Elle consiste à étudier minutieusement les phénomènes du présent et à s'en servir pour expliquer les processus historiques analogues du passé. La Société des sciences de Göttingue avait en outre (1818) promis un prix à «l'étude la plus approfondie et la plus compréhensive sur les changements de la surface de la terre dont on peut trouver la preuve dans l'histoire et sur l'application qu'on peut faire des données ainsi acquises à l'étude des révolutions terrestres qui échappent au domaine de l'histoire.» Cette importante question de concours fut résolue par K. Hoff de Gotha, dans son excellent ouvrage: Histoire des changements naturels de la surface de la terre, démontrés par la tradition (4 vol. 1822-1834). La méthode ontologique ou actualiste, fondée par lui, fut appliquée avec une portée plus vaste et un immense succès au domaine tout entier de la géologie par le grand géologue anglais C. Lyell; les Principes de géologie (1830) de celui-ci furent la base solide sur laquelle l'histoire ultérieure de la terre continua de construire avec un si éclatant succès[51]. Les importantes recherches géogénétiques d'Al. Humboldt et L. Buch, de G. Bischof et E. Suss, ainsi que celles de beaucoup d'autres géologues modernes, s'appuient sur les solides bases empiriques et sur les principes spéculatifs, dont nous sommes redevables aux recherches de H. Koff et de Ch. Lyell qui ont frayé la voie; ils ont dégagé la voie à la science pure, fondée sur la raison, dans le domaine de l'histoire de la terre; ils ont éloigné les puissants obstacles qu'ici aussi la fantaisie mythologique et la tradition religieuse avaient entassés, surtout la Bible et la mythologie chrétienne fondée sur elle. J'ai déjà parlé, dans la sixième et la quinzième leçon de mon Histoire de la Création naturelle, des grands mérites de Ch. Lyell et des rapports qui existaient entre lui et son ami Ch. Darwin; quant à une étude plus approfondie de l'histoire de la terre et des immenses progrès que la géologie dynamique et historique a faits en notre siècle, je renvoie aux ouvrages connus de Suss, Neumayr, Credner et J. Walther.
Il faut avant tout distinguer deux parties principales dans l'histoire de la terre: la géogénie anorganique et l'organique; cette dernière commence avec la première apparition des êtres vivants à la surface du globe. L'histoire anorganique de la terre, période la plus ancienne, s'est écoulée pareille à celle des autres planètes de notre système solaire; tous ils se sont détachés de l'équateur du corps solaire en rotation, sous forme d'anneaux nébuleux qui se condensèrent graduellement en mondes indépendants. De la nébuleuse gazeuse est sortie, par refroidissement, la terre en ignition, après quoi s'est produite à sa superficie, par un progressif rayonnement de chaleur, la mince écorce solide que nous habitons. C'est seulement après qu'à la surface la température se fût abaissée jusqu'à un certain degré, que la première goutte d'eau liquide put se former au milieu de l'enveloppe vaporeuse qui l'entourait: c'était la condition la plus importante pour l'apparition de la vie organique. Bien des millions d'années se sont écoulés—en tous cas plus de cent—depuis que cet important processus de la formation de l'eau s'est produit, nous conduisant ainsi à la troisième partie de la cosmogénie, à la biogénie.
III. Biogénie moniste.—La troisième phase de l'évolution du monde commence avec la première apparition des organismes sur notre globe terrestre et se prolonge depuis lors, sans interruption, jusqu'à nos jours. Les grandes énigmes de l'Univers qui se posent à nous, dans cette intéressante partie de l'histoire de la terre, passaient encore, au commencement du XIXe siècle, pour insolubles, ou du moins pour si difficiles que leur solution semblait reculer dans un lointain avenir; à la fin du siècle, nous pouvons dire, avec un orgueil légitime, qu'elles sont résolues en principe par la biologie moderne et son transformisme; et même, beaucoup de phénomènes isolés de ce merveilleux «royaume de la vie», s'expliquent aujourd'hui physiquement d'une manière aussi parfaite que n'importe quel phénomène physique très connu, de la nature inorganique. Le mérite d'avoir fait le premier pas, si gros de conséquences, sur cette route difficile et d'avoir montré la route vers la solution moniste de tous les problèmes biologiques,—revient au profond naturaliste français J. Lamarck; il publia en 1809, l'année même où naissait Ch. Darwin, sa Philosophie zoologique si riche en aperçus. Cette œuvre originale est non seulement un essai grandiose d'explication de tous les phénomènes de la vie organique d'un point de vue unique et physique, c'est, en outre, un chemin frayé, le seul qui puisse conduire à la solution de la plus difficile énigme de ce domaine: du problème de l'apparition naturelle des espèces organiques. Lamarck, qui possédait des connaissances empiriques aussi étendues en zoologie qu'en botanique, ébaucha ici, pour la première fois les principes de la théorie de la descendance; il montra comment les innombrables formes des règnes animal et végétal proviennent, par transformations graduelles, de formes ancestrales communes, des plus simples, et comment les changements graduels de forme, produits par l'action de l'adaptation contrebalancée par celle de l'hérédité, ont amené cette lente transmutation.
Dans la cinquième leçon de mon Histoire de la Création naturelle, j'ai apprécié les mérites de Lamarck comme ils méritaient de l'être, dans la sixième et la septième, j'en ai fait autant pour ceux de Ch. Darwin (1859). Grâce à lui, cinquante ans plus tard, non seulement tous les principes importants de la théorie de la descendance étaient posés irréfutablement, mais, en outre, grâce à l'introduction de la Théorie de la sélection, les lacunes laissées par son devancier étaient comblées par Darwin. Le succès que, malgré tous ses mérites, Lamarck n'avait pu obtenir, échut libéralement à Darwin; son ouvrage qui fait époque, sur l'Origine des Espèces au moyen de la sélection naturelle a révolutionné de fond en comble toute la biologie moderne en ces quarante dernières années, et l'a élevée à une hauteur qui ne le cède en rien à celle des autres sciences naturelles. Darwin est devenu le Copernic du monde organique, ainsi que je m'exprimais déjà en 1868 et ainsi que E. du Bois-Reymond le faisait quinze ans après, répétant mes paroles (Cf. Monisme).
IV. Anthropogénie moniste.—Nous pouvons considérer, nous autres hommes, comme la quatrième et dernière période de l'évolution cosmique, celle pendant laquelle notre propre race a évolué. Déjà Lamarck (1809) avait clairement reconnu que cette évolution ne se pouvait raisonnablement concevoir que par une solution naturelle, la descendance du Singe en tant que Mammifère le plus proche. Huxley montra ensuite (1863), dans son célèbre mémoire sur La place de l'homme dans la nature—que cette importante hypothèse était une conséquence nécessaire de la théorie de la descendance et qu'elle s'appuyait sur des faits très probants de l'anatomie, de l'embryologie et de la paléontologie; il tenait cette «question essentielle entre toutes les questions» pour résolue en principe. Darwin la traita ensuite, de divers points de vue et de façon remarquable dans son ouvrage sur La descendance de l'homme et la sélection sexuelle (1871). J'avais moi-même, dans ma Morphologie générale, (1866), consacré un chapitre spécial à cet important problème de la descendance. En 1874 je publiai mon Anthropogénie dans laquelle, pour la première fois, est menée à bonne fin la tentative de suivre la descendance de l'homme à travers la série entière de ses aïeux, jusqu'aux plus anciennes formes archigones de Monères; je me suis appuyé également sur les trois grandes branches de la phylogénie: l'anatomie comparée, l'ontogénie et la paléontologie (4e éd. 1891). Ce que nous avons encore acquis en ces dernières années, grâce aux nombreux et importants progrès des études anthropogénétiques,—j'ai essayé de le montrer dans la conférence que j'ai faite, en 1898, au Congrès international de zoologie tenu à Cambridge, sur l'état actuel de nos connaissances relativement à l'origine de l'homme. (Bonn 7e éd. 1899, trad. franç, par le Dr Laloy.)