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Les grandes espérances

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The Project Gutenberg eBook of Les grandes espérances

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Title: Les grandes espérances

Author: Charles Dickens

Release date: January 21, 2006 [eBook #17565]
Most recently updated: July 19, 2006

Language: French

Credits: Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDES ESPÉRANCES ***

Charles Dickens

LES GRANDES ESPÉRANCES

(1861)

Traduction Charles Bernard-Derosne

TOME PREMIER:

CHAPITRE: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXVIII, XXIX.

TOME SECOND:

CHAPITRE: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXVIII, XXIX.

TOME PREMIER


CHAPITRE I.

Le nom de famille de mon père étant Pirrip, et mon nom de baptême Philip, ma langue enfantine ne put jamais former de ces deux mots rien de plus long et de plus explicite que Pip. C'est ainsi que je m'appelai moi-même Pip, et que tout le monde m'appela Pip.

Si je donne Pirrip comme le nom de famille de mon père, c'est d'après l'autorité de l'épitaphe de son tombeau, et l'attestation de ma sœur, Mrs Joe Gargery, qui a épousé le forgeron. N'ayant jamais vu ni mon père, ni ma mère, même en portrait puisqu'ils vivaient bien avant les photographes, la première idée que je me formai de leur personne fut tirée, avec assez peu de raison, du reste, de leurs pierres tumulaires. La forme des lettres tracées sur celle de mon père me donna l'idée bizarre que c'était un homme brun, fort, carré, ayant les cheveux noirs et frisés. De la tournure et des caractères de cette inscription: Et aussi Georgiana, épouse du ci-dessus, je tirai la conclusion enfantine que ma mère avait été une femme faible et maladive. Les cinq petites losanges de pierre, d'environ un pied et demi de longueur, qui étaient rangées avec soin à côté de leur tombe, et dédiées à la mémoire de cinq petits frères qui avaient quitté ce monde après y être à peine entrés, firent naître en moi une pensée que j'ai religieusement conservée depuis, c'est qu'ils étaient venus en ce monde couchés sur leurs dos, les mains dans les poches de leurs pantalons, et qu'ils n'étaient jamais sortis de cet état d'immobilité.

Notre pays est une contrée marécageuse, située à vingt milles de la mer, près de la rivière qui y conduit en serpentant. La première impression que j'éprouvai de l'existence des choses extérieures semble m'être venue par une mémorable après-midi, froide, tirant vers le soir. À ce moment, je devinai que ce lieu glacé, envahi par les orties, était le cimetière; que Philip Pirrip, décédé dans cette paroisse, et Georgiana, sa femme, y étaient enterrés; que Alexander, Bartholomew, Abraham, Tobias et Roger, fils desdits, y étaient également morts et enterrés; que ce grand désert plat, au delà du cimetière, entrecoupé de murailles, de fossés, et de portes, avec des bestiaux qui y paissaient çà et là, se composait de marais; que cette petite ligne de plomb plus loin était la rivière, et que cette vaste étendue, plus éloignée encore, et d'où nous venait le vent, était la mer; et ce petit amas de chairs tremblantes effrayé de tout cela et commençant à crier, était Pip.

«Tais-toi! s'écria une voix terrible, au moment où un homme parut au milieu des tombes, près du portail de l'église. Tiens-toi tranquille, petit drôle, où je te coupe la gorge!»

C'était un homme effrayant à voir, vêtu tout en gris, avec un anneau de fer à la jambe; un homme sans chapeau, avec des souliers usés et troués, et une vieille loque autour de la tête; un homme trempé par la pluie, tout couvert de boue, estropié par les pierres, écorché par les cailloux, déchiré par les épines, piqué par les orties, égratigné par les ronces; un homme qui boitait, grelottait, grognait, dont les yeux flamboyaient, et dont les dents claquaient, lorsqu'il me saisit par le menton.

«Oh! monsieur, ne me coupez pas la gorge!... m'écriai-je avec terreur. Je vous en prie, monsieur..., ne me faites pas de mal!...

—Dis-moi ton nom, fit l'homme, et vivement!

—Pip, monsieur....

—Encore une fois, dit l'homme en me fixant, ton nom... ton nom?...

—Pip... Pip... monsieur....

—Montre-nous où tu demeures, dit l'homme, montre-nous ta maison.»

J'indiquai du doigt notre village, qu'on apercevait parmi les aulnes et les peupliers, à un mille ou deux de l'église.

L'homme, après m'avoir examiné pendant quelques minutes, me retourna la tête en bas, les pieds en l'air et vida mes poches. Elles ne contenaient qu'un morceau de pain. Quand je revins à moi, il avait agi si brusquement, et j'avais été si effrayé, que je voyais tout sens dessus dessous, et que le clocher de l'église semblait être à mes pieds; quand je revins à moi, dis-je, j'étais assis sur une grosse pierre, où je tremblais pendant qu'il dévorait mon pain avec avidité.

«Mon jeune gaillard, dit l'homme, en se léchant les lèvres, tu as des joues bien grasses.»

Je crois qu'effectivement mes joues étaient grasses, bien que je fusse resté petit et faible pour mon âge.

«Du diable si je ne les mangerais pas! dit l'homme en faisant un signe de tête menaçant, je crois même que j'en ai quelque envie.»

J'exprimai l'espoir qu'il n'en ferait rien, et je me cramponnai plus solidement à la pierre sur laquelle il m'avait placé, autant pour m'y tenir en équilibre que pour m'empêcher de crier.

«Allons, dit l'homme, parle! où est ta mère?

—Là, monsieur!» répondis-je.

Il fit un mouvement, puis quelques pas, et s'arrêta pour regarder par-dessus son épaule.

«Là, monsieur! repris-je timidement en montrant la tombe. Aussi Georgiana. C'est ma mère!

—Oh! dit-il en revenant, et c'est ton père qui est là étendu à côté de ta mère?

—Oui, monsieur, dis-je, c'est lui, défunt de cette paroisse.

—Ah! murmura-t-il en réfléchissant, avec qui demeures-tu, en supposant qu'on te laisse demeurer quelque part, ce dont je ne suis pas certain?

—Avec ma sœur, monsieur.... Mrs Joe Gargery, la femme de Joe Gargery, le forgeron, monsieur.

—Le forgeron... hein?» dit-il en regardant le bas de sa jambe.

Après avoir pendant un instant promené ses yeux alternativement sur moi et sur sa jambe, il me prit dans ses bras, me souleva, et, me tenant de manière à ce que ses yeux plongeassent dans les miens, de haut en bas, et les miens dans les siens, de bas en haut, il dit:

«Maintenant, écoute-moi bien, c'est toi qui vas décider si tu dois vivre. Tu sais ce que c'est qu'une lime?

—Oui, monsieur....

—Tu sais aussi ce que c'est que des vivres?

—Oui, monsieur...»

Après chaque question, il me secouait un peu plus fort, comme pour me donner une idée plus sensible de mon abandon et du danger que je courais.

«Tu me trouveras une lime...»

Il me secouait.

«Et tu me trouveras des vivres...»

Il me secouait encore.

«Tu m'apporteras ces deux choses...»

Il me secouait plus fort.

«Ou j'aurai ton cœur et ton foie...»

Et il me secouait toujours.

J'étais mortellement effrayé et si étourdi, que je me cramponnai à lui en disant:

«Si vous vouliez bien ne pas tant me secouer, monsieur, peut-être n'aurais-je pas mal au cœur, et peut-être entendrais-je mieux...»

Il me donna une secousse si terrible, qu'il me sembla voir danser le coq sur son clocher. Alors il me soutint par les bras, dans une position verticale, sur le bloc de pierre, puis il continua en ces termes effrayants:

«Tu m'apporteras demain matin, à la première heure, une lime et des vivres. Tu m'apporteras le tout dans la vieille Batterie là-bas. Tu auras soin de ne pas dire un mot, de ne pas faire un signe qui puisse faire penser que tu m'as vu, ou que tu as vu quelque autre personne; à ces conditions, on te laissera vivre. Si tu manques à cette promesse en quelque manière que ce soit, ton cœur et ton foie te seront arrachés, pour être rôtis et mangés. Et puis, je ne suis pas seul, ainsi que tu peux le croire. Il y a là un jeune homme avec moi, un jeune homme auprès duquel je suis un ange. Ce jeune homme entend ce que je te dis. Ce jeune homme a un moyen tout particulier de se procurer le cœur et le foie des petits gars de ton espèce. Il est impossible, à n'importe quel moucheron comme toi, de le fuir ou de se cacher de lui. Tu auras beau fermer la porte au verrou, te croire en sûreté dans ton lit bien chaud, te cacher la tête sous les couvertures, et espérer que tu es à l'abri de tout danger, ce jeune homme saura s'approcher de toi et t'ouvrir le ventre. Ce n'est qu'avec de grandes difficultés que j'empêche en ce moment ce jeune homme de te faire du mal. J'ai beaucoup de peine à l'empêcher de fouiller tes entrailles. Eh bien! qu'en dis-tu?»

Je lui dis que je lui procurerais la lime dont il avait besoin, et toutes les provisions que je pourrais apporter, et que je viendrais le trouver à la Batterie, le lendemain, à la première heure.

«Répète après moi: «Que Dieu me frappe de mort, si je ne fais pas ce que vous m'ordonnez,» fit l'homme.

Je dis ce qu'il voulut, et il me posa à terre.

«Maintenant, reprit-il, souviens-toi de ce que tu promets, souviens-toi de ce jeune homme, et rentre chez toi!

—Bon... bonsoir... monsieur, murmurai-je en tremblant.

—C'est égal! dit-il en jetant les yeux sur le sol humide. Je voudrais bien être grenouille ou anguille.»

En même temps il entoura son corps grelottant avec ses grands bras, en les serrant tellement qu'ils avaient l'air d'y tenir, et s'en alla en boitant le long du mur de l'église. Comme je le regardais s'en aller à travers les ronces et les orties qui couvraient les tertres de gazon, il sembla à ma jeune imagination qu'il éludait, en passant, les mains que les morts étendaient avec précaution hors de leurs tombes, pour le saisir à la cheville et l'attirer chez eux.

Lorsqu'il arriva au pied du mur qui entoure le cimetière, il l'escalada comme un homme dont les jambes sont roides et en-gourdies, puis il se retourna pour voir ce que je faisais. Je me tournai alors du côté de la maison, et fis de mes jambes le meilleur usage possible. Mais bientôt, regardant en arrière, je le vis s'avancer vers la rivière, toujours enveloppé de ses bras, et choisissant pour ses pieds malades les grandes pierres jetées çà et là dans les marais, pour servir de passerelles, lorsqu'il avait beaucoup plu ou que la marée y était montée.

Les marais formaient alors une longue ligne noire horizontale, la rivière formait une autre ligne un peu moins large et moins noire, les nuages, eux, formaient de longues lignes rouges et noires, entremêlées et menaçantes. Sur le bord de la rivière, je distinguais à peine les deux seuls objets noirs qui se détachaient dans toute la perspective qui s'étendait devant moi: l'un était le fanal destiné à guider les matelots, ressemblant assez à un casque sans houppe placé sur une perche, et qui était fort laid vu de près; l'autre, un gibet, avec ses chaînes pendantes, auquel on avait jadis pendu un pirate. L'homme, qui s'avançait en boitant vers ce dernier objet, semblait être le pirate revenu à la vie, et allant se raccrocher et se reprendre lui-même. Cette pensée me donna un terrible moment de vertige; et, en voyant les bestiaux lever leurs têtes vers lui, je me demandais s'ils ne pensaient pas comme moi. Je regardais autour de moi pour voir si je n'apercevais pas l'horrible jeune homme, je n'en vis pas la moindre trace; mais la frayeur me reprit tellement, que je courus à la maison sans m'arrêter.


CHAPITRE II.

Ma sœur, Mrs Joe Gargery, n'avait pas moins de vingt ans de plus que moi, et elle s'était fait une certaine réputation d'âme charitable auprès des voisins, en m'élevant, comme elle disait, «à la main.» Obligé à cette époque de trouver par moi-même la signification de ce mot, et sachant parfaitement qu'elle avait une main dure et lourde, que d'habitude elle laissait facilement retomber sur son mari et sur moi, je supposai que Joe Gargery était, lui aussi, élevé à la main.

Ce n'était pas une femme bien avenante que ma sœur; et j'ai toujours conservé l'impression qu'elle avait forcé par la main Joe Gargery à l'épouser. Joe Gargery était un bel homme; des boucles couleur filasse encadraient sa figure douce et bonasse, et le bleu de ses yeux était si vague et si indécis, qu'on eût eu de la peine à définir l'endroit où le blanc lui cédait la place, car les deux nuances semblaient se fondre l'une dans l'autre. C'était un bon garçon, doux, obligeant, une bonne nature, un caractère facile, une sorte d'Hercule par sa force, et aussi par sa faiblesse.

Ma sœur, Mrs Joe, avec des cheveux et des yeux noirs, avait une peau tellement rouge que je me demandais souvent si, peut-être, pour sa toilette, elle ne remplaçait pas le savon par une râpe à muscade. C'était une femme grande et osseuse; elle ne quittait presque jamais un tablier de toile grossière, attaché par derrière à l'aide de deux cordons, et une bavette imperméable, toujours parsemée d'épingles et d'aiguilles. Ce tablier était la glorification de son mérite et un reproche perpétuellement suspendu sur la tête de Joe. Je n'ai jamais pu deviner pour quelle raison elle le portait, ni pourquoi, si elle voulait absolument le porter, elle ne l'aurait pas changé, au moins une fois par jour.

La forge de Joe attenait à la maison, construite en bois, comme l'étaient à cette époque plus que la plupart des maisons de notre pays. Quand je rentrai du cimetière, la forge était fermée, et Joe était assis tout seul dans la cuisine. Joe et moi, nous étions compagnons de souffrances, et comme tels nous nous faisions des confidences; aussi, à peine eus-je soulevé le loquet de la porte et l'eus-je aperçu dans le coin de la cheminée, qu'il me dit:

«Mrs Joe est sortie douze fois pour te chercher, mon petit Pip; et elle est maintenant dehors une treizième fois pour compléter la douzaine de boulanger.

—Vraiment?

—Oui, mon petit Pip, dit Joe; et ce qu'il y a de pire pour toi, c'est qu'elle a pris Tickler avec elle.»

À cette terrible nouvelle, je me mis à tortiller l'unique bouton de mon gilet et, d'un air abattu, je regardai le feu. Tickler était un jonc flexible, poli à son extrémité par de fréquentes collisions avec mon pauvre corps.

«Elle se levait sans cesse, dit Joe; elle parlait à Tickler, puis elle s'est précipitée dehors comme une furieuse. Oui, comme une furieuse,» ajouta Joe en tisonnant le feu entre les barreaux de la grille avec le poker.

—Y a-t-il longtemps qu'elle est sortie, Joe? dis-je, car je le traitais toujours comme un enfant, et le considérais comme mon égal.

—Hem! dit Joe en regardant le coucou hollandais, il y a bien cinq minutes qu'elle est partie en fureur... mon petit Pip. Elle revient!... Cache-toi derrière la porte, mon petit Pip, et rabats l'essuie-mains sur toi.»

Je suivis ce conseil. Ma sœur, Mrs Joe, entra en poussant la porte ouverte, et trouvant une certaine résistance elle en devina aussitôt la cause, et chargea Tickler de ses investigations. Elle finit, je lui servais souvent de projectile conjugal, par me jeter sur Joe, qui, heureux de cette circonstance, me fit passer sous la cheminée, et me protégea tranquillement avec ses longues jambes.

«D'où viens-tu, petit singe? dit Mrs Joe en frappant du pied. Dis-moi bien vite ce que tu as fait pour me donner ainsi de l'inquiétude et du tracas, sans cela je saurai bien t'attraper dans ce coin, quand vous seriez cinquante Pips et cinq cents Gargerys.

—Je suis seulement allé jusqu'au cimetière, dis-je du fond de ma cachette en pleurant et en me grattant.

—Au cimetière? répéta ma sœur. Sans moi, il y a longtemps que tu y serais allé et que tu n'en serais pas revenu. Qui donc t'a élevé?

—C'est toi, dis-je.

—Et pourquoi y es-tu allé? Voilà ce que je voudrais savoir, s'écria ma sœur.

—Je ne sais pas, dis-je à voix basse.

Je ne sais pas! reprit ma sœur, je ne le ferai plus jamais! Je connais cela. Je t'abandonnerai un de ces jours, moi qui n'ai jamais quitté ce tablier depuis que tu es au monde. C'est déjà bien assez d'être la femme d'un forgeron, et d'un Gargery encore, sans être ta mère!»

Mes pensées s'écartèrent du sujet dont il était question, car en regardant le feu d'un air inconsolable, je vis paraître, dans les charbons vengeurs, le fugitif des marais, avec sa jambe ferrée, le mystérieux jeune homme, la lime, les vivres, et le terrible engagement que j'avais pris de commettre un larcin sous ce toit hospitalier.

«Ah! dit Mrs Joe en remettant Tickler à sa place. Au cimetière, c'est bien cela! C'est bien à vous qu'il appartient de parler de cimetière. Pas un de nous, entre parenthèses, n'avait soufflé un mot de cela. Vous pouvez vous en vanter tous les deux, vous m'y conduirez un de ces jours, au cimetière. Ah! quel j... o... l... i c... o... u... p... l... e vous ferez sans moi!»

Pendant qu'elle s'occupait à préparer le thé, Joe tournait sur moi des yeux interrogateurs, comme pour me demander si je prévoyais quelle sorte de couple nous pourrions bien faire à nous deux, si le malheur prédit arrivait. Puis il passa sa main gauche sur ses favoris, en suivant de ses gros yeux bleus les mouvements de Mrs Joe, comme il faisait toujours par les temps d'orage.

Ma sœur avait adopté un moyen de nous préparer nos tartines de beurre, qui ne variait jamais. Elle appuyait d'abord vigoureusement et longuement avec sa main gauche, le pain sur la poitrine, où il ne manquait pas de ramasser sur la bavette, tantôt une épingle, tantôt une aiguille, qui se retrouvait bientôt dans la bouche de l'un de nous. Elle prenait ensuite un peu (très peu de beurre) à la pointe d'un couteau, et l'étalait sur le pain de la même manière qu'un apothicaire prépare un emplâtre, se servant des deux côtés du couteau avec dextérité, et ayant soin de ramasser ce qui dépassait le bord de la croûte. Puis elle donnait le dernier coup de couteau sur le bord de l'emplâtre, et elle tranchait une épaisse tartine de pain que, finalement, elle séparait en deux moitiés, l'une pour Joe, l'autre pour moi.

Ce jour-là, j'avais faim, et malgré cela je n'osai pas manger ma tartine. Je sentais que j'avais à réserver quelque chose pour ma terrible connaissance et son allié, plus terrible encore, le jeune homme mystérieux. Je savais que Mrs Joe dirigeait sa maison avec la plus stricte économie, et que mes recherches dans le garde-manger pourraient bien être infructueuses. Je me décidai donc à cacher ma tartine dans l'une des jambes de mon pantalon.

L'effort de résolution nécessaire à l'accomplissement de ce projet me paraissait terrible. Il produisait sur mon imagination le même effet que si j'eusse dû me précipiter d'une haute maison, ou dans une eau très profonde, et il me devenait d'autant plus difficile de m'y résoudre finalement, que Joe ignorait tout. Dans l'espèce de franc-maçonnerie, déjà mentionnée par moi, qui nous unissait comme compagnons des mêmes souffrances, et dans la camaraderie bienveillante de Joe pour moi, nous avions coutume de comparer nos tartines, à mesure que nous y faisions des brèches, en les exposant à notre mutuelle admiration, comme pour stimuler notre ardeur. Ce soir-là, Joe m'invita plusieurs fois à notre lutte amicale en me montrant les progrès que faisait la brèche ouverte dans sa tartine; mais, chaque fois, il me trouva avec ma tasse de thé sur un genou et ma tartine intacte sur l'autre. Enfin, je considérai que le sacrifice était inévitable, je devais le faire de la manière la moins extraordinaire et la plus compatible avec les circonstances. Profitant donc d'un moment où Joe avait les yeux tournés, je fourrai ma tartine dans une des jambes de mon pantalon.

Joe paraissait évidemment mal à l'aise de ce qu'il supposait être un manque d'appétit, et il mordait tout pensif à même sa tartine des bouchées qu'il semblait avaler sans aucun plaisir. Il les tournait et retournait dans sa bouche plus longtemps que de coutume, et finissait par les avaler comme des pilules. Il allait saisir encore une fois, avec ses dents, le pain beurré et avait déjà ouvert une bouche d'une dimension fort raisonnable, lorsque, ses yeux tombant sur moi, il s'aperçut que ma tartine avait disparu.

L'étonnement et la consternation avec lesquels Joe avait arrêté le pain sur le seuil de sa bouche et me regardait, étaient trop évidents pour échapper à l'observation de ma sœur.

Qu'y a-t-il encore? dit-elle en posant sa tasse sur la table.

—Oh! oh! murmurait Joe, en secouant la tête d'un air de sérieuse remontrance, mon petit Pip, mon camarade, tu te feras du mal, ça ne passera pas, tu n'as pas pu la mâcher, mon petit Pip, mon ami!

—Qu'est-ce qu'il y a encore, voyons? répéta ma sœur avec plus d'aigreur que la première fois.

—Si tu peux en faire remonter quelque parcelle, en toussant, mon petit Pip, fais-le, mon ami! dit Joe. Certainement chacun mange comme il l'entend, mais encore, ta santé!... ta santé!...»

À ce moment, ma sœur furieuse avait attrapé Joe par ses deux favoris et lui cognait la tête contre le mur, pendant qu'assis dans mon coin je les considérais d'un air vraiment piteux.

«Maintenant, peut-être vas-tu me dire ce qu'il y a, gros niais que tu es!» dit ma sœur hors d'haleine.

Joe promena sur elle un regard désespéré, prit une bouchée désespérée, puis il me regarda de nouveau:

«Tu sais, mon petit Pip, dit-il d'un ton solennel et confidentiel, comme si nous eussions été seuls, et en logeant sa dernière bouchée dans sa joue, tu sais que toi et moi sommes bons amis, et que je serais le dernier à faire aucun mauvais rapport contre toi; mais faire un pareil coup...»

Il éloigna sa chaise pour regarder le plancher entre lui et moi; puis il reprit:

«Avaler un pareil morceau d'un seul coup!

—Il a avalé tout son pain, n'est-ce pas? s'écria ma sœur.

—Tu sais, mon petit Pip, reprit Joe, en me regardant, sans faire la moindre attention à Mrs Joe, et ayant toujours sous la joue sa dernière bouchée, que j'ai avalé aussi, moi qui te parle... et souvent encore... quand j'avais ton âge, et j'ai vu bien des avaleurs, mais je n'ai jamais vu avaler comme toi, mon petit Pip, et je m'étonne que tu n'en sois pas mort; c'est par une permission du bon Dieu!»

Ma sœur s'élança sur moi, me prit par les cheveux et m'adressa ces paroles terribles:

«Arrive, mauvais garnement, qu'on te soigne!»

Quelque brute médicale avait, à cette époque, remis en vogue l'eau de goudron, comme un remède très efficace, et Mrs Joe en avait toujours dans son armoire une certaine provision, croyant qu'elle avait d'autant plus de vertu qu'elle était plus dégoûtante. Dans de meilleurs temps, un peu de cet élixir m'avait été administré comme un excellent fortifiant; je craignis donc ce qui allait arriver, pressentant une nouvelle entrave à mes projets de sortie. Ce soir-là, l'urgence du cas demandait au moins une pinte de cette drogue. Mrs Joe me l'introduisit dans la gorge, pour mon plus grand bien, en me tenant la tête sous son bras, comme un tire-bottes tient une chaussure. Joe en fut quitte pour une demi-pinte, qu'il dut avaler, bon gré, mal gré, pendant qu'il était assis, mâchant tranquillement et méditant devant le feu, parce qu'il avait peut-être eu mal au cœur. Jugeant d'après moi, je puis dire qu'il y aurait eu mal après, s'il n'y avait eu mal avant.

La conscience est une chose terrible, quand elle accuse, soit un homme, soit un enfant; mais quand ce secret fardeau se trouve lié à un autre fardeau, enfoui dans les jambes d'un pantalon, c'est (je puis l'avouer) une grande punition. La pensée que j'allais commettre un crime en volant Mrs Joe, l'idée que je volerais Joe ne me serait jamais venue, car je n'avais jamais pensé qu'il eût aucun droit sur les ustensiles du ménage; cette pensée, jointe à la nécessité dans laquelle je me trouvais de tenir sans relâche ma main sur ma tartine, pendant que j'étais assis ou que j'allais à la cuisine chercher quelque chose ou faire quelques petites commissions, me rendait presque fou. Alors, quand le vent des marais venait ranimer et faire briller le feu de la cheminée, il me semblait entendre au dehors la voix de l'homme à la jambe ferrée, qui m'avait fait jurer le secret, me criant qu'il ne pouvait ni ne voulait jeûner jusqu'au lendemain, mais qu'il lui fallait manger tout de suite. D'autre fois, je pensais que le jeune homme, qu'il était si difficile d'empêcher de plonger ses mains dans mes entrailles, pourrait bien céder à une impatience constitutionnelle, ou se tromper d'heure et se croire des droits à mon cœur et à mon foie ce soir même, au lieu de demain! S'il est jamais arrivé à quelqu'un de sentir ses cheveux se dresser sur sa tête, ce doit être à moi. Mais peut-être cela n'est-il jamais arrivé à personne.

C'était la veille de Noël, et j'étais chargé de remuer, avec une tige en cuivre, la pâte du pudding pour le lendemain, et cela de sept à huit heures, au coucou hollandais. J'essayai de m'acquitter de ce devoir sans me séparer de ma tartine, et cela me fit penser une fois de plus à l'homme chargé de fers, et j'éprouvai alors une certaine tendance à sortir la malheureuse tartine de mon pantalon, mais la chose était bien difficile. Heureusement, je parvins à me glisser jusqu'à ma petite chambre, où je déposai cette partie de ma conscience.

Écoute! dis-je, quand j'eus fini avec le pudding, et que je revins prendre encore un peu de chaleur au coin de la cheminée avant qu'on ne m'envoyât coucher. Pourquoi tire-t-on ces grands coups de canon, Joe?

—Ah! dit Joe, encore un forçat d'évadé!

—Qu'est-ce que cela veut dire, Joe?»

Mrs Joe, qui se chargeait toujours de donner des explications, répondit avec aigreur:

«Échappé! échappé!...» administrant ainsi la définition comme elle administrait l'eau de goudron.

Tandis que Mrs Joe avait la tête penchée sur son ouvrage d'aiguille, je tâchai par des mouvements muets de mes lèvres de faire entendre à Joe cette question:

«Qu'est-ce qu'un forçat?»

Joe me fit une réponse grandement élaborée, à en juger les contorsions de sa bouche, mais dont je ne pus former que le seul mot: «Pip!...»

«Un forçat s'est évadé hier soir après le coup de canon du coucher du soleil, reprit Joe à haute voix, et on a tiré le canon pour en avertir; et maintenant on tire sans doute encore pour un autre.

—Qu'est-ce qui tire? demandai-je.

—Qu'est-ce que c'est qu'un garçon comme ça? fit ma sœur en fronçant le sourcil par-dessus son ouvrage. Quel questionneur éternel tu fais.... Ne fais pas de questions, et on ne te dira pas de mensonges.»

Je pensais que ce n'était pas très poli pour elle-même de me laisser entendre qu'elle me dirait des mensonges, si je lui faisais des questions. Mais elle n'était jamais polie avec moi, excepté quand il y avait du monde.

À ce moment, Joe vint augmenter ma curiosité au plus haut degré, en prenant beaucoup de peine pour ouvrir la bouche toute grande, et lui faire prendre la forme d'un mot qui, au mouvement de ses lèvres, me parut être:

«Boudé...»

Je regardai naturellement Mrs Joe et dis:

«Elle?»

Mais Joe ne parut rien entendre du tout, et il répéta le mouvement avec plus d'énergie encore; je ne compris pas davantage.

Mistress Joe, dis-je comme dernière ressource, je voudrais bien savoir... si cela ne te fait rien... où l'on tire le canon?

—Que Dieu bénisse cet enfant! s'écria ma sœur d'un ton qui faisait croire qu'elle pensait tout le contraire de ce qu'elle disait. Aux pontons!

—Oh! dis-je en levant les yeux sur Joe, aux pontons!»

Joe me lança un regard de reproche qui disait:

«Je te l'avais bien dit[1].

—Et s'il te plaît, qu'est-ce que les pontons? repris-je.

—Voyez-vous, s'écria ma sœur en dirigeant sur moi son aiguille et en secouant la tête de mon côté, répondez-lui une fois, et il vous fera de suite une douzaine de questions. Les pontons sont des vaisseaux qui servent de prison, et qu'on trouve en traversant tout droit les marais.

—Je me demande qui on peut mettre dans ces prisons, et pourquoi on y met quelqu'un?» dis-je d'une manière générale et avec un désespoir calme.

C'en était trop pour Mrs Joe, qui se leva immédiatement.

«Je vais te le dire, méchant vaurien, fit-elle. Je ne t'ai pas élevé pour que tu fasses mourir personne à petit feu; je serais à blâmer et non à louer si je l'avais fait. On met sur les pontons ceux qui ont tué, volé, fait des faux et toutes sortes de mauvaises actions, et ces gens-là ont tous commencé comme toi par faire des questions. Maintenant, va te coucher, et dépêchons!»

On ne me donnait jamais de chandelle pour m'aller coucher, et en gagnant cette fois ma chambre dans l'obscurité, ma tête tintait, car Mrs Joe avait tambouriné avec son dé sur mon crâne, en disant ces derniers mots et je sentais avec épouvante que les pontons étaient faits pour moi; j'étais sur le chemin, c'était évident! J'avais commencé à faire des questions, et j'étais sur le point de voler Mrs Joe.

Depuis cette époque, bien reculée maintenant, j'ai souvent pensé combien peu de gens savent à quel point on peut compter sur la discrétion des enfants frappés de terreur. Cependant, rien n'est plus déraisonnable que la terreur. J'éprouvais une terreur mortelle en pensant au jeune homme qui en voulait absolument à mon cœur et à mes entrailles. J'éprouvais une terreur mortelle au souvenir de mon interlocuteur à la jambe ferrée. J'éprouvais une terreur mortelle de moi-même, depuis qu'on m'avait arraché ce terrible serment; je n'avais aucun espoir d'être délivré de cette terreur par ma toute-puissante sœur, qui me rebutait à chaque tentative que je faisais; et je suis effrayé rien qu'en pensant à ce qu'un ordre quelconque aurait pu m'amener à faire sous l'influence de cette terreur.

Si je dormis un peu cette nuit-là, ce fut pour me sentir entraîné vers les pontons par le courant de la rivière. En passant près de la potence, je vis un fantôme de pirate, qui me criait dans un porte-voix que je ferais mieux d'aborder et d'être pendu tout de suite que d'attendre. J'aurais eu peur de dormir, quand même j'en aurais eu l'envie, car je savais que c'était à la première aube que je devais piller le garde-manger. Il ne fallait pas songer à agir la nuit, car je n'avais aucun moyen de me procurer de la lumière, si ce n'est en battant le briquet, ou une pierre à fusil avec un morceau de fer, ce qui aurait produit un bruit semblable à celui du pirate agitant ses chaînes.

Dès que le grand rideau noir qui recouvrait ma petite fenêtre eût pris une légère teinte grise, je descendis. Chacun de mes pas, sur le plancher, produisait un craquement qui me semblait crier: «Au voleur!... Réveillez-vous, mistress Joe!... Réveillez-vous!...» Arrivé au garde-manger qui, vu la saison, était plus abondamment garni que de coutume, j'eus un moment de frayeur indescriptible à la vue d'un lièvre pendu par les pattes. Il me sembla même qu'il fixait sur moi un œil beaucoup trop vif pour sa situation. Je n'avais pas le temps de rien vérifier, ni de choisir; en un mot, je n'avais le temps de rien faire. Je pris du pain, du fromage, une assiette de hachis, que je nouai dans mon mouchoir avec la fameuse tartine de la veille, un peu d'eau-de-vie dans une bouteille de grès, que je transvasai dans une bouteille de verre que j'avais secrètement emportée dans ma chambre pour composer ce liquide enivrant appelé «jus de réglisse», remplissant la bouteille de grès avec de l'eau que je trouvai dans une cruche dans le buffet de la cuisine, un os, auquel il ne restait que fort peu de viande, et un magnifique pâté de porc. J'allais partir sans ce splendide morceau, quand j'eus l'idée de monter sur une planche pour voir ce que pouvait contenir ce plat de terre si soigneusement relégué dans le coin le plus obscur de l'armoire et que je découvris le pâté, je m'en emparai avec l'espoir qu'il n'était pas destiné à être mangé de sitôt, et qu'on ne s'apercevrait pas de sa disparition, de quelque temps au moins.

Une porte de la cuisine donnait accès dans la forge; je tirai le verrou, j'ouvris cette porte, et je pris une lime parmi les outils de Joe. Puis, je remis toutes les fermetures dans l'état où je les avais trouvées; j'ouvris la porte par laquelle j'étais rentré le soir précédent; je m'élançai dans la rue, et pris ma course vers les marais brumeux.


CHAPITRE III.

C'était une matinée de gelée blanche très humide. J'avais trouvé l'extérieur de la petite fenêtre de ma chambre tout mouillé, comme si quelque lutin y avait pleuré toute la nuit, et qu'il lui eût servi de mouchoir de poche. Je retrouvai cette même humidité sur les haies stériles et sur l'herbe desséchée, suspendue comme de grossières toiles d'araignée, de rameau en rameau, de brin en brin; les grilles, les murs étaient dans le même état, et le brouillard était si épais, que je ne vis qu'en y touchant le poteau au bras de bois qui indique la route de notre village, indication qui ne servait à rien car on ne passait jamais par là. Je levai les yeux avec terreur sur le poteau, ma conscience oppressée en faisant un fantôme, me montrant la rue des Pontons.

Le brouillard devenait encore plus épais, à mesure que j'approchais des marais, de sorte qu'au lieu d'aller vers les objets, il me semblait que c'étaient les objets qui venaient vers moi. Cette sensation était extrêmement désagréable pour un esprit coupable. Les grilles et les fossés s'élançaient à ma poursuite, à travers le brouillard, et criaient très distinctement: «Arrêtez-le! Arrêtez-le!... Il emporte un pâté qui n'est pas à lui!...» Les bestiaux y mettaient une ardeur égale et écarquillaient leurs gros yeux en me lançant par leurs naseaux un effroyable: «Holà! petit voleur!... Au voleur! Au voleur!...» Un bœuf noir, à cravate blanche, auquel ma conscience troublée trouvait un certain air clérical, fixait si obstinément sur moi son œil accusateur, que je ne pus m'empêcher de lui dire en passant:

«Je n'ai pas pu faire autrement, monsieur! Ce n'est pas pour moi que je l'ai pris!»

Sur ce, il baissa sa grosse tête, souffla par ses naseaux un nuage de vapeur, et disparut après avoir lancé une ruade majestueuse avec ses pieds de derrière et fait le moulinet avec sa queue.

Je m'avançais toujours vers la rivière. J'avais beau courir, je ne pouvais réchauffer mes pieds, auxquels l'humidité froide semblait rivée comme la chaîne de fer était rivée à la jambe de l'homme que j'allais retrouver. Je connaissais parfaitement bien le chemin de la Batterie, car j'y étais allé une fois, un dimanche, avec Joe, et je me souvenais, qu'assis sur un vieux canon, il m'avait dit que, lorsque je serais son apprenti et directement sous sa dépendance, nous viendrions là passer de bons quarts d'heure. Quoi qu'il en soit, le brouillard m'avait fait prendre un peu trop à droite; en conséquence, je dus rebrousser chemin le long de la rivière, sur le bord de laquelle il y avait de grosses pierres au milieu de la vase et des pieux, pour contenir la marée. En me hâtant de retrouver mon chemin, je venais de traverser un fossé que je savais n'être pas éloigné de la Batterie, quand j'aperçus l'homme assis devant moi. Il me tournait le dos, et avait les bras croisés et la tête penchée en avant, sous le poids du sommeil.

Je pensais qu'il serait content de me voir arriver aussi inopinément avec son déjeuner. Je m'approchai donc de lui et le touchai doucement à l'épaule. Il bondit sur ses pieds, mais ce n'était pas le même homme, c'en était un autre!

Et pourtant cet homme était, comme l'autre, habillé tout en gris; comme l'autre, il avait un fer à la jambe; comme l'autre, il boitait, il avait froid, il était enroué; enfin c'était exactement le même homme, si ce n'est qu'il n'avait pas le même visage et qu'il portait un chapeau bas de forme et à larges bords. Je vis tout cela en un moment, car je n'eus qu'un moment pour voir tout cela; il me lança un gros juron à la tête, puis il voulut me donner un coup de poing; mais si indécis et si faible qu'il me manqua et faillit lui-même rouler à terre car ce mouvement le fit chanceler; alors, il s'enfonça dans le brouillard, en trébuchant deux fois et je le perdis de vue.

«C'est le jeune homme!» pensai-je en portant la main sur mon cœur.

Et je crois que j'aurais aussi ressenti une douleur au foie, si j'avais su où il était placé.

J'arrivai bientôt à la Batterie. J'y trouvai mon homme, le véritable, s'étreignant toujours et se promenant çà et là en boitant, comme s'il n'eût pas cessé un instant, toute la nuit, de s'étreindre et de se promener en m'attendant. À coup sûr, il avait terriblement froid, et je m'attendais presque à le voir tombé inanimé et mourir de froid à mes pieds. Ses yeux annonçaient aussi une faim si épouvantable que, quand je lui tendis la lime, je crois qu'il eût essayé de la manger, s'il n'eût aperçu mon paquet. Cette fois, il ne me mit pas la tête en bas, et me laissa tranquillement sur mes jambes, pendant que j'ouvrais le paquet et que je vidais mes poches.

«Qu'y a-t-il dans cette bouteille? dit-il.

—De l'eau-de-vie,» répondis-je.

Il avait déjà englouti une grande partie du hachis de la manière la plus singulière, plutôt comme un homme qui a une hâte extrême de mettre quelque chose en sûreté, que comme un homme qui mange; mais il s'arrêta un moment pour boire un peu de liqueur. Pendant tout ce temps, il tremblait avec une telle violence, qu'il avait toute la peine du monde à ne pas briser entre ses dents le goulot de la bouteille.

«Je crois que vous avez la fièvre, dis-je.

—Tu pourrais bien avoir raison, mon garçon, répondit-il.

—Il ne fait pas bon ici, repris-je, vous avez dormi dans les marais, ils donnent la fièvre et des rhumatismes.

—Je vais toujours manger mon déjeuner, dit-il, avant qu'on ne me mette à mort. J'en ferais autant, quand même je serais certain d'être repris et ramené là-bas, aux pontons, après avoir mangé; et je te parie que j'avalerai jusqu'au dernier morceau.»

Il mangeait du hachis, du pain, du fromage et du pâté, tout à la fois: jetant dans le brouillard qui nous entourait des yeux inquiets, et souvent arrêtant, oui, arrêtant jusqu'au jeu des mâchoires pour écouter. Le moindre bruit, réel ou imaginaire, le murmure de l'eau, ou la respiration d'un animal le faisait soudain tressaillir, et il me disait tout à coup:

«Tu ne me trahis pas, petit diable?... Tu n'as amené personne avec toi?

—Non, monsieur!... non!

—Tu n'as dit à personne de te suivre?

—Non!

—Bien! disait-il, je te crois. Tu serais un fier limier, en vérité, si à ton âge tu aidais déjà à faire prendre une pauvre vermine comme moi, près de la mort, et traquée de tous côtés, comme je le suis.»

Il se fit dans sa gorge un bruit assez semblable à celui d'une pendule qui va sonner, puis il passa sa manche de toile grossière sur ses yeux.

Touché de sa désolation, et voyant qu'il revenait toujours au pâté de préférence, je m'enhardis assez pour lui dire:

«Je suis bien aise que vous le trouviez bon.

—Est-ce toi qui as parlé?

—Je dis que je suis bien aise que vous le trouviez bon....

—Merci, mon garçon, je le trouve excellent.»

Je m'étais souvent amusé à regarder manger un gros chien que nous avions à la maison, et je remarquai qu'il y avait une similitude frappante dans la manière de manger de ce chien et celle de cet homme. Il donnait des coups de dent secs comme le chien; il avalait, ou plutôt il happait d'énormes bouchées, trop tôt et trop vite, et regardait de côté et d'autres en mangeant, comme s'il eût craint que, de toutes les directions, on ne vînt lui enlever son pâté. Il était cependant trop préoccupé pour en bien apprécier le mérite, et je pensais que si quelqu'un avait voulu partager son dîner, il se fût jeté sur ce quelqu'un pour lui donner un coup de dent, tout comme aurait pu le faire le chien, en pareille circonstance.

«Je crains bien que vous ne lui laissiez rien, dis-je timidement, après un silence pendant lequel j'avais hésité à faire cette observation: il n'en reste plus à l'endroit où j'ai pris celui-ci.

—Lui en laisser?... À qui?... dit mon ami, en s'arrêtant sur un morceau de croûte.

—Au jeune homme. À celui dont vous m'avez parlé. À celui qui se cache avec vous.

—Ah! ah! reprit-il avec quelque chose comme un éclat de rire; lui!... oui!... oui!... Il n'a pas besoin de vivres.

—Il semblait pourtant en avoir besoin,» dis-je.

L'homme cessa de manger et me regarda d'un air surpris.

«Il t'a semblé?... Quand?...

—Tout à l'heure.

—Où cela?

—Là-bas!... dis-je, en indiquant du doigt; là-bas, où je l'ai trouvé endormi; je l'avais pris pour vous.»

Il me prit au collet et me regarda d'une manière telle, que je commençai à croire qu'il était revenu à sa première idée de me couper la gorge.

«Il était habillé tout comme vous, seulement, il avait un chapeau, dis-je en tremblant, et... et... (j'étais très embarrassé pour lui dire ceci), et... il avait les mêmes raisons que vous pour m'emprunter une lime. N'avez-vous pas entendu le canon hier soir?

—Alors on a tiré! se dit-il à lui-même.

—Je m'étonne que vous ne le sachiez pas, repris-je, car nous l'avons entendu de notre maison, qui est plus éloignée que cet endroit; et, de plus, nous étions enfermés.

—C'est que, dit-il, quand un homme est dans ma position, avec la tête vide et l'estomac creux, à moitié mort de froid et de faim, il n'entend pendant toute la nuit que le bruit du canon et des voix qui l'appellent.... Écoute! Il voit des soldats avec leurs habits rouges, éclairés par les torches, qui s'avancent et vont l'entourer; il entend appeler son numéro, il entend résonner les mousquets, il entend le commandement: en joue!... Il entend tout cela, et il n'y a rien. Oui... je les ai vus me poursuivre une partie de la nuit, s'avancer en ordre, ces damnés, en piétinant, piétinant... j'en ai vu cent... et comme ils tiraient!... Oui, j'ai vu le brouillard se dissiper au canon, et, comme par enchantement, faire place au jour!... Mais cet homme; il avait dit tout le reste comme s'il eût oublié ma réponse; as-tu remarqué quelque chose de particulier en lui?

—Il avait la face meurtrie, dis-je, en me souvenant que j'avais remarqué cette particularité.

—Ici, n'est-ce pas? s'écria l'homme, en frappant sa joue gauche, sans miséricorde, avec le plat de la main.

—Oui... là!

—Où est-il?»

En disant ces mots, il déposa dans la poche de sa jaquette grise le peu de nourriture qui restait.

«Montre-moi le chemin qu'il a pris, je le tuerai comme un chien! Maudit fer, qui m'empêche de marcher! Passe-moi la lime, mon garçon.»

Je lui indiquai la direction que l'autre avait prise, à travers le brouillard. Il regarda un instant, puis il s'assit sur le bord de l'herbe mouillée et commença à limer le fer de sa jambe, comme un fou, sans s'inquiéter de moi, ni de sa jambe, qui avait une ancienne blessure qui saignait et qu'il traitait aussi brutalement que si elle eût été aussi dépourvue de sensibilité qu'une lime. Je recommençais à avoir peur de lui, maintenant que je le voyais s'animer de cette façon; de plus j'étais effrayé de rester aussi longtemps dehors de la maison. Je lui dis donc qu'il me fallait partir; mais il n'y fit pas attention, et je pensai que ce que j'avais de mieux à faire était de m'éloigner. La dernière fois que je le vis, il avait toujours la tête penchée sur son genou, il limait toujours ses fers et murmurait de temps à autre quelque imprécation d'impatience contre ses fers ou contre sa jambe. La dernière fois que je l'entendis, je m'arrêtai dans le brouillard pour écouter et j'entendis le bruit de la lime qui allait toujours.


CHAPITRE IV.

Je m'attendais, en rentrant, à trouver dans la cuisine un constable qui allait m'arrêter; mais, non-seulement il n'y avait là aucun constable, mais on n'avait encore rien découvert du vol que j'avais commis. Mrs Joe était tout occupée des préparatifs pour la solennité du jour, et Joe avait été posté sur le pas de la porte de la cuisine pour éviter de recevoir la poussière, chose que malheureusement sa destinée l'obligeait à recevoir tôt ou tard, toutes les fois qu'il prenait fantaisie à ma sœur de balayer les planchers de la maison.

«Où diable as-tu été?»

Tel fut le salut de Noël de Mrs Joe, quand moi et ma conscience nous nous présentâmes devant elle.

Je lui dis que j'étais sorti pour entendre chanter les noëls.

«Ah! bien, observa Mrs Joe, tu aurais pu faire plus mal.»

Je pensais qu'il n'y avait aucun doute à cela.

«Si je n'étais pas la femme d'un forgeron, et ce qui revient au même, une esclave qui ne quitte jamais son tablier, j'aurais été aussi entendre les noëls, dit Mrs Joe, je ne déteste pas les noëls, et c'est sans doute pour cette raison que je n'en entends jamais.

Joe, qui s'était aventuré dans la cuisine après moi, pensant que la poussière était tombée, se frottait le nez avec un petit air de conciliation pendant que sa femme avait les yeux sur lui; dès qu'elle les eut détournés, il mit en croix ses deux index, ce qui signifiait que Mrs Joe était en colère[2]. Cet état était devenu tellement habituel, que Joe et moi nous passions des semaines entières à nous croiser les doigts, comme les anciens croisés croisaient leurs jambes sur leurs tombes.

Nous devions avoir un dîner splendide, consistant en un gigot de porc mariné aux choux et une paire de volailles rôties et farcies. On avait fait la veille au matin un magnifique mince-pie, (ce qui expliquait qu'on n'eût pas encore découvert la disparition du hachis), et le pudding était en train de bouillir. Ces énormes préparatifs nous forcèrent, avec assez peu de cérémonie, à nous passer de déjeuner.

«Je ne vais pas m'amuser à tout salir, après avoir tout nettoyé, tout lavé comme je l'ai fait, dit Mrs Joe, je vous le promets!»

On nous servit donc nos tartines dehors, comme si, au lieu d'être deux à la maison, un homme et un enfant, nous eussions été deux mille hommes en marche forcée; et nous puisâmes notre part de lait et d'eau à même un pot sur la table de la cuisine, en ayant l'air de nous excuser humblement de la grande peine que nous lui donnions. Cependant Mrs Joe avait fait voir le jour à des rideaux tout blancs et accroché un volant à fleurs tout neuf au manteau de la cheminée, pour remplacer l'ancien; elle avait même découvert tous les ornements du petit parloir donnant sur l'allée, qui n'étaient jamais découverts dans un autre temps, et restaient tous les autres jours de l'année enveloppés dans une froide et brumeuse gaze d'argent, qui s'étendait même sur les quatre petits caniches en faïence blanche qui ornaient le manteau de la cheminée, avec leurs nez noirs et leurs paniers de fleurs à la gueule, en face les uns des autres et se faisant pendant. Mrs Joe était une femme d'une extrême propreté, mais elle s'arrangeait pour rendre sa propreté moins confortable et moins acceptable que la saleté même. La propreté est comme la religion, bien des gens la rendent insupportable en l'exagérant.

Ma sœur avait tant à faire qu'elle n'allait jamais à l'église que par procuration, c'est à dire quand Joe et moi nous y allions. Dans ses habits de travail, Joe avait l'air d'un brave et digne forgeron; dans ses habits de fête, il avait plutôt l'air d'un épouvantail dans de bonnes conditions que de toute autre chose. Rien de ce qu'il portait ne lui allait, ni ne semblait lui appartenir. Toutes les pièces de son habillement étaient trop grandes pour lui, et lorsqu'à l'occasion de la présente fête il sortit de sa chambre, au son joyeux du carillon, il représentait la Misère revêtue des habits prétentieux du dimanche. Quant à moi, je crois que ma sœur avait eu quelque vague idée que j'étais un jeune pécheur, dont un policeman-accoucheur s'était emparé, et qu'il lui avait remis pour être traité selon la majesté outragée de la loi. Je fus donc toujours traité comme si j'eusse insisté pour venir au monde, malgré les règles de la raison, de la religion et de la morale, et malgré les remontrances de mes meilleurs amis. Toutes les fois que j'allais chez le tailleur pour prendre mesure de nouveaux habits, ce dernier avait ordre de me les faire comme ceux des maisons de correction et de ne me laisser sous aucun prétexte, le libre usage de mes membres.

Joe et moi, en nous rendant à l'église, devions nécessairement former un tableau fort émouvant pour les âmes compatissantes. Cependant ce que je souffrais en allant à l'église, n'était rien auprès de ce que je souffrais en moi-même. Les terreurs qui m'assaillaient toutes les fois que Mrs Joe se rapprochait de l'office, ou sortait de la chambre, n'étaient égalées que par les remords que j'éprouvais de ce que mes mains avaient fait. Je me demandais, accablé sous le poids du terrible secret, si l'Église serait assez puissante pour me protéger contre la vengeance de ce terrible jeune homme, au cas où je me déciderais à tout divulguer. J'eus l'idée que je devais choisir le moment où, à la publication des bans, le vicaire dit: «Vous êtes priés de nous en donner connaissance,» pour me lever et demander un entretien particulier dans la sacristie. Si, au lieu d'être le saint jour de Noël, c'eût été un simple dimanche, je ne réponds pas que je n'eusse procuré une grande surprise à notre petite congrégation, en ayant recours à cette mesure extrême.

M. Wopsle, le chantre, devait dîner avec nous, ainsi que M. Hubble; le charron, et Mrs Hubble; et aussi l'oncle Pumblechook (oncle de Joe, que Mrs Joe tâchait d'accaparer), fort grainetier de la ville voisine, qui conduisait lui-même sa voiture. Le dîner était annoncé pour une heure et demie. En rentrant, Joe et moi nous trouvâmes le couvert mis, Mrs Joe habillée, le dîner dressé et la porte de la rue (ce qui n'arrivait jamais dans d'autres temps), toute grande ouverte pour recevoir les invités. Tout était splendide. Et pas un mot sur le larcin.

La compagnie arriva, et le temps, en s'écoulant, n'apportait aucune consolation à mes inquiétudes. M. Wopsle, avec un nez romain, un front chauve et luisant, possédait, en outre, une voix de basse dont il n'était pas fier à moitié. C'était un fait avéré parmi ses connaissances, que si l'on eût pu lui donner une autre tête, il eût été capable de devenir clergyman, et il confessait lui-même que si l'Église eût été «ouverte à tous,» il n'aurait pas manqué d'y faire figure; mais que l'Église n'étant pas «accessible à tout le monde,» il était simplement, comme je l'ai dit, notre chantre. Il entonnait les réponses d'une voix de tonnerre qui faisait trembler, et quand il annonçait le psaume, en ayant soin de réciter le verset tout entier, il regardait la congrégation réunie autour de lui d'une manière qui voulait dire: «Vous avez entendu mon ami, là-bas derrière; eh bien! faites-moi maintenant l'amitié de me dire ce que vous pensez de ma manière de répéter le verset?»

C'est moi qui ouvris la porte à la compagnie, en voulant faire croire que c'était dans nos habitudes, je reçus d'abord M. Wopsle, puis Mrs Hubble, et enfin l'oncle Pumblechook.—N. B. Je ne devais pas l'appeler mon oncle, sous peine des punitions les plus sévères.

«Mistress Joe, dit l'oncle Pumblechook, homme court et gros et à la respiration difficile, ayant une bouche de poisson, des yeux ternes et étonnés, et des cheveux roux se tenant droits sur son front, qui lui donnaient toujours l'air effrayé, je vous apporte, avec les compliments d'usage, madame, une bouteille de Sherry, et je vous apporte aussi, madame, une bouteille de porto.»

Chaque année, à Noël, il se présentait comme une grande nouveauté, avec les mêmes paroles exactement, et portant ses deux bouteilles comme deux sonnettes muettes. De même, chaque année à la Noël, Mrs Joe répliquait comme elle le faisait ce jour-là:

«Oh!... mon... on... cle... Pum... ble... chook!... c'est bien bon de votre part!»

De même aussi, chaque année à la Noël, l'oncle Pumblechook répliquait: comme il répliqua en effet ce même jour:

«Ce n'est pas plus que vous ne méritez... Êtes-vous tous bien portants?... Comment va le petit, qui ne vaut pas le sixième d'un sou?»

C'est de moi qu'il voulait parler.

En ces occasions, nous dînions dans la cuisine, et l'on passait au salon, où nous étions aussi empruntés que Joe dans ses habits du dimanche, pour manger les noix, les oranges, et les pommes. Ma sœur était vraiment sémillante ce jour-là, et il faut convenir qu'elle était plus aimable pour Mrs Hubble que pour personne. Je me souviens de Mrs Hubble comme d'une petite personne habillée en bleu de ciel des pieds à la tête, aux contours aigus, qui se croyait toujours très jeune, parce qu'elle avait épousé M. Hubble je ne sais à quelle époque reculée, étant bien plus jeune que lui. Quant à M. Hubble, c'était un vieillard voûté, haut d'épaules, qui exhalait un parfum de sciure de bois; il avait les jambes très écartées l'une de l'autre; de sorte que, quand j'étais tout petit, je voyais toujours entre elles quelques milles de pays, lorsque je le rencontrais dans la rue.

Au milieu de cette bonne compagnie, je ne me serais jamais senti à l'aise, même en admettant que je n'eusse pas pillé le garde-manger. Ce n'est donc pas parce que j'étais placé à l'angle de la table, que cet angle m'entrait dans la poitrine et que le coude de M. Pumblechook m'entrait dans l'œil, que je souffrais, ni parce qu'on ne me permettait pas de parler (et je n'en avais guère envie), ni parce qu'on me régalait avec les bouts de pattes de volaille et avec ces parties obscures du porc dont le cochon, de son vivant, n'avait eu aucune raison de tirer vanité. Non; je ne me serais pas formalisé de tout cela, s'ils avaient voulu seulement me laisser tranquille; mais ils ne le voulaient pas. Ils semblaient ne pas vouloir perdre une seule occasion d'amener la conversation sur moi, et ce jour-là, comme toujours, chacun semblait prendre à tâche de m'enfoncer une pointe et de me tourmenter. Je devais avoir l'air d'un de ces infortunés petits taureaux que l'on martyrise dans les arènes espagnoles, tant j'étais douloureusement touché par tous ces coups d'épingle moraux.

Cela commença au moment où nous nous mîmes à table. M. Wopsle dit les Grâces d'un ton aussi théâtral et aussi déclamatoire, du moins cela me fait cet effet-là maintenant, que s'il eût récité la scène du fantôme d'Hamlet ou celle de Richard III, et il termina avec la même emphase que si nous avions dû vraiment lui en être reconnaissants. Là-dessus, ma sœur fixa ses yeux sur moi, et me dit d'un ton de reproche:

«Tu entends cela?... rends grâces... sois reconnaissant!

—Rends surtout grâces, dit M. Pumblechook, à ceux qui t'ont élevé, mon garçon.»

Mrs Hubble secoua la tête, en me contemplant avec le triste pressentiment que je ne ferais pas grand'chose de bon, et demanda:

«Pourquoi donc les jeunes gens sont-ils toujours ingrats?»

Ce mystère moral sembla trop profond pour la compagnie, jusqu'à ce que M. Hubble en eût, enfin, donné l'explication en disant:

«Parce qu'ils sont naturellement vicieux.»

Et chacun de répondre:

«C'est vrai!»

Et de me regarder de la manière la plus significative et la plus désagréable.

La position et l'influence de Joe étaient encore amoindries, s'il est possible, quand il y avait du monde; mais il m'aidait et me consolait toujours quand il le pouvait; par exemple, à dîner, il me donnait de la sauce quand il en restait. Ce jour-là, la sauce était très abondante et Joe en versa au moins une demi-pinte dans mon assiette.

Un peu plus tard M. Wopsle fit une critique assez sévère du sermon et insinua dans le cas hypothétique où l'Église «aurait été ouverte à tout le monde» quel genre de sermon il aurait fait. Après avoir rappelé quelques uns des principaux points de ce sermon, il remarqua qu'il considérait le sujet comme mal choisi; ce qui était d'autant moins excusable qu'il ne manquait certainement pas d'autres sujets.

«C'est encore vrai, dit l'oncle Pumblechook. Vous avez mis le doigt dessus, monsieur! Il ne manque pas de sujets en ce moment, le tout est de savoir leur mettre un grain de sel sur la queue comme aux moineaux. Un homme n'est pas embarrassé pour trouver un sujet, s'il a sa boîte à sel toute prête.»

M. Pumblechook ajouta, après un moment de réflexion:

«Tenez, par exemple, le porc, voilà un sujet! Si vous voulez un sujet, prenez le porc!

—C'est vrai, monsieur, reprit M. Wopsle, il y a plus d'un enseignement moral à en tirer pour la jeunesse.»

Je savais bien qu'il ne manquerait pas de tourner ses yeux vers moi en disant ces mots.

«As-tu écouté cela, toi?... Puisses-tu en profiter, me dit ma sœur» d'un ton sévère, en matière de parenthèse.

Joe me donna encore un peu de sauce.

«Les pourceaux, continua M. Wopsle de sa voix la plus grave, en me désignant avec sa fourchette, comme s'il eût prononcé mon nom de baptême, les pourceaux furent les compagnons de l'enfant prodigue. La gloutonnerie des pourceaux n'est-elle pas un exemple pour la jeunesse? (Je pensais en moi-même que cela était très bien pour lui qui avait loué le porc d'être aussi gras et aussi savoureux.) Ce qui est détestable chez un porc est bien plus détestable encore chez un garçon.

—Ou chez une fille, suggéra M. Hubble.

—Ou chez une fille, bien entendu, monsieur Hubble, répéta M. Wopsle, avec un peu d'impatience; mais il n'y a pas de fille ici.

—Sans compter, dit M. Pumblechook, en s'adressant à moi, que tu as à rendre grâces de n'être pas né cochon de lait....

—Mais il l'était, monsieur! s'écria ma sœur avec feu, il l'était autant qu'un enfant peut l'être.»

Joe me redonna encore de la sauce.

«Bien! mais je veux parler d'un cochon à quatre pattes, dit M. Pumblechook. Si tu étais né comme cela, serais-tu ici maintenant? Non, n'est-ce pas?

—Si ce n'est sous cette forme, dit M. Wopsle en montrant le plat.

—Mais je ne parle pas de cette forme, monsieur, repartit M. Pumblechook, qui n'aimait pas qu'on l'interrompît. Je veux dire qu'il ne serait pas ici, jouissant de la vue de ses supérieurs et de ses aînés, profitant de leur conversation et se roulant au sein des voluptés. Aurait-il fait tout cela?... Non, certes! Et quelle eût été ta destinée, ajouta-t-il en me regardant de nouveau; on t'aurait vendu moyennant une certaine somme, selon le cours du marché, et Dunstable, le boucher, serait venu te chercher sur la paille de ton étable; il t'aurait enlevé sous son bras gauche, et, de son bras droit il t'aurait arraché à la vie à l'aide d'un grand couteau. Tu n'aurais pas été «élevé à la main»... Non, rien de la sorte ne te fût arrivé!»

Joe m'offrit encore de la sauce, que j'avais honte d'accepter.

«Cela a dû être un bien grand tracas pour vous, madame, dit Mrs Hubble, en plaignant ma sœur.

—Un enfer, madame, un véritable enfer, répéta ma sœur. Ah! si vous saviez!...»

Elle commença alors à passer en revue toutes les maladies que j'avais eues, tous les méfaits que j'avais commis, toutes les insomnies dont j'avais été cause, toutes les mauvaises actions dont je m'étais rendu coupable, tous les endroits élevés desquels j'étais tombé, tous les trous au fond desquels je m'étais enfoncé, et tous les coups que je m'étais donné. Elle termina en disant que toutes les fois qu'elle aurait désiré me voir dans la tombe, j'avais constamment refusé d'y aller.

Je pensais alors, en regardant M. Wopsle, que les Romains avaient dû pousser à bout les autres peuples avec leurs nez, et que c'est peut-être pour cette raison qu'ils sont restés le peuple remuant que nous connaissons. Quoi qu'il en soit, le nez de M. Wopsle m'impatientait si fort que pendant le récit de mes fautes, j'aurais aimé le tirer jusqu'à faire crier son propriétaire. Mais tout ce que j'endurais pendant ce temps n'est rien auprès des affreux tourments qui m'assaillirent lorsque fut rompu le silence qui avait succédé au récit de ma sœur, silence pendant lequel chacun m'avait regardé, comme j'en avais la triste conviction, avec horreur et indignation.

«Et pourtant, dit M. Pumblechook qui ne voulait pas abandonner ce sujet de conversation, le porc... bouilli... est un excellent manger, n'est-ce pas?

—Un peu d'eau-de-vie, mon oncle?» dit ma sœur.

Ô ciel! le moment était venu! l'oncle allait trouver qu'elle était faible; il le dirait; j'étais perdu! Je me cramponnai au pied de la table, et j'attendis mon sort.

Ma sœur alla chercher la bouteille de grès, revint avec elle, et versa de l'eau-de-vie à mon oncle, qui était la seule personne qui en prît. Ce malheureux homme jouait avec son verre; il le soulevait, le plaçait entre lui et la lumière, le remettait sur la table; et tout cela ne faisait que prolonger mon supplice. Pendant ce temps, Mrs Joe, et Joe lui-même faisaient table nette pour recevoir le pâté et le pudding.

Je ne pouvais les quitter des yeux. Je me cramponnais toujours avec une énergie fébrile au pied de la table, avec mes mains et mes pieds. Je vis enfin la misérable créature porter le verre à ses lèvres, rejeter sa tête en arrière et avaler la liqueur d'un seul trait. L'instant d'après, la compagnie était plongée dans une inexprimable consternation. Jeter à ses pieds ce qu'il tenait à la main, se lever et tourner deux ou trois fois sur lui-même, crier, tousser, danser dans un état spasmodique épouvantable, fut pour lui l'affaire d'une seconde; puis il se précipita dehors et nous le vîmes, par la fenêtre, en proie à de violents efforts pour cracher et expectorer, au milieu de contorsions hideuses, et paraissant avoir perdu l'esprit.

Je tenais mon pied de table avec acharnement, pendant que Mrs Joe et Joe s'élancèrent vers lui. Je ne savais pas comment, mais sans aucun doute je l'avais tué. Dans ma terrible situation, ce fut un soulagement pour moi de le voir rentrer dans la cuisine. Il en fit le tour en examinant toutes les personnes de la compagnie, comme si elles eussent été cause de sa mésaventure; puis il se laissa tomber sur sa chaise, en murmurant avec une grimace significative:

«De l'eau de goudron!»

J'avais rempli la bouteille d'eau-de-vie avec la cruche à l'eau de goudron, pour qu'on ne s'aperçût pas de mon larcin. Je savais ce qui pouvait lui arriver de pire. Je secouais la table, comme un médium de nos jours, par la force de mon influence invisible.

«Du goudron!... s'écria ma sœur, étonnée au plus haut point. Comment l'eau de goudron a-t-elle pu se trouver là?»

Mais l'oncle Pumblechook, qui était tout puissant dans cette cuisine, ne voulut plus entendre un seul mot de cette affaire: il repoussa toute explication sur ce sujet en agitant la main, et il demanda un grog chaud au gin. Ma sœur, qui avait commencé à réfléchir et à s'alarmer, fut alors forcée de déployer toute son activité en cherchant du gin, de l'eau chaude, du sucre et du citron. Pour le moment, du moins, j'étais sauvé! Je continuai à serrer entre mes mains le pied de la table, mais cette fois, c'était avec une affectueuse reconnaissance.

Bientôt je repris assez de calme pour manger ma part de pudding. M. Pumblechook lui-même en mangea sa part, tout le monde en mangea. Lorsque chacun fut servi, M. Pumblechook commença à rayonner sous la bienheureuse influence du grog. Je commençais, moi, à croire que la journée se passerait bien, quand ma sœur dit à Joe de donner des assiettes propres... pour manger les choses froides.

Je ressaisis le pied de la table, que je serrai contre ma poitrine, comme s'il eût été le compagnon de ma jeunesse et l'ami de mon cœur. Je prévoyais ce qui allait se passer, et cette fois je sentais que j'étais réellement perdu.

«Vous allez en goûter, dit ma sœur en s'adressant à ses invités avec la meilleure grâce possible; vous allez en goûter, pour faire honneur au délicieux présent de l'oncle Pumblechook!»

Devaient-ils vraiment y goûter! qu'ils ne l'espèrent pas!

«Vous saurez, dit ma sœur en se levant, que c'est un pâté, un savoureux pâté au jambon.»

La société se confondit en compliments. L'oncle Pumblechook, enchanté d'avoir bien mérité de ses semblables, s'écria:

«Eh bien! mistress Joe, nous ferons de notre mieux; donnez-nous une tranche dudit pâté.»

Ma sœur sortit pour le chercher. J'entendais ses pas dans l'office. Je voyais M. Pumblechook aiguiser son couteau. Je voyais l'appétit renaître dans les narines du nez romain de M. Wopsle. J'entendais M. Hubble faire remarquer qu'un morceau de pâté au jambon était meilleur que tout ce qu'on pouvait s'imaginer, et n'avait jamais fait de mal à personne. Quant à Joe, je l'entendis me dire à l'oreille:

«Tu y goûteras, mon petit Pip.»

Je n'ai jamais été tout à fait certain si, dans ma terreur, je proférai un hurlement, un cri perçant, simplement en imagination, ou si les oreilles de la société en entendirent quelque chose. Je n'y tenais plus, il fallait me sauver; je lâchai le pied de la table et courus pour chercher mon salut dans la fuite.

Mais je ne courus pas bien loin, car, à la porte de la maison, je me trouvai en face d'une escouade de soldats armés de mousquets. L'un d'eux me présenta une paire de menottes en disant:

«Ah! te voilà!... Enfin, nous le tenons; en route!...»


CHAPITRE V.

L'apparition d'une rangée de soldats faisant résonner leurs crosses de fusils sur le pas de notre porte, causa une certaine confusion parmi les convives. Mrs Joe reparut les mains vides, l'air effaré, en faisant entendre ces paroles lamentables:

«Bonté divine!... qu'est devenu... le pâté?»

Le sergent et moi nous étions dans la cuisine quand Mrs Joe rentra. À ce moment fatal, je recouvrai en partie l'usage de mes sens. C'était le sergent qui m'avait parlé; il promena alors ses yeux sur les assistants, en leur tendant d'une manière engageante les menottes de sa main droite, et en posant sa main gauche sur mon épaule.

«Pardonnez-moi, mesdames et messieurs, dit le sergent, mais comme j'en ai prévenu ce jeune et habile fripon, avant d'entrer, je suis en chasse au nom du Roi et j'ai besoin du forgeron.

—Et peut-on savoir ce que vous lui voulez? reprit ma sœur vivement.

—Madame, répondit le galant sergent, si je parlais pour moi, je dirais que c'est pour avoir l'honneur et le plaisir de faire connaissance avec sa charmante épouse; mais, parlant pour le Roi, je réponds que je viens pour affaires.»

Ce petit discours fut accueilli par la société comme une chose plutôt agréable que désagréable, et M. Pumblechook murmura d'une voix convaincue:

«Bien dit, sergent.

—Vous voyez, forgeron, continua le sergent qui avait fini par découvrir Joe; nous avons eu un petit accident à ces menottes; je trouve que celle-ci ne ferme pas très bien, et comme nous en avons besoin immédiatement, je vous prierai d'y jeter un coup d'œil sans retard.»

Joe, après y avoir jeté le coup d'œil demandé, déclara qu'il fallait allumer le feu de la forge et qu'il y avait au moins pour deux heures d'ouvrage.

«Vraiment! alors vous allez vous y mettre de suite, dit le sergent; comme c'est pour le service de Sa Majesté, si un de mes hommes peut vous donner un coup de main, ne vous gênez pas.»

Là-dessus, il appela ses hommes dans la cuisine. Ils y arrivèrent un à un, posèrent d'abord leurs armes dans un coin, puis ils se promenèrent de long en large, comme font les soldats, les mains croisées négligemment sur leurs poitrines, s'appuyant tantôt sur une jambe, tantôt sur une autre, jouant avec leurs ceinturons ou leurs gibernes, et ouvrant la porte de temps à autre pour lancer dehors un jet de salive à plusieurs pieds de distance.

Je voyais toutes ces choses sans avoir conscience que je les voyais, car j'étais dans une terrible appréhension. Mais commençant à remarquer que les menottes n'étaient pas pour moi, et que les militaires avaient mieux à faire que de s'occuper du pâté absent, je repris encore un peu de mes sens évanouis.

«Voudriez-vous me dire quelle heure il est? dit le sergent à M. Pumblechook, comme à un homme dont la position, par rapport à la société, égalait la sienne.

—Deux heures viennent de sonner, répondit celui-ci.

—Allons, il n'y a pas encore grand mal, fit le sergent après réflexion; quand même je serais forcé de rester ici deux heures, ça ne fera rien. Combien croyez-vous qu'il y ait d'ici aux marais... un quart d'heure de marche peut-être?...

—Un quart d'heure, justement, répondit Mrs Joe.

—Très bien! nous serons sur eux à la brune, tels sont mes ordres; cela sera fait: c'est on ne peut mieux.

—Des forçats, sergent? demanda M. Wopsle, en manière d'entamer la conversation.

—Oui, répondit le sergent, deux forçats; nous savons bien qu'ils sont dans les marais, et qu'ils n'essayeront pas d'en sortir avant la nuit. Est-il ici quelqu'un qui ait vu semblable gibier?»

Tout le monde, moi excepté, répondit: «Non,» avec confiance. Personne ne pensa à moi.

«Bien, dit le sergent. Nous les cernerons et nous les prendrons plus tôt qu'ils ne le pensent. Allons, forgeron, le Roi est prêt, l'êtes-vous?»

Joe avait ôté son habit, son gilet, sa cravate, et était passé dans la forge, où il avait revêtu son tablier de cuir. Un des soldats alluma le feu, un autre se mit au soufflet, et la forge ne tarda pas à ronfler. Alors Joe commença à battre sur l'enclume, et nous le regardions faire.

Non seulement l'intérêt de cette éminente poursuite absorbait l'attention générale, mais il excitait la générosité de ma sœur. Elle alla tirer au tonneau un pot de bière pour les soldats, et invita le sergent à prendre un verre d'eau-de-vie. Mais M. Pumblechook dit avec intention:

«Donnez-lui du vin, ma nièce, je réponds qu'il n'y a pas de goudron dedans.»

Le sergent le remercia en disant qu'il ne tenait pas essentiellement au goudron, et qu'il prendrait volontiers un verre de vin, si rien ne s'y opposait. Quand on le lui eût versé, il but à la santé de Sa Majesté, avec les compliments d'usage pour la solennité du jour, et vida son verre d'un seul trait.

«Pas mauvais, n'est-ce pas, sergent? dit M. Pumblechook.

—Je vais vous dire quelque chose, répondit le sergent, je soupçonne que ce vin-là sort de votre cave.»

M. Pumblechook se mit à rire d'une certaine manière, en disant:

«Ah!... ah!... et pourquoi cela?

—Parce que, reprit le sergent en lui frappant sur l'épaule, vous êtes un gaillard qui vous y connaissez.

—Croyez-vous? dit M. Pumblechook en riant toujours. Voulez-vous un second verre?

—Avec vous, répondit le sergent, nous trinquerons. Quelle jolie musique que le choc des verres! À votre santé.... Puissiez-vous vivre mille ans, et ne jamais en boire de plus mauvais!»

Le sergent vida son second verre et paraissait tout prêt à en vider un troisième. Je remarquai que, dans son hospitalité généreuse, M. Pumblechook semblait oublier qu'il avait déjà fait présent du vin à ma sœur; il prit la bouteille des mains de Mrs Joe, et en fit les honneurs avec beaucoup d'effusion et de gaieté. Moi-même j'en bus un peu. Il alla jusqu'à demander une seconde bouteille, qu'il offrit avec la même libéralité, quant on eut vidé la première.

En les voyant aller et venir dans la forge, gais et contents, je pensai à la terrible trempée qui attendait, pour son dîner, mon ami réfugié dans les marais. Avant le repas, ils étaient beaucoup plus tranquilles et ne s'amusaient pas le quart autant qu'ils le firent après; mais le festin les avait animés et leur avait donné cette excitation qu'il produit presque toujours. Et maintenant qu'ils avaient la perspective charmante de s'emparer des deux misérables; que le soufflet semblait ronfler pour ceux-ci, le feu briller à leur intention et la fumée s'élancer en toute hâte, comme si elle se mettait à leur poursuite; que je voyais Joe donner des coups de marteau et faire résonner la forge pour eux, et les ombres fantastiques sur la muraille, qui semblaient les atteindre et les menacer, pendant que la flamme s'élevait et s'abaissait; que les étincelles rouges et brillantes jaillissaient, puis se mouraient, le pâle déclin du jour semblait presqu'à ma jeune imagination compatissante s'affaiblir à leur intention... les pauvres malheureux....

Enfin, la besogne de Joe était terminée. Les coups de marteau et la forge s'étaient arrêtés. En remettant son habit, Joe eut le courage de proposer à quelques uns de nous d'aller avec les soldats pour voir comment les choses se passeraient. M. Pumblechook et M. Hubble s'excusèrent en donnant pour raison la pipe et la société des dames; mais M. Wopsle dit qu'il irait si Joe y allait. Joe répondit qu'il ne demandait pas mieux, et qu'il m'emmènerait avec la permission de Mrs Joe. C'est à la curiosité de Mrs Joe que nous dûmes la permission qu'elle nous accorda; elle n'était pas fâchée de savoir comment tout cela finirait, et elle se contenta de dire:

«Si vous me ramenez ce garçon la tête brisée et mise en morceaux à coups de mousquets, ne comptez pas sur moi pour la raccommoder.»

Le sergent prit poliment congé des dames et quitta M. Pumblechook comme un vieux camarade. Je crois cependant que, dans ces circonstances difficiles, il exagérait un peu ses sentiments à l'égard de M. Pumblechook, lorsque ses yeux se mouillèrent de larmes naissantes. Ses hommes reprirent leurs mousquets et se remirent en rang. M. Wopsle, Joe et moi reçûmes l'ordre de rester à l'arrière-garde, et de ne plus dire un mot dès que nous aurions atteint les marais. Une fois en plein air, je dis à Joe:

«J'espère, Joe, que nous ne les trouverons pas.»

Et Joe me répondit:

«Je donnerais un shilling pour qu'ils se soient sauvés, mon petit Pip.»

Aucun flâneur du village ne vint se joindre à nous; car le temps était froid et menaçant, le chemin difficile et la nuit approchait. Il y avait de bons feux dans l'intérieur des maisons, et les habitants fêtaient joyeusement le jour de Noël. Quelques têtes se mettaient aux fenêtres pour nous regarder passer; mais personne ne sortait. Nous passâmes devant le poteau indicateur, et, sur un signe du sergent, nous nous arrêtâmes devant le cimetière, pendant que deux ou trois de ses hommes se dispersaient parmi les tombes ou examinaient le portail de l'église. Ils revinrent sans avoir rien trouvé. Alors nous reprîmes notre marche et nous nous enfonçâmes dans les marais. En passant par la porte de côté du cimetière, un grésil glacial, poussé par le vent d'est, nous fouetta le visage, et Joe me prit sur son dos.

À présent que nous étions dans cette lugubre solitude, où l'on ne se doutait guère que j'étais venu quelques heures auparavant, et où j'avais vu les deux hommes se cacher, je me demandai pour la première fois, avec une frayeur terrible, si le forçat, en supposant qu'on l'arrêtât, n'allait pas croire que c'était moi qui amenais les soldats? Il m'avait déjà demandé si je n'étais pas un jeune drôle capable de le trahir, et il m'avait dit que je serais un fier limier si je le dépistais. Croirait-il que j'étais à la fois un jeune drôle et un limier de police, et que j'avais l'intention de le trahir?

Il était inutile de me faire cette question alors; car j'étais sur le dos de Joe, et celui-ci s'avançait au pas de course, comme un chasseur, en recommandant à M. Wopsle de ne pas tomber sur son nez romain et de rester avec nous. Les soldats marchaient devant nous, un à un, formant une assez longue ligne, en laissant entre chacun d'eux un intervalle assez grand. Nous suivions le chemin que j'avais voulu prendre le matin, et dans lequel je m'étais égaré à cause du brouillard, qui ne s'était pas encore dissipé complètement, ou que le vent n'avait pas encore chassé. Aux faibles rayons du soleil couchant, le phare, le gibet, le monticule de la Batterie et le bord opposé de la rivière, tout paraissait plat et avoir pris la teinte grise et plombée de l'eau.

Perché sur les larges épaules du forgeron, je regardais au loin si je ne découvrirais pas quelques traces des forçats. Je ne vis rien; je n'entendis rien. M. Wopsle m'avait plus d'une fois alarmé par son souffle et sa respiration difficiles; mais, maintenant, je savais parfaitement que ces sons n'avaient aucun rapport avec l'objet de notre poursuite. Il y eut un moment où je tressaillis de frayeur. J'avais cru entendre le bruit de la lime.... Mais c'était tout simplement la clochette d'un mouton. Les brebis cessaient de manger pour nous regarder timidement, et les bestiaux, détournant leurs têtes du vent et du grésil, s'arrêtaient pour nous regarder en colère, comme s'ils nous eussent rendus responsables de tous leurs désagréments; mais à part ces choses et le frémissement de chaque brin d'herbe qui se fermait à la fin du jour, on n'entendait aucun bruit dans la silencieuse solitude des marais.

Les soldats s'avançaient dans la direction de la vieille Batterie, et nous les suivions un peu en arrière, quand soudain tout le monde s'arrêta, car, sur leurs ailes, le vent et la pluie venaient de nous apporter un grand cri. Ce cri se répéta; il semblait venir de l'est, à une assez grande distance; mais il était si prolongé et si fort qu'on aurait pu croire que c'étaient plusieurs cris partis en même temps, s'il eût été possible à quelqu'un de juger quelque chose dans une si grande confusion de sons.

Le sergent en causait avec ceux des hommes qui étaient le plus rapproché de lui, quand Joe et moi les rejoignîmes. Après s'être concertés un moment, Joe (qui était bon juge) donna son avis. M. Wopsle (qui était un mauvais juge) donna aussi le sien. Enfin, le sergent, qui avait la décision, ordonna qu'on ne répondrait pas au cri, mais qu'on changerait de route, et qu'on se rendrait en toute hâte du côté d'où il paraissait venir. En conséquence, nous prîmes à droite, et Joe détala avec une telle rapidité, que je fus obligé de me cramponner à lui pour ne pas perdre l'équilibre.

C'était une véritable chasse maintenant, ce que Joe appela aller comme le vent, dans les quatre seuls mots qu'il prononça dans tout ce temps. Montant et descendant les talus, franchissant les barrières, pataugeant dans les fossés, nous nous élancions à travers tous les obstacles, sans savoir où nous allions. À mesure que nous approchions, le bruit devenait de plus en plus distinct, et il nous semblait produit par plusieurs voix: quelquefois il s'arrêtait tout à coup; alors les soldats aussi s'arrêtaient; puis, quand il reprenait, les soldats continuaient leur course avec une nouvelle ardeur et nous les suivions. Bientôt, nous avions couru avec une telle rapidité, que nous entendîmes une voix crier:

«Assassin!»

Et une autre voix:

«Forçats!... fuyards!... gardes!... soldats!... par ici!... Voici les forçats évadés!...»

Puis toutes les voix se mêlèrent comme dans une lutte, et les soldats se mirent à courir comme des cerfs. Joe fit comme eux. Le sergent courait en tête. Le bruit cessa tout à coup. Deux de ses hommes suivaient de près le sergent, leurs fusils armés et prêts à tirer.

«Voilà nos deux hommes! s'écria le sergent luttant déjà au fond d'un fossé. Rendez-vous, sauvages que vous êtes, rendez-vous tous les deux!»

L'eau éclaboussait... la boue volait... on jurait... on se donnait des coups effroyables.... Quand d'autres hommes arrivèrent dans le fossé au secours du sergent, ils s'emparèrent de mes deux forçats l'un après l'autre, et les traînèrent sur la route; tous deux blasphémant, se débattant et saignant. Je les reconnus du premier coup d'œil.

«Vous savez, dit mon forçat, en essuyant sa figure couverte de sang avec sa manche en loques, que c'est moi qui l'ai arrêté, et que c'est moi qui vous l'ai livré; vous savez cela.

—Cela n'a pas grande importance ici, dit le sergent, et cela vous fera peu de bien, mon bonhomme, car vous êtes dans la même situation. Vite, des menottes!

—Je n'en attends pas de bien non plus, dit mon forçat avec un rire singulier. C'est moi qui l'ai pris; il le sait, et cela me suffit.»

L'autre forçat était effrayant à voir: il avait la figure toute déchirée; il ne put ni remuer, ni parler, ni respirer, jusqu'à ce qu'on lui eût mis les menottes; et il s'appuya sur un soldat pour ne pas tomber.

«Vous le voyez, soldats, il a voulu m'assassiner! furent ses premiers mots.

—Voulu l'assassiner?... dit mon forçat avec dédain, allons donc! est-ce que je sais ce que c'est que vouloir et ne pas faire?... Je l'ai arrêté et livré aux soldats, voilà ce que j'ai fait! Non seulement je l'ai empêché de quitter les marais, mais je l'ai amené jusqu'ici, en le tirant par les pieds. C'est un gentleman, s'il vous plaît, que ce coquin. C'est moi qui rends au bagne ce gentleman... l'assassiner!... Pourquoi?... quand je savais faire pire en le ramenant au bagne!»

L'autre râlait et s'efforçait de dire:

«Il a voulu me tuer... me tuer... vous en êtes témoins.

—Écoutez! dit mon forçat au sergent, je me suis échappé des pontons; j'aurais bien pu aussi m'échapper de vos pattes: voyez mes jambes, vous n'y trouverez pas beaucoup de fer. Je serais libre, si je n'avais appris qu'il était ici; mais le laisser profiter de mes moyens d'évasion, non pas!... non pas!... Si j'étais mort là-dedans, et il indiquait du geste le fossé où nous l'avions trouvé, je ne l'aurais pas lâché, et vous pouvez être certain que vous l'auriez trouvé dans mes griffes.»

L'autre fugitif, qui éprouvait évidemment une horreur extrême à la vue de son compagnon, répétait sans cesse:

«Il a voulu me tuer, et je serais un homme mort si vous n'étiez pas arrivés....

—Il ment! dit mon forçat avec une énergie féroce; il est né menteur, et il mourra menteur. Regardez-le... n'est-ce pas écrit sur son front? Qu'il me regarde en face, je l'en défie.»

L'autre, s'efforçant de trouver un sourire dédaigneux, ne réussit cependant pas, malgré ses efforts, à donner à sa bouche une expression très nette; il regarda les soldats, puis les nuages et les marais, mais il ne regarda certainement pas son interlocuteur.

«Le voyez-vous, ce coquin? continua mon forçat. Voyez comme il me regarde avec ses yeux faux et lâches. Voilà comment il me regardait quand nous avons été jugés ensemble. Jamais il ne me regardait en face.»

L'autre, après bien des efforts, parvint à fixer ses yeux sur son ennemi en disant:

«Vous n'êtes pas beau à voir.»

Mon forçat était tellement exaspéré qu'il se serait précipité sur lui, si les soldats ne se fussent interposés.

«Ne vous ai-je pas dit, fit l'autre forçat, qu'il m'assassinerait s'il le pouvait?»

On voyait qu'il tremblait de peur; et il sortait de ses lèvres une petite écume blanche comme la neige.

«Assez parlé, dit le sergent, allumez des torches.»

Un des soldats, qui portait un panier au lieu de fusil, se baissa et se mit à genoux pour l'ouvrir. Alors mon forçat, promenant ses regards pour la première fois autour de lui, m'aperçut. J'avais quitté le dos de Joe en arrivant au fossé, et je n'avais pas bougé depuis. Je le regardais, il me regardait; je me mis à remuer mes mains et à remuer ma tête; j'avais attendu qu'il me vît pour l'assurer de mon innocence. Il ne me fut pas bien prouvé qu'il comprît mon intention, car il me lança un regard que je ne compris pas non plus; ce regard ne dura qu'un instant; mais je m'en souviens encore, comme si je l'eusse considéré une heure durant, et même pendant toute une journée.

Le soldat qui tenait le panier se fût bientôt procuré de la lumière, et il alluma trois ou quatre torches, qu'il distribua aux autres. Jusqu'alors il avait fait presque noir; mais en ce moment l'obscurité était complète. Avant de quitter l'endroit où nous étions, quatre soldats déchargèrent leurs armes en l'air. Bientôt après, nous vîmes d'autres torches briller dans l'obscurité derrière nous, puis d'autres dans les marais et d'autres encore sur le bord opposé de la rivière.

«Tout va bien! dit le sergent. En route!

Nous marchions depuis peu, quand trois coups de canons retentirent tout près de nous, avec tant de force que je croyais avoir quelque chose de brisé dans l'oreille.

«On vous attend à bord, dit le sergent à mon forçat; on sait que nous vous amenons. Avancez, mon bonhomme, serrez les rangs.»

Les deux hommes étaient séparés et entourés par des gardes différents. Je tenais maintenant Joe par la main, et Joe tenait une des torches. M. Wopsle aurait voulu retourner au logis, mais Joe était déterminé à tout voir, et nous suivîmes le groupe des soldats et des prisonniers. Nous marchions en ce moment sur un chemin pas trop mauvais qui longeait la rivière, en faisant çà et là un petit détour où se trouvait un petit fossé avec un moulin en miniature et une petite écluse pleine de vase. En me retournant, je voyais les autres torches qui nous suivaient, celles que nous tenions jetaient de grandes lueurs de feu sur les chemins, et je les voyais toutes flamber, fumer et s'éteindre. Autour de nous, tout était sombre et noir; nos lumières réchauffaient l'air qui nous enveloppait par leurs flammes épaisses. Les prisonniers n'en paraissaient pas fâchés, en s'avançant au milieu des mousquets. Comme ils boitaient, nous ne pouvions aller très vite, et ils étaient si faibles que nous fûmes obligés de nous arrêter deux ou trois fois pour les laisser reposer.

Après une heure de marche environ, nous arrivâmes à une hutte de bois et à un petit débarcadère. Il y avait un poste dans la hutte. On questionna le sergent. Alors nous entrâmes dans la hutte où régnait une forte odeur de tabac et de chaux détrempée. Il y avait un bon feu, une lampe, un faisceau de mousquets, un tambour et un grand lit de camp en bois, capable de contenir une douzaine de soldats à la fois. Trois ou quatre soldats, étendus tout habillés sur ce lit, ne firent guère attention à nous; mais ils se contentèrent de lever un moment leurs têtes appesanties par le sommeil, puis les laissèrent retomber. Le sergent fit ensuite une espèce de rapport et écrivit quelque chose sur un livre. Alors, seulement, le forçat que j'appelle l'autre, fut emmené entre deux gardes pour passer à bord le premier.

Mon forçat ne me regarda jamais, excepté cette fois. Tout le temps que nous restâmes dans la hutte, il se tint devant le feu, en me regardant d'un air rêveur; ou bien, mettant ses pieds sur le garde-feu, il se retournait et considérait tristement ses gardiens, comme pour les plaindre de leur récente aventure. Tout à coup, il fixa ses yeux sur le sergent, et dit:

«J'ai quelque chose à dire sur mon évasion. Cela pourra empêcher d'autres personnes d'être soupçonnées à cause de moi.

—Dites ce que vous voulez, répondit le sergent qui le regardait les bras croisés; mais ça ne servira à rien de le dire ici. L'occasion ne vous manquera pas d'en parler là-bas avant de... vous savez bien ce que je veux dire....

—Je sais, mais c'est une question toute différente et une tout autre affaire; un homme ne peut pas mourir de faim, ou du moins, moi, je ne le pouvais pas. J'ai pris quelques vivres là-bas, dans le village, près de l'église.

—Vous voulez dire que vous les avez volés, dit le sergent.

—Oui, et je vais vous dire où. C'est chez le forgeron.

—Holà! dit le sergent en regardant Joe.

—Holà! mon petit Pip, dit Joe en me regardant.

—C'étaient des restes, voilà ce que c'était, et une goutte de liqueur et un pâté.

—Dites-donc, forgeron, avez-vous remarqué qu'il vous manquât quelque chose, comme un pâté? demanda le sergent.

—Ma femme s'en est aperçue au moment même où vous êtes entré, n'est-ce pas, mon petit Pip?

—Ainsi donc, dit mon forçat en tournant sur Joe des yeux timides sans les arrêter sur moi, ainsi donc, c'est vous qui êtes le forgeron? Alors je suis fâché de vous dire que j'ai mangé votre pâté.

—Dieu sait si vous avez bien fait, en tant que cela me concerne, répondit Joe en pensant à Mrs Joe. Nous ne savons pas ce que vous avez fait, mais nous ne voudrions pas vous voir mourir de faim pour cela, pauvre infortuné!... N'est-ce pas, mon petit Pip?»

Le bruit que j'avais déjà entendu dans la gorge de mon forçat se fit entendre de nouveau, et il se détourna. Le bateau revint le prendre et la garde qui était prête; nous le suivîmes jusqu'à l'embarcadère, formé de pierres grossières, et nous le vîmes entrer dans la barque qui s'éloigna aussitôt, mise en mouvement par un équipage de forçats comme lui. Aucun d'eux ne paraissait ni surpris, ni intéressé, ni fâché, ni bien aise de le revoir; personne ne parla, si ce n'est quelqu'un, qui dans le bateau cria comme à des chiens:

«Nagez, vous autres, et vivement!»

Ce qui était le signal pour faire jouer les rames. À la lumière des torches, nous pûmes distinguer le noir ponton, à très peu de distance de la vase du rivage, comme une affreuse arche de Noé. Ainsi ancré et retenu par de massives chaînes rouillées, le ponton semblait, à ma jeune imagination, être enchaîné comme les prisonniers. Nous vîmes le bateau arriver au ponton, le tourner, puis disparaître. Alors on jeta le bout des torches dans l'eau. Elles s'éteignirent, et il me sembla que tout était fini pour mon pauvre forçat.


CHAPITRE VI.

L'état de mon esprit, à l'égard du larcin dont j'avais été déchargé d'une manière si imprévue, ne me poussait pas à un aveu complet, mais j'espérais qu'il sortirait de là quelque chose de bon pour moi.

Je ne me souviens pas d'avoir ressenti le moindre remords de conscience en ce qui concernait Mrs Joe, quand la crainte d'être découvert m'eut abandonné. Mais j'aimais Joe, sans autre raison, peut-être, dans les premiers temps, que parce que ce cher homme se laissait aimer de moi; et, quant à lui, ma conscience ne se tranquillisa pas si facilement. Je sentais fort bien, (surtout quand je le vis occupé à chercher sa lime) que j'aurais dû lui dire toute la vérité. Cependant, je n'en fis rien, par la raison absurde que, si je le faisais, il me croirait plus coupable que je ne l'étais réellement. La crainte de perdre la confiance de Joe, et dès lors de m'asseoir dans le coin de la cheminée, le soir, sans oser lever les yeux sur mon compagnon, sur mon ami perdu pour toujours, tint ma langue clouée à mon palais. Je me figurais que si Joe savait tout, je ne le verrais plus le soir, au coin du feu, caressant ses beaux favoris, sans penser qu'il méditait sur ma faute. Je m'imaginais que si Joe savait tout, je ne le verrais plus me regarder, comme il le faisait bien souvent, et comme il l'avait encore fait hier et aujourd'hui, quand on avait apporté la viande et le pudding sur la table, sans se demander si je n'avais pas été visiter l'office. Je me persuadais que si Joe savait tout, il ne pourrait plus, dans nos futures réunions domestiques, remarquer que sa bière était plate ou épaisse, sans que je fusse convaincu qu'il s'imaginait qu'il y avait de l'eau de goudron, et que le rouge m'en monterait à la face. En un mot, j'étais trop lâche pour faire ce que je savais être bien, comme j'avais été trop lâche pour éviter ce que je savais être mal. Je n'avais encore rien appris du monde, je ne suivais donc l'exemple de personne. Tout à fait ignorant, je suivis le plan de conduite que je me traçais moi-même.

Comme j'avais envie de dormir un peu après avoir quitté le ponton, Joe me prit encore une fois sur ses épaules pour me ramener à la maison. Il dut être bien fatigué, car M. Wopsle n'en pouvait plus et était dans un tel état de surexcitation que si l'Église eût été accessible à tout le monde, il eût probablement excommunié l'expédition tout entière, en commençant par Joe et par moi. Avec son peu de jugement, il était resté assis sur la terre humide, pendant un temps très déraisonnable, si bien qu'après avoir ôté sa redingote, pour la suspendre au feu de la cuisine, l'état évident de son pantalon aurait réclamé les mêmes soins, si ce n'eût été commettre un crime de lèse-convenances.

Pendant ce temps, on m'avait remis sur mes pieds et je chancelais sur le plancher de la cuisine comme un petit ivrogne; j'étais étourdi, sans doute parce que j'avais dormi, et sans doute aussi à cause des lumières et du bruit que faisaient tous ces personnages qui parlaient tous en même temps. En revenant à moi, grâce à un grand coup de poing qui me fut administré par ma sœur entre les deux épaules, et grâce aussi à l'exclamation stimulante: «Allons donc!... A-t-on jamais vu un pareil gamin!» j'entendis Joe leur raconter les aveux du forçat, et tous les invités s'évertuer à chercher par quel moyen il avait pu pénétrer jusqu'au garde-manger. M. Pumblechook découvrit, après une mystérieux examen des lieux, qu'il avait dû gagner d'abord le toit de la forge, puis le toit de la maison, et que de là il s'était laissé glisser, à l'aide d'une corde, par la cheminée de la cuisine; et comme M. Pumblechook était un homme influent et positif, et qu'il conduisait lui-même sa voiture, au vu et au su de tout le monde, on admit que les choses avaient dû se passer ainsi qu'il le disait. M. Wopsle eut beau crier: «Mais non! Mais non!» avec la faible voix d'un homme fatigué, comme il n'apportait aucune théorie à l'appui de sa négation et qu'il n'avait pas d'habit sur le dos, on n'y fit aucune attention, sans compter qu'il se dégageait une vapeur épaisse du fond de son pantalon, qu'il tenait tourné vers le feu de la cuisine pour en faire évaporer l'humidité. On comprendra que tout cela n'était pas fait pour inspirer une grande confiance.

C'est tout ce que j'entendis ce soir là, jusqu'au moment où ma sœur m'empoigna comme un coupable, en me reprochant d'avoir dormi sous les yeux de toute la société, et me mena coucher en me tirant par la main avec une violence telle, qu'en marchant je faisais autant de bruit que si j'eusse traîné cinquante paires de bottes sur les escaliers. Mon esprit, tendu et agité dès le matin, ainsi que je l'ai déjà dit, resta dans cet état longtemps encore, après qu'on eût laissé tomber dans l'oubli ce terrible sujet, dont on ne parla plus que dans des occasions tout à fait exceptionnelles.


CHAPITRE VII.

À cette époque, quand je lisais dans le cimetière les inscriptions des tombeaux, j'étais juste assez savant pour les épeler, et encore le sens que je formais de leur construction, n'était-il pas toujours très correct. Par exemple, je comprenais que: «Épouse du ci-dessus» était un compliment adressé à mon père dans un monde meilleur; et si, sur la tombe d'un de mes parents défunts, j'avais lu n'importe quel titre de parenté suivi de ces mots: «du ci-dessus», je n'aurais pas manqué de prendre l'opinion la plus triste de ce membre de la famille. Mes notions théologiques, que je n'avais puisées que dans le catéchisme, n'étaient pas non plus parfaitement exactes, car je me souviens que lorsqu'on m'invitait à suivre «le droit chemin» durant toute ma vie, je supposais que cela voulait dire qu'il me fallait toujours suivre le même chemin pour rentrer ou sortir de chez nous, sans jamais me détourner, en passant par la maison du charron ou bien encore par le moulin.

Je devais être, dès que je serais en âge, l'apprenti de Joe; jusque là, je n'avais pas à prétendre à aucune autre dignité, qu'à ce que Mrs Joe appelait être dorloté, et que je traduisais, moi, par être trop bourré. Non seulement je servais d'aide à la forge, mais si quelque voisin avait, par hasard, besoin d'un mannequin pour effrayer les oiseaux, ou de quelqu'un pour ramasser les pierres, ou faire n'importe quelle autre besogne du même genre, j'étais honoré de cet emploi. Cependant, afin de ménager la dignité de notre position élevée de ne pas la compromettre, on avait placé sur le manteau de la cheminée de la cuisine une tirelire dans laquelle, on le disait à tout le monde, tout ce que je gagnais était versé. Mais j'ai une vague idée que mes épargnes ont dû contribuer un jour à la liquidation de la Dette Nationale. Tout ce que je sais, c'est que je n'ai jamais, pour ma part, espéré participer à ce trésor.

La grande tante de M. Wopsle tenait une école du soir dans le village, c'est-à-dire que c'était une vieille femme ridicule, d'un mérite fort restreint, et qui avait des infirmités sans nombre; elle avait l'habitude de dormir de six à sept heures du soir, en présence d'enfants qui payaient chacun deux pence par semaine pour la voir se livrer à ce repos salutaire. Elle louait un petit cottage, dont M. Wopsle occupait l'étage supérieur, où nous autres écoliers l'entendions habituellement lire à haute voix, et quelquefois frapper de grands coups de pied sur le plancher. On croyait généralement que M. Wopsle inspectait l'école une fois par semaine, mais ce n'était qu'une pure fiction.; tout ce qu'il faisait, dans ces occasions, c'était de relever les parements de son habit, de passer la main dans ses cheveux, et de nous débiter le discours de Marc Antoine sur le corps de César; puis venait invariablement l'ode de Collins sur les Passions, après laquelle je ne pouvais m'empêcher de comparer M. Wopsle à la Vengeance rejetant son épée teinte de sang et vociférant pour ramasser la trompette qui doit annoncer la Guerre. Je n'étais pas alors ce que je devins plus tard: quand j'atteignis l'âge des passions et que je les comparai à Collins et à Wopsle, ce fut au grand désavantage de ces deux gentlemen.

La grand'tante de M. Wopsle, indépendamment de cette maison d'éducation, tenait dans la même chambre une petite boutique de toutes sortes de petites choses. Elle n'avait elle-même aucune idée de ce qu'elle avait en magasin, ni de la valeur de ces objets; mais il y avait dans un tiroir un mémorandum graisseux, qui servait de catalogue et indiquait les prix. À l'aide de cet oracle infaillible, Biddy présidait à toutes les transactions commerciales. Biddy était la petite-fille de la grand'tante de M. Wopsle. J'avoue que je n'ai jamais pu trouver à quel degré elle était parente de ce dernier. Biddy était orpheline comme moi; comme moi aussi elle avait été élevée à la main. Elle se faisait surtout remarquer par ses extrémités, car ses cheveux n'étaient jamais peignés, ses mains toujours sales, et ses souliers n'étant jamais entrés qu'à moitié, laissaient sortir ses talons. Je ferai remarquer que cette description ne doit s'appliquer qu'aux jours de la semaine; les Dimanches elle se nettoyait à fond pour se rendre à l'église.

Grâce à mon application, et bien plus avec l'aide de Biddy qu'avec celle de la grand'tante de M. Wopsle, je m'escrimais avec l'alphabet comme avec un buisson de ronces, et j'étais très fatigué et très égratigné par chaque lettre. Ensuite, je tombai parmi ces neuf gredins de chiffres, qui semblaient chaque soir prendre un nouveau déguisement pour éviter d'être reconnus. Mais à la fin, je commençai à lire, écrire et calculer, le tout à l'aveuglette et en tâtonnant, et sur une très petite échelle.

Un soir, j'étais assis dans le coin de la cheminée, mon ardoise sur les genoux, m'évertuant à écrire une lettre à Joe. Je pense que cela devait être une année au moins après notre expédition dans les marais, car c'était en hiver et il gelait très fort. J'avais devant moi, par terre, un alphabet auquel je me reportais à tout moment; je réussis donc, après une ou deux heures de travail, à tracer cette épître:

«Mont chaiR JO j'ai ce Pair queux tU es bien PortaNt, j'aI ce Pair Osi qUe je seré bien TO capabe dE Td JO, Alor NouseronT Contan et croy moa ToN amI PiP.»

Je dois dire qu'il n'était pas indispensable que je communiquasse avec Joe par lettres, d'autant plus qu'il était assis à côté de moi, et que nous étions seuls; mais je lui remis de ma propre main cette missive, écrite sur l'ardoise avec le crayon, et il la reçut comme un miracle d'érudition.

«Ah! mon petit Pip! s'écria Joe en ouvrant ses grands yeux bleus; je dis, mon petit Pip, que tu es un fier savant, toi!

—Je voudrais bien être savant,» lui répondis-je.

Et en jetant un coup d'œil sur l'ardoise, il me sembla que l'écriture suivait une légère inclination de bas en haut.

«Ah! ah! voilà un J, dit Joe, et un O, ma parole d'honneur! Oui, un J et un O, mon petit Pip, ça fait Joe.»

Jamais je n'avais entendu Joe lire à haute voix aussi longtemps, et j'avais remarqué à l'église, le dernier Dimanche, alors que je tenais notre livre de prières à l'envers, qu'il le trouvait tout aussi bien à sa convenance que si je l'eusse tenu dans le bon sens. Voulant donc saisir la présente occasion de m'assurer si, en enseignant Joe, j'aurais affaire à un commençant, je lui dis:

«Oh! mais, lis le reste, Joe.

—Le reste.... Hein!... mon petit Pip?... dit Joe en promenant lentement son regard sur l'ardoise, une... deux... trois.... Eh bien, il y a trois J et trois O, ça fait trois Joe, Pip!»

Je me penchai sur Joe, et en suivant avec mon doigt, je lui lus la lettre tout entière.

«C'est étonnant, dit Joe quand j'eus fini, tu es un fameux écolier.

—Comment épelles-tu Gargery, Joe? lui demandai-je avec un petit air d'indulgence.

—Je ne l'épelle pas du tout, dit Joe.

—Mais en supposant que tu l'épelles?

—Il ne faut pas le supposer, mon petit Pip, dit Joe, quoique j'aime énormément la lecture.

—Vraiment, Joe?

—Énormément. Mon petit Pip, dit Joe, donne-moi un bon livre ou un bon journal, et mets-moi près d'un bon feu, et je ne demande pas mieux. Seigneur! ajouta-t-il après s'être frotté les genoux durant un moment, quand on arrive à un J et à un O, on se dit comme cela, j'y suis enfin, un J et un O, ça fait Joe; c'est une fameuse lecture tout de même!»

Je conclus de là, qu'ainsi que la vapeur, l'éducation de Joe était encore en enfance. Je continuai à l'interroger:

«Es-tu jamais allé à l'école, quand tu étais petit comme moi?

—Non, mon petit Pip.

—Pourquoi, Joe?

—Parce que, mon petit Pip, dit Joe en prenant le poker, et se livrant à son occupation habituelle quand il était rêveur, c'est-à-dire en se mettant à tisonner le feu; je vais te dire. Mon père, mon petit Pip, s'adonnait à la boisson, et quand il avait bu, il frappait à coups de marteau sur ma mère, sans miséricorde, c'était presque la seule personne qu'il eût à frapper, excepté moi, et il me frappait avec toute la vigueur qu'il aurait dû mettre à frapper son enclume. Tu m'écoutes, et... tu me comprends, mon petit Pip, n'est-ce pas?

—Oui, Joe.

—En conséquence, ma mère et moi, nous quittâmes mon père à plusieurs reprises; alors ma mère, en s'en allant à son ouvrage, me disait: «Joe, s'il plaît à Dieu, tu auras une bonne éducation.» Et elle me mettait à l'école. Mais mon père avait cela de bon dans sa dureté, qu'il ne pouvait se passer longtemps de nous: donc, il s'en venait avec un tas de monde faire un tel tapage à la porte des maisons où nous étions, que les habitants n'avaient qu'une chose à faire, c'était de nous livrer à lui. Alors, il nous emmenait chez nous, et là il nous frappait de plus belle; comme tu le penses bien, mon petit Pip, dit Joe en laissant le feu et le poker en repos pour réfléchir; tout cela n'avançait pas mon éducation.

—Certainement non, mon pauvre Joe!

—Cependant, prends garde, mon petit Pip, continua Joe, en reprenant le poker, et en donnant deux ou trois coups fort judicieux dans le foyer, il faut rendre justice à chacun: mon père avait cela de bon, vois-tu?»

Je ne voyais rien de bon dans tout cela; mais je ne le lui dis pas.

«Oui, continua Joe, il fallait que quelqu'un fît bouillir la marmite; sans cela, la marmite n'aurait pas bouilli du tout, sais-tu?...»

Je le savais et je te le dis.

«En conséquence, mon père ne m'empêchait pas d'aller travailler; c'est ainsi que je me mis à apprendre mon métier actuel, qui était aussi le sien, et je travaillais dur, je t'en réponds, mon petit Pip. Je vins à bout de le soutenir jusqu'à sa mort et de le faire enterrer convenablement, et j'avais l'intention de faire écrire sur sa tombe: «Souviens-toi, lecteur, que, malgré ses torts, il avait eu du bon dans sa dureté.»

Joe récita cette épitaphe avec un certain orgueil, qui me fit lui demander si par hasard il ne l'aurait pas composée lui-même.

«Je l'ai composée moi-même, dit Joe, et d'un seul jet, comme qui dirait forger un fer à cheval d'un seul coup de marteau. Je n'ai jamais été aussi surpris de ma vie; je ne pouvais en croire mes propres yeux; à te dire vrai, je ne pouvais croire que c'était mon ouvrage. Comme je te le disais, mon petit Pip, j'avais eu l'intention de faire graver cela sur sa tombe; mais la poésie ne se donne pas: qu'on la grave en creux ou en relief, en ronde ou en gothique, ça coûte de l'argent, et je n'en fis rien. Sans parler des croquemorts, tout l'argent que je pus épargner fut pour ma mère. Elle était d'une pauvre santé et bien cassée, la pauvre femme! Elle ne tarda pas à suivre mon père et à goûter à son tour la paix éternelle.»

Les gros yeux bleus de Joe se mouillèrent de larmes; il en frotta d'abord un, puis l'autre, avec le pommeau du poker, objet peu convenable pour cet usage, il faut l'avouer.

«J'étais bien isolé, alors, dit Joe, car je vivais seul ici. Je fis connaissance de ta sœur, tu sais, mon petit Pip...»

Et il me regardait comme s'il n'ignorait pas que mon opinion différât de la sienne; «... et ta sœur est un beau corps de femme.»

Je regardai le feu pour ne pas laisser voir à Joe le doute qui se peignait sur ma physionomie.

«Quelles que soient les opinions de la famille ou du monde à cet égard, mon petit Pip, ta sœur est, comme je te le dis... un... beau... corps... de... femme...,» dit Joe en frappant avec le poker le charbon de terre à chaque mot qu'il disait.

Je ne trouvai rien de mieux à dire que ceci:

«Je suis bien aise de te voir penser ainsi, Joe.

—Et moi aussi, reprit-il en me pinçant amicalement, je suis bien aise de le penser, mon petit Pip.... Un peu rousse et un peu osseuse, par-ci par là; mais qu'est-ce que cela me fait, à moi?»

J'observai, avec beaucoup de justesse, que si cela ne lui faisait rien à lui, à plus forte raison, cela ne devait rien faire aux autres.

«Certainement! fit Joe. Tu as raison, mon petit Pip! Quand je fis la connaissance de ta sœur, elle me dit comment elle t'élevait «à la main!» ce qui était très bon de sa part, comme disaient les autres, et moi-même je finis par dire comme eux. Quant à toi, ajouta Joe qui avait l'air de considérer quelque chose de très laid, si tu avais pu voir combien tu étais maigre et chétif, mon pauvre garçon, tu aurais conservé la plus triste opinion de toi-même!

—Ce que tu dis là n'est pas très consolant, mais ça ne fait rien, Joe.

—Mais ça me faisait quelque chose à moi, reprit-il avec tendresse et simplicité. Aussi, quand j'offris à ta sœur de devenir ma compagne; quand à l'église et d'autres fois, je la priais de m'accompagner à la forge, je lui dis: «Amenez le pauvre petit avec vous.... Que Dieu bénisse le pauvre cher petit, il y a place pour lui à la forge!»

J'éclatai en sanglots et saisis Joe par le cou, en lui demandant pardon. Il laissa tomber le poker pour m'embrasser, et me dit:

«Nous serons toujours les meilleurs amis du monde, mon petit Pip, n'est-ce pas?... Ne pleure pas, mon petit Pip...»

Après cette petite interruption, Joe reprit:

«Eh bien! tu vois, mon petit Pip, où nous en sommes; maintenant, en te tenant dans mes bras et sur mon cœur, je dois te prévenir que je suis affreusement triste, oui, tout ce qu'il y a de plus triste; mais il ne faut pas que Mrs Joe s'en doute. Il faut que cela reste un secret, si je puis m'exprimer ainsi. Et pourquoi un secret? Le pourquoi, je vais te le dire, mon petit Pip.»

Il avait repris le poker, sans lequel il semblait ne pouvoir mener à bonne fin sa démonstration.

«Ta sœur s'est adonnée au gouvernement.

Adonnée au gouvernement, Joe? repris-je étonné; car il m'était venu la drôle d'idée (je craignais et j'allais même jusqu'à espérer) que Joe s'était séparé de sa femme en faveur des Lords de l'Amirauté ou des Lords de la Trésorerie.

—Adonnée au gouvernement, répéta Joe; je veux dire par là qu'elle nous gouverne, toi et moi.

—Oh!

—Et elle ne tient pas à avoir chez elle des gens instruits, continua Joe, et moi moins qu'un autre, dans la crainte que je ne secoue le joug comme un rebelle, vois-tu.»

J'allais demander pourquoi il ne le faisait pas, quand Joe m'arrêta.

«Attends un peu, je sais ce que tu veux dire, mon petit Pip, attends un peu! Je ne nie pas que Mrs Joe ne nous traite quelquefois comme des nègres, et qu'à certaines époques elle ne nous tombe dessus avec une violence que nous ne méritons pas: à ces époques, quand ta sœur a la tête montée, mon petit Pip, je dois avouer que je la trouve un peu brusque.»

Joe n'avait dit ces paroles qu'après avoir regardé du côté de la porte, et en baissant la voix.

«Pourquoi je ne me révolte pas?... Voilà ce que tu allais me demander, quand je t'ai interrompu, Pip?

—Oui, Joe.

—Eh bien! dit Joe en passant son poker dans sa main gauche, afin de pouvoir caresser ses favoris de sa main droite, ta sœur est un esprit fort, un esprit fort, un esprit fort, tu m'entends bien?

—Qu'est-ce que c'est que cela?» demandai-je, dans l'espoir de l'empêcher d'aller plus loin.

Mais Joe était mieux préparé pour sa définition que je ne m'y étais attendu; il m'arrêta par une argumentation évasive, et me répondit en me regardant en face:

«Elle!... mais moi, je ne suis pas un esprit fort, reprit Joe en cessant de me regarder en face, et ce que je vais te dire est parfaitement sérieux, mon petit Pip. Je vois toujours ma pauvre mère, mourant à petit feu et ne pouvant goûter un seul jour de tranquillité pendant sa vie; de sorte que je crains toujours d'être dans la mauvaise voie et de ne pas faire tout ce qu'il faut pour rendre une femme heureuse, et je préfère de beaucoup être un peu malmené moi-même; je voudrais qu'il n'existât pas de Tickler pour toi, mon petit Pip; je voudrais faire tout tomber sur moi, mais tu vois que je n'y puis absolument rien.»

Malgré mon jeune âge, je crois que de ce moment j'eus une nouvelle admiration pour Joe. Dès lors nous fûmes égaux comme nous l'avions été auparavant; mais, à partir de ce jour, je crois que je considérai Joe avec un nouveau sentiment, et que ce sentiment partait du fond de mon cœur.

«Quoi qu'il en soit, dit Joe, en se levant pour alimenter le feu, huit heures vont sonner au coucou hollandais, et elle n'est pas encore rentrée.... J'espère bien que la jument de l'oncle Pumblechook ne l'a pas jetée à terre.»

Mrs Joe allait de temps à autre faire quelques petites tournées avec l'oncle Pumblechook. C'était surtout les jours de marché. Elle l'aidait en ces circonstances à acheter les objets de consommation ou de ménage, dont l'acquisition réclame les conseils d'une femme, car l'oncle Pumblechook était célibataire et n'avait aucune confiance dans sa domestique. Ce jour-là étant jour de marché, cela expliquait donc l'absence de Mrs Joe.

Joe arrangeait le feu, balayait devant la cheminée, puis nous allions à la porte pour écouter si l'on n'entendait pas venir la voiture de l'oncle Pumblechook. La nuit était froide et sèche, le vent pénétrant, il gelait ferme, un homme serait mort en passant cette nuit-là dans les marais. Je levais les yeux vers les étoiles, et je me figurais combien il devait être terrible pour un homme de les regarder en se sentant mourir de froid, sans trouver de secours ou de pitié dans cette multitude étincelante.

«Voilà la jument! dit Joe; elle sonne comme un carillon!»

Effectivement, le bruit des fers de la jument se faisait entendre sur la route durcie par la gelée; l'animal trottait même plus gaiement qu'à son ordinaire. Nous plaçâmes dehors une chaise pour aider à descendre Mrs Joe, après avoir avivé le foyer de façon à ce qu'elle pût apercevoir la lumière par la fenêtre, et s'assurer que rien n'était en désordre dans la cuisine. Quand nous eûmes terminé tous ces préparatifs, les voyageurs étaient arrivés à la porte, enveloppés jusqu'aux yeux. Mrs Joe descendit sans trop de peine et l'oncle Pumblechook aussi. Ce dernier vint nous rejoindre à la cuisine, après avoir étendu une couverture sur le dos de son cheval. Ils avaient si froid tous les deux, qu'ils semblaient attirer toute la chaleur du foyer.

«Allons, dit Mrs Joe, en ôtant à la hâte son manteau et en rejetant vivement en arrière son chapeau, qui resta suspendu par les cordons derrière son épaule; si ce garçon-là ne montre pas de reconnaissance ce soir, il n'en montrera jamais!»

J'avais l'air aussi reconnaissant qu'on peut l'avoir, quand on ne sait pas pourquoi on doit exprimer sa gratitude.

«Il faut seulement espérer, dit ma sœur, qu'on ne le choiera pas trop; mais je crains bien le contraire.

—Soyez sans inquiétude, ma nièce, dit M. Pumblechook, il n'y a rien à craindre avec elle.»

Elle?... Je levai les yeux sur Joe en lui faisant signe des lèvres et des sourcils: «Elle?» Joe me répondit par un mouvement tout à fait semblable: «Elle?» Ma sœur ayant surpris son mouvement, il passa le revers de sa main sur son nez, en la regardant avec l'air conciliant qui lui était habituel en ces occasions.

«Eh bien! dit ma sœur de sa voix hargneuse, qu'est-ce que tu as à regarder ainsi?... le feu est-il à la maison?

—Quelqu'un, hasarda poliment Joe, a dit: Elle.

—Et c'est bien Elle qu'il faut dire, je suppose, dit ma sœur, à moins que tu ne prennes miss Havisham pour un homme; mais j'espère que tu n'es pas encore assez bête pour cela.

—Miss Havisham de la ville? dit Joe.

—Y a-t-il une miss Havisham à la campagne? repartit ma sœur. Elle a besoin que ce garçon aille là-bas et il y va, et il tâchera d'être content, ajouta-t-elle en levant la tête, comme pour m'encourager à être gai et content, ou bien je m'en mêlerai.»

J'avais entendu parler de miss Havisham. Qui n'avait pas entendu parler de miss Havisham à plusieurs milles à la ronde comme d'une dame immensément riche et morose, habitant une vaste maison, à l'aspect terrible, fortifiée contre les voleurs, et qui vivait d'une manière fort retirée?

Assurément! dit Joe étonné. Mais je me demande comment elle a connu mon petit Pip!

—Imbécile! dit ma sœur, qui t'a dit qu'elle le connût?

—Quelqu'un, reprit Joe avec beaucoup d'égards, a dit qu'elle le demandait et qu'elle avait besoin de lui.

—Et n'a-t-elle pas pu demander à l'oncle Pumblechook, s'il ne connaissait pas un garçon qui pût la distraire? Ne se peut-il pas que l'oncle Pumblechook soit un de ses locataires et qu'il aille quelquefois, nous ne te dirons pas si c'est tous les trois mois, ou tous les six mois, ce qui serait t'en dire trop long, mais quelquefois, payer son loyer? Et n'a-t-elle pas pu demander à l'oncle Pumblechook s'il connaissait quelqu'un qui pût lui convenir, et l'oncle Pumblechook, qui pense à nous sans cesse, quoique tu croies peut-être tout le contraire, Joseph, ajouta-t-elle d'un ton de profond reproche, comme si Joe eût été le plus endurci des neveux, n'a-t-il pas bien pu parler de ce garçon, de cette mauvaise tête-là? Je déclare solennellement que moi, je ne l'aurais pas fait!

—Très bien! s'écria l'oncle Pumblechook, voilà qui est parfaitement clair et précis, très bien! très bien! Maintenant, Joseph, tu sais tout.

—Non, Joseph, reprit ma sœur, toujours d'un ton de reproche, tandis que Joe passait et repassait le revers de sa main sous son nez, tu ne sais pas encore tout, quoi que tu en puisses penser, et quoi que tu puisses croire que tu le sais; mais il n'en est rien, car tu ne sais pas que l'oncle Pumblechook, prenant à cœur tout ce qui nous concerne, et voyant que l'entrée de ce garçon chez miss Havisham, était un premier pas vers la fortune, m'a offert de l'emmener ce soir même dans sa voiture; de le garder la nuit chez lui; et de le présenter lui-même à mis Havisham demain matin. Eh! mon Dieu, qu'est-ce donc que je fais là? s'écria ma sœur tout à coup, en rejetant son chapeau par un mouvement de désespoir, je reste là à causer avec des imbéciles, des bêtes brutes, pendant que l'oncle Pumblechook attend; que la jument s'enrhume à la porte; et que ce mauvais sujet-là est encore tout couvert de crotte et de saletés, depuis le bout des cheveux jusqu'à la semelle de ses souliers!»

Sur ce, elle fondit sur moi comme un aigle sur un agneau; elle me saisit la tête, me la plongea à plusieurs reprises dans un baquet plein d'eau, me savonna, m'essuya, me bourra, m'égratigna, et me ratissa jusqu'à ce que je ne fusse plus moi-même. (Je puis remarquer ici que je m'imagine connaître mieux qu'aucune autorité vivante, les sillons et les cicatrices que produit une alliance, en repassant et repassant sans pitié sur un visage humain.)

Quand mes ablutions furent terminées, on me fit entrer dans du linge neuf, de l'espèce la plus rude, comme un jeune pénitent dans son cilice; on m'empaqueta dans mes habits les plus étroits, mes terribles habits! puis on me remit entre les mains de M. Pumblechook, qui me reçut officiellement comme s'il eût été le shériff, et qui débita le speech suivant: je savais qu'il avait manqué mourir en le composant:

«Mon garçon, sois toujours reconnaissant envers tes parents et tes amis, mais surtout envers ceux qui t'ont élevé, à la main!

—Adieu, Joe!

—Dieu te bénisse, mon petit Pip!»

Je ne l'avais jamais quitté jusqu'alors, et, grâce à mon émotion, mêlée à mon eau de savon, je ne pus tout d'abord voir les étoiles en montant dans la carriole; bientôt cependant, elles se détachèrent une à une sur le velours du ciel, mais sans jeter aucune lumière sur ce que j'allais faire chez miss Havisham.


CHAPITRE VIII.

La maison de M. Pumblechook, située dans la Grande Rue, était poudreuse, comme doit l'être toute maison de blatier et de grainetier. Je pensais, à part moi, qu'il devait être un homme bienheureux, avec une telle quantité de petits tiroirs dans sa boutique; et je me demandais, en regardant dans l'un des tiroirs inférieurs, et en considérant les petits paquets de papier qui y étaient entassés, si les graines et les oignons qu'ils contenaient étaient essentiellement désireux de sortir un jour de leur prison pour aller germer en plein champ.

C'était le lendemain matin de mon arrivée que je me livrai à ces remarques. La veille au soir, on m'avait envoyé coucher dans un grenier si bas de plafond, dans le coin où était le lit, que je calculai qu'une fois dans ce lit les tuiles du toit n'étaient guère à plus d'un pied au-dessus de ma tête. Ce même matin, je découvris qu'il existait une grande affinité entre les graines et le velours à côtes. M. Pumblechook portait du velours à côtes, ainsi que son garçon de boutique; de sorte qu'il y avait une odeur générale répandue sur le velours à côtes qui ressemblait tellement à l'odeur des graines, et dans les graines une telle odeur de velours à côtes, qu'on n'aurait pu dire que très difficilement laquelle des deux odeurs dominait. Je remarquai en même temps que M. Pumblechook paraissait réussir dans son commerce en regardant le sellier de l'autre côté de la rue, lequel sellier semblait n'avoir autre chose à faire dans l'existence qu'à mettre ses mains dans ses poches et à fixer le carrossier, qui, à son tour, gagnait sa vie en contemplant, les deux bras croisés, le boulanger qui, de son côté, ne quittait pas des yeux le mercier; celui-ci se croisait aussi les bras et dévisageait l'épicier, qui, sur le pas de sa porte, bayait à l'apothicaire. L'horloger, toujours penché sur une petite table avec son verre grossissant dans l'œil, et toujours espionné par un groupe de commères à travers le vitrage de la devanture de sa boutique, semblait être la seule personne, dans la Grande-Rue, qui donnât vraiment quelque attention à son travail.

M. Pumblechook et moi nous déjeunâmes à huit heures dans l'arrière-boutique, tandis que le garçon de magasin, assis sur un sac de pois dans la boutique même, savourait une tasse de thé et un énorme morceau de pain et de beurre. Je considérais M. Pumblechook comme une pauvre société. Sans compter qu'ayant été prévenu par ma sœur que mes repas devaient avoir un certain caractère de diète mortifiante et pénitentielle, il me donna le plus de mie possible, combinée avec une parcelle inappréciable de beurre, et mit dans mon lait une telle quantité d'eau chaude, qu'il eût autant valu me retrancher le lait tout à fait; de plus, sa conversation roulait toujours sur l'arithmétique. Le matin, quand je lui dis poliment bonjour, il me répondit:

«Sept fois neuf, mon garçon?»

Comment aurais-je pu répondre, interrogé de cette manière, dans un pareil lieu et l'estomac creux! J'avais faim; mais avant que j'eusse le temps d'avaler une seule bouchée, il commença une addition qui dura pendant tout le déjeuner.

«Sept?... et quatre?... et huit?... et six?... et deux?... et dix?...»

Et ainsi de suite. Après chaque nombre, j'avais à peine le temps de mordre une bouchée, ou de boire une gorgée, pendant qu'étalé dans son fauteuil et ne songeant à rien, il mangeait du jambon frit et un petit pain chaud, de la manière la plus gloutonne, si j'ose me servir de cette expression irrévérencieuse.

On comprendra que je vis arriver avec bonheur le moment de nous rendre chez miss Havisham; quoique je ne fusse pas parfaitement rassuré sur la manière dont j'allais être reçu sous le toit de cette dame. En moins d'un quart d'heure, nous arrivâmes à la maison de miss Havisham qui était construite en vieilles briques, d'un aspect lugubre, et avait une grande grille en fer. Quelques une des fenêtres avaient été murées; le bas de toutes celles qui restaient avait été grillé. Il y avait une cour devant la maison, elle était également grillée, de sorte qu'après avoir sonné, nous dûmes attendre qu'on vînt nous ouvrir. En attendant, je jetai un coup d'œil à l'intérieur, bien que M. Pumblechook m'eût dit:

«Cinq et quatorze?»

Mais je fis semblant de ne pas l'entendre. Je vis que d'un côté de la maison il y avait une brasserie; on n'y travaillait pas et elle paraissait n'avoir pas servi depuis longtemps.

On ouvrit une fenêtre, et une voix claire demanda:

«Qui est là?»

À quoi mon compagnon répondit:

«Pumblechook.

—Très bien!» répondit la voix.

Puis la fenêtre se referma, et une jeune femme traversa la cour avec un trousseau de clefs à la main.

«Voici Pip, dit M. Pumblechook.

—Ah! vraiment, répondit la jeune femme, qui était fort jolie et paraissait très fière. Entre, Pip.»

M. Pumblechook allait entrer aussi quand elle l'arrêta avec la porte:

«Oh! dit-elle, est-ce que vous voulez voir miss Havisham?

—Oui, si miss Havisham désire me voir, répondit M. Pumblechook désappointé.

—Ah! dit la jeune femme, mais vous voyez bien qu'elle ne le désire pas.»

Elle dit ces paroles d'une façon qui admettait si peu d'insistance que, malgré sa dignité offensée, M. Pumblechook ne put protester, mais il me lança un coup d'œil sévère, comme si je lui avais fait quelque chose! et il partit en m'adressant ces paroles de reproche:

«Mon garçon, que ta conduite ici fasse honneur à ceux qui t'ont élevé à la main!»

Je craignais qu'il ne revînt pour me crier à travers la grille:

«Et seize?...»

Mais il n'en fit rien.

Ma jeune introductrice ferma la grille, et nous traversâmes la cour. Elle était pavée et très propre; mais l'herbe poussait entre chaque pavé. Un petit passage conduisait à la brasserie, dont les portes étaient ouvertes. La brasserie était vide et hors de service. Le vent semblait plus froid que dans la rue, et il faisait entendre en s'engouffrant dans les ouvertures de la brasserie, un sifflement aigu, semblable au bruit de la tempête battant les agrès d'un navire.

Elle vit que je regardais du côté de la brasserie, et elle me dit:

«Tu pourrais boire tout ce qui se brasse de bière là-dedans, aujourd'hui, sans te faire de mal, mon garçon.

—Je le crois bien, mademoiselle, répondis-je d'un air rusé.

—Il vaut mieux ne pas essayer de brasser de la bière dans ce lieu, elle surirait bientôt, n'est-ce pas, mon garçon?

—Je le crois, mademoiselle.

—Ce n'est pas que personne soit tenté de l'essayer, ajouta-t-elle, et la brasserie ne servira plus guère. Quant à la bière, il y en a assez dans les caves pour noyer Manor House tout entier.

—Est-ce que c'est là le nom de la maison, mademoiselle?

—C'est un de ses noms, mon garçon.

—Elle en a donc plusieurs, mademoiselle?

—Elle en avait encore un autre, l'autre nom était Satis, qui, en grec, en latin ou en hébreu, je ne sais lequel des trois, et cela m'est égal, veut dire: Assez.

—Maison Assez? dis-je. Quel drôle de nom, mademoiselle.

—Oui, répondit-elle. Cela signifie que celui qui la possédait n'avait besoin de rien autre chose. Je trouve que, dans ce temps-là, on était facile à contenter. Mais dépêchons, mon garçon.»

Bien qu'elle m'appelât à chaque instant: «Mon garçon,» avec un sans-gêne qui n'était pas très flatteur, elle était de mon âge, à très peu de chose près. Elle paraissait cependant plus âgée que moi, parce qu'elle était fille, belle et bien mise, et elle avait avec moi un petit air de protection, comme si elle eût eu vingt et un ans et qu'elle eût été reine.

Nous entrâmes dans la maison par une porte de côté; la grande porte d'entrée avait deux chaînes, et la première chose que je remarquai, c'est que les corridors étaient entièrement noirs, et que ma conductrice y avait laissé une chandelle allumée. Mon introductrice prit la chandelle; nous passâmes à travers de nombreux corridors, nous montâmes un escalier: tout cela était toujours tout noir, et nous n'avions que la chandelle pour nous éclairer.

Nous arrivâmes enfin à la porte d'une chambre; là, elle me dit:

«Entre....

—Après vous, mademoiselle,» lui répondis-je d'un ton plus moqueur que poli.

À cela elle me répliqua:

«Voyons, pas de niaiseries, mon garçon; c'est ridicule, je n'entre pas.»

Et elle s'éloigna avec un air de dédain; et ce qui était pire, elle emporta la chandelle.

Je n'étais pas fort rassuré; cependant je n'avais qu'une chose à faire, c'était de frapper à la porte. Je frappai. De l'intérieur, quelqu'un me cria d'entrer. J'entrai donc, et je me trouvai dans une chambre assez vaste, éclairée par des bougies, car pas le moindre rayon de soleil n'y pénétrait. C'était un cabinet de toilette, à en juger par les meubles, quoique la forme et l'usage de la plupart d'entre eux me fussent inconnus; mais je remarquai surtout une table drapée, surmontée d'un miroir doré, que je pensai, à première vue devoir être la toilette d'une grande dame.

Je n'aurais peut-être pas fait cette réflexion sitôt, si dès en entrant, je n'avais vu, en effet, une belle dame assise à cette toilette, mais je ne saurais le dire. Dans un fauteuil, le coude appuyé sur cette table et la tête penchée sur sa main, était assise la femme la plus singulière que j'eusse jamais vue et que je verrai jamais.

Elle portait de riches atours, dentelles, satins et soies, le tout blanc; ses souliers mêmes étaient blancs. Un long voile blanc tombait de ses cheveux; elle avait sur la tête une couronne de mariée; mais ses cheveux étaient tout blancs. De beaux diamants étincelaient à ses mains et autour de son cou et quelques autres étaient restés sur la table. Des habits moins somptueux que ceux qu'elle portait étaient à demi sortis d'un coffre et éparpillés alentour. Elle n'avait pas entièrement terminé sa toilette, car elle n'avait chaussé qu'un soulier; l'autre était sur la table près de sa main, son voile n'était posé qu'à demi; elle n'avait encore ni sa montre ni sa chaîne, et quelques dentelles, qui devaient orner son sein, étaient avec ses bijoux, son mouchoir, ses gants, quelques fleurs et un livre de prières, confusément entassées autour du miroir.

Ce ne fut pas dans le premier moment que je vis toutes ces choses, quoique j'en visse plus au premier abord qu'on ne pourrait le supposer. Mais je vis bien vite que tout ce qui me paraissait d'une blancheur extrême, ne l'était plus depuis longtemps; cela avait perdu tout son lustre, et était fané et jauni. Je vis que dans sa robe nuptiale, la fiancée était flétrie, comme ses vêtements, comme ses fleurs, et qu'elle n'avait conservé rien de brillant que ses yeux caves. On voyait que ces vêtements avaient autrefois recouvert les formes gracieuses d'une jeune femme, et que le corps sur lequel ils flottaient maintenant s'était réduit, et n'avait plus que la peau et les os. J'avais vu autrefois à la foire une figure de cire représentant je ne sais plus quel personnage impassible, exposé après sa mort. Dans une autre occasion, j'avais été voir, à la vieille église de nos marais, un squelette couvert de riches vêtements qu'on venait de découvrir sous le pavé de l'église. En ce moment, la figure de cire et le squelette me semblaient avoir des yeux noirs qu'ils remuaient en me regardant. J'aurais crié si j'avais pu.

Qui est la? demanda la dame assise à la table de toilette.

—Pip, madame.

—Pip?

—Le jeune homme de M. Pumblechook, madame, qui vient... pour jouer.

—Approche, que je te voie... approche... plus près... plus près...»

Ce fut lorsque je me trouvai devant elle et que je tâchai d'éviter son regard, que je pris une note détaillée des objets qui l'entouraient. Je remarquai que sa montre était arrêtée à neuf heures moins vingt minutes, et que la pendule de la chambre était aussi arrêtée à la même heure.

«Regarde-moi, dit miss Havisham, tu n'as pas peur d'une femme qui n'a pas vu la lumière du soleil depuis que tu es au monde?»

Je regrette d'être obligé de constater que je ne reculai pas devant l'énorme mensonge, contenu dans ma réponse négative.

«Sais-tu ce que je touche là, dit-elle en appuyant ses deux mains sur son côté gauche.

—Oui, madame.»

Cela me fit penser au jeune homme qui avait dû me manger le cœur.

«Qu'est-ce?

—Votre cœur.

—Oui, il est mort!»

Elle murmura ces mots avec un regard étrange et en sourire de Parque, qui renfermait une espèce de vanité. Puis, ayant tenu ses mains sur son cœur pendant quelques moments, elle les ôta lentement, comme si elles eussent pressé trop fortement sa poitrine.

«Je suis fatiguée, dit miss Havisham; j'ai besoin de distraction... je suis lasse des hommes et des femmes.... Joue.»

Je pense que le lecteur le plus exigeant voudra bien convenir que, dans les circonstances présentes, il eût été difficile de me donner un ordre plus embarrassant à remplir.

«J'ai de singulières idées quelquefois, continua-t-elle, et j'ai aujourd'hui la fantaisie de voir quelqu'un jouer. Là! là!... fit-elle en agitant avec impatience les doigts de sa main droite; joue!... joue!... joue!...»

Un moment la crainte de voir venir ma sœur m'aider, comme elle l'avait promis, me donna l'idée de courir tout autour de la chambre, en galopant comme la jument de M. Pumblechook, mais je sentis mon incapacité de remplir convenablement ce rôle, et je n'en fis rien. Je continuai à regarder miss Havisham d'une façon qu'elle trouva sans doute peu aimable, car elle me dit:

«Es-tu donc maussade et obstiné?

—Non madame, je suis bien fâché de ne pouvoir jouer en ce moment. Oui, très fâché pour vous. Si vous vous plaignez de moi, j'aurai des désagréments avec ma sœur, et je jouerais, je vous l'assure, si je le pouvais, mais tout ici est si nouveau, si étrange, si beau... si triste!...»

Je m'arrêtai, craignant d'en dire trop, si ce n'était déjà fait, et nous nous regardâmes encore tous les deux.

Avant de me parler, elle jeta un coup d'œil sur les habits qu'elle portait, sur la table de toilette, et enfin sur elle-même dans la glace.

«Si nouveau pour lui, murmura-t-elle; si vieux pour moi; si étrange pour lui; si familier pour moi; si triste pour tous les deux! Appelle Estelle.»

Comme elle continuait à se regarder dans la glace, je pensai qu'elle se parlait à elle-même et je me tins tranquille.

«Appelle Estelle, répéta-t-elle en lançant sur moi un éclair de ses yeux. Tu peux bien faire cela, j'espère? Vas à la porte et appelle Estelle.»

Aller dans le sombre et mystérieux couloir d'une maison inconnue, crier: «Estelle!» à une jeune et méprisante petite créature que je ne pouvais ni voir ni entendre, et avoir le sentiment de la terrible liberté que j'allais prendre, en lui criant son nom, était presque aussi effrayant que de jouer par ordre. Mais elle répondit enfin, une étoile brilla au fond du long et sombre corridor... et Estelle s'avança, une chandelle à la main.

Miss Havisham la pria d'approcher, et prenant un bijou sur la table, elle l'essaya sur son joli cou et sur ses beaux cheveux bruns.

«Ce sera pour vous un jour, dit-elle, et vous en ferez bon usage. Jouez aux cartes avec ce garçon.

—Avec ce garçon! Pourquoi?... ce n'est qu'un simple ouvrier!»

Il me sembla entendre miss Havisham répondre, mais cela me paraissait si peu vraisemblable:

«Eh bien! vous pouvez lui briser le cœur!

—À quoi sais-tu jouer, mon garçon? me demanda Estelle avec le plus grand dédain.

Je ne joue qu'à la bataille, mademoiselle.

Eh bien! battez-le,» dit miss Havisham à Estelle.

Nous nous assîmes donc en face l'un de l'autre.

C'est alors que je commençai à comprendre que tout, dans cette chambre, s'était arrêté depuis longtemps, comme la montre et la pendule. Je remarquai que miss Havisham remit le bijou exactement à la place où elle l'avait pris. Pendant qu'Estelle battait les cartes, je regardai de nouveau sur la table de toilette et vis que le soulier, autrefois blanc, aujourd'hui jauni, n'avait jamais été porté. Je baissai les yeux sur le pied non chaussé, et je vis que le bas de soie, autrefois blanc et jaune à présent, était complètement usé. Sans cet arrêt dans toutes choses, sans la durée de tous ces pâles objets à moitié détruits, cette toilette nuptiale sur ce corps affaissé m'eût semblé un vêtement de mort, et ce long voile un suaire.

Miss Havisham se tenait immobile comme un cadavre pendant que nous jouions aux cartes; et les garnitures et les dentelles de ses habits de fiancée semblaient pétrifiées. Je n'avais encore jamais entendu parler des découvertes qu'on fait de temps à autre de corps enterrés dans l'antiquité, et qui tombent en poussière dès qu'on y touche, mais j'ai souvent pensé depuis que la lumière du soleil l'eût réduite en poudre.

«Il appelle les valets des Jeannots, ce garçon, dit Estelle avec dédain, avant que nous eussions terminé notre première partie. Et quelles mains il a!... et quels gros souliers!»

Je n'avais jamais pensé à avoir honte de mes mains, mais je commençai à les trouver assez médiocres. Son mépris de ma personne fut si violent, qu'il devint contagieux et s'empara de moi.

Elle gagna la partie, et je donnai les cartes pour la seconde. Je me trompai, justement parce que je ne voyais qu'elle, et que la jeune espiègle me surveillait pour me prendre en faute. Pendant que j'essayais de faire de mon mieux, elle me traita de maladroit, de stupide et de malotru.

«Tu ne me dis rien d'elle? me fit remarquer miss Havisham; elle te dit cependant des choses très dures, et tu ne réponds rien. Que penses-tu d'elle?

—Je n'ai pas besoin de le dire.

—Dis-le moi tout bas à l'oreille, continua miss Havisham, en se penchant vers moi.

—Je pense qu'elle est très fière, lui dis-je tout bas.

—Après?

—Je pense qu'elle est très jolie.

—Après?

—Je pense qu'elle a l'air très insolent.»

Elle me regardait alors avec une aversion très marquée.

«Après?

—Je pense que je voudrais retourner chez nous.

—Et ne plus jamais la voir, quoiqu'elle soit jolie?

—Je ne sais pas si je voudrais ne plus jamais la voir, mais je voudrais bien m'en aller à la maison tout de suite.

—Tu iras bientôt, dit miss Havisham à haute voix. Continuez à jouer ensemble.»

Si je n'avais déjà vu une fois son sourire de Parque, je n'aurais jamais cru que le visage de miss Havisham pût sourire. Elle paraissait plongée dans une méditation active et incessante, comme si elle avait le pouvoir de transpercer toutes les choses qui l'entouraient, et il semblait que rien ne pourrait jamais l'en tirer. Sa poitrine était affaissée, de sorte qu'elle était toute courbée; sa voix était brisée, de sorte qu'elle parlait bas; un sommeil de mort s'appesantissait peu à peu sur elle. Enfin, elle paraissait avoir le corps et l'âme, le dehors et le dedans, également brisés, sous le poids d'un coup écrasant.

Je continuai la partie avec Estelle, et elle me battit; elle rejeta les cartes sur la table, après me les avoir gagnées, comme si elle les méprisait pour avoir été touchées par moi.

«Quand reviendras-tu ici? dit miss Havisham. Voyons...»

J'allais lui faire observer que ce jour-là était un mercredi, quand elle m'interrompit avec son premier mouvement d'impatience, c'est-à-dire en agitant les doigts de sa main droite:

«Là!... là!... je ne sais rien des jours de la semaine... ni des mois... ni des années.... Viens dans six jours. Tu entends?

—Oui, madame.

—Estelle, conduisez-le en bas. Donnez-lui quelque chose à manger, et laissez-le aller et venir pendant qu'il mangera. Allons, Pip, va!»

Je suivis la chandelle pour descendre, comme je l'avais suivie pour monter. Estelle la déposa à l'endroit où nous l'avions trouvée. Jusqu'au moment où elle ouvrit la porte d'entrée, je m'étais imaginé qu'il faisait tout à fait nuit, sans y avoir réfléchi; la clarté subite du jour me confondit. Il me sembla que j'étais resté pendant de longues heures dans cette étrange chambre, qui ne recevait jamais d'autre clarté que celle des chandelles.

«Tu vas attendre ici, entends-tu, mon garçon» dit Estelle.

Et elle disparut en fermant la porte.

Je profitai de ce que j'étais seul dans la cour pour jeter un coup d'œil sur mes mains et sur mes souliers. Mon opinion sur ces accessoires ne fut pas des plus favorables; jamais, jusqu'ici, je ne m'en étais préoccupé, mais je commençais à ressentir tout le désagrément de ces vulgarités. Je résolus de demander à Joe pourquoi il m'avait appris à appeler Jeannots les valets des cartes. J'aurais désiré que Joe eût été élevé plus délicatement, au moins j'y aurais gagné quelque chose.

Estelle revint avec du pain, de la viande et un pot de bière; elle déposa la bière sur une des pierres de la cour, et me donna le pain et la viande sans me regarder, aussi insolemment qu'on eût fait à un chien en pénitence. J'étais si humilié, si blessé, si piqué, si offensé, si fâché, si vexé, je ne puis trouver le vrai mot, pour exprimer cette douleur, Dieu seul sait ce que je souffris, que les larmes me remplirent les yeux. À leur vue, la jeune fille eut l'air d'éprouver un vif plaisir à en être la cause. Ceci me donna la force de les rentrer et de la regarder en face; elle fit un signe de tête méprisant, ce qui signifiait qu'elle était bien certaine de m'avoir blessé; puis elle se retira.

Quand elle fut partie, je cherchai un endroit pour cacher mon visage et pleurer à mon aise. En pleurant, je me donnais de grands coups contre les murs, et je m'arrachai une poignée de cheveux. Telle était l'amertume de mes émotions, et si cruelle était cette douleur sans nom, qu'elles avaient besoin d'être contrecarrées.

Ma sœur, en m'élevant comme elle l'avait fait, m'avait rendu excessivement sensible. Dans le petit monde où vivent les enfants, n'importe qui les élève, rien n'est plus délicatement perçu, rien n'est plus délicatement senti que l'injustice. L'enfant ne peut être exposé, il est vrai, qu'à une injustice minime, mais l'enfant est petit et son monde est petit; son cheval à bascule ne s'élève qu'à quelques pouces de terre pour être en proportion avec lui, de même que les chevaux d'Irlande sont faits pour les Irlandais. Dès mon enfance, j'avais eu à soutenir une guerre perpétuelle contre l'injustice: je m'étais aperçu, depuis le jour où j'avais pu parler, que ma sœur, dans ses capricieuses et violentes corrections, était injuste pour moi; j'avais acquis la conviction profonde qu'il ne s'ensuivait pas, de ce qu'elle m'élevait à la main, qu'elle eût le droit de m'élever à coups de fouet. Dans toutes mes punitions, mes jeûnes, mes veilles et autres pénitences, j'avais nourri cette idée, et, à force d'y penser dans mon enfance solitaire et sans protection, j'avais fini par me persuader que j'étais moralement timide et très sensible.

À force de me heurter contre le mur de la brasserie et de m'arracher les cheveux, je parvins à calmer mon émotion; je passai alors ma manche sur mon visage et je quittai le mur où je m'étais appuyé. Le pain et la viande étaient très acceptables, la bière forte et pétillante, et je fus bientôt d'assez belle humeur pour regarder autour de moi.

Assurément c'était un lieu abandonné. Le pigeonnier de la cour de la brasserie était désert, la girouette avait été ébranlée et tordue par quelque grand vent, qui aurait fait songer les pigeons à la mer, s'il y avait eu quelques pigeons pour s'y balancer; mais il n'y avait plus de pigeons dans le pigeonnier, plus de chevaux dans les écuries, plus de cochons dans l'étable, plus de bière dans les tonneaux; les caves ne sentaient ni le grain ni la bière; toutes les odeurs avaient été évaporées par la dernière bouffée de vapeur. Dans une ancienne cour, on voyait un désert de fûts vides, répandant une certaine odeur âcre, qui rappelait de meilleurs jours; mais la fermentation était un peu trop avancée pour qu'on pût accepter ces résidus comme échantillons de la bière qui n'y était plus, et, sous ce rapport, ces abandonnés n'étaient pas plus heureux que les autres.

À l'autre bout de la brasserie, il y avait un jardin protégé par un vieux mur qui, cependant, n'était pas assez élevé pour m'empêcher d'y grimper, de regarder par-dessus, et de voir que ce jardin était le jardin de la maison. Il était couvert de broussailles et d'herbes sauvages; mais il y avait des traces de pas sur la pelouse et dans les allées jaunes, comme si quelqu'un s'y promenait quelquefois. J'aperçus Estelle qui s'éloignait de moi; mais elle me semblait être partout; car, lorsque je cédai à la tentation que m'offraient les fûts, et que je commençai à me promener sur la ligne qu'ils formaient à la suite les uns des autres, je la vis se livrant au même exercice à l'autre bout de la cour: elle me tournait le dos, et soutenait dans ses deux mains ses beaux cheveux bruns; jamais elle ne se retourna et disparut au même instant. Il en fut de même dans la brasserie; lorsque j'entrai dans une grande pièce pavée, haute de plafond, où l'on faisait autrefois la bière et où se trouvaient encore les ustensiles des brasseurs. Un peu oppressé par l'obscurité, je me tins à l'entrée, et je la vis passer au milieu des feux éteints, monter un petit escalier en fer, puis disparaître dans une galerie supérieure, comme dans les nuages.

Ce fut dans cet endroit et à ce moment, qu'une chose très étrange se présenta à mon imagination. Si je la trouvai étrange alors, plus tard je l'ai considérée comme bien plus étrange encore. Je portai mes yeux un peu éblouis par la lumière du jour sur une grosse poutre placée à ma droite, dans un coin, et j'y vis un corps pendu par le cou; ce corps était habillé tout en blanc jauni, et n'avait qu'un seul soulier aux pieds. Il me sembla que toutes les garnitures fanées de ses vêtements étaient en papier, et je crus reconnaître le visage de miss Havisham, se balançant, en faisant des efforts pour m'appeler. Dans ma terreur de voir cette figure que j'étais certain de ne pas avoir vue un moment auparavant, je m'en éloignai d'abord, puis je m'en approchai ensuite, et ma terreur s'accrut au plus haut degré, quand je vis qu'il n'y avait pas de figure du tout.

Il ne fallut rien moins, pour me rappeler à moi, que l'air frais et la lumière bienfaisante du jour, la vue des personnes passant derrière les barreaux de la grille et l'influence fortifiante du pain, de la viande et de la bière qui me restaient. Et encore, malgré cela, ne serais-je peut-être pas revenu à moi aussitôt que je le fis, sans l'approche d'Estelle, qui, ses clefs à la main, venait me faire sortir. Je pensai qu'elle serait enchantée, si elle s'apercevait que j'avais eu peur, et je résolus de ne pas lui procurer ce plaisir.

Elle me lança un regard triomphant en passant à côté de moi, comme si elle se fût réjouie de ce que mes mains étaient si rudes et mes chaussures si grossières, et elle m'ouvrit la porte et se tint de façon à ce que je devais passer devant elle. J'allais sortir sans lever les yeux sur elle, quand elle me toucha à l'épaule.

«Pourquoi ne pleures-tu pas?

—Parce que je n'en ai pas envie.

—Mais si, dit-elle, tu as pleuré; tu as les yeux bouffis, et tu es sur le point de pleurer encore.»

Elle se mit à rire d'une façon tout à fait méprisante, me poussa dehors et ferma la porte sur moi. Je rendis tout droit chez M. Pumblechook. J'éprouvai un immense soulagement en ne le trouvant pas chez lui. Après avoir dit au garçon de boutique quel jour je reviendrais chez miss Havisham, je me mis en route pour regagner notre forge, songeant en marchant à tout ce que j'avais vu, et repassant dans mon esprit: que je n'étais qu'un vulgaire ouvrier; que mes mains étaient rudes et mes souliers épais; que j'avais contracté la déplorable habitude d'appeler les valets des Jeannots; que j'étais bien plus ignorant que je ne l'avais cru la veille, et qu'en général, je ne valais pas grand'chose.


CHAPITRE IX.

Quand j'arrivai à la maison, ma sœur se montra fort en peine de savoir ce qui se passait chez miss Havisham, et m'accabla de questions. Je me sentis bientôt lourdement secoué par derrière, et je reçus plus d'un coup dans la partie inférieure du dos; puis elle frotta ignominieusement mon visage contre le mur de la cuisine, parce que je ne répondais pas avec assez de prestesse aux questions qu'elle m'adressait.

Si la crainte de n'être pas compris existe chez les autres petits garçons au même degré qu'elle existait chez moi, chose que je considère comme vraisemblable, car je n'ai pas de raison pour me croire une monstruosité, c'est la clef de bien des réserves. J'étais convaincu que si je décrivais miss Havisham comme mes yeux l'avaient vue, je ne serais pas compris, et bien que je ne la comprisse moi-même qu'imparfaitement, j'avais l'idée qu'il y aurait de ma part quelque chose de méchant et de fourbe à la présenter aux yeux de Mrs Joe telle qu'elle était en réalité. La même suite d'idées m'amena à penser que je ne devais pas parler de miss Estelle. En conséquence, j'en dis le moins possible, et ma pauvre tête dut essuyer à plusieurs reprises les murs de la cuisine.

Le pire de tout, c'est que cette vieille brute de Pumblechook, attiré par une dévorante curiosité de savoir tout ce que j'avais vu et entendu, arriva au grand trot de sa jument, au moment de prendre le thé, pour tâcher de se faire donner toutes sortes de détails; et la simple vue de cet imbécile, avec ses yeux de poisson, sa bouche ouverte, ses cheveux d'un blond ardent, dressés par une attente curieuse, et son gilet, soulevé par sa respiration mathématique, ne firent que renforcer mes réticences.

«Eh bien! mon garçon, commença l'oncle Pumblechook, dès qu'il fut assis près du feu, dans le fauteuil d'honneur, comment t'en es-tu tiré là-bas.

—Assez bien, monsieur,» répondis-je.

Ma sœur me montra son poing crispé.

«Assez bien? répéta Pumblechook; assez bien n'est pas une réponse. Dis-nous ce que tu entends par assez bien, mon garçon.»

Peut-être le blanc de chaux endurcit-il le cerveau jusqu'à l'obstination: ce qu'il y a de certain, c'est qu'avec le blanc de chaux du mur qui était resté sur mon front, mon obstination s'était durcie à l'égal du diamant. Je réfléchis un instant, puis je répondis, comme frappé d'une nouvelle idée:

«Je veux dire assez bien...»

Ma sœur eut une exclamation d'impatience et allait s'élancer sur moi. Je n'avais aucun moyen de défense, car Joe était occupé dans la forge, quand M. Pumblechook intervint.

«Non! calmez-vous... laissez-moi faire, ma nièce... laissez-moi faire.»

Et M. Pumblechook se tourna vers moi, comme s'il eût voulu me couper les cheveux, et dit:

«D'abord, pour mettre de l'ordre dans nos idées, combien font quarante-trois pence?»

Je calculai les conséquences qui pourraient résulter, si je répondais: «Quatre cents livres,» et les trouvant contre moi, j'en retranchai quelque chose comme huit pence. M. Pumblechook me fit alors suivre après lui la table de multiplication des pence et dit:

«Douze pence font un shilling, donc quarante pence font trois shillings et quatre pence.»

Puis il me demanda triomphalement:

«Eh bien! maintenant, combien font quarante-trois pence?»

Ce à quoi je répondis après une mûre réflexion:

«Je ne sais pas.»

M. Pumblechook me secoua alors la tête comme un marteau pour m'enfoncer de force le nombre dans la cervelle et dit:

«Quarante-trois pence font-ils sept shillings, six pence trois liards, par hasard?

—Oui, dis-je.

—Mon garçon, recommença M. Pumblechook en revenant à lui et se croisant les bras sur la poitrine, comment est miss Havisham?

—Elle est grande et noire, dis-je.

—Est-ce vrai, mon oncle?» demanda ma sœur.

M. Pumblechook fit un signe d'assentiment, duquel je conclus qu'il n'avait jamais vu miss Havisham, car elle n'était ni grande ni noire.

«Bien! fit M. Pumblechook, c'est le moyen de le prendre; nous allons savoir ce que nous désirons.

—Je voudrais bien, mon oncle, dit ma sœur, que vous le preniez avec vous; vous savez si bien en faire ce que vous voulez.

—Maintenant, mon garçon, que faisait-elle, quand tu es entré?

—Elle était assise dans une voiture de velours noir,» répondis-je.

M. Pumblechook et ma sœur se regardèrent tout étonnés, comme ils en avaient le droit, et répétant tous deux:

«Dans une voiture de velours noir?

—Oui, répondis-je. Et miss Estelle, sa nièce, je pense, lui tendait des gâteaux et du vin par la portière, sur un plateau d'or, et nous eûmes tous du vin et des gâteaux sur des plats d'or, et je suis monté sur le siège de derrière pour manger ma part, parce qu'elle me l'avait dit.

—Y avait-il là d'autres personnes? demanda mon oncle.

—Quatre chiens, dis-je.

—Gros ou petits?

—Énormes! m'écriai-je; et ils se sont battus pour avoir quatre côtelettes de veau, renfermées dans un panier d'argent.

Mrs Joe et M. Pumblechook se regardèrent de nouveau avec étonnement. J'étais tout à fait monté, complètement indifférent à la torture, et je comptais leur en dire bien d'autres.

Où était cette voiture, au nom du ciel? demanda ma sœur.

—Dans la chambre de miss Havisham.»

Ils se regardèrent encore.

«Mais il n'y avait pas de chevaux, ajoutai-je, en repoussant avec force l'idée des quatre coursiers richement caparaçonnés, que j'avais eu d'abord la singulière pensée d'y atteler.

—Est-ce possible, mon oncle? demanda Mrs Joe; que veut dire cet enfant?

—Je vais vous l'expliquer, ma nièce, dit M. Pumblechook. Mon avis est que ce doit être une chaise à porteurs; elle est bizarre, vous le savez, très bizarre et si extraordinaire, qu'il n'y aurait rien d'étonnant qu'elle passât ses jours dans une chaise à porteurs.

—L'avez-vous jamais vue dans cette chaise? demanda Mrs Joe.

—Comment l'aurais-je pu? reprit-il, forcé par cette question, quand jamais de ma vie je ne l'ai vue, même de loin.

—Bonté divine! mon oncle, et pourtant vous lui avez parlé?

—Vous savez bien, continua l'oncle, que lorsque j'y suis allé, la porte était entr'ouverte; je me tenais d'un côté, elle de l'autre, et nous nous causions de cette manière. Ne dites pas, ma nièce, que vous ne saviez pas cela. Quoi qu'il en soit, ce garçon est allé chez elle pour jouer. À quoi as-tu joué, mon garçon?

—Nous avons joué avec des drapeaux,» dis-je.

Je dois avouer que je suis très étonné aujourd'hui, quand je me rappelle les mensonges que je fis en cette occasion.

«Des drapeaux? répéta ma sœur.

—Oui, dis-je; Estelle agitait un drapeau bleu et moi un rouge, et miss Havisham en agitait un tout parsemé d'étoiles d'or; elle l'agitait par la portière de sa voiture, et puis nous brandissions nos sabres en criant: Hourra! hourra!

—Des sabres?... répéta ma sœur; où les aviez-vous pris?

—Dans une armoire, dis-je, où il y avait des pistolets et des confitures et des pilules. Le jour ne pénétrait pas dans la chambre, mais elle était éclairée par des chandelles.

—Cela est vrai, ma nièce, dit M. Pumblechook avec un signe de tête plein de gravité, je puis vous garantir cet état de choses, car j'en ai moi-même été témoin.»

Tous deux me regardèrent, et moi-même, prenant un petit air candide, je les regardai aussi, en plissant avec ma main droite la jambe droite de mon pantalon.

S'ils m'eussent adressé d'autres questions, je me serais indubitablement trahi, car j'étais sur le point de déclarer qu'il y avait un ballon dans la cour, et j'aurais même hasardé cette absurde déclaration, si mon esprit n'eût pas balancé entre ce phénomène et un ours enfermé dans la brasserie. Cependant, ils étaient tellement absorbés par les merveilles que j'avais déjà présentées à leur admiration, que j'échappai à cette dangereuse alternative. Ce sujet les occupait encore, quand Joe revint de son travail et demanda une tasse de thé. Ma sœur lui raconta ce qui m'était arrivé, plutôt pour soulager son esprit émerveillé que pour satisfaire la curiosité de mon bon ami Joe.

Quand je vis Joe ouvrir ses grands yeux bleus et les promener autour de lui, en signe d'étonnement, je fus pris de remords; mais seulement en ce qui le concernait lui, sans m'inquiéter en aucune manière des deux autres. Envers Joe, mais envers Joe seulement, je me considérais comme un jeune monstre, pendant qu'ils débattaient les avantages qui pourraient résulter de la connaissance et de la faveur de miss Havisham. Ils étaient certains que miss Havisham ferait quelque chose pour moi, mais ils se demandaient sous quelle forme. Ma sœur entrevoyait le don de quelque propriété rurale. M. Pumblechook s'attendait à une récompense magnifique, qui m'aiderait à apprendre quelque joli commerce, celui de grainetier, par exemple. Joe tomba dans la plus profonde disgrâce pour avoir osé suggérer que j'étais, aux yeux de miss Havisham, l'égal des chiens qui avaient combattu héroïquement pour les côtelettes de veau.

«Si ta tête folle ne peut exprimer d'idées plus raisonnables que celles-là, dit ma sœur, et que tu aies à travailler, tu ferais mieux de t'y mettre de suite.»

Et le pauvre homme sortit sans mot dire.

Quand M. Pumblechook fut parti, et que ma sœur eut gagné son lit, je me rendis à la dérobée dans la forge, où je restai auprès de Joe jusqu'à ce qu'il eût fini son travail, et je lui dis alors:

«Joe, avant que ton feu ne soit tout à fait éteint, je voudrais te dire quelque chose.

—Vraiment, mon petit Pip! dit Joe en tirant son escabeau près de la forge; dis-moi ce que c'est, mon petit Pip.

—Joe, dis-je en prenant la manche de sa chemise et la roulant entre le pouce et l'index, tu te souviens de tout ce que j'ai dit sur le compte de miss Havisham.

—Si je m'en souviens, dit Joe; je crois bien, c'est merveilleux!

—Oui, mais c'est une terrible chose, Joe; car tout cela n'est pas vrai.

—Que dis-tu, mon petit Pip? s'écria Joe frappé d'étonnement. Tu ne veux pas dire, j'espère, que c'est un....

—Oui, je dois te le dire, à toi, tout cela c'est un mensonge.

—Mais pas tout ce que tu as raconté, bien sûr; tu ne prétends pas dire qu'il n'y a pas de voiture en velours noir, hein?»

Je continuai à secouer la tête.

«Mais au moins, il y avait des chiens, mon petit Pip; mon cher petit Pip, s'il n'y avait pas de côtelettes de veau, au moins il y avait des chiens?

—Non, Joe.

—Un chien, dit Joe, rien qu'un tout petit chien?

—Non, Joe, il n'y avait rien qui ressemblât à un chien.»

Joe me considérait avec le plus profond désappointement.

«Mon petit Pip, mon cher petit Pip, ça ne peut pas marcher comme ça, mon garçon, où donc veux-tu en venir?

—C'est terrible, n'est-ce pas?

—Terrible!... s'écria Joe; terrible!... Quel démon t'a poussé?

—Je ne sais, Joe, répliquai-je en lâchant sa manche de chemise et m'asseyant à ses pieds dans les cendres; mais je voudrais bien que tu ne m'aies pas appris à appeler les valets des Jeannots, et je voudrais que mes mains fussent moins rudes et mes souliers moins épais.»

Alors je dis à Joe que je me trouvais bien malheureux, et que je n'avais pu m'expliquer devant Mrs Joe et M. Pumblechook, parce qu'ils étaient trop durs pour moi; qu'il y avait chez miss Havisham une fort jolie demoiselle qui était très fière; qu'elle m'avait dit que j'étais commun; que je savais bien que j'étais commun, mais que je voudrais bien ne plus l'être; et que les mensonges m'étaient venus, je ne savais ni comment ni pourquoi....

C'était un cas de métaphysique aussi difficile à résoudre pour Joe que pour moi. Mais Joe voulut éloigner tout ce qu'il y avait de métaphysique dans l'espèce et en vint à bout.

«Il y a une chose dont tu peux être bien certain mon petit Pip, dit Joe, après avoir longtemps ruminé. D'abord, un mensonge est un mensonge, de quelque manière qu'il vienne, et il ne doit pas venir; n'en dis plus, mon petit Pip; ça n'est pas le moyen de ne plus être commun, mon garçon, et quant à être commun, je ne vois pas cela très clairement: tu es d'une petite taille peu commune, et ton savoir n'est pas commun non plus.

—Si; je suis ignorant et emprunté, Joe.

—Mais vois donc cette lettre que tu m'as écrite hier soir, c'est comme imprimé! J'ai vu des lettres, et lettres écrites par des messieurs très comme il faut, encore, et elles n'avaient pas l'air d'être imprimées.

—Je ne sais rien, Joe; tu as une trop bonne opinion de moi, voilà tout.

—Eh bien, mon petit Pip, dit Joe, que cela soit ou que cela ne soit pas, il faut commencer par le commencement; le roi sur son trône, avec sa couronne sur sa tête, avant d'écrire ses actes du Parlement, a commencé par apprendre l'alphabet, alors qu'il n'était que prince royal.... Ah! ajouta Joe avec un signe de satisfaction personnelle, il a commencé par l'A et a été jusqu'au Z, je sais parfaitement ce que c'est, quoique je ne puisse pas dire que j'en ai fait autant.»

Il y avait de la sagesse dans ces paroles, et elles m'encouragèrent un peu.

«Ne faut-il pas mieux, continua Joe en réfléchissant, rester dans la société des gens communs plutôt que d'aller jouer avec ceux qui ne le sont pas? Ceci me fait penser qu'il y avait peut-être un drapeau?

—Non, Joe.

—Je suis vraiment fâché qu'il n'y ait pas eu au moins un drapeau, mon petit Pip. Cela finira par arriver aux oreilles de ta sœur. Écoute, mon petit Pip, ce que va te dire un véritable ami, si tu ne réussis pas à n'être plus commun, en allant tout droit devant toi, il ne faut pas songer que tu pourras le faire en allant de travers. Ainsi donc, mon petit Pip, ne dis plus de mensonges, vis bien et meurs en paix.

—Tu ne m'en veux pas, Joe?

—Non, mon petit Pip, non; mais je ne puis m'empêcher de penser qu'ils étaient joliment audacieux, ces chiens qui voulaient manger les côtelettes de veau, et un ami qui te veut du bien te conseille d'y penser quand tu monteras te coucher; voilà tout, mon petit Pip, et ne le fais plus.»

Quand je me trouvai dans ma petite chambre, disant mes prières, je n'oubliai pas la recommandation de Joe; et pourtant mon jeune esprit était dans un tel état de trouble, que longtemps après m'être couché, je pensais encore comment miss Estelle considèrerait Joe, qui n'était qu'un simple forgeron: et combien ses mains étaient rudes, et ses souliers épais; je pensais aussi à Joe et à ma sœur, qui avaient l'habitude de s'asseoir dans la cuisine, et je réfléchissais que moi-même j'avais quitté la cuisine pour aller me coucher; que miss Havisham et Estelle ne restaient jamais à la cuisine; et qu'elles étaient bien au-dessus de ces habitudes communes. Je m'endormis en pensant à ce que j'avais fait chez miss Havisham, comme si j'y étais resté des semaines et des mois au lieu d'heures, et comme si c'eût été un vieux souvenir au lieu d'un événement arrivé le jour même.

Ce fut un jour mémorable pour moi, car il apporta de grands changements dans ma destinée; mais c'est la même chose pour chacun. Figurez-vous un certain jour retranché dans votre vie, et pensez combien elle aurait été différente. Arrêtez-vous, vous qui lisez ce récit, et figurez-vous une longue chaîne de fil ou d'or, d'épines ou de fleurs, qui ne vous eût jamais lié, si, à un certain et mémorable jour, le premier anneau ne se fût formé.


CHAPITRE X.

Un ou deux jours après, un matin en m'éveillant, il me vint l'heureuse idée que le meilleur moyen pour n'être plus commun était de tirer de Biddy tout ce qu'elle pouvait savoir sur ce point important. En conséquence, je déclarai à Biddy, un soir que j'étais allé chez la grand'tante de M. Wopsle, que j'avais des raisons particulières pour désirer faire mon chemin en ce monde, et que je lui serais très obligé si elle voulait bien m'enseigner tout ce qu'elle savait. Biddy, qui était la fille la plus obligeante du monde, me répondit immédiatement qu'elle ne demandait pas mieux, et elle mit aussitôt sa promesse à exécution.

Le système d'éducation adopté par la grand'tante de M. Wopsle, pouvait se résoudre ainsi qu'il suit: Les élèves mangeaient des pommes et se mettaient des brins de paille sur le dos les uns des autres, jusqu'à ce que la grand'tante de M. Wopsle, rassemblant toute son énergie, se précipitât indistinctement sur eux, armée d'une baguette de bouleau, en faisant une course effrénée. Après avoir reçu le choc avec toutes les marques de dérision possibles, les élèves se formaient en ligne, et faisaient circuler rapidement, de main en main, un livre tout déchiré. Le livre contenait, ou plutôt avait contenu; un alphabet, quelques chiffres, une table de multiplication et un syllabaire. Dès que ce livre se mettait en mouvement, la grand'tante de M. Wopsle tombait dans une espèce de pâmoison, provenant de la fatigue ou d'un accès de rhumatisme. Les élèves se livraient alors entre eux à l'examen de leurs souliers, pour savoir celui qui pourrait frapper le plus fort avec son pied. Cet examen durait jusqu'au moment où Biddy arrivait avec trois Bibles, tout abîmées et toutes déchiquetées, comme si elles avaient été coupées avec le manche de quelque chose de rude et d'inégal, et plus illisibles et plus mal imprimées qu'aucune des curiosités littéraires que j'aie jamais rencontrées depuis, elles étaient mouchetées partout, avec des taches de rouille et avaient, écrasés entre leurs feuillets, des spécimens variés de tous les insectes du monde. Cette partie du cours était généralement égayée par quelques combats singuliers entre Biddy et les élèves récalcitrants. Lorsque la bataille était terminée, Biddy nous indiquait un certain nombre de pages, et alors nous lui lisions tous à haute voix ce que nous pouvions, ou plutôt ce que nous ne pouvions pas. C'était un bruit effroyable; Biddy conduisait cet orchestre infernal, en lisant elle-même d'une voix lente et monotone. Aucun de nous n'avait la moindre notion de ce qu'il lisait. Quand ce terrible charivari avait duré un certain temps, il finissait généralement par réveiller la grand'tante de M. Wopsle, et elle attrapait un des gens par les oreilles et les lui tirait d'importance. Ceci terminait la leçon du soir, et nous nous élancions en plein air en poussant des cris de triomphe. Je dois à la vérité de faire observer qu'il n'était pas défendu aux élèves de s'exercer à écrire sur l'ardoise, ou même sur du papier, quand il y en avait; mais il n'était pas facile de se livrer à cette étude pendant l'hiver, car la petite boutique où l'on faisait la classe, et qui servait en même temps de chambre à coucher et de salon à la grand'tante de M. Wopsle, n'était que faiblement éclairée, au moyen d'une chandelle sans mouchettes.

Il me sembla qu'il me faudrait bien du temps pour me dégrossir dans de pareilles conditions. Néanmoins, je résolus d'essayer, et, ce soir-là, Biddy commença à remplir l'engagement qu'elle avait pris envers moi, en me faisant faire une lecture de son petit catalogue, et en me prêtant, pour le copier à la main, un grand vieux D, qu'elle avait copié elle-même du titre de quelque journal, et que, jusqu'à présent, j'avais toujours pris pour une boucle.

Il va sans dire qu'il y avait un cabaret dans le village, et que Joe aimait à y aller, de temps en temps, fumer sa pipe. J'avais reçu l'ordre le plus formel de passer le prendre aux Trois jolis bateliers, en revenant de l'école, et de le ramener à la maison, à mes risques et périls. Ce fut donc vers les Trois jolis bateliers que je dirigeai mes pas.

À côté du comptoir, il y avait aux Trois jolis bateliers une suite de comptes d'une longueur alarmante, inscrits à la craie sur le mur près de la porte. Ces comptes semblaient n'avoir jamais été réglés; je me souvenais de les avoir toujours vus là, ils avaient même toujours grandi en même temps que moi, mais il y avait une grande quantité de craie dans notre pays, et sans doute les habitants ne voulaient négliger aucune occasion d'en tirer parti.

Comme c'était un samedi soir, je trouvai le chef de l'établissement regardant ces comptes d'un air passablement renfrogné; mais comme j'avais affaire à Joe et non à lui, je lui souhaitai tout simplement le bonsoir et passai dans la salle commune, au fond du couloir, où il y avait un bon feu, et où Joe fumait sa pipe en compagnie de M. Wopsle et d'un étranger. Joe me reçut comme de coutume, en s'écriant:

«Holà! mon petit Pip, te voilà mon garçon!»

Aussitôt l'étranger tourna la tête pour me regarder. C'était un homme que je n'avais jamais vu, et il avait l'air fort mystérieux. Sa tête était penchée d'un côté, et l'un de ses yeux était constamment à demi fermé, comme s'il visait quelque chose avec un fusil invisible. Il avait une pipe à la bouche, il l'ôta; et après en avoir expulsé la fumée, sans cesser de me regarder fixement, il me fit un signe de tête. Je répondis par un signe semblable. Alors il continua le même jeu et me fit place à côté de lui.

Mais comme j'avais l'habitude de m'asseoir à côté de Joe toutes les fois que je venais dans cet endroit, je dis:

«Non, merci, monsieur.»

Et je me laissai tomber à la place que Joe m'avait faite sur l'autre banc. L'étranger, après avoir jeté un regard sur Joe et vu que son attention était occupée ailleurs, me fit de nouveaux signes; puis il se frotta la jambe d'une façon vraiment singulière, du moins ça me fit cet effet-là.

«Vous disiez, dit l'étranger en s'adressant à Joe, que vous êtes forgeron.

—Oui, répondit Joe.

—Que voulez-vous boire, monsieur?... À propos, vous ne m'avez pas dit votre nom.»

Joe le lui dit, et l'étranger l'appela alors par son nom.

«Que voulez-vous boire, monsieur Gargery, c'est moi qui paye pour trinquer avec vous?

—À vous dire vrai, répondit Joe, je n'ai pas l'habitude de trinquer avec personne, et surtout de boire aux frais des autres, mais aux miens.

—L'habitude, non, reprit l'étranger; mais une fois par hasard n'est pas coutume, et un samedi soir encore! Allons! dites ce que vous voulez, monsieur Gargery.

—Je ne voudrais pas vous refuser plus longtemps, dit Joe; du rhum.

—Soit, du rhum, répéta l'étranger. Mais monsieur voudra-t-il bien, à son tour, témoigner son désir?

—Du rhum, dit M. Wopsle.

—Trois rhums! cria l'étranger au propriétaire du cabaret, et trois verres pleins!

—Monsieur, observa Joe, en manière de présentation, est un homme qui vous ferait plaisir à entendre, c'est le chantre de notre église.

—Ah! ah! dit l'étranger vivement, en me regardant de côté, l'église isolée, à droite des marais, tout entourée de tombeaux?

—C'est cela même,» dit Joe.

L'étranger, avec une sorte de murmure de satisfaction à travers sa pipe, mit sa jambe sur le banc qu'il occupait à lui seul. Il portait un chapeau de voyage à larges bords, et par-dessous un mouchoir roulé autour de sa tête, en manière de calotte, de sorte qu'on ne voyait pas ses cheveux. Il me sembla que sa figure prenait en ce moment une expression rusée, suivie d'un éclat de rire étouffé.

«Je ne connais pas très bien ce pays, messieurs, mais il me semble bien désert du côté de la rivière.

—Les marais ne sont pas habités ordinairement, dit Joe.

—Sans doute!... sans doute!... mais ne pensez-vous pas qu'il peut y venir quelquefois des Bohémiens, des vagabonds, ou quelque voyageur égaré?

—Non, dit Joe; seulement par-ci, par-là, un forçat évadé, et ils ne sont pas faciles à prendre, n'est-ce pas, monsieur Wopsle?»

M. Wopsle, se souvenant de sa déconvenue, fit un signe d'assentiment dépourvu de tout enthousiasme.

«Il paraît que vous en avez poursuivi? demanda l'étranger.

—Une fois, répondit Joe, non pas que nous tenions beaucoup à les prendre, comme vous pensez bien; nous y allions comme curieux, n'est-ce pas, mon petit Pip?

—Oui, Joe.»

L'étranger continuait à me lancer des regards de côté, comme si c'eût été particulièrement moi qu'il visât avec son fusil invisible, et dit:

«C'est un gentil camarade que vous avez là; comment l'appelez-vous?

—Pip, dit Joe.

—Son nom de baptême est Pip?

—Non, pas son nom de baptême.

—Son surnom, alors?

—Non, dit Joe, c'est une espèce de nom de famille qu'il s'est donné à lui-même, quand il était tout enfant.

—C'est votre fils?

—Oh! non, dit Joe en méditant, non qu'il fût nécessaire de réfléchir là-dessus; mais parce que c'était l'habitude, aux Trois jolis bateliers, de réfléchir profondément sur tout ce qu'on disait, pendant que l'on fumait; oh!... non. Non, il n'est pas mon fils.

—Votre neveu? dit l'étranger.

—Pas davantage, dit Joe, avec la même apparence de réflexion profonde. Non... je ne veux pas vous tromper... il n'est pas mon neveu.

—Que diable vous est-il donc alors?» demanda l'étranger, qui me parut pousser bien vigoureusement ses investigations.

M. Wopsle prit alors la parole, comme quelqu'un qui connaissait tout ce qui a rapport aux parentés, sa profession lui faisant un devoir de savoir par cœur jusqu'à quel degré de parenté il était interdit à un homme d'épouser une femme, et il expliqua les liens qui existaient entre Joe et moi. M. Wopsle ne termina pas sans citer avec un air terrible un passage de Richard III, et il s'imagina avoir dit tout ce qu'il y avait à dire sur ce sujet, quand il eut ajouté:

«Comme dit le poète!»

Ici, je dois remarquer qu'en parlant de moi, M. Wopsle trouvait nécessaire de me caresser les cheveux et de me les ramener jusque dans les yeux. Je ne pouvais concevoir pourquoi tous ceux qui venaient à la maison me soumettaient toujours au même traitement désagréable, dans les mêmes circonstances. Cependant, je ne me souviens pas d'avoir jamais été, dans ma première enfance, le sujet des conversations de notre cercle de famille; mais quelques personnes à large main me favorisaient de temps en temps de cette caresse ophtalmique pour avoir l'air de me protéger.

Pendant tout ce temps, l'étranger n'avait regardé personne que moi; et; cette fois, il me regardait comme s'il se déterminait à faire feu sur l'objet qu'il visait depuis si longtemps. Mais il ne dit plus rien, jusqu'au moment où l'on apporta les verres de rhum; alors son coup partit, mais de la façon la plus singulière.

Il se fit comprendre par une pantomime muette, qui s'adressait spécialement à moi. Il mêlait son grog au rhum, et il le goûtait tout en me regardant, non pas avec la cuiller qu'on lui avait donnée, mais avec une lime.

Il me fit cela de manière à ce que personne autre que moi ne le vît, et quand il eût fini, il essuya la lime et la mit dans sa poche de côté. Dès que j'aperçus l'instrument, je reconnus mon forçat et la lime de Joe. Je le regardai sans pouvoir faire un mouvement; j'étais tout à fait fasciné; mais il s'appuyait alors sur son banc, sans s'inquiéter davantage de moi, et il se mit à parler de navets.

Il y avait en Joe un tel besoin de se purifier et de se reposer tranquillement avant de rentrer à la maison, qu'il osait rester une demi-heure de plus dans la vie active le samedi que les autres jours. C'était une délicieuse demi-heure qui venait de se passer à boire ensemble du grog au rhum. Alors Joe se leva pour partir et me prit par la main.

«Attendez un moment, monsieur Gargery, dit l'étranger, je crois avoir quelque part dans ma poche un beau shilling tout neuf, et, si je le trouve, ce sera pour ce petit.»

Il le dénicha au milieu d'une poignée d'autres pièces de peu de valeur, l'enveloppa dans du papier chiffonné et me le donna.

«C'est pour toi, dit-il, pour toi seul, tu entends?»

Je le remerciai, en écarquillant sur lui mes yeux plus qu'il ne convenait à un enfant bien élevé, et en me cramponnant à la main de Joe. Il dit bonsoir à celui-ci, ainsi qu'à M. Wopsle, qui sortit en même temps que nous, et il me fit un dernier signe de son bon œil, non pas en me regardant, car il le ferma; mais quelles merveilles ne peut-on pas opérer avec un clignement d'œil!

En rentrant à la maison, j'aurais pu parler tout à mon aise, si j'en avais eu l'envie, car M. Wopsle nous quitta à la porte des Trois jolis bateliers, et Joe marcha tout le temps, la bouche toute grande ouverte, pour se la rincer et faire passer l'odeur du rhum, en absorbant le plus d'air possible. J'étais comme stupéfié par le changement qui s'était opéré chez mon ancienne et coupable connaissance, et je ne pouvais penser à autre chose.

Ma sœur n'était pas de trop mauvaise humeur quand nous entrâmes dans la cuisine, et Joe profita de cette circonstance extraordinaire pour lui parler de mon shilling tout neuf.

«C'est une pièce fausse, j'en mettrais ma main au feu, dit Mrs Joe d'un air de triomphe; sans cela, il ne l'aurait pas donnée à cet enfant. Voyons cela.»

Je sortis le shilling du papier, et il se trouva qu'il était parfaitement bon.

«Mais qu'est-ce que cela? dit Mrs Joe, en rejetant le shilling et en saisissant le papier, deux banknotes d'une livre chacune!»

Ce n'était en effet rien moins que deux grasses banknotes d'une livre, qui semblaient avoir vécu dans la plus étroite intimité avec tous les marchands de bestiaux du comté. Joe reprit son chapeau et courut aux Trois jolis bateliers, pour les restituer à leur propriétaire. Pendant son absence, je m'assis sur mon banc ordinaire, et je regardai ma sœur d'une manière significative, car j'étais à peu près certain que l'homme n'y serait plus.

Bientôt Joe revint dire que l'homme était parti, mais que lui Joe avait laissé un mot à l'hôtelier des Trois jolis bateliers, relativement aux banknotes. Alors ma sœur les enveloppa avec soin dans un papier, et les mit dans une théière purement ornementale qui était placée sur une cheminée du salon de gala. Elles restèrent là bien des nuits, bien des jours, et ce fut un cauchemar incessant pour mon jeune esprit.

Quand je fus couché, je revis l'étranger me visant toujours avec son arme invisible, et je pensais combien il était commun, grossier et criminel de conspirer secrètement avec des condamnés, chose à laquelle jusque là je n'avais pas pensé. La lime aussi me tourmentait, je craignais à tout moment de la voir reparaître. J'essayai bien de m'endormir en pensant que je reverrais miss Havisham le mercredi suivant; j'y réussis, mais dans mon sommeil, je vis la lime sortir d'une porte et se diriger vers moi, sans pourtant voir celui qui la tenait, et je m'éveillai en criant.


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