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Les grandes espérances

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FIN DU PREMIER VOLUME.


TOME SECOND.


CHAPITRE I.

Le matin, après avoir bien considéré la chose, tout en m'habillant au Cochon bleu, je résolus de dire à mon tuteur que je ne savais pas trop si Orlick était bien le genre d'homme qui convenait pour remplir un poste de confiance chez miss Havisham.

«Sans doute, il n'est pas tout à fait le genre d'homme qu'il faut, Pip, dit mon tuteur, sachant d'avance à quoi s'en tenir sur son compte; parce que l'homme qui remplit un poste de confiance n'est jamais le genre d'homme qu'il faut.»

Et il sembla ravi de trouver que ce poste en particulier n'était pas tenu exceptionnellement par quelqu'un du genre qu'il fallait, et il m'écouta d'un air satisfait pendant que je lui racontais ce que je savais d'Orlick.

«Très bien, Pip, dit-il quand j'eus fini, je passerai tout à l'heure pour remercier notre ami.»

Un peu alarmé par cette promptitude d'action, j'opinai pour un peu de délai, et je ne lui cachai même pas que notre ami lui-même serait peut-être assez difficile à manier.

«Oh! allons donc! dit mon tuteur en laissant passer le bout de son mouchoir de poche avec une entière confiance, je voudrais bien le voir discuter la chose avec moi!»

Comme nous devions retourner ensemble à Londres par la voiture de midi, et que j'avais déjeuné avec une si grande appréhension de voir paraître Pumblechook, que je pouvais à peine tenir ma tasse, cela me fournit l'occasion de dire que j'avais besoin de marcher et que j'irais en avant sur la route de Londres, pendant que M. Jaggers irait à ses affaires, s'il voulait bien prévenir le cocher que je reprendrais ma place quand la voiture me rejoindrait. Je pus ainsi fuir le Cochon bleu aussitôt après déjeuner. En faisant un détour d'un couple de milles, en pleine campagne, derrière la propriété de Pumblechook, je retombai dans la grande rue, un peu au-delà de ce traquenard, et je me sentis comparativement en sûreté.

Ce me fut un grand plaisir de me retrouver dans la vieille et silencieuse ville, et il ne m'était pas trop désagréable de me voir, par-ci par-là, reconnu et lorgné. Un ou deux boutiquiers sortirent même de leurs boutiques, et marchèrent un peu en avant de moi, dans la rue, afin de pouvoir se retourner, comme s'ils avaient oublié quelque chose, et se trouver face à face avec moi pour me contempler. Dans ces occasions, je ne sais pas qui d'eux ou de moi faisait le pire semblant: eux de ne pas me regarder, moi de ne pas les voir; toujours est-il que ma position me semblait une position distinguée, et que je n'en étais pas du tout mécontent, quand le sort jeta sur mon chemin ce mécréant sans nom, le garçon du tailleur Trabb.

En portant les yeux à une certaine distance en avant, j'aperçus ce garçon, qui approchait en se battant les flancs avec un grand sac bleu qui était vide. Jugeant qu'un regard tranquille et indifférent, jeté sur lui comme par hasard, était ce qui me convenait le mieux et ce qui parviendrait probablement à conjurer son mauvais esprit, je m'avançai avec une grande placidité de visage, et je me félicitais déjà de mon succès, quand tout à coup les genoux du garçon de Trabb s'entre-choquèrent, ses cheveux se dressèrent, sa casquette tomba, tous ses membres tremblèrent avec violence, il chancela enfin sur la route, en criant à la populace:

«Au secours!... soutenez-moi!... j'ai peur!...»

Il feignait d'être au comble de la terreur et de la prostration, par l'effet de la dignité de ma démarche et de toute ma personne. Quand je passai à côté de lui, ses dents claquèrent à grand bruit dans sa bouche, et il se prosterna dans la poussière, avec tous les signes d'une humiliation profonde.

C'était une chose bien dure à supporter, mais ça n'était encore rien que cela. Je n'avais pas fait deux cents pas, quand, à mon inexprimable terreur, à mon juste étonnement et à ma profonde indignation, je vis de nouveau le garçon Trabb qui approchait. Il venait de tourner le coin d'une rue; son sac bleu était passé sur son épaule, ses yeux reflétaient un honnête empressement, et la détermination de gagner au plus vite la maison de Trabb se lisait dans sa démarche. Cette fois, ce fut avec une espèce d'épouvante qu'il eut l'air de me découvrir. Il éprouva les mêmes effets que la première fois, mais avec un mouvement de rotation; il courut autour de moi tout en chancelant, les genoux faibles et tremblants, et les mains levées comme pour demander miséricorde. Ses prétendues souffrances furent une grande jubilation pour les spectateurs; quant à moi, j'étais littéralement confondu.

Je n'avais pas dépassé de beaucoup la poste aux lettres, quand de nouveau j'aperçus le garçon de Trabb, débusquant par un chemin détourné. Cette fois, il était entièrement changé; il portait le sac bleu de la manière dégagée dont je portais mon pardessus et se carrait en face de moi, de l'autre côté de la rue, suivi d'une foule joyeuse de jeunes amis, auxquels il criait de temps en temps, en agitant la main et en prenant un air superbe:

«Je ne vous connais pas! je ne vous connais pas!»

Les mots ne pourraient donner une idée de l'outrage et du ridicule lancés sur moi par le garçon de Trabb, quand, passant à côté de moi, il tirait son col de chemise, frisait ses cheveux, appuyait son poing sur la hanche, tout en se carrant d'une manière extravagante, en balançant ses coudes et son corps, et en criant à ceux qui le suivaient:

«Connais pas!... connais pas!... Sur mon âme, je ne vous connais pas!...»

Son ignominieux cortège se mit immédiatement à pousser des cris et à me poursuivre sur le pont. Ces cris ressemblaient à ceux d'une basse-cour extrêmement effrayée, dont les volatiles m'auraient connu quand j'étais forgeron; ils mirent le comble à ma honte lorsque je quittai la ville, et me poursuivirent jusqu'en plein champ.

Mais, à moins d'avoir, en cette occasion, ôté la vie au garçon de Trabb, je ne sais réellement pas aujourd'hui ce que j'aurais pu faire, sinon de me résigner à endurer ce supplice. Lui chercher querelle dans la rue ou tirer de lui une autre réparation que le meilleur sang de son cœur, eût été futile et dégradant. C'était d'ailleurs un garçon que personne ne pouvait atteindre, un serpent invulnérable et astucieux, qui, traqué dans un coin, s'échappait entre les jambes de celui qui le poursuivait, en sifflant dédaigneusement. J'écrivis cependant, par le courrier du lendemain, à M. Trabb pour lui dire que M. Pip se devait à lui-même de cesser à l'avenir tout rapport avec un homme qui pouvait oublier ce qu'il devait aux intérêts de la société, au point d'employer un garçon qui excitait le dégoût et le mépris de tous les gens respectables.

La voiture, portant dans ses flancs M. Jaggers, arriva en temps opportun. Je repris donc ma place sur l'impériale et j'arrivai à Londres, sauf, mais non sain, car mon cœur était déchiré. Dès mon arrivée, j'envoyai à Joe une morue et une bourriche d'huîtres, comme offrande expiatoire, en réparation de ce que je n'étais pas allé moi-même lui faire une visite; puis je me rendis à l'hôtel Barnard.

Je trouvai Herbert en train de dîner avec des viandes froides, et enchanté de me revoir. Ayant envoyé le Vengeur au restaurant pour demander une addition au dîner, je sentis que je devais ce soir-là même ouvrir mon cœur à mon camarade et ami. Cette confidence ne regardant aucunement le Vengeur qui était dans le vestibule, et cette pièce, vue par le trou de la serrure, ne paraissait guère qu'une antichambre, je l'envoyai au spectacle. Je ne pourrais donner une meilleure preuve de la dureté de mon esclavage, vis-à-vis de ce maître, que les dégradantes subtilités auxquelles j'étais forcé d'avoir recours pour lui trouver de l'emploi. J'avais si peu de ressources, que souvent je l'envoyais au coin de Hyde Park pour voir quelle heure il était.

Quand nous eûmes fini de dîner, les pieds posés sur les chenets, je lui dis:

«Mon cher Herbert, j'ai quelque chose de très particulier à vous communiquer.

—Mon cher Haendel, répondit-il, j'écouterai avec attention et déférence ce que vous voudrez bien me confier.

—Cela me concerne, Herbert, dis-je, ainsi qu'une autre personne.»

Herbert se croisa les pieds, regarda le feu, la tête penchée de côté, et, l'ayant vainement regardé pendant un moment, il me regarda de nouveau, parce que je ne continuais pas.

«Herbert, dis-je en mettant ma main sur son genou, j'aime... j'adore Estelle.»

Au lieu d'être abasourdi, Herbert répliqua comme si de rien n'était:

«C'est juste! Eh bien?

—Eh bien! Herbert, est-ce là tout ce que vous me dites: Eh bien?

—Après? voulais-je dire, fit Herbert; il va sans dire que je sais cela.

—Comment savez-vous cela? dis-je.

—Comment je le sais, Haendel?... Mais par vous.

—Je ne vous l'ai jamais dit.

—Vous ne me l'avez jamais dit?... Vous ne m'avez jamais dit non plus quand vous vous êtes fait couper les cheveux, mais j'ai eu assez d'intelligence pour m'en apercevoir. Vous l'avez toujours adorée, depuis que je vous connais. Vous êtes arrivé ici avec votre adoration et votre portemanteau! Jamais dit!... mais vous ne m'avez dit que cela du matin au soir. En me racontant votre propre histoire, vous m'avez dit clairement que vous aviez commencé à l'adorer la première fois que vous l'aviez vue, quand vous étiez tout jeune, tout jeune.

—Très bien, alors, dis-je, nullement fâché de cette nouvelle lumière jetée sur mon cœur. Je n'ai jamais cessé de l'adorer, et elle est devenue la plus belle et la plus adorable des créatures. Je l'ai vue hier, et si je l'adorais déjà, je l'adore doublement maintenant.

—Il est heureux pour vous alors, Haendel, dit Herbert, que vous ayez été choisi pour elle, et que vous lui soyez destiné. Sans nous occuper de ce qu'il nous est défendu de rechercher, nous pouvons nous risquer à dire qu'il ne peut y avoir de doute entre nous sur ce point. Mais savez-vous ce qu'Estelle pense de cette adoration?

Je secouai tristement la tête.

«Oh! elle en est à mille lieues.

—Patience, mon cher Haendel; vous avez le temps, vous avez le temps! Mais vous avez encore quelque chose à me dire?

—Je suis honteux de le dire, répondis-je, et pourtant il n'y a pas plus de mal à le dire qu'à le penser: vous m'appelez un heureux mortel... sans doute je le suis. Hier je n'étais encore qu'un pauvre garçon de forge; aujourd'hui, je suis... quoi?...

—Dites un bon garçon, si vous voulez finir votre phrase, répondit Herbert en souriant et en pressant mes mains dans les siennes, un bon garçon, un curieux mélange d'impétuosité et d'hésitation, de hardiesse et de défiance, d'animation et de rêverie.»

Je m'arrêtai un instant pour considérer si mon caractère contenait réellement un pareil mélange. Je n'en retrouvai pas les éléments; mais je pensais que cela ne valait pas la peine d'être discuté.

«Quand je demande ce que je suis aujourd'hui, Herbert, continuai-je, je traduis en parole la pensée qui me préoccupe le plus; vous dites que je suis heureux! Je sais que je n'ai rien fait pour m'élever, et que c'est la fortune seule qui a tout fait. C'est avoir eu bien de la chance, et pourtant quand je pense à Estelle....

—Et quand vous n'y pensez pas, êtes-vous plus tranquille? interjeta Herbert, les yeux fixés sur le feu, ce qui me parut très bon et très sympathique de sa part.

—... Alors, mon cher Herbert, je ne puis vous dire combien je me sens dépendant de tout et incertain de l'avenir, et à combien de centaines de hasards je m'en sens exposé. Tout en évitant le terrain défendu, comme vous l'avez fait si judicieusement tout à l'heure, je puis encore dire que toutes mes espérances dépendent de la constance d'une personne,—sans nommer personne,—et m'affliger de voir ces espérances encore si vagues et si indéfinies.»

En disant cela, je soulageai mon esprit de tout ce qui l'avait toujours tourmenté plus ou moins; mais, sans nul doute, depuis la veille plus que jamais.

«Maintenant, Haendel, répliqua Herbert de son ton gai et encourageant, il me semble que les angoisses d'une tendre passion nous font regarder le défaut de notre cheval avec un verre grossissant, et détournent notre attention de ses qualités. Ne m'avez-vous pas raconté que votre tuteur, M. Jaggers, vous avait dit, dès le début, que vous n'aviez pas que des espérances? Et même, s'il ne vous l'avait pas dit, bien que ce soit là un très grand si, j'en conviens, ne pensez-vous pas que de tous les hommes de Londres, M. Jaggers serait le dernier à continuer ses relations actuelles avec vous, s'il n'était pas sûr de son terrain?»

Je répondis que je ne pouvais nier que ce fût là un grand point, et, comme il arrive souvent en pareil cas, je le dis en ayant l'air de faire avec répugnance une concession à la vérité et à la justice, et comme si j'avais réprimé le besoin de le nier!

«Je crois bien que c'est un grand point, dit Herbert, et je crois aussi que vous seriez bien embarrassé d'en trouver un plus grand. Du reste, vous devez attendre le bon plaisir de votre tuteur comme il doit attendre le bon plaisir de ses clients. Vous aurez vingt et un ans avant de savoir où vous en êtes; peut-être alors recevrez-vous quelque nouvel éclaircissement. Dans tous les cas, vous serez plus près de le recevoir, car il faut bien que cela vienne à la fin.

—Quel charmant caractère vous avez, dis-je en admirant avec reconnaissance l'entrain de ses manières.

—Ce doit être, dit Herbert, car je n'ai guère que cela. Je dois reconnaître que le bon sens de ce que je viens de dire n'est pas de moi, mais de mon père. La seule remarque que je lui ai jamais entendu faire sur votre situation, c'est cette conclusion: «La chose est faite et arrangée, ou sans cela M. Jaggers ne s'en mêlerait pas.» Et maintenant, avant d'en dire davantage sur mon père, ou le fils de mon père, et de vous rendre confidence pour confidence, j'éprouve le besoin de me rendre sérieusement désagréable à vos yeux, positivement repoussant.

—Vous n'y réussirez pas, dis-je.

—Oh! si! dit-il. Une... deux... trois... et je commence, Haendel, mon bon ami...»

Quoi qu'il parlât d'un ton fort léger, il était très ému.

«J'ai pensé, depuis que nous causons ici, les pieds sur les barreaux de la grille, que votre mariage avec Estelle ne peut être assurément une condition de votre héritage, si votre tuteur ne vous en a jamais parlé. Ai-je raison de comprendre ainsi ce que vous m'avez dit, qu'il n'a jamais fait allusion à elle, en aucune manière, directement ou indirectement; que votre protecteur pouvait avoir des vues quant à votre mariage futur?

—Jamais.

—Maintenant, Haendel, je ne veux pas vous faire de peine, sur mon âme et sur mon honneur! Ne lui étant pas engagé, ne pouvez-vous vous détacher d'elle? Je vous ai dit que j'allais être désagréable.»

Je détournai la tête, car quelque chose de glacial et d'inattendu fondait sur moi, comme le vent des vieux marais venant de la mer; un sensation pénible comme celle qui m'avait subjugué le matin où j'avais quitté la forge, quand le brouillard se levait solennellement, et quand j'avais mis la main sur le poteau indicateur de notre village, fit de nouveau battre mon cœur. Il y eut entre nous un silence de quelques instants.

«Oui, mais mon cher Haendel, continua Herbert, comme si nous avions parlé au lieu de garder le silence, ce qui rend la chose très sérieuse, c'est qu'elle a pris d'aussi fortes racines dans la poitrine d'un garçon que la nature et les circonstances ont fait si romanesque! Songez à la manière dont elle a été élevée, et songez à miss Havisham. Songez à ce qu'elle est par elle-même. Mais voilà que je deviens repoussant et que vous me haïssez: cela peut amener des événements malheureux.

—Je sais tout ce que vous pouvez me dire, Herbert, repris-je en continuant de tenir ma tête tournée, mais je ne puis m'empêcher de l'aimer.

—Vous ne pouvez vous en détacher?

—Non, cela m'est impossible!

—Vous ne pouvez pas essayer, Haendel?

—Non, cela m'est impossible!

—Eh bien! dit Herbert en se levant et se secouant vivement, comme s'il avait dormi, et se mettant vivement à remuer le feu, maintenant, je vais essayer de devenir agréable!»

Il fit le tour de la chambre, secoua les rideaux, mit les chaises à leur place, rangea les livres et tout ce qui traînait, regarda dans le vestibule, jeta un coup d'œil dans la boite aux lettres, ferma la porte et revint prendre sa chaise au coin du feu, où il s'assit, en berçant sa jambe gauche entre ses deux bras.

«Je vais vous dire un ou deux mots, Haendel, touchant mon père et le fils de mon père. Je crains qu'il soit à peine nécessaire, pour le fils de mon père, de vous faire remarquer que l'établissement de mon père n'est pas tenu d'une façon bien brillante.

—Il y a toujours plus qu'il ne faut, Herbert, dis-je, pour dire quelque chose d'encourageant.

—Oh! oui; c'est aussi ce que dit le balayeur et aussi la marchande de poisson, qui demeure dans la rue qui se trouve derrière. Sérieusement, Haendel, car le sujet est assez sérieux, vous savez ce qui en est aussi bien que moi. Je crois qu'il fut un temps où mon père s'occupait encore de quelque chose; mais si ce temps a jamais existé, il n'est plus. Puis-je vous demander si vous avez déjà eu l'occasion de remarquer dans votre pays que les enfants, qui ne sont pas positivement de bons partis, sont toujours très particulièrement pressés de se marier?»

Cette question était si singulière, que je lui demandai en retour:

«En est-il ainsi?

—Je ne sais pas, dit Herbert, et c'est ce que j'ai besoin de savoir, parce que c'est positivement le cas avec nous. Ma pauvre sœur Charlotte, qui venait après moi et qui est morte avant sa quatorzième année, en est un exemple frappant. La petite Jane est de même; son désir d'être maritalement établie pourrait vous faire croire qu'elle a passé sa courte existence dans la contemplation perpétuelle du bonheur domestique. Le petit Alick, qui est encore en robe, a déjà pris des arrangements pour son union avec une jeune personne très convenable de Kew, et, en vérité, je pense qu'à l'exception du Baby, nous sommes tous fiancés.

—Alors, vous aussi, vous l'êtes? dis-je.

—Je le suis, dit Herbert, mais c'est un secret.»

Je l'assurai de ma discrétion, et je le priai de me faire la faveur de me donner de plus longs détails. Il avait parlé avec tant de délicatesse et de sympathie de ma faiblesse, que j'avais besoin de savoir quelque chose de sa force.

«Puis-je demander le nom de la personne? dis-je.

—Clara, dit Herbert.

—Habite-t-elle Londres?

—Oui. Peut-être dois-je dire, fit Herbert, qui était devenu très abattu et très faible depuis que nous avions abordé cet intéressant sujet, qu'elle est un peu au-dessous des absurdes notions de famille de ma mère. Son père était employé aux vivres dans la marine; je crois que c'était une espèce de purser[9].

—Qu'est-il maintenant?

—Maintenant, il est invalide, répondit Herbert.

—Vivant... sur?...

—À un premier étage, dit Herbert, qui n'y était pas du tout, car j'avais voulu parler de ses moyens d'existence. Je ne l'ai jamais vu depuis que je connais Clara, car il ne quitte pas sa chambre, qui est au-dessus, mais je l'ai entendu constamment aller et venir et faire un vacarme effroyable en roulant quelque terrible instrument sur le plancher.»

Herbert me regarda et se mit à rire de tout son cœur, et recouvra en un moment ses manières enjouées ordinaires.

«Ne vous attendez-vous pas à le voir?

—Oh! oui, je m'attends toujours à le voir, répondit Herbert, parce que je ne l'entends jamais sans m'attendre à le voir passer à travers le plancher, mais je ne sais pas combien de temps les solives pourront y tenir.»

Quand il eut encore ri de tout son cœur, il redevint inquiet, et me dit que dès qu'il aurait réalisé un capital, il avait l'intention d'épouser cette jeune personne. Puis il ajouta comme une chose fort mélancolique, mais allant de soi:

«Mais on ne peut se marier, vous le savez, tant qu'on ne s'est pas encore tiré d'affaire.»

Comme nous étions à contempler le feu, et que je pensais combien le capital était quelquefois un rêve difficile à réaliser, je mis mes mains dans mes poches. Un morceau de papier plié, qui se trouvait dans l'une d'elles, attira mon attention. Je l'ouvris, et je vis que c'était le programme de théâtre que j'avais reçu de Joe, et qui annonçait le célèbre amateur de province, le Roscius en renom.

«Dieu me bénisse! m'écriai-je involontairement; c'est pour ce soir!»

Ceci changea notre sujet de conversation en un moment, et nous résolûmes immédiatement de nous rendre au théâtre. Donc, lorsque j'eus pris l'engagement de consoler et d'aider Herbert dans son affaire de cœur, par tous les moyens praticables et impraticables, quand Herbert m'eut dit que sa fiancée me connaissait déjà de réputation, et que je lui serais présenté, et quand nous eûmes scellé d'une chaude poignée de main notre mutuelle confidence, nous soufflâmes nos bougies, nous arrangeâmes notre feu, et après avoir fermé notre porte, nous nous mîmes en quête de M. Wopsle et d'Hamlet, prince de Danemark.


CHAPITRE II.

À [10] notre arrivée en Danemark[11], nous trouvâmes le roi et la reine de ce pays dans deux fauteuils élevés sur une table de cuisine, et tenant leur cour. Toute la noblesse danoise était là; elle se composait d'un jeune gentilhomme enfoui dans des bottes en peau de chamois, qu'il avait probablement héritées d'un ancêtre géant; d'un vénérable pair à figure sale, qui paraissait n'être sorti des rangs du peuple que dans un âge très avancé; et d'une personne avec un peigne dans les cheveux, les deux jambes recouvertes de soie blanche, et présentant une apparence toute féminine. Mon éminent compatriote, M. Wopsle, chargé du rôle d'Hamlet, se tenait sournoisement à part, les bras croisés, et j'aurais pu désirer que ses boucles de cheveux et son front eussent été plus vraisemblables.

Plusieurs petites circonstances curieuses transpiraient à mesure que l'action se déroulait. Le défunt roi paraissait non seulement avoir été atteint d'un rhume au moment de sa mort, mais l'avoir emporté avec lui dans la tombe, et l'avoir rapporté en sortant. Le royal fantôme portait aussi un fantôme de manuscrit autour de son bâton de commandement, qu'il avait l'air de consulter de temps en temps, et cela avec une tendance évidente à perdre l'endroit où il en était resté, ce qui résultait sans doute de son état de mortalité. C'est ce qui, je pense, amena la galerie à conseiller à l'ombre de tourner la page, recommandation qu'elle prit extrêmement mal. Il faut aussi faire remarquer que cet esprit majestueux, qui avait l'air, en faisant son apparition, d'avoir marché longtemps et d'avoir parcouru une distance énorme, sortait d'un mur, immédiatement contigu. Cela fut cause que les terreurs qu'il inspirait furent reçues avec dérision. La reine de Danemark, dame très gaillarde, fut considérée par le public comme ayant trop de cuivre sur sa personne. Son menton se réunissait à son diadème par une large bande de ce métal, comme si elle eût eu un mal de dents formidable. Sa taille était ceinte d'une autre bande, et chacun de ses bras également, de sorte qu'on lui donnait tout haut le nom de grosse caisse. Le jeune gentilhomme, dans les bottes de son ancêtre, était très insuffisant pour représenter tout d'une baleine à lui seul, un marin habile, un acteur ambulant, un fossoyeur, un prêtre et un personnage de la plus haute importance, assistant à l'assaut d'armes devant la cour, et qui par son œil habile et son jugement sain, était appelé à juger les plus beaux coups. Cela amena graduellement le public à manquer graduellement d'indulgence pour lui, et lorsque enfin on le reconnut dans les saints ordres, se refusant à célébrer le service funèbre, l'indignation générale ne connut plus de bornes et le poursuivit sous la forme de coquilles de noix. En dernier lieu, Ophélia fut en proie à une folie si lente et si musicale, que, lorsque au moment voulu, elle eut ôté son écharpe de mousseline blanche, qu'elle l'eut pliée et entourée, un mauvais plaisant du parterre, qui depuis longtemps rafraîchissait son nez impatient contre une barre de fer du premier rang, s'écria:

«Maintenant que le moutard est couché, qu'on nous donne à souper.»

Ce qui, pour ne pas dire davantage, était tout à fait hors de propos.

Tous ces incidents s'accumulaient d'une manière folâtre sur mon infortuné compatriote. Toutes les fois que le prince indécis avait à faire une question ou à éclairer un doute, le public l'y aidait. Comme par exemple, à la question: s'il était plus noble à l'esprit de souffrir, quelques uns crièrent:

«Oui!»

Quelques uns:

«Non»

Et d'autres, penchant pour les deux opinions, dirent:

«Voyons, à pile ou face!»

C'était tout à fait une conférence d'avocats. Quand il demanda pourquoi un être comme lui ramperait entre le ciel et la terre, il fut encouragé par les cris:

«Écoutez! Écoutez!»

Lorsqu'il parut avec son bas en désordre (ce désordre exprimé, selon l'usage, par un pli très propre à la partie supérieure, pli que l'on obtient, je crois, à l'aide d'un fer à repasser), une discussion s'éleva dans la galerie, à propos de la pâleur de sa jambe, et le public demanda si elle était occasionnée par la peur que lui avait faite le fantôme. Lorsqu'il saisit le flageolet qui ressemblait énormément à une petite flûte dont on avait joué dans l'orchestre, et qu'on venait de mettre dehors, on lui demanda, à l'unanimité, le Rule Britannia. Quand il recommanda à l'accompagnateur de ne pas massacrer l'air, le mauvais plaisant dit:

«Et vous non plus, vous êtes bien plus mauvais que lui.»

Et j'éprouve de la peine à ajouter que des éclats de rire accueillirent M. Wopsle dans chacune de ces occasions.

Mais ses plus rudes épreuves furent dans le cimetière, qui avait l'apparence d'une forêt vierge, avec une sorte de petit vestiaire d'un côté, et une porte à tourniquet de l'autre. Quand M. Wopsle, en manteau noir, fut aperçu passant au tourniquet, on avertit amicalement le fossoyeur, en criant:

«Attention! voilà l'entrepreneur des pompes funèbres qui vient voir comment vous travaillez!»

Je crois qu'il est bien connu, que dans un pays constitutionnel, M. Wopsle ne pouvait décemment pas rendre le crâne après avoir moralisé dessus, sans s'essuyer les doigts avec une serviette blanche, qu'il tira de son sein; mais même cette action, innocente et indispensable, ne passa pas sans le commentaire:

«Garçon!...»

L'arrivée du corps pour l'enterrement, dans une grande boite noire, vide, avec le couvercle ouvert et retombant en dehors, fut le signal d'une joie générale, qui s'accrut encore par la découverte, parmi les porteurs, d'un individu, sujet à l'identification. La joie suivit M. Wopsle, dans sa lutte avec Laërte sur le bord de la tombe de l'orchestre et ne se ralentit pas jusqu'au moment où il renversa le Roi de dessus la table de cuisine et qu'il fut mort à force de se tenir les pieds en l'air.

Nous avions fait au commencement quelques timides efforts pour applaudir M. Wopsle, mais avec trop d'insuccès pour persister. Nous étions donc restés tranquilles, tout en souffrant pour lui, mais riant tout bas, néanmoins, de l'un à l'autre. Je riais tout le temps, malgré moi, tant cela était comique, et pourtant j'avais une espèce d'impression qu'il y avait quelque chose de positivement beau dans l'élocution de M. Wopsle: non pas que j'en aie peur à cause de mes anciennes relations, mais parce qu'elle était très lente, terrible, montante et descendante, et qu'elle ne ressemblait en aucune manière à la façon dont un homme, dans les circonstances naturelles de la vie ou de la mort, s'est jamais exprimé sur quoi que ce soit. Quand la tragédie fut finie, et qu'on eût rappelé et hué notre ami, je dis à Herbert:

«Partons sur-le-champ de peur de le rencontrer.»

Nous descendîmes en toute hâte, mais pas assez vite cependant. À la porte se trouvait une espèce de juif, avec des sourcils extrêmement épais et crasseux. Il m'aperçut comme nous avancions, et me dit quand nous passâmes à côté de lui:

«M. Pip et son ami?

L'identité de M. Pip et de son ami ayant été avouée, il continua:

«M. Waldengarver, serait bien aise d'avoir l'honneur....

—Waldengarver?» répétai-je.

Immédiatement Herbert me dit à l'oreille:

«C'est Wopsle, sans doute.

—Oh! bien, dis-je, faut-il vous suivre?

—Quelques pas, s'il vous plaît.»

Quand nous fûmes dans un couloir retiré, il se retourna pour me demander:

«Quel air lui avez-vous trouvé? c'est moi qui l'ai habillé.»

Je ne savais pas de quoi il avait l'air, si ce n'est d'un conducteur d'enterrement avec l'addition d'un grand soleil ou d'une étoile danoise pendue à son cou, par un ruban bleu—ce qui lui avait donné l'air d'être assuré par quelque compagnie extraordinaire d'assurance contre l'incendie. Mais je répondis qu'il m'avait paru très convenable.

«Quand il arrive à la tombe, il fait admirablement valoir son manteau; mais, de la coulisse, il m'a semblé que quand il voit le fantôme dans l'appartement de la reine, il aurait pu tirer meilleur parti de ses bas.»

Je fis un signe d'assentiment, et nous tombâmes, en passant par une sale petite porte volante, dans une sorte de caisse d'emballage où il faisait très chaud et où M. Wopsle se débarrassait de ses vêtements danois. Il y avait juste assez de place pour nous permettre de regarder par-dessus nos épaules, en tenant ouverte la porte ou le couvercle de la caisse.

«Messieurs, dit M. Wopsle, je suis fier de vous voir. J'espère, monsieur Pip, que vous m'excuserez de vous avoir fait prier de venir. J'ai eu le bonheur de vous connaître autrefois, et le drame a toujours eu des droits particuliers à l'estime des nobles et des riches.»

En même temps, M. Waldengarver, dans une effroyable transpiration, cherchait à se débarrasser de son deuil princier.

«Retournez les bas! monsieur Waldengarver, dit le possesseur de cette partie du costume, ou vous les crèverez, vous les crèverez, et vous crèverez trente-cinq shillings. Shakespeare n'a jamais été interprété avec une plus belle paire de bas. Tenez-vous tranquille sur votre chaise, et laissez-moi faire.»

Sur ce, il se mit à genoux et commença à dépouiller sa victime qui, le premier bas ôté, serait infailliblement tombée à la renverse avec sa chaise, s'il y avait eu de la place pour tomber n'importe comment.

Je n'avais pas osé dire jusqu'alors un seul mot sur la représentation; mais en ce moment M. Waldengarver nous regarda avec satisfaction, et dit:

«Messieurs, comment vous a-t-il semblé que cela marchait, vu de face?»

Herbert répondit derrière moi, me poussant en même temps:

«Supérieurement!»

Comment avez-vous trouvé que j'ai rendu le personnage, messieurs?» dit M. Waldengarver, presque avec un ton de protection, si ce n'est tout à fait.

Herbert répondit de derrière, en me poussant de nouveau:

«Merveilleux! complet!»

Et je répétai hardiment, comme si je l'avais inventé et comme si je devais appuyer sur ces mots:

«Merveilleux! complet!

—Je suis aise d'avoir votre approbation, messieurs, dit M. Waldengarver, avec un air de dignité, tout en se cognant en même temps contre la muraille et en se retenant au siège du fauteuil.

—Mais je vais vous dire une chose, monsieur Waldengarver, dit l'homme qui lui retirait ses bas, que vous ne comprenez pas, maintenant faites attention, je ne crains pas qu'on dise le contraire, je vous dis donc que vous vous trompez quand vous placez vos jambes de profil. Le dernier Hamlet que j'ai habillé faisait la même faute aux répétitions, jusqu'au jour où je lui fis mettre un grand pain à cacheter rouge sur chaque genou; puis, à la dernière répétition, j'allai me mettre de face, monsieur, au fond du parterre, et toutes les fois que son rôle le plaçait de profil, je criais: «Je ne «vois pas les pains à cacheter!» À la représentation, tout marcha le mieux du monde.»

M. Waldengarver me sourit, comme pour me dire:

«Un fidèle serviteur, je flatte sa manie.»

Puis il dit très haut:

«Mes vues sont un peu classiques et abstraites pour eux; mais ils progresseront, ils progresseront.»

Herbert et moi nous répétâmes ensemble:

«Oh! sans doute ils progresseront.

—Avez-vous remarqué, messieurs, dit M. Waldengarver, qu'il y avait un homme à la galerie qui voulait jeter du ridicule sur le service... je veux dire la représentation?»

Nous répondîmes lâchement que nous croyions avoir remarqué quelque chose de semblable, et j'ajoutai que, sans doute, cet homme était ivre.

«Oh! non pas! non pas, monsieur! Il n'était pas ivre; celui qui l'emploie veille à cela, monsieur: il ne lui permettrait pas de s'enivrer.

—Vous connaissez celui qui l'emploie» dis-je.

M. Wopsle ferma les yeux et les rouvrit, exécutant ces mouvements avec une grande lenteur.

«Vous avez dû remarquer, messieurs, dit-il, un âne ignorant et beuglant, à la gorge pelée, qui a une expression de basse malignité sur le visage; il a essayé, je ne dirai pas joué, le rôle de Claudius, roi de Danemark. C'est celui qui l'emploie, messieurs, voilà sa profession!»

Sans savoir exactement si j'aurais été plus fâché pour M. Wopsle, s'il eût été au désespoir, j'étais, quoi qu'il en soit, si fâché pour lui, et je compatissais tellement à son sort, que je profitai de l'instant où il se retournait pour faire mettre ses bretelles, ce qui nous forçait à rester en dehors de la porte, pour demander à Herbert ce qu'il pensait de l'avoir à souper. Herbert dit qu'il pensait qu'il serait bien de l'inviter. En conséquence je lui fis mon invitation et il vint avec nous à l'hôtel Barnard, enveloppé jusqu'aux yeux. Nous le traitâmes de notre mieux, et il resta jusqu'à deux heures du matin, en passant en revue son succès et en développant ses plans. J'ai oublié ce qu'ils étaient en détail, mais j'ai un souvenir général qu'il voulait commencer par ressusciter le théâtre pour finir par l'anéantir, d'autant plus que sa mort le laisserait dans un abandon complet, et sans aucune chance d'espoir.

Après tout cela, je gagnai mon lit dans un état piteux; je pensai à Estelle, je rêvai que toutes mes espérances étaient évanouies, et que je devais donner ma main en légitime mariage à la Clara d'Herbert, ou jouer Hamlet avec le fantôme de miss Havisham, devant vingt mille personnes, sans en savoir les vingt premiers mots.


CHAPITRE III.

Un des jours suivants, tandis que j'étais occupé avec mes livres et M. Pocket, je reçus par la poste une lettre, dont la seule enveloppe me jeta dans un grand émoi, car bien que je n'eusse jamais vu l'écriture de l'adresse, je devinai sur-le-champ de qui elle venait. Elle ne commençait pas par «Cher monsieur Pip,» ni par «Cher Pip,» ni par «Cher monsieur,» ni par Cher n'importe qui, mais ainsi:

«Je dois venir à Londres après-demain, par la voiture de midi; je crois qu'il a été convenu que vous deviez venir à ma rencontre. C'est dans tous les cas le désir de miss Havisham, et je vous écris pour m'y conformer. Elle vous envoie ses souvenirs.

«Toute à vous,

«ESTELLE.»

Si j'en avais eu le temps, j'aurais probablement commandé plusieurs habillements complets pour cette occasion; mais comme je ne l'avais pas, je dus me contenter de ceux que j'avais. Mon appétit me quitta instantanément, et je ne goûtai ni paix ni repos que le jour indiqué ne fût arrivé; non cependant que sa venue m'apportât l'un ou l'autre, car alors ce fut pire que jamais. Je commençai par rôder autour du bureau des voitures, bien avant que la voiture eût seulement quitté le Cochon bleu de notre ville. Je le savais parfaitement, et pourtant il me semblait qu'il n'y avait pas de sécurité à quitter de vue le bureau pendant plus de cinq minutes de suite. J'avais déjà passé la première demi-heure d'une garde de quatre ou cinq heures dans cet état d'excitation, quand M. Wemmick se heurta contre moi.

«Holà! ah! monsieur Pip! dit-il, comment ça va-t-il? Je ne pensais pas que ce fût ici que vous dussiez faire votre faction.»

Je lui expliquai que je venais attendre quelqu'un qui devait arriver par la voiture, et je lui demandai des nouvelles de son père et du château.

«Tous les deux sont florissants. Merci! dit-il, le vieux surtout, c'est un fameux père, il aura quatre-vingt-deux ans à son prochain anniversaire; j'ai envie de tirer quatre-vingt-deux coups de canon, si toutefois les voisins ne se plaignent pas, et si mon canon peut supporter un pareil service. Mais on ne parle pas de cela à Londres. Où pensez-vous que j'aille?

—À l'étude, dis-je, car il était tourné dans cette direction.

—Tout près, répondit Wemmick, car je vais à Newgate. Nous sommes en ce moment dans l'affaire d'un banquier qui a été volé. Je suis allé jusque sur la route, pour avoir une idée de la scène où l'action s'est passée, et là-dessus je dois avoir un mot ou deux d'entretien avec notre client.

—Est-ce que votre client a commis le vol? demandai-je.

—Que Dieu ait pitié de votre âme et de votre corps, non! répondit Wemmick sèchement; mais il en est accusé comme vous ou moi pourrions l'être. L'un de nous, vous le savez, pourrait aussi bien en être accusé.

—Seulement nous ne le sommes ni l'un ni l'autre, répondis-je.

—En vérité, dit Wemmick en me touchant la poitrine du bout du doigt, vous êtes un profond gaillard, monsieur Pip. Vous serait-il agréable de jeter un coup d'œil sur Newgate?... Avez-vous le temps?»

J'avais tant de temps à perdre que la proposition m'agréa comme un soulagement malgré ce qu'elle avait d'inconciliable avec mon ardent désir de ne pas perdre de vue le bureau des voitures. Je murmurais donc que j'allais m'informer si j'avais le temps d'aller avec lui. J'entrai dans le bureau et demandai au commis, avec la plus stricte précision, le moment le plus rapproché auquel on attendait la voiture, ce que je savais d'avance tout aussi bien que lui. Je rejoignis alors M. Wemmick, et, faisant semblant de consulter ma montre, et d'être surpris du renseignement que j'avais reçu, j'acceptai son offre.

En quelques minutes, nous arrivâmes à Newgate et nous traversâmes la loge où quelques fers étaient suspendus aux murailles nues, à côté des règlements de l'intérieur de la prison. À cette époque, les prisons étaient fort négligées, et la période de réaction exagérée, suite inévitable de toutes les erreurs publiques qui en est toujours la punition la plus lourde et la plus longue, était encore loin. Alors les criminels n'étaient pas mieux logés et mieux nourris que les soldats (pour ne point parler des pauvres), et ils mettaient rarement le feu à leur prison, dans le but excusable d'ajouter à la saveur de leur soupe. Quand Wemmick me fit entrer, c'était l'heure des visites. Un cabaretier circulait avec de la bière, et les prisonniers, derrière les barreaux des grilles, en achetaient et causaient à des amis: c'était, à vrai dire, une scène repoussante, laide, sale et affligeante.

Je remarquai que Wemmick marchait au milieu des prisonniers comme un jardinier marcherait au milieu de ses plantes. Cette idée me vint quand je le vis aborder un grand gaillard qui était arrivé la nuit, et qu'il lui dit:

«Eh bien! capitaine Tom, nous voilà donc ici? Ah! vraiment!... Eh! n'est-ce pas Black Bill qui est là-bas derrière la fontaine?... Mais je ne vous ai pas vu depuis deux mois. Comment vous trouvez-vous ici?»

S'arrêtant devant les barreaux, il écoutait les paroles inquiètes et précipitées des prisonniers, mais ne parlait jamais à plus d'un à la fois. Wemmick, avec sa bouche en forme de boite aux lettres, dans une parfaite immobilité, les regardait pendant qu'ils parlaient comme s'il voulait prendre tout particulièrement note des pas qu'ils avaient fait depuis sa dernière visite vers l'avenir qui les attendait après leur jugement.

Il était très populaire, et je vis qu'il jouait le rôle familier et bon enfant dans les affaires de M. Jaggers; bien qu'il y eût dans toute sa personne un peu de la dignité de M. Jaggers, qui empêchait qu'on l'approchât au-delà de certaines limites. En reconnaissant successivement chaque client, il leur faisait un signe de tête, arrangeait son chapeau de ses deux mains sur sa tête, pinçait davantage sa bouche, et finissait par remettre ses mains dans ses poches. Une ou deux fois il eut des difficultés à propos des à-comptes sur les honoraires. Alors, s'éloignant le plus possible de l'argent offert en quantité insuffisante, il disait:

«C'est inutile, mon garçon, je ne suis qu'un subordonné; je ne puis prendre cela. N'agissez pas ainsi avec un subordonné. Si vous ne pouvez pas fournir le montant, mon garçon, vous feriez mieux de vous adresser à un autre patron. Ils sont nombreux dans la profession, vous savez, et ce qui ne vaut pas la peine pour l'un est suffisant pour l'autre. C'est ce que je vous recommande en ma qualité de subordonné. Ne prenez pas une peine inutile, à quoi bon? À qui le tour?»

C'est ainsi que nous nous promenâmes dans la serre de Wemmick jusqu'à ce qu'il se tournât vers moi, et me dît:

«Faites attention à l'homme auquel je vais donner une poignée de main.»

Je n'aurais pas manqué de le faire sans y être engagé, car il n'avait encore donné de poignée de main à personne.

Presque aussitôt qu'il eut fini de parler, un gros homme roide, que je vois encore en écrivant, dans un habit olive à la mode, avec une certaine pâleur s'étendant sur son teint naturellement rouge, et des yeux qui allaient et venaient de tous côtés quand il essayait de les fixer, arriva à un des coins de la grille, et porta la main à son chapeau, qui avait une surface graisseuse et épaisse comme celle d'un bouillon froid, en faisant un salut militaire demi-sérieux, demi-plaisant.

«Bien à vous, colonel! dit Wemmick. Comment allez-vous, colonel?

—Très bien, monsieur Wemmick.

—On a fait tout ce qu'il était possible de faire, mais les preuves étaient trop fortes contre nous, colonel.

—Oui, elles étaient trop fortes, monsieur, mais ça m'est égal.

—Non, non, dit Wemmick froidement, ça ne vous est pas égal. Puis se tournant vers moi: Il a servi Sa Majesté cet homme, il a été soldat dans la ligne, il s'est fait remplacer.

—En vérité?» dis-je.

Et les yeux de l'homme me regardèrent, puis ils regardèrent par-dessus ma tête, puis tout autour de moi, et enfin il passa ses mains sur ses lèvres et se mit à rire.

«Je crois que je sortirai d'ici lundi, monsieur, dit-il à Wemmick.

—Peut-être! répondit mon ami, mais on ne sait pas.

—Je suis aise d'avoir eu la chance de vous dire adieu, monsieur Wemmick, dit l'homme en passant sa main entre les barreaux.

—Merci! dit Wemmick en lui donnant une poignée de main, moi de même colonel.

—Si ce que j'avais sur moi quand j'ai été pris avait été du vrai, monsieur Wemmick, dit l'homme sans vouloir retirer sa main, je vous aurais demandé la faveur de porter une autre bague en reconnaissance de vos attentions.

—Je prends votre bonne volonté pour le fait, dit Wemmick. À propos, vous étiez un grand amateur de pigeons?»

L'homme leva les yeux en l'air.

«On m'a dit que vous aviez une race remarquable de culbutants, ajouta Wemmick, pourriez-vous dire à un de vos amis de m'en apporter une paire si vous n'en avez plus besoin?

—Ce sera fait, monsieur.

—Très bien! dit Wemmick, on aura soin d'eux. Bonjour, colonel; adieu.»

Ils se serrèrent de nouveau les mains, et, en nous éloignant, Wemmick me dit:

«C'est un faux monnayeur, excellent ouvrier. Le rapport du recorder sera fait aujourd'hui. Il est sûr d'être exécuté lundi.... Une paire de pigeons a bien son prix.»

Là-dessus, il tourna la tête, et fit signe à cette plante morte, puis il promena les yeux autour de lui en sortant de la cour comme s'il eût considéré quelle autre plante il pourrait bien mettre à sa place.

En sortant de la prison par la loge, je vis que l'importance de mon tuteur n'était pas moins bien appréciée par les porte-clefs que par ceux qu'ils gardaient.

«Eh bien! monsieur Wemmick, dit l'un d'eux qui nous retenait entre deux portes garnies de pointes de fer et de clous, en ayant soin de fermer l'une avant d'ouvrir l'autre, qu'est-ce que va faire M. Jaggers de cet assassin de l'autre côté de l'eau? Va-t-il en faire un meurtrier sans préméditation ou autre chose?... Que va-t-il faire de lui?

—Pourquoi ne le lui demandez-vous pas? répondit Wemmick.

—Oh! oui, n'est-ce pas? dit le porte-clefs.

—Vous voyez, monsieur Pip, voilà la manière d'en user avec ces gens-là, observa Wemmick. Ils ne se gênent pas pour me faire des questions à moi, le subordonné, mais vous ne les prendrez jamais à en faire à mon patron.

—Est-ce que ce jeune homme est un des apprentis ou un des membres de votre étude? demanda le porte-clefs en riant de l'humeur de Wemmick.

—Tenez, le voilà encore! s'écria Wemmick, je vous l'ai dit: il fait au subordonné une seconde question avant qu'on ait répondu à la première. Eh bien! quand M. Pip serait l'un des deux?

—Mais alors, dit le porte-clefs en riant de nouveau, il connaît M. Jaggers?

—Ya! cria Wemmick en regardant le porte-clefs d'une façon burlesque, vous êtes aussi muet qu'une de vos clefs quand vous avez affaire à mon patron, vous le savez bien. Faites-nous sortir, vieux renard, ou je vous fais intenter par lui une action pour emprisonnement illégal.»

Le porte-clefs se mit à rire et nous souhaita le bonsoir; puis il continua de rire après nous, par-dessus les piques du guichet quand nous descendîmes dans la rue.

«Faites attention, monsieur Pip, me dit gravement Wemmick à l'oreille en prenant mon bras pour se montrer plus confidentiel; je crois que ce qu'il y a de plus fort chez M. Jaggers c'est la manière dont il se tient. Il est toujours si fier que sa roideur constante fait partie de ses immenses capacités. Ce faux-monnayeur n'eût pas plus osé se passer de lui que ce porte-clefs n'eût osé lui demander ses intentions dans une de ses causes. Alors, entre sa roideur et eux il introduit ses subordonnés, voyez-vous; et, de cette manière, il les tient corps et âme.»

J'admirai fort la subtilité de mon tuteur. Mais, à vrai dire, j'eusse désiré de tout mon cœur, et ce n'est pas la première fois, avoir un tuteur d'une capacité moindre.

M. Wemmick et moi nous nous séparâmes à l'étude de la Petite Bretagne, où les clients de M. Jaggers abondaient comme de coutume, et je retournai me mettre en faction dans la rue du bureau des voitures, ayant encore deux ou trois heures devant moi. Je passai tout ce temps à penser combien il était étrange pour moi de me voir poursuivi et entouré de toute cette infection de prison et de crimes: pendant mon enfance, dans nos marais isolés, par un soir d'hiver, je l'avais rencontrée d'abord; elle avait ensuite déjà reparu à deux reprises différentes comme une tache à demi effacée mais non enlevée, et je ne pouvais l'empêcher de se mêler à ma fortune et à mes progrès dans le monde. Je pensais aussi à la belle Estelle, si fière et si distinguée qui venait à moi, et je songeais avec une extrême horreur au contraste qui existait entre elle et la prison. J'aurais donné beaucoup alors pour que Wemmick ne m'eût pas rencontré ou bien que je ne lui eusse pas cédé en allant avec lui. Je sentais que j'allais retrouver Newgate toujours et partout, imprégné jusque dans mes habits et dans l'air que je respirais. Je secouai la poussière de la prison restée à mes pieds; je l'enlevai de mes habits et l'exhalai de mes poumons. J'étais si troublé au souvenir de la personne qui allait venir, je me trouvais tellement indigne d'elle que je n'eus plus conscience du temps. La voiture me parut donc arriver assez promptement après tout, et je n'étais pas encore débarrassé de la souillure de conscience que m'avait communiquée la serre de M. Wemmick, quand je vis Estelle passer sa tête à la portière et me faire signe en agitant la main.

Qu'était donc cette ombre sans nom qui passait encore dans cet instant?


CHAPITRE IV.

Dans ses fourrures de voyage, Estelle semblait plus délicatement belle qu'elle n'avait encore paru, même à mes yeux. Ses manières aussi étaient plus séduisantes qu'elle ne leur avait permis d'être jusqu'alors vis-à-vis de moi, et je crus voir dans ce changement l'influence de miss Havisham.

Nous étions dans la cour de l'hôtel: elle m'indiquait ses bagages. Quand nous les eûmes tous assemblés, je me souvins, n'ayant pensé qu'à elle pendant tout le temps, que je ne savais pas où elle allait.

«Je vais à Richmond, me dit-elle. Nous avons appris qu'il y a deux Richmond: l'un dans le comté de Surrey, l'autre dans le comté d'York. Le mien est le Richmond de Surrey. C'est à dix milles d'ici. Je dois prendre une voiture et vous devez me conduire. Voici ma bourse, et vous devez y puiser pour toutes mes dépenses. Oh! il faut la prendre! Nous n'avons le choix ni vous ni moi, il faut obéir à nos instructions. Ni vous ni moi ne sommes libres de suivre notre propre impulsion.»

À son regard en me donnant la bourse, j'espérai qu'il y avait dans ses paroles une intention plus intime. Elle les dit avec une nuance de hauteur, mais cependant sans déplaisir.

«Il va falloir envoyer chercher une voiture, Estelle. Voulez-vous vous reposer un peu ici?

—Oui, je dois me reposer un peu ici. Je dois prendre un peu de thé et vous devez veiller sur moi pendant tout ce temps.»

Elle passa son bras sous le mien, comme si on lui eût dit qu'elle devait le faire, et je priai un garçon qui regardait la voiture de l'air d'un homme qui n'avait jamais vu pareille chose de sa vie, de nous conduire à une chambre particulière. Là-dessus, il tira une serviette, comme si c'était un talisman magique sans lequel il ne trouverait jamais son chemin dans l'escalier, et nous conduisit dans le trou le plus noir de l'établissement, meublé d'un diminutif de miroir, article tout à fait superflu, vu l'exiguïté du lieu, d'un ravier à anchois, d'un huilier à sauces et des socques de quelqu'un. Sur les objections que je fis, il nous mena dans une autre pièce, où se trouvait une table pour trente couverts, et dans la cheminée de cette même chambre, on voyait une feuille de papier arrachée à un cahier de copie sous un boisseau de charbon de terre. Le garçon prit mes ordres qui ne consistaient qu'à demander un peu de thé pour ma compagnie, et nous quitta.

J'ai cru et je crois que l'air de cette chambre, avec sa forte combinaison d'odeur d'étable et d'odeur de soupe, aurait pu induire à penser que le département des transports n'allait pas très bien et que le propriétaire de l'entreprise faisait bouillir les chevaux pour le département des vivres; cependant cette chambre était tout pour moi, puisque Estelle y était; je pensais qu'avec elle j'aurais pu y être heureux pour la vie. Remarquez que je n'y étais pas du tout heureux, à ce moment-là, et que je le savais bien.

«Où allez-vous, à Richmond? demandai-je à Estelle.

—Je vais demeurer, dit-elle, à grand frais, chez une dame du pays qui a le pouvoir, ou du moins elle le dit, de me mener partout, de me présenter, de me montrer le monde, et de me montrer au monde.

—Je suppose que vous serez enchantée du changement et de l'admiration qui vous sera témoignée.

—Oui, je le suppose aussi.»

Elle répondit avec tant d'insouciance, que je lui dis:

«Vous parlez de vous-même comme si vous étiez une autre.

—Où avez-vous appris comment je parle des autres? Allons! allons! dit Estelle, avec un charmant sourire, vous ne vous attendez pas à me voir aller à votre école; je parle à ma manière. Comment vous trouvez-vous chez M. Pocket?

—J'y suis tout à fait bien. Du moins...»

Il me sembla alors que je venais de baisser dans son esprit.

«Du moins? répéta Estelle.

—Aussi bien que je puis être partout où vous n'êtes pas.

—Quel niais vous faites! dit Estelle avec beaucoup de calme; comment pouvez-vous dire de pareilles absurdités? P. Pocket est, je crois, bien supérieur au reste de la famille?

—Très supérieur, en vérité. Il n'est l'ennemi de personne.

—N'ajoutez pas: que de lui-même, interrompit Estelle, car je hais ces sortes de gens; mais il est réellement désintéressé et au-dessus des petitesses de la jalousie et du dépit, du moins à ce que j'ai entendu dire?

—J'ai tout lieu de le dire, je vous assure.

—Vous n'avez pas lieu de le dire de tous les siens, dit Estelle en me faisant signe de la tête, avec une expression tout à la fois grave et railleuse, car ils assomment miss Havisham de rapports et d'insinuations qui vous sont peu favorables. Ils vous espionnent, dénaturent tout ce que vous faites, et écrivent contre vous des lettres quelquefois anonymes. Vous êtes enfin le tourment de leur vie. Vous pouvez à peine vous faire une idée de la haine que ces gens-là ont pour vous.

—J'espère qu'ils ne parviennent pas à me nuire?» dis-je.

Au lieu de répondre, Estelle se mit à rire. Ceci me parut très singulier et je fixai les yeux sur elle dans une grande perplexité. Quand elle cessa, et elle n'avait pas ri du bout des lèvres, mais avec une gaieté réelle, je dis d'un ton défiant dont je me servais avec elle:

«J'espère que cela ne vous amuserait pas, s'ils me faisaient du mal?

—Non, non, soyez-en sûr? dit Estelle; vous pouvez être certain que je ris parce qu'ils échouent. Oh! quelles tortures ces gens-là éprouvent avec miss Havisham!»

Elle se mit à rire de nouveau, et maintenant qu'elle m'avait dit pourquoi, son rire continuait à me paraître singulier; je ne pouvais m'empêcher de douter qu'il fût naturel, et il me semblait trop fort pour la circonstance. Je pensai qu'il devait y avoir là-dessous plus de choses que je n'en savais. Elle comprit ma pensée et y répondit.

«Il n'est pas facile, même pour vous, dit-elle, de comprendre la satisfaction que j'éprouve à voir contrecarrer ces gens-là, et quel sentiment délicieux je ressens quand ils se rendent ridicules. Vous n'avez pas été élevé dans cette étrange maison depuis l'enfance; moi, je l'ai été. Votre jeune esprit n'a pas été aigri par leurs intrigues contre vous, on ne l'a pas étouffé sans défense, sous le masque de la sympathie et de la compassion: moi, j'ai éprouvé cela. Vous n'avez pas, petit à petit, ouvert vos grands yeux d'enfant sur toutes ces impostures: moi, je l'ai fait!»

Estelle ne riait plus; elle n'allait pas non plus chercher ses souvenirs dans des endroits sans profondeur. Je n'aurais pas voulu être la cause de son regard en ce moment pour toutes mes belles espérances.

«Je puis vous dire deux choses, continua Estelle: d'abord, malgré le proverbe qui dit: pierre qui roule finit par s'user, vous pouvez être certain que ces gens-là ne pourront jamais, même dans cent ans, vous pardonner sous aucun prétexte le pied sur lequel vous êtes avec miss Havisham. Ensuite, c'est à vous que je dois de les voir si occupés et si lâches sans nul résultat, et là-dessus, je vous tends la main.»

Comme elle me l'offrait franchement, car son air sombre n'avait été que momentané, je la pris et la portai à mes lèvres.

«Que vous êtes un garçon ridicule! dit Estelle; ne voudrez-vous donc jamais recevoir un avis? ou embrassez-vous ma main avec les pensées que j'avais le jour où je vous laissai autrefois embrasser ma joue?

—Quelles pensées? dis-je.

—Il faut que je réfléchisse un moment. Des pensées de mépris pour les vils flatteurs et les intrigants.

—Si je dis oui, pourrai-je encore embrasser votre joue?

—Vous auriez dû le demander avant de toucher ma main. Mais oui, si vous voulez.»

Je me penchai, et son visage resta calme, comme celui d'une statue.

«Maintenant, dit Estelle en s'échappant à l'instant même où je touchai sa joue, vous devez vous occuper de me faire donner du thé et de me conduire à Richmond.»

Son retour à ce ton, comme si notre réunion nous était imposée et que nous fussions de simples marionnettes, me fit de la peine; mais tout me fit de la peine dans cette rencontre. Quelque pût être son ton avec moi, c'eût été folie de prendre confiance et d'y mettre toutes mes espérances, et pourtant je continuai à me leurrer contre toute raison et tout espoir. Pourquoi le répéter mille fois? C'est ainsi qu'il en fut toujours.

Je sonnai pour le thé et le garçon revint avec son fil magique; il apporta peu à peu une cinquantaine d'accessoires à ce breuvage, mais de thé, pas une goutte: un plateau, des tasses et des soucoupes, des assiettes, des couteaux et des fourchettes, y compris le couteau à découper, des cuillers de différentes dimensions, des salières, un modeste petit muffin enfermé avec une extrême précaution sous une forte cloche en fer: Moïse dans les roseaux, représenté par un appétissant morceau de beurre dans une quantité de persil, un pain pâle avec une tête poudrée, puis des tartines triangulaires recouvertes par deux épreuves d'impression et reposant sur les barres du foyer de la cuisine, et enfin une grosse fontaine de famille, avec laquelle le garçon entra en chancelant, son visage exprimant la fatigue et la souffrance. Après une absence assez prolongée à ce moment du repas, il revint enfin avec une cassette de belle apparence, contenant des petites brindilles et des petites feuilles. Je les plongeai dans l'eau chaude, et de tous ces préparatifs, je parvins à extraire une tasse de je ne sais quoi pour Estelle.

La note payée, après avoir laissé quelque souvenir au garçon, sans oublier le valet d'écurie et la femme de chambre; en un mot, ayant semé des pourboires partout sans avoir contenté personne, et la bourse d'Estelle considérablement allégée, nous montâmes dans notre voiture de poste et nous partîmes. Tournant dans Cheapside, et montant la rue de Newgate, nous nous trouvâmes bientôt sous les murs dont j'avais tant de honte.

«Quel est cet endroit?» demanda Estelle.

D'abord, je voulais faire semblant de ne pas le connaître; ensuite, je le lui dis. Elle regarda par la portière, puis rentra aussitôt sa tête en murmurant:

«Les misérables!»

Pour rien au monde, je n'aurais pas alors avoué ma visite.

«M. Jaggers, dis-je, pour changer la conversation, et mettre adroitement Estelle sur une autre voie, passe pour être plus que toute autre personne de Londres dans les secrets de cet affreux endroit.

—Il est plus que personne dans les secrets de tous les endroits, je pense, dit Estelle à voix basse.

—Vous avez été habituée à le voir souvent, je suppose?

—J'ai été habituée à le voir à des intervalles très irréguliers, d'aussi longtemps que je m'en souvienne; mais je ne le connais pas mieux maintenant que je ne le connaissais avant de pouvoir parler. Où en êtes-vous avec lui? avancez-vous dans son intimité?

—Une fois accoutumé à ses manières méfiantes, dis-je, je m'y suis assez bien fait.

—Êtes-vous intimes?

—J'ai dîné avec lui, à sa maison particulière.

—J'imagine, dit Estelle en frissonnant, que ce doit être une maison curieuse.

—Oui, c'est une maison très curieuse.»

Je m'étais promis d'être circonspect et de ne pas parler trop librement de mon tuteur avec elle; mais étant sur ce sujet, je me serais laissé aller à décrire le dîner de Gerrard Street, si nous n'étions pas arrivés tout à coup devant la lumière d'un bec de gaz. Il parut, tout le temps que nous le vîmes, jeter une flamme très vive, avivée encore par cet inexplicable sentiment que j'avais déjà éprouvé, et lorsque nous l'eûmes dépassé, je restai pendant quelques moments tout ébloui, comme si un éclair venait de passer devant mes yeux.

La conversation tomba sur autre chose, et principalement sur la route que nous suivions en voyageant, et sur les endroits remarquables de Londres de ce côté de la ville, et ainsi de suite. La grande ville lui était presque inconnue, me dit-elle, car elle n'avait jamais quitté les environs de miss Havisham jusqu'à son départ pour la France, et elle n'avait fait qu'y passer en allant et en revenant. Je lui demandai si mon tuteur devait beaucoup s'occuper d'elle pendant qu'elle resterait à Richmond; ce à quoi elle répondit avec feu:

«Dieu m'en préserve!»

Et rien de plus.

Cependant, il m'était impossible de ne pas voir qu'elle mettait tous ses soins à m'attirer, qu'elle se rendait très séduisante: elle n'avait pas besoin de prendre tant de peine. Mais cela ne me rendait pas plus heureux. Elle tenait mon cœur dans sa main, parce qu'elle avait la volonté de s'en emparer, de le briser et de le jeter au vent, et non parce qu'elle avait pour moi la moindre tendresse. Voilà ce que je sentais.

En traversant Hammersmith, je lui montrai la demeure de M. Mathieu Pocket, en lui disant que ce n'était pas bien éloigné de Richmond, et que j'espérais bien la voir quelquefois.

«Oh! oui, vous me verrez.... Vous viendrez quand vous le jugerez convenable.... On doit vous annoncer à la famille.... On vous a même déjà annoncé.»

Je lui demandai si c'était une famille nombreuse que celle dont elle allait faire partie.

«Non, il n'y a que deux personnes: la mère et la fille; la mère est une dame d'un certain rang, je crois, mais qui ne dédaigne pas d'augmenter son revenu.

—Je m'étonne que miss Havisham ait pu se séparer de vous encore une fois et si tôt.

—Cela fait partie de ses projets sur moi, Pip, dit Estelle avec un soupir comme si elle était fatiguée. Je dois lui écrire constamment et la voir régulièrement, et lui dire comment je vais, moi et mes bijoux, car ils sont presque tous à moi maintenant.»

C'était la première fois qu'elle m'eût encore appelé par mon nom; sans doute elle le fit avec intention, et sachant bien que je ne le laisserais pas tomber à terre.

Nous arrivâmes à Richmond, hélas! bien trop vite. Le lieu de notre destination était une maison près de la prairie, une vieille et grave maison où les paniers, la poudre et les mouches, les habits brodés, les bas rembourrés, les manchettes et les épées avaient eu leurs beaux jours, mais il y avait longtemps. Quelques vieux arbres devant la maison étaient encore coupés d'une façon aussi surannée et aussi peu naturelle que les paniers, les perruques et les anciens habits à pans roides; mais le moment n'était pas loin où leurs places dans la grande procession des morts allaient être désignées, et ils ne devaient pas tarder à s'y mêler pour suivre la route silencieuse qui mène à l'oubli et au repos.

Une sonnette à vieux timbre, qui, j'ose le dire, avait souvent dit dans son temps à la maison:»Voici le panier vert, voici l'épée à poignée de diamant, voici les souliers à talons rouges, et le bleu solitaire,» résonna gravement dans le clair de lune, et deux servantes, rouges comme des cerises, vinrent en voltigeant recevoir Estelle.

Les malles ne tardèrent pas à disparaître sous la porte d'entrée; elle me donna la main et un sourire, et disparut également après m'avoir dit bonsoir. Et cependant je ne quittai pas des yeux la maison, pensant quel bonheur ce serait de vivre près d'elle, tout en sachant que je ne serais jamais heureux avec elle, mais toujours misérable.

Je remontai en voiture pour retourner à Hammersmith; j'y montai avec un cœur malade et j'en sortis avec un cœur plus malade encore. À notre porte, je trouvai la petite Jane Pocket qui revenait d'une petite soirée, escortée par son petit amoureux, malgré qu'il fût sujet de Flopson.

M. Pocket n'était pas encore rentré; il faisait une lecture au dehors, car c'était un excellent professeur d'économie domestique, et ses traités sur la manière d'élever les enfants et de diriger les domestiques étaient considérés comme les meilleurs ouvrages écrits sur ces matières. Mais Mrs Pocket était à la maison et se trouvait dans un léger embarras, parce qu'on avait donné à son petit Baby un étui rempli d'aiguilles pour le faire tenir tranquille pendant l'inexplicable absence de Millers avec un de ses parents, soldat dans l'infanterie de la garde, et il mangeait plus d'aiguilles qu'il n'était facile d'en retrouver, soit en faisant une petite opération, soit en administrant quelque tonique, à un enfant d'un âge aussi tendre.

M. Pocket était aussi justement renommé pour donner d'excellents avis pratiques et pour avoir une perception saine et nette des choses, beaucoup de jugement; j'avais quelque idée, sentant mon cœur si malade, de le prier de vouloir bien recevoir mes confidences; mais ayant par hasard aperçu Mrs Pocket qui lisait son livre sur les titres et les dignités, après avoir prescrit le lit comme remède souverain pour le Baby, je pensai que je ferais tout aussi bien de m'abstenir.


CHAPITRE V.

En m'habituant à mes espérances, j'étais arrivé insensiblement à observer l'effet qu'elles produisaient sur moi et sur ceux qui m'entouraient; et tout en me dissimulant autant que possible leur action sur mon caractère, je savais très bien que cette action n'était pas bonne de tout point. Je vivais dans un état de malaise chronique en songeant à ma conduite envers Joe, et ma conscience n'était pas plus à l'aise à l'égard de Biddy. Souvent, quand je m'éveillais la nuit, je pensais avec un grand abattement d'esprit que j'aurais été plus heureux et meilleur si je n'avais jamais vu la figure de miss Havisham et si j'étais arrivé à l'âge d'homme, content d'être le compagnon de Joe, dans la vieille et honnête forge. Bien souvent aussi, le soir, quand j'étais seul, assis devant le feu, je pensais qu'après tout il n'y avait pas de feu comme celui de la forge et celui de notre cuisine.

Cependant Estelle était si inséparable de mes insomnies et de mes agitations d'esprit, que j'étais réellement confus en m'apercevant de l'effet prodigieux qu'elle produisait sur moi, c'est-à-dire qu'en supposant que je n'eusse pas eu d'autres préoccupations et d'autres espérances, et que j'eusse simplement continué de penser à elle, je ne pouvais parvenir à me persuader que mon état eût été beaucoup meilleur. Quant à l'influence de ma position sur les autres, je n'étais pas dans le même embarras, et je vis, bien qu'un peu obscurément peut-être, qu'elle ne profitait à personne, et surtout qu'elle ne profitait pas à Herbert. Mes habitudes coûteuses entraînaient sa nature facile à des dépenses qu'il n'était pas en état de supporter, corrompaient la simplicité de sa vie et mêlaient à sa tranquillité des inquiétudes et des regrets. Je n'avais pas le moindre remords d'avoir amené sans le savoir les autres membres de la famille Pocket aux pauvres ruses qu'ils pratiquaient, parce que ces petitesses étaient dans leur nature et auraient été provoquées par n'importe qui si je les avais laissés sommeiller. Mais avec Herbert c'était bien différent. Je me reprochais souvent de lui avoir rendu le mauvais service d'encombrer ses chambres, modestement garnies, de meubles plus luxueux et aussi inutiles les uns que les autres, et d'avoir mis à sa disposition le Vengeur à gilet jaune serin.

De sorte que, pour augmenter de plus en plus notre petit confortable, je commençai dès ce moment à contracter une quantité de dettes. Il m'était presque impossible de commencer sans qu'Herbert en fît autant; il suivit donc bientôt mon exemple. D'après l'idée que nous suggéra Startop, nous nous fîmes présenter à un club appelé les Pinsons du Bocage, institution dont je n'ai jamais bien deviné le but, si ce n'est que les membres devaient dîner à grands frais une fois tous les quinze jours pour se quereller entre eux le plus possible après dîner et s'amuser à griser les six garçons de service, de façon à leur faire descendre les escaliers sur la tête. Je sais que ces remarquables fins sociales s'accomplissaient si invariablement qu'Herbert et moi nous ne trouvâmes rien de mieux à dire dans le premier toast de la réunion que la magnifique phrase suivante: «Messieurs, puisse ce premier accord de bons sentiments régner toujours parmi les Pinsons du Bocage.» Les Pinsons dépensaient follement leur argent. L'hôtel où nous dînions était situé dans Covent Garden, et le premier Pinson que je vis quand j'eus l'honneur de faire partie du Bocage fut Bentley Drummle, qui, à cette époque, se promenait par la ville dans un cabriolet à lui, et causait un dommage considérable aux bornes des coins de rues. Quelquefois il s'élançait de son équipage par-dessus le tablier, la tête la première, et je le vis dans une occasion descendre à la porte du Bocage de cette manière imprévue exactement comme du charbon de terre. Mais ici j'anticipe un peu, car je n'étais pas encore Pinson et ne pouvais l'être, selon les lois jurées par la société, avant ma majorité.

Confiant dans mes propres ressources, j'aurais volontiers pris sur moi les dépenses d'Herbert, mais Herbert était fier, et je ne pouvais lui faire une semblable proposition. Ainsi, il se mettait de tous côtés dans l'embarras, et continuait à se préoccuper vivement des moyens qu'il pourrait trouver pour tâcher d'en sortir. Quand, petit à petit, nous arrivâmes à passer ensemble de longues heures, je remarquai qu'il considérait sa position présente et future d'un œil désespéré au déjeuner; puis qu'il commençait à la considérer avec un peu plus d'espoir vers midi, qu'il retombait dans ses inquiétudes vers l'heure du dîner; qu'il semblait apercevoir le capital indispensable assez nettement dans le lointain après le dîner, qu'il le réalisait vers minuit, et que, vers dix heures du matin, le désespoir le reprenait au point qu'il parlait d'acheter une carabine et de partir pour l'Amérique avec l'intention bien arrêtée de forcer les buffles à faire sa fortune.

J'étais ordinairement à Hammersmith la moitié de la semaine environ, et quand j'étais à Hammersmith j'allais à Richmond. Herbert venait souvent à Hammersmith quand j'y étais, et je pense que ces jours-là son père entrevoyait vaguement que l'occasion qu'il cherchait n'avait pas encore paru; mais que, eu égard à la manie générale de tomber, remarquable dans cette famille, il devait nécessairement finir par tomber sur quelque chose d'avantageux. Pendant ce temps-là, M. Pocket grisonnait et essayait plus souvent que jamais de se tirer les cheveux pour sortir de ses perplexités, tandis que Mrs Pocket donnait des crocs-en-jambe à toute la famille à l'aide de son tabouret, lisait son livre de blason, perdait son mouchoir de poche, nous parlait de son grand-papa et enseignait au Baby à se conduire, en le faisant mettre au lit toutes les fois qu'il attirait son attention.

Comme je suis maintenant en train de résumer toute une époque de ma vie dans le but de déblayer la route devant moi, je ne puis mieux faire que de compléter la description de nos habitudes et de notre manière de vivre à l'Hôtel Barnard.

Nous dépensions le plus d'argent que nous pouvions, et nous obtenions en échange aussi peu que les gens auxquels nous avions affaire se mettaient dans la tête de nous donner. Nous étions toujours plus ou moins gênés, et la plupart de nos connaissances se trouvaient dans la même condition. Une heureuse fiction nous faisait croire que nous nous amusions constamment, et une ombre de vérité nous faisait voir que nous n'y arrivions jamais, et j'avais une entière certitude que notre cas, sous ce dernier rapport, était assez commun.

Chaque matin Herbert se rendait dans la Cité pour regarder autour de lui s'il ne voyait pas quelque moyen de sortir d'embarras. Je lui rendais souvent visite dans la sombre chambre du fond dans laquelle il vivait avec une bouteille d'encre, une patère à chapeau, une boite à charbon, une boite à ficelle, un almanach, un pupitre, un tabouret et une règle, et je ne me rappelle pas l'avoir vu faire autre chose que d'attendre l'occasion de faire la fortune si patiemment espérée. Si nous avions fait tout ce que nous entreprenions aussi fidèlement qu'Herbert, nous aurions pu former une république de toutes les vertus. Il n'avait rien autre chose à faire, le pauvre garçon, si ce n'est de se rendre à une certaine heure de l'après-midi au Lloyd pour voir son patron, je pense. Il ne faisait jamais autre chose au Lloyd, à ma connaissance du moins, que d'en revenir. Quand il voyait les choses très sérieusement et qu'il fallait positivement trouver quelque expédient, il allait à la Bourse à l'heure des affaires, il entrait, il sortait et exécutait une sorte de contredanse lugubre au milieu des magnats de la finance.

«Car, me disait Herbert en rentrant dîner, un jour qu'il sortait de cette réunion, je trouve que l'occasion ne vient pas toute seule, Haendel, et qu'il faut aller la trouver... et c'est ce que je fais.»

Si nous avions eu moins d'attachement l'un pour l'autre, je crois que, par mauvaise humeur, nous nous serions querellés régulièrement tous les matins. Je détestais au-delà de toute expression cet appartement qui m'avait fait faire tant de folies, et, dans ces moments de repentir, je ne pouvais supporter la vue de la livrée du Vengeur, qui me paraissait plus coûteuse alors et moins rémunératrice qu'à tout autre moment de la journée. À mesure que mes dettes s'accumulaient, le déjeuner prenait une forme de plus en plus creuse, et dans une certaine occasion, menacé par lettres de poursuites légales qui n'étaient pas tout à fait étrangères à la bijouterie, comme le disait certain papier griffonné que j'avais sous les yeux, j'allai jusqu'à saisir le Vengeur par le collet et à l'enlever de terre, de sorte qu'il se trouvait en l'air comme un Cupidon botté, sous prétexte qu'il nous manquait un petit pain.

À certains jours, ou plutôt à des jours incertains, car ils dépendaient de notre humeur, je disais à Herbert, comme si je venais de faire une découverte remarquable:

«Mon cher Herbert, nous nous enfonçons.

—Mon cher Haendel, me répondait Herbert, en toute sincérité, croyez-le si vous le voulez, mais ces mêmes mots, par une étrange coïncidence, étaient sur mes lèvres.

—Alors, Herbert, répliquais-je, voyons à voir clair dans nos affaires.»

Nous éprouvions toujours une profonde satisfaction en prenant jour dans cette intention; je m'imaginais toujours que c'était là traiter les affaires; que c'était le moyen de prendre l'ennemi à la gorge, et je sais qu'Herbert pensait comme moi.

Nous commandions quelque chose de délicat et de rare, pour dîner, avec une bouteille de quelque chose sortant aussi de l'ordinaire, afin de fortifier nos esprits et d'être en état de bien examiner les choses. Le dîner fini, nous mettions sur la table un paquet de plumes, de l'encre en abondance et une quantité raisonnable de papier blanc et de papier buvard, car il nous avait paru convenable d'avoir une papeterie bien montée.

Je prenais alors une feuille de papier et j'écrivais en haut de la page, et d'une belle main:

ÉTAT DES DETTES DE PIP.

Ajoutant avec soin:

«Hôtel Barnard.»

Et la date.

Herbert aussi prenait une feuille de papier et écrivait la même formule:

ÉTAT DES DETTES D'HERBERT.

Chacun de nous se reportait alors à un monceau de papiers placé à son côté, et qui avaient été jetés dans des tiroirs après avoir été usés et déchirés dans les poches, ou à demi brûlés pour allumer les bougies, plantés dans le coin des glaces pendant des semaines, ou autrement avariés. Le bruit de nos plumes sur le papier nous calmait considérablement, et parfois même je trouvais autant de mérite au travail édifiant que nous entreprenions que si nous avions réellement payé nos dettes. Au point de vue méritoire, ces deux choses me semblaient à peu près égales.

Quand nous avions écrit un certain temps, je demandais à Herbert où il en était.

«Elles montent, Haendel, disait-il, elles montent, sur ma parole!»

Herbert se grattait préalablement la tête à la vue de ces chiffres accumulés!

«Soyez ferme, Herbert, répondais-je en me couchant sur ma plume avec une nouvelle ardeur; regardez la chose en face; voyez dans vos affaires, fixez-les jusqu'à les dévisager.

—C'est ce que je voudrais, Haendel; seulement, ce sont elles qui me dévisagent.»

Mon ton résolu n'en produisait pas moins son effet, et Herbert se remettait au travail. Un moment après, il cessait de nouveau, sous prétexte qu'il n'avait pas la facture de Cobb ou de Lobb, ou de Nobb, selon la circonstance.

«Alors, Herbert, évaluez à peu près à quelle somme elle peut monter; prenez un chiffre rond et portez-le sur votre liste.

—Quel garçon de ressource vous faites, mon ami, répondait-il avec admiration. Réellement, vous avez des dispositions remarquables pour les affaires.»

C'est ce que je pensais, et en ces occasions j'étais très convaincu que je méritais la réputation d'un homme d'affaires de première force: prompt, décisif, énergique, précis, et de sang-froid. Quand j'avais porté toutes mes dettes sur ma liste, je pointais et numérotais les factures. Chaque fois que j'inscrivais un numéro, j'éprouvais une véritable sensation de plaisir. Quand je n'avais plus rien à numéroter, je pliais toutes mes factures d'une manière uniforme, j'inscrivais le montant sur le dos de chacune d'elles et les liais en un seul paquet symétrique; puis je faisais la même opération pour les comptes d'Herbert, qui convenait modestement qu'il n'avait pas mon génie administratif, et qui sentait que j'avais apporté quelque lumière dans ses affaires.

Mon système avait encore un autre côté brillant: c'était ce que j'appelais «laisser une marge.» Supposons, par exemple, que les dettes d'Herbert se montassent à cent soixante-quatre livres quatre shillings et deux pence, je disais:

«Laissez une marge, et portez-les à deux cents livres.»

Ou, supposons que les miennes montassent à quatre fois autant, je laissais une marge et je les portais à sept cents livres. J'avais la plus haute opinion de la sagesse de cette marge. Mais je suis forcé de convenir, en regardant en arrière, que je crois que ce fut un système coûteux, car nous recommencions aussitôt à faire de nouvelles dettes, pour combler la marge; et quelquefois, vu les idées de liberté et de solvabilité qu'elle comportait, nous étions promptement forcés d'avoir recours à une nouvelle marge.

À la suite d'un examen de ce genre, il y avait généralement un calme, un repos, un vertueux silence, qui me donnait pour le moment une opinion admirable de moi-même. Satisfait de mes efforts, de ma méthode et des compliments d'Herbert, je restais assis, avec son paquet symétrique et le mien posé devant moi sur la table, au milieu des diverses fournitures de bureau, me figurant être une sorte de banquier plutôt qu'un simple particulier tel que j'étais.

En ces occasions solennelles, nous fermions notre porte d'entrée, afin de ne pas être dérangés. Un soir, je venais de tomber dans cet état de béatitude, quand nous entendîmes une lettre glisser dans la fente de ladite porte, et tomber sur le plancher.

«C'est pour vous, Haendel, dit Herbert qui était sorti et rentrait en la tenant, et j'espère que ce n'est rien de mauvais.»

Il faisait allusion au lourd cachet noir de l'enveloppe et à sa bordure noire.

La lettre était signée Trabb et Co; elle contenait simplement que j'étais un honoré monsieur, et qu'ils prenaient la liberté de m'informer que Mrs Gargery avait quitté ce monde le lundi dernier à six heures vingt minutes du soir, et que ma présence était réclamée à l'enterrement le lundi suivant, à trois heures de l'après-midi.


CHAPITRE VI.

C'était la première fois qu'une tombe s'ouvrait sur la route de ma vie, et la brèche qu'elle fit sur ce terrain uni fut extraordinaire. La figure de ma sœur dans son fauteuil, auprès du feu de la cuisine, me poursuivit nuit et jour. Mon esprit ne pouvait se figurer que ce fauteuil pût se passer d'elle, et quoiqu'elle n'eût tenu depuis longtemps que peu de place dans ma pensée, je me sentis pourchassé par les idées les plus étranges. Tantôt je croyais qu'elle courait après moi dans la rue, tantôt qu'elle frappait à la porte. Dans ma chambre, avec laquelle elle n'avait jamais eu le moindre rapport, je m'imaginais perpétuellement entendre le son de sa voix, voir sa figure couverte de la pâleur de la mort, et apercevoir la forme de son corps.

Mon enfance avait été telle, que je pouvais à peine me souvenir de ma sœur avec tendresse; mais je suppose qu'une certaine somme de regrets peut exister sans beaucoup d'affection. Sous cette influence, et peut-être pour compenser l'absence d'un sentiment plus doux, je fus saisi d'une violente indignation contre l'assassin qui l'avait fait tant souffrir, et je sentais qu'avec des preuves suffisantes, j'aurais été capable de poursuivre de ma vengeance Orlick, ou tout autre, jusqu'à la dernière extrémité.

Ayant écrit à Joe pour lui offrir des consolations et pour l'assurer que je me rendrais à l'enterrement, je passai les jours qui suivirent dans le curieux état d'esprit que je viens de décrire. Au jour fixé, je partis de grand matin, et descendis au Cochon bleu, assez à temps pour aller à pied jusqu'à la forge.

C'était un jour d'été. Tout en marchant, le temps où j'étais une pauvre petite créature sans appui, et où ma sœur ne m'épargnait pas, me revenait vivement à l'esprit, mais en teintes légères et adoucies. Le souffle même des fèves et des trèfles murmurait à mon cœur qu'un jour viendrait où il serait bon pour ma mémoire que ceux qui marcheraient sous le soleil fussent apaisés en pensant à moi, comme je l'étais en pensant à ma sœur.

Enfin, j'arrivai en vue de la maison. Je vis que Trabb et Co avaient commandé tout ce qui était nécessaire pour les funé-railles, et qu'ils avaient pris possession de la demeure de Joe. Deux êtres sinistres et ridicules, tenant chacun une canne recouverte d'un crêpe noir, comme si cet instrument pouvait communiquer la plus petite consolation à qui que ce fût, étaient postés devant la porte de la maison; je reconnus l'un d'eux, un petit postillon renvoyé du Cochon bleu pour avoir versé un jeune couple dans un fossé le matin même du mariage, par suite de son état d'ivresse qui l'obligeait à monter à cheval en tenant ses deux bras croisés autour du cou de l'animal. Tous les enfants du village, et la plupart des femmes admiraient ces noires sentinelles, et les fenêtres closes de la maison et de la forge. Quand j'arrivai, une des deux sentinelles, l'ancien postillon, frappa à la porte pensant que j'étais trop épuisé par la douleur pour qu'il me restât la force de frapper moi-même.

L'autre, un charpentier qui avait autrefois mangé deux oies sans boire, à la suite d'un pari, ouvrit la porte et me fit entrer dans le petit salon. M. Trabb avait accaparé la meilleure table, à laquelle il avait mis toutes les rallonges, et où il étalait une espèce de bazar de deuil, à grand renfort d'épingles également noires. Au moment de mon arrivée, il finissait d'entourer le chapeau de quelqu'un d'un long crêpe, noir comme un négrillon d'Afrique. Il tendit la main pour prendre le mien, et moi, me méprenant sur son mouvement, et troublé par la circonstance, je lui serrai les mains avec toutes les marques d'une ardente affection.

Le pauvre cher Joe, embarrassé dans un petit manteau noir, attaché par un gros nœud sous son menton, était assis tout seul à l'autre bout de la chambre, où, comme conducteur du deuil, il avait été placé par Trabb. Quand je me penchai pour lui dire:

«Cher Joe, comment vous portez-vous?»

Il répondit:

«Pip!... mon petit Pip, vous l'avez connue lorsqu'elle était une bien belle...»

Et il saisit ma main sans rien dire de plus.

Biddy avait l'air très propre et très modeste dans ses vêtements noirs; elle allait et venait tranquillement, et se rendait très utile. Quand j'eus parlé à Biddy, j'allai m'asseoir auprès de Joe, et je commençai à me demander dans quelle partie du salon... elle... ma sœur... se trouvait. L'air du salon exhalait une odeur de gâteau; je cherchai autour de moi la table des rafraîchissements. On ne pouvait la voir que lorsqu'on s'était habitué à l'obscurité, mais il y avait dessus un plum-cake coupé par morceaux, des oranges coupées aussi, et des sandwichs, et des biscuits, et deux carafes que j'avais bien connues comme ornement, mais que je n'avais jamais vu servir de ma vie, l'une pleine de porto, l'autre de sherry. Devant cette table, se tenait le servile Pumblechook, enveloppé dans un manteau noir, et ayant plusieurs mètres de crêpe à son chapeau: tantôt il se bourrait, et tantôt il faisait d'obséquieux mouvements pour attirer mon attention. Dès qu'il eut réussi, il vint à moi en répandant autour de lui une odeur de sherry et de gâteau et il me dit d'une voix émue:

«Permettez, cher monsieur...»

Et il exécuta ce qu'il me demandait la permission de faire. Je découvris aussi M. et Mrs Hubble; cette dernière dans le silencieux paroxysme de douleur commandé par la circonstance, se tenait dans un coin. Nous devions tous suivre le convoi, bien entendu après avoir été affublés par Trabb comme de ridicules paquets.

«C'est-à-dire, Pip, me dit tout bas Joe, au moment où nous allions être ce que M. Trabb appelait rangés dans le salon deux à deux,—ce qui avait terriblement l'air de la répétition de quelque drame burlesque,—c'est-à-dire, monsieur, que je l'aurais de préférence portée à l'église moi-même, avec trois ou quatre amis, qui seraient venus à mon aide de bon cœur et avec de bons bras; mais il a fallu considérer ce que les voisins en diraient, et s'ils ne penseraient pas que c'eût été lui manquer de respect.

—Tous les mouchoirs dehors! cria en ce moment M. Trabb d'une voix affairée. Les mouchoirs dehors, nous sommes prêts!»

Nous portâmes donc nos mouchoirs à nos visages, comme si nous saignions du nez, et nous nous mîmes deux par deux. Joe et moi. Biddy et Pumblechook. M. et Mrs Hubble. On fit faire à la dépouille mortelle de ma sœur le tour par la porte de la cuisine; et, comme c'est un point important dans un convoi funèbre que les six porteurs soient étouffés et aveuglés sous une horrible housse en velours noir à bordure blanche, le convoi ressemblait à un monstre aveugle avec douze jambes humaines, se traînant et avançant sous la direction des deux conducteurs—le postillon et son camarade.

Les voisins cependant approuvaient hautement ce cérémonial, et on nous admira beaucoup lorsque nous traversâmes le village. La partie la plus jeune et la plus agitée de la commune se précipitait à travers le cortège sans s'inquiéter de le couper, ou restait à nous attendre pour nous voir défiler aux endroits les plus avantageux. Alors les plus intrépides criaient d'un ton exalté à notre approche des coins où ils stationnaient:

«Les voici!... les voilà!...

Et nous n'étions pas du tout réjouis. Pendant cette marche je fus on ne peut plus vexé par l'abject Pumblechook qui se trouvant derrière moi persista tout le long du chemin—croyant avoir une attention délicate—à arranger mon crêpe flottant et à étendre les plis de mon manteau. Plus tard mon attention fut attirée par l'expressif orgueil de M. et de Mrs Hubble qui se gonflaient et s'enorgueillissaient démesurément de faire partie d'un convoi si distingué.

Nous aperçûmes enfin la ligne des marais qui s'étendait lumineuse devant nous, avec les voiles des vaisseaux sur la rivière, dont ils semblaient sortir, et nous arrivâmes au cimetière, auprès des tombes de mes parents, que je n'avais jamais connus:

FEU PHILIP PIRRIP
de cette paroisse
et aussi
GEORGIANA
épouse du ci-dessus.

On déposa tranquillement ma sœur dans la terre, pendant que les alouettes chantaient dans les airs, et qu'un vent léger faisait se jouer sur le sol les magnifiques ombres des nuages et des arbres.

Je ne parlerai pas de la conduite toute mondaine de Pumblechook devant la tombe. Je dirai seulement que toutes ses politesses m'étaient adressées, et que même, lorsqu'on lut ces nobles passages des Écritures qui rappellent à l'humanité qu'elle n'a rien apporté en ce monde, et qu'elle n'en peut rien emporter, et comment elle passe comme une ombre, je l'entendis grommeler je ne sais quoi sous forme de réserve mentale, d'un jeune monsieur de sa connaissance qui venait d'arriver à une immense fortune, d'une manière tout à fait inattendue. Quand nous rentrâmes il eut la hardiesse de me dire qu'il aurait souhaité que ma sœur pût connaître que je lui avais fait tant d'honneur et de me laisser entendre qu'elle eut considéré que sa mort ne payait pas trop un tel honneur. De retour à la maison, il but ce qui restait de sherry, et M. Hubble but le porto, et tous deux se mirent à causer de choses et d'autres, ce qui, je l'ai remarqué depuis, est l'habitude générale dans ces occasions, comme si les survivants étaient d'une tout autre race que le défunt et reconnus immortels. Enfin, Pumblechook partit avec M. et Mrs Hubble pour passer la soirée chez eux, j'en étais convaincu, et pour dire au Trois jolis bateliers qu'il était le fondateur de ma fortune et mon premier bienfaiteur.

Quand ils furent tout partis, et quant Trabb et ses hommes, mais non son garçon, eurent serré l'appareil de leurs momeries dans des sacs, et qu'ils furent partis aussi, la maison me parut plus saine. Bientôt après, Biddy, Joe et moi, nous nous assîmes devant un dîner froid; mais nous dînâmes dans le salon, et non dans la vieille cuisine, et Joe était si excessivement attentif à ce qu'il faisait avec son couteau, sa fourchette et la salière et tout le reste, qu'il y avait une grande gêne entre nous. Mais après dîner, quand je lui eus fait prendre sa pipe pour aller flâner avec lui dans la forge, et que nous nous fûmes assis ensemble sur le grand bloc de pierre dans la rue, tout alla mieux. J'avais remarqué qu'après l'enterrement Joe avait changé ses habits, de manière à établir un compromis entre ses vêtements du dimanche et ceux de tous les jours: il avait ainsi l'air plus naturel et paraissait réellement l'homme qu'il était.

Il fut enchanté de la prière que je lui fis de me faire coucher dans mon ancienne petite chambre, et moi je fus enchanté aussi, car je crus avoir fait quelque chose de grand en présentant cette requête. Quand les ombres de la nuit furent venues, je saisis une occasion d'entraîner Biddy dans le jardin, pour avoir avec elle une petite conversation.

«Biddy, dis-je, je pense que tu aurais bien pu m'écrire quelques mots sur ces tristes choses.

—Pensez-vous, monsieur Pip? dit Biddy. J'aurais écrit, si j'y avais pensé.

—Ne crois pas que j'ai l'intention d'être dur, quand je dis que je crois qu tu aurais dû y avoir pensé.

—Croyez-vous, monsieur Pip?»

Elle était si calme et il y avait un air si gentil, si doux et si bon dans toute sa personne, que je ne pouvais supporter l'idée de la faire pleurer encore. Après avoir considéré un moment ses yeux baissés, pendant qu'elle marchait à côté de moi, je changeai donc de conversation.

«Je suppose qu'il te sera difficile de rester ici maintenant, chère Biddy.

—Oh! je ne le puis, monsieur Pip, dit Biddy d'un ton de regret mais cependant de profonde conviction. J'ai parlé à Mrs Hubble, et je dois aller chez elle demain; j'espère qu'ensemble nous pourrons avoir soin de M. Gargery jusqu'à ce qu'il ait pris ses arrangements.

—Comment vas-tu vivre, Biddy? Si tu as besoin d'ar....

—Comment je vais vivre? répéta Biddy avec une rougeur fugitive, je vais vous le dire, monsieur Pip. Je vais tâcher d'obtenir la place de maîtresse dans la nouvelle école qu'on finit de bâtir ici; je puis me faire bien recommander par tous les voisins, et j'espère être à la fois appliquée et patiente, et m'instruire moi-même en instruisant les autres. Vous savez, monsieur Pip, continua Biddy avec un sourire, en levant les yeux sur moi, les nouvelles écoles ne sont pas comme les anciennes; mais j'ai appris beaucoup, grâce à vous, depuis ce temps-là, et j'ai eu le temps de faire des progrès.

—Je pense que tu feras toujours des progrès, Biddy, dans n'importe quelle circonstance.

—Ah! pourvu que ce ne soit pas du mauvais côté de la nature humaine!» murmura Biddy.

C'était moins un reproche intentionnel à mon adresse, qu'une pensée involontairement échappée.

«Eh bien! pensai-je, je vais aussi laisser de côté ce sujet-là.»

Je continuai à marcher à côté de Biddy, qui tenait toujours les yeux fixés à terre.

«Je ne connais pas les détails de la mort de ma sœur, Biddy.

—Il y a peu de chose à en dire. La pauvre créature! Elle était dans un de ses accès, bien qu'ils fussent plutôt moindres que plus forts dans ces derniers temps. Il y a quatre jours, dans la soirée, elle sortit de son apathie ordinaire, juste au moment du thé, et dit très distinctement: «Joe!» Comme elle n'avait pas dit un seul mot depuis longtemps, je courus chercher M. Gargery dans la forge. Elle me faisait signe qu'elle désirait le voir assis à côté d'elle, et voulait que je misse ses bras autour de son cou. C'est ce que je fis, et elle appuya sa main sur son épaule, toute contente et toute satisfaite, et bientôt après, elle dit encore une fois: «Joe,» et puis une fois: «Pardon,» et une fois: «Pip.» Et elle ne releva plus jamais sa tête, et ce fut juste une heure après que nous l'étendîmes sur son lit, parce que nous vîmes qu'elle était morte.»

Biddy pleura.... Le sombre jardin, et la rue, et les étoiles qui se montraient, tout cela était trouble à mes yeux.

—On n'a jamais rien découvert, Biddy?

—Rien.

—Sais-tu ce qu'Orlick est devenu?

—À la couleur de ses habits, je dois penser qu'il travaille dans les carrières.

—Tu l'as donc revu? Pourquoi regardes-tu maintenant cet arbre sombre dans la rue?

—C'est là que j'ai vu Orlick le soir de la mort de votre sœur.

—Et tu l'as encore revu depuis, Biddy?

—Oui, je l'ai vu là depuis que nous nous promenons ici. C'est inutile, ajouta Biddy en posant la main sur mon bras, comme j'allais m'élancer dehors. Vous savez que je ne voudrais pas vous tromper: il n'est pas resté une minute là, et il est parti.»

Cela raviva mon indignation de voir Biddy poursuivie par cet individu, et je me sentis outré contre lui. Je le dis à Biddy, et j'ajoutai que je donnerais n'importe quelle somme, et que je prendrais toutes les peines du monde pour le faire partir du pays. Par degrés, elle m'amena à des paroles plus calmes; elle me dit combien Joe m'aimait, et qu'il ne s'était jamais plaint de rien:—elle n'ajouta pas de moi, il n'en était pas besoin; je savais ce qu'elle voulait dire,—mais qu'il remplissait toujours les devoirs de son état; qu'il avait le bras solide, la langue calme et bon cœur.

«En effet, il serait impossible de dire trop de bien de lui, dis-je; Biddy, nous parlerons souvent de ces choses; car, sans doute, je viendrai souvent ici; maintenant, je ne vais pas laisser le pauvre Joe seul.»

Biddy ne répliqua pas un mot.

«Biddy, ne m'entends-tu pas?

—Oui, monsieur Pip.

—Sans te demander pourquoi tu m'appelles monsieur Pip, ce qui me paraît être de mauvais goût, fais-moi savoir ce que tu veux dire?

—Ce que je veux dire? demanda Biddy timidement.

—Biddy, dis-je, en appuyant avec force, je t'en prie, dis-moi ce que tu veux dire par là?

—Par là? dit Biddy.

—Allons, ne répète pas comme un écho; autrefois, tu ne répétais pas ainsi, Biddy.

—Autrefois? dit Biddy; oh! monsieur Pip! autrefois!...»

Je songeai que je ferais bien d'abandonner aussi ce sujet. Cependant, après un autre tour silencieux dans le jardin, je repris:

«Biddy, j'ai dit tout à l'heure que je reviendrais souvent voir Joe. Tu n'as rien répondu.... Dis-moi pourquoi, Biddy?

—Êtes-vous donc bien sûr que vous viendrez le voir souvent? demanda Biddy, s'arrêtant dans l'étroite allée du jardin et me regardant à la clarté des étoiles d'un œil clair et pur.

—Oh! mon Dieu, dis-je, comme désespérant de faire entendre raison à Biddy, voilà qui est vraiment un très mauvais côté de la nature humaine. N'en dis pas davantage, s'il te plaît, Biddy, cela me fait trop de peine.»

Par cette raison dominante, je tins Biddy à distance pendant le souper, et, quand je montai à mon ancienne petite chambre, je pris congé d'elle aussi froidement que le permettait le souvenir du cimetière et de l'enterrement. Toutes les fois que je me réveillais dans la nuit, et cela m'arriva tous les quarts d'heure, je pensais à la méchanceté, à l'injure, à l'injustice que Biddy m'avait faites.

Je devais partir de grand matin. De grand matin, je fus debout, et regardant, sans être vu, par la fenêtre de la forge, je restai là pendant plusieurs minutes, contemplant Joe, déjà au travail, et rayonnant de santé et de force.

«Adieu, cher Joe. Non, ne l'essuyez pas, pour l'amour de Dieu! Donnez-moi votre main noircie; je reviendrai bientôt et souvent.

—Jamais trop tôt, monsieur, et jamais trop souvent, Pip.» dit Joe.

Biddy m'attendait à la porte de la cuisine avec une tasse de lait encore chaud et du pain grillé.

«Biddy, dis-je en lui tendant la main avant de partir, je ne suis pas fâché, mais je suis blessé.

—Non, ne soyez pas blessé, dit-elle avec émotion; que je sois seule blessée, si j'ai manqué de générosité.»

Et de nouveau comme autrefois, le brouillard se levait devant mon chemin. Voulait-il me dire, comme je suis tenté de le croire, que je ne reviendrais pas, et que Biddy avait raison? S'il voulait le dire, hélas! il avait deviné juste.


CHAPITRE VII.

Herbert et moi, nous allions de mal en pis, dans le sens de l'accroissement de nos dettes. Tout en regardant dans nos affaires et laissant des marges, nous vivions comme devant, et le temps s'écoulait, malgré cela, comme il a l'habitude de faire; et j'atteignis ma majorité, accomplissant ainsi la prédiction d'Herbert, que j'en arriverais là avant de savoir le secret de ma destinée.

Herbert lui-même avait atteint sa majorité huit mois avant moi. Comme il n'avait rien d'autre que sa majorité à attendre, l'événement ne fit pas une grande sensation dans l'Hôtel Barnard. Mais nous avions envisagé le vingt et unième anniversaire de ma naissance avec une multitude de conjectures et d'espérances, pensant tous deux que mon tuteur ne pouvait éviter de me dire quelque chose de positif en cette occasion.

J'avais eu soin de bien faire savoir, dans la Petite Bretagne, quand arriverait mon jour de naissance. La veille, je reçus un mot officiel de Wemmick, m'informant que M. Jaggers serait bien aise que je prisse la peine de passer chez lui à cinq heures, dans l'après-midi de cet heureux jour. Ceci nous convainquit que quelque chose de décisif allait arriver, et me jeta dans un trouble extraordinaire, au moment où je me rendais à l'étude de mon tuteur, avec une ponctualité modèle.

Dans la pièce d'entrée, Wemmick m'offrit ses félicitations et se frotta incidemment le nez avec un morceau de papier de soie qu'il tenait plié et que je me plaisais à regarder; mais il ne me dit rien de plus, et me fit signe d'entrer dans le cabinet de mon tuteur. On était en novembre, et mon tuteur se tenait devant le feu, le dos appuyé contre la cheminée, les mains sous les pans de son habit.

«Eh bien! Pip, je dois vous appeler monsieur Pip, aujourd'hui. Recevez mes félicitations, monsieur Pip.»

Nous échangeâmes une poignée de mains; c'était un faible donneur de poignée de mains, et je le remerciai.

«Asseyez-vous, monsieur Pip,» dit mon tuteur.

Comme j'étais assis et qu'il conservait son attitude et fronçait ses sourcils en regardant ses bottes, je me sentis dans une position peu agréable, qui me rappela le jour d'autrefois où j'avais été mis sur la pierre d'un tombeau. Les deux bustes sinistres de la console n'étaient pas loin de lui, et ils avaient l'air de tenter un effort stupide et apoplectique pour se mêler à la conversation.

«Maintenant, mon jeune ami, débuta mon tuteur, comme si j'étais un témoin sur la sellette, je vais avoir un mot ou deux de conversation avec vous.

—Tout ce qu'il vous plaira, monsieur.

—À combien estimez-vous, dit M. Jaggers en se penchant d'abord pour regarder à terre, puis, rejetant sa tête en arrière pour regarder au plafond; à combien estimez-vous le montant de ce que vous dépensez pour vivre?

—Pour vivre, monsieur?

—Oui, répéta M. Jaggers en regardant toujours au plafond, le montant?»

Et alors, en regardant tout autour de la chambre, il porta le mouchoir qu'il tenait à la main près de son nez.

J'avais si souvent regardé dans mes affaires, que j'avais entièrement perdu toute idée que j'avais pu avoir de ce qu'elles étaient réellement. Je me reconnus donc avec chagrin tout à fait incapable de répondre à cette question. Cette réplique parut agréable à M. Jaggers, qui dit:

«Je le pensais bien!»

Et il se moucha d'un air satisfait.

«Maintenant que je vous ai fait une question, mon ami, avez-vous quelque chose à me demander?

—Ce serait sans doute un grand soulagement pour moi, de vous faire plusieurs questions, monsieur; mais je me souviens de la défense que vous m'avez faite.

—Adressez-moi une question, dit M. Jaggers.

—Dois-je connaître le nom de mon bienfaiteur aujourd'hui?

—Non; demandez autre chose.

—Cette confidence doit-elle m'être faite bientôt?

—Mettez cela de côté pour le moment, dit M. Jaggers, et demandez autre chose.»

Je cherchai en moi-même, mais il me parut impossible d'éviter cette question:

«Ai...-je quelque chose à recevoir, monsieur?»

Là-dessus M. Jaggers s'écria d'une voix triomphante:

«Je pensais bien que nous y viendrions!»

Et il appela Wemmick pour lui demander le morceau de papier, Wemmick parut, le donna et disparut.

«Maintenant, monsieur Pip, dit M. Jaggers, faites attention, s'il vous plaît; vous n'avez pas trop mal tiré sur nous, votre nom paraît assez souvent sur le livre de caisse de Wemmick; mais vous avez des dettes, cela va sans dire?

—Je crains bien qu'il ne faille dire oui, monsieur.

—Vous savez qu'il faut dire oui, n'est-ce pas? dit M. Jaggers.

—Oui, monsieur.

—Je ne vous demande pas ce que vous devez, parce que vous ne le savez pas, et que, si vous le saviez, vous ne le diriez pas.... Oui... oui... mon ami! s'écria M. Jaggers en agitant son index, en voyant que j'allais protester, il est assez probable que, quand même vous le voudriez, vous ne le pourriez pas. J'en sais plus long là-dessus que vous. Maintenant, prenez ce morceau de papier. Vous le tenez?... Très bien!... Allons, dépliez-le et dites-moi ce que c'est.

—C'est une banknote, dis-je, de cinq cents livres.

—C'est une banknote de cinq cents livres, et c'est une jolie somme d'argent! Qu'en dites-vous?

—Comment pourrais-je dire autrement!

—Ah! mais, répondez à ma question, dit M. Jaggers.

—Indubitablement.

—Vous trouvez que c'est indubitablement une jolie somme. Eh bien! cette jolie somme, monsieur Pip, vous appartient; c'est un présent qu'on vous fait aujourd'hui; c'est un à-compte sur vos espérances, et c'est à raison de cette belle somme par an, et pas d'une plus grande, que vous devez vivre, jusqu'à ce que le donateur du tout se présente. C'est-à-dire que vous arrangerez vos affaires d'argent comme vous l'entendrez, et vous recevrez de Wemmick cent vingt-cinq livres par trimestre, jusqu'à ce que vous communiquiez directement avec la source principale, et non plus avec celui qui n'est qu'un simple agent. Comme je vous l'ai déjà dit, je ne suis qu'un simple agent, j'exécute mes instructions et je suis payé pour cela. Je les crois imprudentes, mais je ne suis pas payé pour donner mon opinion sur leur mérite.»

Je commençais à exprimer ma reconnaissance pour mon bienfaiteur inconnu, et pour la générosité grande avec laquelle il me traitait, quand M. Jaggers m'arrêta.

«Je ne suis pas payé, dit-il froidement, pour rapporter vos paroles à qui que ce soit.»

Puis il rassembla les pans de son habit, comme il avait rassemblé les éléments de la conversation, et se mit à regarder ses bottes, les sourcils froncés, comme s'il les eût soupçonnées de mauvaises intentions contre lui.

Après un silence, je lui dis:

«Il y avait tout à l'heure, monsieur Jaggers, une question que vous avez désiré me voir écarter un instant; j'espère ne rien faire de mal en la faisant de nouveau.

—Qu'est-ce que c'est?» dit-il.

J'aurais pu prévoir qu'il ne m'aiderait jamais, mais j'étais aussi embarrassé pour refaire cette question que si elle eût été tout à fait neuve; je dis en hésitant:

«Mais, mon patron... cette source principale dont vous m'avez parlé, M. Jaggers... doit-il bientôt...?»

Ici j'eus la délicatesse de m'arrêter.

«Doit-il bientôt? quoi? dit M. Jaggers, ça n'est pas une question, çà, vous le savez.

—... Venir à Londres? dis-je, après avoir cherché une forme précise de mots; ou m'appellera-t-il autre part?

—Pour ceci, répliqua Jaggers, en fixant pour la première fois ses yeux profondément enfoncés, il faut vous rappeler le soir où nous nous sommes rencontrés dans votre village. Que vous ai-je dit alors, Pip?

—Vous m'avez dit, monsieur Jaggers, qu'il pourrait se passer des années avant que cette personne se fît connaître.

—C'est cela même, dit M. Jaggers; eh bien, voilà ma réponse...»

Comme nous nous regardions tous les deux, je sentis mon cœur battre plus fort par le désir ardent de tirer quelque chose de lui, et en sentant qu'il battait plus fort et que mon tuteur s'en apercevait, je sentais aussi que j'avais moins de chance de tirer quelque chose de lui.

«Pensez-vous que cela dure encore des années, monsieur Jaggers?»

M. Jaggers secoua la tête, non pour répondre négativement à ma question, mais pour indiquer qu'il ne pouvait répondre n'importe comment, et les deux horribles bustes, aux visages grimaçants, semblaient, lorsque mes yeux se portaient sur eux, être sous le coup d'un pénible effort, en voyant leur attention suspendue comme s'ils allaient éternuer.

«Allons, dit M. Jaggers en réchauffant le gras de ses jambes avec le dos de ses mains, je vais être précis avec vous, mon ami Pip. C'est une question qu'il ne faut pas faire; vous le comprendrez mieux quand je vous dirai que cela pourrait me compromettre. Allons, je vais aller un peu plus avant avec vous, je vous dirai même quelque chose de plus.»

Il se pencha tellement, pour froncer les sourcils, du côté de ses bottes, qu'il pouvait se frotter le gras des jambes dans la pose qu'il avait prise.

«Quand cette personne se fera connaître, dit M. Jaggers en se redressant, vous et elle règlerez vos affaires ensemble; quand cette personne se fera connaître, mon rôle dans cette affaire cessera; quand cette personne se fera connaître, il ne sera pas nécessaire que j'en sache davantage. Voilà tout ce que j'ai à dire.»

Nous nous regardâmes l'un l'autre; puis je détournai les yeux, et les portai sur le plancher, en réfléchissant. De ces dernières paroles, je tirai la conclusion que miss Havisham, avec ou sans raison, ne l'avait pas mis dans sa confidence au sujet de ses projets sur Estelle; qu'il en éprouvait quelque ressentiment et même de la jalousie, ou que réellement il s'opposait à ces projets, et ne voulait pas s'en occuper. Quand je relevai les yeux, je vis qu'il n'avait cessé tout le temps de me regarder malicieusement, et qu'il le faisait encore.

«Si c'est là tout ce que vous avez à me dire, monsieur, remarquai-je, il ne me reste plus rien à ajouter.»

Il fit un signe d'assentiment, tira sa montre tant redoutée des voleurs, et me demanda où j'allais dîner. Je lui répondis:

«Chez moi avec Herbert.»

Et, comme conséquence naturelle, je lui demandai s'il voudrait bien nous honorer de sa compagnie. Il accepta aussitôt l'invitation, mais il insista pour partir sur-le-champ avec moi, afin que je ne fisse pas d'extra pour lui. Il avait d'abord une ou deux lettres à écrire et, bien entendu, ses mains à laver.

«Alors, dis-je, je vais aller dans le cabinet à côté, causer avec Wemmick.»

Le fait est que, lorsque les cinq cents livres étaient tombées dans ma poche, une pensée m'était venue à l'esprit; elle s'y était déjà présentée souvent, et il me semblait que Wemmick était une excellente personne à consulter sur une pensée de cette sorte.

Il avait déjà fermé sa caisse, et faisait ses préparatifs de départ. Il avait quitté son pupitre, sorti les deux chandeliers de son bureau graisseux, les avait placés en ligne avec les mouchettes sur une tablette près de la porte, tout près d'être éteints; il avait éparpillé son feu, apprêté son chapeau et son pardessus, et se frappait la poitrine avec sa clef, comme si c'était un bon exercice après les affaires.

«Monsieur Wemmick, dis-je, j'ai besoin de votre opinion. J'ai le plus grand désir d'être utile à un ami...»

Wemmick pinça sa boite aux lettres et secoua la tête, comme si son opinion était morte pour toute fatale faiblesse de cette sorte.

«Cet ami, continuai-je, essaye d'entrer dans la vie commerciale, mais il n'a pas d'argent et trouve les commencements difficiles et décourageants.... Je voudrais, d'une manière ou d'une autre, l'aider à commencer....

—Avec de l'argent comptant? dit Wemmick d'un ton plus sec que de la sciure de bois.

—Avec un peu d'argent comptant, et peut-être aussi en anticipant un peu sur mes espérances.

—Monsieur Pip, dit Wemmick, j'aimerais à récapituler avec vous sur mes doigts, s'il vous plaît, les noms des divers ponts jusqu'à Chelsea. Voyons: il y a le pont de Londres, un; Southwark, deux; Blackfriars, trois; Waterloo, quatre; Westminster, cinq; Wauxhall, six; Chelsea, sept.[12]

Il avait marqué chaque pont à son tour, en frappant avec la poignée de sa clef sur la paume de sa main:

«Il n'y en a pas moins de sept à choisir, vous voyez.

—Je ne vous comprends pas, dis-je.

—Choisissez votre pont, monsieur Pip, repartit Wemmick, promenez-vous sur votre pont, et lancez votre argent dans la Tamise par-dessus l'arche centrale de votre pont, et vous en connaîtrez la fin. Rendez service à un ami, prêtez-lui de l'argent, et vous pourrez également en savoir la fin; mais c'est une fin moins agréable et moins profitable.»

J'aurais pu mettre un journal à la poste dans sa bouche, tant il l'entrebâillait après avoir dit cela.

«C'est bien décourageant, dis-je.

—Je n'ai pas voulu faire autre chose.

—Alors, votre opinion, dis-je légèrement indigné, est qu'un homme ne devrait jamais....

—Placer un avoir portatif chez un ami, dit Wemmick, certainement non; à moins qu'il ne veuille se débarrasser de l'ami; et alors, le tout est de savoir quelle somme portative il peut falloir pour se débarrasser de lui.

—Et c'est là votre dernier mot, monsieur Wemmick!

—C'est là! répondit-il, mon dernier mot... ici....

—Ah! dis-je en le pressant, car je croyais voir jour derrière lui. Mais serait-ce votre dernier mot chez vous, à Walworth.

—Monsieur Pip, répliqua-t-il avec gravité, Walworth est un endroit, et cette étude en est un autre, de même que mon père est une personne, et que M. Jaggers est une autre personne: il ne faut pas les confondre l'un avec l'autre. Mes sentiments de Walworth doivent être pris à Walworth; ici, dans cette étude, il ne faut compter que sur mes sentiments officiels.

—Très bien, dis-je, considérablement soulagé; alors j'irai vous trouver à Walworth, vous pouvez y compter.

—Monsieur Pip, répondit-il, vous y serez le bienvenu, comme connaissance personnelle et privée.»

Nous avions dit tout cela à voix basse, sachant bien que les oreilles de mon tuteur étaient les plus fines parmi les plus fines. Comme il se montrait dans l'embrasure de sa porte, en essuyant ses mains, Wemmick mit son pardessus et se tint prêt à éteindre les chandelles. Nous descendîmes dans la rue tous les trois ensemble, et, sur le pas de la porte, Wemmick prit de son côté, M. Jaggers et moi de l'autre.

Je ne pus m'empêcher de désirer plus d'une fois ce soir là que M. Jaggers eût dans Gerrard Street, ou un vieux, ou un canon, ou quelque chose, ou quelqu'un pour le piquer un peu et dérider son front. C'était une considération désagréable pour un vingt-et-unième anniversaire de naissance et cela ne valait guère la peine de songer qu'on atteignait sa majorité pour entrer dans un monde méfiant où il fallait toujours être sur ses gardes comme il le faisait. Il était mille fois mieux informé et plus intelligent que Wemmick et pourtant j'aurais mille fois préféré avoir Wemmick à dîner que lui. M. Jaggers ne me rendit pas seul mélancolique, car lorsqu'il fut parti Herbert me dit en fixant les yeux sur le feu, qu'il lui semblait avoir commis une mauvaise action et l'avoir oubliée, tant il se sentait abattu et coupable.


CHAPITRE VIII.

Pensant que le dimanche était le jour le plus convenable pour aller consulter M. Wemmick à Walworth, je consacrai l'après-midi du dimanche suivant à un pèlerinage au château. En arrivant devant les créneaux, je trouvai le pavillon flottant et le pont-levis levé; mais, sans me laisser décourager par ces démonstrations de défiance et de résistance, je sonnai à la porte, et fus admis de la manière la plus pacifique.

«Mon fils, monsieur, dit le vieillard, après avoir assuré le pont-levis, avait dans l'idée que le hasard pourrait vous amener aujourd'hui, et il m'a chargé de vous dire qu'il serait bientôt de retour de sa promenade de l'après-midi. Il est très réglé dans ses promenades, mon fils... très réglé en toutes choses, mon fils.»

Je faisais des signes de tête au vieillard, comme Wemmick lui-même aurait pu faire, et nous entrâmes nous mettre près du feu.

«C'est à son étude que vous avez fait la connaissance de mon fils, monsieur?» dit le vieillard en gazouillant selon son habitude, tout en se chauffant les mains à la flamme.

Je fis un signe affirmatif.

«Ah! j'ai entendu dire que mon fils était très habile dans sa partie, monsieur.»

Je fis plusieurs signes successifs.

«Oui, c'est ce qu'on m'a dit. Il s'occupe de jurisprudence.»

Je fis des signes sans interruption.

«Ce qui me surprend beaucoup chez mon fils, dit le vieillard, car il n'a pas été élevé dans cette partie, mais dans la tonnellerie.»

Curieux de savoir ce que le vieillard connaissait de la réputation de M. Jaggers, je lui hurlai ce nom à l'oreille. Il me jeta dans une grande confusion en se mettant à rire de tout son cœur, et en répliquant d'une manière très fine:

«Non, à coup sûr, vous avez raison!»

Et, à l'heure qu'il est, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il voulait dire, ni de la plaisanterie qu'il croyait que j'avais faite.

Comme je ne pouvais pas rester à lui faire perpétuellement des signes de tête, je lui demandai en criant s'il avait exercé la profession de tonnelier. À force de hurler ce mot plusieurs fois, en frappant doucement sur le ventre du vieillard, pour mieux attirer son attention, je réussis enfin à me faire comprendre.

«Non, dit-il, un magasin... un magasin... d'abord, là-bas.»

Il semblait me montrer la cheminée; mais je crois qu'il voulait dire à Liverpool.

«Et puis, dans la Cité de Londres, ici. Cependant, ayant une infirmité, car j'ai l'oreille dure, monsieur...»

J'exprimai par gestes le plus grand étonnement.

«Oui, j'ai l'oreille dure, et voyant cette infirmité, mon fils s'est mis dans la jurisprudence et il a pris soin de moi, et petit à petit il a créé cette élégante et belle propriété. Mais pour en revenir à ce que vous disiez, vous savez, poursuivit le vieillard en riant de nouveau, je dis: non, à coup sûr; vous avez raison.»

Je me demande modestement si mon extrême ingénuité m'aurait jamais mis à même de dire quelque chose qui l'aurait amusé moitié autant que cette plaisanterie imaginaire, quand j'entendis tout à coup un clic-clac dans le mur d'un côté de la cheminée, et que je vis s'ouvrir un carré montrant une petite planchette, sur laquelle on lisait:

JOHN.

Le vieillard suivait mes yeux, et s'écria d'une voix triomphante:

«Mon fils est rentré!»

Et tous deux nous nous rendîmes au pont-levis.

On aurait vraiment payé pour voir Wemmick m'adressant un salut de l'autre côté du fossé, pendant que nous aurions pu nous serrer la main par-dessus, avec la plus grande facilité. Le vieux était si enchanté de faire manœuvrer le pont-levis, que je n'offris pas de l'aider; je me tins tranquille, jusqu'au moment où Wemmick eût traversé et m'eût présenté à miss Skiffins. C'était une jeune femme qui l'accompagnait.

Miss Skiffins avait l'air d'être en bois, et ouvrait la bouche comme celui qui l'escortait. Elle pouvait avoir deux ou trois ans de moins que Wemmick, et, à juger par l'apparence, elle paraissait assez à son aise; la coupe de ses vêtements, depuis le haut de la taille, par derrière et par devant, la faisait ressembler beaucoup à un cerf-volant, et j'aurais pu trouver sa robe d'un orange un peu trop décidé et ses gants d'un vert un peu trop intense, mais elle paraissait être une excellente personne, et montrait les plus grands égards pour le vieux. Je ne fus pas longtemps à découvrir qu'elle rendait de fréquentes visites au château, car lorsque nous entrâmes, et que je complimentai Wemmick sur son ingénieux moyen de s'annoncer à son père, il me pria de fixer, pour un instant, mon attention de l'autre côté de la cheminée, et disparut. Bientôt on entendit un autre clic-clac, et un autre petit carré s'ouvrit, sur lequel on lisait:

MISS SKIFFINS.

Alors, le carré de miss Skiffins se ferma et celui de John s'ouvrit. Ensuite, miss Skiffins et John s'ouvrirent ensemble, et finalement ils se fermèrent ensemble. Lorsque Wemmick revint de faire manœuvrer ces petites mécaniques, j'exprimai toute l'admiration qu'elles m'inspiraient, et il me dit:

«Vous savez, elles sont toutes deux agréables et utiles au père, et par saint Georges, monsieur, c'est une chose digne de remarque, que de tous les gens qui viennent à cette porte, le secret de ces ressorts n'est connu que du vieux, de miss Skiffins et de moi!

—Et c'est M. Wemmick qui les a faits, ajouta miss Skiffins, de son imagination et de sa propre main.»

Miss Skiffins ôta son chapeau, mais elle garda ses gants verts pendant toute la soirée, comme un signe visible et extérieur qu'il y avait compagnie. Wemmick m'invita à aller faire un tour dans la propriété pour jouir de l'effet de l'île pendant l'hiver. Pensant qu'il agissait ainsi pour me fournir l'occasion de prendre ses sentiments de Walworth, j'en profitai aussitôt que nous fûmes sortis du château.

Ayant bien réfléchi à ce sujet, je l'abordai, comme s'il n'en avait jamais été question auparavant. J'appris à Wemmick que j'étais inquiet sur le compte d'Herbert Pocket, et je lui dis comment nous nous étions d'abord rencontrés, et comment nous nous étions battus. Je dis quelques mots en passant de la famille d'Herbert, de son caractère, de son peu de ressources personnelles, et de la pension inexacte et insuffisante qu'il recevait de son père. Je fis allusion aux avantages que j'avais tirés de sa société dans mon ignorance primitive et mon peu d'usage du monde, et j'avouai que je craignais de ne l'avoir que fort mal payé de retour, et qu'il aurait mieux réussi sans moi et mes espérances. Tenant miss Havisham à un plan très éloigné, je laissai entrevoir que j'aurais désiré prendre des arrangements avec lui pour son avenir, ayant la certitude qu'il possédait une âme généreuse, et qu'il était au-dessus de tout soupçon d'ingratitude ou de mauvais desseins.

«Pour toutes ces raisons, dis-je à Wemmick, et parce qu'il est mon compagnon et mon ami, et parce que j'ai une grande affection pour lui, je souhaiterais de faire refléter sur lui quelques rayons de ma bonne fortune, et, en conséquence, je viens demander conseil à votre expérience et à votre connaissance des hommes et des affaires, et savoir de vous comment, avec mes ressources, je pourrais assurer à Herbert un revenu réel, une centaine de livres par an, par exemple, pour le tenir en bon espoir et bon courage, et graduellement lui acheter une petite part dans quelque association.»

En concluant, je priai Wemmick de bien comprendre que je désirais tenir ce service secret, sans qu'Herbert en eût connaissance ou soupçon, et qu'il n'y avait personne autre au monde à qui je pusse demander conseil. Je terminai en posant ma main sur son épaule, et en disant:

«Je ne puis m'empêcher de me fier à vous, bien que je sache que cela vous embarrasse; mais c'est votre faute, puisque vous m'avez vous-même amené ici.»

Wemmick garda le silence pendant un moment, puis il dit avec une sorte d'élan:

«Sachez-le, monsieur Pip, je dois vous dire une chose, c'est que cela est diablement bien à vous!

—Dites que vous m'aiderez à faire le bien alors.

—Diable! répliqua Wemmick en secouant la tête, ça n'est pas mon affaire.

—Ce n'est pas non plus ici votre maison d'affaires, dis-je.

—Vous avez raison, répondit-il; vous frappez le clou sur la tête, monsieur Pip; je vais y réfléchir, si vous le voulez bien, et je pense que tout ce que vous voulez faire peut être fait petit à petit. Skiffins (c'est le frère de mademoiselle) est un comptable; je le verrai et lui dirai votre projet.

—Je vous remercie dix mille fois.

—Au contraire, dit-il, c'est à moi de vous remercier; car, bien que nous agissions strictement sous notre responsabilité privée et personnelle, on peut dire cependant qu'il reste toujours autour de nous quelques toiles d'araignée de Newgate, et cela les enlève.»

Après avoir causé quelques moments de plus, nous rentrâmes au château, où nous trouvâmes miss Skiffins en train de préparer le thé. La responsabilité du pain rôti était laissée au vieux, et cet excellent homme y mettait une telle ardeur, que ses yeux me semblaient être en danger de fondre.

Le repas que nous allions faire n'était pas seulement nominal, c'était une vigoureuse réalité. Le vieillard avait préparé une telle pyramide de rôties bourrées, que c'est à peine si je pouvais le voir par-dessus, tandis qu'il accrochait le gril au sommet de la barre supérieure de la grille à charbon de terre après les avoir enlevées et les avoir remplacées par d'autres qui commençaient à fumer. De son côté miss Skiffins brassait une telle quantité de thé que le cochon relégué dans un endroit retiré en fut fortement excité et qu'il manifesta à plusieurs reprises son désir de prendre part à la fête.

Le pavillon avait été baissé, le canon tiré à l'heure dite et je me sentais aussi séparé du reste du monde, qui n'était pas Walworth, que si le fossé avait eu trente pieds de largeur et autant de profondeur. Rien ne troublait la tranquillité du château, si ce n'est le bruit que faisaient en s'ouvrant de temps à autre John et miss Skiffins, ces petites portes semblaient en proie à quelque infirmité spasmodique et sympathique, et je me sentis mal à l'aise jusqu'à ce que j'y fusse habitué. D'après la nature méthodique des arrangements de miss Skiffins, je conclus qu'elle faisait le thé tous les dimanches soir, et je soupçonnai certaine broche classique qu'elle portait, représentant le profil d'une femme peu séduisante, avec un nez aussi mince que le premier quartier de la lune, d'être un cadeau de Wemmick.

Nous mangeâmes toutes les rôties et bûmes du thé en proportion, et il était réjouissant de voir combien après le repas nous étions tous chauds et graisseux. Le vieux surtout aurait pu passer pour un vieux chef de tribu sauvage nouvellement huilé; après un moment de repos, miss Skiffins, en l'absence de la petite servante, qui, à ce qu'il paraît, se retirait dans le sein de sa famille les après-midi du dimanche, lava les tasses à thé, comme une dame qui le fait pour s'amuser, et de manière à ne pas se compromettre vis-à-vis d'aucun de nous; puis elle remit ses gants verts, et nous nous groupâmes autour du feu. Alors Wemmick dit:

«Maintenant, vieux père, lisez-nous le journal.»

Wemmick m'expliqua, pendant que le vieux tirait ses lunettes, que c'était une vieille habitude, et que le vieillard éprouvait une satisfaction infinie à lire le journal à haute voix.

«Je ne chercherai pas de prétexte pour l'en empêcher, dit Wemmick; car il a si peu de plaisir.... Y êtes-vous, vieux père?

—J'y suis, John, j'y suis! répondit le vieillard, en voyant qu'on lui parlait.

—Faites-lui seulement un signe de tête de temps en temps, quand il quittera le journal des yeux, dit Wemmick, et il sera heureux comme un roi. Nous écoutons, vieux père.

—Très bien, John, très bien! repartit le joyeux vieillard, si content et si affairé, que c'était vraiment charmant de le voir.

Le vieillard, en lisant, me rappela la classe de la grand'tante de M. Wopsle, avec cette plaisante particularité, que sa voix semblait sortir par le trou de la serrure. Comme il avait besoin que les chandelles fussent près de lui, et comme il était toujours sur le point de brûler, soit sa tête, soit le journal, il demandait autant de surveillance qu'un moulin à poudre. Mais Wemmick était également infatigable dans sa douceur et dans sa vigilance, et le vieux continuait à lire, sans se douter des nombreux dangers dont on le sauvait à tout moment. Toutes les fois qu'il levait les yeux sur nous, nous exprimions tous le plus grand intérêt et la plus grande attention, et nous lui faisions des signes de tête jusqu'à ce qu'il continuât.

Comme Wemmick et miss Skiffins étaient assis l'un à côté de l'autre, et comme j'étais, moi, dans un coin obscur, j'observai une extension longue et graduelle de la bouche de M. Wemmick, en même temps que son bras se glissait lentement et graduellement autour de la taille de miss Skiffins. Avec le temps, je vis paraître sa main de l'autre côté de miss Skiffins; mais, à ce moment, miss Skiffins l'arrêta doucement avec son gant vert, ôta son bras, comme si c'eût été une partie de son propre vêtement, et, avec le plus grand sang-froid, le déposa sur la table devant elle. Le calme de miss Skiffins, pendant cette opération, était un des spectacles les plus remarquables que j'eusse encore vus, et on aurait presque pu croire qu'elle le faisait machinalement.

Bientôt je vis le bras de Wemmick qui recommençait à disparaître, et graduellement je le perdis de vue. Un peu après, sa bouche commença à s'élargir de nouveau. Après un intervalle d'incertitude qui, pour moi du moins, fut tout à fait fatigant et presque pénible, je vis sa main paraître de l'autre côté de miss Skiffins. Aussitôt miss Skiffins l'arrêta avec le calme d'un placide boxeur, ôta cette ceinture ou ceste, comme la première fois, et la posa sur la table. Supposant que la table était l'image du sentier de la vertu, je dois déclarer que, pendant tout le temps que dura la lecture du vieux, le bras de Wemmick s'éloigna continuellement de ce sentier, et y fut non moins continuellement ramené par miss Skiffins.

À la fin, le vieillard tomba dans un léger assoupissement. Ce fut le moment pour Wemmick de produire une petite bouilloire, un plateau et des verres, ainsi qu'une bouteille noire à bouchon de porcelaine, représentant quelque dignitaire clérical, à l'aspect rubicond et gaillard. À l'aide de tous ces ustensiles, nous eûmes tous quelque chose de chaud à boire, sans excepter le vieux, qui ne tarda pas à se réveiller. Miss Skiffins composait le mélange, et je remarquai qu'elle et Wemmick burent dans le même verre. J'étais sans doute trop bien élevé pour offrir de reconduire miss Skiffins jusque chez elle; et dans ces circonstances, je pensai que je ferais mieux de partir le premier. C'est ce que je fis, après avoir pris cordialement congé du vieillard, et passé une soirée extrêmement agréable.

Avant qu'une semaine fût écoulée, je reçus un mot de Wemmick, daté de Walworth, et m'informant qu'il espérait avoir avancé l'affaire dont nous nous étions occupés, et qu'il serait bien aise de me voir à ce sujet. Je me rendis donc de nouveau plusieurs fois à Walworth, et cependant je l'avais souvent vu et revu dans la Cité; mais nous n'ouvrions jamais la bouche sur ce sujet dans la Petite Bretagne ou ses environs. Le fait est que nous trouvâmes un jeune et honorable négociant ou courtier maritime, établi depuis peu, et qui demandait un aide intelligent, en même temps qu'un capital, et qui, dans un temps déterminé, aurait besoin d'un associé. Un traité secret fut signé entre lui et moi au sujet d'Herbert; je lui versai comptant la moitié de mes cinq cents livres, et je pris l'engagement de lui faire divers autres versements, les uns à certaines échéances sur mon revenu, les autres à l'époque où j'entrerais en possession de ma fortune. Le frère de miss Skiffins dirigea la négociation; Wemmick s'en occupa tout le temps, mais ne parut jamais.

Toute cette affaire fut si habilement conduite, que Herbert ne soupçonna pas un instant que j'y fusse pour quelque chose. Jamais je n'oublierai le visage radieux avec lequel il rentra à la maison, une certaine après-midi, et me dit comme une grande nouvelle qu'il s'était abouché avec un certain Claricker, c'était le nom du jeune marchand, et que Claricker lui avait témoigné à première vue une sympathie extraordinaire, et qu'il croyait que la chance de réussir était enfin venue. À mesure que ses espérances prenaient plus de consistance et que son visage devenait plus radieux, il dut voir en moi un ami de plus en plus affectueux; car j'eus là la plus grande difficulté à retenir des larmes de bonheur et de triomphe en le voyant si heureux. À la fin, la chose se fit, et le jour qu'il entra dans la maison Claricker, il me parla pendant toute la soirée avec l'animation du plaisir et du succès. Je pleurai alors réellement et abondamment, en allant me coucher, et en pensant que mes espérances avaient fait au moins un peu de bien à quelqu'un.

Maintenant commence à poindre un grand événement dans ma vie, et qui la fit dévier de sa route. Mais avant que je raconte, et que je passe à tous les changements qui s'ensuivirent, je dois consacrer un chapitre à Estelle. C'est bien peu accorder au sujet qui, depuis si longtemps, remplissait mon cœur.


CHAPITRE IX.

Si la vieille maison sombre qui se trouve près de la pelouse à Richmond est jamais hantée après ma mort, assurément ce sera par mon esprit. Oh! combien de fois... combien de nuits... combien de jours... mon esprit inquiet a-t-il visité cette maison quand Estelle y demeurait! Que mon corps fût n'importe où, mon âme errait, errait, errait sans cesse dans cette maison.

La dame chez laquelle on avait placé Estelle s'appelait Mrs Brandley; elle était veuve et avait une fille de quelques années plus âgée qu'Estelle. La mère paraissait jeune et la fille vieille. Le teint de la mère était rosé, celui de la jeune fille était jaune. La mère donnait dans la frivolité, la fille dans la théologie. Elles étaient dans ce qu'on appelle une bonne position; elles faisaient fréquemment des visites et recevaient un grand nombre de personnes. Je ne sais s'il subsistait entre ces dames et Estelle la moindre communauté de sentiments; mais il était convenu qu'elles lui étaient nécessaires, et qu'elle leur était nécessaire. Mrs Brandley avait été l'amie de miss Havisham, avant l'époque où cette dernière s'était retirée du monde.

Dans la maison de Mrs Brandley, comme au dehors, je souffris toutes les espèces de torture de la part d'Estelle, et à tous les degrés inimaginables. La nature de mes relations avec elle, qui me mettait dans des termes de familiarité sans me mettre dans ceux de la faveur, contribuait à me rendre fou. Elle se servait de moi pour tourmenter ses autres admirateurs; et elle usait de cette même familiarité, entre elle et moi, pour traiter avec un mépris incessant mon dévouement pour elle. Si j'avais été son secrétaire, son intendant, son frère de lait, un parent pauvre; si j'avais été son plus jeune frère ou son futur mari, je n'aurais pu me croire plus loin de mes espérances que je l'étais, si près d'elle. Le privilège de l'appeler par son nom et de l'entendre m'appeler par le mien, devint dans plus d'une occasion une aggravation de mes tourments; il rendait presque fous de dépit ses autres amants, mais je ne savais que trop qu'il me rendait presque fou moi-même.

Elle avait des admirateurs sans nombre; sans doute ma jalousie voyait un admirateur dans chacun de ceux qui l'approchaient; mais il y en avait encore beaucoup trop, sans compter ceux-là.

Je la voyais souvent à Richmond, j'entendais souvent parler d'elle en ville, et j'avais coutume de la promener souvent sur l'eau avec les Brandleys. Il y avait des pique-niques, des fêtes de jour, des spectacles, des opéras, des concerts, des soirées et toutes sortes de plaisirs, auxquels je l'accompagnais toujours, et qui étaient autant de douleurs pour moi. Jamais je n'eus une heure de bonheur dans sa société, et pourtant, pendant tout le temps que duraient les vingt-quatre heures, mon esprit se réjouissait du bonheur de rester avec elle jusqu'à la mort.

Pendant toute cette partie de notre existence, et elle dura, comme on le verra tout à l'heure, ce que je croyais alors être un long espace de temps, elle ne quitta pas ce ton froid qui dénotait que notre liaison nous était imposée; par moments seulement il y avait un soudain adoucissement dans ses paroles, ainsi que dans mes manières, et elle semblait me plaindre.

«Pip!... Pip!... dit-elle un soir en s'adoucissant un peu, pendant que nous étions retirés dans l'embrasure d'une fenêtre de la maison de Richmond, ne voudrez-vous donc jamais vous tenir pour averti?

—De quoi?...

—De moi.

—Averti de ne pas me laisser attirer par vous, est-ce là ce que vous voulez dire, Estelle?

—Ce que je veux dire? Si vous ne savez pas ce que je veux dire, vous êtes aveugle.»

J'aurais pu répliquer que l'amour avait la réputation d'être aveugle; mais par la raison que j'avais d'être toujours retenu, et ce n'était pas là la moindre de mes misères, par un sentiment qu'il n'était pas généreux à elle de m'imposer quand elle savait qu'elle ne pouvait se dispenser d'obéir à miss Havisham, je craignais toujours que cette certitude de sa part ne me plaçât d'une façon désavantageuse vis-à-vis de son orgueil et que je ne fusse cause d'une secrète rébellion dans son cœur.

«Dans tous les cas, dis-je, je n'ai reçu d'autre avertissement que celui-ci; car vous-même m'avez écrit de me rendre près de vous.

—C'est vrai,» dit Estelle avec ce sourire indifférent et froid qui me glaçait toujours.

Après avoir regardé un instant au dehors dans le crépuscule, elle continua:

«Miss Havisham désire m'avoir une journée à Satis House; vous pouvez m'y conduire et me ramener si vous le voulez. Elle préfèrerait que je ne voyageasse pas seule, et elle refuse de recevoir ma femme de chambre, car elle a horreur de s'entendre adresser la parole par de telles gens. Pouvez-vous me conduire?

—Si je puis vous conduire, Estelle!...

—Vous le pouvez?... Alors, ce sera pour après-demain, si vous le voulez bien; vous payerez tous les frais de ma bourse. Voilà les conditions de votre voyage avec moi.

—Et je dois obéir?» dis-je.

Ce fut la seule invitation que je reçus pour cette visite, de même que pour toutes les autres. Miss Havisham ne m'écrivait jamais, et je n'avais seulement jamais vu son écriture. Nous partîmes le surlendemain, et nous la trouvâmes dans la chambre où je l'avais vue la première fois. Il est inutile d'ajouter qu'il n'y avait aucun changement à Satis House.

Miss Havisham fut encore plus terriblement affectueuse avec Estelle qu'elle ne l'avait été la dernière fois que je les avais vues ensemble. Je dis le mot avec intention, car il y avait positivement quelque chose de terrible dans l'énergie de ses regards et de ses embrassements. Elle mangeait des yeux la beauté d'Estelle, elle mangeait ses paroles, elle mangeait ses gestes, elle mordait ses doigts tremblants, comme si elle eût dévoré la belle créature qu'elle avait élevée.

Puis d'Estelle, elle reportait les yeux sur moi avec un regard inquisiteur, qui semblait fouiller dans mon cœur et sonder ses blessures.

«Comment agit-elle avec vous, Pip?... Comment agit-elle avec vous?...» me demanda-t-elle encore avec son ton brusque et sec de sorcière, même en présence d'Estelle.

Quand, le soir, nous fûmes assis devant son feu brillant, elle fut encore plus pressante. Alors, tenant la main d'Estelle, passive sous son bras et serrée dans la sienne, elle lui arracha, à force de lui rappeler le contenu de ses lettres, les noms et les conditions des hommes qu'elle avait fascinés; et tout en s'étendant sur ce sujet, avec l'ardeur d'un esprit malade et mortellement blessé, miss Havisham posa son autre main sur sa canne, appuya son menton dessus, et me dévisagea avec ses yeux pâles et brillants. C'était un véritable spectre.

Je vis par tout cela, tout malheureux que j'en étais, et malgré le sens amer de dépendance et même de dégradation que cela éveillait en moi, qu'Estelle était destinée à assouvir la vengeance de miss Havisham sur les hommes, et qu'elle ne me serait pas donnée avant qu'elle ne l'eût satisfaite pendant un certain temps. Je voyais en cela la raison pour laquelle elle m'avait été destinée d'avance. En l'envoyant pour séduire, tourmenter et faire le mal, miss Havisham avait la maligne assurance qu'elle était hors de l'atteinte de tous les admirateurs, et que tous ceux qui parieraient sur ce coup étaient sûrs de perdre. Je vis en cela que moi aussi j'étais tourmenté par une perversion d'ingénuité, quoique le prix me fût réservé. Je vis en cela la raison pour laquelle on me tenait à distance si longtemps, et la raison pour laquelle on me tenait à distance si longtemps, et la raison pour laquelle mon tuteur refusait de se compromettre par la connaissance formelle d'un tel plan. En un mot, je vis en cela miss Havisham telle que je l'avais vue la première fois, et telle que je la voyais devant mes yeux, et je vis en tout cela comme l'ombre de la sombre et malsaine maison dans laquelle sa vie était cachée au soleil.

Les bougies qui éclairaient cette chambre étaient placées dans les branches de candélabres fixées au mur; elles étaient très élevées et brûlaient avec cette tristesse calme d'une lumière artificielle, dans un air rarement renouvelé. En regardant la pâle lueur qu'elles répandaient, en voyant la pendule arrêtée et les vêtements de noces de miss Havisham flétris, épars sur la table et à terre; en voyant l'horrible figure de miss Havisham, avec son ombre fantastique, que le feu projetait agrandie sur le mur et sur le plafond, je reconnus en toute chose la confirmation de l'explication à laquelle mon esprit s'était arrêté, répétée de mille manières et retombant sur moi. Mes pensées pénétrèrent dans la grande chambre, de l'autre côté du palier, où la table était servie; et je vis la même explication écrite dans les toiles d'araignée amoncelées sur tout, dans la marche des araignées sur la nappe, dans les traces des souris qui rentraient, leurs petits cœurs tout en émoi, derrière les panneaux, et dans les groupes des insectes sur le plancher, aussi bien que dans leur manière d'avancer ou de s'arrêter.

Il arriva, à l'occasion de cette visite, que quelques mots piquants s'élevèrent entre Estelle et miss Havisham. C'était la première fois que je voyais une discussion entre elles.

Nous étions assis près du feu, comme je l'ai dit tout à l'heure. Miss Havisham tenait encore le bras d'Estelle passé sous le sien, et elle serrait encore la main d'Estelle dans la sienne, quand Estelle essaya peu à peu de se dégager. Elle avait montré plus d'une fois une impatience hautaine, et avait plutôt enduré cette furieuse affection qu'elle ne l'avait acceptée ou rendue.

«Comment! dit miss Havisham en jetant sur elle ses yeux étincelants, vous êtes fatiguée de moi?

—Je ne suis qu'un peu fatiguée de moi-même, répondit Estelle en dégageant son bras, et en s'approchant de la grande cheminée, où elle resta les yeux fixés sur le feu.

—Dites la vérité, ingrate que vous êtes! s'écria miss Havisham en frappant avec colère le plancher de sa canne; vous êtes fatiguée de moi!»

Estelle, avec un grand calme, leva les yeux sur elle, puis elle les rabaissa sur le feu; son corps gracieux et son charmant visage exprimaient une froide impassibilité devant la colère de l'autre, qui était presque cruelle.

«Cœur de pierre! s'écria miss Havisham, cœur froid!... froid!...

—Quoi!... dit Estelle en conservant son attitude d'indifférence pendant qu'elle s'appuyait contre la cheminée, et en ne remuant que les yeux, vous me reprochez d'être froide?... vous!...

—Ne l'êtes-vous pas? repartit fièrement miss Havisham.

—Vous devriez savoir, dit Estelle, que je suis ce que vous m'avez faite; prenez-en toutes les louanges et tout le blâme; prenez-en tout le succès et tout l'insuccès: en un mot, prenez-moi.

—Oh! regardez-la! regardez-la!... s'écria miss Havisham avec amertume; regardez-la! si dure, si ingrate, dans la maison même où elle a été élevée... où je l'ai pressée sur cette poitrine brisée, alors qu'elle saignait encore, et où je lui ai prodigué des années de tendresse!

—Du moins je n'ai pas pris part au contrat, dit Estelle, car si je savais marcher et parler quand on le fit, c'était tout ce que je pouvais faire. Mais que voulez-vous dire? Vous avez été très bonne pour moi, et je vous dois tout.... Que voudriez-vous?

—Votre affection, répliqua l'autre.

—Vous l'avez.

—Je ne l'ai pas, dit miss Havisham.

—Ma mère adoptive, répliqua Estelle sans perdre la grâce aisée de son attitude, sans élever la voix comme faisait l'autre, sans céder jamais ni à la tendresse, ni à la colère; ma mère adoptive, je vous ai dit que je vous dois tout.... Tout ce que je possède est à vous, tout ce que vous m'avez donné, vous pouvez le reprendre. Au delà je n'ai rien, et si vous me demandez de vous rendre ce que vous ne m'avez jamais donné, mon devoir et ma reconnaissance ne peuvent faire l'impossible.

—Ne lui ai-je jamais donné d'affection? s'écria miss Havisham en se tournant vers moi avec fureur. Ne lui ai-je jamais donné une affection brûlante, pleine de jalousie en tout temps, et de douleur cuisante, quand elle me parle ainsi! Qu'elle dise que je suis folle!... qu'elle dise que je suis folle....

—Pourquoi vous appellerai-je folle, repartit Estelle, moi plus que les autres? Est-il quelqu'un au monde qui sache vos projets à moitié aussi bien que moi?... est-il quelqu'un au monde qui sache à moitié aussi bien que moi quelle mémoire nette vous avez?... Moi qui suis restée au même foyer, sur ce petit tabouret qui est encore à côté de vous, à apprendre vos leçons et à lire dans vos yeux, quand votre visage m'étonnait et m'effrayait.

—Leçons et moments bientôt oubliés!... gémit miss Havisham, leçons et moments bien oubliés!...

—Non pas oubliés, repartit Estelle, non pas oubliés, mais recueillis dans ma mémoire.... Quand m'avez-vous trouvée sourde à vos enseignements? quand m'avez-vous trouvée inattentive à vos leçons?... quand m'avez-vous vue laisser pénétrer ici, dit-elle, en appuyant la main sur son cœur, quelque chose que vous en aviez exclu?... Soyez juste envers moi.

—Si fière!... si fière!... gémit miss Havisham en rejetant ses cheveux gris à l'aide de ses deux mains.

—Qui m'a appris à être fière? répondit Estelle, qui me vantait quand j'apprenais ma leçon?...

—Si dure!... si dure!... gémit miss Havisham avec le même mouvement.

—Qui m'a appris à être dure? repartit Estelle; qui me comblait d'éloges quand j'apprenais ma leçon?...

—Mais être fière et dure envers moi!... cria miss Havisham en étendant ses bras, Estelle!... Estelle!... Estelle!... être fière et dure envers moi!...»

Estelle la considéra pendant un moment avec une sorte d'étonnement calme, mais sans être autrement troublée. Quand ce moment fut passé, elle reporta ses yeux sur le feu.

«Je ne puis comprendre, dit-elle en levant les yeux après un silence, pourquoi vous êtes si peu raisonnable quand je viens vous voir après une aussi longue séparation. Je n'ai jamais oublié vos malheurs et leurs causes; je ne vous ai jamais été infidèle, ni à vos enseignements non plus; je n'ai jamais montré de faiblesse dont je puisse me repentir.

—Serait-ce donc de la faiblesse que de me rendre mon amour? s'écria miss Havisham; mais oui... oui... elle l'appellerait ainsi!

—Je commence à comprendre, dit Estelle comme en se parlant à elle-même, après une seconde minute d'étonnement calme, et à deviner presque comment cela s'est fait: si vous eussiez élevé votre fille adoptive, dans la sombre retraite de cet appartement, sans jamais lui laisser voir qu'il existait quelque chose comme la lumière du soleil, à laquelle elle n'avait jamais vu une seule fois votre visage; si vous eussiez fait cela et qu'ensuite, dans un but quelconque, vous eussiez voulu lui faire comprendre la lumière et tout ce qui s'y rattache, vous eussiez été désappointée et mécontente...»

Miss Havisham, sa tête dans sa main, faisait entendre des gémissements étouffés et se balançait sur sa chaise, mais ne faisait pas de réponse.

«Ou, dit Estelle, ce qui eût été plus naturel, si vous lui eussiez appris, dès que vous avez vu poindre son intelligence, avec votre extrême énergie et votre puissance, qu'il existait quelque chose comme la lumière, mais que cette chose devait être son ennemie, sa destructrice, et qu'elle devait toujours se détourner d'elle, car puisqu'elle vous avait flétrie elle ne manquerait pas de la flétrir aussi... si vous eussiez fait cela, et qu'après, dans un but quelconque, vous eussiez voulu l'exposer naturellement à la lumière et qu'elle n'eût pu la supporter, vous eussiez été désappointée et mécontente?...»

Miss Havisham écoutait ou semblait écouter, car je ne pouvais voir son visage; mais elle ne fit pas encore de réponse.

«Ainsi, dit Estelle, il faut me prendre telle qu'on m'a faite.... Les qualités ne sont pas les miennes et les défauts ne sont pas davantage les miens, mais les deux réunis font un ensemble qui est moi.»

Miss Havisham gisait sur le plancher, je sais à peine comment, au milieu des débris fanés de ses habits de fiancée qui le jonchaient. Je profitai de ce moment—j'en avais cherché un dès le début—pour quitter l'appartement, après avoir recommandé par un geste à Estelle de prendre soin de miss Havisham. Quand je sortis, Estelle était encore debout devant la grande cheminée, exactement comme elle était restée pendant toute cette scène.

Les cheveux de miss Havisham étaient épars sur le plancher, parmi les restes de ses vêtements de mariée. C'était un spectacle navrant à contempler.

Aussi est-ce le cœur oppressé que je marchai pendant une heure et plus à la lueur des étoiles, dans la cour, dans la brasserie et dans le jardin en ruines. Quand à la fin j'eus le courage de revenir dans la chambre, je trouvai Estelle assise aux genoux de miss Havisham, faisant quelques points à l'un de ces vieux objets de toilette qui tombaient en pièces, et qui m'ont souvent rappelé depuis les guenilles fanées des vieilles bannières que j'ai vues pendues dans les cathédrales. Ensuite, Estelle et moi nous jouâmes aux cartes comme autrefois; seulement, nous étions forts maintenant, et nous jouions aux jeux français. La soirée se passa ainsi, et je gagnai mon lit.

Je couchai dans le bâtiment séparé, de l'autre côté de la cour. C'était la première fois que je couchais à Satis Hous, et le sommeil refusa de venir me visiter. Mille fois je vis miss Havisham. Elle était tantôt d'un côté de mon oreiller, tantôt de l'autre, au pied du lit, à la tête, derrière la porte entr'ouverte du cabinet de toilette, dans le cabinet de toilette, dans la chambre au-dessus, dans la chambre au-dessous... partout. À la fin, quand la nuit lente à passer, atteignit deux heures, je sentis que je ne pouvais plus absolument supporter de rester couché en ce lieu et qu'il valait mieux me lever. Je me levai donc, je m'habillai, et, traversant la cour, je passai par le long couloir en pierres, avec l'intention de gagner la cour extérieure et de m'y promener pour tâcher de soulager mon esprit. Mais je ne fus pas plutôt dans le couloir que j'éteignis ma lumière, car je vis miss Havisham s'y promener comme un fantôme, en faisant entendre un faible cri. Je la suivis à distance, et je la vis monter l'escalier. Elle tenait à la main une chandelle qu'elle avait sans doute prise dans l'un des candélabres de sa chambre. C'était vraiment fantastique à contempler à la lumière. Étant resté au bas de l'escalier, je sentais l'air renfermé de la salle du festin, sans pouvoir voir miss Havisham ouvrir la porte, et je l'entendais marcher là, puis retourner à sa chambre, et revenir dans la première pièce sans jamais cesser son petit cri. Un moment après, j'essayai dans l'obscurité de sortir ou de retourner sur mes pas, mais je ne pus faire ni l'un ni l'autre, jusqu'à ce que quelques rayons de lumière pénétrant à l'intérieur me permissent de voir où je posais les mains. Pendant tout le temps que je mis à descendre l'escalier, j'entendais ses pas, je voyais la lumière passer au-dessus, et j'entendais sans cesse son petit cri.

Avant notre départ, le lendemain, il ne fut plus question du différend qui s'était élevé entre elle et Estelle, et il n'en fut plus jamais question dans aucune autre occasion. Il y eut cependant quatre occasions semblables, si je m'en souviens bien. Je n'ai jamais non plus remarqué le moindre changement dans les manières de miss Havisham vis-à-vis d'Estelle, si ce n'est qu'il y avait quelque chose comme de la crainte mêlée à sa tendresse emportée.

Il m'est impossible de tourner cette première page de ma vie, sans y mettre le nom de Bentley Drummle; sans cela, c'est avec joie que je n'en parlerais pas.

En une certaine occasion, le club des Pinsons était réuni en grand nombre; les bons sentiments roulaient comme de coutume, c'est-à-dire que personne ne s'accordait; le pinson-président rappelait le Bocage à l'ordre. Drummle n'avait pas encore porté de toast à une dame, ainsi que le voulait la constitution de la société, et c'était le tour de cette brute ce jour-là. Il m'avait semblé le voir me narguer de son vilain rire, pendant que les carafes circulaient; comme il n'y avait aucune sympathie entre nous, cela pouvait bien être et ne m'étonnait pas: mais quelle fut ma surprise et mon indignation quand il invita la compagnie à porter un toast à Estelle!

«Estelle, qui? dis-je.

—Qu'est-ce que cela vous fait? repartit Drummle.

—Estelle, d'où? dis-je. Vous êtes obligé de le dire.»

Et, de fait, il était obligé de le dire, en sa qualité de Pinson.

«De Richmond, messieurs, dit Drummle, et c'est une beauté sans égale.

—Est-ce qu'il sait ce que c'est qu'une beauté sans égale, ce misérable idiot? dis-je à l'oreille d'Herbert.

—Je connais cette dame, dit Herbert par-dessus la table, quand on eut fait honneur au toast.

—Vraiment? dit Drummle, ô Seigneur!»

C'était la seule réplique, à l'exception du bruit des verres et des assiettes que cette épaisse créature était capable de faire, mais j'en fus tout aussi irrité que si elle eût été pétrie d'esprit. Je me levai aussitôt de ma place, et dis que je ne pouvais m'empêcher de regarder comme une impudence de la part de l'honorable «pinson de venir devant le Bocage,»—nous nous servions fréquemment de cette expression, «venir devant le Bocage» comme d'une tournure parlementaire convenable;—devant le Bocage, proposer la santé d'une dame sur le compte de laquelle il ne savait rien du tout. Là-dessus, M. Drummle se leva et demanda ce que je voulais dire par ces paroles. Ce à quoi je répondis, sans plus d'explications, que sans doute il savait où l'on me trouvait.

Si après cela il était possible, dans un pays chrétien, de se passer de sang, était une question sur laquelle les pinsons n'étaient pas d'accord le débat devint même si vif, qu'au moins six des plus honorables membres dirent à six autres, pendant la discussion, que sans doute ils savaient où on les trouvait. Cependant il fut décidé à la fin, le Bocage était une cour d'honneur, que si M. Drummle apportait le plus léger certificat de la dame, constatant qu'il avait l'honneur de la connaître, M. Pip exprimerait ses regrets comme gentleman et comme pinson, de s'être laissé emporter à une ardeur qui.... On convint que la pièce devait être produite le lendemain, dans la crainte que notre honneur se refroidît pendant le délai; et, le lendemain, Drummle arriva avec un petit mot poli de la main d'Estelle, dans lequel elle avouait qu'elle avait eu l'honneur de danser plusieurs fois avec lui. Cela ne me laissait d'autre ressource que de regretter de m'être laissé emporter par une ardeur qui... et surtout de répudier comme insoutenable l'idée qu'on pouvait me trouver quelque part. Drummle et moi, nous restâmes à nous regarder l'un l'autre, sans rien dire pendant l'heure que dura la contestation dans laquelle le Bocage était engagé. Finalement, on déclara que la motion tendant à la reprise du bon accord était votée à une immense majorité.

J'en parle ici légèrement, mais ce ne fut pas une petite affaire pour moi, car je ne puis exprimer exactement quelle peine je ressentis en pensant qu'Estelle montrât la moindre faveur à un individu si méprisable, si lourd, si maladroit, si stupide et si inférieur. À l'heure qu'il est, je crois pouvoir attribuer à quelque pur sentiment de générosité et de désintéressement, qui se mêlait à mon amour pour elle, d'avoir pu endurer l'idée qu'elle s'appuyait sur cet animal. Sans doute, j'aurais souffert de n'importe quelle préférence, mais un objet plus digne m'aurait causé une autre espèce de tristesse et un degré de chagrin différent.

Il me fut facile de découvrir, et je découvris bientôt que Drummle avait commencé ses assiduités auprès d'elle, et qu'elle lui avait permis d'agir ainsi. Pendant un certain temps, il fut toujours à sa poursuite, et lui et moi, nous nous rencontrions chaque jour, et il s'obstinait d'une façon stupide, et Estelle le retenait, soit en l'encourageant, soit en le décourageant, tantôt le flattant presque, tantôt le méprisant ouvertement, quelquefois ayant l'air de le connaître très bien, d'autres fois se souvenant à peine qui il était.

L'araignée, comme l'appelait M. Jaggers, était accoutumée à attendre, et elle avait la patience de sa race. Ajoutez à cela qu'il avait une confiance stupide dans son argent et dans la haute position de sa famille qui, quelquefois, lui était d'un grand secours, en lui tenant lieu de concentration et de but déterminé. Ainsi l'araignée, tout en épiant de près Estelle, épiait plusieurs insectes plus brillants, et souvent elle se détortillait et tombait à propos sur une autre proie.

À un certain bal, à Richmond, il y avait alors des bals presque partout, où Estelle avait éclipsé toutes les autres beautés, cet absurde Drummle s'attacha tellement à elle, et avec tant de tolérance de sa part, que je résolus d'en dire quelques mots à Estelle. Je saisis la première occasion qui se présenta. Ce fut pendant qu'elle attendait Mrs Brandley pour s'en aller. Elle était assise seule au milieu des fleurs, prête à partir. J'étais avec elle, car presque toujours je les conduisais dans ces réunions, et je les ramenais jusque chez elles.

«Êtes-vous fatiguée, Estelle?

—Assez, Pip.

—Vous devez l'être.

—Dites plutôt que je ne devrais pas l'être, car j'ai à écrire ma lettre pour Satis House avant de me coucher.

—Pour en revenir à votre triomphe de ce soir, dis-je, c'est assurément un très pauvre triomphe, Estelle.

—Que voulez-vous dire?... Je ne sais pas s'il y a eu quelque triomphe ce soir.

—Estelle, dis-je, jetez les yeux sur cet individu qui nous regarde dans le coin là-bas.

—Pourquoi le regarderais-je? répondit Estelle en fixant les yeux sur moi au lieu de le regarder. Qu'y a-t-il dans cet individu du coin là-bas, pour me servir de vos paroles, que j'aie besoin de voir?

—En effet, c'est justement la question que je voulais vous faire, car il a voltigé autour de vous pendant toute la soirée.

—Les papillons de nuit et toutes sortes de vilaines bêtes, répondit Estelle en jetant un regard de son côté, voltigent autour d'une chandelle allumée: la chandelle peut-elle l'empêcher?

—Non, dis-je; mais Estelle ne peut-elle l'empêcher, elle?...

—Eh bien, dit-elle en riant, après un moment, peut-être... oui... comme vous voudrez....

—Mais, Estelle, laissez-moi parler. Cela me rend malheureux de vous voir encourager un homme aussi généralement méprisé que Drummle.... Vous savez qu'il est méprisé?

—Eh bien? dit-elle.

—Vous savez qu'il est commun au dedans comme au dehors; que c'est un individu d'un mauvais caractère, bas et stupide.

—Eh bien? dit-elle.

—Vous savez qu'il n'a d'autre recommandation que son argent et une ridicule lignée d'ancêtres insignifiants, n'est-ce pas?

—Eh bien?» dit-elle encore.

Et chaque fois qu'elle disait ce mot, elle ouvrait ses jolis yeux plus grands.

Afin de vaincre la difficulté et de me débarrasser de ce monosyllabe, je m'en emparai et dis avec chaleur:

«Eh bien! cela me rend malheureux.»

En ce moment, si j'avais pu croire qu'elle favorisât Drummle avec l'idée de me rendre malheureux, moi, j'aurais eu le cœur moins navré; mais, selon sa manière habituelle, elle me mit si entièrement hors de la question, que je ne pouvais rien croire de la sorte.

«Pip, dit Estelle en promenant ses yeux autour de la chambre, ne vous effrayez pas de cet effet sur vous, cela peut avoir le même effet sur d'autres, et peut-être faut-il que ce soit ainsi, cela ne vaut pas la peine de discuter.

—Oui, dis-je, parce que je ne peux pas supporter qu'on dise: Elle répand ses grâces et ses charmes sur un rustre, le plus vil de tous.

—Je puis bien le supporter, moi, dit Estelle.

—Oh! ne soyez pas si fière, Estelle et si inflexible.

—Il m'appelle fière et inflexible, dit Estelle en ouvrant ses mains, et il me reproche de m'abaisser pour un rustre!

—Sans doute vous le faites! dis-je un peu vivement; car je vous ai vue lui adresser des regards et des sourires, ce soir même, comme jamais vous ne m'en adressez à moi.

—Voulez-vous donc, dit Estelle, en se tournant tout à coup avec un regard fixe et sérieux, sinon fâché, que je vous trompe et que je vous tende des pièges!

—Le trompez-vous et lui tendez-vous des pièges, Estelle?

—Oui, à lui et à beaucoup d'autres, à tous, excepté à vous. Voici Mrs Brandley, je n'en dirai pas davantage...»


Et maintenant que j'ai rempli ce chapitre du sujet qui remplissait aussi mon cœur et le fait souffrir encore, je passe à l'événement qui me menaçait depuis longtemps, événement qui avait commencé à se préparer avant que je susse qu'il y avait une Estelle au monde, et dans les jours où son intelligence de baby commençait à être faussée par les principes destructifs de miss Havisham.

Dans le conte oriental, la lourde dalle qui doit un jour tomber sur le trône dans l'enivrement de la victoire, est lentement extraite de la carrière; le souterrain que doit traverser la corde pour amener ce gros bloc à sa place est lentement creusé à travers plusieurs lieues de roc; la pierre est lentement soulevée et fixée à la voûte; la corde y est passée et tirée lentement à travers la voie creusée jusqu'au grand anneau de fer. Tout est prêt après des peines infinies, et, l'heure arrivée, le sultan est éveillé dans le silence de la nuit, et la hache aiguisée qui doit séparer la corde du grand anneau de fer est dans sa main, il en frappe un coup, la corde est coupée, s'en va au loin, et la voûte tombe. De même pour moi: tout ce qui de près ou de loin devait concourir au dénoûment inévitable, avait été accompli. En un instant le coup fut frappé, et le faîte de mes belles illusions s'écroula sur moi!


CHAPITRE X.

J'avais vingt-trois ans, et pas un seul mot n'était venu m'éclairer sur mes espérances, et mon vingt-troisième anniversaire était passé depuis une semaine. Il y avait plus d'un an que nous avions quitté l'Hôtel Barnard. Nous habitions dans le quartier du Temple, nos chambres donnaient sur la rivière.

M. Pocket et moi nous avions depuis quelque temps cessé nos relations primitives, bien que nous continuassions à être dans les meilleurs termes. Malgré mon inhabileté à m'occuper de quelque chose, inhabileté qui venait, je l'espère, de la manière incomplète et irrégulière avec laquelle je disposais de mes ressources, j'avais du goût pour la lecture, et je lisais régulièrement un certain nombre d'heures par jour. L'affaire d'Herbert allait de mieux en mieux, et tout continuait à marcher pour moi, comme je l'ai dit à la fin du dernier chapitre.

Les affaires d'Herbert l'avaient envoyé à Marseille. J'étais seul, et je me trouvais tout triste d'être seul. Découragé et inquiet, espérant depuis longtemps que le lendemain ou la semaine suivante éclairerait ma route, et depuis longtemps toujours désappointé, je ressentais avec tristesse l'absence du joyeux visage et de la réplique toujours prête de mon ami.

Il faisait un temps affreux, orageux et humide, et la boue, la boue, l'affreuse boue était épaisse dans toutes les rues. Depuis plusieurs jours, un immense voile de plomb s'était appesanti sur Londres, venant de l'Est, et il s'étendait sans cesse, comme si dans l'Est il y avait une éternité de nuages et de vents. Si furieuses avaient été les bouffées de la tempête, que les hautes constructions de la ville avaient eu le plomb arraché de leurs toitures. Dans la campagne, des arbres avaient été déracinés et des ailes de moulin emportées. De tristes nouvelles arrivaient de la côte, on annonçait des naufrages et des morts. De violentes pluies avaient accompagné ces rafales de vent. Le jour qui finissait, au moment où je m'asseyais pour lire, avait été le plus terrible de tous.

Des changements ont été faits dans cette partie du Temple depuis cette époque, et il ne présente pas aujourd'hui l'aspect isolé qu'il avait alors, il n'est pas non plus aussi exposé à la rivière. Nous demeurions au dernier étage, et le vent, en remontant la rivière, faisait trembler notre maison cette nuit-là, comme des décharges de canon ou les brisants de la mer. Quand la pluie s'en mêla et vint fouetter contre les fenêtres, je pensai, en levant les yeux et en les voyant remuer, que j'aurais pu facilement me figurer être dans un phare battu par l'orage. Par moments, la fumée retombait dans la cheminée, comme si elle ne pouvait se décider à sortir par un temps pareil, et quand j'ouvris les portes pour regarder dans l'escalier, je vis que les lampes étaient éteintes, et quand je reformais un abat-jour de mes mains pour regarder à travers les fenêtres noires (il était impossible de les ouvrir si peu que ce fût), je vis que les lampes de la cour l'étaient également, et les réverbères, sur les ponts et sur les quais, vacillaient, et les feux de charbon dans les bateaux, sur la rivière, étaient emportés par le vent, comme des éclats de fer rouge dans la pluie.

Je lisais, ayant ma montre posée devant moi sur la table, et m'étais proposé de fermer mon livre à onze heures, comme d'habitude. J'entendis Saint-Paul et toutes les églises de la Cité, les unes avant, les unes en même temps, les autres après, sonner cette heure. Le son luttait contre le vent, qui l'entrecoupait, et j'écoutais cette lutte, quand soudain j'entendis des pas dans l'escalier.

Je ne sais quel mouvement d'inexplicable folie me fit tressaillir, et trouver un affreux rapport entre ces pas et celui de ma sœur morte... mais, peu importe: cela se passa aussitôt. J'écoutai de nouveau, et j'entendis le bruit des pas qui se rapprochait. Me souvenant alors que les lampes de l'escalier étaient éteintes, je pris la mienne et sortis sur le carré. Celui qui montait s'était arrêté en voyant ma lampe, car tout était tranquille.

«Il y a quelqu'un en bas, n'est-ce pas? criai-je en cherchant à voir.

—Oui, répondit une voix sortant de l'obscurité.

—À quel étage allez-vous?

—Au dernier, chez M. Pip.

—C'est mon nom.... Vous ne m'apportez pas de mauvaises nouvelles?

—Non, aucune mauvaise nouvelle,» répondit la voix.

Et l'homme continua à monter.

Je me tenais sur l'escalier avec ma lampe au dehors de la rampe, et il passa bientôt sous sa lumière. C'était une lampe à abat-jour, faite pour n'éclairer que le livre, et son cercle de lumière était très restreint, de sorte que l'homme qui montait l'escalier ne fit qu'y apparaître un moment et rentrer aussitôt dans l'obscurité. Mais ce moment m'avait suffi pour voir un visage qui m'était étranger, et qui me regardait d'un air satisfait et heureux de me voir.

Changeant la lampe de place à mesure que l'homme avançait, je vis qu'il était chaudement, mais grossièrement vêtu, comme quelqu'un qui a l'habitude de voyager sur mer; qu'il avait de long cheveux gris, qu'il pouvait avoir environ soixante ans, que c'était un homme robuste et solide sur ses jambes, et qu'il était bruni et endurci par les injures du temps. Lorsqu'il arriva à l'avant-dernière marche, et que la lumière de ma lampe nous éclaira tous les deux, je vis avec une sorte d'étonnement stupide qu'il me tendait ses deux mains.

«Que voulez-vous, je vous prie? lui demandai-je.

—Ce que je veux, reprit-il. Ah! oui... je vais vous le dire, si vous le permettez.

—Voulez-vous entrer?...

—Oui, répondit-il; je désire entrer, monsieur.»

Je lui avais fait cette question d'une façon peu hospitalière, car j'étais encore sous l'impression de la joie et de la satisfaction qui brillaient sur son visage lorsqu'il m'avait reconnu, et je m'imaginais que cela semblait impliquer qu'il s'attendait à m'y voir répondre. Je le conduisis dans la chambre que je venais de quitter, et, ayant posé la lampe sur la table, je lui demandai le plus poliment possible de vouloir bien s'expliquer.

Il regarda autour de lui d'un air vraiment étrange, d'un air de plaisir extrême, comme s'il avait quelque raison de s'intéresser aux choses qu'il admirait; puis il ôta son chapeau et un pardessus d'étoffe grossière. Alors, je vis que sa tête était chauve et ridée, et que ses longs cheveux gris poussaient seulement sur les côtés; mais je ne voyais rien qui me l'expliquât le moins du monde, au contraire. Un moment après, je le vis qui me tendait encore une fois ses deux mains.

Que voulez-vous dire?» demandai-je, supposant que c'était un fou.

Il cessa un instant de me regarder, et passa lentement sa main droite sur sa tête.

«C'est un grand désappointement pour un homme, dit-il d'une voix rude et cassée, qui a désiré si longtemps ce moment et qui est venu de si loin.... Mais il ne faut pas vous blâmer pour cela, ni blâmer personne de nous. Je vais parler dans une demi-minute.... Donnez-moi une demi-minute, s'il vous plaît.»

Il s'assit dans une chaise placée devant le feu, et se couvrit le front de sa large main calleuse. Je le regardais avec attention, et je me reculais un peu pour le voir à distance; mais je ne le reconnaissais pas.

«Il n'y a personne ici, n'est-ce pas? dit-il en regardant par-dessus son épaule, n'est-ce pas?

—Pourquoi, vous qui m'êtes étranger et qui entrez pour la première fois chez moi, à pareille heure, pourquoi me faites-vous cette question? lui dis-je.

—Vous êtes un malin, répondit-il en secouant la tête avec un ton d'affection que je ne pouvais comprendre et qui m'exaspérait. Je suis bien aise que vous soyez devenu malin! Mais n'essayez pas de me tromper, vous seriez fâché de l'avoir fait.»

J'abandonnai l'intention qu'il avait devinée, car je venais à ce moment de le reconnaître! Je ne pouvais me rappeler aucun de ses traits, et pourtant je le reconnaissais! Car si le vent et la pluie avaient chassé les années qui s'étaient écoulées depuis et dispersé tous les objets qui nous entouraient lors de notre rencontre, pour nous ramener au cimetière où nous nous étions rencontrés, dans des situations bien différentes, je n'aurais pas pu reconnaître mon forçat plus distinctement que je le reconnaissais, en le voyant assis dans le fauteuil près du feu. Il n'était pas nécessaire qu'il tirât une lime de sa poche et qu'il me la montrât... qu'il ôtât le mouchoir de son cou pour le rouler autour de sa tête... il n'était pas nécessaire qu'il se serrât avec ses deux bras et qu'il fît en frissonnant le tour de la chambre, en se retournant vers moi pour tâcher de se faire reconnaître.... Je l'avais reconnu avant qu'il ne m'aidât par aucun de ces signes, bien qu'un instant auparavant je n'eusse pas le moindre soupçon sur son identité.

Il revint à l'endroit où je me trouvais, et il me tendit encore ses deux mains. Ne sachant que faire, car dans mon étonnement j'avais perdu mon sang-froid, je lui abandonnai mes mains avec répugnance. Il les serra cordialement, les porta à ses lèvres, les baisa et les retint encore.

«Vous avez noblement agi, mon cher ami, dit-il; brave Pip!... Et je ne l'ai jamais oublié!»

Il fit un mouvement comme s'il allait m'embrasser, mais je posai une main sur sa poitrine et je le repoussai.

«Arrêtez! dis-je, modérez-vous! Si vous êtes reconnaissant de ce que j'ai fait pour vous quand je n'étais qu'un enfant, j'espère que, pour me montrer votre reconnaissance, vous avez modifié votre genre de vie. Si vous êtes venu ici pour me remercier, cela n'était pas nécessaire. Cependant vous m'avez découvert, il doit y avoir quelque chose de bon dans le sentiment qui vous a conduit ici, et je ne vous repousserai pas, mais assurément vous devez comprendre que je...»

Mon attention était tellement éveillée par la singularité de ses regards fixés sur moi, que les mots moururent sur mes lèvres.

«Vous disiez, fit-il observer quand nous nous fûmes toisés en silence, qu'assurément je dois comprendre... que dois-je assurément comprendre?

—Que je ne puis désirer renouveler connaissance avec vous, dans les circonstances différentes dans lesquelles je me trouve. Je suis aise de croire que vous vous êtes repenti, et que vous êtes devenu meilleur... je suis aise de vous le dire... je suis aise que vous ayez pensé que je méritais d'être remercié et que vous soyez venu me remercier; mais nos routes dans la vie sont différentes. Cependant vous êtes mouillé et vous paraissez fatigué, voulez-vous boire quelque chose avant de partir?»

Il avait replacé son mouchoir à son cou, et n'avait cessé de m'observer en en mordant un long bout.

«Je pense, répondit-il en conservant le bout du mouchoir dans sa bouche, et sans cesser de m'observer, que je veux bien boire, merci, avant de m'en aller.»

Il y avait un plateau tout prêt sur un des bouts de la table; je l'approchai du feu et lui demandai ce qu'il voulait boire. Il toucha l'une des bouteilles, sans regarder ni parler, et je lui fis un grog chaud au rhum. J'essayai, en le préparant, d'empêcher ma main de trembler; mais je ne cessais de le voir, appuyé sur le dos de sa chaise, avec le long bout de son mouchoir évidemment oublié entre ses dents, et son regard m'empêchait de maîtriser ma main. Quand enfin je lui tendis le verre, je vis avec un nouvel étonnement que ses yeux étaient remplis de larmes.

Jusqu'à ce moment, je n'avais pas cherché à cacher mon désir de le voir partir; mais je fus attendri pas son émotion, et j'eus un moment de remords.

«J'espère, dis-je en versant vivement quelque chose pour moi dans un verre, et en approchant une chaise de la table, que vous ne pensez plus que je vous ai parlé rudement tout à l'heure; je n'en avais pas l'intention, et je le regrette si je l'ai fait. Je veux vous savoir content et heureux.»

Comme je portais le verre à mes lèvres, il regarda avec surprise le bout de son mouchoir, qui tomba de sa bouche quand il l'ouvrit et me tendit les mains. Je lui donnai les miennes. Alors il but et passa sa main sur ses yeux et sur son front.

«Comment vivez-vous? demandai-je.

—J'ai été fermier, éleveur de moutons, et j'ai fait beaucoup d'autres commerces dans le Nouveau-Monde, dit-il, bien loin d'ici... au delà des mers.

—J'espère que vous avez réussi?

—J'ai merveilleusement réussi. Bien d'autres, de ceux qui sont partis avec moi ont réussi également bien; mais aucun n'a réussi comme moi, je suis connu pour cela.

—Je suis aise de l'apprendre.

—J'espérais vous entendre parler ainsi, mon cher ami.»

Sans m'arrêter à chercher à comprendre le sens de ces paroles, ni le ton avec lequel il les disait, je passai à un sujet qui venait de se présenter à mon esprit.

«Avez-vous revu un messager que vous m'avez envoyé? demandai-je, depuis qu'il a rempli votre commission?

—Jamais.... Je n'y tiens pas.

—Il m'a fidèlement apporté les deux billets d'une livre; j'étais un pauvre enfant alors, comme vous savez, et pour un pauvre enfant, c'était une petite fortune. Mais, comme vous, j'ai réussi depuis ce temps-là. Laissez-moi vous les rendre; vous pourrez les donner à quelque autre enfant.»

Je tirai ma bourse de ma poche.

Il suivit mes mouvements, pendant que je mettais ma bourse sur la table et que je tirais les deux billets d'une livre qu'elle contenait. Ils étaient neufs et propres. Je les dépliai et les lui tendis. Tout en continuant à me regarder, il les plaça l'un sur l'autre, les plia pendant longtemps, les tordit, les alluma à la lampe, et en laissa tomber les cendres sur le plateau.

«Puis-je m'enhardir, dit-il alors, avec un sourire qui ressemblait à une grimace, et une grimace qui ressemblait à un sourire, à vous demander comment vous avez réussi depuis que nous nous sommes rencontrés dans les marais glacés de là-bas.

—Comment?...

—Ah!»

Il vida son verre, se leva, et se tint debout auprès du feu, avec sa lourde main brunie, posée sur le manteau de la cheminée. Il mit un pied sur les barres de la grille, pour le chauffer et le sécher, et le soulier humide commença à fumer; mais il n'y fit pas plus d'attention qu'au feu, et ne cessa pas de me regarder fixement. C'est alors seulement que je commençais à trembler.

Quand mes lèvres s'ouvrirent pour former quelques mots, le son ne put sortir, et je fis un effort pour lui dire, bien que je ne pusse le faire distinctement, que j'avais été choisi pour hériter de quelque bien.

«Une simple vermine comme moi peut-elle demander quel genre de bien? dit-il.

—Je ne sais pas, balbutiai-je.

—Une simple vermine peut-elle demander à qui est ce bien? dit-il.

—Je ne sais pas, balbutiai-je encore.

—Pourrais-je deviner? dit le forçat. Voyons... sur votre revenu depuis que vous avez atteint votre majorité, mettons comme premier chiffre cinq?»

Mon cœur battait inégalement comme un lourd marteau. Je me levai de ma chaise et posai ma main sur son dossier, en le regardant avec avidité.

«Venons au tuteur, continua-t-il; il doit y avoir eu un tuteur, ou quelque chose d'approchant, pendant votre minorité, quelque homme de loi peut-être. La première lettre du nom de cet homme de loi ne serait-elle pas un J?»

Toute la vérité de ma position fondit sur moi comme la foudre; et ses déceptions, ses dangers, ses hontes et ses conséquences de toutes sortes, arrivèrent en si grand nombre, que j'en fus renversé, et que je fus obligé de faire des efforts inouïs pour retrouver ma respiration.

«Mettons, reprit-il, que celui qui emploie l'homme de loi, dont le nom commence par un J, et pourrait bien être Jaggers, mettons, dis-je, qu'il soit arrivé à Portsmouth, qu'il y ait débarqué, et qu'il ait voulu venir vous voir.... Vous me demandiez tout à l'heure comment je vous avais découvert.... Voilà comment je vous ai découvert.... J'ai écrit de Portsmouth à une personne de Londres pour avoir votre adresse; le nom de cette personne, disons-le, est Wemmick.»

Je n'aurais pu prononcer un seul mot, quand il se fût agi de sauver ma vie. Je me tenais debout, une main sur le dos de la chaise, et l'autre sur ma poitrine; il me semblait que je suffoquais. Je le regardais avec terreur. Bientôt je me cramponnai à la chaise, car la chambre commençait à danser et à tourner. Il me prit, me porta sur le sofa, m'étendit sur les coussins et plia un genou devant moi, approchant le visage que je reconnaissais bien maintenant, et qui me faisait trembler, tout près du mien.

—Oui, Pip, mon cher ami, j'ai fait de vous un gentleman!... C'est moi qui ai tout fait! J'ai juré ce jour-là que lorsque je gagnerais une guinée, cette guinée serait à vous.... J'ai juré plus tard que si, en spéculant, je devenais riche, vous seriez riche.... J'ai mené la vie dure afin qu'elle soit douce pour vous.... J'ai travaillé ferme, afin que vous n'eussiez pas besoin de travailler.... Je ne vous dis pas cela pour que vous m'ayez de l'obligation.... Non, pas le moins du monde.... Je le dis pour que vous sachiez que ce chien méprisable et pourchassé qui vous doit la vie s'est élevé au point de pouvoir faire un gentleman. Oui, un gentleman, car vous l'êtes, mon cher Pip!...»

L'horreur que j'éprouvais pour cet homme, la terreur que j'éprouvais à sa vue, la répugnance avec laquelle je m'éloignais de lui n'auraient pas été plus grandes, si c'eût été une bête féroce.

«Voyez, Pip, je suis votre second père... vous êtes mon fils... plus qu'un fils pour moi!... Je n'ai mis de l'argent de côté que pour que vous le dépensiez.... Quand je gardais les moutons dans une hutte solitaire, ne voyant d'autres visages que des visages de moutons, si bien que j'oubliais comment étaient faits les visages d'hommes ou de femmes; je voyais le vôtre.... Souvent je laissais tomber mon couteau en mangeant dans ma hutte, et je disais: «Voilà encore le garçon qui me regarde pendant que je bois et mange.» Je vous ai souvent vu là, aussi clairement que je vous ai vu jadis dans les marais brumeux. «Que Dieu me fasse mourir!» disais-je chaque fois; et je sortais en plein air pour le dire à ciel ouvert, «si je ne fais pas un gentleman de ce garçon, le jour où j'aurai ma liberté et de l'argent!» Voyez, l'appartement que vous habitez n'est-il pas meublé comme pour un lord? Ah! les lords!... Vous pouvez parier de l'argent avec eux car vous en avez plus qu'eux!»

Dans sa chaleur et son triomphe, malgré qu'il sût que je m'étais presque trouvé mal, il ne remarqua pas quel accueil je faisais à ses discours. C'était la seule consolation que j'eusse.

«Voyez, continua-t-il en prenant ma montre dans ma poche, et examinant une des bagues que j'avais aux doigts, pendant que je fuyais son contact comme s'il eût été un serpent; une montre en or, et une belle encore! Voilà qui est d'un gentleman, j'espère! Un diamant entouré de rubis; voilà qui est d'un gentleman, j'espère!... Voyez quel linge beau et fin!... Quels habits!... Il n'y a pas mieux!... Et des livres aussi, dit-il en promenant ses yeux autour de la chambre, par centaines sur des rayons!... Et vous les lisez, n'est-ce pas? J'ai vu que vous aviez lu quand je suis entré, ha!... ha!... ha!... Vous me les lirez, cher ami, vous me les lirez! Et s'ils sont écrits en langue étrangère que je ne comprenne pas, j'en serai tout aussi fier que si je les comprenais.»

Il prit encore une fois mes mains et les porta à ses lèvres pendant que mon sang se glaçait dans mes veines.

Est-ce que cela vous gêne que je parle, Pip? dit-il après avoir passé encore une fois sa manche sur ses yeux et sur son front pendant qu'il se faisait dans sa gorge ce bruit d'horloge dont je me souvenais si bien. Et il me paraissait encore plus horrible dans cet état de surexcitation. Vous ne pouvez mieux faire que de vous tenir tranquille, mon cher ami, vous n'avez pas souhaité ce moment, comme moi je l'ai souhaité, vous n'y étiez pas préparé comme j'y étais. Mais n'avez-vous jamais pensé que ce pouvait être moi?

—Oh! non! non! répondis-je. Jamais!... jamais!...

—Eh bien! vous le voyez, c'est moi et moi seul qui ai tout fait; personne ne s'en est mêlé que moi et M. Jaggers.

—Personne autre? demandai-je.

—Non, dit-il d'un air surpris, qui donc cela serait-il? Eh! mon cher enfant, comme vous avez bon air! Il y a de beaux yeux quelque part.... Eh! n'est-ce pas qu'il y a quelque part de beaux yeux auxquels vous aimez à penser?»

Ô Estelle!... Estelle!...

«Ils seront à vous, mon cher enfant, si l'argent peut vous les procurer. Non qu'un gentleman comme vous, posé comme vous, ne puisse les obtenir par lui-même, mais l'argent vous aidera! Il faut que je finisse ce que j'étais en train de vous dire, cher garçon. Dans cette hutte et par mon travail, j'eus de l'argent que mon maître me laissa (il avait été comme moi, et il mourut); j'eus ma liberté et je travaillai pour mon compte. Tout ce que je tentai, je le tentai pour vous.... Que Dieu me détruise si ce que je tentais n'était pas pour vous! Tout réussit merveilleusement. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis renommé pour cela. C'est l'argent qu'on m'avait laissé et les gains de la première année que j'envoyais à M. Jaggers, le tout pour vous, quand, d'après les instructions contenues dans ma lettre, il est allé vous chercher.»

Oh! mieux eût valu qu'il ne fût jamais venu! qu'il m'eût laissé à la forge. J'étais loin d'être content, et pourtant, comparativement, j'étais heureux!

«Et alors, mon cher ami, ce fut une récompense pour moi de savoir en secret que je faisais un gentleman. Les maudits chevaux des colons pouvaient lancer la poussière sur moi pendant que je marchais. Que me disais-je? Je me disais: «Je fais un gentleman meilleur que vous ne le serez jamais!» Quand l'un d'eux disait à un autre: «C'était un forçat il y a quelques années, et c'est aujourd'hui un individu aussi grossier et ignorant qu'il est heureux.» Que disais-je? Je me disais: «Si je ne suis pas un gentleman, et si je n'ai pas d'instruction, je possède quelqu'un qui l'est et qui en a. Vous tous, vous possédez des troupeaux et de la terre. Qui de vous possède un gentleman élevé à Londres?...» Voilà comme je me suis soutenu, et voilà comme je me suis mis dans l'idée que je viendrais certainement un jour voir mon cher enfant, et me faire connaître à lui, devant son propre foyer.»

Il appuya ses mains sur mon épaule.... Je tremblais à la pensée que peut-être sa main était tachée de sang.

«Cela n'était pas chose facile pour moi, Pip, de quitter ces pays là-bas, et cela n'était pas sûr non plus, mais je tins bon; et plus c'était difficile, plus je tins bon, car j'étais résolu, et je l'avais dans l'esprit. Enfin j'ai réussi, mon cher enfant, j'ai réussi!»

J'essayai de mettre de l'ordre dans mes idées, mais j'étais comme foudroyé. Pendant toute cette scène j'avais cru entendre plutôt le vent et la pluie que mon interlocuteur; maintenant encore je ne pouvais séparer sa voix de leurs voix, quoique celles-ci se fissent entendre et que la sienne gardât le silence.

«Où allez-vous me mettre? demanda-t-il bientôt; il faut me mettre quelque part, mon cher garçon.

—Pour dormir? dis-je.

—Oui, pour dormir longtemps et profondément, répondit-il, car j'ai été trempé et secoué par la mer depuis des mois.

—Mon ami et mon camarade, dis-je, est absent, vous prendrez sa place.

—Il ne va pas revenir demain, n'est-ce pas?

—Non, dis-je en répondant machinalement malgré les efforts extrêmes que je faisais, non, pas demain.

—Parce que, voyez-vous, mon cher enfant, dit-il en baissant la voix et posant un long doigt sur ma poitrine pour mieux m'impressionner, il faut de la prudence....

—Comment dites-vous?... de la prudence?...

—Par Dieu! c'est la mort!

—Comment, la mort?

—J'ai été envoyé là-bas pour la vie, c'est la mort quand on en revient; il en est revenu beaucoup depuis quelques années, et je serais certainement pendu si j'étais pris.»

Cela suffisait... le malheureux homme, après m'avoir chargé de ses chaînes d'or et d'argent pendant des années, avait risqué sa vie pour me venir voir, et je le tenais maintenant dans mes mains! Si je l'eusse aimé au lieu de le haïr, si j'eusse été attiré à lui par la plus forte admiration et par une affection sans bornes, au lieu de me reculer de lui avec répugnance, cela n'eût pas été si malheureux, son salut eût été la tendre et naturelle préoccupation de mon cœur.

Mon premier soin fut de fermer les volets, de façon à ce que l'on ne vît pas la lumière du dehors, et ensuite de fermer et de verrouiller la porte. Pendant que j'étais occupé de cette manière, il s'était remis à table, buvait du rhum et mangeait des biscuits. En le voyant ainsi, il me semblait voir mon forçat des marais prendre son repas; il me semblait presque que tout à l'heure il allait se baisser pour limer sa chaîne....

Après avoir été dans la chambre d'Herbert fermer toute communication entre elle et l'escalier qui séparait la chambre où nous avions eu cette conversation, je lui demandai s'il voulait se coucher. Il me répondit que oui, et me pria de lui donner un peu de mon linge de gentleman pour mettre le lendemain matin. Je lui en apportai et le lui préparai, et mon sang se glaça encore une fois dans mes veines, quand il me prit les deux mains pour me dire:

«Bonsoir.»

Je le quittai sans savoir comment. Je refis du feu dans la pièce où nous avions causé, et je m'assis auprès, craignant de me remettre au lit. Pendant une heure encore, je restai trop étonné pour pouvoir penser, et ce ne fut que lorsque je commençai à penser, que je sentis combien j'étais malheureux, et jusqu'à quel point le vaisseau sur lequel j'avais navigué était en pièces.

Les intentions de miss Havisham à mon égard étaient un simple rêve. Estelle ne m'était pas destinée; on ne me souffrait à Satis House que comme une utilité, et pour servir d'aiguillon pour les parents avides; comme une espèce de mannequin, au cœur mécanique, sur lequel on s'exerçait quand on n'avait pas d'autre sujet sous la main. Ce furent là mes premières souffrances. Mais la douleur la plus aiguë et la plus profonde de toutes, c'était que ce forçat, coupable d'un crime que j'ignorais, était exposé à être arrêté dans cette même chambre où je me trouvais plongé dans mes réflexions, et pendu à la porte d'Old Bailey, et que j'avais abandonné Joe.

Je ne serais pas retourné alors auprès de Joe, je ne serais pas retourné alors auprès de Biddy pour aucune considération que ce fût, simplement je suppose, parce que le sentiment de mon indigne conduite envers eux était plus fort que toute autre considération. Aucune sagesse sur terre n'aurait pu me donner le contentement que j'aurais trouvé dans leur simplicité et leur constante amitié. Mais jamais... jamais... jamais je ne pourrais revenir sur ce qui était fait.

Dans chaque rafale de vent et à chaque redoublement de pluie, j'entendais les agents de police. Deux fois, j'aurais juré qu'on frappait et que l'on parlait bas à la porte. Sous l'impression de ces craintes, je commençai à m'imaginer et à me rappeler que j'avais eu de mystérieux avis sur l'arrivée de cet homme. Que, pendant des semaines, j'avais rencontré dans les rues des visages que je pensais ressembler au sien. Que ces ressemblances étaient devenues de plus en plus nombreuses à mesure que son voyage sur mer approchait de son terme. Que son mauvais esprit avait envoyé ces messagers au mien, et que maintenant par cette nuit orageuse, il était aussi bon qu'il le disait, et avec moi.

Avec cette foule de réflexions, vint celle qu'avec mes yeux d'enfant, j'avais vu en lui un homme d'une violence désespérée; que j'avais entendu l'autre forçat dire, à plusieurs reprises, qu'il avait essayé de l'assassiner; que je l'avais vu dans le fossé le battre et le déchirer comme un bête féroce. Rempli de ces souvenirs, tout me faisait peur, jusqu'au mouvement de la flamme, et tout me semblait dire que je n'étais pas en sûreté, enfermé là avec le déporté dans le silence de cette nuit furieuse et solitaire. Je sentis comme une terreur palpable, qui se dilata jusqu'à remplir la chambre, et me poussa à prendre la chandelle pour aller voir mon terrible fardeau.

Il avait roulé un mouchoir autour de sa tête, et son visage paraissait abattu dans son sommeil; mais il dormait tranquillement, bien qu'il eût un pistolet posé sur son oreiller. Assuré de son sommeil, je retirai doucement la clef, pour la mettre en dehors, et je lui donnai un tour avant de me rasseoir auprès du feu. Peu à peu, je glissai de la chaise sur le plancher. Quand je m'éveillai, sans avoir perdu pendant mon sommeil la perception de mon malheur, les horloges des églises de l'Est de Londres sonnaient cinq heures. Les chandelles étaient usées, le feu était mort, et le vent et la pluie rendaient plus intense encore l'épaisse obscurité de la nuit.

FIN DE LA DEUXIÈME PÉRIODE DES ESPÉRANCES DE PIP.


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