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Les grandes espérances

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CHAPITRE XI.

Ce fut heureux pour moi d'avoir à prendre des précautions pour assurer (autant que possible) la sécurité de mon terrible visiteur; car cette pensée, en occupant mon esprit dès mon réveil, écarta toutes les autres et les tint confusément à distance.

L'impossibilité de le tenir caché dans l'appartement était évidente: et en essayant de le faire, on aurait évidemment pro-voqué les soupçons. Il est vrai que je n'avais plus mon groom à mon service; mais j'étais espionné par une vieille femelle, assistée d'un sac à haillons vivant, qu'elle appelait sa nièce; et vouloir les tenir éloignées d'une des chambres c'eût été donner naissance à leur curiosité et à leurs soupçons. Elles avaient toutes les deux la vue faible, ce que j'avais longtemps attribué à leur manière de regarder par le trou des serrures, et elles étaient toujours sur mon dos, quand je ne le demandais pas; c'était même, en outre de l'habitude de voler, l'unique qualité qu'elles possédaient. Pour ne pas avoir l'air de faire de mystère avec ces gens-là, je résolus d'annoncer dans la matinée que mon oncle était arrivé inopinément de la province.

Je pris cette résolution, tout en cherchant dans l'obscurité les moyens de me procurer de la lumière. N'en finissant pas, je fus obligé de descendre à la loge pour prier le concierge de venir avec sa lanterne. En descendant à tâtons l'escalier obscur, je tombai sur quelque chose, et ce quelque chose était un homme accroupi dans un coin.

L'homme ne répondit pas quand je lui demandai ce qu'il faisait là; il se déroba au contact de ma main, sans prononcer une parole: je courus à la loge du concierge du Temple et criai au portier d'accourir promptement, lui disant ce qui venait de m'arriver. Le vent soufflant avec plus de force que jamais, nous n'osâmes pas risquer la lumière de la lanterne pour allumer les lampes de l'escalier, mais nous examinâmes l'escalier du bas en haut, sans trouver personne. Il me vint alors à l'idée que cet homme avait pu se glisser dans mon appartement. J'allumai ma chandelle à celle du portier, et, le laissant à la porte, je visitai avec soin toutes nos chambres, sans oublier celle où dormait mon terrible visiteur. Tout était tranquille, et, assurément, il n'y avait personne que lui dans l'appartement.

Je craignais qu'il n'y eût quelque guet-apens sur l'escalier dans cette nuit terrible, et je demandai au portier, dans l'espoir d'en tirer quelque explication, tout en lui versant à la porte un verre d'eau-de-vie, s'il n'avait pas ouvert à plusieurs individus ayant visiblement bien dîné.

«Oui, dit-il, à trois reprises différentes: l'un demeure dans la Cour de la Fontaine, les deux autres dans la rue Basse, et je les ai vus tous sortir.»

Le seul homme qui habitât la maison dont mon appartement faisait partie était à la campagne depuis plusieurs semaines, et il n'était certainement pas rentré pendant la nuit, car nous avions vu son cadenas à sa porte en montant.

«La nuit est si mauvaise, monsieur, dit le portier en me rendant le verre, qu'il est venu peu de monde à ma porte; en outre des trois individus dont je vous ai parlé je ne me souviens pas qu'il soit entré personne depuis environ onze heures; un étranger vous a demandé à cette heure-là.

—Oui, mon oncle, murmurai-je.

—Vous l'avez vu, monsieur?

—Oui!... oh! oui....

—Ainsi que la personne qui était avec lui?

—La personne qui était avec lui? répétai-je.

—J'ai jugé que la personne était avec lui, repartit le portier, car elle s'est arrêtée en même temps que lui quand il m'a parlé, et l'a suivi lorsqu'il a continué son chemin.

—Quel genre d'homme était-ce?»

Le portier ne l'avait pas particulièrement remarqué; il pensait que c'était un ouvrier, autant qu'il pouvait se le rappeler: il avait une sorte de vêtement couleur poussière et par-dessus un habit noir. Le portier faisait moins d'attention à cette circonstance que je n'en faisais moi-même, et cela tout naturellement, car il n'avait pas les mêmes raisons que moi pour y attacher de l'importance.

Quand je me fus débarrassé de lui, ce que je crus bon de faire sans prolonger davantage ces explications, j'eus l'esprit fort troublé par ces deux circonstances coïncidant ensemble, bien qu'on pût leur donner séparément une innocente solution: l'inconnu de l'escalier pouvait être quelque dîneur en ville attardé, qui s'était trompé de maison et qui pouvait être monté jusque sur mon escalier et là s'être assoupi; peut-être aussi mon visiteur sans nom avait-il amené quelqu'un avec lui pour lui montrer le chemin. Cependant tout cela avait un vilain air pour moi, porté à la méfiance et à la crainte comme je l'étais depuis les événements survenus pendant ces dernières heures.

J'activai mon feu, qui brûlait avec un faible éclat à cette heure matinale, et je m'assoupis devant la cheminée. Il me semblait avoir sommeillé toute une nuit, quand les horloges sonnèrent six heures. Comme l'aurore ne devait paraître que dans une grande heure et demie, je m'assoupis de nouveau, tantôt m'éveillant accablé, entendant des conversations diffuses sur des riens, tantôt prenant pour le tonnerre le vent qui grondait dans la cheminée, et finissant enfin par tomber dans un profond sommeil, dont je fus réveillé en sursaut par le grand jour.

Pendant tout ce temps, il m'avait été impossible de bien considérer ma situation, et je ne pouvais encore le faire. Je n'avais pas encore la faculté de fixer mon attention, ou je ne le faisais que d'une façon tout à fait incohérente. Quant à former un plan pour l'avenir, j'aurais plutôt formé un éléphant. En ouvrant les volets, en voyant la triste et humide matinée, le ciel gris de plomb, en passant d'une chambre à l'autre, en me rasseyant ensuite en grelottant devant le feu pour attendre ma servante, je songeais bien combien j'étais malheureux, mais je me rendais à peine compte pourquoi, ni depuis combien de temps je l'étais, ni à quel jour de la semaine je faisais cette réflexion, ni même qui j'étais, moi qui la faisais.

À la fin, la vieille femme et sa nièce arrivèrent. Cette dernière avait une tête assez difficile à distinguer du plumeau qu'elle tenait à la main. Elles parurent surprises de me voir déjà levé et auprès du feu. Je leur dis que mon oncle était arrivé pendant la nuit, qu'il dormait encore, et que le menu du déjeuner devait être modifié en conséquence. Puis je me lavai et m'habillai pendant qu'elles roulaient les meubles çà et là en faisant de la poussière, et c'est ainsi que, dans une sorte de rêve ou de demi-sommeil, je me retrouvai assis devant le feu, l'attendant, lui, pour déjeuner.

Bientôt sa porte s'ouvrit et il parut. Je ne pouvais prendre sur moi de le regarder, et je trouvais qu'il avait encore plus mauvais air au grand jour.

«Je ne sais même pas, dis-je à voix basse pendant qu'il prenait place à table, de quel nom vous appeler. J'ai dit que vous étiez mon oncle.

—C'est cela, mon cher enfant, appelez-moi votre oncle.

—Vous aviez sans doute pris un nom à bord du vaisseau?

—Oui, mon cher ami, j'avais pris le nom de Provis.

—Avez-vous l'intention de conserver ce nom?

—Mais, oui, mon cher enfant, il est aussi bon qu'un autre, à moins que vous n'en préfériez un plus convenable.

—Quel est votre vrai nom? lui demandai-je à voix basse.

—Magwitch, me répondit-il sur le même ton, et Abel est mon nom de baptême.

—Pour quel état avez-vous été élevé?

—Pour l'état de vermine, mon cher enfant.»

Il répondait tout à fait sérieusement en se servant de ce mot comme s'il indiquait une profession.

«En venant dans le Temple, hier soir... dis-je m'arrêtant soudain pour me demander intérieurement si c'était bien la soirée précédente, car cela me semblait bien éloigné.

—Oui, mon cher enfant....

—Quand vous vous êtes arrêté à la porte pour demander au portier où je restais, y avait-il quelqu'un avec vous?

—Avec moi?... Non, mon cher ami.

—Mais y avait-il quelqu'un à la porte?... dis-je.

—Je ne l'ai pas remarqué, répliqua-t-il d'un air équivoque, ne connaissant pas les êtres de la maison; mais je pense qu'il est entré quelqu'un en même temps que moi.

—Êtes-vous connu dans Londres?

—J'espère que non,» dit-il en traçant sur son cou une ligne avec son doigt.

—Ce geste me fit éprouver une chaleur et un malaise indicibles.

—Étiez-vous connu dans Londres autrefois?

—Pas énormément, mon cher ami, j'étais presque toujours en province.

—Avez-vous été... jugé... à Londres?

—Quelle fois? dit-il avec un regard rusé.

—La dernière fois?»

Il fit un signe de tête affirmatif et ajouta:

«C'est comme cela que j'ai fait connaissance avec Jaggers: Jaggers était pour moi.»

J'allais lui demander pour quel crime il avait été condamné; mais il prit un couteau, lui fit faire le moulinet en disant:

«Mais peu importe ce que j'ai pu faire; c'est réglé et payé.»

Il se mit à déjeuner.

Il mangeait avec une avidité tout à fait désagréable, et, dans toutes ses actions, il se montrait grossier, bruyant et insatiable. Il avait perdu quelques-unes de ses dents depuis que je l'avais vu manger dans les marais; et en retournant ses aliments dans sa bouche et mettant sa tête de côté pour les faire passer sous les dents les plus fortes, il ressemblait terriblement en ce moment à un vieux chien affamé. Si j'avais eu de l'appétit en me mettant à table, il me l'aurait certainement enlevé, et je serais resté loin de lui comme je l'étais alors, retenu par une aversion insurmontable et les yeux tristement fixés sur la nappe.

«Je suis un fort mangeur, mon cher ami, dit-il en manière d'excuse polie, quand il eut fini son repas, mais je l'ai toujours été; s'il eût été dans ma constitution d'être moins fort mangeur j'aurais éprouvé moins d'embarras. Pareillement, il me faut ma pipe. Quand je me suis mis à garder les moutons de l'autre côté du monde, je crois que je serais devenu moi-même un mouton fou de tristesse si je n'avais pas eu ma pipe.»

En disant cela, il se leva de table, et, mettant sa main dans la poche de côté de son vêtement, il en tira une pipe courte et noire, et une poignée de ce tabac appelé tête de nègre. Ayant bourré sa pipe, il remit le surplus du tabac dans sa poche, comme si c'eût été un tiroir. Alors il prit avec les pincettes un charbon ardent et y alluma sa pipe, puis il tourna le dos à la cheminée, en renouvelant son mouvement favori de tendre ses deux mains en avant pour prendre les miennes.

«Et voilà, dit-il, en levant et abaissant alternativement mes mains prises dans les siennes, tout en fumant sa pipe, et voilà le gentleman que j'ai fait! C'est bien lui-même! Cela me fait du bien de vous regarder, Pip. Tout ce que je demande, c'est d'être près de vous et de vous regarder, mon cher enfant!»

Je dégageai mes mains dès que cela me fut possible, et je découvris que je commençais tout doucement à me familiariser avec l'idée de ma situation. Je compris à qui j'étais enchaîné, et combien fortement je l'étais, en entendant sa voix rude, et en voyant sa tête chauve et ridée, avec ses touffes de cheveux gris fer de chaque côté.

«Je ne veux pas voir mon gentleman à pied dans la boue des rues, il ne faut pas qu'il y ait de boue à ses souliers. Mon gentleman doit avoir des chevaux, Pip, des chevaux de selle et des chevaux d'attelage, des chevaux de tout genre pour que son domestique monte et conduise tour à tour! Bon Dieu! des colons auraient des chevaux, et des chevaux pur-sang, s'il vous plaît, et mon gentleman, à Londres, n'en aurait pas! Non, non; nous leur montrerons ce que nous savons faire!... N'est-ce pas, Pip?»

Il sortit de sa poche un grand et épais portefeuille tout gonflé de papiers et le jeta sur la table.

«Il y a dans ce portefeuille quelque chose qui vaut la peine d'être dépensé, mon cher enfant; c'est à vous; tout ce que j'ai n'est pas à moi, mais bien à vous, usez-en sans crainte: il y en a encore au lieu d'où vient celui-ci. Je suis venu du pays là-bas pour voir mon gentleman dépenser son argent en véritable gentleman; ce sera mon seul plaisir; mais il sera grand, et malheur à vous tous! continua-t-il en faisant claquer ses doigts avec bruit. Malheur à vous tous, depuis le juge avec sa grande perruque, jusqu'au colon faisant voler la poussière au nez des passants; je vous ferai voir un plus parfait gentleman que vous tous ensemble!

—Arrêtez, dis-je, presque dans un accès de crainte et de dégoût. J'ai besoin de vous parler; j'ai besoin de savoir ce qu'il faut faire; j'ai besoin de savoir comment vous éviterez le danger, combien de temps vous allez rester, et quels sont vos projets.

—Tenez, Pip, dit-il en mettant tout à coup sa main sur mon bras d'une manière attristée et soumise; d'abord, tenez, je me suis oublié il y a une demi-minute. Ce que j'ai dit était petit, oui, c'était petit, très petit. Tenez, Pip, voyez, je ne veux plus être si petit.

—D'abord, repris-je en soupirant, quelles précautions peut-on prendre pour vous empêcher d'être reconnu et arrêté?

—Non, mon cher enfant, dit-il du même ton que précédemment, cela ne peut pas passer; c'est de la petitesse; je n'ai pas mis tant d'années à faire un gentleman sans savoir ce qui lui est dû. Tenez, Pip, j'ai été petit; voilà ce que j'ai été, très petit, voyez-vous, mon cher enfant.»

J'étais sur le point de céder à un rire nerveux et irrité, en répliquant:

«J'ai tout vu. Au nom du ciel, ne vous arrêtez pas à cela.

—Oui; mais, tenez, continua-t-il; mon cher enfant, je ne suis pas venu de si loin pour me montrer petit. Voyons, continuez, mon cher ami: vous disiez....

—Comment vous préserver du danger qui vous menace?

—Mais, mon cher enfant, le danger n'est pas si grand que vous le croyez. Si l'on ne m'a pas encore reconnu, le danger est insignifiant. Il y a Jaggers, il y a Wemmick, il y a vous: quel autre pourrait me dénoncer?

—Ne risquez-vous pas qu'on vous reconnaisse dans la rue? dis-je.

—Mais, répondit-il, ce n'est pas trop à craindre. Je n'ai pas l'intention de me faire mettre dans les journaux sous le nom de A. M..., revenu de Botany Bay. Les années ont passé, et quel est celui qui y gagne? Cependant, voyez-vous, Pip, quand même le danger aurait été cinquante fois plus grand, je serais venu vous voir tout de même, voyez-vous, Pip.

—Et combien de temps comptez-vous rester?

—Combien de temps? fit-il en ôtant sa pipe noire de sa bouche et en laissant retomber sa mâchoire pendant qu'il me regardait; je ne m'en retournerai pas, je suis venu pour toujours.

—Où allez-vous demeurer? dis-je. Que faut-il faire de vous?... Où serez-vous en sûreté?

—Mon cher ami, répondit-il, il y a des perruques qu'on peut se procurer pour de l'argent, et qui vous changent totalement; il y a la poudre, les lunettes et les habits noirs, et mille autres choses. D'autres l'ont fait déjà avec succès, et ce que d'autres ont fait, d'autres peuvent le faire encore. Quant à mon logement et à ma manière de vivre, mon cher enfant, donnez-moi votre opinion.

—Vous voyez les choses d'une manière plus calme, aujourd'hui, dis-je; mais vous étiez plus sérieux hier, en jurant qu'il y allait de votre mort.

—Et je le jure encore, dit-il en remettant sa pipe dans sa bouche; et la mort par la corde, en pleine rue, pas bien loin d'ici, et il est nécessaire que vous compreniez parfaitement qu'il en est ainsi. Eh! quoi? quand on en est où j'en suis, retourner serait aussi mauvais que de rester, pire même; sans compter, Pip, que je suis ici, parce que depuis des années, je désire être près de vous. Quant à ce que je risque, je suis un vieil oiseau maintenant, qui a vu en face toutes sortes de pièges, depuis qu'il a des plumes, et qui ne craint pas de percher sur un épouvantail. Si la mort se cache dedans, qu'elle se montre, et je la regarderai en face, et alors seulement j'y croirai, mais pas avant. Et maintenant, laissez-moi regarder encore une fois mon gentleman!»

Il me prit de nouveau par les deux mains, et m'examina de l'air admirateur d'un propriétaire, en fumant tout le temps avec complaisance.

Il me sembla que je n'avais rien de mieux à faire que de lui retenir dans les environs un logement tranquille, dont il pourrait prendre possession au retour d'Herbert, que j'attendais sous deux ou trois jours. Je jugeai que, de toute nécessité, je devais confier ce secret à Herbert. En laissant même de côté l'immense consolation que je devais éprouver en le partageant avec lui, cela me paraissait tout simple. Mais cela ne paraissait pas simple à M. Provis (j'avais résolu de lui donner ce nom) et il ne voulut consentir à ce que j'avertisse Herbert qu'après l'avoir vu et avoir jugé favorablement de sa physionomie.

«Et encore, alors, mon cher enfant, dit-il en tirant de sa poche une graisseuse petite Bible noire à fermoir, nous lui ferons prêter serment.»

Déclarer que mon terrible protecteur portait ce petit livre noir partout avec lui dans le seul but de faire jurer les gens dans les circonstances importantes, ce serait déclarer ce dont je n'ai jamais été parfaitement sûr; mais ce que je puis dire, c'est que je ne l'en ai jamais vu en faire un autre usage. Le livre lui-même semblait avoir été dérobé à quelque cour de justice, et peut-être la connaissance de cette origine, combinée avec la propre expérience de Provis en cette matière, le faisait-il compter sur le pouvoir de sa Bible, comme sur une sorte de charme ou de sortilège légal. En le voyant tirer ce livre de sa poche, je me souvins comment il m'avait fait jurer fidélité dans le cimetière, il y avait longtemps, et comment il s'était représenté lui-même, la veille au soir, jurant sans cesse, dans sa solitude, qu'il accomplirait ses résolutions.

Comme il portait pour le moment une espèce de vareuse de marin, qui lui donnait l'air d'un marchand de perroquets ou de cigares, je discutai ensuite avec lui le vêtement qu'il pourrait mettre le plus convenablement. Il avait une foi extraordinaire dans la vertu des culottes courtes comme déguisement, et il avait, dans son idée, esquissé un costume qui devait faire de lui quelque chose tenant le milieu entre un doyen et un dentiste. Ce fut après des difficultés extrêmes que je l'amenai à prendre des habits qui lui donnèrent l'air d'un fermier aisé; et il fut convenu qu'il se ferait couper les cheveux courts, et qu'il se mettrait un peu de poudre. Enfin, comme il n'avait encore été vu, ni de ma femme de ménage ni de sa nièce, nous conclûmes qu'il devait se dérober à leurs regards, jusqu'à ce que son changement de costume fût complet.

Il semblait qu'il était bien simple de prendre une décision sur ces précautions; mais dans l'état d'éblouissement, pour ne pas dire de folie où je me trouvais, je n'en vins à bout que vers deux ou trois heures de l'après-midi. Il devait rester enfermé dans l'appartement pendant que je serais sorti, et n'ouvrir la porte sous aucun prétexte.

Il y avait à ma connaissance, dans Essex Street, une maison meublée convenable, dont les derrières donnaient sur le Temple, et étaient presque à portée de voix de ma fenêtre. C'est à cette maison que je me rendis tout d'abord, et je fus assez heureux pour retenir le second étage pour mon oncle, M. Provis. Je fus ensuite de boutique en boutique pour les achats nécessaires à son déguisement. La chose faite, je me rendis pour mon propre compte à la Petite Bretagne. M. Jaggers était à son bureau; mais, en me voyant entrer, il se leva immédiatement et se fut mettre auprès du feu.

«Maintenant, Pip, dit-il, soyez circonspect.

—Je le serai, monsieur, répondis-je, car j'avais bien songé pendant la route à ce que j'allais dire.

—Ne vous compromettez pas, dit M. Jaggers, et ne compromettez personne.... Vous entendez... personne.... Ne me dites rien... je n'ai besoin de rien savoir... je ne suis pas curieux...»

Tout de suite, je m'aperçus qu'il savait que l'homme était venu.

«J'ai simplement besoin, monsieur Jaggers, dis-je, de m'assurer que ce qu'on m'a dit est vrai. Je n'ai pas le moindre espoir que ce ne soit pas vrai, mais je puis au moins tâcher de le vérifier.»

M. Jaggers fit un signe d'assentiment.

«Mais n'avez-vous pas dit: «On m'a dit ou on m'a informé?» me demanda-t-il en tournant la tête de l'autre côté sans me regarder, et en fixant le plancher comme quelqu'un qui écoute. «Dit» impliquerait une communication verbale. Vous ne pouvez pas avoir eu, vous le savez, de communication verbale avec un homme qui se trouve dans la Nouvelle-Galles du Sud.

—Je dirai alors: «on m'a informé,» monsieur Jaggers.

—Bien.

—J'ai été informé, par un homme du nom d'Abel Magwitch, qu'il est le bienfaiteur resté si longtemps inconnu.

—C'est bien l'homme, dit M. Jaggers, de la Nouvelle-Galles du Sud.

—Et lui seul? dis-je.

—Et lui seul, dit M. Jaggers.

—Je ne suis pas assez déraisonnable, monsieur, pour vous rendre le moins du monde responsable de mes erreurs et de mes suppositions erronées, mais j'ai toujours supposé que c'était miss Havisham.

—Comme vous le dites, Pip, repartit M. Jaggers, en tournant froidement les yeux vers moi et en mordant son index, je n'en suis pas du tout responsable.

—Et cependant cela paraissait si probable, dis-je, le cœur brisé.

—Il n'y avait pas la moindre preuve, Pip, dit M. Jaggers en secouant la tête et en rassemblant les basques de son habit, ne jugez pas sur l'apparence, ne jugez jamais que sur des preuves. Il n'y a pas de meilleure règle.

—Je n'ai plus rien à dire, fis-je avec un soupir, après avoir gardé un moment le silence. J'ai vérifié les informations que j'avais reçues, et c'est tout.

—Et Magwitch de la Nouvelle-Galles du Sud s'étant enfin fait connaître, dit M. Jaggers, vous devez comprendre, Pip, avec quelle rigidité, dans mes rapports avec vous, j'ai toujours gardé la stricte ligne du fait.... Je n'ai jamais dévié, si peu que ce soit, de la stricte ligne du fait... vous le savez parfaitement.

—Parfaitement, monsieur.

—Je communiquai à Magwitch... de la Nouvelle-Galles du Sud... la première fois qu'il m'écrivit... de la Nouvelle-Galles du Sud... l'avis qu'il ne devait pas s'attendre à me voir jamais dévier de la stricte ligne du fait. Je lui communiquai aussi un autre avis. Il me paraissait avoir fait une vague allusion dans sa lettre à quelque espoir lointain de venir vous visiter en Angleterre. Je le prévins que je ne voulais plus entendre parler de cela; qu'il n'était pas probable qu'il obtînt sa grâce, qu'il était expatrié pour le reste de sa vie, et qu'en se présentant en ce pays il commettait un acte de félonie, qui le mettait sous le coup du maximum de la peine prononcée par la loi. Je donnai cet avis à Magwitch, dit M. Jaggers en me regardant sévèrement. Je lui écrivis à la Nouvelle-Galles du Sud, et, sans doute, il aura réglé sa conduite là-dessus.

—Sans doute, dis-je.

—J'ai appris par Wemmick, continua M. Jaggers, sans cesser de me regarder sévèrement, qu'il a reçu une lettre, datée de Portsmouth, d'un colon du nom de Parvis ou....

—Ou Provis, dis-je.

—Ou Provis.... Merci, Pip... peut-être est-ce Provis... peut-être savez-vous ce qu'est Provis?

—Oui, dis-je.

—Vous savez que c'est Provis; il a reçu, disais-je, une lettre datée de Portsmouth, d'un colon du nom de Provis qui demandait quelques renseignements sur votre adresse, pour le compte de Magwitch. Wemmick lui a envoyé ces détails, à ce que je pense, par le retour du courrier. C'est probablement par Provis que vous avez reçu les explications de Magwitch... de la Nouvelle-Galles du Sud?

—C'est par Provis, répondis-je.

—Adieu, Pip, dit M. Jaggers en me tendant la main; je suis bien aise de vous avoir vu. En écrivant par la poste à Magwitch... de la Nouvelle-Galles du Sud... ou en communiquant avec lui par le canal de Provis, ayez la bonté de lui dire que les détails et les pièces justificatives de notre long compte vous seront envoyés en même temps que la balance de compte, car il existe encore une balance. Adieu, Pip!»

Nous échangeâmes une poignée de main, et il me regarda sévèrement, aussi longtemps qu'il put me voir. En arrivant à la porte, je tournai la tête: il continuait à me regarder sévèrement pendant que les deux affreux bustes de la tablette semblaient essayer d'ouvrir leurs paupières, et de faire sortir de leur gosier ces mots:

«Oh! quel homme!»

Wemmick était sorti, mais eût-il été à son pupitre, il n'aurait rien pu faire pour moi.

Je rentrai tout droit au Temple, où je trouvai le terrible Provis en train de boire du grog au rhum et de fumer tranquillement sa tête de nègre.

Le lendemain, on apporta les habits que j'avais commandés. Il me sembla (et j'en éprouvais un grand désappointement), que tout ce qu'il mettait lui allait moins bien que tout ce qu'il ôtait. Selon moi, il y avait en lui quelque chose qui enlevait tout espoir de le pouvoir déguiser. Plus je l'habillais, mieux je l'habillais, et plus il ressemblait au fugitif à la démarche lourde que j'avais vu dans nos marais. L'effet qu'il produisait sur mon imagination inquiète était sans doute dû à son vieux visage et à ses manières qui me devenaient plus familières, mais je crois aussi qu'il traînait une de ses jambes comme si le poids des fers y eût été encore; je crois que, des pieds à la tête, il y avait du forçat jusque dans les veines de cet homme.

Les influences de la vie solitaire, sous la hutte, se voyaient aussi dans tout son extérieur et lui donnaient un air sauvage qu'aucun vêtement ne pouvait atténuer. Ajoutez-y les traces de la vie flétrie qu'il avait menée parmi les hommes, et par-dessus tout le sentiment intime qui le possédait d'être épié et d'être obligé de se cacher. Dans toutes ses façons de s'asseoir et de se tenir debout, de manger et de boire, d'aller et de venir en haussant les épaules malgré lui, de prendre son grand coutelas à manche de corne, de l'essuyer sur ses jambes et de couper son pain, de lever à ses lèvres des verres légers et des tasses légères avec le même effort de la main que si c'eussent été de grossiers gobelets, de couper un morceau de son pain et d'essuyer avec le peu de sauce qui restait sur son assiette comme pour ne rien perdre de sa portion, puis d'essuyer avec ce même pain le bout de ses doigts, ensuite d'avaler le tout; dans ces manières et dans une foule d'autres petites circonstances sans nom, qui se présentaient à toute minute de la journée, on devinait très clairement le prisonnier, le criminel, l'homme qui ne s'appartient pas!

C'est lui qui avait eu l'idée de mettre un peu de poudre, et j'avais cédé la poudre après l'avoir emporté pour les culottes courtes; mais je n'en puis mieux comparer l'effet qu'à celui du rouge sur un mort, tant ce qui avait le plus besoin d'être atténué reparaissait horriblement à travers cette légère couche d'emprunt. Cela fut abandonné aussitôt qu'essayé, et il garda ses cheveux gris et courts. Outre cette impression, les mots ne peuvent rendre ce que me faisait ressentir, en même temps, le terrible mystère de sa vie, encore scellé pour moi. Quand il s'endormait, étreignant de ses mains nerveuses les bras de son fauteuil, et que sa tête chauve, sillonnée de rides profondes, retombait sur sa poitrine, je le regardais, je me demandais ce qu'il avait fait, je l'accusais de tous les crimes connus jusqu'à ce que ma terreur fût au comble; alors, je me levais pour le fuir. Chaque heure augmentait l'horreur que j'avais de lui, et je crois que, malgré tout ce qu'il avait fait pour moi et malgré les risques qu'il pouvait courir, j'aurais cédé à l'impulsion qui m'éloignait de lui sans retour, si je n'avais eu la certitude qu'Herbert devait revenir bientôt.

Une fois, pendant la nuit, je sautai positivement à bas de mon lit, et je commençai à mettre mes plus mauvais habits avec l'intention de l'abandonner précipitamment, en lui laissant tout ce que je possédais, et de m'enrôler comme simple soldat dans un des régiments partant pour les Indes. Nul fantôme ne m'eût causé plus de terreur dans ces chambres isolées, pendant ces longues soirées et ces nuits sans fin, avec le vent qui soufflait et la pluie qui battait sans relâche la fenêtre. Un fantôme d'ailleurs n'aurait pu être arrêté et pendu à cause de moi, et la considération que cet homme pouvait l'être et la crainte qu'il le fût, n'ajoutaient pas peu à mes terreurs.

Quand il ne dormait pas, il jouait le plus souvent à une espèce de Patience très compliquée avec un paquet de cartes toutes déchirées, qui était sa propriété, jeu que je n'avais jamais vu jusqu'alors et que je n'ai jamais revu depuis, et il marquait ses coups en fichant son coutelas dans la table; quand il ne jouait pas, il me disait:

«Lisez-moi quelque chose... dans une langue étrangère... mon cher enfant!»

Il ne comprenait pas un seul mot de ce que je lisais, mais il se tenait devant le feu en m'examinant de l'air d'un homme qui montre un prodige, et le suivant de l'œil entre les doigts de la main avec laquelle je garantissais mon visage de l'éclat de la lumière, je le voyais faire un appel muet aux meubles et les inviter à prendre note des progrès que j'avais faits. Le savant de la légende, poursuivi par la créature difforme qu'il a eu l'impiété de créer, n'était pas plus malheureux que moi, poursuivi par la créature qui m'avait fait, et je me reculais de lui avec une répulsion d'autant plus forte qu'il m'admirait davantage et était plus épris de moi. J'insiste sur ces détails; je le sens comme si cela avait duré une année, et cela ne dura environ que cinq jours.

J'attendais Herbert à tout moment, et je n'osais pas sortir, si ce n'est pour faire prendre l'air à Provis quand la nuit était venue. Enfin, un soir après dîner que j'étais très fatigué et que je m'étais laissé aller à un demi-sommeil, car mes nuits avaient été agitées et mon repos troublé par des rêves affreux, je fus réveillé par le pas tant désiré qui montait l'escalier. Provis, qui, lui aussi, avait dormi, se leva au bruit que je fis, et en un moment je vis son coutelas briller dans sa main.

«Ne craignez rien, c'est Herbert,» dis-je.

Et Herbert entra aussitôt, portant sur lui la vive fraîcheur de deux cents lieues de France.

«Haendel, mon cher ami, comment allez-vous? comment allez-vous? et encore une fois comment allez-vous? Il me semble qu'il y a douze mois que je suis parti! Mais j'ai dû être longtemps absent, en effet, car vous êtes devenu tout maigre et tout pâle. Haendel, mon.... Oh! je vous demande pardon!»

Il fut arrêté dans son babil et dans son effusion de poignées de mains par la vue de Provis, qui le regardait fixement et qui préparait son coutelas tout en cherchant autre chose dans une autre poche.

«Herbert, mon ami, dis-je en fermant les portes pendant qu'Herbert restait étonné et immobile; il est arrivé quelque chose de bien étrange, c'est une visite pour moi.

—C'est bien, mon cher enfant, dit Provis en s'avançant avec son petit livre noir à fermoir. Et alors, s'adressant à Herbert: Prenez-le dans votre main droite, et que Dieu vous frappe de mort sur place si jamais dans aucun cas vous vous parjurez. Baisez-le!

—Faites ce qu'il désire,» dis-je à Herbert.

Herbert me regardait avec étonnement et paraissait très mal à l'aise; néanmoins, il fit ce que je lui demandais, et Provis lui dit en lui serrant aussitôt les mains:

«Maintenant vous êtes lié par votre serment, vous savez, et ne croyez jamais au mien si Pip ne fait pas de vous un gentleman.»


CHAPITRE XII.

C'est en vain que j'essayerais de décrire l'étonnement et l'inquiétude d'Herbert quand lui, moi et Provis nous nous assîmes devant le feu et que je lui confiai le secret tout entier. Je voyais mes propres sentiments se refléter sur ses traits, et surtout ma répugnance envers l'homme qui avait tant fait pour moi.

Mais ce qui eût suffi pour creuser un abîme entre cet homme et nous, s'il n'y avait eu rien d'autre pour nous diviser, c'eût été son triomphe pendant mon récit. À part le regret profond qu'il avait de s'être montré petit dans une certaine occasion, depuis son retour, point sur lequel il se mit à fatiguer Herbert, dès que ma révélation fut terminée, il n'avait pas la moindre idée qu'il me fût possible de trouver quelque chose à reprendre dans ma bonne fortune. Il se vantait d'avoir fait de moi un gentleman et d'être venu pour me voir soutenir ce rôle avec ses grandes ressources, tout autant pour moi que pour lui-même; que c'était une vanité fort agréable pour tous deux, et que, tous deux, nous devions en être très fiers. Telle était la conclusion parfaitement établie dans son esprit.

«Car, voyez-vous, vous qui êtes l'ami de Pip, dit-il à Herbert après avoir discouru pendant un moment, je sais très bien qu'une fois, depuis mon retour, j'ai été petit pendant une demi-minute. J'ai dit à Pip que je savais que j'avais été petit; mais ne vous inquiétez pas de cela, je n'ai pas fait de Pip un gentleman, et Pip ne fera pas un gentleman de vous, sans que je sache ce qui vous est dû à tous les deux. Vous, mon cher enfant, et vous, l'ami de Pip; vous pouvez tous deux compter me voir toujours gentiment muselé. À dater de cette demi-minute, où je me suis laissé entraîner à une petitesse, je suis muselé; je suis muselé maintenant, et je serai toujours muselé.

—Certainement,» dit Herbert.

Mais il paraissait ne pas trouver en cela de consolation suffisante, et restait embarrassé et troublé.

Nous avions hâte de voir arriver l'instant où il irait prendre possession de son logement et de rester ensemble, mais il éprouvait évidemment une certaine crainte à nous laisser seuls, et il ne partit que tard. Il était plus de minuit quand je le conduisis par Essex Street à sa sombre porte, où je le laissai sain et sauf. Quand elle se referma sur lui, j'éprouvais le premier moment de tranquillité que j'eusse éprouvé depuis le soir de son arrivée.

Cependant, je n'avais pas entièrement perdu le souvenir de l'homme que j'avais trouvé sur l'escalier; j'avais toujours regardé autour de moi, lorsque le soir je menais mon hôte prendre l'air, et en le ramenant; et maintenant encore, je regardais tout autour de moi. Il est difficile, dans une grande ville, de ne pas soupçonner qu'on vous épie quand on a conscience de courir quelque danger en étant suivi; je ne pouvais cependant me persuader que les gens auprès desquels je passais s'occupassent de mes mouvements. Les quelques personnes qui passaient suivaient leurs différents chemins, et les rues étaient désertes quand je rentrai dans le Temple. Personne n'était sorti par la porte en même temps que nous. Personne ne rentra par la porte en même temps que moi. En passant près de la fontaine, je vis les fenêtres de derrière éclairées; elles paraissaient brillantes et calmes, et en restant quelques moments sous la porte de la maison où je demeurais, avant de monter, je pus remarquer que la cour du Jardin était aussi tranquille et silencieuse que l'escalier, quand je le montai.

Herbert me reçut les bras ouverts, et jamais je n'avais encore senti si complètement la douceur d'avoir un ami. Après qu'il m'eût adressé quelques paroles de sympathie et d'encouragement, nous nous assîmes pour examiner la situation et voir ce qu'il fallait faire.

La chaise que Provis avait occupée était encore à la place où elle avait été pendant toute la soirée; car il avait une manière à lui de s'emparer d'un endroit, de s'y établir en remuant sans cesse, et en se mouvant par le même cercle de petits mouvements habituels, avec sa pipe, son tabac tête de nègre, son coutelas, son paquet de cartes et je ne sais quoi encore, comme si tout cela était inscrit d'avance sur une ardoise. Sa chaise était, dis-je, restée où il l'avait laissée. Herbert la prit sans y faire attention; mais un instant après, il la quitta brusquement, la mit de côté et en prit une autre. Il n'est pas besoin de dire après cela, qu'il avait conçu une aversion profonde pour mon protecteur, et je n'eus pas besoin non plus d'avouer la mienne. Nous échangeâmes cette confidence sans proférer une seule syllabe.

«Eh! bien, dis-je à Herbert, quand je le vis établi sur une autre chaise, que faut-il faire?

—Mon pauvre cher Haendel, répondit-il en se tenant la tête dans les mains, je suis trop abasourdi pour réfléchir à quoi que ce soit.

—Et moi aussi, j'ai été abasourdi quand ce coup est venu fondre sur moi. Cependant il faut faire quelque chose. Il veut faire de nouvelles dépenses, avoir des chevaux, des voitures, et afficher des dehors de prodigalité de toute espèce. Il faut l'arrêter d'une manière ou d'une autre.

—Vous voulez dire que vous ne pouvez accepter....

—Comment le pourrais-je? dis-je, comme Herbert s'arrêtait. Pensez-y donc!... Regardez-le!»

Un frisson involontaire nous parcourut tout le corps.

«Cependant, Herbert, j'entrevois l'affreuse vérité. Il m'est attaché, très fortement attaché. Vit-on jamais une destinée semblable!

—Mon pauvre cher Haendel! répéta Herbert.

—Et puis, dis-je en coupant court à ses bienfaits, en ne recevant pas de lui un seul penny de plus, songez à ce que je lui dois déjà! et puis, je suis couvert de dettes, très lourdes pour moi qui n'ai plus aucune espérance, qui n'ai pas appris d'état et qui ne suis bon à rien.

—Allons!... allons!... allons!... fit Herbert, ne dites pas bon à rien.

—À quoi suis-je bon? Je ne sais qu'une chose à laquelle je sois bon, et cette chose est de me faire soldat, et je le serais déjà, cher Herbert, si je n'avais voulu d'abord prendre conseil de votre amitié et de votre affection.»

Ici je m'attendris, bien entendu, et bien entendu aussi Herbert, après avoir saisi chaleureusement ma main, prétendit ne pas s'en apercevoir.

«Mon cher Haendel, dit-il après un moment de réflexion, l'état de soldat ne fera pas l'affaire.... Si vous étiez décidé à renoncer à sa protection et à ses faveurs, je suppose que vous ne le feriez qu'avec l'espoir vague de lui rendre un jour ce que vous en avez déjà reçu. Cet espoir ne serait pas grand, si vous vous faisiez soldat! sans compter que c'est absurde. Vous seriez bien mieux dans la maison de Clarricker, toute petite qu'elle soit; je suis sur le point de m'y associer, vous savez.»

Pauvre garçon! il ne soupçonnait pas avec quel argent.

«Mais il y a une autre question, dit Herbert; Provis est un homme ignorant et résolu qui a eu longtemps une idée fixe. Plus que cela, il me paraît (je puis me tromper sur son compte), être un homme désespéré et d'un caractère très violent.

—Je le sais, répondis-je; laissez-moi vous raconter quelle preuve j'en ai eue.»

Et je lui dis, ce que j'avais passé sous silence dans mon récit, la rencontre avec l'autre forçat.

«Voyez alors, dit Herbert; pensez qu'il vient ici au péril de sa vie pour la réalisation de son idée fixe. Au moment de cette réalisation, après toutes ses peines et son espoir, vous minez le terrain sous ses pieds, vous détruisez ses projets, et vous lui enlevez le fruit de ses labeurs. Ne voyez-vous rien qu'il puisse faire sous le coup d'un tel désappointement?

—Oui, Herbert, j'y ai songé et j'en ai rêvé; depuis la fatale soirée de son arrivée, rien n'a été plus présent à mon esprit que la crainte de le voir se faire arrêter lui-même.

—Alors, vous pouvez compter, dit Herbert, qu'il y aurait grand danger à ce qu'il s'y exposât; c'est là le pouvoir qu'il exercera sur vous tant qu'il sera en Angleterre, et ce serait le plan qu'il adopterait infailliblement si vous l'abandonniez.»

Je fus tellement frappé d'horreur à cette idée, qui s'était tout d'abord présentée à mon esprit, que je me regardais en quelque sorte déjà comme son meurtrier. Je ne pus rester en place sur ma chaise, et je me mis à marcher çà et là à travers la chambre, en disant à Herbert que, même si Provis était reconnu et arrêté malgré lui, je n'en serais pas moins malheureux, bien qu'innocent. Oui, et j'étais si malheureux, en l'ayant loin ou près de moi, que j'eusse de beaucoup préféré travailler à la forge tous les jours de ma vie, que d'en arriver là! Mais il n'y avait pas à sortir de cette question: Que fallait-il faire?

«La première et la principale chose à faire, dit Herbert, c'est de l'obliger à quitter l'Angleterre. Dans ce cas, vous partiriez avec lui, et alors il ne demanderait pas mieux que de s'en aller.

—Mais en le conduisant n'importe où, pourrai-je l'empêcher de revenir?

—Mon bon Haendel, n'est-il pas évident qu'avec Newgate dans la rue voisine, il y a plus de chances ici que partout ailleurs à ce que vous lui fassiez adopter votre idée et le rendiez plus docile. Si l'on pouvait se servir de l'autre forçat ou de n'importe quel événement de sa vie pour trouver le prétexte de le faire partir....

—Là, encore! dis-je en m'arrêtant devant Herbert, et tenant en avant mes mains ouvertes, comme si elles contenaient le désespoir de la cause; je ne connais rien de sa vie, je suis devenu presque fou l'autre soir, lorsqu'étant assis, je l'ai vu devant moi, si lié à mon bonheur et à mon malheur, et pourtant je le connais à peine, si ce n'est pour être l'affreux misérable qui m'a terrifié pendant deux jours de mon enfance!»

Herbert se leva et passa son bras sous le mien; nous marchâmes lentement, de long en large, en paraissant étudier le tapis.

«Haendel! dit Herbert en s'arrêtant, vous êtes bien convaincu que vous ne pouvez plus accepter d'autres bienfaits de lui, n'est-ce pas?

—Parfaitement.... Assurément, vous le seriez aussi, si vous étiez à ma place.

—Et vous êtes convaincu que vous devez rompre avec lui?

—Herbert, pouvez-vous me le demander?

—Et vous avez et êtes obligé d'avoir assez de tendresse pour la vie qu'il a risquée pour vous, pour comprendre que vous devez l'empêcher, s'il est possible, de la risquer en pure perte.... Alors, vous devez le faire sortir d'Angleterre avant de bouger un doigt pour vous tirer vous-même d'embarras. Une fois cela fait, au nom du ciel! tâchez de vous tirer d'affaire, et nous verrons cela ensemble, mon cher et bon camarade.»

Ce fut une consolation de se serrer les mains là-dessus, et de marcher encore de long en large n'ayant que cela de fait.

«Maintenant, Herbert, dis-je, pour tâcher d'apprendre quelque chose de son histoire, je ne connais qu'un moyen: c'est de la lui demander de but en blanc.

—Oui... demandez-la-lui, dit Herbert, quand nous serons réunis à déjeuner demain matin.»

En effet, il avait dit, en quittant Herbert, qu'il viendrait déjeuner avec nous.

Après avoir arrêté ce projet, nous allâmes nous coucher. J'eus les rêves les plus étranges, et je m'éveillai sans m'être reposé. En m'éveillant, je repris aussi la crainte que j'avais perdue pendant la nuit, de le voir découvert et arrêté pour rupture de ban. Une fois éveillé, cette crainte ne me quitta plus.

Provis arriva à l'heure convenue, tira son coutelas et se mit à table. Il avait fait les plus beaux projets pour que son gentleman se montrât le plus magnifiquement et agît en véritable gentleman, et il m'excitait à entamer promptement le portefeuille qu'il avait laissé en ma possession. Il considérait nos chambres et son logement comme des résidences provisoires, et me conseillait de chercher tout de suite une maisonnette élégante, dans laquelle il pourrait avoir un «pied-à-terre,» près de Hyde Park. Quand il eut fini de déjeuner, et pendant qu'il essuyait son couteau sur son pantalon, je lui dis sans aucun préambule:

«Hier soir, après que vous fûtes parti, j'ai parlé à mon ami de la lutte dans laquelle les soldats vous avaient trouvé engagé dans les marais, au moment où nous sommes arrivés; vous en souvenez-vous?

—Si je m'en souviens! dit-il, je crois bien!

—Nous désirons savoir quelque chose sur cet homme et sur vous. Il est étrange de savoir si peu sur votre compte à tous deux, et particulièrement sur vous, que ce que j'en ai pu dire à mon ami la nuit dernière. Ce moment n'est-il pas aussi bien choisi qu'un autre pour en apprendre davantage?

—Eh bien, dit-il après avoir réfléchi, vous êtes engagé par serment, vous savez, vous, l'ami de Pip.

—Assurément! répondit Herbert.

—Pour tout ce que je dis, vous savez, dit-il en insistant, le serment s'applique à tout.

—C'est ainsi que je le comprends.

—Et voyez-vous, tout ce que j'ai fait est fini et payé.»

Il insista de nouveau.

«Comme vous voudrez.»

Il sortit sa pipe noire et allait la remplir de tête de nègre, quand, jetant les yeux sur le paquet de tabac qu'il tenait à la main, il parut réfléchir que cela pourrait embrouiller le fil de son récit. Il le rentra, ficha sa pipe dans une des boutonnières de son habit, étendit une main sur chaque genou, et, après avoir considéré le feu d'un œil irrité pendant quelques moments, il se tourna vers nous et raconta ce qui suit.


CHAPITRE XIII.

«Cher garçon, et vous, ami de Pip, je ne vais pas aller par quatre chemins pour vous dire ma vie, comme une chanson ou un livre d'histoire, mais je vais vous la dire courte et facile à saisir; je vais vous la raconter tout de suite en deux phrases d'anglais.

«En prison et hors de prison, en prison et hors de prison, en prison et hors de prison.

«Vous en savez tout ce qu'il y a à en savoir.

«Voilà ma vie en grande partie, jusqu'au jour où l'on m'embarqua, peu après que j'eusse fait la connaissance de Pip.

«On a fait de moi tout ce qu'il est possible, excepté qu'on ne m'a pas pendu.

«J'ai été enfermé aussi soigneusement qu'une théière d'argent.

«J'ai été transporté par-ci, transporté par-là.

«J'ai été mis à la porte de cette ville-ci; j'ai été mis à la porte de cette ville-là.

«On m'a attaché à un chantier.

«On m'a fouetté, tourmenté et réduit au désespoir.

«Je n'ai pas plus d'idée de l'endroit où je suis né que vous, si j'en ai autant.

«D'aussi loin que je me souvienne, je me vois dans le comté d'Essex, volant des navets pour me nourrir.

«Quelqu'un m'avait abandonné, un homme, un chaudronnier. Il avait emporté le feu avec lui, et j'avais très froid.

«J'ai su que mon nom était Magwitch, et mon nom de baptême Abel.

«Comment l'ai-je su?

«De même, sans doute, que j'ai appris que les oiseaux dans les haies s'appelaient pinsons, pierrots, grives.

«J'aurais pu supposer que ce n'étaient que des mensonges; seulement, comme il arriva que les noms des oiseaux étaient vrais, j'ai supposé que le mien l'était aussi.

«Je ne brillais ni par le dehors ni par le dedans; et, de si loin que je puisse me souvenir, il n'y avait pas une âme qui supportât la vue du petit Abel Magwitch, sans en être effrayée, sans le repousser ou sans le faire prendre et arrêter.

«Je fus pris, pris et repris, au point que j'ai grandi en prison.

«On me fit la réputation d'être incorrigible.

«—Voilà un incorrigible mauvais sujet,» disait-on aux visiteurs de la prison, en me montrant du doigt. «Ce garçon-là, on peut le dire, est fait pour les prisons.»

«Alors ils me regardaient et je les regardais, et quelques uns d'entre eux mesuraient ma tête: ils auraient mieux fait de mesurer mon estomac.

«D'autres me donnaient de petits livres religieux, que je ne pouvais lire, et me tenaient des discours que je ne pouvais comprendre.

«Ils parlaient sans cesse du diable, mais qu'est-ce que j'avais à faire avec le diable?

«Il fallait bien mettre quelque chose dans mon estomac, n'est-ce pas?

«Mais voilà que je deviens petit, et je sais ce qui vous est dû, mon cher enfant, et à vous aussi, cher ami de Pip, n'ayez aucune crainte que je sois petit.

«Tout en errant, mendiant, volant, travaillant quelquefois, quand je le pouvais, pas aussi souvent que vous pourriez le croire, à moins que vous ne vous demandiez à vous-mêmes si vous auriez été bien disposés à me donner de l'ouvrage. Un peu braconnier, un peu laboureur, un peu roulier, un peu moissonneur, un peu colporteur et un peu de toutes ces choses qui ne rapportent rien et vous mettent dans la peine, je devins homme.

«Un soldat déserteur, qui se tenait caché jusqu'au menton sous un tas de pommes de terre, m'apprit à lire, et un géant ambulant qui, chaque fois qu'il signait son nom, gagnait un sou, m'apprit à écrire.

«Je n'étais plus enfermé aussi souvent qu'autrefois, mais j'usais encore ma bonne part de clefs et de verrous.

«Aux courses d'Epson, il y a quelque chose comme vingt ans, je fis la connaissance d'un homme, auquel j'aurais fendu le crâne avec ce coutelas, aussi facilement qu'une patte de homard, si je n'avais craint d'en faire sortir le diable.

«Compeyson était son vrai nom, et c'est l'homme, mon cher enfant, que vous m'avez vu assommer dans le fossé, ainsi que vous l'avez raconté à votre camarade hier soir quand j'ai été parti.

«Il se posait en gentleman, ce Compeyson: il avait été au collège et avait de l'instruction. C'était un homme au doux langage, et qui était initié aux manières des gens comme il faut. Il avait bonne tournure et bon air.

«La veille de la grande course, je le trouvai sur la bruyère, dans une baraque que je connaissais déjà. Il était, ainsi que plusieurs autres personnes, assis autour des tables, quand j'arrivai, et le maître de la baraque, qui me connaissait et aimait à plaisanter, l'interpella pour lui dire en me montrant:

«—Je crois que voilà un homme qui fera votre affaire.»

«Compeyson m'examina avec attention, et je l'examinai aussi.

«Il avait une montre et une chaîne, une bague, une épingle de cravate et de beaux habits.

«—À en juger sur les apparences, vous n'êtes pas dans une bonne passe? me dit Compeyson.

«—Non, monsieur, et je n'y ai jamais été beaucoup.»

«Je sortais en effet de la prison de Kingston pour vagabondage; j'aurais pu y être pour quelque chose de plus, mais ce n'était pas.

«—La fortune peut changer; peut-être la vôtre va-t-elle tourner, dit Compeyson.

«—J'espère que cela se peut. Il y a de la place, dis-je.

«—Que savez-vous faire? dit Compeyson.

«—Manger et boire, dis-je, si vous voulez me trouver les choses nécessaires.»

«Compeyson se mit à rire, et m'examina scrupuleusement, il me donna cinq shillings, et prit rendez-vous pour le lendemain soir au même endroit.

«Je vins trouver Compeyson le lendemain soir au même endroit, et Compeyson me proposa d'être son homme et son associé.

«Et quelles étaient les affaires de Compeyson dans lesquelles nous devions être associés?

«Les affaires de Compeyson, c'était d'escroquer, de faire des faux, de passer des billets de banque volés, et ainsi de suite. Tous les tours que Compeyson pouvait trouver dans sa cervelle, sans compromettre sa peau, et dont il pouvait tirer profit, et laisser toute la responsabilité à un autre: telles étaient les affaires de Compeyson.

«Il n'avait pas plus de cœur qu'une lime de fer. Il était froid comme un mort. Et il avait la tête de diable dont j'ai parlé plus haut. Il y avait avec Compeyson un autre homme qu'on appelait Arthur. Ce n'était pas un nom de baptême, mais un surnom. Il était à son déclin; on aurait cru voir une ombre.

«Quelques années auparavant, lui et Compeyson avaient eu une mauvaise affaire avec une dame riche, et ils en avaient tiré pas mal d'argent; mais Compeyson jouait et pariait, et il avait tout perdu. Arthur se mourait dans une horrible misère, et la femme de Compeyson (que Compeyson battait constamment), prenait pitié de lui quand elle pouvait, mais Compeyson n'avait pitié de rien, ni de personne.

«J'aurais pu prendre conseil d'Arthur; mais je n'en fis rien, et je ne prétends pas que ce fût par scrupule; mais à quoi cela m'aurait-il servi, mon cher enfant, et vous, cher camarade de Pip?

«Je commençai donc avec Compeyson, et je fus un faible outil dans ses mains.

«Arthur demeurait dans le grenier de la maison de Compeyson (qui était près de Bentford), et Compeyson tenait un compte exact de son logement et de sa pension, pour le jour où il trouverait plus d'avantages à le trahir.

«Mais Arthur eut bientôt réglé lui-même son compte.

«La deuxième ou la troisième fois que je le vis, il arriva tout hors de lui, et avec toutes les allures de la folie, dans le parloir de Compeyson, à une heure très avancée de la soirée, n'ayant sur lui qu'une chemise de flanelle et ses cheveux tout mouillés, il dit à la femme de Compeyson:

«—Sally, Elle est actuellement près de moi là-haut, et je ne puis me débarrasser d'elle; elle est tout en blanc, avec des fleurs blanches dans les cheveux, et elle est horriblement folle, et elle tient un linceul dans ses bras, et elle dit qu'elle le jettera sur moi à cinq heures du matin.

«—Mais fou que vous êtes, dit Compeyson, ne savez-vous pas que celle dont vous voulez parler a une forme humaine? et comment pourrait-elle être entrée là-haut sans passer par la porte, par la fenêtre ou par l'escalier?

«—Je ne sais pas comment elle y est venue, dit Arthur en frissonnant d'horreur, mais elle est dans le coin au pied du lit, horriblement folle, et à l'endroit où son cœur est brisé, où vous l'avez brisé, il y a des gouttes de sang.»

«Compeyson parlait haut, mais en réalité il était lâche.

«—Monte avec ce radoteur malade, dit-il à sa femme; et, vous, Magwitch, donnez-lui un coup de main, voulez-vous?

«Mais, quant à lui, il ne bougea pas.

«La femme de Compeyson et moi, nous reconduisîmes Arthur pour le remettre au lit, et il divagua d'une manière horrible.

«—Regardez-la donc!... criait-il, en montrant un endroit où nous n'apercevions absolument rien, elle secoue le linceul sur moi!... Ne la voyez-vous pas?... Voyez ses yeux!... N'est-ce pas horrible de la voir toujours folle?»

«Puis il s'écria:

«—Elle va l'étendre sur moi!... Ah! c'en est fait de moi!... Enlevez-le-lui! enlevez-le-lui!...»

«Puis, tout en s'attachant à nous, il continuait à parler au fantôme et à lui répondre, jusqu'à ce que je crus à moitié le voir moi-même.

«La femme de Compeyson, qui était habituée à ces crises, lui donna un peu de liqueur pour calmer ses visions, et bientôt il devint plus tranquille.

«—Oh! elle est partie, son gardien est-il venu la chercher? dit-il.

«—Oui, répondit la femme de Compeyson.

«—Lui avez-vous dit de l'enfermer au verrou?

«—Oui.

«—Et de lui enlever cette vilaine chose?

«—Oui... oui... c'est fait.

«—Vous êtes une bonne créature, dit-il, ne me quittez pas, et quoi que vous fassiez, je vous remercie.»

«Il demeura assez tranquille, jusqu'à cinq heures moins cinq minutes.

«Alors il s'élança en criant, en criant très fort:

«—La voilà! Elle a encore le linceul.... Elle le déploie!... Elle sort du coin!... Elle approche du lit.... Tenez-moi tous les deux, chacun d'un côté.... Ne la laissez pas me toucher.... Ah!... elle m'a manqué cette fois.... Empêchez-la de me le jeter sur les épaules!... Ne la laissez pas me soulever pour le passer autour de moi.... Elle me soulève... tenez-moi ferme.»

«Puis il se souleva lui-même avec effort, et nous découvrîmes qu'il était mort.

«Compeyson vit dans ce fait un bon débarras pour tous deux.

«Lui et moi, nous commençâmes bientôt les affaires, et il débuta par me faire un serment (étant toujours très rusé) sur mon livre, ce petit livre noir, mon cher enfant, sur lequel j'ai fait jurer votre camarade.

«Pour ne pas entrer dans le détail des choses que Compeyson conçut et que j'exécutai, ce qui demanderait une semaine, je vous dirai simplement, mon cher enfant, et vous, le camarade de Pip, que cet homme m'enveloppa dans de tels filets, qu'il fit de moi son nègre et son esclave.

«J'étais toujours endetté vis-à-vis de lui, toujours à ses ordres, toujours travaillant, toujours courant des dangers.

«Il était plus jeune que moi, mais il était rusé et instruit, et il était, sans exagération, cinq cents fois plus fort que moi.

«Ma maîtresse, pendant ces rudes temps... mais je m'arrête, je n'en ai pas encore parlé.»

Il chercha autour de lui d'une manière confuse, comme s'il avait perdu le fil de ses souvenirs, et tourna son visage vers le feu, et étendit ses mains dans toute leur largeur sur ses genoux, les leva et les remit en place:

«Il n'est pas nécessaire d'aborder ce sujet,» dit-il.

Et, regardant encore une fois autour de lui:

«Le temps que je passai avec Compeyson fut presque aussi dur que celui qui l'avait précédé. Cela dit, tout est dit.

«Vous ai-je dit comment je fus jugé seul pour les méfaits que j'avais commis pendant que j'étais avec Compeyson?»

Je répondis négativement.

«Eh bien! dit-il, j'ai été jugé et condamné. J'avais déjà été arrêté sur des soupçons, deux ou trois fois pendant les trois ou quatre ans que cela dura; mais les preuves manquaient; à la fin, Compeyson et moi, nous fûmes tous deux mis en jugement sous l'inculpation d'avoir mis en circulation des billets volés, et il y avait encore d'autres charges derrière.

«—Défendons-nous chacun de notre côté, et n'ayons aucune communication,» me dit Compeyson.

«Et ce fut tout.

«J'étais si pauvre, que je vendis tout ce que je possédais, excepté ce que j'avais sur le dos, afin d'avoir Jaggers pour moi.

«Quand on nous amena au banc des accusés, je remarquai tout d'abord combien Compeyson avait bonne tournure et l'air d'un gentleman, avec ses cheveux frisés et ses habits noirs et son mouchoir blanc, et combien, moi, j'avais l'air d'un misérable tout à fait vulgaire.

«Quand on lut l'acte d'accusation, et qu'on chercha à prouver notre culpabilité, je remarquai combien on pesait lourdement sur moi et légèrement sur lui.

«Quand les témoins furent appelés, je remarquai comment on pouvait jurer que c'était toujours moi qui m'étais présenté—comment c'était toujours à moi que l'argent avait été payé—comment c'était toujours moi qui semblais avoir fait la chose et profité du gain.

«Mais quand ce fut le tour de la défense, je vis plus distinctement encore quel était le plan de Compeyson; car son avocat avait dit:

«—Milord et Messieurs, vous avez devant vous, côte à côte sur le même banc, deux individus que vous ne devez pas confondre: l'un, le plus jeune, bien élevé, dont on parlera comme il convient; l'autre, mal élevé, auquel on parlera comme il convient. L'un, le plus jeune, qu'on voit rarement apparaître dans les affaires de la cause, si jamais on l'y voit, est seulement soupçonné; l'autre, le plus âgé, qu'on voit toujours agir dans ces mêmes affaires, mène le crime au logis. Pouvez-vous balancer, s'il n'y a qu'un coupable dans cette affaire, à dire lequel ce doit être? et, s'il y en a deux, lequel est pire que l'autre?»

«Et ainsi de suite, et quand on arriva aux antécédents, il se trouva que Compeyson avait été en pension, que ses camarades de pension étaient dans telle ou telle position; plusieurs témoins l'avaient connu au club et dans le monde, et n'avaient que de bons renseignements à donner sur lui.

«Quant à moi, j'étais en récidive et l'on m'avait vu constamment par voies et chemins, dans les maisons de correction et sous clef.

«Quand vint le moment de parler aux juges, qui donc, sinon Compeyson, leur parla, en laissant retomber de temps en temps son visage dans son mouchoir blanc, et avec des vers dans son discours encore! Moi, je pus seulement dire:

«—Messieurs, cet homme, qui est à côté de moi, est le plus fameux scélérat...»

«Quand vint le verdict, ce fut pour Compeyson qu'on réclama l'indulgence, en conséquence de ses bons antécédents, de la mauvaise compagnie qu'il avait fréquentée, et aussi en considération de toutes les informations qu'il avait données contre moi.

«Moi je n'entendis d'autre mot que le mot: coupable!

«Et quand je dis à Compeyson:

«—Une fois sorti du tribunal, je t'écraserai le visage, misérable!»

«Ce fut Compeyson qui demanda protection au juge et l'on mit deux geôliers entre nous.

«Il en eut pour sept ans, et moi pour quatorze, et encore le juge, en le condamnant, ajouta qu'il le regrettait, parce qu'il aurait pu bien tourner.

«Quant à moi, le juge voyait bien que j'étais un vieux pécheur, aux passions violentes, ayant tout ce qu'il fallait pour devenir pire...»

Provis était petit à petit arrivé à un grand état de surexcitation; mais il se retint, poussa deux ou trois soupirs, avala sa salive un nombre de fois égal, et, étendant vers moi sa main comme pour me rassurer:

«Je ne vais pas me montrer petit, cher enfant,» dit-il.

Il s'était échauffé à tel point, qu'il tira son mouchoir et s'essuya la figure, la tête, le cou et les mains avant de pouvoir continuer.

«Je dis à Compeyson que je jurais de lui écraser le visage, et je m'écriai:

«—Que Dieu écrase le mien, si je ne le fais pas!»

«Nous étions tous deux sur le même ponton, mais je ne pus l'approcher de longtemps, malgré tous mes efforts. Enfin, j'arrivai derrière lui, et je lui frappai sur l'épaule pour le faire retourner et le souffleter; on nous aperçut et on me saisit. Le cachot noir du ponton n'était pas des plus solides pour un habitué des cachots, qui savait nager et plonger. Je gagnai le rivage, et me cachai au milieu des tombeaux, enviant ceux qui y étaient couchés. C'est alors que je vous vis pour la première fois, mon cher enfant!»

Il me regardait d'un œil affectueux, qui le rendait encore plus horrible à mes yeux, quoique j'eusse ressenti une grande pitié pour lui.

«C'est par vous, mon cher enfant, que j'appris que Compeyson se trouvait aussi dans les marais. Sur mon âme, je crois presque qu'il s'était sauvé par frayeur et pour s'éloigner de moi, ignorant que c'était moi qui avais gagné le rivage. Je le poursuivis, je le souffletai.

«—Et maintenant, lui dis-je, comme il ne peut rien m'arriver de pire, et que je ne crains rien pour moi-même, je vais vous ramener au ponton.»

«Et je l'aurais traîné par les cheveux, en nageant, si j'en avais eu le temps, et certainement, je l'aurais ramené à bord sans les soldats, qui nous arrêtèrent tous les deux.

«Malgré tout, il finit par s'en tirer; il avait de si bons antécédents! Il ne s'était évadé que rendu à moitié fou par moi et par mes mauvais traitements. Il fut puni légèrement; moi, je fus mis aux fers; puis on me ramena devant le tribunal, et je fus condamné à vie. Je n'ai pas attendu la fin de ma peine, mon cher enfant, et vous, le camarade de Pip, puisque me voici.»

Il s'essuya encore, comme il l'avait fait auparavant, puis il tira lentement de sa poche son paquet de tabac; il ôta sa pipe de sa boutonnière, la remplit lentement, et se mit à fumer.

«Il est mort? demandai-je après un moment de silence.

—Qui cela, mon cher enfant?

—Compeyson.

—Il espère que je le suis, s'il est vivant, soyez-en sûr, dit-il avec un regard féroce. Je n'ai plus jamais entendu parler de lui.»

Pendant ce temps, Herbert avait écrit quelques mots au crayon sur l'intérieur de la couverture d'un livre.

Il me passa doucement le livre, pendant que Provis fumait sa pipe, les yeux tournés vers le feu, et je lus:

«LE JEUNE HAVISHAM S'APPELAIT ARTHUR; COMPEYSON EST L'HOMME QUI A PRÉTENDU AIMER MISS HAVISHAM.»

Je fermai le livre en faisant un léger signe de tête à Herbert, et je mis le livre de côté; et sans rien dire, ni l'un ni l'autre, nous regardâmes tous les deux Provis, pendant qu'il fumait sa pipe auprès du feu.


CHAPITRE XIV.

Pourquoi m'arrêtais-je pour chercher combien, parmi les craintes suscitées par Provis, il y en avait qui se rapportaient à Estelle? Pourquoi ralentirais-je ma course pour comparer l'état d'esprit dans lequel j'étais lorsque j'ai essayé de me débarrasser de la souillure de la prison avant de la rencontrer au bureau des voitures, avec l'état d'esprit dans lequel j'étais alors en réfléchissant à l'abîme qu'il y avait entre Estelle, dans tout l'orgueil de sa beauté, et le forçat évadé que je cachais. La route n'en serait pas plus douce, le but n'en serait pas meilleur; il ne serait pas plus vite atteint, ni moi moins exténué.

Le récit de Provis avait fait naître une nouvelle crainte dans mon esprit, ou plutôt il avait donné une forme et une direction plus précises à la crainte qu'il y avait déjà. Si Compeyson était vivant et découvrait que Provis était de retour, la conséquence n'était pas douteuse pour moi. Que Compeyson eût une crainte mortelle de lui, personne ne pouvait le savoir mieux que moi, et l'on avait peine à s'imaginer qu'un homme comme celui qu'il nous avait dépeint hésiterait à se débarrasser d'un ennemi redouté par le moyen le plus sûr, c'est-à-dire en se faisant son dénonciateur.

Je n'avais jamais soufflé ni ne voulais jamais souffler un mot d'Estelle à Provis; du moins, j'en prenais la résolution: mais je dis à Herbert qu'avant de partir, je croyais devoir aller voir miss Havisham et Estelle. Cette idée me vint quand nous nous retrouvâmes seuls, le soir du jour où Provis nous avait raconté son histoire. Je résolus d'aller à Richmond le lendemain, et j'y allai.

Quand j'arrivai chez Mrs Brandley, la femme de chambre d'Estelle vint me dire qu'Estelle était allée à la campagne.

«Où?

—À Satis House, comme de coutume.

—Non pas comme de coutume, dis-je, car elle n'y est jamais allée sans moi. Quand doit-elle revenir?»

Il y avait dans la réponse qu'on me fit un air de réserve qui augmenta ma perplexité. Cette réponse fut que la femme de chambre croyait qu'Estelle ne reviendrait que pour peu de temps. Je ne pouvais rien tirer de cela, si ce n'est qu'on avait voulu que je n'en tirasse rien, et je rentrai chez moi dans un inconcevable état de contrariété.

J'eus une autre consultation de nuit avec Herbert, après que Provis fut rentré chez lui (je le reconduisais toujours, et j'avais toujours soin de bien regarder autour de moi), et nous résolûmes de ne rien dire de mes projets de départ, jusqu'à mon retour de chez miss Havisham. En même temps, Herbert et moi nous devions réfléchir séparément à ce qu'il conviendrait le mieux de dire à Provis, pour le déterminer à quitter l'Angleterre avec moi. Ferions-nous semblant de craindre qu'il ne fût sous le coup d'une surveillance suspecte, ou moi, qui n'étais jamais sorti de notre pays, proposerais-je un voyage sur le continent? Nous savions tous les deux que je n'avais qu'à proposer et qu'il consentirait à tout ce que je voudrais, et nous étions pleinement convaincus que nous ne pouvions courir plus longtemps les chances de la situation présente.

Le lendemain j'eus la bassesse de feindre que j'étais tenu, selon ma promesse, d'aller voir Joe; mais j'étais capable de toutes les bassesses envers Joe ou en son nom. Provis devait se montrer extrêmement prudent pendant mon absence, et Herbert devait se charger de veiller sur lui à ma place. Je ne devais rester absent qu'une seule nuit, et, à mon retour, je promettais de donner satisfaction à son impatience de me voir commencer sur une grande échelle la vie de gentleman. Il me vint même à l'idée, comme à Herbert, qu'il serait aisé de le déterminer à passer sur le continent, sous prétexte de faire des achats pour monter notre maison.

Ayant ainsi déblayé le chemin pour mon expédition chez miss Havisham, je partis par la voiture du matin, avant le jour, et j'étais déjà en pleine campagne quand le soleil se leva, boitant et grelottant, enveloppé dans des lambeaux de nuages et des haillons de brouillard, comme un mendiant. Quand nous arrivâmes au Cochon bleu, après un trajet humide, qui rencontrai-je sous la porte, un cure-dent en main, regardant la voiture, sinon Bentley Drummle?

De même qu'il faisait semblant de ne pas me voir, je fis semblant, moi aussi, de ne pas le reconnaître. C'était un bien pauvre semblant pour tous deux, d'autant plus pauvre que nous rentrâmes tous les deux dans l'auberge, où il venait de terminer son déjeuner et où je commandai le mien. Ce fut comme du poison pour moi de le trouver en ville, car je savais très bien pourquoi il était venu.

Faisant semblant de lire un vieux journal graisseux, qui n'avait rien d'à moitié aussi lisible dans ses nouvelles locales que les nouvelles étrangères, sur les cafés, les conserves, les sauces à poisson, le beurre fondu et les vins dont il était couvert, comme s'il avait gagné la rougeole d'une manière tout à fait irrégulière, je m'assis à ma table pendant qu'il se tenait devant le feu. Par degrés, je vis une insulte grave dans sa persistance à rester devant le feu et je me levai, déterminé à me chauffer à ses côtés. Il me fallut passer ma main derrière ses jambes pour prendre le poker afin de tisonner le feu, mais j'eus encore l'air de ne pas le connaître.

«Est-ce exprès? dit M. Drummle.

Oh! dis-je, le poker en main, est-ce vous... est-ce possible?... Comment vous portez-vous? Je me demandais qui pouvait ainsi masquer le feu...»

Sur ce, je me mis à tisonner avec ardeur. Après cela, je me plantai côte à côte de M. Drummle, les épaules rejetées en arrière et le dos au feu.

«Vous venez d'arriver? dit M. Drummle en me poussant un peu avec son épaule.

—Oui, dis-je en le poussant de la même manière.

—Quel sale et vilain endroit! dit Drummle; n'est-ce pas votre pays?

—Oui, répondis-je; on m'a dit qu'il ressemblait beaucoup à votre Shrosphire.

—Pas le moins du monde,» dit Drummle.

Alors M. Drummle regarda ses bottes, et je regardai les miennes; puis il regarda les miennes et je regardai les siennes.

«Y a-t-il longtemps que vous êtes ici? demandai-je, résolu à ne pas céder un pouce du feu.

—Assez longtemps pour en être fatigué, répondit Drummle en faisant semblant de bâiller, mais également résolu à ne pas bouger.

—Restez-vous longtemps ici?

—Je ne puis vous dire, répondit Drummle. Et vous?

—Je ne puis vous dire,» répondis-je.

Je sentis en ce moment, au frémissement de mon sang, que si l'épaule de M. Drummle avait empiété d'une épaisseur de cheveu de plus sur ma place, je l'aurais jeté par la fenêtre. Je sentis en même temps que si mon épaule montrait une semblable prétention, M. Drummle m'aurait jeté par la première ouverture venue. Il se mit à siffler un peu, je fis comme lui.

«N'y a-t-il pas une grande étendue de marais par là? dit Drummle.

—Oui. Eh bien, après?» dis-je.

M. Drummle me regarda, puis après il regarda mes bottes, puis enfin il dit:

«Oh!»

Et il se mit à rire.

«Vous vous amusez, monsieur Drummle?

—Non, dit-il, pas particulièrement; je vais faire une promenade à cheval, je veux explorer ces marais pour mon plaisir. Il y a dans les villages environnants, à ce qu'on m'a dit, de curieuses petites auberges et de jolies petites forges. Est-ce vrai? Garçon!

—Monsieur?

—Mon cheval est-il prêt?

—Il est devant la porte, monsieur.

—Écoutez-moi bien à présent: la dame ne montera pas à cheval aujourd'hui, le temps est trop mauvais.

—Très bien, monsieur.

—Et je ne rentrerai pas, parce que je dîne chez cette dame.

—Très bien, monsieur.»

Alors Drummle me regarda. Il y avait sur son grand visage en hure de brochet un air de triomphe insolent qui me fendit le cœur. Triste comme je l'étais, cela m'exaspéra au point que je me sentis porté à le prendre dans mes bras et à l'asseoir sur le feu.

Une chose était évidente pour tous les deux: c'est que, jusqu'à ce qu'on vînt à notre secours, ni l'un ni l'autre ne pouvait quitter le feu. Nous étions donc devant le feu, épaule contre épaule, pied contre-pied, avec nos mains derrière le dos, sans bouger d'un pouce. Malgré le brouillard, le cheval se voyait en dehors de la porte. Mon déjeuner était sur la table; celui de Drummle était enlevé; le garçon m'invita à commencer; je fis un signe de tête, et tous deux nous restâmes à nos places.

«Êtes-vous allé au Bocage depuis la dernière fois? dit Drummle.

—Non, dis-je, j'ai eu bien assez des Pinsons la dernière fois que j'y suis allé.

—Est-ce le jour où nous avons différé d'opinion?

—Oui, répondis-je très sèchement.

—Allons! allons! on vous a laissé assez tranquille, dit Drummle d'un ton moqueur; vous n'auriez pas dû vous laisser emporter.

—M. Drummle, dis-je, vous n'êtes pas compétent pour donner un avis sur ce sujet. Quand je me laisse emporter (non pas que j'admette l'avoir fait à cette occasion), je ne lance pas de verres à la tête des gens.

—Moi, j'en lance,» dit Drummle.

Après l'avoir regardé deux ou trois fois, en examinant son état d'excitation et de fureur croissantes, je dis:

«Monsieur Drummle, je n'ai pas cherché cette conversation, et je ne la trouve pas agréable.

—Assurément, elle ne l'est pas, dit-il avec dédain et par-dessus son épaule, mais cela m'est absolument égal.

—Et, en conséquence, continuai-je, avec votre permission, j'insinuerai que nous n'ayons à l'avenir aucune espèce de rapports.

—C'est tout à fait mon opinion, dit Drummle, et c'est ce que j'aurais insinué moi-même ou plutôt fait sans insinuation; mais, ne perdez pas votre calme, n'avez-vous pas assez perdu sans cela?

—Que voulez-vous dire, monsieur?

—Garçon!» dit Drummle, en manière de réponse.

Le garçon reparut.

«Par ici!... écoutez et comprenez bien: la jeune dame ne sort pas aujourd'hui, et je dîne chez la jeune dame.

—Parfaitement, monsieur.»

Après que le garçon eût touché de la paume de sa main ma théière qui se refroidissait rapidement; qu'il m'eût regardé d'un air suppliant et qu'il eût quitté la pièce, Drummle, tout en ayant pris soin de ne pas bouger l'épaule qui me touchait, prit un cigare de sa poche, en mordit le bout, mais ne fit pas mine de bouger. Je bouillais, j'étouffais, je sentais que nous ne pourrions pas dire un seul mot de plus sans faire intervenir le nom d'Estelle, et que je ne pourrais supporter de le lui entendre prononcer. En conséquence, je tournai froidement les yeux de l'autre côté du mur, comme s'il n'y avait personne dans la chambre, et je me forçai au silence. Il est impossible de dire combien de temps nous aurions pu rester dans cette position ridicule, sans l'arrivée de trois fermiers aisés, amenés, je pense, par le garçon; ils entrèrent dans la salle en déboutonnant leurs paletots et en se frottant les mains, et comme ils s'avançaient vers le feu, nous fûmes obligés de leur céder la place.

Je vis Drummle, par la fenêtre, saisir les rênes de son cheval et se mettre en selle, avec sa manière maladroite et brutale, en chancelant à droite, à gauche, en avant et en arrière. Je croyais qu'il était parti, quand il revint demander du feu pour le cigare qu'il tenait à la bouche, et qu'il avait oublié d'allumer. Un homme, dont les vêtements étaient couverts de poussière, apporta ce qu'il réclamait. Je ne pourrais pas dire d'où il sortait, était-ce de la cour intérieure, de la rue ou d'autre part? Et comme Drummle se penchait sur sa selle en allumant son cigare, en riant et en tournant la tête du côté des fenêtres de l'auberge, le balancement d'épaules et le désordre des cheveux de cet homme me fit souvenir d'Orlick.

Trop complètement hors de moi pour m'inquiéter si c'était lui ou non ou pour toucher au déjeuner, je lavai ma figure et mes mains salies par le voyage, et je me rendis à la mémorable vieille maison, qu'il eût été beaucoup plus heureux pour moi de n'avoir jamais vue, et dans laquelle jamais je n'aurais dû entrer.


CHAPITRE XV.

Dans la chambre où était la table de toilette et où les bougies brûlaient accrochées à la muraille, je trouvai miss Havisham et Estelle. Miss Havisham, assise sur un sofa près du feu, et Estelle sur un coussin à ses pieds. Estelle tricotait et miss Havisham la regardait. Toutes deux levèrent les yeux quand j'entrai, et toutes deux remarquèrent du changement en moi. Je vis cela au regard qu'elles échangèrent.

«Et quel vent, dit miss Havisham, vous pousse ici, Pip?»

Bien qu'elle me regardât fixement, je vis qu'elle était quelque peu confuse. Estelle posa son ouvrage sur ses genoux, leva les yeux sur nous, puis se remit à travailler. Je m'imaginai lire dans le mouvement de ses doigts, aussi clairement que si elle me l'eût dit dans l'alphabet des sourds-muets, qu'elle s'apercevait que j'avais découvert mon bienfaiteur.

«Miss Havisham, dis-je, je suis allé à Richmond pour parler à Estelle, et, trouvant que le vent l'avait poussée ici, je l'ai suivie.»

Miss Havisham me faisant signe pour la troisième ou quatrième fois de m'asseoir, je pris la chaise placée auprès de la table de toilette que j'avais vue si souvent occupée par elle. Avec toutes ces ruines à mes pieds et autour de moi, il me semblait que c'était bien en ce jour la place qui me convenait.

«Ce que j'ai à dire à miss Estelle, miss Havisham, je le dirai devant vous dans quelques moments. Cela ne vous surprendra pas, cela ne vous déplaira pas. Je suis aussi malheureux que vous ayez jamais pu désirer me voir.»

Miss Havisham continuait à me regarder fixement. Je voyais au mouvement des doigts d'Estelle pendant qu'ils travaillaient qu'elle était attentive à ce que je disais, mais elle ne levait pas les yeux.

«J'ai découvert quel est mon protecteur. Ce n'est pas une heureuse découverte, et il n'est pas probable qu'elle élève jamais ni ma réputation, ni ma position, ni ma fortune, ou quoi que ce soit. Il y a des raisons qui m'empêchent d'en dire davantage: ce n'est pas mon secret, mais celui d'un autre.»

Comme je gardais le silence pendant un moment, regardant Estelle et cherchant comment continuer, miss Havisham répéta:

«Ce n'est pas votre secret, mais celui d'un autre, eh bien?...

—Quand pour la première fois vous m'avez fait venir ici, miss Havisham, quand j'appartenais au village là-bas, que je voudrais bien n'avoir jamais quitté, je suppose que je vins réellement ici comme tout autre enfant aurait pu y venir, comme une espèce de domestique, pour satisfaire vos caprices et en être payé.

—Ah! Pip! répliqua miss Havisham en secouant la tête avec calme, vous croyez....

—Est-ce que M. Jaggers?...

—M. Jaggers, dit miss Havisham en me répondant d'une voix ferme, n'avait rien à faire là-dedans et n'en savait rien. S'il est mon avoué et s'il est celui de votre bienfaiteur, c'est une coïncidence. Il a de semblables relations avec un assez grand nombre de personnes, et cela a pu arriver naturellement; mais, n'importe comment cette coïncidence est arrivée, soyez convaincu qu'elle n'a été amenée par personne.»

Tout le monde aurait pu voir dans son visage hagard qu'il n'y avait jusqu'ici ni subterfuge ni dissimulation dans ce qu'elle venait de dire.

«Mais lorsque je suis tombé dans l'erreur où je suis resté si longtemps, du moins vous m'y avez entretenu? dis-je.

—Oui, répondit-elle en faisant encore un signe, je vous ai laissé aller.

—Était-ce de la bonté?

—Qui suis-je? s'écria miss Havisham en frappant sa canne sur le plancher et se laissant emporter par une colère si subite qu'Estelle leva sur elle des yeux surpris, qui suis-je, pour l'amour de Dieu, pour avoir de la bonté?»

J'avais élevé une bien faible plainte et je n'avais même pas eu l'intention de le faire. Je le lui dis lorsqu'elle se rassit plus calme après cet éclat.

«Eh bien!... eh bien!... eh bien!... dit-elle, après?...

—J'ai été généreusement payé ici pour mes anciens services, dis-je pour la calmer, en étant mis en apprentissage, et je n'ai fait ces questions que pour me renseigner personnellement. Ce qui suit a un but différent, et, je l'espère, plus désintéressé. En entretenant mon erreur, miss Havisham, vous avez voulu punir et contrarier—peut-être sauriez-vous trouver mieux que moi les termes qui pourraient exprimer votre intention sans vous offenser—vos égoïstes parents.

—Je l'ai fait, dit-elle, mais ils l'ont voulu, et vous aussi. Quelle a été mon histoire pour que je me donne la peine de les avertir ou de les supplier, eux ou vous, pour qu'il en soit autrement? Vous vous êtes tendu vos propres pièges, et ce n'est pas moi qui les ai tendus...»

Après avoir attendu qu'elle redevînt calme, car ses paroles éclataient en cascades sauvages et inattendues, je continuai:

«J'ai été jeté dans une famille de vos parents, miss Havisham, et je suis resté constamment au milieu d'eux depuis mon arrivée à Londres. Je sais qu'ils ont été de bonne foi et trompés sur mon compte comme je l'ai été moi-même, et je serais faux et bas si je ne vous disais pas, que cela vous soit agréable ou non, que vous faites sérieusement injure à M. Mathieu Pocket et à son fils Herbert si vous supposez qu'ils sont autre chose que généreux, droits, ouverts, et incapables de quoi que ce soit de vil ou de lâche.

—Ce sont vos amis? dit miss Havisham.

—Ils se sont faits mes amis, dis-je, quand ils supposaient que j'avais pris leur place et quand Sarah Pocket, miss Georgina et mistress Camille n'étaient pas mes amis, je pense.»

Le contraste de mes amis avec le reste de sa famille semblait, j'étais bien aise de le voir, les mettre bien avec elle. Elle me regarda avec des yeux perçants pendant un moment, puis elle dit avec calme:

«Que demandez-vous pour eux?

—Rien, dis-je, si ce n'est que vous ne les confondiez pas avec les autres. Il se peut qu'ils soient du même sang, mais, croyez-moi, ils ne sont pas de la même nature.»

Miss Havisham répéta, en continuant à me regarder avec avidité:

«Que demandez-vous pour eux?

—Je ne suis pas assez rusé, vous le voyez, répondis-je sentant bien que je rougissais un peu, pour pouvoir vous cacher, quand bien même je le désirerais, que j'ai quelque chose à vous demander, miss Havisham: si vous pouviez disposer de quelque argent pour rendre à mon ami Herbert un service pour le reste de ses jours... mais ce service, par sa nature, doit être rendu sans qu'il s'en doute, je vous dirai comment.

—Pourquoi faut-il que cela se fasse sans qu'il s'en doute? demanda-t-elle en appuyant sa main sur sa canne afin de me regarder plus attentivement.

—Parce que, dis-je, j'ai commencé moi-même à lui rendre service il y a plus de deux ans sans qu'il le sache, et que je ne veux pas être trahi. Par quelles raisons suis-je incapable de continuer? Je ne puis vous le dire. C'est une partie du secret d'un autre et non pas le mien.»

Elle détourna peu à peu les yeux de moi et les porta sur le feu. Après l'avoir contemplé pendant un temps qui, dans le silence, à la lumière des bougies qui brûlaient lentement, me parut bien long, elle fut réveillée par l'écroulement de quelques charbons enflammés, et regarda de nouveau de mon côté, d'abord d'une manière vague, puis avec une attention graduellement concentrée. Pendant tout ce temps Estelle tricotait toujours. Quand miss Havisham eut arrêté son attention sur moi, elle dit, en parlant comme s'il n'y avait pas eu d'interruption dans notre conversation:

«Ensuite?...

—Estelle, dis-je en me tournant vers elle en essayant de maîtriser ma voix tremblante, vous savez que je vous aime, vous savez que je vous aime depuis longtemps, et que je vous aime tendrement...»

Ainsi interpellée, Estelle leva les yeux sur mon visage, et ses doigts continuèrent leur travail, et elle me regarda sans changer de contenance. Je vis que miss Havisham portait les yeux tantôt de moi à elle, tantôt d'elle à moi.

«J'aurais dit cela plus tôt sans ma longue erreur. Cette erreur m'avait fait espérer que miss Havisham nous destinait l'un à l'autre, et, pensant que vous ne pouviez rien y faire vous-même, quelles que fussent vos intentions, je me suis retenu de le dire, mais je dois l'avouer maintenant.»

Sans rien perdre de sa contenance impassible et ses doigts allant toujours, Estelle secoua la tête.

«Je sais, dis-je en réponse à ce mouvement, je sais que je n'ai pas l'espoir de pouvoir jamais vous appeler ma femme, Estelle. J'ignore ce que je vais devenir, combien malheureux je serai, où j'irai. Cependant, je vous aime, je vous ai aimée depuis la première fois que je vous ai vue dans cette maison.»

En me regardant, parfaitement impassible et les doigts toujours occupés, elle secoua de nouveau la tête. Je repris:

«Il eût été bien cruel, horriblement cruel à miss Havisham de jouer avec la sensibilité et la candeur d'un pauvre garçon, de me torturer pendant toutes ces années dans un vain espoir et pour un but inutile si elle avait songé à la gravité de ce qu'elle faisait; mais je pense qu'elle n'en avait pas conscience. Je crois qu'en endurant ses propres souffrances elle a oublié les miennes, Estelle.»

Je vis miss Havisham porter la main à son cœur et l'y retenir pendant qu'elle continuait à me regarder, ainsi qu'Estelle, tour à tour.

«Il me semble, dit Estelle avec un grand calme, qu'il y a des sentiments, des fantaisies, je ne sais pas comment les appeler, que je suis incapable de comprendre. Quand vous dites que vous m'aimez, je sais ce que vous voulez dire quant à la formation des mots, mais rien de plus. Vous ne dites rien à mon cœur... vous ne touchez rien là... Je m'inquiète peu de ce que vous pouvez dire... j'ai essayé de vous en avertir.... Dites, ne l'ai-je pas fait?

—Oui, répondis-je d'un ton lamentable.

—Oui, mais vous n'avez pas voulu vous tenir pour averti, car vous avez cru que je ne le pensais pas. Ne l'avez-vous pas cru?

—J'ai cru et espéré que vous ne le pensiez pas, vous si jeune, si peu éprouvée et si belle, Estelle. Assurément ce n'est pas dans la nature.

—C'est dans ma nature, répondit-elle; puis elle ajouta en appuyant sur les mots: C'est dans mon for intérieur. Je fais une grande différence entre vous et les autres en vous en disant autant. Je ne puis faire davantage.

—N'est-il pas vrai, dis-je, que Bentley Drummle est ici en ville et qu'il vous recherche?

—C'est parfaitement vrai, répondit-elle en parlant de lui avec l'indifférence du plus entier mépris.

—N'est-il pas vrai que vous l'encouragez, que vous sortez à cheval avec lui, et qu'il dîne avec vous aujourd'hui même?»

Elle parut un peu surprise de voir que je connaissais tous ces détails, mais elle répondit encore:

«C'est parfaitement vrai!

—Vous pouvez l'aimer, Estelle!»

Ses doigts s'arrêtèrent pour la première fois quand elle répliqua avec un peu de colère:

«Que vous ai-je dit? Croyez-vous encore après cela que je ne sois pas telle que je le dis?

—Vous ne l'épouserez jamais Estelle?»

Elle se tourna vers miss Havisham et réfléchit un instant en tenant son ouvrage dans ses mains, puis elle dit:

«Pourquoi ne vous dirais-je pas la vérité? On va me marier avec lui.»

Je laissai tomber ma tête dans mes mains; mais je pus me contenir mieux que je ne pouvais l'espérer, eu égard à la douleur que j'éprouvai en lui entendant prononcer ces paroles. Quand je relevai la tête, miss Havisham avait un air si horrible, que j'en fus impressionné, même dans le bouleversement extrême de ma douleur.

«Estelle, chère, très chère Estelle, ne permettez pas à miss Havisham de vous précipiter dans cet abîme. Mettez-moi de côté pour toujours. Vous l'avez fait, je le sais bien, mais donnez votre main à quelque personne plus digne que Drummle. Miss Havisham vous donne à lui comme pour témoigner le plus profond mépris, et faire la plus grande injure qu'on puisse faire à tous les hommes beaucoup meilleurs qui vous admirent, et aux quelques-uns qui vous aiment vraiment. Parmi ces quelques-uns il peut y en avoir un qui vous aime aussi tendrement, bien qu'il ne vous ait pas aimé aussi longtemps que moi. Prenez-le et je le supporterai avec courage pour l'amour de vous!»

Mon ardeur éveilla en elle un étonnement qui me fit supposer qu'elle était touchée de compassion, et que tout à coup j'étais devenu intelligible à son esprit.

«Je vais, dit-elle encore d'un ton plus doux, l'épouser. On s'occupe des préparatifs de mon mariage, et je serai bientôt mariée. Pourquoi mêlez-vous ici injustement le nom de ma mère adoptive? C'est par ma propre volonté que tout se fait.

—C'est par votre propre volonté, Estelle, que vous vous jetez dans les bras d'une brute?

—Dans les bras de qui devrais-je me jeter? repartit-elle avec un sourire. Devrais-je me jeter dans les bras de l'homme qui sentirait le mieux (s'il y a des gens qui sentent de pareilles choses) que je n'ai rien pour lui?... Là!... c'en est fait, je ferai assez bien et mon mari aussi. Quant à me précipiter dans ce que vous appelez un abîme, miss Havisham voulait me faire attendre et ne pas me marier encore; mais je suis fatiguée de la vie que j'ai menée; elle n'a que très peu de charmes pour moi, et je suis d'avis d'en changer. N'en dites pas davantage. Nous ne nous comprendrons jamais l'un l'autre.

—Une vile brute! une telle stupide brute! criai-je désespéré.

—Ne craignez pas que je sois un ange pour lui, dit Estelle; je ne le serai pas. Allons, voici ma main. Séparons-nous là-dessus, enfant et homme romanesque.

—Ô Estelle, répondis-je, pendant que mes larmes tombaient en abondance sur sa main, malgré tous mes efforts pour les retenir, quand même je resterais en Angleterre et que je pourrais me tenir la tête haute devant les autres, comment pourrais-je voir en vous la femme de Drummle!

—Enfantillage!... enfantillage!... dit-elle, cela passera avec le temps.

—Jamais, Estelle!

—Vous ne penserez plus à moi dans une semaine.

—Ne plus penser à vous! Vous faites partie de mon existence, partie de moi-même. Vous avez été dans chaque ligne que j'ai lue depuis la première fois que je suis venu ici, n'étant encore qu'un pauvre enfant bien grossier et bien vulgaire, dont, même alors, vous avez blessé le cœur. Vous avez été dans tous les rêves d'avenir que j'ai faits depuis. Sur la rivière, sur les voiles des vaisseaux, sur les marais, dans les nuages, dans la lumière, dans l'obscurité, dans le vent, dans la mer, dans les bois, dans les rues, vous avez été la personnification de toutes les fantaisies gracieuses que mon esprit ait jamais conçues. Les pierres avec lesquelles sont bâties les plus solides constructions de Londres ne sont pas plus réelles ou plus impossibles à déplacer par vos mains, que votre présence et votre influence l'ont été et le seront toujours pour moi, ici et partout. Estelle, jusqu'à la dernière heure de ma vie, il faut que vous restiez une partie de ma nature, une partie du peu de bien et une partie du mal qui est en moi. Mais pendant notre séparation, je vous associerai seulement au bien, et je vous y maintiendrai toujours fidèlement, car vous devez m'avoir fait beaucoup plus de bien que de mal. Quelle que soit la douleur aiguë que je ressente maintenant... oh! Dieu vous garde! Dieu vous pardonne!»

Dans quelle angoisse de malheur j'arrachai de mon cœur ces paroles entrecoupées? je ne le sais. Elles montèrent à mes lèvres comme le sang d'une blessure interne. Je tins sa main sur mes lèvres pendant un moment, et je la quittai. Mais toujours dans la suite, je me suis souvenu, et bientôt après à plus forte raison, que, tandis qu'Estelle me regardait seulement avec un étonnement mêlé d'incrédulité, la figure de spectre de miss Havisham, dont la main couvrait encore son cœur, semblait trahir, dans un terrible regard, la pitié et le remords.

Tout est dit, tout est fini! Tout était si bien dit et si bien fini, que, lorsque je franchis la porte, la lumière du jour paraissait d'une couleur plus sombre que lorsque j'étais entré. Pendant un instant, je me cachai parmi les ruelles et les passages, et ensuite je partis pour faire à pied toute la route jusqu'à Londres. Car j'avais à ce moment tellement repris mes esprits, que je réfléchis que je ne pouvais pas retourner à l'hôtel et y voir Drummle; que je ne pourrais pas supporter d'être assis dans la voiture et m'entendre adresser la parole; que je ne pouvais rien faire de mieux pour moi-même que de me fatiguer.

Il était plus de minuit quand je traversai le pont de Londres. Passant par les étroits labyrinthes des rues qui, à cette époque, longeaient à l'ouest la rive du fleuve qui faisait partie du comté de Middlesex, mon plus court chemin pour gagner le Temple était de suivre la rivière par Whitefriars. On ne m'attendait que le lendemain, mais j'avais mes clefs, et si Herbert était couché, je pouvais gagner mon lit sans le déranger.

Comme il arrivait rarement que j'entrasse par la porte de Whitefriars, quand le Temple était fermé, et que j'étais très crotté et très fatigué, je ne me formalisai pas, en voyant le portier m'examiner avec beaucoup d'attention en tenant la porte entr'ouverte pour me laisser passer. Pour aider sa mémoire je lui dis mon nom.

«Je n'en étais pas bien certain, monsieur, mais je le pensais. Voici une lettre, monsieur; la personne qui l'a apportée a dit que vous soyez assez bon pour la lire à la lanterne.»

Très surpris de cette recommandation, je pris la lettre. Elle était adressée à Philip Pip, Esquire, et au haut de l'enveloppe étaient ces mots:» VEUILLEZ LIRE CETTE LETTRE ICI MÊME.» Je l'ouvris, le portier m'éclairait, et je lus de la main de Wemmick:

«NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS!»

Toutes les fantaisies et les bruits de la nuit qui m'assiégeaient disaient le même refrain: NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS! Cette phrase s'insinuait dans tout ce que je pensais, comme l'aurait fait une douleur physique. Il n'y avait pas longtemps, j'avais lu dans les journaux qu'un inconnu était venu aux Hummums dans la nuit, s'était mis au lit, s'était suicidé, et que le lendemain matin on l'avait trouvé baigné dans son sang. Il me vint dans l'idée que cet inconnu avait dû occuper cette même voûte, et je me levai pour m'assurer qu'il n'y avait pas de traces rouges. Alors j'ouvris la porte pour regarder dans les couloirs et me ranimer un peu à la vue d'une lumière lointaine, près de laquelle je savais que le garçon de service dormait. Mais pendant tout ce temps, je me demandais: «Pourquoi ne dois-je pas rentrer chez moi?... Que peut-il être arrivé à la maison?... Si j'y rentrais, y trouverais-je Provis en sûreté?...» Ces questions occupaient à tel point mon esprit, qu'on aurait pu supposer qu'il n'y avait plus de place pour d'autres réflexions. Même lorsque je pensais à Estelle, et à la manière dont nous nous étions quittés ce jour-là pour toujours, et quand je me rappelais les circonstances de notre séparation, et tous ses regards, et toutes ses intonations, et le mouvement de ses doigts pendant qu'elle tricotait, même alors j'étais poursuivi ici, là et partout par cet avertissement: NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS! Quand à la fin je m'assoupis, à force d'épuisement d'esprit et de corps, cela devint un immense verbe imaginaire, qu'il me fallut conjuguer à l'impératif présent: Ne rentre pas chez toi; qu'il ne rentre pas chez lui; ne rentrons pas chez nous; qu'ils ne rentrent pas chez eux; et puis virtuellement: Je ne puis pas et je ne dois pas rentrer chez moi; je ne pouvais pas, ne voulais pas et ne devais pas rentrer chez moi, jusqu'à ce que je sentisse que j'allais devenir fou. Je me roulai sur l'oreiller et regardai les grands ronds fixes sur la muraille.

J'avais recommandé que l'on m'éveillât à sept heures, car il était clair que je devais voir Wemmick avant tout autre personne, et également clair que c'était là une circonstance pour laquelle il ne fallait lui demander que ses sentiments de Walmorth. Ce fut pour moi un grand soulagement de sortir de la chambre où j'avais passé la nuit si misérablement, et il ne fut pas nécessaire de frapper deux fois à la porte pour me faire sauter de ce lit d'inquiétudes.

À huit heures, j'étais en vue des murs du château. La petite servante entrait justement dans la forteresse avec deux petits pains chauds. Je passai la poterne et franchis le pont-levis, en même temps qu'elle. J'arrivai ainsi sans être annoncé, pendant que Wemmick préparait le thé pour lui et pour son père. Une porte ouverte m'offrait en perspective le vieux au lit.

«Tiens! monsieur Pip, dit Wemmick, vous êtes donc revenu?

—Oui, répondis-je, mais je ne suis pas rentré chez moi.

—C'est très bien! dit-il en se frottant les mains, j'ai laissé un mot pour vous à chacune des portes du Temple, à tout hasard. Par quelle porte êtes-vous entré?»

Je le lui dis:

«J'irai à toutes les autres dans la journée, dit Wemmick, et je détruirai les lettres. C'est une bonne règle de ne jamais laisser de preuves écrites, quand on peut l'éviter, parce qu'on ne sait jamais si cela ne servira pas contre soi un jour. Je vais prendre une liberté avec vous. Vous est-il égal de faire cuire cette saucisse pour le vieux?»

Je répondis que je serais enchanté de le faire.

«Alors, vous pouvez aller à votre ouvrage, Mary Anne, dit Wemmick à la petite servante, ce qui nous laisse seuls, vous voyez, monsieur Pip,» ajouta-t-il en clignant de l'œil pendant qu'elle s'éloignait.

Je le remerciai de son amitié et de sa prudence, et nous continuâmes à causer à voix basse, pendant que je faisais griller la saucisse et qu'il beurrait la mie du petit pain de son père.

«Maintenant, monsieur Pip, vous savez, nous nous comprenons. Nous sommes dans nos capacités personnelles et privées, et ce n'est pas d'aujourd'hui que nous sommes engagés dans une transaction confidentielle. Les sentiments officiels sont une chose; mais nous sommes extra-officiels pour le moment.»

Je fis un signe d'assentiment cordial. J'étais tellement surexcité, que j'avais déjà enflammé la saucisse du vieux comme une torche et que j'avais été obligé de l'éteindre.

«J'ai accidentellement appris hier matin, me trouvant dans un certain lieu, où je vous ai conduit une fois... même entre vous et moi, il vaut mieux ne pas dire les noms, quand on peut l'éviter....

—Beaucoup mieux, dis-je; je vous comprends.

—J'ai appris là, par hasard, hier matin, dit Wemmick, qu'une certaine personne, qui n'est pas entièrement étrangère aux colonies et qui n'est pas non plus dénuée d'un certain avoir... je ne sais pas qui cela peut être réellement, nous ne nommerons pas cette personne....

—C'est inutile, dis-je.

—...avait fait quelques petits tours dans certaine partie du monde où vont bien des gens, pas toujours pour satisfaire leurs inclinations personnelles, et qui n'est pas tout à fait sans rapports avec les dépenses du gouvernement.»

En regardant sa figure je fis un véritable feu d'artifice de la saucisse du vieux, et cela apporta une grande distraction dans mon attention et dans celle de Wemmick. Je lui fis mes excuses.

«Cette personne disparaissant de cet endroit, et personne n'entendant plus parler d'elle dans les environs, dit Wemmick, on a formé des conjectures et soulevé des théories: j'ai aussi appris que vous aviez été surveillé dans votre appartement de la Cour du Jardin au Temple, et que vous pourriez l'être encore.

—Par qui? dis-je.

—Je ne voudrais pas entrer dans ces détails, dit Wemmick évasivement, cela pourrait empiéter sur ma responsabilité offi-cielle. J'ai appris cela comme j'ai appris bien d'autres choses curieuses en d'autres temps, dans le même lieu. Je ne vous dis pas cela sur des informations reçues, je l'ai entendu.»

Il me prit des mains la fourchette à rôtir et la saucisse tout en parlant, et disposa convenablement sur un petit plateau le déjeuner de son père. Avant de le lui servir, il entra dans sa chambre avec une serviette propre, qu'il attacha sous le menton du vieillard. Il le souleva, mit son bonnet de nuit de côté, et lui donna un air tout à fait crâne. Ensuite il plaça son déjeuner devant lui avec grand soin, et dit:

«C'est bien, n'est-ce pas, vieux père?»

Ce à quoi le joyeux vieillard répondit:

«Très bien! John, mon garçon, très bien!»

Comme il paraissait tacitement entendu que le vieux n'était pas dans un état présentable, je pensais qu'en conséquence il fallait le regarder comme invisible, et je fis semblant d'ignorer complètement tout ce qui se passait.

«Cette surveillance exercée sur moi dans mon appartement, surveillance que j'avais déjà eu quelque raison de soupçonner, dis-je à Wemmick quand il revint, est inséparable de la personne à laquelle vous avez fait allusion, n'est-ce pas?»

Wemmick prit un air très sérieux:

«Je ne puis pas vous assurer cela d'après ce que j'en sais. Je veux dire que je ne puis pas vous affirmer qu'il en a été ainsi d'abord; mais, ou cela est, ou sera, ou est en grand danger d'être.»

Comme je voyais que sa position à la Petite Bretagne l'empêchait d'en dire davantage, et que je savais (et je lui en étais très reconnaissant) combien il sortait de sa voie ordinaire, en me disant ce qu'il me disait, je ne pus pas le presser; mais je lui dis, après un moment de méditation, que j'aimerais bien lui faire une question, le laissant juge d'y répondre ou de n'y pas répondre, comme il le voudrait, certain que j'étais que ce qu'il ferait serait bien. Il posa son déjeuner et croisant les bras et pinçant ses manches de chemise (il trouvait commode de rester chez lui sans habit), il me fit signe aussitôt de faire ma question.

«Vous avez entendu parler d'un homme de mauvaise conduite, dont le vrai nom est Compeyson?»

Il me répondit par un autre signe.

«Vit-il encore?»

Un autre signe.

«Est-il à Londres?»

Il me fit encore un signe, comprima excessivement sa boite aux lettres, me fit un dernier signe, et continua son déjeuner.

«Maintenant, dit Wemmick, que les questions sont faites, ce qu'il dit avec emphase et répéta pour ma gouverne, j'arrive à ce que je fis après avoir entendu ce que j'avais entendu. Je me rendis à la Cour du Jardin pour vous trouver. Ne vous trouvant pas, je fus chez Clarricker, pour trouver M. Herbert.

—Et vous l'avez trouvé? fis-je avec inquiétude.

—Et je l'ai trouvé. Sans prononcer un seul nom, sans entrer dans aucun détail, je lui ai fait entendre que s'il avait connaissance qu'il y ait quelqu'un.... Tom, Jack, ou Richard dans votre appartement, ou dans le voisinage immédiat, il ferait mieux d'éloigner Tom, Jack, ou Richard, pendant que vous étiez absent.

—Il a dû être bien embarrassé?

—Bien embarrassé?... Pas le moins du monde, parce que je lui ai fait entendre qu'il n'était pas prudent d'essayer de trop éloigner Tom, Jack, ou Richard, pour le présent. Monsieur Pip, je vais vous dire quelque chose. Dans les circonstances présentes, il n'y a rien de tel qu'une grande ville, quand une fois l'on y est. N'ouvrez pas trop tôt la porte, restez tranquille, laissez les choses se remettre un peu avant d'essayer d'ouvrir, même pour laisser entrer l'air du dehors.»

Je le remerciai de ses bons avis, et je lui demandai ce qu'avait fait Herbert.

«M. Herbert, dit Wemmick, après être resté immobile pendant une demi-heure, a trouvé un moyen. Il m'a confié sous le sceau du secret, qu'il recherchait une jeune dame, qui a, comme vous le savez sans doute, un père alité, lequel père ayant été quelque chose comme purser, couche dans un lit d'où il peut voir les vaisseaux monter et descendre le fleuve. Vous connaissez probablement cette jeune dame?...

—Pas personnellement,» dis-je.

La vérité est que la jeune dame en question avait vu en moi un camarade dépensier, qui ne pouvait que nuire à Herbert, et que, lorsque Herbert avait proposé de me présenter à elle, elle avait accueilli sa proposition avec un empressement si modéré, que Herbert avait été obligé de me confier l'état des choses, en me disant qu'il fallait laisser s'écouler quelque temps avant de faire sa connaissance. Quand j'avais entrepris de faire la carrière d'Herbert à son insu, j'avais supporté l'indifférence de sa fiancée avec une joyeuse philosophie. Lui et elle, de leur côté, n'avaient pas été très désireux d'introduire une troisième personne dans leurs entrevues, et, bien que j'eusse l'assurance de m'être depuis élevé dans l'estime de Clara, et que la jeune dame et moi échangions depuis quelque temps des messages et des souvenirs, par l'entremise d'Herbert, je ne l'avais néanmoins jamais vue. Quoi qu'il en soit, je ne fatiguais pas Wemmick avec ces détails.

«M. Herbert me demanda, dit Wemmick, si la maison aux fenêtres cintrées qui se trouve à côté de la rivière, dans l'espace compris entre Limehouse et Greenwich, et qui est tenue, à ce qu'il paraît, par une très respectable veuve, qui a un des étages supérieurs à louer, ne pourrait pas, selon moi, servir de retraite momentanée à Tom, Jack, ou Richard? Je trouvai cela très convenable pour trois raisons que je vais vous donner: primo, c'est loin de votre quartier et loin de l'agglomération ordinaire des rues grandes ou petites; secundo, sans en approcher vous-même, vous pourriez toujours être à portée d'avoir de nouvelles de Tom, Jack ou Richard, par M. Herbert; tertio, après un certain temps, et quand cela sera prudent, si vous voulez glisser Tom, Jack, ou Richard à bord de quelque paquebot étranger, c'est tout près.»

Réconforté par ces considérations, je remerciai Wemmick à plusieurs reprises, et je le priai de continuer.

«Eh bien! monsieur, M. Herbert se jeta dans l'affaire avec une ferme volonté, et vers neuf heures, hier soir, il installait Tom, Jack, ou Richard, n'importe lequel, ni vous ni moi n'avons besoin de le savoir, dans la maison avec le plus grand succès. À l'ancien logement, on laissa entendre qu'il était appelé à Douvres; et de fait, il prit la route de Douvres, et fit un coude pour revenir. Maintenant, un autre grand avantage de tout cela, c'est que tout a été fait sans vous, et que si quelqu'un a épié vos mouvements, on saura que vous étiez loin, à plusieurs milles, et occupé de tout autre chose. Cela détournera les soupçons et les embrouillera, et c'est pour la même raison que je vous ai recommandé, quand même vous reviendriez hier soir, de ne pas rentrer chez vous. Cela apportera encore plus de confusion, c'est tout ce qu'il faut.»

Wemmick ayant terminé son déjeuner, regarda sa montre et commença à mette son paletot.

«Et maintenant, monsieur Pip, dit-il, les mains encore dans ses manches, j'ai probablement fait tout ce que je pouvais faire; mais si je puis faire davantage au point de vue de Walworth et dans ma capacité strictement personnelle et privée, je serai aise de le faire. Voici l'adresse. Il ne peut y avoir d'inconvénient à ce que vous alliez ce soir voir par vous-même que tout est bien pour Tom, Jack ou Richard, avant de rentrer chez vous. Mais quand une fois vous serez retourné chez vous, ce qui est une autre raison pour que vous n'y soyez pas rentré hier soir, ne revenez pas ici. Vous y êtes le bien venu, c'est certain, monsieur Pip...»

Ses mains n'étaient pas encore tout à fait sorties des manches de son habit, je les pris et les secouai.

«Et... laissez-moi finalement appuyer sur un point important pour vous.»

En disant cela, il mit ses mains sur mes épaules, et il ajouta d'une voix basse et solennelle tout à la fois:

«Tâchez ce soir de vous emparer de ses valeurs portatives; vous ne savez pas ce qui peut lui arriver.

Ayez soin qu'il n'arrive rien à ses valeurs portatives.»

Désespérant tout à fait de bien faire comprendre à Wemmick mes intentions sur ce point, je lui dis que j'essayerais.

«Il est l'heure, dit Wemmick, et il faut que je parte. Si vous n'aviez rien de mieux à faire jusqu'à la nuit, voilà ce que je vous conseillerais de faire. Vous semblez très fatigué, et cela vous ferait beaucoup de bien de passer une journée tranquille avec le vieux; il va se lever tout à l'heure, et vous mangerez un petit morceau de... vous vous rappelez le cochon?...

—Sans doute, dis-je.

—Eh bien! un petit morceau de cette pauvre petite bête. Cette saucisse que vous avez grillée en était. C'était sous tous les rapports, un cochon de première qualité. Goûtez-le, quand ce ne serait que parce que c'est une vieille connaissance. Adieu, père! dit-il avec un air joyeux.

—Adieu, John, adieu mon garçon!» cria le vieillard, de l'intérieur de la maison.

Je m'endormis bientôt devant le feu de Wemmick, et le vieux et moi nous goûtâmes la société l'un de l'autre, en dormant plus ou moins pendant toute la journée. Nous eûmes pour dîner une queue de porc et des légumes récoltés sur la propriété, et je faisais des signes de tête au vieux, avec une bonne intention, toutes les fois que je manquais de le faire accidentellement. Quand il fit tout à fait nuit, je laissai le vieillard préparer le feu pour faire rôtir le pain, et je jugeai, au nombre de tasses à thé, aussi bien qu'aux regards qu'il lançait aux deux petites portes de la muraille, que miss Skiffins était attendue.


CHAPITRE XVI.

Huit heures avaient sonné avant que je fusse arrivé à l'endroit où l'air commence à se parfumer de l'odeur des copeaux et de la sciure de bois provenant des chantiers de construction de bateaux, et des fabricants de mâts, de rames et de poulies qui se trouvent au bord de l'eau. Toute cette partie des rives du fleuve, en aval du pont, m'était inconnue, et quand je me trouvai près de la Tamise, je vis que l'endroit que je cherchais n'était pas où je l'avais supposé, et qu'il n'était rien moins que facile à trouver. On l'appelait le Moulin du Bord de l'Eau, près du Bassin aux Écus (Mill Pond Bank, Chinks's Basin), et je n'avais d'autre indication pour arriver près du Bassin au Écus, que de savoir qu'il se trouvait dans les environs de la Vieille Corderie de Cuivre Vert (Old Green Copper Rope Walk).

Il est bien inutile de dire combien je vis de vaisseaux en réparation dans les bassins d'échouage, combien de vieilles carcasses de navires en train d'être démolies, quel amas de limon et d'autres lies, laissées par la marée; quels chantiers de construction et de démolition de bateaux; quelles ancres rouillées, mordant aveuglément dans la terre, quoique hors de service depuis des années; quel amas incommensurable de tonneaux et de madriers accumulés, et dans combien de champs de cordes, qui n'étaient pas la Vieille Corderie que je cherchais, je faillis maintes fois me perdre. Après avoir plusieurs fois touché à ma destination, et m'en être autant de fois éloigné, j'arrivai inopinément, par un détour, au Moulin du Bord de l'Eau. C'était une sorte de lieu assez frais, tout bien considéré, où le vent de la rivière avait assez de place pour se retourner, et où il y avait deux ou trois arches et un tronçon de vieux moulin en ruines; et puis il y avait la Vieille Corderie, dont je pouvais distinguer l'étroite et longue perspective au clair de lune, le long d'une série de poteaux en bois plantés en terre, qui ressemblaient à de vieux râteaux à glaner, et qui, en vieillissant, avaient perdu presque toutes leurs dents.

Choisissant parmi les quelques habitations étranges qui entourent le Moulin du Bord de l'Eau, une maison à façade en bois à trois étages de fenêtres cintrées, pas à travées, ce qui n'est pas du tout la même chose, j'examinai la plaque de la porte, et j'y lus: Mrs WHIMPLE. C'était le nom que je cherchais. Je frappai, et une femme âgée, à l'air aimable et aisé, vint m'ouvrir. Elle fut immédiatement remplacée par Herbert, qui me conduisit en silence dans le parloir et ferma la porte. Il me semblait étrange de voir son visage, qui m'était familier, tout à fait chez lui dans ce quartier et dans cette chambre, qui m'étaient si peu familiers, et je me surpris le regardant, avec autant d'étonnement que je regardais le buffet du coin avec ses verres et ses porcelaines de Chine, les coquillages sur la cheminée et les gravures coloriées sur la muraille, représentant la mort du capitane Cook, le lancement d'un vaisseau, et Sa Majesté le roi George III en perruque de cocher en grande tenue, en culottes de peau et en bottes à revers, sur la terrasse de Windsor.

«Tout va bien, Haendel, dit Herbert, et il est très content, quoique très désireux de vous voir. Ma chère Clara est avec son père; et, si vous voulez attendre jusqu'à ce qu'elle descende, je vous la présenterai; puis, ensuite, nous monterons là-haut.... C'est son père!»

J'avais entendu un grognement plaintif au-dessus de ma tête, et probablement mon visage avait exprimé une muette interrogation.

«Je crains que ce ne soit un triste et vieux routier, dit Herbert en souriant. Mais je ne l'ai jamais vu. Ne sentez-vous pas le rhum? Il ne le quitte pas.

—Le rhum? dis-je.

—Oui, repartit Herbert, et vous pouvez vous imaginer comment il calme sa goutte. Il persiste aussi à garder toutes les provisions là-haut dans sa chambre et à les distribuer. Il les entasse sur des planches au-dessus de sa tête, et il pèse tout; sa chambre doit avoir l'air de la boutique d'un épicier.»

Pendant qu'il parlait ainsi, le grognement de tout à l'heure était devenu un rugissement prolongé, puis il s'éteignit.

«Quelle autre conséquence pouvait-il en résulter, dit Herbert en manière d'explication, s'il a voulu couper le fromage? Un homme qui a la goutte dans la main droite, et partout ailleurs, peut-il s'attendre à trancher un double Gloucester sans se faire mal?»

Il paraissait s'être fait très mal, car il fit entendre un autre rugissement, rugissement furieux cette fois-ci.

«Avoir Provis pour locataire de l'étage supérieur est une véritable aubaine pour Mrs Whimple, dit Herbert, car il est certain qu'en général personne ne supporterait ce bruit. C'est une curieuse maison, Haendel, n'est-ce pas?»

C'était une curieuse maison, en vérité, mais elle était remarquablement propre et bien tenue.

«Mrs Whimple, dit Herbert, quand je lui fis cette remarque, est le modèle des ménagères, et je ne sais réellement pas ce que ferait ma Clara sans son aide maternelle, car Clara n'a plus sa mère, Haendel, ni aucun parent dans le monde, après le vieux Gruff and Grim[13].

—Assurément ce n'est pas son nom, Herbert?

—Non, non, dit Herbert, c'est le nom que je lui ai donné. Son nom est M. Barley. Mais quelle bénédiction pour le fils de mon père et de ma mère d'aimer une fille qui n'a pas de parents, et qui ne peut jamais se tracasser elle-même, ni tracasser les autres à propos de sa famille.»

Herbert m'avait dit, dans une première occasion, et me rappela alors, qu'il avait d'abord connu miss Clara Barley quand elle terminait son éducation dans une pension d'Hammersmith, et que, lorsqu'elle avait été rappelée à la maison pour soigner son père, lui et elle avaient confié leur affection à la maternelle Mrs Whimple, par laquelle elle avait toujours été protégée depuis avec une bonté et une discrétion sans égales. Il était entendu que quoi que ce fût d'une nature tendre ne pouvait être confié au vieux Barley, par la raison qu'il n'entendait absolument rien aux sujets plus psychologiques que la goutte, le rhum et les fournitures de vivres.

Pendant que nous causions ainsi à voix basse, et que le grognement soutenu du vieux Barley vibrait dans la poutre qui traversait le plafond, la porte du parloir s'ouvrit, et une très jolie fille, élancée, aux yeux bleus, âgée d'environ vingt ans, entra, tenant un panier à la main. Herbert la débarrassa tendrement du panier, et me la présenta en rougissant:

«Clara,» me dit-il.

C'était réellement une personne bien charmante, et elle aurait pu passer pour une fée captive que cet ogre brutal de vieux Barley avait forcée à le servir.

«Tenez, dit Herbert, en me montrant le panier, avec un sourire tendre et compatissant; voici le souper de la pauvre Clara, qu'on lui sert tous les soirs. Voici sa ration de pain et sa tranche de fromage, et voici son rhum que je bois. Voici le déjeuner de M. Barley pour demain, il est tout prêt à cuire: deux côtelettes de mouton, trois pommes de terre, un peu de pois cassés, un peu de farine, deux onces de beurre, une pincée de sel et tout ce poivre noir. Tout cela est cuit ensemble et servi chaud. Qu'on me pende, si ce n'est pas une excellente chose pour la goutte!»

Il y avait quelque chose de si naturel et de si charmant dans la manière résignée avec laquelle Clara regardait ces provisions une à une, à mesure que Herbert en faisait l'énumération, et quelque chose de si confiant, de si aimant et de si innocent dans la manière modeste avec laquelle elle s'abandonnait au bras d'Herbert, qui l'enlaçait, et quelque chose de si doux en elle, qui avait tant besoin de protection au Moulin du Bord de l'Eau, près du Bassin aux Écus et de la Vieille Corderie de Cuivre Vert, avec le vieux Barley grognant dans la poutre, que je n'aurais pas voulu défaire l'engagement qui existait entre elle et Herbert pour tout l'argent contenu dans le portefeuille que je n'avais jamais ouvert.

Je la regardai avec plaisir et admiration, quand tout à coup le grognement redevint un rugissement, et on entendit à l'étage au-dessus un effroyable bruit, comme si un géant à jambe de bois essayait de percer le plafond pour venir à nous. Sur ce, Clara dit à Herbert:

«Papa me demande, mon ami!»

Et elle se sauva.

«Voilà un vieux gueux que vous aurez de la peine à comprendre, dit Herbert. Que croyez-vous qu'il demande, Haendel?

—Je ne sais pas, dis-je, quelque chose à boire.

—C'est cela même! s'écria Herbert, comme si j'avais deviné quelque chose de très difficile. Il a son grog préparé dans un petit baril, sur sa table. Attendez un moment, et vous allez entendre Clara le soulever pour lui en faire prendre. Là! la voilà!»

On entendit alors un autre rugissement, avec une secousse prolongée à la fin.

«Maintenant, dit Herbert, le silence s'étant rétabli, il boit.... Puis le grognement ayant encore raisonné dans la poutre, il est recouché,» ajouta Herbert.

Clara revint bientôt après, et Herbert m'accompagna en haut pour voir l'objet de nos soins. En passant devant la porte de M. Barley, nous l'entendîmes murmurer d'une voix enrouée, dans un ton qui s'élevait et s'abaissait comme le vent, le refrain suivant, dans lequel je substitue un bon souhait à quelque chose de tout à fait opposé.

«Oh! soyez tous bénis!... Voici le vieux Bill Barley... le vieux Bill Barley.... Soyez tous bénis... Voici le vieux Bill Barley à plat sur le dos, mordieu!... couché à plat sur le dos, comme une vieille limande blessée. Voici votre vieux Bill Barley.... Soyez tous bénis... oh! soyez tous bénis!...»

Herbert m'apprit que l'invisible Barley conversait avec lui-même jour et nuit, en manière de consolation, ayant souvent, quand il faisait jour, l'œil sur un télescope, qui était ajusté sur son lit, pour lui permettre de surveiller le fleuve.

Je trouvai Provis, confortablement installé dans ses deux petites chambres, en haut de la maison; elles étaient fraîches et bien aérées, et on y entendait beaucoup moins M. Barley qu'au-dessous. Il n'exprima nulle alarme, et parut n'en ressentir aucune qui valût la peine d'être mentionnée; mais je fus frappé de son adoucissement indéfinissable; je n'aurais pu dire alors comment ce changement s'était opéré, et dans la suite, quand je l'ai essayé, je n'ai jamais pu me rappeler comment cela avait pu se faire; mais c'était un fait certain.

Les réflexions que m'avait permis de faire un jour de repos avaient eu pour résultat ma détermination bien arrêtée de ne rien lui dire à l'égard de Compeyson; car d'après ce que je savais, son animosité contre cet homme pouvait le conduire à le chercher, et à précipiter ainsi sa propre perte. En conséquence, quand Herbert et moi fûmes assis avec lui devant le feu, je lui demandai avant tout s'il s'en rapportait au jugement et aux sources d'information de Wemmick.

«Ah! Ah! mon cher ami, répondit-il, avec un grave signe de tête, Jaggers le connaît.

—Alors j'ai causé avec Wemmick, dis-je, et je suis venu pour vous dire quelle prudence il m'a recommandée et quels conseils il m'a donnés.»

Je le fis exactement, avec la réserve que je viens de dire, et je lui appris comment Wemmick avait entendu dire à Newgate (était-ce des employés ou des prisonniers, je ne pouvais le dire) qu'il était sous le coup de soupçons, et que mon logement avait été surveillé, comment Wemmick avait recommandé qu'il restât caché pendant quelque temps, et que moi je restasse éloigné de lui, et ce que Wemmick avait dit à propos de son éloignement. J'ajoutai que, bien entendu, quand il serait temps, je partirais avec lui, ou que je le suivrais de près, selon ce qui paraîtrait plus prudent au jugement de Wemmick. Je ne touchai pas à ce qui devait suivre; car, en vérité, je n'étais pas du tout tranquille, et ce n'était pas très clair dans mon propre esprit, maintenant que je voyais Provis dans cette condition plus douce, et cependant dans un péril imminent, à cause de moi. Quant à changer ma manière de vivre, en augmentant mes dépenses, je lui demandai si dans les circonstances présentes, difficiles et peu viables, cela ne serait pas simplement ridicule, sinon pire.

Il ne put nier ceci et même il se montra très raisonnable. Son retour était une entreprise très aventureuse; il l'avait toujours considérée ainsi, disait-il. Il ne ferait rien pour la rendre désespérée et il avait peu à craindre pour sa sûreté avec de si bons soutiens.

Herbert, qui avait tenu les yeux fixés sur le feu en réfléchissant, dit alors:

«D'après les suggestions de Wemmick, il m'est venu à l'idée une chose qui pourra être de quelque utilité. Nous sommes tous les deux bons canotiers, Haendel, et nous pourrions lui faire descendre nous-mêmes la rivière, quand le moment sera venu. De cette manière, il n'y aurait à louer ni bateau, ni bateliers, et cela nous épargnerait au moins le risque d'être soupçonnés; et tous risques sont bons à éviter. Sans nous inquiéter de la saison, ne pensez-vous pas que ce serait une bonne chose si vous commenciez dès à présent à avoir un bateau à l'escalier du Temple, et si vous preniez l'habitude de monter et de descendre la rivière de temps en temps? Une fois que vous en auriez pris l'habitude, personne n'y fera attention et ne s'en inquiètera. Faites-le vingt fois ou cinquante fois, et il n'y aura rien d'étonnant à ce que vous le fassiez une vingt et unième ou une cinquante et unième fois.»

Ce plan me plut, et Provis en fut tout à fait enthousiasmé. Nous convînmes qu'il serait mis à exécution, et que Provis ne nous reconnaîtrait jamais, si nous venions à descendre au delà du pont, passé le Moulin du Bord de l'Eau. Mais nous décidâmes ensuite qu'il baisserait le store de la partie orientale de sa fenêtre toutes les fois qu'il nous verrait et que tout serait pour le mieux.

Notre conférence étant alors terminée, et tout étant arrangé, je me levai pour partir, faisant observer à Herbert que lui et moi nous ferions mieux de ne pas rentrer ensemble, et que j'allais prendre une demi-heure d'avance sur lui.

«Je n'aime pas à vous laisser ici, dis-je à Provis, bien que je ne doute pas que vous ne soyez plus en sûreté ici que près de moi. Adieu!

—Cher enfant, répondit-il, en me serrant les mains, je ne sais pas quand nous nous reverrons et je n'aime pas le mot: adieu! dites-moi bonsoir!

—Bonsoir! Herbert nous servira d'intermédiaire, et quand le moment arrivera, soyez certain que je serai prêt. Bonsoir! bonsoir!»

Comme nous pensions qu'il valait mieux qu'il restât dans son appartement, nous le quittâmes sur le palier devant sa porte, tenant une lumière par-dessus la rampe pour nous éclairer. En me retournant vers lui, je pensais à la première nuit de son retour, où nos positions étaient renversées, et où je supposais peu que j'aurais jamais le cœur gros et inquiet en me séparant de lui, comme je l'avais en ce moment.

Le vieux Barley grognait et jurait quand nous repassâmes devant sa porte; il paraissait n'avoir pas cessé, et n'avoir pas l'intention de cesser. Quand nous arrivâmes au pied de l'escalier, je demandai à Herbert si Provis avait conservé son nom. Il répondit que bien certainement non, et que le locataire était M. Campbell. Il m'expliqua aussi que tout ce qu'on savait en ce lieu de ce M. Campbell, c'était qu'on le lui avait recommandé, à lui Herbert, et qu'il avait un grand intérêt personnel à ce qu'on eût bien soin de lui, et qu'il vécut d'une vie retirée. Ainsi quand nous entrâmes dans le salon où Mrs Whimple et Clara travaillaient, je ne dis rien de l'intérêt que je portais à M. Campbell, mais je le gardai pour moi.

Quand j'eus pris congé de la jolie et charmante fille aux yeux noirs, et de la bonne femme qui avait voué une honnête sympathie à une petite affaire d'amour véritable, je fus impressionné en remarquant combien la Vieille Corderie de Cuivre Vert était devenue un lieu tout à fait différent. Le vieux Barley pouvait être vieux comme les montagnes et jurer comme un régiment tout entier. Mais il y avait compensation de jeunesse, de foi et d'espérance dans le Bassin aux Écus, en quantité suffisante pour déborder. Je pensai ensuite à Estelle et à notre séparation, et je rentrai chez moi bien triste.

Tout était aussi tranquille que jamais dans le Temple; les fenêtres des chambres récemment occupées par Provis, étaient sombres et tranquilles, et il n'y avait personne dans la Cour du Jardin. Je passai deux ou trois fois devant la fontaine, avant de descendre les marches qui me séparaient de mon appartement, mais j'étais tout à fait seul. Découragé et fatigué comme je l'étais, je m'étais couché aussitôt arrivé. En rentrant, Herbert vint près de mon lit et me fit le même rapport. Ouvrant ensuite une des fenêtres, il regarda dehors à la lueur du clair de lune, et me dit que le pavé était aussi solennellement solitaire que celui d'une cathédrale à la même heure.

Le lendemain, je m'occupai à la recherche du bateau, et je ne fus pas long à trouver ce que je cherchais. J'amenai mon embarcation devant l'escalier du Temple, et l'attachai à un endroit où je pouvais l'atteindre en une ou deux minutes, puis je commençai à me promener dedans comme pour m'exercer, quelquefois seul, quelquefois avec Herbert. Je sortais souvent, malgré le froid, la pluie et le grésil, et quand je fus sorti ainsi un certain nombre de fois, personne ne fit plus attention à moi. Je me tins d'abord au-dessus du pont de Black-Friars, mais, à mesure que les heures de la marée changèrent, j'avançai vers le pont de Londres. C'était le vieux pont de Londres en ce temps-là, et à certaines marées, il y avait là un courant de marée et un remous qui lui donnaient une mauvaise réputation. La première fois que je passai le Moulin du Bord de l'Eau, Herbert et moi nous tenions une paire de rames, et, en allant comme en revenant, nous vîmes le store du côté de l'est se baisser. Herbert allait rarement moins de trois fois par semaine au Moulin, et jamais il ne m'apportait un mot de nouvelles qui fût le moins du monde alarmant. Cependant je savais qu'il y avait des motifs de s'alarmer, et je ne pouvais me débarrasser de l'idée que j'étais surveillé. Une fois cette idée adoptée, elle ne me quitta plus, et il serait difficile de calculer combien de personnes innocentes je soupçonnais de m'épier.

En un mot, j'étais toujours rempli de craintes pour l'homme hardi qui se cachait. Herbert m'avait dit quelquefois qu'il trouvait du plaisir à se tenir à l'une de nos fenêtres quand la nuit était venue, et, quand la marée descendait, de penser qu'elle coulait avec tout ce qu'elle portait vers Clara. Mais je pensais avec horreur qu'elle coulait vers Magwitch, et que toute marque noire à sa surface pouvait être des gens à sa poursuite, s'en allant doucement, silencieusement, et sûrement pour l'arrêter.


CHAPITRE XVII.

Quelques semaines se passèrent sans apporter aucun changement. Nous attendions Wemmick, et il ne donnait aucun signe de vie. Si je ne l'avais pas connu hors de la Petite Bretagne, et si je n'avais jamais joui du privilège d'être sur un pied d'intimité au château, j'aurais pu douter de lui, mais le connaissant comme je le connaissais, je n'en doutai pas un seul instant.

Mes affaires positives prenaient un triste aspect, et plus d'un créancier me pressait pour de l'argent. Je commençais, moi-même, à connaître le besoin d'argent (je veux dire d'argent comptant dans ma poche), et j'atténuai ce besoin en vendant quelques objets de bijouterie, dont on se passe facilement; mais j'avais décidé que ce serait une action lâche de continuer à prendre de l'argent de mon bienfaiteur, dans l'état d'incertitude de pensées et de projets où j'étais. En conséquence, je lui renvoyai, par Herbert, le portefeuille intact, pour qu'il le gardât, et je sentis une sorte de satisfaction—était-elle réelle ou fausse? je le sais à peine—de n'avoir pas profité de sa générosité, depuis qu'il s'était révélé à moi.

Comme le temps s'écoulait, l'idée qu'Estelle était mariée s'empara de moi. Craignant de la voir confirmée, bien que ce ne fût rien moins qu'une conviction, j'évitais de lire les journaux, et je priai Herbert (auquel j'avais confié cette circonstance, lors de notre dernière entrevue) de ne jamais m'en parler. Pourquoi gardais-je avec soin ce misérable et dernier lambeau de la robe de l'Espérance, déchirée et emportée par le vent? Pourquoi, vous qui lisez ceci, avez-vous commis la même inconséquence, l'an dernier, le mois dernier, la semaine dernière?

C'était une vie malheureuse que celle que je menais, et son anxiété dominante dépassait toutes les autres anxiétés comme une haute montagne s'élève au-dessus d'une chaîne de montagnes, et ne disparaissait jamais de ma vue. Cependant aucune nouvelle cause de terreur ne s'élevait que je ne sautasse à bas de mon lit avec la nouvelle crainte qu'il était découvert, et que j'écoutasse avec anxiété les pas d'Herbert rentrant le soir de peur qu'il fût plus léger que de coutume et chargé de mauvaises nouvelles: malgré tout cela ou plutôt à cause de tout cela les choses allaient leur train. Condamné à l'inaction, à une inquiétude et à un doute continuels, je ramais çà et là dans mon bateau, et j'attendais... j'attendais... j'attendais... du mieux que je le pouvais.

Il y avait des marées où, après avoir descendu la rivière, je ne pouvais remonter son remous furieux à l'endroit des arches et de l'éperon du vieux pont de Londres. Alors je laissais mon bateau à un wharf près de la Douane, pour qu'on l'amenât ensuite aux escaliers du Temple. Je le faisais assez volontiers, car cela servait à me faire connaître, ainsi que mon bateau, des gens de ce côté de l'eau. Cette circonstance insignifiante amena deux rencontres dont je vais dire quelques mots.

Une après-midi, vers la fin du mois de février, j'abordai au wharf à la nuit tombante. J'étais descendu jusqu'à Greenwich avec la marée, et je remontais avec la marée. La journée avait été superbe, mais le brouillard s'était élevé après le coucher du soleil, et j'avais eu beaucoup de peine à me frayer un chemin parmi les navires. En descendant, comme en remontant, j'avais vu le signal à la fenêtre: tout allait bien.

Comme la soirée était âpre, et que j'avais très froid, je pensais à me réconforter, en dînant tout de suite; et comme j'avais des heures de tristesse et de solitude devant moi avant de rentrer au Temple, je me promis, après le dîner d'aller au théâtre. Le théâtre où M. Wopsle avait remporté son incontestable triomphe était de ce côté de l'eau (il n'existe plus nulle part aujourd'hui), et c'est à ce théâtre que je résolus d'aller. Je savais que M. Wopsle n'avait pas réussi à faire revivre le drame, mais qu'il avait au contraire aidé à sa décadence. On l'avait vu annoncé modestement sur les affiches comme un nègre fidèle à côté d'une petite fille de noble naissance et d'un singe. Herbert l'avait vu remplir le rôle d'un Tartare rapace et facétieux, avec une tête rouge comme une brique et un chapeau impossible tout couvert de sonnettes.

Je dînai à l'endroit qu'Herbert et moi nous appelions la gargote géographique, où il y avait une mappemonde sur les rebords des pots à bière et sur chaque demi-mètre de la nappe, et des cartes tracées avec le jus sur chaque couteau,—aujourd'hui, c'est à peine s'il y a une seule gargote dans le domaine du Lord Maire qui ne soit pas géographique,—et je passai le temps à faire des boulettes de mie de pain, à regarder les becs de gaz, et à cuire dans la chaude atmosphère des dîners. Bientôt je me levai pour me rendre au théâtre.

Là je vis un vertueux maître d'équipage au service de Sa Majesté, excellent homme, bien que j'eusse pu lui désirer un pantalon moins serré dans certains endroits et plus serré dans d'autres, qui enfonçait tous les petits chapeaux des hommes sur leurs yeux, quoiqu'il fût très généreux et brave, et qu'il eût désiré que personne ne payât d'impôts, et qu'il fût très patriote. Ce maître d'équipage avait un sac d'argent dans sa poche, qui faisait l'effet d'un pudding dans son linge[14], et avec cet avoir, il épousait une jeune personne versée dans les fournitures de literie, au milieu de grandes réjouissances; toute la population de Portsmouth (au nombre de neuf au dernier recensement) se tournait vers la plage pour se frotter les mains, échanger des poignées de mains avec les autres et chanter à tue-tête: «Remplissez nos verres! Remplissez nos verres!» Un certain balayeur de navires, au teint foncé, qui ne voulait ni boire ni rien faire de ce qu'on lui proposait, et dont le cœur, disait ouvertement le maître d'équipage, devait être aussi noir que la figure, proposa à deux autres de ses camarades de mettre dans l'embarras tous ceux qui étaient là, ce qui fut si bien exécuté (la famille du balayeur ayant une influence politique considérable), qu'il fallut une demi-soirée pour arranger les choses, et alors tout fut mené par l'intermédiaire d'un petit épicier avec un chapeau blanc, des guêtres noires, un nez rouge, qui entra dans une horloge avec un gril à la main pour écouter, sortir et frapper par derrière avec son gril ceux qu'il ne pouvait pas convaincre de ce qu'il avait entendu. Ceci amena M. Wopsle (dont on n'avait pas encore entendu parler); il entra portant une étoile et une jarretière, comme grand plénipotentiaire envoyé par l'amirauté, pour dire que les balayeurs devaient aller en prison sur le champ, et qu'il apportait le pavillon anglais au maître d'équipage, comme un faible témoignage des services publics qu'il avait rendus. Le maître d'équipage, ému pour la première fois, essuya respectueusement son œil avec le pavillon; puis, éclatant de joie, et s'adressant à M. Wopsle:

«Avec la permission de Votre Honneur, dit-il, je sollicite l'autorisation de lui offrir la main.»

M. Wopsle le lui permit avec une dignité gracieuse et fut immédiatement conduit dans un coin poussiéreux, pendant que tout le monde dansait une gigue. C'est de ce coin, et en promenant sur le public un œil mécontent qu'il m'aperçut.

La seconde pièce était la dernière nouvelle grande pantomime de Noël, dans la première scène de laquelle je fus peiné de découvrir M. Wopsle. Il entra en scène en grands bas de laine rouge, avec un visage phosphorescent et une masse de franges écarlates en guise de cheveux. Puis le génie de l'Amour ayant besoin d'un aide, à cause de la brutalité paternelle d'un fermier ignorant, qui s'opposait au choix de sa fille, évoqua un enchanteur sentencieux et arrivant des Antipodes, quelque peu secoué, après un voyage apparemment rude. M. Wopsle parut dans ce nouveau rôle avec un chapeau pointu et un ouvrage de nécromancie en un volume sous le bras. Le but du voyage de cet enchanteur étant principalement d'écouter ce qu'on lui disait, ce qu'on lui chantait, ce qu'on lui criait, de voir ce qu'on lui dansait et lui montrait, avec des feux de diverses couleurs, il avait pas mal de temps à lui, et je remarquai, avec une grande surprise qu'il passait ce temps à regarder de mon côté, comme s'il se perdait en étonnement.

Il y avait quelque chose de si remarquable dans l'état croissant de l'œil de M. Wopsle, et tant de choses semblaient tourbillonner dans son esprit et y devenir confuses, que je n'y comprenais plus rien. J'y pensais encore en sortant du théâtre, une heure après, et en le trouvant qui m'attendait près de la porte.

«Comment vous portez-vous? dis-je en lui donnant une poignée de mains, pendant que nous descendions dans la rue. Je me suis aperçu que vous me voyiez.

—Si je vous voyais, monsieur Pip! répondit-il; mais oui, je vous voyais. Mais qui donc était là aussi?

—Qui?

—C'est étrange, dit M. Wopsle, retombant dans son regard perdu. Et cependant je jurerais que c'est lui.»

Prenant l'alarme, je suppliai M. Wopsle de s'expliquer.

«Je ne sais pas si je l'aurais remarqué d'abord, si vous n'eussiez pas été là, dit M. Wopsle, continuant du même ton vague; ce n'est pas certain, pourtant je le crois.»

Involontairement, je regardai autour de moi, comme j'avais l'habitude de le faire, en rentrant au logis, car ces paroles mystérieuses me donnaient le frisson.

«Oh! on ne peut plus le voir, dit M. Wopsle, il est sorti avant moi; je l'ai vu partir.»

Avec les raisons que j'avais d'être méfiant, j'allai jusqu'à soupçonner ce pauvre acteur. J'entrevoyais un dessein de m'arracher quelque aveu par surprise. Je le regardai donc en marchant, mais je ne disais rien.

«Je me figurais follement qu'il devait être avec vous, monsieur Pip, jusqu'à ce que je m'aperçusse que vous ne saviez pas qu'il était là, assis derrière vous comme un fantôme.»

Mon premier frisson me reprit, mais j'étais résolu à ne pas parler encore, car j'étais tout à fait convaincu, d'après les paroles de Wopsle, qu'il devait avoir été choisi pour m'amener à parler de ce qui concernait Provis. J'étais, bien entendu, parfaitement assuré que Provis n'était pas là.

«Je vois que je vous étonne, monsieur Pip, je le vois bien; mais c'est bien étrange. Vous aurez peine à croire ce que je vais vous dire; je pourrais à peine le croire moi-même, si vous me le disiez.

—Vraiment! dis-je.

—Non, vraiment, monsieur Pip. Vous vous souvenez d'un certain jour de Noël, alors que vous n'étiez encore qu'un enfant; je dînais chez Gargery, et des soldats vinrent frapper à la porte pour faire réparer une paire de menottes.

—Je m'en souviens très bien.

—Et vous vous souvenez qu'ils poursuivaient deux forçats; que nous y allâmes avec eux; que Gargery vous portait sur son dos, et que je me mis à la tête, et que vous vous teniez aussi près de moi que possible?

—Je me souviens très bien de tout cela.»

Mieux qu'il ne le croit, pensai-je, excepté ce dernier détail.

«Et vous vous souvenez que nous les trouvâmes tous les deux dans un fossé, et qu'ils se battaient, et que l'un avait été rudement frappé et blessé au visage par l'autre?

—Je les vois encore.

—Et que les soldats allumèrent des torches et mirent les deux forçats au milieu d'eux, et que nous avons été les voir emmener au-delà des marais; que la lumière des torches éclairait leurs visages; j'insiste sur ce détail, que la lumière des torches éclairait leurs visages, parce que tout était nuit noire autour de nous.

—Oui, dis-je, je me souviens de tout cela.

—Eh bien! monsieur Pip, un de ces deux prisonniers était derrière vous ce soir; je le voyais par-dessus votre épaule.

—Attention! pensai-je. Lequel des deux supposiez-vous que c'était? lui demandai-je.

—Celui qui a été maltraité, répondit-il aussitôt; et je jurerais que je l'ai vu. Plus j'y pense, plus je suis certain que c'est lui.

—C'est très curieux, dis-je en prenant le meilleur air que je pus pour lui faire croire que cela ne me faisait rien. C'est très curieux, en vérité!»

Je ne puis exagérer l'inquiétude extraordinaire dans laquelle cette conversation me jeta, ni la terreur étrange que je ressentais en songeant que Compeyson avait été derrière moi comme un fantôme. Car s'il était sorti un moment de ma pensée depuis que Provis était en sûreté, c'était dans le moment même qu'il avait été le plus près de moi; et penser que je m'en doutais si peu, que j'étais si peu sur mes gardes après toutes les précautions que j'avais prises, c'était comme si, après avoir fermé une enfilade de cent portes pour l'éloigner, je l'eusse retrouvé à mon bras! Je ne pouvais pas douter non plus qu'il n'eût pas été là, et que si légère que fût une apparence de danger autour de nous, le danger était toujours proche et menaçant.

Je demandai à M. Wopsle à quel moment l'homme était entré.

«Je ne puis vous le dire. Je vous ai vu, et par-dessus votre épaule j'ai vu l'homme. Ce n'est qu'après l'avoir vu pendant quelque temps que j'ai commencé à le reconnaître; mais je l'ai tout de suite, vaguement, associé à vous, et j'ai su qu'il avait, d'une manière ou d'une autre, quelque rapport avec vous, au temps où vous habitiez notre village.

—Comment était-il vêtu?

—Convenablement, mais sans rien de particulier; en noir, à ce que je pense.

—Son visage était-il défiguré?

—Non, je ne crois pas.»

Je ne le croyais pas non plus, bien que dans mon état de préoccupation je n'eusse pas fait beaucoup attention aux gens placés derrière moi; je pensais cependant qu'il était probable qu'un visage défiguré aurait attiré mon attention.

Quand M. Wopsle m'eut fait part de tout ce qu'il pouvait se rappeler ou de tout ce que je pouvais lui arracher, et quand je lui eus offert un léger rafraîchissement, pour le remettre de ses fatigues de la soirée, nous nous séparâmes. Il était entre minuit et une heure quand j'arrivai au Temple, et les portes étaient fermées. Il n'y avait personne près de moi, ni sur ma route, ni quand j'arrivai à la maison.

Herbert était rentré, et nous tînmes un conseil très sérieux auprès du feu. Mais il n'y avait rien à faire, si ce n'est de communiquer à Wemmick ce que j'avais découvert ce soir-là, et de lui rappeler que nous attendions sa décision. Comme je pensais que je pourrais le compromettre si j'allais trop souvent à son château, je lui fis cette communication par lettre. Je l'écrivis avant de me mettre au lit, et je sortis pour la mettre à la poste. Personne encore n'était derrière moi. Herbert et moi nous convînmes que nous n'avions rien à faire que d'être très prudents, et nous fûmes réellement très prudents, plus que prudents même si c'est possible; et pour ma part je n'approchais jamais du Bassin aux Écus, excepté quand j'y passais en bateau, et alors je ne regardais le Moulin du Bord de l'Eau que comme j'aurais regardé tout autre chose.


CHAPITRE XVIII.

La seconde des deux rencontres dont j'ai parlé dans le chapitre précédent arriva une semaine environ après celle-ci. J'avais encore laissé mon bateau au wharf, en aval du pont. L'après-midi n'était pas encore avancée; je n'avais pas décidé où je dînerais; j'avais flâné dans Cheapside et j'y flânais encore, le plus inoccupé de tous ceux qui allaient et venaient autour de moi, quand la large main de quelqu'un qui venait derrière moi tomba sur mon épaule. C'était la main de M. Jaggers, et il la passa sous mon bras.

«Puisque nous allons du même côté, Pip, nous pouvons causer ensemble. Où allez-vous?

—Au Temple, je crois, dis-je.

—Vous ne le savez pas exactement? dit M. Jaggers.

—Mais, repris-je, heureux pour une fois de pouvoir le forcer à m'interroger, je ne crois pas, car je suis encore indécis.

—Vous allez dîner, dit M. Jaggers, vous ne craignez pas d'admettre cela, je suppose?

—Non, répondis-je, je ne crains pas d'admettre cela.

—Et vous n'êtes pas invité?

—Je ne crains pas d'admettre non plus que je ne suis pas invité.

—Alors, dit M. Jaggers, venez dîner avec moi.»

J'allais m'excuser quand il ajouta:

«Wemmick y sera.»

Je changeai donc mon refus en acceptation, les quelques mots que j'avais prononcés pouvant servir de commencement à l'une comme à l'autre phrase. Nous longeâmes Cheapside et nous gagnâmes la Petite Bretagne pendant que les lumières commençaient à jaillir brillamment des devantures des boutiques, et que les allumeurs de réverbères, trouvant à peine assez de place pour poser leurs échelles dans la foule qui montait et descendait continuellement, ouvraient plus d'yeux rouges dans le brouillard qui s'élevait que ma tour, servant de veilleuse, n'avait ouvert d'yeux blancs sur la muraille fantastique des Hummums.

À l'étude de la Petite Bretagne, il y eut le courrier ordinaire, le lavage des mains, le mouchage des chandelles, et la fermeture de la caisse qui terminait les occupations de la journée. Pendant que je me tenais devant le feu de M. Jaggers, sa flamme, en s'élevant et en s'abaissant, donnait aux deux bustes de la tablette la même apparence que s'ils avaient joué avec moi un jeu diabolique et à qui baisserait les yeux le premier. Quand à la paire de grasses et communes chandelles du bureau, elles éclairaient tristement M. Jaggers, qui écrivait dans son coin, et elles étaient décorées de sales feuilles de papier, qui les entouraient comme un linceul en souvenir d'une quantité de clients pendus.

Nous nous rendîmes tous trois ensemble à Gerrard Street dans une voiture de place. Dès que nous y arrivâmes, on servit le dîner. Bien que je n'eusse pas dû songer à faire dans cette maison la moindre allusion aux sentiments que Wemmick professait chez lui, cependant je n'aurais eu aucune objection à rencontrer de temps en temps un coup d'œil amical de sa part mais il n'en devait pas être ainsi. Toutes les fois qu'il levait les yeux de dessus la table, c'était pour les porter sur M. Jaggers, et il était sec et froid avec moi comme s'il y eût eu deux Wemmick, et que celui qui était devant moi eût été le mauvais.

«Avez-vous envoyé la lettre de miss Havisham à M. Pip, Wemmick? demanda M. Jaggers quand nous eûmes commencé à dîner.

—Non, monsieur, répondit Wemmick; elle allait partir par la poste quand vous êtes entré avec M. Pip dans l'étude, la voici.»

Il la tendit à son patron au lieu de me la donner.

«C'est une lettre de deux lignes, Pip, dit M. Jaggers en me la passant, que m'a envoyée miss Havisham parce qu'elle n'était pas sûre de votre adresse. Elle me dit qu'elle désire vous voir pour une petite affaire dont vous lui aviez parlé. Irez-vous?...

—Oui, dis-je en jetant les yeux sur la lettre qui était conçue exactement en ces termes.

—Quand croyez-vous pouvoir y aller?

—J'ai une affaire urgente à terminer, dis-je en regardant Wemmick qui mangeait du poisson, cela m'empêche de pouvoir préciser l'époque, mais peut-être irai-je de suite.

—Si M. Pip a l'intention d'y aller tout de suite, dit Wemmick à M. Jaggers, il n'est pas nécessaire qu'il fasse une réponse, n'est-ce pas?»

Recevant ceci comme un avertissement qu'il valait mieux ne pas mettre de retard, je décidai que j'irais le lendemain, et je le dis. Wemmick but un verre de vin et regarda M. Jaggers d'un air à la fois boudeur et satisfait, mais il ne me regarda pas.

«Ainsi, Pip, dit M. Jaggers, notre ami Drummle a joué ses cartes et il a gagné la partie.»

Tout ce que je pus faire ce fut d'ébaucher un signe d'assentiment.

«Ah! c'est un garçon qui promet, dans son genre; mais il pourrait bien ne pas pouvoir suivre ses inclinations. Le plus fort finira par l'emporter; mais le plus fort est encore à trouver. S'il allait l'être, et s'il la battait....

—Assurément, interrompis-je la tête et le cœur en feu, vous ne pensez pas qu'il soit assez scélérat pour agir ainsi, monsieur Jaggers?

—Je n'ai pas dit cela, Pip, je fais une supposition. S'il arrivait à la battre, il se peut qu'il ait la force pour lui; si c'était une question d'intelligence, il ne le ferait certainement pas. Il serait bien difficile de donner une opinion sur ce qu'un individu de cette espèce peut devenir dans telle circonstance, parce qu'il y a autant de chance pour l'un comme pour l'autre de ces deux résultats.

—Expliquez-moi donc cela.

—Un garçon comme notre ami Drummle, répondit M. Jaggers, ou bat ou rampe. Il peut ramper et se plaindre, ou ramper et ne pas se plaindre, mais il bat ou il rampe. Demandez à Wemmick ce qu'il en pense.

—Il bat ou il rampe, dit Wemmick sans s'adresser à moi le moins du monde.

—Ainsi, voici pour Mrs Bentley Drummle, dit M. Jaggers en prenant une carafe de vin de choix sur son buffet, et remplissant nos verres et le sien, et puisse la question de suprématie se terminer à la satisfaction de madame! ce ne sera jamais à la satisfaction de madame et de monsieur. Voyons donc, Molly, Molly, Molly, comme vous êtes lente aujourd'hui!»

Molly était à côté de lui quand il lui adressa la parole, et elle mettait un plat sur la table. Quand elle retira ses mains, elle recula d'un pas ou deux, murmura d'un ton agité quelques mots d'excuse, et un certain mouvement de ses doigts, pendant qu'elle parlait, attira mon attention.

«Qu'y a-t-il? demanda M. Jaggers.

—Rien, seulement le sujet de votre conversation m'était quelque peu pénible.»

Les doigts de Molly s'agitaient comme lorsque l'on tricote; elle regardait son maître, ne sachant pas si elle pouvait se retirer, ou s'il avait quelque chose de plus à lui dire, et s'il n'allait pas la rappeler si elle partait. Son regard était très perçant; bien certainement j'avais vu de tels yeux et de telles mains tout récemment, en une occasion mémorable!

Il la renvoya, et elle sortit vivement de la chambre; mais elle resta devant moi aussi distinctement que si elle eût été encore là. Je regardais ces yeux, je regardais ces mains, je regardais ces cheveux flottants, et je les comparais à d'autres yeux, à d'autres mains, à d'autres cheveux que je connaissais, et je pensais à ce que tout cela pourrait être après vingt années d'une vie orageuse avec un mari brutal. Je regardai encore les yeux et les mains de la gouvernante, et je pensai à l'inexplicable sentiment qui s'était emparé de moi la dernière fois que je m'étais promené avec quelqu'un dans le jardin abandonné et à travers la brasserie en ruines, je pensais comment le même sentiment m'était revenu quand j'avais vu un visage me regarder et une main me faire des signes par la portière de la voiture; et comment il était revenu encore une fois, et m'avait traversé comme l'éclair quand j'avais passé dans une voiture, n'étant pas seul, à travers l'éclat soudain d'une lumière dans une rue obscure, je pensais comment un anneau d'affinité qui manquait m'avait empêché de reconnaître cette identité au théâtre, et comment cet anneau qui manquait auparavant, avait été rivé par moi maintenant que je passais par hasard du nom d'Estelle aux doigts qui remuaient comme s'ils tricotaient et aux yeux attentifs, et je fus parfaitement convaincu que cette femme était la mère d'Estelle.

M. Jaggers m'avait vu avec Estelle, et il n'était pas probable que des sentiments que je ne m'étais pas donné la peine de cacher lui eussent échappé. Il fit un signe d'assentiment quand je dis que ce sujet m'était pénible, me frappa sur l'épaule, fit circuler le vin encore une fois, et continua son dîner.

Seulement deux fois encore la gouvernante reparut, et alors son séjour dans la salle fut très court, et M. Jaggers se montra avec elle. Mais ses mains étaient les mains d'Estelle, et ses yeux étaient les yeux d'Estelle, et, quand elle aurait reparu cent fois je n'aurais été ni plus ni moins certain que ma conviction était la vérité.

Ce fut une soirée bien triste, car Wemmick buvait son vin quand la carafe passait devant lui comme s'il eût rempli un devoir, juste comme il aurait pu prendre son salaire, le premier du mois, et, les yeux sur son chef, il se tenait perpétuellement prêt à subir un contre-interrogatoire. Quand à la quantité de vin, sa bouche était aussi indifférente et prête que toute autre boite aux lettres à recevoir sa quantité de lettres. À mon point de vue, il fut tout le temps le mauvais Wemmick, et du Wemmick de Walworth, il n'avait que l'enveloppe.

Wemmick et moi nous prîmes congé de bonne heure et nous partîmes ensemble. Même en cherchant à tâtons nos chapeaux parmi la provision de bottes de M. Jaggers, je sentis que le vrai Wemmick était en train de revenir; et nous n'eûmes pas parcouru douze mètres de Gerrard Street, dans la direction de Walworth, que je me trouvai marchant bras dessus bras dessous avec le bon Wemmick, et que le mauvais s'était évaporé dans l'air du soir.

«Eh bien! dit Wemmick, c'est fini. C'est un homme surprenant qui n'a pas son pareil au monde; mais il faut se serrer quand on dîne avec lui, et je dîne bien mieux quand je ne suis pas serré.»

Je sentais que c'était bien là le cas, et je le lui dis.

«Je ne le dirais pas à d'autre qu'à vous, répondit-il, mais je sais que ce qui se dit entre vous et moi ne va pas plus loin.

—Avez-vous jamais vu la fille adoptive de miss Havisham, Mrs Bentley Drummle? lui demandai-je.

—Non,» me répondit-il.

Pour éviter de paraître trop brusque, je lui parlai de son père et de miss Skiffins. Il prit un air fin quand je prononçai le nom de miss Skiffins, et s'arrêta dans la rue pour se moucher, avec un mouvement de tête et un geste qui n'étaient pas tout à fait exempts d'une secrète fatuité.

«Wemmick, dis-je, vous souvenez-vous de m'avoir dit, avant que j'allasse pour la première fois au domicile privé de M. Jaggers, de faire attention à sa gouvernante?

—Vous l'ai-je dit, répliqua-t-il; ma foi, je crois que oui; le diable m'emporte ajouta-t-il tout à coup, je crois que je l'ai dit! Il me semble que je ne suis pas encore tout à fait desserré.

—Vous l'avez appelée une bête féroce apprivoisée, dis-je.

—Et vous, comment l'appelez-vous? dit-il.

—La même chose. Comment M. Jaggers l'a-t-il apprivoisée, Wemmick?

—C'est son secret; il y a de longues années qu'elle est avec lui.

—Je voudrais que vous me disiez son histoire: j'ai un intérêt tout particulier à la connaître. Vous savez que ce qui se dit entre nous ne va pas plus loin.

—Eh bien! répliqua Wemmick, je ne sais pas son histoire, c'est-à-dire que je n'en sais pas tous les détails; mais ce que j'en sais, je vais vous le dire. Nous sommes toujours dans nos capacités privées et personnelles.

—Bien entendu.

—Il y a une vingtaine d'années, cette femme fut jugée à Old Bailey pour meurtre et fut acquittée. C'était une très belle jeune femme, et je crois qu'elle avait un peu de sang bohémien dans les veines. N'importe comment, il était assez chaud quand elle était excitée.

—Mais elle fut acquittée.

—M. Jaggers était pour elle, continua Wemmick avec un regard plein de signification, et il plaida sa cause d'une manière tout à fait surprenante. C'était une cause désespérée. Il n'était alors comparativement qu'un commençant, et sa plaidoirie fit l'admiration de tout le monde; de fait, on peut presque dire que c'est cette affaire qui l'a posé. Il la plaida lui-même au bureau de police, jour par jour, pendant longtemps, luttant même contre le renvoi devant le tribunal, et le jour du jugement, où il ne pouvait plaider lui-même, il se tint près de l'avocat, et, chacun le sait, c'est lui qui mit tout le sel et le poivre. La personne assassinée était une femme, une femme qui avait une dizaine d'années de plus que la gouvernante, et qui était bien plus grande et bien plus forte. C'était un cas de jalousie. Toutes deux avaient mené une vie déréglée, et cette femme avait été mariée très jeune sous le manche à balai (comme nous disons) à un coureur, et c'était une vraie furie en matière de jalousie. La femme assassinée, mieux assortie à l'homme, certainement par rapport à l'âge, fut trouvée morte dans une grange, près de Hounslow Heath. Il y avait eu une lutte violente, un combat peut-être. Elle était contusionnée, égratignée et déchirée; elle avait été prise à la gorge, et enfin étouffée. Or, il n'y avait aucune preuve pour faire soupçonner une autre personne que cette femme, et c'est principalement sur l'impossibilité pour elle d'avoir commis le meurtre, que M. Jaggers la défendait. Vous pouvez être certain, dit Wemmick en me touchant le bras, qu'il ne fit alors aucune allusion à la force de ses poignets, bien qu'il en fasse quelquefois maintenant.»

J'avais raconté à Wemmick qu'il lui avait fait nous montrer ses poignets le jour du dîner.

«Eh bien, monsieur, continua Wemmick, il arriva... il arriva... devinez-vous? Que cette femme fut habillée avec tant d'artifice, depuis le jour de son arrestation, qu'elle parut bien plus faible qu'elle ne l'était réellement; ses manches surtout avaient été si habilement arrangées, que ses bras avaient une apparence tout à fait délicate. Elle avait seulement une ou deux contusions sur sa personne, et ne paraissait pas avoir été frappée à coups de pied, mais le dessus de ses mains était égratigné, et l'on se demandait si cela avait été fait avec les ongles. Alors M. Jaggers démontra qu'elle avait passé au milieu d'une très grande quantité d'épines, qui n'étaient pas aussi hautes que sa tête, mais qu'elle ne pouvait les avoir traversées sans qu'elles eussent déchiré ses mains, et l'on trouva des parcelles de ces épines dans sa peau, et l'on s'en servit comme de preuves, aussi bien que du fait que les épines en question, après examen, avaient été trouvées brisées pour avoir été traversées, et qu'elles avaient conservé, çà et là quelques lambeaux de vêtements et des petites tâches de sang; mais le point le plus hardi qu'il présenta fut celui-ci. On avait essayé d'établir comme preuve de sa jalousie, qu'elle était fortement soupçonnée d'avoir, vers cette même époque, et pour se venger de son amant, fait périr l'enfant qu'elle avait eu de lui, enfant âgé de trois ans. Voici de quelle manière M. Jaggers s'en tira: «Nous disons que ce ne sont pas là des marques d'ongles, mais des marques d'épines, et nous vous montrons les épines. Vous dites que ce sont des marques d'ongles, et vous avancez l'hypothèse qu'elle a fait périr son enfant. Vous devez accepter toutes les conséquences de cette hypothèse. D'après ce que nous en savons, elle peut avoir fait périr son enfant, et l'enfant, en saisissant ses mains, peut les avoir égratignées. Eh bien! alors, pourquoi ne la jugez-vous pas pour le meurtre de son enfant? Quant aux égratignures, si vous y tenez, nous disons que, d'après ce que nous savons, vous pouvez vous en rendre compte, prenant pour sûreté de votre argument que vous ne l'avez pas inventé.» Pour conclure, monsieur dit Wemmick, M. Jaggers était à lui seul beaucoup plus fort que tous les jurés ensemble, et ils se laissèrent convaincre.

—A-t-elle toujours été à son service depuis?

—Oui, mais non seulement cela, dit Wemmick, elle est entrée à son service immédiatement après son acquittement, aussi calme et aussi docile qu'elle l'est maintenant. On lui a appris depuis une chose ou une autre pour faire son service, mais elle fut apprivoisée dès le commencement.

—Vous souvenez-vous du sexe de l'enfant?

—On a dit que c'était une fille.

—Vous n'avez plus rien à me dire ce soir?

—Rien; j'ai reçu votre lettre, et je l'ai détruite. Rien.»

Nous échangeâmes un bonsoir affectueux, et je rentrai chez moi avec un nouvel aliment pour mes pensées, mais sans soulagement des anciennes.


CHAPITRE XIX.

Mettant la lettre de miss Havisham dans ma poche, afin qu'elle pût me servir de lettre de créance pour reparaître à Satis House dans le cas où sa mauvaise humeur la conduirait à montrer de la surprise en me voyant revenir si tôt, je repartis le lendemain par la voiture. Je mis pied à terre à la maison de la Mi-Voie, j'y déjeunai et je fis à pied le reste de la route; car je tenais à entrer en ville tranquillement par les chemins peu fréquentés et en sortir de la même manière.

Le jour commençait à baisser quand je passai dans les petites ruelles tranquilles où l'écho seul répète le bruit de la Grande Rue. Les enfoncements des ruines, où les vieux moines avaient autrefois leurs réfectoires et leurs jardins, et dont les fortes murailles se prêtaient maintenant à servir d'humbles remises et d'écuries, étaient presque aussi silencieux que les vieux moines dans leurs tombeaux. Au moment où je pressais le pas pour éviter d'être observé, les cloches de la cathédrale prirent tout d'un coup pour moi un son plus triste et plus lointain qu'elles n'avaient jamais eu auparavant; de même, les sons du vieil orgue arrivaient à mes oreilles comme une musique funèbre, et les oiseaux, en voltigeant autour de la tour grise, et en se balançant dans les grands arbres dépouillés du Prieuré, semblaient me crier que la maison était changée, et qu'Estelle en était partie pour toujours.

Une vieille femme, que je connaissais déjà comme une des servantes qui habitaient la maison supplémentaire, au delà de la cour de derrière, m'ouvrit la porte. La chandelle allumée était dans le passage sombre. Comme autrefois, je la pris et montai seul l'escalier. Miss Havisham n'était pas dans sa chambre, mais dans l'autre grande chambre, de l'autre côté du palier. Regardant à l'intérieur, après avoir frappé en vain, je la vis tout près du foyer, assise sur une chaise tout usée, et perdue dans la contemplation du feu couvert de cendres.

Faisant comme j'avais fait souvent, j'entrai et me tins debout près de la vieille cheminée où elle pouvait me voir lorsqu'elle lèverait les yeux. Il y avait dans toute sa personne un air d'affaissement extrême qui m'émut jusqu'à la compassion, quoiqu'elle m'eût fait plus de mal que je ne pouvais dire. Comme j'étais là, la plaignant et pensant qu'avec le temps, j'étais aussi devenu partie de la ruine de cette maison, ses yeux se portèrent sur moi. Elle me regarda fixement et dit à voix basse:

«Est-ce possible?

—C'est moi, Pip. M. Jaggers m'a remis votre lettre hier, et je n'ai pas perdu de temps.

—Merci!... merci!...»

Approchant du feu une des autres chaises dégarnies, et m'asseyant, je remarquai sur son visage une expression nouvelle, comme si elle avait peur de moi.

«J'ai besoin, dit-elle, de continuer le sujet dont vous m'avez parlé la dernière fois que vous êtes venu ici, et de vous montrer que je ne suis pas de marbre.... Mais peut-être vous ne croirez jamais maintenant qu'il y ait quelque chose d'humain dans mon cœur?»

Quand j'eus dit quelques paroles pour la rassurer, elle étendit sa main droite toute tremblante, comme si elle allait me toucher, mais elle la retira avant que j'eusse compris son mouvement ou su comment l'accueillir.

«Vous avez dit, en parlant de votre ami, qu'il vous était possible de me dire comment je pourrais faire quelque chose d'utile et de bon, quelque chose que vous désirez qui soit fait, n'est-ce pas?

—Quelque chose que j'aimerais beaucoup voir faire, oh! oui! beaucoup! beaucoup!

—Qu'est-ce que c'est?»

Je commençai à lui expliquer l'histoire secrète de la position commerciale que j'avais voulu créer à Herbert. Mais je n'étais pas encore bien avancé quand je jugeai, à son air, qu'elle pensait à moi d'une manière vague, plutôt qu'à ce que je disais. Cela me parut ainsi; car lorsque je cessai de parler, il se passa bien des moments avant qu'elle témoignât qu'elle s'en était aperçue.

«Vous arrêtez-vous, me demanda-t-elle enfin, en ayant l'air d'avoir peur de moi, parce que vous me haïssez trop pour supporter de me parler?

—Non, non, répondis-je, comment pouvez-vous penser cela, miss Havisham? Je me suis arrêté parce que j'ai supposé que vous n'écoutiez pas ce que je disais.

—C'est peut-être vrai, répondit-elle, en portant une main à sa tête. Recommencez, je vais regarder autre chose, attendez! Dites maintenant.»

Elle posa ses mains sur sa canne, de la manière résolue qu'elle prenait quelquefois et regarda le feu; son visage exprimait fortement l'effort qu'elle faisait pour être attentive. Je continuai mon explication, et je lui dis comment j'avais espéré pouvoir arriver à établir Herbert avec mes propres ressources, mais comment j'avais été désappointé. Cette partie du sujet (je le lui rappelai) contenait des matières qui ne pouvaient faire partie de mes explications; car elles se liaient aux secrets importants d'une autre.

«Ah! dit-elle en faisant un signe d'assentiment, mais sans me regarder. Et combien d'argent faut-il pour compléter ce que vous désirez?»

J'étais un peu effrayé de fixer le chiffre, car il sonnait assez rondement.

«Neuf cents livres, dis-je cependant.

—Si je vous donne l'argent pour votre projet, garderez-vous mon secret comme vous avez gardé le vôtre?

—Tout aussi fidèlement.

—Et votre esprit sera plus calme?

—Beaucoup plus calme?

—Êtes-vous bien malheureux maintenant?»

Elle me fit encore cette question sans me regarder, mais avec un ton de sympathie peu ordinaire. Il me fut impossible de répondre à ce moment, car la voix me manquait. Elle passa son bras gauche sous la tête recourbée de sa canne, et y appuya doucement son front.

«Je suis loin d'être heureux, miss Havisham; mais j'ai d'autres causes d'inquiétudes que toutes celles que vous connaissez: ce sont les secrets dont je vous ai parlé.»

Peu d'instants après, elle leva la tête et regarda de nouveau le feu.

«C'est généreux à vous de me dire que vous avez d'autres causes d'inquiétudes, mais est-ce vrai?

—Trop vrai.

—Pip, ne puis-je donc vous servir qu'en rendant service à votre ami? En considérant cela comme fait, n'y a-t-il rien que je puisse faire pour vous?

—Rien. Je vous remercie pour cette question, et je vous remercie davantage encore pour la manière dont vous me la faites, mais il n'y a rien que vous puissiez faire pour moi.»

Alors elle se leva de sa chaise et chercha, dans la chambre délabrée, ce qu'il fallait pour écrire. Ne trouvant rien, elle tira de sa poche plusieurs tablettes d'ivoire jaune, montées sur or terni, et écrivit dessus avec un crayon qu'elle prit dans un étui en or terni qui pendait à son cou.

«Vous êtes toujours dans de bons termes avec M. Jaggers?

—Très bons, j'ai dîné avec lui hier.

—Ceci est une autorisation pour qu'il vous paye cet argent que vous dépenserez pour votre ami comme vous l'entendrez, sans en être responsable. Je ne garde pas d'argent ici; mais si vous préférez que Jaggers ne sache rien de l'affaire, je vous l'enverrai.

—Je vous remercie, miss Havisham, je n'ai pas la moindre objection à recevoir cet argent des mains de M. Jaggers.»

Elle me lut ce qu'elle avait écrit. C'était clair et précis, et évidemment rédigé de manière à empêcher tout soupçon que je voulais tirer profit de l'argent que je recevais. Je pris les tablettes de sa main. Elle tremblait encore, et elle trembla encore davantage lorsqu'elle ôta la chaîne à laquelle le crayon était attaché et la mit dans la mienne, le tout sans me regarder.

«Mon nom est sur la première feuille. Si vous pouvez jamais écrire sous mon nom: «Je lui pardonne,» bien que depuis longtemps mon cœur brisé ne soit plus que poussière, je vous en prie, faites-le.

—Ô miss Havisham! dis-je, je le puis maintenant. Il y a eu de fatales méprises, et ma vie a été une vie ingrate et aveugle, et j'ai trop besoin de pardon et de conseils pour agir durement avec vous.»

Elle leva pour la première fois la tête sur moi depuis qu'elle l'avait détournée, et, à mon grand étonnement, je puis même ajouter à ma terreur extrême, elle tomba à genoux à mes pieds, les mains jointes levées vers moi, comme elle avait dû les lever vers le ciel à côté de sa mère, lorsque son pauvre cœur était encore tout jeune et tout naïf.

En la voyant avec ses cheveux blancs et sa figure flétrie, agenouillée à mes pieds, je ressentis une secousse dans tout le corps. Je la suppliai de se lever et je la pris dans mes bras pour l'aider, mais elle ne fit que presser celle de mes mains qu'elle put saisir le plus facilement; elle y appuya sa tête et pleura. Jamais jusqu'à ce moment je ne l'avais vue verser une larme, et dans l'espoir que quelque consolation lui ferait du bien, je me penchai sur elle sans parler. Elle n'était plus agenouillée alors, mais tout affaissée sur le plancher.

«Oh! criait-elle désespérée, qu'ai-je fait?... qu'ai-je fait?...

—Si vous voulez parler, miss Havisham, du mal que vous m'avez fait, laissez-moi vous répondre: très peu.... Je l'aurais aimée dans n'importe quelle circonstance.... Est-elle mariée?...

—Oui.»

C'était une question inutile, car une désolation nouvelle dans cette maison me l'avait appris.

«Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!...»

Elle se tordait les mains, elle arrachait ses cheveux blancs et elle répétait ce cri sans cesse et toujours:

«Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!...»

Je ne savais que lui répondre ni comment la consoler. Qu'elle eût fait une chose horrible en prenant une enfant impressionnable pour la former dans le moule où son furieux ressentiment, son amour dédaigné et son orgueil blessé trouvaient une vengeance, je le savais parfaitement; qu'en repoussant la lumière du soleil, elle avait repoussé infiniment plus; que, dans la retraite où elle s'était confinée, elle s'était privée de mille influences naturelles et salutaires; que son esprit, entretenu dans la solitude, fût devenu affecté comme le sont et doivent l'être et le seront tous les esprits qui renversent l'ordre indiqué par leur Créateur: je le savais également bien. Et cependant pouvais-je la regarder sans compassion, en voyant son châtiment et le malheur dans lequel elle se trouvait, et sa profonde incapacité de vivre sur cette terre où elle était placée, dans la vanité de la douleur qui était devenue chez elle une monomanie, comme la vanité de la pénitence, la vanité du remords, la vanité de l'indignité et tant d'autres monstrueuses vanités qui ont été des malédictions en ce monde?

«Jusqu'au moment où vous lui avez parlé l'autre jour, et où j'ai vu en vous, dans une glace qui me montrait ce que j'avais autrefois souffert moi-même, je ne sais pas ce que j'ai fait.... Qu'ai-je fait!... Qu'ai-je fait!...»

Et elle répéta ces mots vingt fois, cinquante fois de suite.

«Miss Havisham, dis-je, quand son cri s'éteignit, vous pouvez m'éloigner de votre esprit et de votre conscience; mais pour Estelle c'est tout différent, et si vous pouvez diminuer un peu le mal que vous lui avez fait, en changeant une partie de sa véritable nature, il vaut mieux le faire que de vous lamenter sur le passé pendant cent ans.

—Oui! oui! je le sais; mais Pip... mon cher Pip!...—Il y avait un élan de compassion toute féminine dans sa nouvelle affection pour moi—Mon cher Pip, croyez bien que lorsqu'elle est venue à moi, je voulais la sauver d'un malheur semblable au mien. D'abord, je ne voulais rien de plus.

—Bien! bien! dis-je, je l'espère.

—Mais lorsqu'elle a grandi en promettant d'être belle, j'ai peu à peu fait pire, et avec mes louanges, avec mes bijoux, avec mes leçons et avec ce fantôme de moi-même, toujours devant elle pour l'avertir de bien profiter de mes leçons, je lui dérobai son cœur et mis de la glace à sa place.

—Mieux eût valu, ne pus-je m'empêcher de dire, lui laisser son cœur naturel, quand il aurait dû être meurtri et brisé.»

Sur ce, miss Havisham me regarda d'un air distrait pendant un moment, puis elle reprit encore:

«Qu'ai-je fait!... qu'ai-je fait!... Si vous saviez mon histoire, dit-elle, vous auriez un peu pitié de moi et vous me comprendriez mieux.

Miss Havisham, répondis-je aussi délicatement que je pus le faire, je crois pouvoir dire que je pense connaître votre histoire, et je l'ai connue depuis la première fois que j'ai quitté ce pays. Elle m'a inspiré une grande compassion, et je crois la comprendre, ainsi que ses influences. Ce qui s'est passé entre nous m'autorise-t-il à vous adresser une question relative à Estelle, non sur ce qu'elle est, mais sur ce qu'elle était, quand elle vint ici pour la première fois?

Miss Havisham était assise à terre, les bras sur la chaise en lambeaux, et la tête appuyée sur ses bras; elle me regarda en plein quand je dis ceci, puis elle répondit:

«Continuez.

—De qui Estelle était-elle fille?»

Elle secoua la tête.

«Vous ne savez pas?»

Elle secoua de nouveau la tête.

«Mais M. Jaggers l'a-t-il amenée ou envoyée ici?

Il l'a amenée ici.

Voulez-vous me dire comment cela s'est fait?»

Elle répondit à voix basse et avec beaucoup de précaution:

«Il y avait longtemps que j'étais renfermée dans ces chambres (je ne sais pas combien il y avait de temps), quand je lui dis que je désirais avoir une jeune fille que je pusse élever, aimer et sauver de mon malheureux sort. Je l'avais vu pour la première fois lorsque je l'avais fait demander pour rendre cette maison solitaire, ayant lu son nom dans les journaux avant que le monde et moi ne nous fussions séparés. Il me dit qu'il chercherait dans ses connaissances une petite orpheline. Un soir, il l'amena ici endormie, et je l'appelai Estelle.

—Puis-je vous demander quel âge elle avait alors?

—Deux ou trois ans; elle-même ne sait rien, si ce n'est qu'elle était orpheline, et que je l'adoptai.»

J'étais si convaincu que la femme que j'avais vue était sa mère, que je ne demandai aucune preuve pour bien établir le fait dans mon esprit. Mais, pour tout le monde, je le pensais du moins, la parenté était claire et évidente.

Que pouvais-je espérer faire de plus en prolongeant cette entrevue: j'avais réussi en ce qui concernait Herbert; miss Havisham m'avait dit tout ce qu'elle savait d'Estelle; j'avais fait et dit tout ce que je pouvais pour calmer son esprit: peu importe ce que nous ajoutâmes en nous séparant; nous nous séparâmes.

Le jour touchait à sa fin quand je descendis l'escalier et me retrouvai à l'air naturel. Je dis à la femme qui m'avait ouvert la porte lorsque j'étais entré, que je ne voulais pas la déranger en ce moment, mais que j'allais faire un tour dans la maison avant de partir, car j'avais le pressentiment que je n'y reviendrais jamais, et je sentis que le jour qui s'éteignait convenait à ma dernière visite.

À travers l'amas de fûts sur lesquels j'avais couru, il y avait si longtemps, et sur lesquels la pluie de plusieurs années était tombée depuis, les pourrissant en beaucoup d'endroits et laissant des marais et des étangs en miniature sur ceux qui se trouvaient encore debout, je gagnai le jardin dévasté. J'en fis le tour, je passai par le coin où Herbert et moi nous nous étions battus; par les allées où Estelle et moi nous avions marché. Tout était bien froid... bien solitaire... bien triste!...

Prenant pour revenir par la brasserie, je levai le loquet rouillé d'une petite porte donnant sur le jardin, et je le traversai. J'allais sortir par la porte opposée, difficile à ouvrir maintenant, car le bois humide avait joué et gonflé; les gonds ne tenaient plus, et le seuil était encombré par une énorme crue de champignons. Quand je tournai la tête pour regarder derrière moi, un souvenir d'enfance revint avec une force remarquable, au moment même de ce léger mouvement, et je m'imaginai voir miss Havisham pendue à la poutre. Si forte fut cette impression, que je restai sous la poutre, tremblant des pieds à la tête, avant de voir que c'était une hallucination, quoique certainement je me trouvasse là depuis un instant.

La tristesse du lieu et de l'heure et la grande terreur causée par cette illusion, bien que momentanée, me causèrent une crainte indescriptible quand je passai entre les deux portes en bois où autrefois je m'étais arraché les cheveux, après qu'Estelle eut déchiré mon cœur. Passant alors dans la première cour, j'hésitai si j'appellerais la femme pour me faire sortir par la porte fermée dont elle avait la clef, ou si je monterais d'abord pour m'assurer si miss Havisham était aussi tranquille que lorsque je l'avais quittée. Je pris cette dernière résolution, et je montai.

Je regardai dans la chambre où je l'avais laissée, et je la vis assise dans le fauteuil déchiré, sur le foyer, tout près du feu, et me tournant le dos. Au moment où je retirais ma tête pour m'éloigner tranquillement, je vis une grande flamme s'élever. Au même instant, je la vis accourir vers moi en criant, enveloppée d'un tourbillon de flammes qui s'élevait au-dessus de sa tête au moins d'autant de pieds qu'elle était haute.

J'avais un manteau à double collet, et sur mon bras un autre paletot épais. Je les saisis, je l'en entourai, je la jetai à terre et eux par-dessus; puis je tirai la grande nappe qui était sur la table dans le même but, et avec elle tout le tas de moisissures du milieu, et toutes les vilaines choses qui s'y abritaient. Nous étions tous deux à terre, luttant comme des ennemis acharnés, et plus je la couvrais, plus elle criait et essayait de se débarrasser de moi. Comment le feu avait-il pris chez miss Havisham? Je le sais par ce qui en résulta, mais non par ce que j'en sentis, ou pensai, ou sus, ou fis.... Je ne sus rien jusqu'au moment où j'appris que nous étions sur le plancher, près de la grande table, et que je vis voler dans l'air enfumé des flammèches et des morceaux encore allumés, qui un moment auparavant, avaient été sa robe de noce fanée.

Alors je regardai autour de moi, et je vis les perce-oreilles et les araignées courant en désordre sur le plancher, et les domestiques qui arrivaient hors d'haleine en poussant des cris à la porte. Je tenais miss Havisham de toutes mes forces, malgré elle, comme un prisonnier qui pouvait s'échapper, et je ne suis pas certain si je savais qui elle était, pourquoi nous luttions, qu'elle avait été en flammes et que les flammes étaient éteintes, jusqu'au moment où je vis que les flammèches qui avaient été sur ses vêtements n'étaient plus allumées mais tombaient en pluie noire autour de nous.

Elle était insensible, et je craignais de la remuer ou même de la toucher. On envoya chercher des secours et je la tins jusqu'à ce qu'il arrivât, comme si je m'imaginais follement (je crois que je le fis) que si je la laissais aller le feu allait reparaître et la consumer. Quand je me levai, à l'arrivée du médecin et de son aide, je fus surpris de voir que j'avais les deux mains brûlées, car je n'avais senti aucune douleur.

L'examen montra qu'elle avait reçu des blessures sérieuses, mais qui, par elles-mêmes, étaient loin d'ôter tout espoir. Le danger résidait surtout dans la violence de la secousse morale. D'après l'ordre du médecin, on établit miss Havisham sur la grande table qui justement convenait parfaitement pour le pansement de ses blessures. Quand je la revis, une heure après, elle était réellement couchée où je l'avais vue frapper avec sa canne, et où je lui avais entendu dire qu'elle serait couchée un jour.

Bien que tous les vestiges de ses vêtements de fête fussent brûlés, à ce qu'on me dit, elle avait encore quelque chose de son vieil air de fiancée, car on l'avait couverte jusqu'à la gorge avec de la ouate blanche, et couchée sous un drap blanc qui recouvrait le tout, et elle conservait encore l'air du fantôme de quelque chose qui a été et qui n'est plus.

J'appris, en questionnant les domestiques, qu'Estelle était à Paris, et je fis promettre au médecin qu'il lui écrirait par le prochain courrier. Quand à la famille de miss Havisham, je pris sur moi, ne voulant communiquer qu'avec M. Mathieu Pocket, de laisser celui-ci s'arranger comme il le jugeait convenable pour informer les autres parents. Je lui écrivis le lendemain par l'entremise d'Herbert, aussitôt que je rentrai en ville.

Il y eut du mieux ce soir là quand elle parla à tous de ce qui était arrivé quoiqu'avec une certaine vivacité fébrile. Vers minuit, miss Havisham commença à déraisonner, et après cela elle arriva graduellement à répéter un nombre de fois indéfini, d'une voix basse et solennelle: «Qu'ai-je fait!» Puis: «Quand elle vint près de moi, je voulais la sauver d'un malheur semblable au mien;» ensuite: «Prenez ce crayon et écrivez sous mon nom: Je lui pardonne!» Elle ne changeait jamais l'ordre de ces phrases, mais quelquefois elle oubliait un mot de l'une d'elles; elle n'ajoutait jamais un autre mot, mais elle laissait une interruption et passait au mot suivant.

Comme je n'avais rien à faire là, et que j'avais à Londres une raison pressante d'inquiétude et de crainte, que ses divagations même ne pouvaient chasser de mon esprit, je décidai pendant la nuit que je m'en irais par la voiture du lendemain matin, mais que je marcherais un mille ou deux, et que je serais recueilli par la voiture, en dehors de la ville. Donc, vers six heures du matin, je me penchai sur miss Havisham, touchai son front de mes lèvres, au moment même où elles disaient, sans prendre garde à mon baiser:

«Prenez le crayon, et écrivez sous mon nom: «Je lui pardonne!»

C'était la première et la dernière fois que je l'embrassai ainsi. Et jamais plus je ne la revis.


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