Les grandes espérances
CHAPITRE XI.
Le jour indiqué, je me rendis chez miss Havisham; je sonnai avec beaucoup d'hésitation, et Estelle parut. Elle ferma la porte après m'avoir fait entrer, et, comme la première fois, elle me précéda dans le sombre corridor où brûlait la chandelle. Elle ne parut faire attention à moi que lorsqu'elle eut la lumière dans la main, alors elle me dit avec hauteur:
«Tu vas passer par ici aujourd'hui.»
Et elle me conduisit dans une partie de la maison qui m'était complètement inconnue.
Le corridor était très long, et semblait faire tout le tour de Manor House. Arrivée à une des extrémités, elle s'arrêta, déposa à terre sa chandelle et ouvrit une porte. Ici le jour reparut, et je me trouvai dans une petite cour pavée, dont la partie opposée était occupée par une maison séparée, qui avait dû appartenir au directeur ou au premier employé de la défunte brasserie. Il y avait une horloge au mur extérieur de cette maison. Comme la pendule de la chambre de miss Havisham et comme la montre de miss Havisham, cette horloge était arrêtée à neuf heures moins vingt minutes.
Nous entrâmes par une porte qui se trouvait ouverte dans une chambre sombre et très basse de plafond. Il y avait quelques personnes dans cette chambre; Estelle se joignit à elles en me disant:
«Tu vas rester là, mon garçon, jusqu'à ce qu'on ait besoin de toi.»
«Là,» était la fenêtre, je m'y accoudai, et je restai «là,» dans un état d'esprit très désagréable, et regardant au dehors.
La fenêtre donnait sur un coin du jardin fort misérable et très négligé, où il y avait une rangée de vieilles tiges de choux et un grand buis qui, autrefois, avait été taillé et arrondi comme un pudding; il avait à son sommet de nouvelles pousses de couleur différente, qui avaient altéré un peu sa forme, comme si cette partie du jardin avait touché à la casserole et s'était roussie. Telle fut, du moins, ma première impression, en contemplant cet arbre. Il était tombé un peu de neige pendant la nuit; partout ailleurs elle avait disparu, mais là elle n'était pas encore entièrement fondue, et, à l'ombre froide de ce bout de jardin, le vent la soufflait en petits flocons qui venaient fouetter contre la fenêtre, comme s'ils eussent voulu entrer pour me lapider.
Je m'aperçus que mon arrivée avait arrêté la conversation, et que les personnes qui se trouvaient réunies dans cette pièce avaient les yeux fixés sur moi. Je ne pouvais rien voir, excepté la réverbération du feu sur les vitres, mais je sentais dans les articulations une gêne et une roideur qui me disaient que j'étais examiné avec une scrupuleuse attention.
Il y avait dans cette chambre trois dames et un monsieur. Je n'avais pas été cinq minutes à la croisée, que, d'une manière ou d'une autre, ils m'avaient tous laissé voir qu'ils n'étaient que des flatteurs et des hâbleurs; mais chacun prétendait ne pas s'apercevoir que les autres étaient des flatteurs et des hâbleurs, parce que celui ou celle qui aurait admis ce soupçon aurait pu être accusé d'avoir les mêmes défauts.
Tous avaient cet air inquiet et triste, de gens qui attendent le bon plaisir de quelqu'un, et la plus bavarde des dames avait bien de la peine à réprimer un bâillement, tout en parlant. Cette dame, qui avait nom Camille, me rappelait ma sœur, avec cette différence qu'elle était plus âgée, et que son visage, au premier coup d'œil, m'avait paru avoir des traits plus grossiers. Je commençais à penser que c'était une grâce du ciel si elle avait des traits quelconques, tant était haute et pâle la muraille inanimée que présentait sa face.
«Pauvre chère âme! dit la dame avec une vivacité de manières tout à fait semblable à celle de ma sœur. Il n'a d'autre ennemi que lui-même.
—Il serait bien plus raisonnable d'être l'ennemie de quelqu'un, dit le monsieur; bien plus naturel!
—Mon cousin John, observa une autre dame, nous devons aimer notre prochain.
—Sarah Pocket, repartit le cousin John, si un homme n'est pas son propre prochain, qui donc l'est?»
Mis Pocket se mit à rire; Camille rit aussi, et elle dit en réprimant un bâillement:
«Quelle idée!»
Mais ils pensèrent, à ce que je crois, que cela était aussi une bien bonne idée. L'autre dame, qui n'avait pas encore parlé, dit avec emphase et gravité:
«C'est vrai!... c'est bien vrai!
—Pauvre âme! continua bientôt Camille (je savais qu'en même temps tout ce monde-là me regardait). Il est si singulier! croirait-on que quand la femme de Tom est morte, il ne pouvait pas comprendre l'importance du deuil que doivent porter les enfants? «Bon Dieu!» disait-il, «Camille, à quoi sert de mettre en noir les pauvres petits orphelins?... Comme Mathew! Quelle idée!...
—Il y a du bon chez lui, dit le cousin John, il y a du bon chez lui; je ne nie pas qu'il n'y ait du bon chez lui, mais il n'a jamais eu, et n'aura jamais le moindre sentiment des convenances.
—Vous savez combien j'ai été obligée d'être ferme, dit Camille. Je lui ai dit: «Il faut que cela soit, pour «l'honneur de la famille!» Et je lui ai répété que si l'on ne portait pas le deuil, la famille était déshonorée. Je discourai là-dessus, depuis le déjeuner jusqu'au dîner, au point d'en troubler ma digestion. Alors il se mit en colère et, en jurant, il me dit: «Eh bien! faites «comme vous voudrez!» Dieu merci, ce sera toujours une consolation pour moi de pouvoir me rappeler que je sortis aussitôt, malgré la pluie qui tombait à torrents, pour acheter les objets de deuil.
—C'est lui qui les a payés, n'est-ce pas? demanda Estelle.
—On ne demande pas, ma chère enfant, qui les a payés, reprit Camille; la vérité, c'est que je les ai achetées, et j'y penserai souvent avec joie quand je serai forcée de me lever la nuit.»
Le bruit d'une sonnette lointaine, mêlé à l'écho d'un bruit ou d'un appel venant du couloir par lequel j'étais arrivé, interrompit la conversation et fit dire à Estelle:
«Allons, mon garçon!»
Quand je me retournai, ils me regardèrent tous avec le plus souverain mépris, et, en sortant, j'entendis Sarah Pocket qui disait:
«J'en suis certaine. Et puis après?»
Et Camille ajouta avec indignation:
«A-t-on jamais vu pareille chose! Quelle i... dé... e...»
Comme nous avancions dans le passage obscur, Estelle s'arrêta tout à coup en me regardant en face, elle me dit d'un ton railleur en mettant son visage tout près du mien:
«Eh bien?
—Eh bien, mademoiselle?» fis-je en me reculant.
Elle me regardait et moi je la regardais aussi, bien entendu.
«Suis-je jolie?
—Oui, je vous trouve très jolie.
—Suis-je fière?
—Pas autant que la dernière fois, dis-je.
—Pas autant?
—Non.»
Elle s'animait en me faisant cette dernière question, et elle me frappa au visage de toutes ses forces.
«Maintenant, dit-elle, vilain petit monstre, que penses-tu de moi?
—Je ne vous le dirai pas.
—Parce que tu vas le dire là-haut.... Est-ce cela?
—Non! répondis-je, ce n'est pas cela.
—Pourquoi ne pleures-tu plus, petit misérable?
—Parce que je ne pleurerai plus jamais pour vous,» dis-je.
Ce qui était la déclaration la plus fausse qui ait jamais été faite, car je pleurais intérieurement, et Dieu sait la peine qu'elle me fit plus tard.
Nous continuâmes notre chemin, et, en montant, nous rencontrâmes un monsieur qui descendait à tâtons.
«Qui est-là? demanda le monsieur, en s'arrêtant et en me regardant.
—Un enfant, dit Estelle.
C'était un gros homme, au teint excessivement brun, avec une très grosse tête et avec de très grosses mains. Il me prit le menton et me souleva la tête pour me voir à la lumière. Il était prématurément chauve, et possédait une paire de sourcils noirs qui se tenaient tout droits; ses yeux étaient enfoncés dans sa tête, et leur expression était perçante et désagréablement soupçonneuse; il avait une grande chaîne de montre, et sur la figure de gros points noirs où sa barbe et ses favoris eussent été, s'il les eût laissé pousser. Il n'était rien pour moi, mais par hasard j'eus l'occasion de le bien observer.
«Tu es des environs? dit-il.
—Oui, monsieur, répondis-je.
—Pourquoi viens-tu ici?
—C'est miss Havisham qui m'a envoyé chercher, monsieur.
—Bien. Conduis-toi convenablement. J'ai quelque expérience des jeunes gens, ils ne valent pas grand'chose à eux tous. Fais attention, ajouta-t-il, en mordant son gros index et en fronçant ses gros sourcils, fais attention à te bien conduire.»
Là-dessus, il me lâcha, ce dont je fus bien aise, car sa main avait une forte odeur de savon, et il continua à monter l'escalier. Je me demandais à moi-même si ce n'était pas un docteur; mais non, pensai-je, ce ne peut être un docteur, il aurait des manières plus douces et plus avenantes. Du reste, je n'eus pas grand temps pour réfléchir à ce sujet, car nous nous trouvâmes bientôt dans la chambre de miss Havisham, où elle et tous les objets qui l'entouraient étaient exactement dans le même état où je les avais laissés. Estelle me laissa debout près de la porte, et j'y restai jusqu'à ce que miss Havisham jetât les yeux sur moi.
«Ainsi donc, dit-elle sans la moindre surprise, les jours convenus sont écoulés?
—Oui, madame, c'est aujourd'hui....
—Là!... là!... là!... fit-elle avec son impatient mouvement de doigts, je n'ai pas besoin de le savoir. Es-tu prêt à jouer?»
Je fus obligé de répondre avec un peu de confusion.
«Je ne pense pas, madame.
—Pas même aux cartes? demanda-t-elle avec un regard pénétrant.
—Si, madame, je puis faire cela, si c'est nécessaire.
—Puisque cette maison te semble vieille et triste, dit miss Havisham avec impatience, et puisque tu ne veux pas jouer, veux-tu travailler?»
Je répondis à cette demande de meilleur cœur qu'à la première, et je dis que je ne demandais pas mieux.
«Alors, entre dans cette chambre, dit-elle en me montrant avec sa main ridée une porte qui était derrière moi, et attends-moi là jusqu'à ce que je vienne.»
Je traversai le palier, et j'entrai dans la chambre qu'elle m'avait indiquée. Le jour ne pénétrait pas plus dans cette chambre que dans l'autre, et il y régnait une odeur de renfermé qui oppressait. On venait tout récemment d'allumer du feu dans la vieille cheminée, mais il était plus disposé à s'éteindre qu'à brûler, et la fumée qui persistait à séjourner dans cette chambre, semblait encore plus froide que l'air, et ressemblait au brouillard de nos marais. Quelques bouts de chandelles placés sur la tablette de la grande cheminée éclairaient faiblement la chambre: ou, pour mieux dire, elles n'en troublaient que faiblement l'obscurité. Elle était vaste, et j'ose affirmer qu'elle avait été belle; mais tous les objets qu'on pouvait apercevoir étaient couverts de poussière, dans un état complet de vétusté, et tombaient en ruine. Ce qui attirait d'abord l'attention, c'était une longue table couverte d'une nappe, comme si la fête qu'on était en train de préparer dans la maison s'était arrêtée en même temps que les pendules. Un surtout, un plat du milieu, de je ne sais quelle espèce, occupait le centre de la table; mais il était tellement couvert de toiles d'araignées, qu'on n'en pouvait distinguer la forme. En regardant cette grande étendue jaunâtre, il me sembla y voir pousser un immense champignon noir, duquel je voyais entrer et sortir d'énormes araignées aux corps mouchetés et aux pattes cagneuses. On eût dit que quelque événement de la plus grande importance venait de se passer dans la communauté arachnéenne.
J'entendais aussi les souris qui couraient derrière les panneaux des boiseries, comme si elles eussent été sous le coup de quelque grand événement; mais les perce-oreilles n'y faisaient aucune attention, et s'avançaient en tâtonnant sur le plancher et en cherchant leur chemin, comme des personnes âgées et réfléchies, à la vue courte et à l'oreille dure, qui ne sont pas en bons termes les unes avec les autres.
Ces créatures rampantes avaient captivé toute mon attention, et je les examinais à distance, quand miss Havisham posa une de ses mains sur mon épaule; de l'autre main elle tenait une canne à bec de corbin sur laquelle elle s'appuyait, et elle me faisait l'effet de la sorcière du logis.
«C'est ici, dit-elle en indiquant la table du bout de sa canne; c'est ici que je serai exposée après ma mort.... C'est ici qu'on viendra me voir.»
J'éprouvais une crainte vague de la voir s'étendre sur la table et y mourir de suite, c'eût été la complète réalisation du cadavre en cire de la foire. Je tremblai à son contact.
«Que penses-tu de l'objet qui est au milieu de cette grande table... me demanda-t-elle en l'indiquant encore avec sa canne; là, où tu vois des toiles d'araignées?
—Je ne devine pas, madame.
—C'est un grand gâteau... un gâteau de noces... le mien!»
Elle regarda autour de la chambre, puis se penchant sur moi, sans ôter sa main de mon épaule:
«Viens!... viens!... viens! Promène-moi... promène-moi.»
Je jugeai d'après cela que l'ouvrage que j'avais à faire était de promener miss Havisham tout autour de la chambre. En conséquence, nous nous mîmes en mouvement d'un pas qui, certes, aurait pu passer pour une imitation de celui de la voiture de mon oncle Pumblechook.
Elle n'était pas physiquement très forte; et après un moment elle me dit:
«Plus doucement!»
Cependant nous continuions à marcher d'un pas fort raisonnable; elle avait toujours sa main appuyée sur mon épaule, et elle ouvrit la bouche pour me dire que nous n'irions pas plus loin, parce qu'elle ne le pourrait pas. Après un moment, elle me dit:
«Appelle Estelle!»
J'allai sur le palier et je criai ce nom comme j'avais fait la première fois. Quand sa lumière parut, je revins auprès de miss Havisham, et nous nous remîmes en marche.
Si Estelle eût été la seule spectatrice de notre manière d'agir, je me serais senti déjà suffisamment humilié; mais comme elle amena avec elle les trois dames et le monsieur que j'avais vus en bas, je ne savais que faire. La politesse me faisait un devoir de m'arrêter; mais miss Havisham persistait à me tenir l'épaule, et nous continuions avec la même ardeur notre promenade insensée. Pour ma part, j'étais navré à l'idée qu'ils allaient croire que c'était moi qui faisais tout cela.
«Chère miss Havisham, dit miss Sarah Pocket, comme vous avez bonne mine!
—Ça n'est pas vrai! dit miss Havisham, je suis jaune et n'ai que la peau sur les os.»
Camille rayonna en voyant miss Pocket recevoir cette rebuffade, et elle murmura en contemplant miss Havisham d'une manière tout à fait triste et compatissante:
«Pauvre chère âme! certainement, elle ne doit pas s'attendre à ce qu'on lui trouve bonne mine... la pauvre créature. Quelle idée!...
—Et vous, comment vous portez-vous, vous?» demanda miss Havisham à Camille.
Nous étions alors tout près de cette dernière, et j'allais en profiter pour m'arrêter; mais miss Havisham ne le voulait pas; nous poursuivîmes donc, et je sentis que je déplaisais considérablement à Camille.
«Merci, miss Havisham, continua-t-elle, je vais aussi bien que je puis l'espérer.
—Comment cela?... qu'avez-vous?... demanda miss Havisham, avec une vivacité surprenante.
—Rien qui vaille la peine d'être dit, répliqua Camille; je ne veux pas faire parade de mes sentiments. Mais j'ai pensé à vous toute la nuit, et cela plus que je ne l'aurais voulu.
—Alors, ne pensez pas à moi.
—C'est plus facile à dire qu'à faire, répondit tendrement Camille, en réprimant un soupir, tandis que sa lèvre supérieure tremblait et que ses larmes coulaient en abondance. Raymond sait de combien de gingembre et de sels j'ai été obligée de faire usage toute la nuit, et combien de mouvements nerveux j'ai éprouvés dans ma jambe. Mais tout cela n'est rien quand je pense à ceux que j'aime.... Si je pouvais être moins affectueuse et moins sensible, j'aurais une digestion plus facile et des nerfs de fer. Je voudrais bien qu'il en fût ainsi; mais, quant à ne plus penser à vous pendant la nuit... ô quelle idée!»
Ici, elle éclata en sanglots.
Je compris que le Raymond en question n'était autre que le monsieur présent, et qu'il était en même temps M. Camille. Il vint au secours de sa femme, et lui dit en manière de consolation:
«Camille... ma chère... c'est un fait avéré que vos sentiments de famille vous minent, au point de rendre une de vos jambes plus courte que l'autre.
—Je ne savais pas, dit la digne dame, dont je n'avais encore entendu la voix qu'une seule fois, que penser à une personne vous donnât des droits sur cette même personne, ma chère.»
Miss Sarah Pocket, que je contemplais alors, était une petite femme, vieille, sèche, à la peau brune et ridée; elle avait une petite tête qui semblait faite en coquille de noix et une grande bouche, comme celle d'un chat sans les moustaches. Elle répétait sans cesse:
«Non, en vérité, ma chère.... Hem!... hem!...
—Penser, ou ne pas penser, est chose assez facile, dit la grave dame.
—Quoi de plus facile? appuya miss Sarah Pocket.
—Oh! oui! oui! s'écria Camille, dont les sentiments en fermentation semblaient monter de ses jambes jusqu'à son cœur. Tout cela est bien vrai. L'affection poussée à ce point est une faiblesse, mais je n'y puis rien.... Sans doute, ma santé serait bien meilleure s'il en était autrement; et cependant, si je le pouvais, je ne voudrais pas changer cette disposition de mon caractère. Elle est la cause de bien des peines, il est vrai; mais c'est aussi une consolation de sentir qu'on la possède.»
Ici, nouvel éclat de sentiments.
Miss Havisham et moi ne nous étions pas arrêtés une seule minute pendant tout ce temps: tantôt faisant le tour de la chambre, tantôt frôlant les vêtements des visiteurs, et tantôt encore mettant entre eux et nous toute la longueur de la lugubre pièce.
«Voyez, Mathew! dit Camille. Il ne fraye jamais avec mes parents et s'inquiète fort peu de mes liens naturels; il ne vient jamais ici savoir des nouvelles de miss Havisham! J'en ai été si choquée, que je me suis accrochée au sofa avec le lacet de mon corset, et que je suis restée étendue pendant des heures, insensible, la tête renversée, les cheveux épars et les jambes je ne sais pas comment....
—Bien plus hautes que votre tête, mon amour, dit M. Camille.
—Je suis resté dans cet état des heures entières, à cause de la conduite étrange et inexpliquable de Mathew, et personne ne m'a remerciée.
—En vérité! je dois dire que cela ne m'étonne pas, interposa la grave dame.
—Vous voyez, ma chère, ajouta miss Sarah Pocket, une doucereuse et charmante personne, on serait tenté de vous demander de qui vous attendiez des remercîments, mon amour.
—Sans attendre ni remercîments ni autre chose, reprit Camille, je suis restée dans cet état, pendant des heures, et Raymond est témoin de la manière dont je suffoquais, et de l'inefficacité du gingembre, à tel point qu'on m'entendait de chez l'accordeur d'en face, et que ses pauvres enfants, trompés, croyaient entendre roucouler des pigeons à distance... et, après tout cela, s'entendre dire...»
Ici Camille porta la main à sa gorge comme si les nouvelles combinaisons chimiques qui s'y formaient l'eussent suffoquée.
Au moment où le nom de Mathew fut prononcé, miss Havisham m'arrêta et s'arrêta aussi en levant les yeux sur l'interlocutrice. Ce changement eut quelque influence sur les mouvements nerveux de Camille et les fit cesser.
«Mathew viendra me voir à la fin, dit miss Havisham avec tristesse, quand je serai étendue sur cette table. Ici... dit-elle en frappant la table avec sa béquille, ici sera sa place! là, à ma tête! La vôtre et celle de votre mari, là! et celle de Sarah Pocket, là! et celle de Georgiana, là! À présent, vous savez tous où vous vous mettrez quand vous viendrez me voir pour la dernière fois. Et maintenant, allez!»
À chaque nom, elle avait frappé la table à un nouvel endroit avec sa canne, après quoi elle me dit:
«Promène-moi!... promène-moi!...»
Et nous recommençâmes notre course.
«Je suppose, dit Camille, qu'il ne nous reste plus qu'à nous retirer. C'est quelque chose d'avoir vu, même pendant si peu de temps, l'objet de mon affection. J'y penserai, en m'éveillant la nuit, avec tendresse et satisfaction. Je voudrais voir à Mathew cette consolation. Je suis résolue à ne plus faire parade de mes sensations; mais il est très dur de s'entendre dire qu'on souhaite la mort d'une de ses parentes, qu'on s'en réjouit, comme si elle était un phénix et de se voir congédiée.... Quelle étrange idée!»
M. Camille allait intervenir au moment où Mrs Camille mettait sa main sur son cœur oppressé et affectait une force de caractère qui n'était pas naturelle et devait renfermer, je le prévoyais, l'intention de tomber en pâmoison, quand elle serait dehors. Elle envoya de la main un baiser à miss Havisham et disparut.
Sarah Pocket et Georgiana se disputaient à qui sortirait la dernière; mais Sarah était trop polie pour ne pas céder le pas; elle se glissa avec tant d'adresse derrière Georgiana, que celle-ci fut obligée de sortir la première. Sarah Pocket fit donc son effet séparé en disant ces mots:
«Soyez bénie, chère miss Havisham!»
Et en ayant, sur sa petite figure de coquille de noix, un sourire de pitié pour la faiblesse des autres.
Pendant qu'Estelle les éclairait pour descendre, miss Havisham continuait de marcher, en tenant toujours sa main sur mon épaule; mais elle se ralentissait de plus en plus. À la fin, elle s'arrêta devant le feu, et dit, après l'avoir regardé pendant quelques secondes:
«C'est aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance, Pip.»
J'allais lui en souhaiter encore un grand nombre, quand elle leva sa canne.
«Je ne souffre pas qu'on en parle jamais, pas plus ceux qui étaient ici tout à l'heure que les autres. Ils viennent me voir ce jour-là, mais ils n'osent pas y faire allusion.»
Bien entendu, je n'essayai pas, moi non plus, d'y faire allusion davantage.
«À pareil jour, bien longtemps avant ta naissance, ce monceau de ruines, qui était alors un gâteau, dit-elle en montrant du bout de sa canne, mais sans y toucher, l'amas de toiles d'araignées qui était sur la table, fut apporté ici. Lui et moi, nous nous sommes usés ensemble; les souris l'ont rongé, et moi-même j'ai été rongée par des dents plus aiguës que celles des souris.»
Elle porta la tête de sa canne à son cœur, en s'arrêtant pour regarder la table, et contempla ses habits autrefois blancs, aujourd'hui flétris et jaunis comme elle, la nappe autrefois blanche et aujourd'hui jaunie et flétrie comme elle, et tous les objets qui l'entouraient et qui semblaient devoir tomber en poussière au moindre contact.
«Quand la ruine sera complète, dit-elle, avec un regard de spectre, et lorsqu'on me déposera morte dans ma parure nuptiale, sur cette table de repas de noces, tout sera fini... et la malédiction tombera sur lui... et le plus tôt sera le mieux: pourquoi n'est-ce pas aujourd'hui!»
Elle continuait à regarder la table comme si son propre cadavre y eût été étendu. Je gardai le silence. Estelle revint, et elle aussi se tint tranquille. Il me sembla que cette situation dura longtemps, et je m'imaginai qu'au milieu de cette profonde obscurité, de cette lourde atmosphère, Estelle et moi allions aussi commencer à nous flétrir.
À la fin, sortant tout à coup et sans aucune transition de sa contemplation, miss Havisham dit:
«Allons! jouez tous deux aux cartes devant moi; pourquoi n'avez-vous pas encore commencé?»
Là-dessus nous rentrâmes dans la chambre et nous nous assîmes en face l'un de l'autre, comme la première fois: comme la première fois je fus battu, et comme la première fois encore, miss Havisham ne nous quitta pas des yeux; elle appelait mon attention sur la beauté d'Estelle, et me forçait de la remarquer en lui essayant des bijoux sur la poitrine et dans les cheveux.
Estelle, de son côté, me traita comme la première fois, à l'exception qu'elle ne daigna pas me parler. Quand nous eûmes joué une demi-douzaine de parties, on m'indiqua le jour où je devais revenir, et l'on me fit descendre dans la cour, comme précédemment, pour me jeter ma nourriture comme à un chien. Puis on me laissa seul, aller et venir, comme je le voudrais.
Il n'est pas très utile de rechercher s'il y avait une porte dans le mur du jardin la première fois que j'y avais grimpé pour regarder dans ce même jardin, et si elle était ouverte ou fermée. C'est assez de dire que je n'en avais pas vu alors, et que j'en voyais une maintenant. Elle était ouverte, et je savais qu'Estelle avait reconduit les visiteurs, car je l'avais vue s'en revenir la clef dans la main; j'entrai dans le jardin et je le parcourus dans tous les sens. C'était un lieu solitaire et tranquille; il y avait des tranches de melons et de concombres, qui, mêlées à des restes de vieux chapeaux et de vieux souliers, avaient produit, en se décomposant, une végétation spontanée, et par-ci, par-là, un fouillis de mauvaises herbes ressemblant à un poêlon cassé.
Quand j'eus fini d'examiner le jardin et une serre, dans laquelle il n'y avait rien qu'une vigne détachée et quelques tessons de bouteilles, je me retrouvai dans le coin que j'avais vu par la fenêtre. Ne doutant pas un seul instant que la maison ne fût vide, j'y jetai un coup d'œil par une autre fenêtre, et je me trouvai, à ma grande surprise, devant un grand jeune homme pâle, avec des cils roux et des cheveux clairs.
Ce jeune homme pâle disparut pour reparaître presque aussitôt à côté de moi. Il était occupé devant des livres au moment où je l'avais aperçu, et alors je vis qu'il était tout tâché d'encre.
«Holà! dit-il, mon garçon!»
Holà! est une interpellation à laquelle, je l'ai remarqué souvent, on ne peut mieux répondre que par elle-même. Donc, je lui dis:
«Holà! en omettant, avec politesse, d'ajouter: mon garçon!
—Qui t'a dit de venir ici?
—Miss Estelle.
—Qui t'a permis de t'y promener?
—Miss Estelle.
—Viens et battons-nous,» dit le jeune homme pâle.
Pouvais-je faire autrement que de le suivre? Je me suis souvent fait cette question depuis: mais pouvais-je faire autrement? Ses manières étaient si décidées, et j'étais si surpris que je le suivis comme sous l'influence d'un charme.
«Attends une minute, dit-il, avant d'aller plus loin, il est bon que je te donne un motif pour combattre; le voici!»
Prenant aussitôt un air fort irrité, il se frotta les mains l'une contre l'autre, jeta délicatement un coup de pied derrière lui, me tira par les cheveux, se frotta les mains encore une fois, courba sa tête et s'élança dans cette position sur mon estomac.
Ce procédé de taureau, outre qu'il n'était pas soutenable, au point de vue de la liberté individuelle, était manifestement désagréable pour quelqu'un qui venait de manger. En conséquence, je me jetai sur lui une première fois, puis j'allais me précipiter une seconde, quand il dit:
«Ah!... ah!... vraiment!»
Et il commença à sauter en avant et en arrière, d'une façon tout à fait extraordinaire et sans exemple pour ma faible expérience.
«Ce sont les règles du jeu, dit-il en sautant de sa jambe gauche sur sa jambe droite; ce sont les règles reçues!»
Il retomba alors sur sa jambe gauche.
«Viens sur le terrain, et commençons les préliminaires!»
Il sautait à droite, à gauche, en avant, en arrière, et se livrait à toutes sortes de gambades, pendant que je le regardais dans le plus grand étonnement.
J'étais secrètement effrayé, en le voyant si adroit et si alerte; mais je sentais, moralement et physiquement, qu'il n'avait aucun droit à enfoncer sa tête dans mon estomac, aussi irrévérencieusement qu'il venait de le faire. Je le suivis donc, sans mot dire, dans un enfoncement retiré du jardin, formé par la jonction de deux murs, et protégé par quelques broussailles. Après m'avoir demandé si le terrain me convenait, et avoir obtenu un: Oui! fort crânement articulé par moi, il me demanda la permission de s'absenter un moment, et revint promptement avec une bouteille d'eau et une éponge imbibée de vinaigre.
«C'est pour nous deux,» dit-il en plaçant ces objets contre le mur.
Alors, il retira non seulement sa veste et son gilet, mais aussi sa chemise, d'une façon qui prouvait tout à la fois sa légèreté de conscience, son empressement et une certaine soif sanguinaire.
Bien qu'il ne parût pas fort bien portant, et qu'il eût le visage couvert de boutons et une échancrure à la bouche, ces effrayants préparatifs ne laissèrent pas que de m'épouvanter. Je jugeai qu'il devait avoir à peu près mon âge, mais il était bien plus grand et il avait une manière de se redresser qui m'en imposait beaucoup. Du reste, c'était un jeune homme; il était habillé tout en gris, quand il n'était pas déshabillé pour se battre, bien entendu, et il avait des coudes, et des genoux et des poings, et des pieds considérablement développés, comparativement au reste de sa personne.
Je sentis mon cœur faiblir en le voyant me toiser avec une certaine affectation de plaisir, et examiner ma charpente ana-tomique comme pour choisir un os à sa convenance. Jamais je n'ai été aussi surpris de ma vie, que lorsqu'après lui avoir assené mon premier coup, je le vis couché sur le dos, me regardant avec son nez tout sanglant et me présentant son visage en raccourci.
Il se releva immédiatement, et après s'être épongé avec une dextérité vraiment remarquable, il recommença à me toiser. La seconde surprise manifeste que j'éprouvai dans ma vie, ce fut de le voir sur le dos une deuxième fois, me regardant avec un œil tout noir.
Son courage m'inspirait un grand respect: il n'avait pas de force, ne tapait pas bien dur, et de plus, je renversais à chaque coup; mais il se relevait en un moment, s'épongeait ou buvait à même la bouteille, en se soignant lui-même avec une satisfaction apparente et un air triomphant qui me faisaient croire qu'il allait enfin me donner quelque bon coup. Il fut bientôt tout meurtri; car, j'ai regret à le dire, plus je frappais, et plus je frappais fort; mais il se releva, et revint sans cesse à la charge, jusqu'au moment où il reçut un mauvais coup qui l'envoya rouler la tête contre le mur: encore après cela, se releva-t-il en tournant rapidement sur lui-même, sans savoir où j'étais; puis enfin, il alla chercher à genoux son éponge et la jeta en l'air en poussant un grand soupir et en disant:
«Cela signifie que tu as gagné!»
Il paraissait si brave et si loyal que, bien que je n'eusse pas cherché la querelle, ma victoire ne me donnait qu'une médiocre satisfaction. Je crois même me rappeler que je me regardais moi-même comme une espèce d'ours ou quelque autre bête sauvage. Cependant, je m'habillai en essuyant par intervalle mon visage sanglant, et je lui dis:
«Puis-je vous aider?»
Et il me répondit:
«Non, merci!»
Ensuite, je lui dis:
«Je vous souhaite une bonne après-midi.»
Et il me répondit:
«Moi de même.»
En arrivant dans la cour, je trouvai Estelle, attendant avec ses clefs; mais elle ne me demanda ni où j'avais été, ni pourquoi je l'avais fait attendre. Son visage rayonnait comme s'il lui était arrivé quelque chose d'heureux. Au lieu d'aller droit à la porte, elle s'arrêta dans le passage pour m'attendre.
«Viens ici!... tu peux m'embrasser si tu veux.»
Je l'embrassai sur la joue qu'elle me tendait. Je crois que je serais passé dans le feu pour l'embrasser; mais je sentais que ce baiser n'était accordé à un pauvre diable tel que moi que comme une menue pièce de monnaie, et qu'il ne valait pas grand'chose.
Les visiteurs, les cartes et le combat m'avaient retenu si longtemps que, lorsque j'approchai de la maison, les dernières lueurs du soleil disparaissaient derrière les marais, et le fourneau de Joe faisait flamboyer une longue trace de feu au travers de la route.
CHAPITRE XII.
Je n'étais pas fort rassuré sur le compte du jeune homme pâle. Plus je pensais au combat, plus je me rappelais les traits ensanglantés de ce jeune homme, plus je sentais qu'il devait m'être fait quelque chose pour l'avoir mis dans cet état. Le sang de ce jeune homme retomberait sur ma tête, et la loi le vengerait. Sans avoir une idée bien positive de la peine que j'encourais, il était évident pour moi que les jeunes gars du village ne devaient pas aller dans les environs ravager les maisons des gens bien posés et rosser les jeunes gens studieux de l'Angleterre sans attirer sur eux quelque punition sévère. Pendant plusieurs jours, je restai enfermé à la maison, et je ne sortis de la cuisine qu'après m'être assuré que les policemen du comté n'étaient pas à mes trousses, tout prêts à s'élancer sur moi. Le nez du jeune homme pâle avait tâché mon pantalon, et je profitai du silence de la nuit pour laver cette preuve de mon crime. Je m'étais écorché les doigts contre les dents du jeune homme, et je torturais mon imagination de mille manières pour trouver un moyen d'expliquer cette circonstance accablante quand je serais appelé devant les juges.
Quand vint le jour de retourner au lieu témoin de mes actes de violence, me terreurs ne connurent plus de bornes. Les envoyés de la justice venus de Londres tout exprès ne seraient-ils pas en embuscade derrière la porte? Miss Havisham ne voudrait-elle pas elle-même tirer vengeance d'un crime commis dans sa maison, et n'allait-elle pas se lever sur moi, armée d'un pistolet et m'étendre mort à ses pieds? N'aurait-on pas soudoyé une bande de mercenaires pour tomber sur moi dans la brasserie et me frapper jusqu'à la mort? J'avais, je dois le dire, une assez haute opinion du jeune homme pâle pour le croire étranger à toutes ces machinations; elles se présentaient à mon esprit, ourdies par ses parents, indignés de l'état de son visage et excités par leur grand amour pour ses traits de famille.
Quoi qu'il en soit, je devais aller chez miss Havisham, et j'y allai. Chose étrange! rien de notre lutte n'avait transpiré, on n'y fit pas la moindre allusion, et je n'aperçus pas le plus petit homme, jeune ou pâle! Je retrouvai la même porte ouverte, j'explorai le même jardin, je regardai par la même fenêtre, mais mon regard se trouva arrêté par des volets fermés intérieurement. Tout était calme et inanimé. Ce fut seulement dans le coin où avait eu lieu le combat que je pus découvrir quelques preuves de l'existence du jeune homme; il y avait là des traces de sang figé, et je les couvris de terre pour les dérober aux yeux des hommes.
Sur le vaste palier qui séparait la chambre de miss Havisham de l'autre chambre où était dressée la longue table, je vis une chaise de jardin, une de ces chaises légères montées sur des roues et qu'on pousse par derrière. On l'avait apportée là depuis ma dernière visite, et dès ce moment je fus chargé de pousser régulièrement miss Havisham, dans cette chaise, autour de sa chambre et autour de l'autre, quand elle se trouvait fatiguée de me pousser par l'épaule. Nous faisions ces voyages d'une chambre à l'autre sans interruption, quelquefois pendant trois heures de suite. Ces voyages ont dû être extrêmement nombreux, car il fut décidé que je viendrais tous les deux jours à midi pour remplir ces fonctions, et je me rappelle très bien que cela dura au moins huit ou dix mois.
À mesure que nous nous familiarisions l'une avec l'autre, miss Havisham me parlait davantage et me faisait quelquefois des questions sur ce que je savais et sur ce que je comptais faire. Je lui dis que j'allais être l'apprenti de Joe; que je ne savais rien, et que j'avais besoin d'apprendre toute chose, avec l'espoir qu'elle m'aiderait à atteindre ce but tant désiré. Mais elle n'en fit rien; au contraire, elle semblait préférer me voir rester ignorant. Elle ne me donnait jamais d'argent, mais seulement mon dîner, et elle ne parla même jamais de me payer mes services.
Estelle était toujours avec nous; c'était toujours elle qui me faisait entrer et sortir, mais elle ne m'invita plus jamais à l'embrasser. Quelquefois elle me tolérait, d'autres fois elle me montrait une certaine condescendance; tantôt elle était très familière avec moi, tantôt elle me disait énergiquement qu'elle me haïssait. Miss Havisham me demandait quelquefois tout bas et quand nous étions seuls: «Pip, n'est-elle pas de plus en plus jolie?» Et quand je lui répondais: «Oui,» ce qui était vrai, elle semblait s'en réjouir secrètement. Aussi, tandis que nous jouions aux cartes, miss Havisham nous regardait avec un bonheur d'avare, quels que pussent être les caprices d'Estelle. Et quand ces caprices devenaient si nombreux et si contradictoires que je ne savais plus que dire ni que faire, miss Havisham l'embrassait avec amour et lui murmurait dans l'oreille quelque chose qui sonnait comme ceci: «Désespérez-les tous, mon orgueil et mon espoir!... désespérez-les tous sans remords!»
Il y avait une chanson dont Joe se plaisait à fredonner des fragments pendant son travail, elle avait pour refrain: le vieux Clem. C'était, à vrai dire, une singulière manière de rendre hommage à un saint patron; mais, je crois bien que le vieux Clem lui-même ne se gênait pas beaucoup avec ses forgerons. C'était une chanson qui imitait le bruit du marteau sur l'enclume; ce qui excusait jusqu'à un certain point l'introduction du nom vénéré du vieux Clem. À la fin, on devait frapper son voisin d'un coup de poing en criant: «Battez, battez vieux Clem!... Soufflez, soufflez le feu, vieux Clem!... Grondez plus fort, élancez-vous plus haut!» Un jour, miss Havisham me dit, peu après avoir pris place dans sa chaise roulante, et en agitant ses doigts avec impatience:
«Là!... là!... là!... chante...»
Je me mis à chanter tout en poussant la machine. Il arriva qu'elle y prît un certain goût, et qu'elle répétât tout en roulant autour de la grande table et de l'autre chambre. Souvent même Estelle se joignait à nous; mais nos accords étaient si réservés, qu'à nous trois nous faisions moins de bruit dans la vieille maison que le plus léger souffle du vent.
Q'allais-je devenir avec un pareil entourage? Comment empêcher son influence sur mon caractère? Faut-il s'étonner si, de même que mes yeux, mes pensées étaient éblouies quand je sortais de ces chambres obscures pour me retrouver dehors à la clarté du jour?
Peut-être me serais-je décidé à parler à Joe du jeune homme pâle, si je ne m'étais pas lancé d'abord dans ce dédale d'exagérations monstrueuses que j'ai déjà avouées. Je sentais parfaitement que Joe ne manquerait pas de voir dans ce jeune homme pâle un voyageur digne de monter dans le carrosse en velours noir. En conséquence je gardai sur lui le silence le plus profond. D'ailleurs, la frayeur qui m'avait saisi tout d'abord en voyant miss Havisham et Estelle se concerter, ne faisait qu'augmenter avec le temps. Je ne mis donc toute ma confiance qu'en Biddy, et c'est à elle seule que j'ouvris mon cœur. Pourquoi me parut-il naturel d'agir ainsi, et pourquoi Biddy prenait-elle un intérêt si grand à tout ce que je lui disais? Je l'ignorais alors, bien que je pense le savoir aujourd'hui.
Pendant ce temps, les conciliabules allaient leur train dans la cuisine du logis, et mon pauvre esprit était agité et aigri des ennuis et des désagréments qui en résultaient toujours. Cet âne de Pumblechook avait coutume de venir le soir pour causer de moi et de mon avenir avec ma sœur, et je crois réellement (avec moins de repentir que je n'en devrais éprouver) que si alors j'avais pu ôter la clavette de l'essieu de sa voiture, je l'eusse fait avec plaisir. Ce misérable homme était si borné et d'une faiblesse d'esprit telle qu'il ne pouvait parler de moi et de ce que je deviendrais sans m'avoir devant lui, comme si cela eût pu y faire quelque chose, et il m'arrachait ordinairement de mon escabeau (en me tirant par le collet de ma veste) et me faisait quitter le coin où j'étais si tranquille, pour me placer devant le feu comme pour me faire rôtir. Il commençait ainsi en s'adressant à ma sœur:
«Voici un garçon, ma nièce, un garçon que vous avez élevé à la main. Tiens-toi droit, mon garçon, relève la tête et ne sois pas ingrat pour eux, comme tu l'es toujours. Voyons, ma nièce, qu'y a-t-il à faire pour ce garçon?»
Et alors il me rebroussait les cheveux, ce dont, je l'ai déjà dit, je n'ai jamais témoigné la moindre reconnaissance à personne, et me tenait devant lui en me tirant par la manche: spectacle bête et stupide qui ne pouvait être égalé en bêtise et en stupidité que par M. Pumblechook lui-même.
Ma sœur et lui se livraient alors aux supputations les plus absurdes sur miss Havisham, et sur ce qu'elle ferait de moi et pour moi. Je finissais toujours par pleurer de dépit, et j'avais toutes les peines du monde à ne pas me jeter sur lui pour le battre. Pendant ces conversations, chaque fois que ma sœur m'interpellait, cela me causait une douleur aussi forte que si l'on m'eût arraché une dent, et Pumblechook, qui se voyait déjà mon patron, promenait sur moi le regard dépréciateur d'un entrepreneur qui se voit engagé dans une affaire peu lucrative.
Joe ne prenait aucune part à ces discussions; mais Mrs Joe lui adressait assez souvent la parole, car elle voyait clairement qu'elle n'était pas d'accord avec lui relativement à ce qu'on ferait de moi. J'étais en âge d'être l'apprenti de Joe, et toutes les fois que ce dernier, assis pensif auprès du feu, tenait le poker entre ses genoux, et dégageait la cendre qui obstruait les barres inférieures du foyer, ma sœur devinait facilement dans cette innocente action une protestation contre ses idées. Elle ne manquait jamais alors de se jeter sur lui, de le secouer vigoureusement, et de lui arracher le poker des mains, de sorte que ces débats avaient toujours une fin orageuse. Tout à coup et sans le moindre prétexte, ma sœur se retournait sur moi, me secouait rudement et me jetait ces mots à la figure:
«Allons! En voilà assez!... Va te coucher, tu nous as donné assez de peine pour une soirée, j'espère!»
Comme si c'eût été moi qui les eusse priés en grâce de tourmenter ma pauvre existence.
Cet état de chose dura longtemps, et il eût pu durer plus longtemps encore, mais un jour que miss Havisham se promenait, comme à l'ordinaire, en s'appuyant sur mon épaule, elle s'arrêta subitement et, se penchant sur moi, elle me dit, avec un peu d'humeur:
«Tu deviens grand garçon, Pip!»
Je pensai que je devais lui faire entendre, par un regard méditatif, que c'était sans doute le résultat de circonstances sur lesquelles je n'avais aucun pouvoir.
Elle n'en dit pas davantage pour cette fois, mais elle s'arrêta bientôt pour me considérer encore, et un moment après elle recommença de nouveau en fronçant les sourcils et en faisant la mine. Le jour suivant, quand notre exercice quotidien fut fini, et que je l'eus reconduite à sa table de toilette, elle appela mon attention au moyen du mouvement impatient des ses doigts.
«Redis-moi donc le nom de ton forgeron?
—Joe Gargery, madame.
—C'est chez lui que tu devais entrer en apprentissage?
—Oui, miss Havisham.
—Tu aurais mieux fait d'y entrer tout de suite. Crois-tu que Gargery consente à venir ici avec toi, et à apporter ton acte de naissance?»
Je répondis que Joe ne manquerait pas de se trouver très honoré de venir.
«Alors, qu'il vienne.
—À quelle heure voulez-vous qu'il vienne, miss Havisham?
Là!... là!... Je ne connais plus rien aux heures... mais qu'il vienne bientôt et seul avec toi.»
Lorsque le soir je rentrai à la maison et que je fis part à Joe du message dont j'étais chargé pour lui, ma sœur monta sur ses grands chevaux et s'exalta plus que je ne l'avais encore vue. Elle nous demanda si nous la prenions pour un paillasson, tout au plus bon pour essuyer mes souliers, et comment nous osions en user ainsi avec elle et pour quelle société nous avions l'amabilité de la croire faite? Quand elle eut épuisé ce torrent de questions et d'injures, elle éclata en sanglots et jeta un chandelier à la tête de Joe, mit son tablier de cuisine, ce qui était toujours un très mauvais signe, et commença à tout nettoyer avec une ardeur sans pareille. Non contente d'un nettoyage à sec, elle prit un seau et une brosse, et fit tant de gâchis, qu'elle nous força à nous réfugier dans la cour de derrière. Il était dix heures du soir quand nous nous risquâmes à rentrer. Alors, ma sœur demanda à brûle-pourpoint à Joe pourquoi il n'avait pas épousé une négresse? Joe ne répondit rien, le pauvre homme, mais il se mit à caresser ses favoris de l'air le plus piteux du monde, et il me regardait, comme s'il pensait réellement qu'il eût tout aussi bien fait.
CHAPITRE XIII.
J'éprouvai une vive contrariété, le lendemain matin, en voyant Joe revêtir ses habits du dimanche, pour m'accompagner chez miss Havisham. Cependant, je ne pouvais pas lui dire qu'il était beaucoup mieux dans ses habits de travail, puisqu'il avait cru nécessaire de faire toilette, car je savais que c'était uniquement pour moi qu'il avait pris toute cette peine, et qu'il se gênait horriblement en portant un faux-col tellement haut par derrière, qu'il lui relevait les cheveux sur le sommet de la tête comme un plumet.
Pendant le déjeuner, ma sœur annonça son intention de nous accompagner à la ville, en disant que nous la laisserions chez l'oncle Pumblechook, et que nous irions la reprendre «quand nous en aurions fini avec nos belles dames.» Manière de s'exprimer, qui, soit dit en passant, était d'un mauvais présage pour Joe. La forge fut donc fermée pour toute la journée, et Joe écrivit à la craie sur sa porte (ainsi qu'il avait coutume de le faire dans les rares occasions où il quittait son travail) le mot «SORTI,» accompagné d'une flèche tracée dans la direction qu'il avait prise.
Nous partîmes pour la ville. Ma sœur ouvrait la marche avec son grand chapeau de castor, elle portait un panier tressé en paille avec la même solennité que si c'eût été le grand sceau d'Angleterre. De plus elle avait une paire de socques, un châle râpé et un parapluie, bien que le temps fût clair et beau. Je ne sais pas bien si tous ces objets étaient emportés par pénitence ou par ostentation; mais je crois plutôt qu'ils étaient exhibés pour faire voir qu'on les possédait. Beaucoup de dames, imitant Cléopâtre et d'autres souveraines, aiment, lorsqu'elles voyagent, à traîner après elles leurs richesses et à s'en faire un cortège d'apparat.
En arrivant chez M. Pumblechook, ma sœur nous quitta et entra avec fracas. Il était alors près de midi; Joe et moi nous nous rendîmes donc directement à la maison de miss Havisham. Comme à l'ordinaire, Estelle vint ouvrir la porte, et dès qu'elle parut, Joe ôta son chapeau et, en le tenant par le bord, il se mit à le balancer d'une main dans l'autre, comme s'il eût eu d'importantes raisons d'en connaître exactement le poids.
Estelle ne fit attention ni à l'un ni à l'autre, mais elle nous conduisit par un chemin que je connaissais très bien. Je la suivais et Joe venait le dernier. Quand je tournai la tête pour regarder Joe, je le vis qui continuait à peser son chapeau avec le plus grand soin. Je remarquai en même temps qu'il marchait sur la pointe des pieds.
Estelle nous invita à entrer. Je pris donc Joe par le pan de son habit, et je l'introduisis en présence de miss Havisham. Miss Havisham était assise devant sa table de toilette, et leva aussitôt les yeux sur nous.
«Oh! dit-elle à Joe. Vous êtes le mari de la sœur de ce garçon?»
Je n'aurais jamais imaginé mon cher et vieux Joe si changé. Il restait là, immobile, sans pouvoir parler, avec sa touffe de cheveux en l'air et la bouche toute grande ouverte, comme un oiseau extraordinaire attendant une mouche au passage.
«Vous êtes le mari de la sœur de cet enfant-là? répéta miss Havisham.
—C'est-à-dire, mon petit Pip, me dit Joe d'un ton excessivement poli et confiant, que lorsque j'ai courtisé et épousé ta sœur, j'étais, comme on dit, si tu veux bien me permettre de le dire, un garçon...»
La situation devenait fort embarrassante, car Joe persistait à s'adresser à moi, au lieu de répondre à miss Havisham.
«Bien, dit miss Havisham, vous avez élevé ce garçon avec l'intention d'en faire votre apprenti, n'est-ce pas, monsieur Gargery?
—Tu sais, mon petit Pip, répliqua Joe, que nous avons toujours été bons amis, et que nous avons projeté de partager peines et plaisir ensemble, à moins que tu n'aies quelque objection contre la profession; que tu ne craignes le noir et la suie, par exemple, ou à moins que d'autres ne t'en aient dégoûté, vois-tu, mon petit Pip....
—Cet enfant-là a-t-il jamais fait la moindre objection?... A-t-il du goût pour cet état?
—Tu dois le savoir, mon petit Pip, mieux que personne, repartit Joe; c'était jusqu'à présent le plus grand désir de ton cœur.»
Et il répéta avec plus de force, de raisonnement, de confiance et de politesse que la première fois:
«N'est-ce pas, mon petit Pip, que tu ne fais aucune objection, et que c'est bien le plus grand désir de ton cœur?»
C'est en vain que je m'efforçais de lui faire comprendre que c'était à miss Havisham qu'il devait s'adresser; plus je lui faisais des signes et des gestes, plus il devenait expansif et poli à mon égard.
«Avez-vous apporté ses papiers? demanda miss Havisham.
—Tu le sais, mon petit Pip, répliqua Joe avec une petite moue de reproche. Tu me les a vu mettre dans mon chapeau, donc tu sais bien où ils sont...»
Sur ce, il les retira du chapeau et les tendit, non pas à mis Havisham, mais à moi. Je commençais à être un peu honteux de mon compagnon, quand je vis Estelle, qui était debout derrière le fauteuil de miss Havisham, rire avec malice. Je pris les papiers des mains de Joe et les tendis à miss Havisham.
«Espériez-vous quelque dédommagement pour les services que m'a rendus cet enfant? dit-elle en le fixant.
—Joe, dis-je, car il gardait le silence, pourquoi ne réponds-tu pas?...
—Mon petit Pip, repartit Joe, en m'arrêtant court, comme si on l'avait blessé, je trouve cette question inutile de toi à moi, et tu sais bien qu'il n'y a qu'une seule réponse à faire, et que c'est: Non! Tu sais aussi bien que moi que c'est: Non, mon petit Pip; pourquoi alors me le fais-tu dire?...»
Miss Havisham regarda Joe d'un air qui signifiait qu'elle avait compris ce qu'il était réellement, et elle prit un petit sac placé sur la table à côté d'elle.
«Pip a mérité une récompense en venant ici, et la voici. Ce sac contient vingt-cinq guinées. Donne-le à ton maître, Pip.»
Comme s'il eût été tout à fait dérouté par l'étonnement que faisaient naître en lui cette étrange personne et cette chambre non moins étrange, Joe, même en ce moment, persista à s'adresser à moi:
«Ceci est fort généreux de ta part, mon petit Pip, dit-il, et c'est avec reconnaissance que je reçois ton cadeau, bien que je ne l'aie pas plus cherché ici qu'ailleurs. Et maintenant, mon petit Pip, continua Joe en me faisant passer du chaud au froid instantanément, car il me semblait que cette expression familière s'adressait à miss Havisham; et maintenant, mon petit Pip, pouvons-nous faire notre devoir? Peut-il être fait par tous deux, ou bien par l'un ou par l'autre, ou bien par ceux qui nous ont offert ce généreux présent... pour être... une satisfaction pour le cœur de ceux... qui... jamais...»
Ici Joe sentit qu'il s'enfonçait dans un dédale de difficultés inextricables, mais il reprit triomphalement par ces mots:
«Et moi-même bien plus encore!»
Cette dernière phrase lui parut d'un si bon effet, qu'il la répéta deux fois.
«Adieu, Pip, dit miss Havisham. Reconduisez-les, Estelle.
—Dois-je revenir, miss Havisham? demandai-je.
—Non, Gargery est désormais ton maître. Gargery, un mot.»
En sortant, je l'entendis dire à Joe d'une voix distincte:
«Ce petit s'est conduit ici en brave garçon, et c'est sa récompense. Il va sans dire que vous ne compterez sur rien de plus.»
Je ne sais comment Joe sortit de la chambre; je n'ai jamais bien pu m'en rendre compte, mais je sais qu'au lieu de descendre, il monta tranquillement à l'étage supérieur, qu'il resta sourd à toutes mes observations et que je fus forcé de courir après lui pour le remettre dans le bon chemin. Une minute après, nous étions sortis, la porte était refermée, et Estelle était partie!
Dès que nous fûmes en plein air, Joe s'appuya contre un mur et me dit:
«C'est étonnant!»
Et il resta longtemps sans parler, puis il répéta à plusieurs reprises:
«Étonnant!... très étonnant!...»
Je commençais à croire qu'il avait perdu la raison. À la fin, il allongea sa phrase et dit:
«Je t'assure, mon petit Pip, que c'est on ne peut plus étonnant!»
J'ai des raisons de penser que l'intelligence de Joe s'était éclairée par ce qu'il avait vu, et que, pendant notre trajet jusqu'à la maison de Pumblechook, il avait ruminé et adopté un projet subtil et profond. Mes raisons s'appuient sur ce qui se passa dans le salon de Pumblechook, où nous trouvâmes ma sœur en grande conversation avec le grainetier détesté.
«Eh bien! s'écria ma sœur; que vous est-il arrivé? Je m'étonne vraiment que vous daigniez revenir dans une aussi pauvre société que la nôtre. Oui, je m'en étonne vraiment!
—Miss Havisham, dit Joe en me regardant, comme s'il cherchait à faire un effort de mémoire, nous a bien recommandé de présenter ses... Était-ce ses compliments ou ses respects, mon petit Pip?
—Ses compliments, dis-je.
—C'est ce que je croyais, répondit Joe: ses compliments à Mrs Gargery.
—Grand bien me fasse! observa ma sœur, quoique cependant elle fût visiblement satisfaite.
—Elle voudrait, continua Joe en me regardant de nouveau, et en faisant un effort de mémoire, que l'état de sa santé lui eût... permis... n'est-ce pas, mon petit Pip?
—D'avoir le plaisir... ajoutai-je.
—... De recevoir des dames, ajouta Joe avec un grand soupir.
—C'est bien, dit ma sœur, en jetant un regard adouci à M. Pumblechook. Elle aurait pu envoyer ses excuses un peu plus tôt, mais il vaut mieux tard que jamais. Et qu'a-t-elle donné à ce jeune gredin-là?
—Rien! dit Joe, rien!...»
Mrs Joe allait éclater, mais Joe continua:
«Ce qu'elle donne, elle le donne à ses parents, c'est-à-dire elle le remet entre les mains de sa sœur mistress J. Gargery.... Telles sont ses paroles: J. Gargery. Elle ne pouvait pas savoir, ajouta Joe avec un air de réflexion, si J. veut dire Joe ou Jorge.»
Ma sœur se tourna du côté de Pumblechook, qui polissait avec le creux de la main, les bras de son fauteuil, et lui faisait des signes de tête, en regardant alternativement le feu et elle, comme un homme qui savait tout et avait tout prévu.
«Et combien avez-vous reçu? demanda ma sœur en riant.
—Que penserait l'honorable compagnie, de dix livres? demanda Joe.
—On dirait, repartit vivement ma sœur, que c'est assez bien... ce n'est pas trop... mais enfin, c'est assez....
—Eh bien! il y a plus que cela,» dit Joe.
Cet épouvantable imposteur de Pumblechook s'empressa de dire, sans cesser toutefois de polir le bras de son fauteuil:
«Plus que cela, ma nièce....
—Vous plaisantez? fit ma sœur.
—Non pas, ma nièce, dit Pumblechook; mais attendez un peu. Continuez, Joseph, continuez.
—Que dirait-on de vingt livres? continua Joe.
—Mais on dirait que c'est très beau, continua ma sœur.
—Eh! bien, dit Joe, c'est plus de vingt livres.»
Cet hypocrite de Pumblechook continuait ses signes de tête, et dit en riant.
«Plus que cela, ma nièce.... Très bien! Continuez, Joseph, continuez.
—Eh bien! pour en finir, dit Joe en tendant le sac à ma sœur, c'est vingt-cinq livres que miss Havisham a données.
—Vingt-cinq livres, ma nièce, répéta cette vile canaille de Pumblechook, en prenant les mains de ma sœur. Et ce n'est pas plus que vous ne méritez. Ne vous l'avais-je pas dit, lorsque vous m'avez demandé mon opinion? et je souhaite que cet argent vous profite.»
Si le misérable s'en était tenu là, son rôle eût été assez abject; mais non, il parla de sa protection d'un ton qui surpassa toutes ces hypocrisies antérieures.
«Voyez-vous, Joseph, et vous, ma nièce, dit-il en me tiraillant par le bras, je suis de ces gens qui vont jusqu'au bout et surmontent tous les obstacles quand une fois ils ont commencé quelque chose. Ce garçon doit être engagé comme apprenti, voilà mon système; engagez-le donc sans plus tarder.
—Nous savons, mon oncle Pumblechook, dit ma sœur en serrant le sac dans ses mains, que nous vous devons beaucoup.
—Ne vous occupez pas de moi, ma nièce, repartit le diabolique marchand de graines, un plaisir est un plaisir; mais ce garçon doit être engagé par tous les moyens possibles, et je m'en charge.»
Il y avait un tribunal à la maison de ville, tout près de là, et nous nous rendîmes auprès des juges pour m'engager, par contrat, à être l'apprenti de Joe. Mais ce qui ne me sembla pas drôle du tout, c'est que Pumblechook me poussait devant lui, comme si j'avais fouillé dans une poche, ou incendié un meuble. Tout le monde croyait que j'avais commis quelque mauvaise action et que j'avais été pris en flagrant délit, car j'entendais des gens autour de moi qui disaient: «Qu'a-t-il fait?» Et d'autres: «Il est encore tout jeune; mais il a l'air d'un mauvais drôle, n'est-ce pas?» Un personnage, à l'aspect bienveillant, alla même jusqu'à me donner un petit livre, orné d'une vignette sur bois, représentant un jeune mauvais sujet, portant un attirail de chaînes, aussi complet que celui de l'étalage d'un marchand de saucisses et intitulé: «POUR LIRE DANS MA CELLULE.»
C'était un endroit singulier, que la grande salle où nous entrâmes. Les bancs me parurent encore plus grands que ceux de l'église. Il y avait beaucoup de spectateurs pressés sur ces bancs, et des juges formidables, dont l'un avait la tête poudrée. Les uns se couchaient dans leur fauteuil, croisaient leurs bras, prenaient une prise de tabac, et s'endormaient. Les autres écrivaient ou lisaient le journal. Il y avait aussi plusieurs sombres portraits appendus aux murs et qui parurent à mes yeux peu connaisseurs un composé de sucre d'orge et de taffetas gommé. C'est là que, dans un coin, mon identité fut dûment reconnue et attestée, le contrat passé, et que je fus engagé. M. Pumblechook me soutint pendant tous ces petits préliminaires, comme si l'on m'eût conduit à l'échafaud.
En sortant, et après nous être débarrassés des enfants, que l'espoir de me voir torturer publiquement avait excités au plus haut point, et qui furent très désappointés en voyant que mes amis m'entouraient, nous rentrâmes chez Pumblechook. Les vingt-cinq livres avaient mis ma sœur dans une telle joie, qu'elle voulut absolument dîner au Cochon bleu, pour fêter cette bonne aubaine, et Pumblechook partit avec sa voiture pour ramener au plus vite les Hubbles et M. Wopsle.
Je passai une bien triste journée, car il semblait admis d'un commun accord que j'étais de trop dans cette fête, et, ce qu'il y a de pire, c'est qu'ils me demandaient tous, de temps en temps, quand ils n'avaient rien de mieux à faire, pourquoi je ne m'amusais pas.
Et que pouvais-je répondre, si ce n'est que je m'amusais beaucoup, quand, hélas! je m'ennuyais à mourir?
Quoi qu'il en soit, ils étaient tous grands, sensés raisonnables et pouvaient faire ce qu'ils voulaient et ils en profitaient. Le vil Pumblechook, à qui revenait l'honneur de tout cela, occupait le haut de la table, et quand il entama son speech sur mon engagement, il eut soin d'insinuer hypocritement que je serais passible d'emprisonnement si je jouais aux cartes, si je buvais des liqueurs fortes, ou si je rentrais tard, ou bien encore si je fréquentais de mauvaises compagnies; ce qu'il considérait, d'après mes précédents, comme inévitable. Il me mit debout sur une chaise, à côté de lui, pour illustrer ses suppositions et rendre ses remarques plus palpables.
Les seuls autres souvenirs qui me restent de cette grande fête de famille, c'est qu'on ne voulut pas me laisser dormir, et que toutes les fois que je fermais les yeux, on me réveillait pour me dire de m'amuser; puis, que très tard dans la soirée, M. Wopsle nous récita l'ode de Collins et il jeta à terre son sabre taché de sang avec un tel fracas, que le garçon accourut nous dire: «Que les gens du dessous nous présentaient leurs compliments, et nous faisaient dire que nous n'étions pas Aux armes des Bateleurs;» puis que tous les convives étaient de belle humeur, et qu'en rentrant au logis ils chantaient: Viens belle dame. M. Wopsle faisait la basse avec sa voix terriblement sonore, se vantait de connaître les affaires particulières de chacun, et affirmait qu'il était l'homme qui, malgré ses gros yeux dont on ne voyait que le blanc, et sa faiblesse, l'emportait encore sur tout le reste de la société.
Enfin, je me souviens qu'en rentrant dans ma petite chambre, je me trouvai très misérable, et que j'avais la conviction profonde que je ne prendrais jamais goût au métier de Joe. Je l'avais aimé d'abord ce métier; mais d'abord, ce n'était plus maintenant!
CHAPITRE XIV.
C'est une chose bien misérable que d'avoir honte de sa famille, et sans doute cette noire ingratitude est-elle punie comme elle le mérite; mais ce que je puis certifier, c'est que rien n'est plus misérable.
La maison n'avait jamais eu de grands charmes pour moi, à cause du caractère de ma sœur, mais Joe l'avait sanctifiée à mes yeux, et j'avais cru qu'on pouvait y être heureux. J'avais considéré notre parloir comme un des plus élégants salons; j'avais vu dans la porte d'entrée le portail d'un temple, dont on attendait l'ouverture solennelle pour faire un sacrifice de volailles rôties; la cuisine m'avait semblé un lieu fort convenable, si ce n'est magnifique, et j'avais regardé la forge comme le seul chemin brillant qui devait me conduire à la virilité et à l'indépendance. En moins d'une année, tout cela avait changé. Tout me paraissait maintenant commun et vulgaire, et pour un empire je n'aurais pas voulu que miss Havisham et Estelle vissent rien qui en dépendît.
Était-ce la faute du malheureux état de mon esprit? Était-ce la faute de miss Havisham? Était-ce la faute de ma sœur? À quoi bon chercher à m'en rendre compte? Le changement s'était opéré en moi, c'en était fait; bon ou mauvais, avec ou sans excuse, c'était un fait!
Dans le temps, il m'avait semblé qu'une fois dans la forge, en qualité d'apprenti de Joe, avec mes manches de chemise re-troussées, je serais distingué et heureux. J'avais alors enfin atteint ce but tant désiré, et tout ce que je sentais, c'est que j'étais noirci par la poussière de charbon, et que j'avais la mémoire chargée d'un poids tellement pesant qu'auprès de lui, l'enclume n'était qu'une plume. Il m'est arrivé plus tard dans ma vie (comme dans la plupart des existences) des moments où j'ai cru sentir un épais rideau tomber sur tout ce qui faisait l'intérêt et le charme de la mienne, pour ne me laisser que la vue de mes ennuis et de mes tracas: mais jamais ce rideau n'est tombé si lourd ni si épais que lorsque j'entrevis mon existence toute tracée devant moi dans la nouvelle voie où j'entrais comme apprenti de Joe.
Je me souviens qu'à une époque plus reculée j'avais coutume d'aller le dimanche soir m'asseoir dans le cimetière quand la nuit était close. Là, je comparais ma propre perspective à celle des marais que j'avais sous les yeux et je trouvais de l'analogie entre elles en pensant combien elles étaient plates et basses toutes les deux et combien était sombre le brouillard qui s'étendait sur le chemin qui menait à la mer. J'étais du reste aussi découragé le premier jour de mon apprentissage que je le fus par la suite; mais je suis heureux de penser que jamais je n'ai murmuré une plainte à l'oreille de Joe pendant tout le temps que dura mon engagement. C'est même à peu près la seule chose dont je puisse m'enorgueillir et dont je sois aise de me souvenir.
Car, quoiqu'on puisse m'attribuer le mérite d'avoir persévéré, ce n'est pas à moi qu'il appartient, mais bien à Joe. Ce n'est pas parce que j'étais fidèle à ma parole, mais bien parce que Joe l'était, que je ne me suis pas sauvé de chez lui pour me faire soldat ou matelot. Ce n'est pas parce que j'avais un grand amour de la vertu et du travail, mais parce que Joe avait ces deux amours que je travaillais avec une bonne volonté et un zèle très suffisants. Il est impossible de savoir jusqu'à quel point peut s'étendre dans le monde l'heureuse influence d'un cœur honnête et bienfaisant, mais il est très facile de reconnaître combien on a été soi-même influencé par son contact, et je sais parfaitement que toute la joie que j'ai goûtée pendant mon apprentissage venait du simple contentement de Joe et non pas de mes aspirations inquiètes et mécontentes. Qui peut dire ce que je voulais? Puis-je le dire moi-même, puisque je ne l'ai jamais bien su? Ce que je redoutais, c'était d'apercevoir, à une heure fatale, en levant les yeux, Estelle me regarder par la fenêtre de la forge au moment où j'étais le plus noir et où je paraissais le plus commun. J'étais poursuivi par la crainte qu'un jour ou l'autre elle me découvrît, les mains et le visage noircis, en train de faire ma besogne la plus grossière, et qu'elle me mépriserait. Souvent, le soir, quand je tirais le soufflet de la forge pour Joe et que nous entonnions la chanson du Vieux Clem, le souvenir de la manière dont je la chantais avec miss Havisham me montait l'imagination, et je croyais voir dans le feu la belle figure d'Estelle, ses jolis cheveux flottants au gré du vent, et ses yeux me regarder avec dédain. Souvent, dans de tels instants, je me détournais et je portais mes regards sur les vitres de la croisée, que la nuit détachait en noir sur la muraille, il me semblait voir Estelle retirer vivement sa tête, et je croyais qu'elle avait fini par me découvrir, et qu'elle était là.
Quand notre journée était terminée et que nous allions souper, la cuisine et le repas me semblaient prendre un air plus vulgaire encore que de coutume, et mon mauvais cœur me rendait plus honteux que jamais de la pauvreté du logis.
CHAPITRE XV.
Je devenais trop grand pour occuper plus longtemps la chambre de la grand'tante de M. Wopsle. Mon éducation, sous la direction de cette absurde femme, se termina, non pas cependant avant que Biddy ne m'eût fait part de tout ce qu'elle avait appris au moyen du petit catalogue des prix, voire même une chanson comique qu'elle avait achetée autrefois pour un sou, et qui commençait ainsi:
Quand à Londres nous irons
Ron, ron, ron,
Ron, ron, ron,
Faut voir quelle figure nous ferons
Ron, ron, ron.
Mais mon désir de bien faire était si grand, que j'appris par cœur cette œuvre remarquable, et cela de la meilleure foi du monde. Je ne me souviens pas, du reste, d'avoir jamais mis en doute le mérite de l'œuvre, si ce n'est que je pensais, comme je le fais encore aujourd'hui, qu'il y avait dans les ron, ron, tant de fois répétés, un excès de poésie. Dans mon avidité de science, je priai M. Wopsle de vouloir bien laisser tomber sur moi quelques miettes intellectuelles, ce à quoi il consentit avec bonté. Cependant, comme il ne m'employait que comme une espèce de figurant qui devait lui donner la réplique, et dans le sein duquel il pouvait pleurer, et qui tour à tour devait être embrassé, malmené, empoigné, frappé, tué selon les besoins de l'action, je déclinai bientôt ce genre d'instruction, mais pas assez tôt cependant pour que M. Wopsle, dans un accès de fureur dramatique, ne m'eût au trois quarts assommé.
Quoi qu'il en soit, j'essayais d'inculquer à Joe tout ce que j'apprenais. Cela semblera si beau de ma part, que ma conscience me fait un devoir de l'expliquer je voulais rendre Joe moins ignorant et moins commun, pour qu'il fût plus digne de ma société et qu'il méritât moins les reproches d'Estelle.
La vieille Batterie des marais était le lieu choisi pour nos études; nos accessoires consistaient en une ardoise cassée et un petit bout de crayon. Joe y ajoutait toujours une pipe et du tabac. Je n'ai jamais vu Joe se souvenir de quoi que ce soit d'un dimanche à l'autre, ni acquérir sous ma direction la moindre connaissance quelconque. Cependant il fumait sa pipe à la Batterie d'un air plus intelligent, plus savant même, que partout ailleurs. Il était persuadé qu'il faisait d'immenses progrès, le pauvre homme! Pour moi, j'espère toujours qu'il en faisait.
J'éprouvais un grand calme et un grand plaisir à voir passer les voiles sur la rivière et à les regarder s'enfoncer au-delà de la jetée, et quand quelquefois la marée était très basse, elles me paraissaient appartenir à des bateaux submergés qui continuaient leur course au fond de l'eau. Lorsque je regardais les vaisseaux au loin en mer, avec leurs voiles blanches déployées je finissais toujours, d'une manière ou d'une autre, par penser à miss Havisham et à Estelle, et, lorsqu'un rayon de lumière venait au loin tomber obliquement sur un nuage, sur une voile, sur une montagne, ou former une ligne brillante sur l'eau, cela me produisait le même effet. Miss Havisham et Estelle, l'étrange maison et l'étrange vie qu'on y menait, me semblaient avoir je ne sais quel rapport direct ou indirect avec tout ce qui était pittoresque.
Un dimanche que j'avais donné congé à Joe, parce qu'il semblait avoir pris le parti d'être plus stupide encore que d'habitude, pendant qu'il savourait sa pipe avec délices, et que moi, j'étais couché sur le tertre d'une des batteries, le menton appuyé sur ma main, voyant partout en perspective l'image de miss Havisham et celle d'Estelle, aussi bien dans le ciel que dans l'eau, je résolus enfin d'émettre à leur propos une pensée qui, depuis longtemps, me trottait dans la tête:
«Joe, dis-je, ne penses-tu pas que je doive une visite à miss Havisham?
—Et pourquoi, mon petit Pip? dit Joe après réflexion.
—Pourquoi, Joe?... Pourquoi rend-on des visites?
—Certainement, mon petit Pip il y a des visites peut-être qui... dit Joe sans terminer sa phrase. Mais pour ce qui est de rendre visite à miss Havisham, elle pourrait croire que tu as besoin de quelque chose, ou que tu attends quelque chose d'elle.
—Mais, ne pourrais-je lui dire que je n'ai besoin de rien... que je n'attends rien d'elle.
—Tu le pourrais, mon petit Pip, dit Joe; mais elle pourrait te croire, ou croire tout le contraire.»
Joe sentit comme moi qu'il avait dit quelque chose de fin, et il se mit à aspirer avec ardeur la fumée de sa pipe, pour n'en pas gâter les effets par une répétition.
«Tu vois, mon petit Pip, continua Joe aussitôt que ce danger fut passé, miss Havisham t'a fait un joli présent; eh bien! après t'avoir fait ce joli présent, elle m'a pris à part pour me dire que c'était tout.
—Oui, Joe, j'ai entendu ce qu'elle t'a dit.
—Tout! répéta Joe avec emphase.
—Oui, Joe, je t'assure que j'ai entendu.
—Ce qui voulait dire, sans doute, mon petit Pip: tout est terminé entre nous... restons chacun chez nous... vous au nord, moi au midi.... Rompons tout à fait.»
J'avais pensé tout cela, et j'étais très désappointé de voir que Joe avait la même opinion, car cela rendait la chose plus vraisemblable.
«Mais, Joe....
—Oui, mon pauvre petit Pip.
—... Voilà près d'un an que je suis ton apprenti, et je n'ai pas encore remercié miss Havisham de ce qu'elle a fait pour moi. Je n'ai pas même été prendre de ses nouvelles, ou seulement témoigné que je me souvenais d'elle.
—C'est vrai, mon petit Pip, et à moins que tu ne lui offres une garniture complète de fers, ce qui, je le crains bien, ne serait pas un présent très bien choisi, vu l'absence totale de chevaux....
—Je ne veux pas parler de souvenirs de ce genre-là; je ne veux pas lui faire de présents.»
Mais Joe avait dans la tête l'idée d'un présent, et il ne voulait pas en démordre.
«Voyons, dit-il, si l'on te donnait un coup de main pour forger une chaîne toute neuve pour mettre à la porte de la rue? Ou bien encore une grosse ou deux de pitons à vis, dont on a toujours besoin dans un ménage? Ou quelque joli article de fantaisie, tel qu'une fourchette à rôties pour faire griller ses muffins, ou bien un gril, si elle veut manger un hareng saur ou quelque autre chose de semblable.
—Mais Joe, je ne parle pas du tout de présent, interrompis-je.
—Eh bien! continua Joe, en tenant bon comme si j'eusse insisté, à ta place, mon petit Pip, je ne ferais rien de tout cela, non en vérité, rien de tout cela! Car, qu'est-ce qu'elle ferait d'une chaîne de porte, quand elle en a une qui ne lui sert pas? Et les pitons sont sujets à s'abîmer.... Quant à la fourchette à rôties, elle se fait en laiton et ne nous ferait aucun honneur, et l'ouvrier le plus ordinaire se fait un gril, car un gril n'est qu'un gril, dit Joe en appuyant sur ces mots, comme s'il eût voulu m'arracher une illusion invétérée. Tu auras beau faire, mais un gril ne sera jamais qu'un gril, je te le répète, et tu ne pourras rien y changer.
—Mon cher Joe, dis-je en l'attrapant par son habit dans un mouvement de désespoir; je t'en prie, ne continue pas sur ce ton: je n'ai jamais pensé à faire à miss Havisham le moindre cadeau.
—Non, mon petit Pip, fit Joe, de l'air d'un homme qui a enfin réussi à en persuader un autre. Tout ce que je puis te dire, c'est que tu as raison, mon petit Pip.
—Oui, Joe; mais ce que j'ai à te dire, moi, c'est que nous n'avons pas trop d'ouvrage en ce moment, et que, si tu pouvais me donner une demi-journée de congé, demain, j'irais jusqu'à la ville pour faire une visite à miss Est.... Havisham.
—Quel nom as-tu dit là? dit gravement Joe; Esthavisham, mon petit Pip, ce n'est pas ainsi qu'elle s'appelle, à moins qu'elle ne se soit fait rebaptiser.
—Je le sais.... Joe... je le sais..., c'est une erreur; mais que penses-tu de tout cela?
En réalité, Joe pensait que c'était très bien, si je le trouvais moi-même ainsi; mais il stipula positivement que si je n'étais pas reçu avec cordialité ou si je n'étais pas encouragé à renouveler une visite qui n'avait d'autre objet que de prouver ma gratitude pour la faveur que j'avais reçue, cet essai serait le premier et le dernier. Je promis de me conformer à ces conditions.
Joe avait pris un ouvrier à la semaine, qu'on appelait Orlick. Cet Orlick prétendait que son nom de baptême était Dolge, chose tout à fait impossible; mais cet individu était d'un caractère tellement obstiné, que je crois bien qu'il savait parfaitement que ce n'était pas vrai, et qu'il avait voulu imposer ce nom dans le village pour faire affront à notre intelligence. C'était un gaillard aux larges épaules, doué d'une grande force; jamais pressé et toujours lambinant. Il semblait même ne jamais venir travailler à dessein, mais comme par hasard; et quand il se rendait aux Trois jolis bateliers pour prendre ses repas, ou quand il s'en allait le soir, il se traînait comme Caïn ou le Juif errant, sans savoir le lieu où il allait, ni s'il reviendrait jamais. Il demeurait chez l'éclusier, dans les marais, et tous les jours de la semaine, il arrivait de son ermitage, les mains dans les poches, et son dîner soigneusement renfermé dans un paquet suspendu à son cou, ou ballottant sur son dos. Les dimanches, il se tenait toute la journée sur la barrière de l'écluse, et se balançait continuellement, les yeux fixés à terre; et quand on lui parlait, il les levait, à demi fâché et à demi embarrassé, comme si c'eût été le fait le plus injurieux et le plus bizarre qui eût pu lui arriver.
Cet ouvrier morose ne m'aimait pas. Quand j'étais tout petit et encore timide, il me disait que le diable habitait le coin le plus noir de la forge, et qu'il connaissait bien l'esprit malin. Il disait encore qu'il fallait tous les sept ans allumer le feu avec un jeune garçon, et que je pouvais m'attendre à servir incessamment de fagot. Mon entrée chez Joe comme apprenti confirma sans doute le soupçon qu'il avait conçu qu'un jour ou l'autre je le remplacerais, de sorte qu'il m'aima encore moins, non qu'il ait jamais rien dit ou rien fait qui témoignât la moindre hostilité; je remarquai seulement qu'il avait toujours soin d'envoyer ses étincelles de mon côté, et que toutes les fois que j'entonnais le Vieux Clem, il partait une mesure trop tard.
Le lendemain, Dolge Orlick était à son travail, quand je rappelai à Joe le congé qu'il m'avait promis. Orlick ne dit rien sur le moment, car Joe et lui avaient justement entre eux un morceau de fer rouge qu'ils battaient pendant que je faisais aller la forge; mais bientôt il s'appuya sur son marteau et dit:
«Bien sûr, notre maître!... vous n'allez pas accorder des faveurs rien qu'à l'un de nous deux.... Si vous donnez au petit Pip un demi-jour de congé, faites-en autant pour le vieux Orlick.»
Il avait environ vingt-quatre ans, mais il parlait toujours de lui comme d'un vieillard.
«Et que ferez-vous d'un demi-jour de congé si je vous l'accorde? dit Joe.
—Ce que j'en ferai?... Et lui, qu'est-ce qu'il en fera?... J'en ferai toujours bien autant que lui, dit Orlick.
—Quant à Pip, il va en ville, dit Joe.
—Eh bien! le vieil Orlick ira aussi en ville, repartit le digne homme. On peut y aller deux. Il n'y a peut-être pas que lui qui puisse aller en ville.
—Ne vous fâchez pas, dit Joe.
—Je me fâcherai si c'est mon plaisir, grommela Orlick. Allons, notre maître, pas de préférences dans cette boutique; soyez homme!»
Le maître refusa de continuer à discuter sur ce sujet jusqu'à ce que l'ouvrier se fût un peu calmé. Orlick s'élança alors sur la fournaise, en tira une barre de fer rouge, la dirigea sur moi comme s'il allait me la passer au travers du corps, lui fit décrire un cercle autour de ma tête et la posa sur l'enclume, où il se mit à jouer du marteau, il fallait voir, comme si c'eût été sur moi qu'il frappait, et que les étincelles qui jaillissaient de tous côtés eussent été des gouttes de mon sang. Finalement, quand il eut tant frappé qu'il se fut échauffé et que le fer se fut refroidi, il se reposa sur son marteau et dit:
«Eh bien! notre maître?
—Êtes-vous raisonnable maintenant? demanda Joe.
—Ah! oui, parfaitement, répondit brusquement le vieil Orlick.
—Alors, comme en général vous travaillez aussi bien qu'un autre, dit Joe, ce sera congé pour tout le monde.»
Ma sœur était restée silencieuse dans la cour, d'où elle entendait tout ce qui se disait. Par habitude, elle écoutait et espionnait sans le moindre scrupule. Elle parut inopinément à l'une des fenêtres.
«Comment! fou que tu es, tu donnes des congés à de grands chiens de paresseux comme ça! Il faut que tu sois bien riche, par ma foi, pour gaspiller ton argent de cette façon! Je voudrais être leur maître....
—Vous seriez le maître de tout le monde si vous l'osiez, riposta Orlick avec une grimace de mauvais présage.
—Laissez-la dire, fit Joe.
—Je pourrais être le maître de tous les imbéciles et de tous les coquins, repartit ma sœur, et je ne pourrais pas être le maître de tous les imbéciles sans être celui de votre patron, qui est le roi des buses et des imbéciles... et je ne pourrais pas être le maître des coquins sans être votre maître, à vous, qui êtes le plus lâche et le plus fieffé coquin de tous les coquins d'Angleterre et de France. Et puis!...
—Vous êtes une vieille folle, mère Gargery, dit l'ouvrier de Joe, et si cela suffit pour faire un bon juge de coquins, vous en êtes un fameux!
—Laissez-la tranquille, je vous en prie, dit Joe.
—Qu'avez-vous dit? s'écria ma sœur en commençant à pousser des cris; qu'avez-vous dit? Que m'a-t-il dit, Pip?... Comment a-t-il osé m'appeler en présence de mon mari?... Oh!... oh!... oh!...»
Chacune de ces exclamations était un cri perçant. Ici, je dois dire, pour rendre hommage à la vérité, que chez ma sœur, comme chez presque toutes les femmes violentes que j'ai connues, la passion n'était pas une excuse, puisque je ne puis nier qu'au lieu d'être emportée malgré elle par la colère, elle ne s'efforçât consciencieusement et de propos délibéré de s'exciter elle-même et n'atteignit ainsi par degrés une fureur aveugle.
«Comment, reprit-elle, comment m'a-t-il appelée devant ce lâche qui a juré de me défendre?... Oh! tenez-moi!... tenez-moi!...
—Ah! murmura l'ouvrier entre ses dents, si tu étais ma femme, je te mettrais sous la pompe et je t'arroserais convenablement.
—Je vous dis de la laisser tranquille, répéta Joe.
—Oh! s'entendre traiter ainsi! s'écria ma sœur arrivée à la seconde période de sa colère, oh! s'entendre donner de tels noms par cet Orlick! dans ma propre maison!... Moi! une femme mariée!... en présence de mon mari!... Oh!... oh!... oh!...»
Ici, ma sœur, après avoir crié et frappé du pied pendant quelques minutes, commença à se frapper la poitrine et les genoux, puis elle jeta son bonnet en l'air et se tira les cheveux. C'était sa dernière étape avant d'arriver à la rage. Ma sœur était alors une véritable furie; elle eut un succès complet. Elle se précipita sur la porte qu'heureusement j'avais eu le soin de fermer.
Que pouvait faire Joe après avoir vu ses interruptions méconnues, si ce n'est de s'avancer vers son ouvrier et de lui demander pourquoi il s'interposait entre lui et Mrs Joe, et ensuite s'il était homme à venir sur le terrain. Le vieil Orlick vit bien que la situation exigeait qu'on en vînt aux mains, et il se mit aussitôt sur la défensive. Sans prendre seulement le temps d'ôter leurs tabliers de cuir, ils s'élancèrent l'un sur l'autre comme deux géants, mais personne, à ma connaissance du moins, n'aurait pu tenir longtemps contre Joe. Orlick roula bientôt dans la poussière de charbon, ni plus ni moins que s'il eût été le jeune homme pâle, et ne montra pas beaucoup d'empressement à sortir de cette situation piteuse. Alors Joe alla ouvrir la porte et ramassa ma sœur, qui était tombée sans connaissance près de la fenêtre (pas avant toutefois d'avoir assisté au combat). On la transporta dans la maison, on la coucha, et on fit tout ce qu'on put pour la ranimer, mais elle ne fit que se débattre et se cramponner aux cheveux de Joe. Alors suivit ce calme singulier et ce silence étrange qui succèdent à tous les orages, et je montai m'habiller avec une vague sensation que j'avais déjà assisté à une pareille scène, que c'était dimanche et que quelqu'un était mort.
Quand je descendis, je trouvai Joe et Orlick qui balayaient, sans autres traces de leur querelle qu'une fente à l'une des narines d'Orlick, ce qui était loin de l'embellir, et ce dont il aurait parfaitement pu se passer. Un pot de bière avait été apporté des Trois jolis bateliers, et les deux géants se la partageaient de la manière la plus paisible du monde. Ce calme eut sur Joe une influence sédative et philosophique. Il me suivit sur la route pour me faire, en signe d'adieu, une réflexion qui pouvait m'être utile:
«Du bruit, mon petit Pip, et de la tranquillité, mon petit Pip, voilà la vie!»
Avec quelles émotions ridicules (car nous trouvons comiques chez l'enfant les sentiments qui sont sérieux chez l'homme fait), avec quelles émotions, dis-je, me retrouvais-je sur le chemin qui conduisait chez miss Havisham! Cela importe peu. Il en est de même du nombre de fois que je passai et repassai devant la porte avant de pouvoir prendre sur moi de sonner. Il importe également fort peu que je raconte comment j'hésitai si je m'en retournerais sans sonner, ce que je n'aurais pas manqué de faire si j'en avais eu le temps.
Miss Sarah Pocket, et non Estelle, vint m'ouvrir.
«Comment! c'est encore toi? dit miss Pocket. Que veux-tu?»
Quand je lui eus dit que j'étais seulement venu pour savoir comment se portait miss Havisham, Sarah délibéra si elle me renverrait ou non à mon ouvrage. Mais ne voulant pas prendre sur elle une pareille responsabilité, elle me laissa entrer, et revint bientôt me dire sèchement que je pouvais monter.
Rien n'était changé, et miss Havisham était seule.
«Eh bien! dit-elle en fixant ses yeux sur moi, j'espère que tu n'as besoin de rien, car tu n'auras rien.
—Non, miss Havisham; je voulais seulement vous apprendre que j'étais très content de mon état, et que je vous suis on ne peut plus reconnaissant.
—Là!... là!... fit-elle en agitant avec rapidité ses vieux doigts. Viens de temps en temps, le jour de ta naissance. Ah! s'écria-t-elle tout à coup en se tournant vers moi avec sa chaise, tu cherches Estelle, n'est-ce pas?»
J'avais en effet cherché si j'apercevais Estelle, et je balbutiai que j'espérais qu'elle allait bien.
«Elle est loin, dit miss Havisham, bien loin. Elle apprend à devenir une dame. Elle est plus jolie que jamais, et elle est fort admirée de tous ceux qui la voient. Sens-tu que tu l'as perdue?»
Il y avait dans la manière dont elle prononça ces derniers mots tant de malin plaisir, et elle partit d'un éclat de rire si désagréable que j'en perdis le fil de mon discours. Miss Havisham m'évita la peine de le reprendre en me renvoyant. Quand Sarah, la femme à la tête en coquille de noix, eut refermé la porte sur moi, je me sentis plus mécontent que jamais de notre intérieur, de mon état et de toutes choses. Ce fut tout ce qui résulta de ce voyage.
Comme je flânais le long de la Grande-Rue, regardant d'un air désolé les étalages des boutiques en me demandant ce que j'achèterais si j'étais un monsieur, qui pouvait sortir de chez le libraire, sinon M. Wopsle? M. Wopsle avait entre les mains la tragédie de George Barnwell[3], pour laquelle il venait de débourser six pence, afin de pouvoir la lire d'un bout à l'autre sans en passer un mot en présence de Pumblechook, chez qui il allait prendre le thé. Aussitôt qu'il me vit, il parut persuadé qu'un hasard providentiel avait placé tout exprès sur son chemin un apprenti pour l'écouter, sinon pour le comprendre. Il mit la main sur moi et insista pour que je l'accompagnasse chez M. Pumblechook. Sachant que l'on ne serait pas très gai chez nous, que les soirées étaient très noires et les chemins mauvais; de plus, qu'un compagnon de route, quel qu'il fût, valait mieux que de n'avoir pas de compagnon du tout, je ne fis pas grande résistance. En conséquence, nous entrions chez M. Pumblechook au moment où les boutiques et les rues s'allumaient.
N'ayant jamais assisté à aucune autre représentation de George Barnwell, je ne sais pas combien de temps cela dure ordinairement, mais je sais bien que ce soir là nous n'en fûmes pas quittes avant neuf heures et demie, et que, quand M. Wopsle entra à Newgate, je pensais qu'il n'en sortirait jamais pour aller à la potence, et qu'il était devenu beaucoup plus lent que dans un autre moment de sa déplorable carrière. Je pensai aussi qu'il se plaignait un peu trop, après tout, d'être coupé dans sa fleur, comme s'il n'avait pas perdu toutes ses feuilles les unes après les autres en s'agitant depuis le commencement de sa vie. Ce qui me frappait surtout c'étaient les rapports qui existaient dans toute cette affaire avec mon innocente personne. Quand Barnwell commença à mal tourner, je déclare que je me sentis positivement identifié avec lui. Pumblechook s'en aperçut, et il me foudroya de son regard indigné, et Wopsle aussi prit la peine de me présenter son héros sous le plus mauvais jour. Tour à tour féroce et insensé, on me fait assassiner mon oncle sans aucune circonstance atténuante; Millwood avait toujours été rempli de bontés pour moi, et c'était pure monomanie chez la fille de mon maître d'avoir l'œil à ce qu'il ne me manquât pas un bouton. Tout ce que je puis dire pour expliquer ma conduite dans cette fatale journée, c'est qu'elle était le résultat inévitable de ma faiblesse de caractère. Même après qu'on m'eut pendu et que Wopsle eut fermé le livre, Pumblechook continua à me fixer en secouant la tête et disant:
«Profite de l'exemple, mon garçon, profite de l'exemple.»
Comme si c'eût été un fait bien avéré que je n'attendais, au fond de mon cœur, que l'occasion de trouver un de mes parents qui voulût bien avoir la faiblesse d'être mon bienfaiteur pour préméditer de l'assassiner.
Il faisait nuit noire quand je me mis en route avec M. Wopsle. Une fois hors de la ville, nous nous trouvâmes enveloppés dans un brouillard épais, et, je le sentis en même temps, d'une humidité pénétrante. La lampe de la barrière de péage nous parut une grosse tache, elle ne semblait pas être à sa place habituelle, et ses rayons avaient l'air d'une substance solide dans la brume. Nous en faisions la remarque, en nous étonnant que ce brouillard se fût élevé avec le changement de vent qui s'était opéré, quand nous nous trouvâmes en face d'un homme qui se dandinait du côté opposé à la maison du gardien de la barrière.
«Tiens! nous écriâmes-nous en nous arrêtant, Orlick ici!
—Ah! répondit-il en se balançant toujours, je m'étais arrêté un instant dans l'espoir qu'il passerait de la compagnie.
—Vous êtes en retard?» dis-je.
Orlick répondit naturellement:
«Et vous, vous n'êtes pas en avance.
—Nous avons, dit M. Wopsle, exalté par sa récente représentation, nous avons passé une soirée littéraire très agréable, M. Orlick.»
Orlick grogna comme un homme qui n'a rien à dire à cela, et nous continuâmes la route tous ensemble. Je lui demandai s'il avait passé tout son congé en ville.
«Oui, répondit-il, tout entier. Je suis arrivé un peu après vous, je ne vous ai pas vu, mais vous ne deviez pas être loin. Tiens! voilà qu'on tire encore le canon.
—Aux pontons? dis-je.
—Il y a des oiseaux qui ont quitté leur cage, les canons tirent depuis la brune; vous allez les entendre tout à l'heure.»
En effet, nous n'avions fait que quelques pas quand le boum! bien connu se fit entendre, affaibli par le brouillard, et il roula pesamment le long des bas côtés de la rivière, comme s'il eût poursuivi et atteint les fugitifs.
«Une fameuse nuit pour se donner de l'air! dit Orlick. Il faudrait être bien malin pour attraper ces oiseaux-là cette nuit.»
Cette réflexion me donnait à penser, je le fis en silence. M. Wopsle, comme l'oncle infortuné de la tragédie, se mit à penser tout haut dans son jardin de Camberwell. Orlick, les deux mains dans ses poches, se dandinait lourdement à mes côtés. Il faisait très sombre, très mouillé et très crotté, de sorte que nous nous éclaboussions en marchant. De temps en temps le bruit du canon nous arrivait et retentissait sourdement le long de la rivière. Je restais plongé dans mes pensées. Orlick murmurait de temps en temps:
«Battez!... battez!... vieux Clem!»
Je pensais qu'il avait bu; mais il n'était pas ivre.
Nous atteignîmes ainsi le village. Le chemin que nous suivions nous faisait passer devant les Trois jolis bateliers; l'auberge, à notre grande surprise (il était onze heures), était en grande agitation et la porte toute grande ouverte. M. Wopsle entra pour demander ce qu'il y avait, soupçonnant qu'un forçat avait été arrêté; mais il en revint tout effaré en courant:
«Il y a quelque chose qui va mal, dit-il sans s'arrêter. Courons chez vous, Pip... vite... courons!
—Qu'y a-t-il? demandai-je en courant avec lui, tandis qu'Orlick suivait à côté de moi.
—Je n'ai pas bien compris; il paraît qu'on est entré de force dans la maison pendant que Joe était sorti; on suppose que ce sont des forçats; ils ont attaqué et blessé quelqu'un.»
Nous courions trop vite pour demander une plus longue explication, et nous ne nous arrêtâmes que dans notre cuisine. Elle était encombrée de monde, tout le village était là et dans la cour. Il y avait un médecin, Joe et un groupe de femmes rassemblés au milieu de la cuisine. Ceux qui étaient inoccupés me firent place en m'apercevant, et je vis ma sœur étendue sans connaissance et sans mouvement sur le plancher, où elle avait été renversée par un coup furieux asséné sur le derrière de la tête, pendant qu'elle était tournée du côté du feu. Décidément, il était écrit qu'elle ne se mettrait plus jamais en colère tant qu'elle serait la femme de Joe.
CHAPITRE XVI.
La tête remplie de George Barnwell, je ne fus d'abord pas éloigné de croire qu'à mon insu j'étais pour quelque chose dans l'attentat commis sur ma sœur, ou que, dans tous les cas, étant son plus proche parent et passant généralement pour lui avoir quelques obligations, j'étais plus que tout autre exposé à devenir l'objet de légitimes soupçons. Mais quand le lendemain, à la brillante clarté du jour, je raisonnai de l'affaire en entendant discuter autour de moi, je la considérai sous un jour tout à fait différent et en même temps plus raisonnable.
Joe avait été fumer sa pipe aux Trois jolis bateliers, depuis huit heures un quart jusqu'à dix heures moins un quart. Pendant son absence, ma sœur s'était mise à la porte et avait échangé le bonsoir avec un garçon de ferme, qui rentrait chez lui. Cet homme ne put dire positivement à quelle heure il avait quitté ma sœur, il dit seulement que ce devait être avant neuf heures. Quand Joe rentra à dix heures moins cinq minutes, il la trouva étendue à terre et s'empressa d'appeler à son secours. Le feu paraissait avoir peu brûlé et n'était pas éteint; la mèche de la chandelle pas trop longue; il est vrai que cette dernière avait été soufflée.
Rien dans la maison n'avait disparu; rien n'avait été touché, si ce n'est la chandelle éteinte qui était sur la table, entre la porte et ma sœur, et qui était derrière elle, quand elle faisait face au feu et avait été frappée. Il n'y avait aucun dérangement dans le logis, si ce n'est celui que ma sœur avait fait elle-même en tombant et en saignant. Il s'y trouvait en revanche une pièce de conviction qui ne manquait pas d'une certaine importance. Ma sœur avait été frappée avec quelque chose de dur et de lourd; puis, une fois renversée, on lui avait lancé à la tête ce quelque chose avec beaucoup de violence. En la relevant, Joe retrouva derrière elle un fer de forçat qui avait été limé en deux.
Après avoir examiné ce fer de son œil de forgeron, Joe déclara qu'il y avait déjà quelque temps qu'il avait été limé. Les cris et la rumeur parvinrent bientôt aux pontons, et les personnes qui en arrivèrent pour examiner le fer confirmèrent l'opinion de Joe; elles n'essayèrent pas de déterminer à quelle époque ce fer avait quitté les pontons, mais elles affirmèrent qu'il n'avait été porté par aucun des deux forçats échappés la veille; de plus, l'un des deux forçats avait déjà été repris et il ne s'était pas débarrassé de ses fers.
Sachant ce que je savais, je ne doutais pas que ce fer ne fût celui de mon forçat, ce même fer que je l'avais vu et entendu limer dans les marais. Cependant, je ne l'accusais pas d'en avoir fait usage contre ma sœur, mais je soupçonnais qu'il était tombé entre les mains d'Orlick ou de l'étranger, celui qui m'avait montré la lime, et que l'un de ces deux individus avait pu seul s'en servir d'une manière aussi cruelle.
Quant à Orlick, exactement comme il nous l'avait dit au moment où nous l'avions rencontré à la barrière, on l'avait vu en ville pendant toute la soirée; il était entré dans plusieurs tavernes avec diverses personnes, et il était revenu avec M. Wopsle et moi. Il n'y avait donc rien contre lui, si ce n'est la querelle, et ma sœur s'était querellée plus de mille fois avec lui, comme avec tout le monde. Quant à l'étranger, aucune dispute ne pouvait s'être élevée entre ma sœur et lui, s'il était venu réclamer ses deux banknotes, car elle était parfaitement disposée à les lui restituer. Il était d'ailleurs évident qu'il n'y avait pas eu d'altercation entre ma sœur et l'assaillant, qui était entré avec si peu de bruit et si inopinément, qu'elle avait été renversée avant d'avoir eu le temps de se retourner.
N'était-il pas horrible de penser que, sans le vouloir, j'avais procuré l'instrument du crime. Je souffrais l'impossible, en me demandant sans cesse si je ne ferais pas disparaître tout le charme de mon enfance en racontant à Joe tout ce qui s'était passé. Pendant les mois qui suivirent, chaque jour je répondais négativement à cette question, et, le lendemain, je recommençais à y réfléchir. Cette lutte venait, après tout, de ce que ce secret était maintenant un vieux secret pour moi; je l'avais nourri si longtemps, qu'il était devenu une partie de moi-même, et que je ne pouvais plus m'en séparer. En outre, j'avais la crainte qu'après avoir été la cause de tant de malheurs, je finirais probablement par m'aliéner Joe s'il me croyait. Mais me croirait-il? Ces réflexions me décidèrent à temporiser; je résolus de faire une confession pleine et entière si j'entrevoyais une nouvelle occasion d'aider à découvrir le coupable.
Les constables et les hommes de Bow Street, de Londres, séjournèrent à la maison pendant une semaine ou deux. Ils ne firent pas mieux en cette circonstance que ne font d'ordinaire les agents de l'autorité en pareil cas, du moins d'après ce que j'ai lu ou entendu dire. Ils arrêtèrent des gens à tort et à travers, et se buttèrent la tête contre toutes sortes d'idées fausses en persistant, comme toujours, à vouloir arranger les circonstances d'après les probabilités, au lieu de chercher les probabilités dans les circonstances. Aussi les voyait-on à la porte des Trois jolis bateliers avec l'air réservé de gens qui en savent beaucoup plus qu'ils ne veulent en dire, et cela remplissait tout le village d'admiration. Ils avaient des façons aussi mystérieuses en saisissant leurs verres que s'ils eussent saisi le coupable lui-même; pas tout à fait, cependant, puisqu'ils n'en firent jamais rien.
Longtemps après le départ de ces dignes représentants de la loi, ma sœur était encore au lit très malade. Elle avait la vue toute troublée, de sorte qu'elle voyait les objets doubles, et souvent elle saisissait un verre ou une tasse à thé imaginaire au lieu d'une réalité. L'ouïe était chez elle gravement affectée, la mémoire aussi, et ses paroles étaient inintelligibles. Quand, plus tard, elle put descendre de sa chambre, il me fallut tenir mon ardoise constamment à sa portée pour qu'elle pût écrire ce qu'elle ne pouvait articuler; mais, comme elle écrivait fort mal, qu'elle était médiocrement forte sur l'orthographe, et que Joe n'était pas non plus un habile lecteur, il s'élevait entre eux des complications extraordinaires, que j'étais toujours appelé à résoudre.
Cependant son caractère s'était considérablement amélioré, elle était devenue même assez patiente. Un tremblement nerveux s'empara de tous ses membres, et ils prirent une incertitude de mouvement qui fit partie de son état habituel; puis, après un intervalle de trois mois, à peine pouvait-elle porter sa main à sa tête, et elle tombait souvent pendant plusieurs semaines dans une tristesse voisine de l'aberration d'esprit. Nous étions très embarrassés pour lui trouver une garde convenable, lorsqu'une circonstance fortuite nous vint en aide. La grand'tante de M. Wopsle mourut, et celui-ci, voyant l'état dans lequel ma sœur était tombée, laissa Biddy venir la soigner.
Ce fut environ un mois après la réapparition de ma sœur dans la cuisine, que Biddy arriva chez nous avec une petite boite contenant tous les effets qu'elle possédait au monde. Ce fut une bénédiction pour nous tous et surtout pour Joe, car le cher homme était bien abattu, en contemplant continuellement la lente destruction de sa femme, et il avait coutume, le soir, en veillant à ses côtés, de tourner sur moi de temps à autre ses yeux bleus humides de larmes, en me disant:
«C'était un si beau corps de femme! mon petit Pip.»
Biddy entra de suite en fonctions et prodigua à ma sœur les soins les plus intelligents, comme si elle n'eût fait que cela depuis son enfance. Joe put alors jouir en quelque sorte de la plus grande tranquillité qu'il eût jamais goûtée durant tout le cours de sa vie, et il eut le loisir de pousser de temps en temps jusqu'aux Trois jolis bateliers, ce qui lui fit un bien extrême. Une chose étonnante, c'est que les gens de la police avaient tous plus ou moins soupçonné le pauvre Joe d'être le coupable sans qu'il s'en doutât, et que, d'un commun accord, ils le regardaient comme un des esprits les plus profonds qu'ils eussent jamais rencontrés.
Le premier triomphe de Biddy, dans sa nouvelle charge, fut de résoudre une difficulté que je n'avais jamais pu surmonter, malgré tous mes efforts. Voici ce que c'était:
Toujours et sans cesse ma sœur avait tracé sur l'ardoise un chiffre qui ressemblait à un T; puis elle avait appelé notre attention sur ce chiffre, comme une chose dont elle avait particulièrement besoin. J'avais donc passé en revue tous les mots qui commençaient par un T, depuis Tabac jusqu'à Tyran. À la fin, il m'était venu dans l'idée que cette lettre avait assez la forme d'un marteau, et, ayant prononcé ce mot à l'oreille de ma sœur, elle avait commencé à frapper sur la table en signe d'assentiment. Là-dessus, j'avais apporté tous nos marteaux les uns après les autres, mais sans succès. Puis j'avais pensé à une béquille. J'en empruntai une dans le village, et, plein de confiance, je vins la mettre sous les yeux de ma sœur, mais elle se mit à secouer la tête avec une telle rapidité, que nous eûmes une grande frayeur: faible et brisée comme elle était, nous craignîmes qu'elle ne se disloquât le cou.
Quand ma sœur eut remarqué que Biddy la comprenait très vite, le signe mystérieux reparut sur l'ardoise. Biddy l'examina avec attention, entendit mes explications, regarda ma sœur, me regarda, regarda Joe, puis elle courut à la forge, suivie par Joe et par moi.
«Mais oui, c'est bien cela! s'écria Biddy, ne voyez-vous pas que c'est lui!»
C'était Orlick! Il n'y avait pas de doute, elle avait oublié son nom et ne pouvait l'indiquer que par son marteau. Biddy le pria de venir dans la cuisine. Orlick déposa tranquillement son marteau, essuya son front avec son bras, puis avec son tablier, et vint en se dandinant avec cette singulière démarche hésitante et sans-souci qui le caractérisait.
Je m'attendais, je le confesse, à entendre ma sœur le dénoncer; mais les choses tournèrent tout autrement. Elle manifesta le plus grand désir d'être en bons termes avec lui; elle montra qu'elle était contente qu'on le lui eût amené, et parla de lui offrir quelque chose à boire. Elle examinait sa contenance, comme si elle eût particulièrement souhaité de s'assurer qu'il prenait sa réception en bonne part. Elle manifestait le plus grand désir de se le concilier, et elle avait vis-à-vis de lui cet air d'humble soumission que j'ai souvent remarqué chez les enfants en présence d'un maître sévère. Dans la suite, elle ne passa pas un jour sans dessiner le marteau sur son ardoise, et sans qu'Orlick vînt en se dandinant se placer devant elle, avec sa mine hargneuse, comme s'il ne savait pas plus que moi ce qu'il voulait faire.
CHAPITRE XVII.
Je suivis le cours de mon apprentissage, qui ne fut varié, en dehors des limites du village et des marais, par une autre circonstance remarquable, que par le retour de l'anniversaire de ma naissance, qui me fit rendre ma seconde visite chez miss Havisham. Je trouvai Sarah Pocket remplissant toujours sa charge à la porte, et miss Havisham dans l'état où je l'avais laissée. Miss Havisham me parla d'Estelle de la même manière et dans les mêmes termes. L'entrevue ne dura que quelques minutes. En partant, miss Havisham me donna une guinée et me dit de revenir à mon prochain anniversaire. Disons une fois pour toutes que cela devint une habitude annuelle. J'essayai, la première fois, de refuser poliment la guinée, mais ce refus n'eut d'autre effet que de me faire demander avec colère si j'avais compté sur davantage. Après cela, je la pris sans rien dire.
Tout était si peu changé, dans la vieille et triste maison, dans la lumière jaune de cette chambre obscure, et dans ce spectre flétri, assis devant la table de toilette, qu'il me semblait que le temps s'était arrêté comme les pendules, dans ce mystérieux endroit où, pendant que tout vieillissait au dehors, tout restait dans le même état. La lumière du jour n'entrait pas plus dans la maison que mes souvenirs et mes pensées ne pouvaient m'éclairer sur le fait actuel; et cela m'étonnait sans que je pusse m'en rendre compte, et sous cette influence je continuai à haïr de plus en plus mon état et à avoir honte de notre foyer.
Imperceptiblement, je commençai à m'apercevoir qu'un grand changement s'était opéré chez Biddy. Les quartiers de ses souliers étaient relevés maintenant jusqu'à sa cheville, ses cheveux avaient poussé, ils étaient même brillants et lisses, et ses mains étaient toujours propres. Elle n'était pas jolie; étant commune, elle ne pouvait ressembler à Estelle; mais elle était agréable, pleine de santé, et d'un caractère charmant. Il n'y avait pas plus d'un an qu'elle demeurait avec nous; je me souviens même qu'elle venait de quitter le deuil, quand je remarquai un soir qu'elle avait des yeux expressifs, de bons et beaux yeux.
Je fis cette découverte au moment où je levais le nez d'une tâche que j'étais en train de faire: je copiais quelques pages d'un livre que je voulais apprendre par cœur, et je m'exerçais, par cet innocent stratagème, à faire deux choses à la fois. En voyant Biddy qui me regardait et m'observait, je posai ma plume sur la table, et Biddy arrêta son aiguille, mais sans la quitter.
«Biddy, dis-je, comment fais-tu donc? Ou je suis très bête, ou tu es très intelligente.
—Qu'est-ce donc que je fais?... je ne sais pas,» répondit Biddy en souriant.
C'était elle qui conduisait tout notre ménage, et étonnamment bien encore, mais ce n'est pas de cette habileté que je voulais parler, quoiqu'elle m'eût étonné bien souvent.
«Comment peux-tu faire, Biddy, dis-je, pour apprendre tout ce que j'apprends?»
Je commençais à tirer quelque vanité de mes connaissances, car pour les acquérir, je dépensais mes guinées d'anniversaire et tout mon argent de poche, bien que je comprenne aujourd'hui qu'à ce prix là le peu que je savais me revenait extrêmement cher.
«Je pourrais te faire la même question, dit Biddy; comment fais-tu?
—Le soir, quand je quitte la forge, chacun peut me voir me mettre à l'ouvrage, moi; mais toi, Biddy, on ne t'y voit jamais.
—Je suppose que j'attrape la science comme un rhume,» dit tranquillement Biddy.
Et elle reprit son ouvrage.
Poursuivant mon idée, renversé dans mon fauteuil en bois, je regardais Biddy coudre, avec sa tête penchée de côté. Je commençais à voir en elle une fille vraiment extraordinaire, car je me souvins qu'elle était très savante en tout ce qui concernait notre état, qu'elle connaissait les noms de nos outils et les termes de notre ouvrage. En un mot, Biddy savait théoriquement tout ce que je savais, et elle aurait fait un forgeron tout aussi accompli que moi, si ce n'est davantage.
«Biddy, dis-je, tu es une de ces personnes qui savent tirer parti de toutes les occasions; tu n'en avais jamais eu avant de venir ici, vois maintenant ce que tu as appris.»
Biddy leva les yeux sur moi, puis se remit à coudre.
«C'est moi qui ai été ton premier maître, n'est-ce pas, Pip? dit-elle.
—Biddy! m'écriai-je frappé d'étonnement. Comment, tu pleures?...
—Non, dit Biddy en riant, pourquoi t'imagines-tu cela?»
Ce n'était pas une illusion que je me faisais, j'avais vu une larme brillante tomber sur son ouvrage. Je me rappelai quel pauvre souffre-douleur elle avait été jusqu'au jour où la grand'tante de M. Wopsle avait perdu la mauvaise habitude de vivre, habitude si difficile à perdre pour certaines personnes. Je me rappelais les misérables circonstances au milieu desquelles elle s'était trouvée dans la pauvre boutique et dans la bruyante école du soir. Je réfléchissais que, même dans ces temps malheureux, il devait y avoir eu en Biddy quelque talent caché, qui se développait maintenant, car dans mon premier mécontentement de moi-même, c'est à elle que j'avais demandé aide et assistance. Biddy causait tranquillement, elle ne pleurait plus, et il me semblait, en songeant à tout cela et en la regardant, que je n'avais peut-être pas été suffisamment reconnaissant envers elle; que j'avais été trop réservé, et surtout que je ne l'avais pas assez honorée, ce n'est peut-être pas précisément le mot dont je me servais dans mes méditations, de ma confiance.
«Oui, Biddy, dis-je, après avoir mûrement réfléchi, tu as été mon premier maître, et cela à une époque où nous ne pensions guère nous trouver un jour réunis dans cette cuisine.
—Ah! la pauvre créature! s'écria Biddy, comme si cette remarque lui eût rappelé qu'elle avait oublié pendant quelques instants d'aller voir si ma sœur avait besoin de quelque chose, c'est malheureusement vrai!
—Eh bien! dis-je, il faut causer ensemble un peu plus souvent, et pour moi, je te consulterai aussi comme autrefois. Dimanche prochain, allons faire une tranquille promenade dans les marais, Biddy, et nous causerons tout à notre aise.»
Ma sœur ne restait jamais seule; mais Joe voulut bien prendre soin d'elle toute l'après-midi du dimanche, et Biddy et moi nous sortîmes ensemble. C'était par un beau jour d'été. Quand nous eûmes traversé le village, passé l'église et puis le cimetière, et que nous fûmes sortis des marais, j'aperçus les voiles des vaisseaux gonflées par le vent; et je commençai alors, comme toujours, à mêler miss Havisham et Estelle aux objets que j'avais sous les yeux. Nous nous assîmes au bord de la rivière, où l'eau en bouillonnant venait se briser sous nos pieds; et ce doux murmure rendait encore le paysage plus silencieux qu'il ne l'eût été sans lui. Je trouvai que l'heure et le lieu étaient admirablement choisis pour faire mes plus intimes confidences à Biddy.
«Biddy, dis-je, après lui avoir recommandé le secret, je veux devenir un monsieur.
—Oh! moi, à ta place, je n'y tiendrais pas! répondit-elle; ça n'est pas la peine.
—Biddy, repris-je d'un ton un peu sévère, j'ai des raisons toutes particulières pour vouloir devenir un monsieur.
—Tu dois les savoir mieux que personne, Pip; mais ne penses-tu pas être plus heureux tel que tu es?
—Biddy! m'écriai-je avec impatience, je ne suis pas heureux du tout comme je suis. Je suis dégoûté de mon état et de la vie que je mène. Je n'ai jamais pu y prendre goût depuis le commencement de mon apprentissage. Voyons, Biddy, ne sois donc pas bête.
—Ai-je dit quelque bêtise? dit Biddy en levant tranquillement les yeux et les sourcils. J'en suis fâchée, je ne l'ai pas fait exprès. Tout ce que je désire, c'est de te voir heureux et en bonne position.
—Eh bien! alors, sache une fois pour toutes que jamais je ne serai heureux; qu'au contraire, Biddy, je serai toujours misérable, tant que je ne mènerai pas une vie autre que celle que je mène aujourd'hui.
—C'est dommage!» dit Biddy en secouant la tête avec tristesse.
Dans ce singulier combat que je soutenais avec moi-même, j'avais si souvent pensé que c'était dommage de penser ainsi, qu'au moment où Biddy avait traduit en paroles ses sensations et les miennes, je fus presque sur le point de verser des larmes de dépit et de chagrin. Je lui répondis qu'elle avait raison; que je sentais que cela était très regrettable, mais que je n'y pouvais rien.
«Si j'avais pu m'y habituer, dis-je en arrachant quelques brins d'herbe pour donner le change à mes sentiments, comme le jour où, dans la brasserie de miss Havisham, j'avais arraché mes cheveux et les avais foulés aux pieds; si j'avais pu m'y faire, ou si seulement j'avais pu conserver la moitié du goût que j'avais pour la forge, quand j'étais tout petit, je sais que cela eût beaucoup mieux valu pour moi. Toi, Joe et moi, nous n'eussions manqué de rien. Joe et moi, nous eussions été associés après mon apprentissage, et j'aurais pu t'épouser et nous serions venus nous asseoir ici par un beau dimanche, bien différents l'un pour l'autre de ce que nous sommes aujourd'hui. J'aurais toujours été assez bon pour toi, n'est-ce pas Biddy?»
Biddy soupira en regardant les vaisseaux passer au loin et répondit:
«Oui, je ne suis pas très difficile.»
Je ne pouvais prendre cela pour une flatterie; mais je savais qu'elle n'y mettait pas de mauvaise intention.
«Au lieu de cela, dis-je en continuant à arracher quelques brins d'herbe et à en mâcher un ou deux; vois comme je vis, mécontent et malheureux.... Et que m'importerait d'être grossier et commun, si personne ne me l'avait dit!»
Biddy se retourna tout à coup de mon côté et me regarda avec plus d'attention qu'elle n'avait regardé les vaisseaux.
«Ce n'était pas une chose très vraie ni très polie à dire, fit-elle en détournant les yeux aussitôt. Qui t'a dit cela?»
Je fus déconcerté, car je m'étais lancé dans mes confidences sans savoir où j'allais; il n'y avait pas à reculer maintenant, et je répondis:
«La charmante jeune demoiselle qui est chez miss Havisham. Elle est plus belle que personne ne l'a jamais été; je l'admire et je l'adore, et c'est à cause d'elle que je veux devenir un monsieur.»
Après cette folle confession, je jetai toute l'herbe que j'avais arrachée dans la rivière, comme si j'avais eu envie de la suivre et de me jeter après elle.
«Est-ce pour lui faire éprouver du dépit, ou pour lui plaire, que tu veux devenir un monsieur? demanda Biddy, après un moment de silence.
—Je n'en sais rien, répondis-je de mauvaise humeur.
—Parce que, si c'est pour lui donner du dépit, continua Biddy, je crois que tu y parviendras plus facilement en ne tenant aucun compte de ses paroles; et si c'est pour lui plaire, je pense qu'elle n'en vaut pas la peine. Du reste, tu dois le savoir mieux que personne.»
C'était exactement ce que j'avais pensé bien des fois, et ce que, dans ce moment, me paraissait de la plus parfaite évidence; mais comment moi, pauvre garçon de village, aurais-je pu éviter cette inconséquence étonnante, dans laquelle les hommes les plus sages et les meilleurs tombent chaque jour?
«Tout cela peut être vrai, dis-je à Biddy, mais je la trouve si belle!»
En disant ces mots, je détournai brusquement ma figure, je saisis une bonne poignée de cheveux de chaque côté de ma tête, et je les arrachai violemment, tout en ayant bien conscience, pendant tout ce temps, que la folie de mon cœur était si absurde et si déplacée que j'aurais bien mieux fait, au lieu de détourner ma face et de me tirer les cheveux, de cogner ma tête contre une muraille pour la punir d'appartenir à un idiot tel que moi.
Biddy était la plus raisonnable des filles, et elle n'essaya plus de me convaincre. Elle mit sa main, main fort agréable, quoiqu'un peu durcie par le travail, sur les miennes; elle les détacha gentiment de mes cheveux, puis elle me frappa doucement sur l'épaule pour tâcher de m'apaiser, tandis que, la tête dans ma manche, je versai quelques larmes, exactement comme j'avais fait dans la brasserie, et je sentis vaguement au fond de mon cœur qu'il me semblait que j'étais fort maltraité par quelqu'un ou par tout le monde, je ne sais lequel des deux.
«Je me réjouis d'une chose, dit Biddy, c'est que tu aies senti que tu pouvais m'accorder ta confiance, Pip, et d'une autre encore, c'est que tu sais que je la mériterai toujours, et que je ferai tout pour la conserver. Quant à ta première institutrice, pauvre institutrice qui a tant elle-même à apprendre! si elle était ton institutrice en ce moment-ci, elle sait bien quelle leçon elle te donnerait, mais ce serait une rude leçon à apprendre; et, comme maintenant tu en sais plus qu'elle, ça ne servirait à rien.»
En disant cela, Biddy soupira et eut l'air de me plaindre; puis elle se leva, et me dit avec un changement agréable dans la voix:
«Allons-nous un peu plus loin ou rentrons-nous à la maison?
—Biddy! m'écriai-je en me levant, en jetant mes bras à son cou et en l'embrassant, je te dirai toujours tout.
—Jusqu'au jour où tu seras devenu un monsieur, dit Biddy.
—Tu sais bien que je ne serai jamais un vrai monsieur, ce sera donc toujours ainsi, non pas que j'aie quelque chose à te dire, car tu sais maintenant tout ce que je pense et tout ce que je sais.
—Ah! murmura Biddy, en portant ses yeux sur l'horizon; puis elle reprit sa plus douce voix pour me dire de nouveau: allons-nous un peu plus loin ou rentrons-nous à la maison?»
Je dis à Biddy que nous irions un peu plus loin. C'est ce que nous fîmes; et cette charmante après-midi d'été se changea en un soir d'été magnifique. Je commençais à me demander si je n'étais pas infiniment mieux sous tous les rapports, et plus naturellement placé dans les conditions où je me trouvais depuis mon enfance, que de jouer à la bataille dans une chambre éclairée par une chandelle, où les pendules étaient arrêtées et où j'étais méprisé par Estelle. Je pensais que ce serait un grand bonheur si je pouvais m'ôter Estelle de la tête, ainsi que toutes mes folles imaginations et tous mes souvenirs, et si je pouvais prendre goût au travail, m'y attacher et réussir. Je me demandais si Estelle étant à côté de moi à la place de Biddy, elle ne m'eût pas rendu très malheureux. J'étais obligé de convenir que cela était très certain, et je me dis à moi-même:
«Pip, quel imbécile tu fais, mon pauvre garçon!»
Nous parlions beaucoup tout en marchant, et tout ce que disait Biddy me semblait juste. Biddy n'était jamais impolie ni capricieuse; elle n'était pas Biddy un jour et une autre personne le lendemain. Elle eût éprouvé de la peine et non du plaisir à me faire du chagrin, et elle eût de beaucoup préféré blesser son propre cœur que de blesser le mien. Comment se faisait-il donc que je ne l'aimais pas mieux que l'autre?
«Biddy, disais-je, tout en retournant au logis, je voudrais que tu puisses me ramener au sens commun.
—Je le voudrais aussi, répondit Biddy.
—Si seulement je pouvais devenir amoureux de toi.... Ne te fâche pas si je parle aussi franchement à une vieille connaissance....
—Oh! pas du tout, mon cher Pip, dit Biddy; ne t'inquiète pas de moi.
—Si je pouvais seulement le faire, c'est tout ce qu'il me faudrait.
—Mais tu le vois, mon pauvre Pip, tu ne pourras jamais,» dit Biddy.
À ce moment de la soirée, la chose ne me paraissait pas aussi invraisemblable qu'elle m'eût paru si nous avions discuté cette question quelques heures auparavant. Je dis donc que je n'en étais pas tout à fait sûr. Biddy dit qu'elle en était bien certaine, et elle le dit d'une manière décisive. Au fond de mon cœur, je sentais qu'elle avait raison, et cependant j'étais peu satisfait de la voir si affirmative sur ce point.
En approchant du cimetière, nous eûmes à traverser un remblai et à franchir une barrière près de l'écluse. Nous vîmes apparaître tout à coup le vieil Orlick; il sortait de l'écluse, des joncs ou de la vase.
«Hola! fit-il, où allez-vous donc, vous deux?
—Où irions-nous, si ce n'est à la maison?
—Eh bien! je veux que le diable m'emporte si je ne vais pas avec vous pour vous voir rentrer!»
C'était sa manie, à cet homme, de vouloir que le diable l'emportât. Peut-être n'attachait-il pas d'importance à ce mot, mais il s'en servait comme de son nom de baptême pour en imposer au pauvre monde et faire naître l'idée de quelque chose d'épouvantablement nuisible. Lorsque j'étais plus jeune, je me figurais généralement que si le diable m'emportait personnellement, il ne le ferait qu'avec un croc recourbé, bien trempé et bien pointu. Biddy n'était pas d'avis qu'il vînt avec nous, et elle me disait tout bas:
«Ne le laisse pas venir, je ne l'aime pas.»
Comme moi-même je ne l'aimais pas non plus, je pris la liberté de lui dire que nous le remerciions beaucoup, mais que nous n'avions pas besoin qu'on nous vît rentrer. Orlick accueillit mes paroles avec un éclat de rire et s'arrêta; mais bientôt après, il nous suivit à distance, tout en clopinant.
Voulant savoir si Biddy le soupçonnait d'avoir prêté la main à la tentative d'assassinat contre ma sœur, dont celle-ci n'avait jamais pu rendre compte, je lui demandai pourquoi elle ne l'aimait pas.
«Oh! dit-elle en le regardant par-dessus son épaule, pendant qu'il tâchait de nous rattraper d'un pas lourd, c'est que je crains qu'il ne m'aime.
—T'a-t-il jamais dit qu'il t'aimait? demandai-je d'un air indigné.
—Non, dit Biddy, en jetant de nouveau un regard en arrière; il ne me l'a jamais dit; mais il se met à danser devant moi toutes les fois qu'il s'aperçoit que je le regarde.»
Quelque nouveau et singulier que me parût ce témoignage d'attachement, je ne doutais pas un seul instant de l'exactitude de l'interprétation de Biddy. Je m'échauffais à l'idée que le vieil Orlick osât l'admirer, comme je me serais échauffé s'il m'eût outragé moi-même.
«Mais cela n'a rien qui puisse t'intéresser, ajouta Biddy avec calme.
—Non, Biddy, c'est vrai; seulement je n'aime pas cela, et je ne l'approuve pas.
—Ni moi non plus, dit Biddy, bien que cela doive t'être bien égal.
—Absolument, lui dis-je; mais je dois avouer que j'aurais une bien faible opinion de toi, Biddy, s'il dansait devant toi, de ton propre consentement.»
J'eus l'œil sur Orlick par la suite, et toutes les fois qu'une circonstance favorable se présentait pour qu'il manifestât à Biddy l'émotion qu'elle lui causait, je me mettais entre lui et elle, pour atténuer cette démonstration. Orlick avait pris pied dans la maison de Joe, surtout depuis l'affection que ma sœur avait prise pour lui; sans cela, j'aurais essayé de le faire renvoyer. Orlick comprenait parfaitement mes bonnes intentions à son égard, et il y avait de sa part réciprocité, ainsi que j'eus l'occasion de l'apprendre par la suite. Or, comme si mon esprit n'eût pas été déjà assez troublé, j'en augmentai encore la confusion en pensant, à certains jours et à certains moments, que Biddy valait énormément mieux qu'Estelle, et que la vie de travail simple et honnête dans laquelle j'étais né n'avait rien dont on dût rougir, mais qu'elle offrait au contraire des ressources fort suffisantes de considération et de bonheur. Ces jours-là, j'arrivais à conclure que mon antipathie pour le pauvre vieux Joe et la forge s'était dissipée, et que j'étais en bon chemin pour devenir l'associé de Joe et le compagnon de Biddy... quand tout à coup un souvenir confus des jours passés chez miss Havisham fondait sur moi comme un trait meurtrier, et bouleversait de nouveau mes pauvres esprits. Une fois troublés, j'avais de la peine à les rassembler, et souvent, avant que j'eusse pu m'en rendre maître, ils se dispersaient dans toutes les directions, à la seule idée que peut-être, après tout, une fois mon apprentissage terminé, miss Havisham se chargerait de ma fortune.
Si mon apprentissage eût continué, je n'ose affirmer que je serais resté jusqu'au bout dans ces mêmes perplexités; mais il fut interrompu prématurément, ainsi qu'on va le voir.
CHAPITRE XVIII.
C'était un samedi soir de la quatrième année de mon apprentissage chez Joe. Un groupe entourait le feu des Trois jolis Bateliers et prêtait une oreille attentive à M. Wopsle, qui lisait le journal à haute voix. Je faisais partie de ce groupe.
Un crime qui causait grande rumeur dans le public venait d'être commis, et M. Wopsle, en le racontant, avait l'air d'être plongé dans le sang jusqu'aux sourcils. Il appuyait sur chaque adjectif exprimant l'horreur, et s'identifiait avec chacun des témoins de l'enquête. Nous l'entendions gémir comme la victime: «C'en est fait de moi!» et comme l'assassin, mugir d'un ton féroce: «Je vais régler votre compte!» Il nous fit la déposition médicale, en imitant sans s'y tromper le praticien de notre endroit. Il bégaya en tremblant comme le vieux gardien de la barrière qui avait entendu les coups, avec une imitation si parfaite de cet invalide à moitié paralysé, qu'il était permis de douter de la compétence morale de ce témoin. Entre les mains de M. Wopsle, le coroner devint Timon d'Athènes, et le bedeau, Coriolan. M. Wopsle était enchanté de lui-même et nous en étions tous enchantés aussi. Dans cet agréable état d'esprit, nous rendîmes un verdict de meurtre avec préméditation.
Alors, et seulement alors, je m'aperçus de la présence d'un individu étranger au pays qui était assis sur le banc en face de moi, et qui regardait de mon côté. Un certain air de mépris régnait sur son visage, et il mordait le bout de son énorme index, tout en examinant les figures des spectateurs qui entouraient M. Wopsle.
«Eh bien! dit-il à ce dernier, dès que celui-ci eut terminé sa lecture, vous avez arrangé tout cela à votre satisfaction, je n'en doute pas?»
Chacun leva les yeux et tressaillit, comme si c'eût été l'assassin. Il nous regarda d'un air froid et tout à fait sarcastique.
«Coupable, c'est évident, fit-il. Allons, voyons, dites!
—Monsieur, répondit M. Wopsle, sans avoir l'air de vous connaître, je n'hésite pas à vous répondre: coupable, en effet!»
Là-dessus, nous reprîmes tous assez de courage pour faire entendre un léger murmure d'approbation.
«Je le savais, dit l'étranger, je savais ce que vous pensiez et ce que vous disiez; mais je vais vous faire une question. Savez-vous, ou ne savez-vous pas que la loi anglaise suppose tout homme innocent, jusqu'à ce qu'on ait prouvé... prouvé... et encore prouvé qu'il est coupable.
—Monsieur, commença M. Wopsle, en ma qualité d'Anglais, je....
—Allons! dit l'étranger à M. Wopsle, en mordant son index, n'éludez pas la question. Ou vous le savez, ou vous ne le savez pas. Lequel des deux?»
Il tenait sa tête en avant, son corps en arrière, d'une façon interrogative, et il étendait son index vers M. Wopsle.
«Allons, dit-il, le savez-vous ou ne le savez-vous pas?
—Certainement, je le sais, répondit M. Wopsle.
—Alors, pourquoi ne l'avez-vous pas dit tout de suite? Je vais vous faire une autre question, continua l'étranger, en s'emparant de M. Wopsle, comme s'il avait des droits sur lui: Savez-vous qu'aucun des témoins n'a encore subi de contre-interrogatoire?»
M. Wopsle commençait:
«Tout ce que je puis dire, c'est que...»
Quand l'étranger l'arrêta.
«Comment, vous ne pouvez pas répondre: oui ou non!... Je vais vous éprouver encore une fois.»
Il étendit son doigt vers lui.
«Attention! Savez-vous ou ne savez-vous pas qu'aucun des témoins n'a encore subi de contre-interrogatoire?... Allons, je ne vous demande qu'un mot: Oui ou non?»
M. Wopsle hésita, et nous commencions à avoir de lui une assez pauvre opinion.
«Allons, dit l'étranger, je viens à votre secours; vous ne le méritez pas, mais j'y viens. Jetez un coup d'œil sur ce papier que vous tenez à la main. Qu'est-ce que c'est?
—Qu'est-ce que c'est? répéta M. Wopsle interloqué.
—Est-ce, continua l'étranger, d'un ton sarcastique et soupçonneux, est-ce le papier imprimé dans lequel vous venez de lire?
—Sans doute.
—Sans doute. Maintenant, revenons à ce journal, et dites-moi s'il constate que le prisonnier a dit positivement que ses conseils légaux lui avaient conseillé de réserver sa défense?
—J'ai lu cela tout à l'heure, commença M. Wopsle.
—Qu'importe ce que vous avez lu? Vous pouvez lire le Pater à rebours si cela vous fait plaisir, et cela a dû vous arriver plus d'une fois. Cherchez dans le journal.... Non, non, non mon ami, pas en haut de la colonne, vous devez bien le savoir; en bas, en bas.»
Nous commencions tous à voir en M. Wopsle un homme rempli de subterfuges.
«Eh bien! y êtes-vous?
—Voici, di M. Wopsle.
—Bien. Suivez maintenant le passage et dites-moi s'il annonce positivement que le prisonnier a dit que ses conseils légaux lui ont conseillé de réserver sa défense. Allons! y a-t-il de cela?
—Ce ne sont pas là les mots exacts, répondit M. Wopsle.
—Pas les mots exacts, soit, répéta l'inconnu avec amertume, mais est-ce bien la même substance?
—Oui, dit M. Wopsle.
—Oui! répéta l'étranger en promenant son regard sur la compagnie et tenant sa main étendue vers le témoin Wopsle; et maintenant je vous demande ce que vous pensez d'un homme qui, ayant ce passage sous les yeux, peut s'endormir tranquillement après avoir déclaré coupable un de ses semblables, sans même l'avoir entendu?»
Nous nous mîmes tous à soupçonner que M. Wopsle n'était pas du tout l'homme que nous avions pensé jusque-là, et que la vérité sur son compte commençait à se faire jour.
«Et souvenez-vous que ce même homme, continua l'étranger en dirigeant lourdement son doigt vers M. Wopsle, que ce même homme pourrait être appelé à siéger comme juré dans ce même procès, après s'être ainsi prononcé d'avance, et qu'il retournerait au sein de sa famille et mettrait tranquillement sa tête sur son oreiller, après avoir juré d'écouter avec impartialité, et de juger de même, entre le roi, notre souverain maître, et le prisonnier amené à la barre, et de rendre un verdict basé sur l'entière évidence.... Que Dieu lui vienne en aide!»
Nous étions tous persuadés maintenant que l'infortuné M. Wopsle avait été trop loin, et qu'il ferait mieux d'abandonner cette voie dangereuse pendant qu'il en était encore temps. L'étrange individu, avec un air d'autorité incontestable et une manière de nous faire comprendre qu'il savait sur chacun de nous quelque chose de secret, qu'il ne tenait qu'à lui de dévoiler, quitta sa place et vint se placer dans l'espace laissé libre entre les bancs, où il resta debout devant le feu, sa main gauche dans sa poche et l'index de sa main droite dans sa bouche.
«D'après les informations que j'ai reçues, dit-il, en nous passant en revue, j'ai quelque raison de croire qu'il y a parmi vous un forgeron du nom de Joseph ou Joe Gargery. Qui est-ce?
—Le voici,» fit Joe.
L'étrange individu lui fit signe de quitter sa place, ce que Joe fit aussitôt.
«Vous avez un apprenti, continua l'étranger, vulgairement connu sous le nom de Pip. Est-il ici?
—Me voici,» m'écriai-je.
L'étranger ne me reconnut pas, mais moi je le reconnus pour être le même monsieur que j'avais rencontré sur l'escalier, lors de ma seconde visite à miss Havisham. Il était trop reconnaissable pour que j'eusse pu l'oublier. Je l'avais reconnu dès que je l'avais aperçu sur le banc, occupé à nous regarder, et maintenant qu'il avait la main sur mon épaule, je pouvais l'examiner tout à mon aise. C'était bien la même tête large, le même teint brun, les mêmes yeux, les mêmes sourcils épais, la même grosse chaîne de montre, les mêmes gros points noirs à la place de la barbe et des favoris, et jusqu'à l'odeur de savon que j'avais sentie sur sa grande main.
«Je désire avoir un entretien particulier avec vous deux, dit-il, après m'avoir examiné à loisir. Cela demandera quelque temps; peut-être ferions-nous mieux de nous rendre chez vous. Je préfère ne pas commencer ici la communication que j'ai à vous faire. Après, vous en raconterez à vos amis, peu ou beaucoup, comme il vous plaira, cela ne me regarde pas.»
Au milieu d'un imposant silence, nous sortîmes tous les trois des Trois jolis Bateliers. Tout en marchant, l'étranger jetait de temps à autre un regard de mon côté; et il lui arrivait aussi parfois de mordre son doigt. En approchant de la maison, Joe, ayant un vague pressentiment que la circonstance devait être importante et demandait une certaine cérémonie, courut en avant pour ouvrir la grande porte. Notre conférence eut lieu dans le salon de gala, que rehaussait fort peu l'éclat d'une seule chandelle.
L'étrange personnage commença par s'asseoir devant la table, tira à lui la chandelle et parcourut quelques paperasses contenues dans son portefeuille, puis il déposa ce portefeuille sur la table, mit la chandelle un peu de côté, et après avoir cherché à découvrir dans l'obscurité l'endroit où Joe et moi nous étions placés:
«Je me nomme Jaggers, dit-il, et je suis homme de loi à Londres, où mon nom est assez connu. J'ai une affaire singulière à traiter avec vous, et je commence par vous dire que ce n'est pas moi personnellement qui l'ai conçue; si l'on m'avait demandé mon avis, je ne serais pas ici.... On ne me l'a pas demandé, c'est pourquoi vous me voyez. Je fais ce que j'ai à faire comme agent confidentiel d'un autre, rien de plus, rien de moins.»
Trouvant sans doute qu'il ne nous distinguait pas assez bien de sa place, il se leva, jeta une de ses jambes sur le dos d'une chaise, et resta ainsi, un pied sur la chaise et l'autre à terre.
«Maintenant, Joseph Gargery, je suis porteur d'une offre pour vous débarrasser de ce jeune homme, votre apprenti. Refuseriez-vous d'annuler son contrat, s'il vous le demandait dans son intérêt et ne demanderiez-vous pas de dédommagement?
—Que Dieu me garde de demander quoi que ce soit, pour aider mon petit Pip à parvenir! dit Joe tout étonné, en ouvrant de grands yeux.
—Que Dieu me garde est très pieux, mais n'a absolument rien à faire ici, répondit Jaggers. La question est: Voulez-vous quelque chose pour cela? Demandez-vous quelque chose?
—La réponse, riposta sévèrement Joe est: Non!»
Il me semble qu'à ce moment M. Jaggers regarda Joe comme s'il découvrait un fameux niais, à cause de son désintéressement; mais j'étais trop surpris et ma curiosité trop éveillée pour en être bien certain.
«Très bien, dit M. Jaggers; rappelez-vous ce que vous venez d'admettre, et n'essayez pas de revenir là-dessus tout à l'heure.
—Qui est-ce qui essaye de revenir sur quoi que ce soit? repartit Joe.
—Je ne dis pas qu'on essaye. Connaissez-vous certain proverbe?
—Oui, je connais les proverbes, dit Joe.
—Mettez-vous alors dans la tête qu'un tiens vaut mieux que deux tu l'auras, et que quand on peut tenir, il ne faut pas lâcher. Mettez-vous bien cela dans la tête, n'est-ce pas? répéta M. Jaggers, en fermant les yeux et en faisant un signe de tête à Joe, comme s'il cherchait à se rappeler quelque chose qu'il oubliait. Maintenant, revenons à ce jeune homme et à la communication que j'ai à vous faire. Il a de grandes espérances.»
Joe et moi nous ouvrîmes la bouche et nous nous regardâmes l'un l'autre.
«Je suis chargé de lui apprendre, dit M. Jaggers en jetant son doigt de mon côté, qu'il doit prendre immédiatement possession d'une fort belle propriété; de plus, que c'est le désir du possesseur actuel de cette belle propriété qu'il sorte sans retard de ses habitudes actuelles et soit élevé en jeune homme comme il faut; en jeune homme qui a de grandes espérances.»
Mon rêve était éclos, les folles fantaisies de mon imagination étaient dépassées par la réalité, miss Havisham se chargeait de ma fortune sur une grande échelle.
«Maintenant, monsieur Pip, poursuivit l'homme de loi, c'est à vous que j'adresse ce qui me reste à dire. Primo, vous saurez que la personne qui m'a donné mes instructions exige que vous portiez toujours le nom de Pip. Vous n'avez nulle objection, je pense, à faire ce petit sacrifice à vos grandes espérances. Mais si vous voyez quelques objections, c'est maintenant qu'il faut les faire.»
Mon cœur battait si vite et les oreilles me tintaient si fort, que c'est à peine si je pus bégayer:
«Je n'ai aucune objection à faire à toujours porter le nom de Pip.
—Je pense bien! Secundo, monsieur Pip, vous saurez que le nom de la personne... de votre généreux bienfaiteur doit rester un profond secret pour tous et même pour vous jusqu'à ce qu'il plaise à cette personne de le révéler. Je suis à même de vous dire que cette personne se réserve de vous dévoiler ce mystère de sa propre bouche, à la première occasion. Cette envie lui prendra-t-elle? je ne saurais le dire, ni personne non plus.... Maintenant, vous devez bien comprendre qu'il vous est très positivement défendu de faire aucune recherche sur ce sujet, ou même aucune allusion, quelque éloignée qu'elle soit, sur la personne que vous pourriez soupçonner. Dans toutes les communications que vous devez avoir avec moi, si vous avez des soupçons au fond de votre cœur, gardez-les. Il est inutile de chercher dans quel but on vous fait ces défenses; qu'elles proviennent d'un simple caprice ou des raisons les plus graves et les plus fortes, ce n'est pas à vous de vous en occuper. Voilà les conditions que vous devez accepter dès à présent, et vous engager à remplir. C'est la seule chose qui me reste à faire des instructions que j'ai reçues de la personne qui m'envoie, et pour laquelle je ne suis pas autrement responsable.... Cette personne est la personne sur laquelle reposent toutes vos espérances. Ce secret est connu seulement de cette personne et de moi. Encore une fois ces conditions ne sont pas difficiles à observer; mais si vous avez quelques objections à faire, c'est le moment de les produire.»
Je balbutiai de nouveau avec la même difficulté:
«Je n'ai aucune objection à faire à ce que vous me dites.
—Je pense bien! Maintenant, monsieur Pip, j'ai fini d'énumérer mes stipulations.»
Bien qu'il m'appelât M. Pip et commençât à me traiter en homme, il ne pouvait se débarrasser d'un certain air important et soupçonneux; il fermait même de temps en temps les yeux et jetait son doigt de mon côté tout en parlant, comme pour me faire comprendre qu'il savait sur mon compte bien des choses dont il ne tenait qu'à lui de parler.
«Nous arrivons, maintenant, dit-il, aux détails de l'arrangement. Vous devez savoir que, quoique je me sois servi plus d'une fois du mot: espérances, on ne vous donnera pas que des espérances seulement. J'ai entre les mains une somme d'argent qui suffira amplement à votre éducation et à votre entretien. Vous voudrez bien me considérer comme votre tuteur. Oh! ajouta-t-il, comme j'allais le remercier, sachez une fois pour toutes qu'on me paye mes services et que sans cela je ne les rendrais pas. Il faut donc que vous receviez une éducation en rapport avec votre nouvelle position, et j'espère que vous comprendrez la nécessité de commencer dès à présent à acquérir ce qui vous manque.»
Je répondis que j'en avais toujours eu grande envie.
«Il importe peu que vous en ayez toujours eu l'envie, monsieur Pip, répliqua M. Jaggers, pourvu que vous l'ayez maintenant. Me promettez-vous que vous êtes prêt à entrer de suite sous la direction d'un précepteur? Est-ce convenu?
—Oui, répondis-je, c'est convenu.
—Très bien. Maintenant, il faut consulter vos inclinations. Je ne trouve pas que ce soit agir sagement; mais je fais ce qu'on m'a dit de faire. Avez-vous entendu parler d'un maître que vous préfériez à un autre?»
Je n'avais jamais entendu parler d'aucun maître que de Biddy et de la grand'tante de M. Wopsle, je répondis donc négativement.
«Je connais un certain maître, qui, je crois, remplirait parfaitement le but que l'on se propose, dit M. Jaggers, je ne vous le recommande pas, remarquez-le bien, parce que je ne recommande jamais personne; le maître dont je parle est un certain M. Mathieu Pocket.
—Ah! fis-je tout saisi, en entendant le nom du parent de miss Havisham, le Mathieu dont Mrs et M. Camille avaient parlé, le Mathieu qui devait être placé à la tête de miss Havisham, quand elle serait étendue morte sur la table.
—Vous connaissez ce nom?» dit M. Jaggers, en me regardant d'un air rusé et en clignant des yeux, en attendant ma réponse.
Je répondis que j'avais déjà entendu prononcer ce nom.
«Oh! dit-il, vous l'avez entendu prononcer; mais qu'en pensez-vous?»
Je dis, ou plutôt j'essayai de dire, que je lui étais on ne peut plus reconnaissant de cette recommandation.
«Non, mon jeune ami! interrompit-il en secouant tout doucement sa large tête. Recueillez-vous... cherchez...»
Tout en me recueillant, mais ne trouvant rien, je répétai que je lui étais très reconnaissant de sa recommandation.
«Non, mon jeune ami, fit-il en m'interrompant de nouveau; puis, fronçant les sourcils et souriant tout à la fois: Non... non... non... c'est très bien, mais ce n'est pas cela. Vous êtes trop jeune pour que je me contente de cette réponse: recommandation n'est pas le mot, monsieur Pip; trouvez-en un autre.»
Me reprenant, je lui dis alors que je lui étais fort obligé de m'avoir indiqué M. Mathieu Pocket.
«C'est mieux ainsi!» s'écria M. Jaggers.
Et j'ajoutai:
«Je serais bien aise d'essayer de M. Mathieu Pocket.
—Bien! Vous ferez mieux de l'essayer chez lui. On le préviendra. Vous pourrez d'abord voir son fils qui est à Londres. Quand viendrez-vous à Londres?»
Je répondis en jetant un coup d'œil du côté de Joe, qui restait immobile et silencieux:
«Je suis prêt à m'y rendre de suite.
—D'abord, dit M. Jaggers, il vous faut des habits neufs, au lieu de ces vêtements de travail. Disons donc d'aujourd'hui en huit jours.... Vous avez besoin d'un peu d'argent... faut-il vous laisser une vingtaine de guinées?»
Il tira de sa poche une longue bourse, compta avec un grand calme vingt guinées, qu'il mit sur la table et les poussa devant moi. C'était la première fois qu'il retirait sa jambe de dessus la chaise. Il se rassit les jambes écartées, et se mit à balancer sa longue bourse en lorgnant Joe de côté.
«Eh bien! Joseph Gargery, vous paraissez confondu?
—Je le suis, dit Joe d'un ton très décidé.
—Il a été convenu que vous ne demanderiez rien pour vous, souvenez-vous en.
—Ça a été convenu, répondit Joe, c'est bien entendu et ça ne changera pas, et je ne vous demanderai jamais rien de semblable.
—Mais, dit M. Jaggers en balançant sa bourse, si j'avais reçu les instructions nécessaires pour vous faire un cadeau comme compensation?
—Comme compensation de quoi? demanda Joe.
—De la perte de ses services.»
Joe appuya sa main sur mon épaule, aussi délicatement qu'une femme. J'ai souvent pensé depuis qu'il ressemblait, avec son mélange de force et de douceur, à un marteau à vapeur, qui peut aussi bien broyer un homme que frapper légèrement une coquille d'œuf.
«C'est avec une joie que rien ne peut exprimer, dit-il, et de tout mon cœur, que j'accueille le bonheur de mon petit Pip. Il est libre d'aller aux honneurs et à la fortune, et je le tiens quitte de ses services. Mais ne croyez pas que l'argent puisse compenser pour moi la perte de l'enfant que j'ai vu grandir dans la forge, et qui a toujours été mon meilleur ami!...»
Ô! bon et cher Joe, que j'étais si près de quitter avec tant d'indifférence, je te vois encore passer ton robuste bras de forgeron sur tes yeux! Je vois encore ta large poitrine se gonfler, et j'entends ta voix expirer dans des sanglots étouffés! Ô! cher, bon, fidèle et tendre Joe! Je sens le tremblement affectueux de ta grosse main sur mon bras aussi solennellement aujourd'hui que si c'était le frôlement de l'aile d'un ange.
Mais, à ce moment, j'encourageais Joe. J'étais ébloui par ma fortune à venir, et il me semblait impossible de revenir sur mes pas par les sentiers que nous avions parcourus ensemble. Je suppliai Joe de se consoler, puisque, comme il le disait, nous avions toujours été les meilleurs amis du monde, et, comme je le disais, moi, que nous le serions toujours. Joe s'essuya les yeux avec celle de ses mains qui restait libre, et il n'ajouta pas un seul mot.
M. Jaggers avait vu et entendu tout cela, comme un homme prévenu que Joe était l'idiot du village, et moi son gardien. Quand ce fut fini, il pesa dans sa main la bourse qu'il avait cessé de faire balancer.
«Maintenant, Joseph Gargery, je vous avertis que ceci est votre dernier recours. Je ne connais pas de demi-mesures: si vous voulez le cadeau que je suis chargé de vous faire, parlez et vous l'aurez; si, au contraire, comme vous le prétendez...»
Ici, à mon grand étonnement, il fut interrompu par les brusques mouvements de Joe, qui tournait autour de lui, ayant grande envie de tomber sur lui et de lui administrer quelques vigoureux coups de poing.
«Je prétends, cria Joe, que si vous venez dans ma maison pour me harceler et m'insulter, vous allez sortir! Oui, je le dis et je vous le répète, si vous êtes un homme, sortez! Je sais ce que je dis, ce que j'ai dit une fois, je n'en démords jamais!»
Je pris Joe à part, il se calma aussitôt, et se contenta simplement de me répéter d'une manière fort obligeante et comme un avertissement poli pour ceux que cela pouvait concerner, qu'il ne se laisserait ni harceler ni insulter chez lui. M. Jaggers s'était levé pendant les démonstrations peu pacifiques de Joe, et il avait gagné la porte sans bruit, il est vrai, mais aussi sans témoigner la moindre disposition à rentrer. Il m'adressa de loin les dernières recommandations que voici:
«Eh bien, monsieur Pip, je pense que plus tôt vous quitterez cette maison et mieux vous ferez, puisque vous êtes destiné à devenir un monsieur comme il faut: que ce soit donc dans huit jours. Vous recevrez d'ici là mon adresse; vous pourrez prendre un fiacre en arrivant à Londres, et vous vous ferez conduire directement chez moi. Comprenez que je n'exprime aucune opinion quelconque sur la mission toute de confiance dont je suis chargé; je suis payé pour la remplir, et je la remplis. Surtout, comprenez bien cela, comprenez-le bien.»
En disant cela, il jetait son doigt tour à tour dans la direction de chacun de nous; je crois même qu'il aurait continué à parler longtemps s'il n'avait pas vu que Joe pouvait devenir dangereux; mais il partit. Il me vint dans l'idée de courir après lui, comme il regagnait les Trois jolis Bateliers, où il avait laissé une voiture de louage.
«Pardon, monsieur Jaggers, m'écriai-je.
—Eh bien! dit-il en se retournant, qu'est-ce qu'il y a encore?
—Je désire faire tout ce qui est convenable, monsieur Jaggers, et suivre vos conseils. J'ai donc pensé qu'il fallait vous les demander. Y aurait-il quelque inconvénient à ce que je prisse congé de tous ceux que je connais dans ce pays avant de partir?
—Non, dit-il en me regardant comme s'il avait peine à me comprendre.
—Je ne veux pas dire dans le village seulement, mais aussi dans la ville.
—Non, dit-il, il n'y a aucun inconvénient à cela.»
Je le remerciai et retournai en courant à la maison. Joe avait déjà eu le temps de fermer la grande porte, de mettre un peu d'ordre au salon de réception, et il était assis devant le feu de la cuisine, avec une main sur chacun de ses genoux, regardant fixement les charbons enflammés. Je m'assis comme lui devant le feu, et, comme lui, je me mis à regarder les charbons, et nous gardâmes ainsi le silence pendant assez longtemps.
Ma sœur était dans son coin, enfoncée dans son fauteuil à coussins, et Biddy cousait, assise près du feu. Joe était placé près de Biddy et moi près de Joe, dans le coin qui faisait face à ma sœur. Plus je regardais les charbons brûler, plus je devenais incapable de lever les yeux sur Joe. Plus le silence durait, plus je me sentais incapable de parler.
Enfin je parvins à articuler:
«Joe, as-tu dit à Biddy?...
—Non, mon petit Pip, répondit Joe sans cesser de regarder le feu et tenant ses genoux serrés comme s'il avait été prévenu qu'ils avaient l'intention de se séparer. J'ai voulu te laisser le plaisir de le lui dire toi-même, mon petit Pip.
—J'aime mieux que cela vienne de toi, Joe.
—Alors, dit Joe, mon petit Pip devient un richard, Biddy, que la bénédiction de Dieu l'accompagne!»
Biddy laissa tomber son ouvrage et leva les yeux sur moi. Joe leva ses deux genoux et me regarda. Quant à moi, je les regardai tous les deux. Après un moment de silence, ils me félicitèrent de tout leur cœur, mais je sentais qu'il y avait une certaine nuance de tristesse dans leurs félicitations. Je pris sur moi de bien faire comprendre à Biddy, et à Joe par Biddy, que je considérais que c'était une grave obligation pour mes amis de ne rien savoir et de ne rien dire sur la personne qui me protégeait et qui faisait ma fortune. Je fis observer que tout cela viendrait en temps et lieu; mais que, jusque-là, il ne fallait rien dire, si ce n'est que j'avais de grandes espérances, et que ces grandes espérances venaient d'un protecteur inconnu. Biddy secoua la tête d'un air rêveur en reprenant son ouvrage, et dit qu'en ce qui la regardait particulièrement elle serait discrète. Joe, sans ôter ses mains de dessus ses genoux, dit:
«Et moi aussi, mon petit Pip, je serai particulièrement discret.»
Ensuite, ils recommencèrent à me féliciter, et ils s'étonnèrent même à un tel point de me voir devenir un monsieur, que cela finit par ne me plaire qu'à moitié.
Biddy prit alors toutes les peines imaginables pour donner à ma sœur une idée de ce qui était arrivé. Mais, comme je l'avais prévu, tous ses efforts furent inutiles. Elle rit et agita la tête à plusieurs reprises, puis elle répéta après Biddy ces mots:
«Pip... fortune.... Pip... fortune...»
Mais je doute qu'ils aient eu plus de signification pour elle qu'un cri d'élection, et je ne puis rien trouver de plus triste pour peindre l'état de son esprit.
Je ne l'aurais jamais pu croire si je ne l'eusse éprouvé, mais à mesure que Joe et Biddy reprenaient leur gaieté habituelle je devenais plus triste. Je ne pouvais être, bien entendu, mécontent de ma fortune, mais il se peut cependant que, sans bien m'en rendre compte, j'aie été mécontent de moi-même.
Quoi qu'il en soit, je m'assis, les coudes sur mes genoux et ma tête dans mes mains, regardant le feu, pendant que Biddy et Joe parlaient de mon départ et de ce qu'ils feraient sans moi, et de toutes sortes de choses analogues. Toutes les fois que je surprenais l'un d'eux me regardant (ce qui leur arrivait souvent, surtout à Biddy), je me sentais offensé comme s'ils m'eussent exprimé une sorte de méfiance, quoique, Dieu le sait, tel ne fût jamais leur sentiment, soit qu'ils exprimassent leur pensée par parole ou par action.
À ce moment je me levai pour aller voir à la porte, car pour aérer la pièce, la porte de notre cuisine restait ouverte pendant les nuits d'été. Je regardai les étoiles et je les considérais comme de très pauvres, très malheureuses et très humbles étoiles d'être réduites à briller sur les objets rustiques, au milieu desquels j'avais vécu.
«Samedi soir, dis-je, lorsque nous nous assîmes pour souper, de pain de fromage et de bière, dans cinq jours nous serons à la veille de mon départ: ce sera bientôt venu.
Oui, mon petit Pip, observa Joe dont la voix résonna creux dans son gobelet de bière, ce sera bientôt venu!
—Oh! oui, bientôt, bientôt venu! fit Biddy.
—J'ai pensé, Joe, qu'en allant à la ville lundi pour commander mes nouveaux habits, je ferais bien de dire au tailleur que j'irais les essayer chez lui, ou plutôt qu'il doit les porter chez M. Pumblechook; il me serait on ne peut plus désagréable d'être toisé par tous les habitants du village.
—M. et Mrs Hubble seraient sans doute bien aise de te voir dans ton nouveau joli costume, mon petit Pip, dit Joe, en coupant ingénieusement son pain et son fromage sur la paume de sa main gauche et en lorgnant mon souper intact, comme s'il se fût souvenu du temps où nous avions coutume de comparer nos tartines. Et Wopsle aussi, et je ne doute pas que les Trois jolis Bateliers ne regardassent ta visite comme un grand honneur que tu leur ferais.
—C'est justement ce que je ne veux pas, Joe. Ils en feraient une affaire d'État, et ça ne m'irait guère.
—Ah! alors, mon petit Pip, si ça ne te va pas...»
Alors Biddy me dit tout bas, en tenant l'assiette de ma sœur:
«As-tu pensé à te montrer à M. Gargery, à ta sœur et à moi? Tu nous laisseras te voir, n'est-ce pas?
—Biddy, répondis-je avec un peu de ressentiment, tu es si vive, qu'il est bien difficile de te suivre.
—Elle a toujours été vive, observa Joe.
—Si tu avais attendu un moment de plus, Biddy, tu m'aurais entendu dire que j'apporterai mes habits ici dans un paquet la veille de mon départ.»
Biddy ne dit plus rien. Lui pardonnant généreusement, j'échangeai avec elle et Joe un bonsoir affectueux, et je montai me coucher. En arrivant dans mon réduit, je m'assis et promenai un long regard sur cette misérable petite chambre, que j'allais bientôt quitter à jamais pour parvenir à une position plus élevée. Elle contenait, elle aussi, des souvenirs de fraîche date, et en ce moment je ne pus m'empêcher de la comparer avec les chambres plus confortables que j'allais habiter, et je sentis dans mon esprit la même incertitude que j'avais si souvent éprouvée en comparant la forge à la maison de miss Havisham, et Biddy à Estelle.
Le soleil avait dardé gaiement tout le jour sur le toit de ma mansarde, et la chambre était chaude. J'ouvris la fenêtre et je regardai au dehors. Je vis Joe sortir doucement par la sombre porte d'en bas pour aller faire un tour ou deux en plein air. Puis je vis Biddy aller le retrouver et lui apporter une pipe qu'elle lui alluma. Jamais il ne fumait si tard, et il me sembla qu'en ce moment il devait avoir besoin d'être consolé d'une manière ou d'une autre.
Bientôt il vint se placer à la porte située immédiatement au-dessous de ma fenêtre. Biddy y vint aussi. Ils causaient tranquillement ensemble, et je sus bien vite qu'ils parlaient de moi, car je les entendis prononcer mon nom à plusieurs reprises. Je n'aurais pas voulu en entendre davantage quand même je l'aurais pu. Je quittai donc la petite fenêtre et je m'assis sur mon unique chaise, à côté de mon lit, pensant combien il était étrange que cette première nuit de ma brillante fortune fût la plus triste que j'eusse encore passée.
En regardant par la fenêtre ouverte, je vis les petites ondulations lumineuses qui s'élevaient de la pipe de Joe. Je m'imaginai que c'étaient autant de bénédictions de sa part, non pas offertes avec importunité ou étalées devant moi, mais se répandant dans l'air que nous partagions. J'éteignis ma lumière et me mis au lit. Ce n'était plus mon lit calme et tranquille d'autrefois; et je n'y devais plus dormir de mon ancien sommeil, si doux et si profond!
CHAPITRE XIX.
Le jour apporta une différence considérable dans ma manière d'envisager les choses et mon avenir en général, et l'éclaircit au point qu'il ne me semblait plus le même. Ce qui pesait surtout d'un grand poids sur mon esprit, c'était la réflexion qu'il y avait encore six jours entre le moment présent et celui de mon départ, car j'étais poursuivi par la crainte que, dans cet intervalle, il pouvait subvenir quelque chose d'extraordinaire dans Londres, et qu'à mon arrivée je trouverais peut-être cette ville considérablement bouleversée, sinon complètement rasée.
Joe et Biddy me témoignaient beaucoup de sympathie et de contentement quand je parlais de notre prochaine séparation, mais ils n'en parlaient jamais les premiers. Après déjeuner, Joe alla chercher mon engagement d'apprentissage dans le petit salon; nous le jetâmes au feu et je sentis que j'étais libre. Tout fraîchement émancipé, je m'en allai à l'église avec Joe, et je pensai que peut-être le ministre n'aurait pas lu ce qui concerne le riche et le royaume des cieux s'il avait su tout ce qui se passait.
Après notre dîner, je sortis seul avec l'intention d'en finir avec les marais et de leur faire mes adieux. En passant devant l'église je sentis, comme je l'avais déjà senti le matin une compassion sublime pour les pauvres créatures destinées à s'y rendre tous les dimanches de leur vie, puis enfin à être couchées obscurément sous ces humbles tertres verts. Je me promis de faire quelque chose pour elles, un jour ou l'autre, et je formai le projet d'octroyer un dîner composé de roastbeef, de plum-pudding, d'une pinte d'ale et d'un gallon de condescendance à chaque personne du village.
Si jusqu'alors j'avais souvent pensé avec un certain mélange de honte à ma liaison avec le fugitif que j'avais autrefois rencontré au milieu de ces tombes, quelles ne furent pas mes pensées ce jour-là, dans le lieu même qui me rappelait le misérable grelottant et déguenillé, avec son fer et sa marque de criminel! Ma consolation était que cela était arrivé il y avait déjà longtemps; qu'il avait sans doute été transporté bien loin; qu'il était mort pour moi, et qu'après tout, il pouvait être véritablement mort pour tout le monde.
Pour moi, il n'y avait plus de tertres humides, plus de fossés, plus d'écluses, plus de bestiaux au pâturage; ceux que je rencontrais me parurent, à leur démarche morne et triste, avoir pris un air plus respectueux, et il me sembla qu'ils retournaient leur tête pour voir, le plus longtemps possible, le possesseur d'aussi grandes espérances.
«Adieu, compagnons monotones de mon enfance, dès à présent, je ne pense qu'à Londres et à la grandeur, et non à la forge et à vous!»
Je gagnai, en m'exaltant, la vieille Batterie; je m'y couchai et m'endormis, en me demandant si miss Havisham me destinait à Estelle.
Quand je m'éveillai, je fus très surpris de trouver Joe assis à côté de moi, et fumant sa pipe. Joe salua mon réveil d'un joyeux sourire et me dit:
«Comme c'est la dernière fois, mon petit Pip, j'ai pris sur moi de te suivre.
—Et j'en suis bien content, Joe.
—Merci, mon petit Pip.
—Tu peux être certain, Joe, dis-je quand nous nous fûmes serré les mains, que je ne t'oublierai jamais.
—Non, non, mon petit Pip! dit Joe d'un air convaincu, j'en suis certain. Ah! ah! mon petit Pip, il suffit, Dieu merci, de se le bien fourrer dans la tête pour en être certain; mais j'ai eu assez de mal à y arriver.... Le changement a été si brusque, n'est-ce pas?»
Quoi qu'il en soit, je n'étais pas des plus satisfaits de voir Joe si sûr de moi. J'aurais aimé à lui voir montrer quelque émotion, ou à l'entendre dire: «Cela te fait honneur, mon petit Pip,» ou bien quelque chose de semblable. Je ne fis donc aucune remarque à la première insinuation de Joe, me contentant de répondre à la seconde, que la nouvelle était en effet venue très brusquement, mais que j'avais toujours souhaité devenir un monsieur, et que j'avais souvent songé à ce que je ferais si je le devenais.
«En vérité! dit-il, tu y as pensé?
—Il est bien dommage aujourd'hui, Joe, que tu n'aies pas un peu plus profité, quand nous apprenions nos leçons ici, n'est-ce pas?
—Je ne sais pas trop, répondit Joe, je suis si bête. Je ne connais que mon état, ç'a toujours été dommage que je sois si terriblement bête, mais ça n'est pas plus dommage aujourd'hui que ça ne l'était... il y a aujourd'hui un an.... Qu'en dis-tu?»
J'avais voulu dire qu'en me trouvant en position de faire quelque chose pour Joe, j'aurais été apte à remplir une position plus élevée. Il était si loin de comprendre mes intentions, que je songeai à en faire part de préférence à Biddy.
En conséquence, quand nous fûmes rentrés à la maison, et que nous eûmes pris notre thé, j'attirai Biddy dans notre petit jardin qui longe la ruelle, et après avoir stimulé ses esprits, en lui insinuant d'une manière générale que je ne l'oublierais jamais, je lui dis que j'avais une faveur à lui demander.
«Et cette faveur, Biddy, dis-je, c'est que tu ne laisseras jamais échapper l'occasion de pousser Joe un tant soit peu.
—Le pousser, comment et à quoi? demanda Biddy en ouvrant de grands yeux.
—Joe est un brave et digne garçon; je pense même que c'est le plus brave et le plus digne garçon qui ait jamais vécu; mais il est un peu en retard dans certaines choses; par exemple, Biddy, dans son instruction et dans ses manières.»
Bien que j'eusse regardé Biddy en parlant, et bien qu'elle ouvrît des yeux énormes quand j'eus parlé, elle ne me regarda pas.
«Oh! ses manières! est-ce que ses manières ne sont pas convenables? demanda Biddy en cueillant une feuille de cassis.
—Ma chère Biddy, elles conviennent parfaitement ici....
—Oh! elles sont très bien ici, interrompit Biddy en regardant avec attention la feuille qu'elle tenait à la main.
—Écoute-moi jusqu'au bout: si je devais faire arriver Joe à une position plus élevée, comme j'espère bien le faire, lorsque je serai parvenu moi-même, on n'aurait pas pour lui les égards qu'il mérite.
—Et ne penses-tu pas qu'il le sache?» demanda Biddy.
C'était là une question bien embarrassante, car je n'y avais jamais songé, et je m'écriai sèchement:
«Biddy! que veux-tu dire?»
Biddy mit en pièces la feuille qu'elle tenait dans sa main, et, depuis, je me suis toujours souvenu de cette soirée, passée dans notre petit jardin, toutes les fois que je sentais l'odeur du cassis. Puis elle dit:
«N'as-tu jamais songé qu'il pourrait être fier?
—Fier!... répétai-je avec une inflexion pleine de dédain.
—Oh! il y a bien des sortes de fierté, dit Biddy en me regardant en face et en secouant la tête. L'orgueil n'est pas toujours de la même espèce.
—Qu'est-ce que tu veux donc dire?
—Non, il n'est pas toujours de la même espèce, Joe est peut-être trop fier pour abandonner une situation qu'il est apte à remplir, et qu'il remplit parfaitement. À dire vrai, je pense que c'est comme cela, bien qu'il puisse paraître hardi de m'entendre parler ainsi, car tu dois le connaître beaucoup mieux que moi.
—Allons, Biddy, je ne m'attendais pas à cela de ta part, et j'en éprouve bien du chagrin.... Tu es envieuse et jalouse, Biddy, tu es vexée de mon changement de fortune, et tu ne peux le dissimuler.
—Si tu as le cœur de penser cela, repartit Biddy, dis-le, dis-le et redis-le, si tu as le cœur de le penser!
—Si tu as le cœur d'être ainsi, Biddy, dis-je avec un ton de supériorité, ne le rejette pas sur moi. Je suis vraiment fâché de voir... d'être témoin de pareils sentiments... c'est un des mauvais côtés de la nature humaine. J'avais l'intention de te prier de profiter de toutes les occasions que tu pourrais avoir, après mon départ, de rendre Joe plus convenable, mais après ce qui vient de se passer, je ne te demande plus rien. Je suis extrêmement peiné de te voir ainsi, Biddy, répétai-je, c'est... c'est un des vilains côtés de la nature humaine.
—Que tu me blâmes ou que tu m'approuves, repartit Biddy, tu peux compter que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, et, quelle que soit l'opinion que tu emportes de moi, elle n'altèrera en rien le souvenir que je garderai de toi. Cependant, un monsieur comme tu vas l'être ne devrait pas être injuste,» dit Biddy en détournant la tête.
Je redis encore une fois avec chaleur que c'était un des vilains côtés de la nature humaine. Je me trompais dans l'application de mon raisonnement, mais plus tard, les circonstances m'ont prouvé sa justesse, et je m'éloignai de Biddy, en continuant d'avancer dans la petite allée, et Biddy rentra dans la maison. Je sortis par la porte du jardin, et j'errai au hasard jusqu'à l'heure du souper, songeant combien il était étrange et malheureux que la seconde nuit de ma brillante fortune fût aussi solitaire et triste que la première.
Mais le matin éclaircit encore une fois ma vue et mes idées. J'étendis ma clémence sur Biddy, et nous abandonnâmes ce sujet. Ayant endossé mes meilleurs habits, je me rendis à la ville d'aussi bon matin que je pouvais espérer trouver les boutiques ouvertes, et je me présentai chez M. Trabb, le tailleur. Ce personnage était à déjeuner dans son arrière-boutique; il ne jugea pas à propos de venir à moi, mais il me fit venir à lui.
«Eh bien, s'écria M. Trabb, comme quelqu'un qui fait une bonne rencontre; comment allez-vous, et que puis-je faire pour vous?»
M. Trabb avait coupé en trois tranches son petit pain chaud et avait fait trois lits sur lesquels il avait étendu du beurre frais, puis il les avait superposés les uns sur les autres. C'était un bienheureux vieux garçon. Sa fenêtre donnait sur un bienheureux petit verger, et il y avait un bienheureux coffre scellé dans le mur, à côté de la cheminée, et je ne doutais pas qu'une grande partie de sa fortune n'y fût enfermée dans des sacs.
«M. Trabb, dis-je, c'est une chose désagréable à annoncer, parce que cela peut paraître de la forfanterie, mais il m'est survenu une fortune magnifique.»
Un changement s'opéra dans toute la personne de M. Trabb. Il oublia ses tartines de beurre, quitta la table et essuya ses doigts sur la nappe en s'écriant:
«Que Dieu ait pitié de mon âme!»
—Je vais chez mon tuteur, à Londres, dis-je en tirant de ma poche et comme par hasard quelques guinées sur lesquelles je jetai complaisamment les yeux, et je désirerais me procurer un habillement fashionable. Je vais vous payer, ajoutai-je, craignant qu'il ne voulût me faire mes vêtements neufs que contre argent comptant.
—Mon cher monsieur, dit M. Trabb en s'inclinant respectueusement et en prenant la liberté de s'emparer de mes bras et de me faire toucher les deux coudes l'un contre l'autre, ne me faites pas l'injure de me parler de la sorte. Me risquerai-je à vous féliciter? Me ferez-vous l'honneur de passer dans ma boutique?»
Le garçon de M. Trabb était bien le garçon le plus effronté de tout le pays. Quand j'étais entré, il était en train de balayer la boutique; il avait égayé ses labeurs en balayant sur moi; il balayait encore quand j'y revins, accompagné de M. Trabb, et il cognait le manche du balai contre tous les coins et tous les obstacles possibles, pour exprimer, je ne le comprenais que trop bien, que l'égalité existait entre lui et n'importe quel forgeron, mort ou vif.
«Cessez ce bruit, dit M. Trabb avec une grande sévérité, ou je vous casse la tête! Faites-moi la faveur de vous asseoir, monsieur. Voyez ceci, dit-il en prenant une pièce d'étoffe; et, la déployant, il la drapa au-dessus du comptoir, en larges plis, afin de me faire admirer son lustre, c'est un article charmant. Je crois pouvoir vous le recommander, parce qu'il est réellement extra-supérieur! Mais je vais vous en faire voir d'autres. Donnez-moi le numéro 4!» cria-t-il au garçon, en lui lançant une paire d'yeux des plus sévères, car il prévoyait que le mauvais sujet allait me heurter avec le numéro 4, ou me faire quelque autre signe de familiarité.
M. Trabb ne quitta pas des yeux le garçon, jusqu'à ce qu'il eût déposé le numéro 4 sur la table qui se trouvait à une distance convenable. Alors, il lui ordonna d'apporter le numéro 5 et le numéro 8.
«Et surtout plus de vos farces, dit M. Trabb, ou vous vous en repentirez, mauvais garnement, tout le restant de vos jours.»
M. Trabb se pencha ensuite sur le numéro 4, et avec un ton confidentiel et respectueux tout à la fois, il me le recommanda comme un article d'été fort en vogue parmi la Nobility et la Gentry, article qu'il considérait comme un honneur de pouvoir livrer à ses compatriotes, si toutefois il lui était permis de se dire mon compatriote.
«M'apporterez-vous les numéros 5 et 8, vagabond! dit alors M. Trabb; apportez-les de suite, ou je vais vous jeter à la porte et les aller chercher moi-même!»
Avec l'assistance de M. Trabb, je choisis les étoffes nécessaires pour confectionner un habillement complet, et je rentrai dans l'arrière-boutique pour me faire prendre mesure; car, bien que M. Trabb eût déjà ma mesure, et qu'il s'en fût contenté jusque là, il me dit, en manière d'excuse, qu'elle ne pouvait plus convenir dans les circonstances actuelles, que c'était même de toute impossibilité. Ainsi donc, M. Trabb me mesura et calcula dans l'arrière-boutique comme si j'eusse été une propriété et lui le plus habile des géomètres; il se donna tant de peine, que j'emportai la conviction que la plus ample facture ne pourrait le dédommager suffisamment. Quand il eut fini et qu'il fut convenu qu'il enverrait le tout chez M. Pumblechook, le jeudi soir, il dit en tenant sa main sur la serrure de l'arrière-boutique:
«Je sais bien, monsieur, que les élégants de Londres ne peuvent en général protéger le commerce local; mais si vous vouliez venir me voir de temps en temps, en qualité de compatriote, je vous en serais on ne peut plus reconnaissant. Je vous souhaite le bonjour, monsieur, bien obligé!... La porte!»
Ce dernier mot était à l'adresse du garçon, qui ne se doutait pas le moins du monde de ce que cela signifiait; mais je le vis se troubler et défaillir pendant que son maître m'époussetait avec ses mains, tout en me reconduisant. Ma première expérience de l'immense pouvoir de l'argent fut qu'il avait moralement renversé le garçon du tailleur Trabb.
Après de mémorable événement, je me rendis chez le chapelier, chez le cordonnier et chez le bonnetier, tout en me disant que j'étais comme le chien de la mère Hubbart, dont l'équipement réclamait les soins de plusieurs genres de commerce. J'allai aussi au bureau de la diligence retenir ma place pour le samedi matin. Il n'était pas nécessaire d'expliquer partout qu'il m'était survenu une magnifique fortune, mais toutes les fois que je disais quelque chose à ce sujet, les boutiquiers cessaient aussitôt de regarder avec distraction par la fenêtre donnant sur la Grande-Rue, et concentraient sur moi toute leur attention. Quand j'eus commandé tout ce dont j'avais besoin, je me rendis chez Pumblechook, et en approchant de sa maison, je l'aperçus debout sur le pas de la porte.
Il m'attendait avec une grande impatience; il était sorti de grand matin dans sa chaise, et il était venu à la forge et avait appris la grande nouvelle: il avait préparé une collation dans la fameuse salle de Barnwell, et il avait ordonné à son garçon de se tenir sous les armes dans le corridor, lorsque ma personne sacrée passerait.
«Mon cher ami, dit M. Pumblechook en me prenant les deux mains, quand nous nous trouvâmes assis devant la collation, je vous félicite de votre bonne fortune; elle est on ne peut plus méritée... oui... bien... méritée!...»
Ceci venait à point, et je crus que c'était de sa part une manière convenable de s'exprimer.
«Penser, dit M. Pumblechook, après m'avoir considéré avec admiration pendant quelques instants, que j'aurai été l'humble instrument de ce qui arrive, est pour moi une belle récompense!»
Je priai M. Pumblechook de se rappeler que rien ne devait jamais être dit, ni même jamais insinué sur ce point.
«Mon jeune et cher ami, dit M. Pumblechook, si toutefois vous voulez bien me permettre de vous donner encore ce nom...»
Je murmurai assez bas:
«Certainement...»
Là-dessus, M. Pumblechook me prit de nouveau les deux mains, et communiqua à son gilet un mouvement qui aurait pu passer pour de l'émotion, s'il se fût produit moins bas.
«Mon jeune et cher ami, comptez que, pendant votre absence je ferai tout mon possible pour que Joseph ne l'oublie pas; Joseph!... ajouta M. Pumblechook d'un ton de compassion; Joseph! Joseph!...»
Là-dessus il secoua la tête en se frappant le front, pour exprimer sans doute le peu de confiance qu'il avait en Joseph.
«Mais, mon jeune et cher ami, continua M. Pumblechook, vous devez avoir faim, vous devez être épuisé; asseyez-vous. Voici un poulet que j'ai fait venir du Cochon bleu. Voici une langue qui m'a été envoyée du Cochon bleu, et puis une ou deux petites choses qui viennent également du Cochon bleu. J'espère que vous voudrez bien y faire honneur. Mais, reprit-il tout à coup, en se levant immédiatement après s'être assis, est-ce bien vrai? Ai-je donc réellement devant les yeux celui que j'ai fait jouer si souvent dans son heureuse enfance!... Permettez-moi, permettez...»
Ce «permettez» voulait dire: «Permettez-moi de vous serrer les mains.» J'y consentis. Il me serra donc les mains avec tendresse, puis il se rassit.
«Voici du vin, dit M. Pumblechook. Buvons... rendons grâces à la fortune. Puisse-t-elle toujours choisir ses favoris avec autant de discernement! Et pourtant je ne puis, continua-t-il en se levant de nouveau; non, je ne puis croire que j'aie devant les yeux celui qui... et boire à la santé de celui que... sans lui exprimer de nouveau combien...; mais, permettez, permettez-moi...»
Je lui dis que je permettais tout ce qu'il voulait. Il me donna une seconde poignée de main, vida son verre et le retourna sens dessus dessous. Je fis comme lui, et si je m'étais retourné moi-même, au lieu de retourner mon verre, le vin ne se serait pas porté plus directement à mon cerveau.
M. Pumblechook me servit l'aile gauche du poulet et la meilleure tranche de la langue; il ne s'agissait plus ici des débris innomés du porc, et je puis dire que, comparativement, il ne prit aucun soin de lui-même.
«Ah! pauvre volaille! pauvre volaille! tu ne pensais guère, dit M. Pumblechook en apostrophant le poulet sur son plat, quand tu n'étais encore qu'un jeune poussin, tu ne pensais guère à l'honneur qui t'était réservé; tu n'espérais pas être un jour servie sur cette table et sous cet humble toit à celui qui.... Appelez cela de la faiblesse si vous voulez, dit M. Pumblechook en se levant, mais permettez... permettez!...»
Je commençais à trouver qu'il était inutile de répéter sans cesse la formule qui l'autorisait. Il le comprit, et agit en conséquence. Mais comment put-il me serrer si souvent les mains sans se blesser avec mon couteau? Je n'en sais vraiment rien.
«Et votre sœur, continua-t-il, après qu'il eût mangé quelques bouchées sans se déranger; votre sœur qui a eu l'honneur de vous élever à la main, il est bien triste de penser qu'elle n'est plus capable de comprendre ni d'apprécier tout l'honneur... permettez!...»
Voyant qu'il allait encore s'élancer sur moi, je l'arrêtai.
«Nous allons boire à sa santé! dis-je.
Ah! s'écria M. Pumblechook en se laissant retomber sur sa chaise, complètement foudroyé d'admiration, voilà comment vous savez reconnaître, monsieur,—je ne sais pas à qui «monsieur» s'adressait, car il n'y avait personne avec nous, et cependant ce ne pouvait être à moi,—c'est ainsi que vous savez reconnaître les bons procédés, monsieur... toujours bon et toujours généreux. Une personne vulgaire, dit le servile Pumblechook en reposant son verre sans y avoir goûté et en le reprenant en toute hâte, pourrait me reprocher de dire toujours la même chose, mais permettez!... permettez!...»
Quand il eut fini, il reprit sa place et but à la santé de ma sœur.
«Ne nous aveuglons pas, dit M. Pumblechook, son caractère n'était pas exempt de défauts, mais il faut espérer que ses intentions étaient bonnes.»
À ce moment, je commençai à remarquer que sa face devenait rouge. Quant à moi, je sentais ma figure me cuire comme si elle eût été plongée dans du vin.
J'avertis M. Pumblechook que j'avais donné ordre qu'on apportât mes nouveaux habits chez lui. Il s'étonna que j'eusse bien voulu le distinguer et l'honorer à ce point. Je lui fis part de mon désir d'éviter l'indiscrète curiosité du village. Il m'accabla alors de louanges et me porta incontinent aux cieux. Il n'y avait, à l'entendre, absolument que lui qui fût digne de ma confiance, et, en un mot, il me suppliait de la lui continuer. Il me demanda tendrement si je me souvenais des jeux de mon enfance et du temps où nous nous amusions à compter, et comment nous étions allés ensemble pour contracter mon engagement d'apprentissage, et combien il avait toujours été l'idéal de mon imagination et l'ami de mon choix. Aurai-je bu dix fois autant de verres de vin que j'en avais bu, j'aurais toujours pu comprendre qu'il n'avait jamais été tel qu'il le disait dans ses relations avec moi, et du fond de mon cœur j'aurais protesté contre cette idée. Cependant je me souviens que je restai convaincu après tout cela que je m'étais grandement trompé sur son compte, et qu'en somme, il était un bon, jovial et sensible compagnon.
Petit à petit, il prit une telle confiance en moi, qu'il en vint à me demander avis sur ses propres affaires. Il me confia qu'il se présentait une excellente occasion d'accaparer et de monopoliser le commerce du blé et des grains, et que s'il pouvait agrandir son établissement, il réaliserait toute une fortune; mais qu'une seule chose lui manquait pour ce magnifique projet, et que cette chose était la plus importante de toutes; qu'en un mot, c'étaient les capitaux, mais qu'il lui semblait, à lui, Pumblechook, que si ces capitaux étaient versés dans l'affaire par un associé anonyme, lequel associé anonyme n'aurait autre chose à faire qu'à entrer et à examiner les livres toutes les fois que cela lui plairait, et à venir deux fois l'an prendre sa part des bénéfices, à raison de 50 pour 100; qu'il lui semblait donc, répéta-t-il, que c'était là une excellente proposition à faire à un jeune homme intelligent et possesseur d'une certaine fortune, et qu'elle devait mériter son attention. Il voulait savoir ce que j'en pensais, car il avait la plus grande confiance dans mon opinion. Je lui répondis:
«Attendez un peu.»
L'étendue et la clairvoyance contenues dans cette manière de voir le frappèrent tellement, qu'il ne me demanda plus la permission de me serrer les mains; mais il m'assura qu'il devait le faire autrement. Il me les serra en effet de nouveau.
Nous vidâmes la bouteille, et M. Pumblechook s'engagea à vingt reprises différentes à avoir l'œil sur Joseph, je ne sais pas quel œil, et à me rendre des services aussi efficaces que constants, je ne sais pas quels services. Il m'avoua pour la première fois de sa vie, après en avoir merveilleusement gardé le secret, qu'il avait toujours dit, en parlant de moi:
«Ce garçon n'est pas un garçon ordinaire, et croyez-moi, son avenir ne sera pas celui de tout le monde.»
Il ajouta avec des larmes dans son sourire, que c'était une chose bien singulière à penser aujourd'hui. Et moi je dis comme lui. Enfin je me trouvai en plein air, avec la vague persuasion qu'il y avait certainement quelque chose de changé dans la marche du soleil, et j'arrivai à moitié endormi à la barrière, sans seulement m'être douté que je m'étais mis en route.
Là, je fus réveillé par M. Pumblechook, qui m'appelait. Il était bien loin dans la rue, et me faisait des signes expressifs de m'arrêter. Je m'arrêtai donc, et il arriva tout essoufflé.
«Non, mon cher ami, dit-il, quand il eût recouvré assez d'haleine pour parler; non, je ne puis faire autrement.... Je ne laisserai pas échapper cette occasion de recevoir encore une marque de votre amitié. Permettez à un vieil ami qui veut votre bien... permettez...»
Nous échangeâmes pour la centième fois une poignée de mains, et il ordonna avec la plus grande indignation à un jeune charretier qui était sur la route de me faire place et de s'ôter de mon chemin. Il me donna alors sa bénédiction et continua à me faire signe en agitant sa main, jusqu'à ce que j'eusse disparu au tournant de la route. Je me jetai dans un champ, et je fis un long somme sous une haie, avant de rentrer à la maison.
Je n'avais qu'un maigre bagage à emporter avec moi à Londres; car bien peu, du peu que je possédais, pouvait convenir à ma nouvelle position. Je commençai néanmoins à tout empaqueter dans l'après-dînée. J'emballai follement jusqu'aux objets dont je savais avoir besoin le lendemain matin, me figurant qu'il n'y avait pas un moment à perdre.
Le mardi, le mercredi, le jeudi passèrent, et le vendredi matin je me rendis chez M. Pumblechook, où je devais mettre mes nouveaux habits avant d'aller rendre visite à miss Havisham. M. Pumblechook m'abandonna sa propre chambre pour m'habiller. On y avait mis des serviettes toutes blanches pour la circonstance. Il va sans dire que mes habits neufs me procurèrent du désappointement. Il est vraisemblable que depuis qu'on porte des habits, tout vêtement neuf et impatiemment attendu n'a jamais répondu de tout point aux espérances de celui pour lequel il a été fait. Mais après avoir porté les miens pendant environ une demi-heure, et avoir pris une infinité de postures devant la glace exiguë de M. Pumblechook, en faisant d'incroyables efforts pour voir mes jambes, ils me parurent aller mieux. Comme c'était jour de marché à la ville voisine, située à environ dix milles, M. Pumblechook n'était pas chez lui. Je ne lui avais pas précisé le jour de mon départ et il était probable que je n'échangerais plus de poignées de mains avec lui avant de partir. Tout cela était pour le mieux, et je sortis dans mon nouveau costume, honteux d'avoir à passer devant le garçon de boutique et soupçonnant, après tout, que je n'étais pas plus à mon avantage personnel que Joe dans ses habits des dimanches. Je fis un grand détour pour me rendre chez miss Havisham, et j'eus beaucoup de peine pour sonner à la porte, à cause de la roideur de mes doigts, renfermés dans des gants trop étroits. Sarah Pocket vint m'ouvrir. Elle recula littéralement en me voyant si changé; son visage de coquille de noix passa instantanément du brun au vert et du vert au jaune.
«Toi!... fit-elle!... toi, bon Dieu!... que veux-tu?
—Je vais partir pour Londres, miss Pocket, dis-je, et je désirerais vivement faire mes adieux à miss Havisham.»
Sans doute on ne m'attendait pas, car elle me laissa enfermé dans la cour, pendant qu'elle allait voir si je devais être introduit. Elle revint peu après et me fit monter, sans cesser de me regarder durant tout le trajet.
Miss Havisham prenait de l'exercice dans la chambre à la longue table. Elle s'appuyait comme toujours sur sa béquille. La chambre était éclairée, comme précédemment par une chandelle. Au bruit que nous fîmes en entrant, elle s'arrêta pour se retourner. Elle se trouvait justement en face du gâteau moisi des fiançailles.
«Vous pouvez rester, Sarah, dit-elle. Eh! bien, Pip?
—Je pars pour Londres demain matin, miss Havisham.»
J'étais on ne peut plus circonspect sur ce que je devais dire.
«Et j'ai cru bien faire en venant prendre congé de vous.
—C'est très bien, Pip, dit-elle en décrivant un cercle autour de moi avec sa canne, comme si elle était la fée bienfaisante qui avait changé mon sort, et qui eût voulu mettre la dernière main à son œuvre.
—Il m'est arrivé une bien bonne fortune depuis la dernière fois que je vous ai vue, miss Havisham, murmurai-je, et j'en suis bien reconnaissant, miss Havisham!
—Là! là! dit-elle, en tournant les yeux avec délices vers l'envieuse et désappointée Sarah, j'ai vu M. Jaggers, j'ai appris cela, Pip. Ainsi donc tu pars demain?
—Oui, miss Havisham.
—Et tu es adopté par une personne riche?
—Oui, miss Havisham.
—Une personne qu'on ne nomme pas?
—Non, miss Havisham.
—Et M. Jaggers est ton tuteur?
—Oui, miss Havisham.
Elle se complaisait dans ces questions et ces réponses, tant était vive sa joie en voyant le désappointement jaloux de Sarah Pocket.
«Eh bien! continua-t-elle, tu as à présent une carrière ouverte devant toi. Sois sage, mérite ce qu'on fait pour toi, et profite des conseils de M. Jaggers.»
Elle fixait les yeux tantôt sur moi, tantôt sur Sarah, et la figure que faisait Sarah amenait sur son visage ridé un cruel sourire.
«Adieu, Pip, tu garderas toujours le nom de Pip, tu entends bien!
—Oui, miss Havisham.
—Adieu, Pip.»
Elle étendit la main; je tombai à genoux, je la saisis et la portai à mes lèvres. Je n'avais pas prévu comment je devais la quitter, et l'idée d'agir ainsi me vint tout naturellement au moment voulu. Elle lança sur Sarah un regard de triomphe, et je laissai ma bienfaitrice les deux mains posées sur sa canne, debout au milieu de cette chambre tristement éclairée, à côté du gâteau moisi des fiançailles, que ses toiles d'araignées dérobaient à la vue.
Sarah Pocket me conduisit jusqu'à la porte, comme si j'eusse été un fantôme qu'elle eût souhaité voir dehors. Elle ne pouvait revenir du changement qui s'était opéré en moi, et elle en était tout à fait confondue. Je lui dis:
«Adieu, miss Pocket.»
Elle se contenta de me regarder fixement, et paraissait trop préoccupée pour se douter que je lui avais parlé. Une fois hors de la maison, je me rendis, avec toute la célérité possible, chez Pumblechook. J'ôtai mes habits neufs, j'en fis un paquet, et je revins à la maison, vêtu de mes habits ordinaires, beaucoup plus à mon aise, à vrai dire, quoique j'eusse un paquet à porter.
Et maintenant, ces six jours qui devaient s'écouler si lentement, étaient passés, et bien rapidement encore, et le lendemain me regardait en face bien plus fixement que je n'osais le regarder. À mesure que les six soirées s'étaient d'abord réduites à cinq, puis à quatre, puis à trois, enfin à deux, je me plaisais de plus en plus dans la société de Joe et de Biddy. Le dernier soir, je mis mes nouveaux vêtements pour leur faire plaisir, et je restai dans ma splendeur jusqu'à l'heure du coucher. Nous eûmes pour cette occasion un souper chaud, orné de l'inévitable volaille rôtie, et pour terminer nous bûmes un peu de liqueur. Nous étions tous très abattus, et nous essayions vainement de paraître de joyeuse humeur.
Je devais quitter notre village à cinq heures du matin, portant avec moi mon petit portemanteau. J'avais dit à Joe que je voulais partir seul. Mon but, je le crois et je le crains, était, en agissant ainsi, d'éviter le contraste choquant qui se serait produit entre Joe et moi, si nous avions été ensemble jusqu'à la diligence. J'avais tout fait pour me persuader que l'égoïsme était étranger à ces arrangements, mais une fois rentré dans ma petite chambre, où j'allais dormir pour la dernière fois, je fus bien forcé d'admettre qu'il en était autrement. J'eus un instant l'idée de descendre pour prier Joe de vouloir bien m'accompagner le lendemain matin, mais je n'en fis rien.
Toute la nuit, je vis des diligences qui, toutes, se rendaient en tout autre endroit qu'à Londres; elles étaient attelées, tantôt de chiens, tantôt de chats, tantôt de cochons, tantôt d'hommes, mais nulle part je ne voyais la moindre trace de chevaux. Je rêvai de voyages manqués et fantastiques, jusqu'au point du jour, moment où les oiseaux commencèrent à chanter. Alors je me levai, et m'étant habillé à demi, je m'assis à la croisée pour jouir une dernière fois de la vue, et là je me rendormis.
Biddy s'était levée de grand matin pour me préparer à déjeuner. Bien que je ne dormisse pas une heure à la fenêtre, je sentis la fumée du feu de la cuisine, lorsque je m'éveillai, et j'eus l'idée terrible que l'après-midi devait être avancée. Quand j'eus entendu pendant longtemps le bruit des tasses, et que je pensai que tout était prêt, je me fis violence pour descendre, et malgré tout je restais là. Je passai mon temps à dessangler mon portemanteau, à l'ouvrir et à le fermer alternativement, jusqu'au moment où Biddy me cria de descendre et qu'il était déjà tard.
Je déjeunai précipitamment et sans appétit, après quoi je me levais de table, en disant avec une sorte de gaieté forcée:
«Allons, je suppose qu'il est l'heure de partir.»
Alors j'embrassai ma sœur, qui riait en agitant la tête dans son fauteuil comme d'habitude; j'embrassai Biddy, et je jetai mes bras autour du cou de Joe. Je pris ensuite mon petit portemanteau et je partis. Bientôt j'entendis du bruit, et je regardai derrière moi: je vis Joe qui jetait un vieux soulier[4]. Je m'arrêtai pour agiter mon chapeau, et le bon Joe agitait son bras vigoureux au-dessus de sa tête, en criant de toutes ses forces:
«Hourra!»
Quant à Biddy, elle cachait sa tête dans son tablier.
Je m'éloignai d'un bon pas, pensant en moi-même qu'il était plus facile de partir que je ne l'avais supposé, et en réfléchissant à l'effet qu'auraient produit les vieux souliers jetés après la diligence en présence de toute la Grande-Rue. Je me mis à siffler, comme si cela ne me faisait rien de partir; mais le village était tranquille et silencieux, et les légères vapeurs du matin se levaient solennellement comme si elles eussent voulu me laisser apercevoir l'univers tout entier. J'avais été si petit et si innocent dans ces lieux; au delà, tout était si nouveau et si grand pour moi, que bientôt, en poussant un gros soupir, je me mis à fondre en larmes. C'était près du poteau indicateur qui se trouve au bout du village, et j'y appuyai ma main en disant:
«Adieu, ô mon cher, mon bien cher ami!»
Nous ne devrions jamais avoir honte de nos larmes, car c'est une pluie qui disperse la poussière, qui recouvre nos cœurs endurcis. Je me trouvais bien mieux quand j'eus pleuré: j'étais plus chagrin, je comprenais mieux mon ingratitude; en un mot, j'étais meilleur. Si j'avais pleuré plus tôt, j'aurais dit à Joe de m'accompagner.
Ces larmes m'émurent à un tel point, qu'elles recommencèrent à couler à plusieurs reprises pendant mon paisible voyage, et que de la voiture, apercevant encore au loin la ville, je délibérais, le cœur gonflé, si je ne descendrais pas au prochain relais, et si je ne retournerais pas à la maison pour y faire des adieux plus tendres. On changea de chevaux, et je n'avais encore rien résolu; cependant, je me consolai en pensant que je pourrais descendre et retourner au relais suivant, lorsque nous repartîmes. Pendant que mon esprit était ainsi occupé, je m'imaginais voir, dans un homme qui suivait la même route que nous, l'exacte ressemblance de Joe, et mon cœur battait avec force, comme s'il eût été possible que ce fût lui.
Nous relayâmes encore, puis encore, enfin il fut trop tard et nous étions trop loin pour que je continuasse à penser à retourner sur mes pas. Le brouillard s'était entièrement et solennellement levé, et le monde s'étendait devant moi.