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Les grandes espérances

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CHAPITRE XX.

Le voyage de notre ville à la métropole dura environ cinq heures. Il était un peu plus de midi lorsque la diligence à quatre chevaux dans laquelle j'étais placé s'engagea dans le labyrinthe commercial ce Cross-Keys, de Wood-Street, de Cheapside, de Londres, en un mot.

Nous autres Anglais, nous avions particulièrement, à cette époque, décidé que c'était un crime de lèse-nation que de mettre en doute qu'il pût y avoir au monde quelque chose de mieux que nous et tout ce que nous possédons: autrement, pendant que j'errais dans l'immensité de Londres, je me serais, je le crois, demandé souvent si la grande ville n'était pas tant soit peu laide, tortueuse, étroite et sale.

M. Jaggers m'avait dûment envoyé son adresse. C'était dans la Petite-Bretagne, et il avait eu soin d'écrire sur sa carte: «En sortant de Smithfield et près du bureau de la diligence.» Quoi qu'il en soit, un cocher de fiacre qui semblait avoir autant de collets à son graisseux manteau que d'années, m'emballa dans sa voiture après m'avoir hissé sur un nombre infini de marchepieds, comme s'il allait me conduire à cinquante milles. Il mit beaucoup de temps à monter sur un siège recouvert d'une vielle housse vert pois, toute rongée, usée par le temps, et déchiquetée par les vers. C'était un équipage merveilleux, avec six grandes couronnes de comte sur les panneaux, et derrière, quantité de choses tout en loques, pour supporter je ne sais combien de laquais, et une flèche en bas pour empêcher les piétons amateurs de céder à la tentation de remplacer les laquais.

J'avais à peine eu le temps de goûter les douceurs de la voiture et de penser combien elle ressemblait à une cour à fumier et à une boutique à chiffons, tout en cherchant pourquoi les sacs où les chevaux devaient manger se trouvaient à l'intérieur, quand je vis le cocher se préparer à descendre, comme si nous allions nous arrêter. Effectivement, nous nous arrêtâmes bientôt dans une rue à l'aspect sinistre, devant un certain bureau dont la porte était ouverte, et sur laquelle on lisait: M. JAGGERS.

«Combien? demandai-je au cocher.

—Un shilling, me répondit-il, à moins que vous ne vouliez donner davantage.»

Naturellement, je ne voulais pas donner davantage, et je le lui dis.

«Alors, c'est un shilling, observa le cocher. Je ne tiens pas à me faire une affaire avec lui, je le connais.»

Il cligna de l'œil et secoua la tête en prononçant le nom de M. Jaggers.

Quand il eut pris son shilling et qu'il eut employé un certain temps à remonter sur son siège, il se décida à partir; ce qui parut apporter un grand soulagement à son esprit. J'entrai dans le premier bureau avec mon portemanteau à la main, et je demandai si M. Jaggers était chez lui.

«Il n'y est pas, répondit le clerc, il est à la Cour. Est-ce à M. Pip que j'ai l'honneur de parler?»

Je fis un signe affirmatif.

«M. Jaggers a dit que vous l'attendiez dans son cabinet. Il n'a pu dire combien de temps il serait absent, ayant une cause en train, mais je suppose que son temps étant très précieux, il ne sera que le temps strictement nécessaire.»

Sur ces mots, le clerc ouvrit une porte et me fit entrer dans une pièce retirée, donnant sur le derrière. Là, je trouvai un individu borgne, entièrement vêtu de velours, et portant des culottes courtes. Cet individu, se trouvant interrompu dans la lecture de son journal, s'essuya le nez avec sa manche.

«Allez attendre dehors, Mike,» dit le clerc.

Je commençai à balbutier que j'espérais ne pas être importun, quand le clerc poussa l'individu dehors avec si peu de cérémonie que j'en fus tout étonné. Puis, lui jetant sa casquette sur les talons d'un air de moquerie, il me laissa seul.

Le cabinet de M. Jaggers recevait la lumière d'en haut. C'était un lieu fort triste. Le vitrage était tout de pièces et de morceaux, comme une tête cassée, et les maisons voisines, toutes déformées, semblaient se pencher pour me regarder au travers. Il n'y avait pas autant de paperasses que je m'attendais à en trouver; mais il y avait des objets singuliers que je ne m'attendais pas du tout à voir. Par exemple, on pouvait contempler dans ce lieu singulier un vieux pistolet rouillé, un sabre dans son fourreau, plusieurs boîtes et plusieurs paquets à l'aspect étrange, et sur une tablette deux effroyables moules en plâtre, de figures particulièrement enflées et tirées autour du nez. Le fauteuil à dossier de M. Jaggers était recouvert en crin noir et avait des rangées de clous en cuivre tout autour, comme un cercueil. Il me semblait le voir s'étaler dans ce fauteuil et mordre son index devant ses clients. La pièce était petite, et les clients paraissaient avoir l'habitude de s'appuyer contre le mur, car il était, surtout en face du fauteuil de M. Jaggers, tout graisseux, sans doute par le frottement continuel des épaules. Je me rappelais en effet que l'individu borgne s'était glissé adroitement contre la muraille, quand j'avais été la cause innocente de son expulsion.

Je m'assis sur la chaise des clients, placée tout contre le fauteuil de M. Jaggers, et je fus fasciné par la sombre atmosphère du lieu. Je me souviens d'avoir remarqué que le clerc avait, comme son patron, l'air de savoir toujours quelque chose de désavantageux sur chacun des gens qui se présentaient devant lui. Je me demandais en moi-même combien il y avait de clercs à l'étage supérieur, et s'ils avaient tous la même puissance nuisible sur leurs semblables? Je m'étonnais de voir tant de vieille paille dans la chambre, et je me demandais comment elle y était venue? J'étais curieux de savoir si les deux figures enflées étaient de la famille de M. Jaggers, et je me demandais pourquoi, s'il était réellement assez infortuné pour avoir eu deux parents d'aussi mauvaise mine, il les reléguait sur cette tablette poudreuse, exposés à être noircis par les mouches, au lieu de leur donner une place au foyer domestique? Je n'avais, bien entendu, aucune idée de ce que c'était qu'un jour d'été à Londres, et mon esprit pouvait bien être oppressé par l'air chaud et étouffant et par la poussière et le gravier qui couvraient tous les meubles. Cependant, je continuai à rester assis et à attendre dans l'étroit cabinet de M. Jaggers, tout étonné de ce que je voyais, jusqu'au moment où il me devint impossible de supporter plus longtemps la vue des deux bustes placés en face du fauteuil de M. Jaggers. Je me levai donc, et je sortis.

Quand je dis au clerc que j'allais faire un tour et prendre l'air en attendant le retour de M. Jaggers, il me conseilla d'aller jusqu'au bout de la rue, de tourner le coin, et m'apprit que là je tomberais dans Smithfield. En effet, j'y fus bientôt. Cette ignoble place, toute remplie d'ordures, de graisse, de sang et d'écume semblait m'attacher et me retenir. J'en sortis avec toute la promptitude possible, en tournant dans une rue où j'aperçus le grand dôme de Saint-Paul, qui se penchait pour me voir, par-dessus une construction lugubre, qu'un passant m'apprit être la prison de Newgate. En suivant le mur de la prison, je trouvai le chemin couvert de paille, pour étouffer le bruit des voitures. Je jugeai par là, et par la quantité de gens qui stationnaient tout alentour, en exhalant une forte odeur de bière et de liqueurs, que les jugements allaient leur train.

Pendant que je regardais autour de moi, un employé de justice, excessivement sale et à moitié ivre, me demanda si je ne désirais pas entrer pour entendre prononcer un jugement ou deux; il m'assura qu'il pouvait me faire avoir une place de devant, moyennant la somme d'une demi-couronne; que pour ce prix modique je verrais tout à mon aise le Lord Grand-Juge avec sa grande robe et sa grande perruque; il m'annonçait ce terrible personnage comme on annonce les figures de cire, mais bientôt il me l'offrit au prix réduit de dix-huit pence. Comme je déclinais sa proposition, sous prétexte de rendez-vous, il eut la bonté de me faire entrer dans une cour, et de me montrer l'endroit où on rangeait les potences, et aussi celui où on fouettait publiquement. Ensuite, il me montra la porte par laquelle les condamnés passent pour se rendre au supplice; augmentant l'intérêt que devait exciter en moi cette terrible porte, en me donnant à entendre que le surlendemain, à huit heures du matin, quatre de ces malheureux devaient passer par là pour être pendus sur une seule ligne. C'était horrible et cela me fit concevoir une triste idée de Londres, d'autant plus que celui qui avait voulu me faire voir le Lord Grand-Juge portait, des pieds à la tête, jusqu'à son mouchoir inclusivement, des habits qui, évidemment, dans l'origine, ne lui avaient pas appartenu, et qu'il devait avoir achetés, du moins je l'avais en tête, à vil prix chez le bourreau. Dans ces circonstances, je crus en être quitte à bon compte en lui donnant un shilling.

Je passai à l'étude pour demander si M. Jaggers était rentré. Là j'appris qu'il était encore absent, et je sortis de nouveau. Cette fois je fis le tour de la Petite-Bretagne en tournant par le clos Bartholomé. J'appris alors que d'autres personnes que moi attendaient le retour de M. Jaggers. Il y avait deux hommes à l'aspect mystérieux qui longeaient le clos Bartholomé, occupés, tout en causant, à mettre le bout de leurs souliers entre les pavés. L'un disait à l'autre, au moment où ils passaient près de moi pour la première fois:

«Jaggers le ferait si cela était à faire.»

Il y avait un rassemblement de deux femmes et de trois hommes dans un coin. Une des deux femmes versait des larmes sur son châle, et l'autre, tout en la tirant par son châle, la consolait en disant:

«Jaggers est pour lui, Mélia, que veux-tu de plus?»

Or, pendant que je flânais dans le clos Bartholomé, un petit juif borgne survint. Il était accompagné d'un autre petit juif qu'il envoya faire une commission. En l'absence du messager, je remarquai que ce juif, qui sans doute était d'un tempérament nerveux, se livrait à une gigue d'impatience sous un réverbère, tout en répétant avec une sorte de frénésie ces mots:

«Oh! Zazzerz!... Zazzerz!... Zazzerz!... Tous les autres ne valent pas le diable! C'est Zazzerz qu'il me faut.»

Ces témoignages de la popularité de mon tuteur me firent une profonde impression, et j'admirai, en m'étonnant plus que jamais.

À la fin, en regardant à travers la grille de fer du clos Bartholomé, dans la Petite Bretagne, je vis M. Jaggers qui traversait la rue et venait de mon côté. Tous ceux qui l'attendaient le virent en même temps que moi. Ce fut un véritable assaut. M. Jaggers mit une main sur mon épaule, m'entraîna et me fit marcher à ses côtés sans me dire une seule parole, puis il s'adressa à ceux qui le suivaient.

Il commença par les deux hommes mystérieux:

«Je n'ai rien à vous dire, fit M. Jaggers en leur montrant son index; je n'en veux pas savoir davantage: quant au résultat, c'est une flouerie, je vous ai toujours dit que c'était une flouerie!... Avez-vous payé Wemmick?

—Nous nous sommes procuré l'argent ce matin, monsieur, dit un des deux hommes d'un ton soumis, tandis que l'autre interrogeait la physionomie de M. Jaggers.

—Je ne vous demande ni quand ni comment vous vous l'êtes procuré.... Wemmick l'a-t-il?

—Oui, monsieur, répondirent les deux hommes en même temps.

—Très bien! Alors, vous pouvez vous en aller, je ne veux plus rien entendre! dit M. Jaggers en agitant sa main pour les renvoyer. Si vous me dites un mot de plus, j'abandonne l'affaire.

—Nous avons pensé, monsieur Jaggers..., commença un des deux hommes en ôtant son chapeau.

—C'est ce que je vous ai dit de ne pas faire, dit M. Jaggers. Vous avez pensé... à quoi et pourquoi faire?... je dois penser pour vous. Si j'ai besoin de vous, je sais où vous trouver. Je n'ai pas besoin que vous veniez me trouver. Allons, assez, pas un mot de plus!»

Les deux hommes se regardèrent pendant que M. Jaggers agitait sa main pour les renvoyer, puis ils se retirèrent humblement sans proférer une parole.

«À vous, maintenant! dit M. Jaggers, s'arrêtant tout à coup pour s'adresser aux deux femmes qui avaient des châles, à celles que les trois hommes venaient de quitter. Oh! Amélie, est-ce vrai?

—Oui, M. Jaggers.

—Et vous souvenez-vous, repartit M. Jaggers, que sans moi vous ne seriez pas et ne pourriez pas être ici?

—Oh! oui, vraiment, monsieur! répondirent simultanément les femmes, que Dieu vous garde, monsieur, nous le savons bien!

—Alors, dit M. Jaggers, pourquoi venez-vous ici?

—Mon billet, monsieur, fit la femme qui pleurait.

—Hein? fit M. Jaggers; une fois pour toutes, si vous ne pensez pas que votre billet soit en bonnes mains, je le sais, moi; et si vous veniez ici pour m'ennuyer avec votre billet, je ferai un exemple de vous et de votre billet en le laissant glisser de mes mains. Avez-vous payé Wemmick?

—Oh! oui, monsieur, jusqu'au dernier penny.

—Très bien. Alors vous avez fait tout ce que vous aviez à faire. Dites un mot... un seul mot de plus... et Wemmick va vous rendre votre argent.»

Cette terrible menace nous débarrassa immédiatement des deux femmes. Il ne restait plus personne que le juif irritable qui avait déjà, à plusieurs reprises, porté à ses lèvres le pan de l'habit de M. Jaggers.

«Je ne connais pas cet homme, dit M. Jaggers toujours du même ton peu engageant. Que veut cet individu?

—Mon zer monzieur Zazzerz, ze zuis frère d'Abraham Lazaruz!

—Qu'est-ce? dit M. Jaggers; lâchez mon habit.»

L'homme ne lâcha prise qu'après avoir encore une fois baisé le pan de l'habit de M. Jaggers, et il répliqua:

«Abraham Lazaruz, zoupzonné pour l'arzenterie.

—Trop tard! dit M. Jaggers, trop tard! je suis pour l'autre partie!...

—Saint père! monzieur Zazzerz... trop tard!... s'écria l'homme nerveux en pâlissant, ne dites pas que vous êtes contre Abraham Lazaruz!

—Si... dit M. Jaggers, et c'est une affaire finie.... Allez vous-en!

—Monzieur Zazzerz, seulement une demi-minute. Mon couzin est en ce moment auprès de M. Wemmick pour lui offrir ce qu'il voudra. Monzieur Zazzerz! un quart de minute. Si vous avez reçu de l'autre partie une somme d'argent, quelle qu'elle soit, l'argent ne fait rien! Monzieur Zazzerz!... Monzieur!...»

Mon tuteur se débarrassa de l'importun avec un geste de suprême indifférence et le laissa se trémousser sur le pavé comme s'il eût été chauffé à blanc. Nous gagnâmes la maison sans plus d'interruption. Là, nous trouvâmes le clerc et l'homme en veste de velours et en casquette garnie de fourrures.

«Mike est là, dit le clerc en quittant son tabouret et s'approchant confidentiellement de M. Jaggers.

—Oh! dit M. Jaggers en se tournant vers l'homme qui ramenait une mèche de ses cheveux sur son front comme le taureau de Cock Robin tirait le cordon de la sonnette. Votre homme vient cette après-midi. Eh bien!

—Eh bien! M. Jaggers, dit Mike avec la voix d'un homme qui a un rhume chronique; après bien de la peine, j'en ai trouvé un qui pourra faire l'affaire.

—Qu'est-il prêt à jurer?

—Monsieur Jaggers, dit Mike en essuyant cette fois son nez avec sa casquette de fourrure; en somme je crois qu'il jurera n'importe quoi.»

M. Jaggers devenait de plus en plus irrité.

«Je vous avais cependant averti d'avance, dit-il en montrant son index au client craintif, que si vous supposiez avoir le droit de parler de la sorte ici, je ferais de vous un exemple. Comment! infernal scélérat que vous êtes, osez-vous me parler ainsi?»

Le client parut effrayé, et en même temps embarrassé comme un homme qui n'a pas conscience de ce qu'il a fait.

«Cruche! dit le clerc en le poussant du coude, tête creuse! Pourquoi lui dites-vous cela en face?

—Allons, répondez-moi vivement, mauvais garnement, dit mon tuteur d'un ton sévère: encore une fois et pour la dernière, qu'est-ce que l'homme que vous m'amenez est prêt à jurer?»

Mike regardait mon tuteur dans le blanc des yeux, comme s'il eût cherché à y lire sa leçon, puis il répliqua lentement:

«Il donnera des renseignements d'un caractère général, ou bien il jurera qu'il a passé avec la personne toute la nuit en question.

—Allons, maintenant, faites bien attention: dans quelle position sociale est cet homme?»

Mike regardait tantôt sa casquette, tantôt le plancher, tantôt le plafond; puis il tourna les yeux vers moi et vers le clerc, avant de risquer sa réponse, et en faisant beaucoup de mouvements, il se prit à dire:

«Nous l'avons habillé comme...»

Mon tuteur s'écria tout à coup:

«Ah! vous y tenez!... vous y tenez!...»

—Cruche!...» ajouta le clerc en lui donnant encore une fois un grand coup de coude.

Après de nouvelles hésitations, Mike partit et recommença:

«Il est habillé en homme respectable, comme qui dirait un pâtissier.

—Est-il là? demanda M. Jaggers.

—Je l'ai laissé, répondit Mike, assis sur le pas d'une porte au coin de la rue.

—Faites-le passer devant cette fenêtre, que je le voie.»

La fenêtre indiquée était celle de l'étude. Nous nous approchâmes tous les trois derrière le grillage, et nous vîmes le client passer comme par hasard en compagnie d'un grand escogriffe à l'air sinistre, vêtu de blanc et portant un chapeau en papier. Ce marmiton était loin d'être à jeun, il avait un certain œil poché qui était devenu vert et jaune, vu son état de convalescence, et qu'il avait peint pour le dissimuler.

«Dites-lui qu'il emmène son témoin sur-le-champ, dit mon tuteur au clerc avec un profond dégoût, et demandez-lui ce qu'il entend que je fasse d'un pareil individu.»

Mon tuteur m'emmena ensuite dans son propre appartement, et, tout en déjeunant avec des sandwiches et un flacon de Sherry, il m'apprit en ce moment les dispositions qu'il avait prises pour moi. Je devais me rendre à l'Hôtel Barnard, chez M. Pocket junior, où un lit avait été préparé pour me recevoir; je devais rester avec M. Pocket junior jusqu'au lundi; et, ce jour-là je devais me rendre avec lui chez M. son père afin de pouvoir décider si je pourrais m'y plaire. J'appris aussi quelle serait ma pension; elle était fort convenable. Mon tuteur tira de son tiroir pour me les donner les adresses de plusieurs négociants auxquels je devais recourir pour mes vêtements et tout ce dont je pourrais avoir besoin.

«Vous serez satisfait du crédit qu'on vous accordera, monsieur Pip, dit mon tuteur, dont la bouteille de Sherry répandait autant d'odeur que le fût lui-même, pendant qu'il se rafraîchissait à la hâte; mais je serai toujours à même de suspendre votre pension, si je vous trouve jamais ayant affaire aux policemen. Il est certain que vous tournerez mal d'une façon ou d'une autre, mais ce n'est pas de ma faute.»

Quand j'eus réfléchi pendant quelques instants sur cette opinion encourageante, je demandai à M. Jaggers si je pouvais envoyer chercher une voiture. Il me répondit que cela n'en valait pas la peine, que j'étais très près de ma destination, et que Wemmick m'accompagnerai si je le désirais.

J'appris alors que Wemmick était le clerc que j'avais vu dans l'étude. On sonna un autre clerc occupé en haut et qui vint prendre la place de Wemmick pendant que Wemmick serait absent. Je l'accompagnai dans la rue après avoir serré les mains de mon tuteur. Nous trouvâmes une foule de gens qui rôdaient devant la porte; mais Wemmick sut se frayer un chemin au milieu d'eux en leur disant doucement, mais d'un ton déterminé:

«Je vous dis que c'est inutile; il n'a absolument rien à vous dire.»

Nous pûmes donc bientôt nous en débarrasser, et nous poursuivîmes notre chemin en marchant côte à côte.


CHAPITRE XXI.

Je jetai les yeux sur M. Wemmick, tout en marchant à côté de lui, pour voir à quoi il ressemblait en plein jour. Je trouvai que c'était un homme sec, plutôt court que grand, ayant une figure de bois, carrée, dont les traits semblaient avoir été dégrossis au moyen d'un ciseau ébréché, il y avait quelques endroits qui auraient formé des fossettes si l'instrument eût été plus fin et la matière plus délicate, mais qui, de fait, n'étaient que des échancrures: le ciseau avait tenté trois ou quatre de ces embellissements sur son nez, mais il les avait abandonnés sans faire le moindre effort pour les parachever. Je jugeai qu'il devait être célibataire, d'après l'état éraillé de son linge, et il semblait avoir supporté bien des pertes, car il portait au moins quatre anneaux de deuil, sans compter une broche représentant une dame et un saule pleureur devant une tombe surmontée d'une urne. Je remarquai aussi que plusieurs anneaux et un certain nombre de cachets pendaient à sa chaîne de montre, comme s'il eût été surchargé de souvenirs d'amis qui n'étaient plus. Il avait des yeux brillants, petits, perçants et noirs, des lèvres minces et entr'ouvertes, et avec cela, selon mon estimation, il devait avoir de quarante à cinquante ans.

«Ainsi donc vous n'êtes encore jamais venu à Londres? me dit M. Wemmick.

—Non, dis-je.

—J'ai moi-même été autrefois aussi neuf que vous ici, dit M. Wemmick, c'est une drôle de chose à penser aujourd'hui.

—Vous connaissez bien tout Londres, maintenant?

—Mais oui, dit M. Wemmick, je sais comment tout s'y passe.

—C'est donc un bien mauvais lieu? demandai-je plutôt pour dire quelque chose que pour me renseigner.

—Vous pouvez être floué, volé et assassiné à Londres; mais il y a partout des gens qui vous en feraient autant.

—Il y a peut-être quelque vieille rancune entre vous et ces gens-là? dis-je pour adoucir un peu cette dernière phrase.

—Oh! je ne connais pas les vieilles rancunes, repartit M. Wemmick. Il n'y a guère de vieille rancune quand il n'y a rien à y gagner.

—C'est encore pire.

—Vous croyez cela? reprit M. Wemmick.

—Ma foi, je ne dis pas non.»

Il portait son chapeau sur le derrière de la tête et regardait droit devant lui, tout en marchant avec indifférence dans les rues comme s'il n'y avait rien qui pût attirer son attention. Sa bouche était ouverte comme le trou d'une boîte aux lettres, et il avait l'air de sourire machinalement. Nous étions déjà en haut d'Holborn Hill, avant que j'eusse pu me rendre compte qu'il ne souriait pas du tout, et que ce n'était qu'un mouvement mécanique.

«Savez-vous où demeure M. Mathieu Pocket? demandai-je.

Oui, dit-il, à Hammersmith, à l'ouest de Londres.

Est-ce loin?

Assez... à peu près cinq milles.

Le connaissez-vous?

Mais vous êtes un véritable juge d'instruction, dit M. Wemmick en me regardant d'un air approbateur, oui, je le connais..., je le connais!...»

Il y avait une espèce de demi-dénégation dans la manière dont il prononça ces mots qui m'oppressa, et je jetai un regard de côté sur le bloc de sa tête dans l'espoir d'y trouver quelque signe atténuant un peu le texte quand il m'avertit que nous étions arrivés à l'Hôtel Barnard. Mon oppression ne diminua pas à cette nouvelle, car j'avais supposé que cet établissement était un hôtel tenu par M. Barnard, auprès duquel le Cochon bleu de notre ville n'était qu'un simple cabaret. Cependant, je trouvai que Barnard n'était qu'un esprit sans corps, ou; si vous préférez, une fiction, et son hôtel le plus triste assemblage de constructions mesquines qu'on ait jamais entassées dans un coin humide pour y loger un club de matous.

Nous entrâmes dans cet asile par une porte à guichet, et nous tombâmes, par un passage de communication, dans un mélancolique petit jardin carré, qui me fit l'effet d'un cimetière sans sépulture ni tombeaux. Je crus voir qu'il y avait dans ce lieu les plus affreux arbres, les plus affreux pierrots, les plus affreux chats et les plus affreuses maisons, au nombre d'une demi-douzaine à peu près, que j'eusse jamais vus. Je m'aperçus que les fenêtres de cette suite de chambres, qui divisaient ces maisons, avaient à chaque étage des jalousies délabrées, des rideaux déchirés, des pots à fleurs desséchés, des carreaux brisés, des amas de poussière et de misérables haillons, pendant que les écriteaux: À LOUER—À LOUER—À LOUER—À LOUER, se penchaient sur moi en dehors des chambres vides, comme si de nouveaux infortunés ne pouvaient se résoudre à les occuper, et que la vengeance de l'âme de Barnard devait être lentement apaisée par le suicide successif des occupants actuels et par leur enterrement non sanctifié. Un linceul, dégoûtant de suie et de fumée, enveloppait cette création abandonnée de Barnard. Voilà tout ce qui frappait la vue aussi loin qu'elle pouvait s'étendre, tandis que la pourriture sèche et la pourriture humide et toutes les pourritures muettes qui existaient de la cave au grenier, également négligés, la mauvaise odeur des rats et des souris, des punaises et des remises qu'on avait sous la main, s'adressaient à mon sens olfactif et semblaient gémir à mes oreilles:

«Voilà la Mixture de Barnard, essayez-en.»

Cela réalisait si peu la première de mes grandes espérances, que je jetai un regard de désappointement sur M. Wemmick.

«Ah! dit-il en se méprenant, cette retraite vous rappelle la campagne; c'est comme à moi.»

Il me conduisit par un coin en haut d'un escalier qui me parut s'effondrer lentement sous la poussière dont il était encombré; de sorte qu'au premier jour les locataires de l'étage supérieur, en sortant de chez eux, pouvaient se trouver dans l'impossibilité de descendre. Sur l'une des portes, on lisait: M. POCKET JUNIOR, et écrit à la main, sur la boîte aux lettres: va bientôt rentrer.

«Il ne pensait sans doute pas que vous seriez arrivé si matin, dit M. Wemmick. Vous n'avez plus besoin de moi?

—Non, je vous remercie, dis-je.

—Comme c'est moi qui tiens la caisse, dit M. Wemmick, il est probable que nous nous verrons assez souvent. Bonjour!

—Bonjour!

J'avançai la main, et M. Wemmick commença par la regarder, comme s'il croyait que je lui demandais quelque chose, puis il me regarda, et dit en se reprenant:

«Oh! certainement oui... vous avez donc l'habitude de donner des poignées de main?»

J'étais quelque peu confus, en pensant que cela n'était plus de mode à Londres; mais je répondis que oui.

«J'en ai si peu l'habitude maintenant, dit M. Wemmick; cependant, croyez que je suis bien aise de faire votre connaissance. Bonjour.»

Quand nous nous fûmes serré les mains et qu'il fut parti, j'ouvris la fenêtre donnant sur l'escalier, et je manquai d'avoir la tête coupée, car les cordes de la poulie étaient pourries et la fenêtre retomba comme une guillotine[5]. Heureusement cela fut si prompt que je n'avais pas eu le temps de passer ma tête au dehors. Après avoir échappé à cet accident, je me contentai de prendre une idée confuse de l'hôtel à travers la fenêtre incrustée de poussière, regardant tristement dehors, et me disant que décidément Londres était une ville infiniment trop vantée.

L'idée que M. Pocket junior se faisait du mot «bientôt», n'était certes pas la mienne, car j'étais devenu presque fou, à force de regarder dehors, et j'avais écrit, avec mon doigt, mon nom plusieurs fois sur la poussière de chacun des carreaux de la fenêtre avant d'entendre le moindre bruit de pas dans l'escalier. Peu à peu cependant, parut devant moi le chapeau, puis la tête, la cravate, le gilet, le pantalon et les bottes d'un gentleman à peu près semblable à moi. Il portait sous chacun de ses bras un sac en papier et un pot de fraises dans une main. Il était tout essoufflé.

«Monsieur Pip? dit-il.

—Monsieur Pocket? dis-je.

—Mon cher! s'écria-t-il, je suis excessivement fâché, mais j'ai appris qu'il arrivait à midi une diligence de votre pays, et j'ai pensé que vous prendriez celle-là. La vérité, c'est que je suis sorti pour vous, non pas que je vous donne cela pour excuse, mais j'ai pensé qu'arrivant de la campagne, vous seriez bien aise de goûter un petit fruit après votre dîner, et je suis allé moi-même au marché de Covent Garden pour en avoir de bons.»

Pour une raison à moi connue, j'éprouvais la même impression que si mes yeux allaient me sortir de la tête; je le remerciai de son attention intempestive, et je me demandais si c'était un rêve.

«Mon Dieu! dit M. Pocket junior, cette porte est si dure...»

Comme il allait mettre les fraises en marmelade, en se débattant avec la porte, et laisser tomber les sacs en papier qui étaient sous son bras, je le priai de me permettre de les tenir. Il me les confia avec un agréable sourire; puis il se battit derechef avec la porte comme si c'eût été une bête féroce; elle céda si subitement, qu'il fut rejeté sur moi, et que moi, je fus rejeté sur la porte d'en face. Nous éclatâmes de rire tous deux.

Mais je sentais encore davantage mes yeux sortir de ma tête, et j'étais de plus en plus convaincu que tout cela était un rêve.

«Entrez donc, je vous prie, dit M. Pocket junior, permettez-moi de vous montrer le chemin. C'est un peu dénudé ici, mais j'espère que vous vous y conviendrez jusqu'à lundi. Mon père a pensé que vous préféreriez passer la soirée de demain avec moi plutôt qu'avec lui, et si vous avez envie de faire une petite promenade dans Londres, je serai certainement très heureux de vous faire voir la ville. Quant à notre table, vous ne la trouverez pas mauvaise, j'espère; car elle sera servie par le restaurant de la maison, et (est-il nécessaire de le dire) à vos frais. Telles sont les recommandations de M. Jaggers. Quant à notre logement, il n'est pas splendide, parce que j'ai mon pain à gagner et mon père n'a rien à me donner; d'ailleurs je ne serais pas disposé à rien recevoir de lui, en admettant qu'il pût me donner quelque chose. Ceci est notre salon, juste autant de chaises, de tables, de tapis, etc., qu'on a pu en détourner de la maison. Vous n'avez pas à me remercier pour le linge de table, les cuillers, les fourchettes, parce que je les fais venir pour vous du restaurant. Ceci est ma petite chambre à coucher; c'est un peu moisi, mais tout ce qui a appartenu à la maison Barnard est moisi. Ceci est votre chambre, les meubles ont été loués exprès pour vous; j'espère qu'ils vous suffiront. Si vous avez besoin de quelque chose, je vous le procurerai. Ces chambres sont retirées, et nous y serons seuls; mais nous ne nous battrons pas, j'ose le dire. Mais, mon Dieu! pardonnez-moi, vous tenez les fruits depuis tout ce temps; passez-moi ces paquets, je vous prie, je suis vraiment honteux...»

Pendant que j'étais placé devant M. Pocket junior, occupé à lui redonner les paquets, une..., deux... je vis dans ses yeux le même étonnement que je savais être dans les miens, et il dit en se reculant:

«Que Dieu me bénisse! vous êtes le jeune garçon que j'ai trouvé rôdant....

—Et vous, dis-je, vous êtes le jeune homme pâle de la brasserie!»


CHAPITRE XXII.

Le jeune homme pâle et moi, nous restâmes en contemplation l'un devant l'autre, dans la chambre de l'Hôtel Barnard, jusqu'au moment où nous partîmes d'un grand éclat de rire.

«Est-il possible!... Est-ce bien vous? dit-il.

—Est-il possible! Est-ce bien vous?» dis-je.

Et puis nous nous contemplâmes de nouveau, et de nouveau nous nous remîmes à éclater de rire.

«Eh bien! dit le jeune homme pâle en avançant sa main d'un air de bonne humeur, c'est fini, j'espère, et vous serez assez magnanime pour me pardonner de vous avoir battu comme je l'ai fait?»

Je compris à ce discours que M. Herbert Pocket (car Herbert était le prénom du jeune homme pâle), confondait encore l'intention et l'exécution; mais je fis une réponse modeste, et nous nous serrâmes chaleureusement les mains.

«Vous n'étiez pas encore en bonne passe de fortune à cette époque? dit Herbert Pocket.

—Non, répondis-je.

—Non, répéta-t-il, j'ai appris que c'était arrivé tout dernièrement. Je cherchais moi-même quelque bonne occasion de faire fortune à ce moment.

—En vérité?

—Oui, miss Havisham m'avait envoyé chercher pour voir si elle pourrait me prendre en affection, mais elle ne l'a pas pu... ou dans tous les cas elle ne l'a pas fait.»

Je crus poli de remarquer que j'en étais très étonné.

«C'est une preuve de son mauvais goût! dit Herbert en riant; mais c'est un fait. Oui, elle m'avait envoyé chercher pour une visite d'essai, et si j'étais sorti avec succès de cette épreuve, je suppose qu'on aurait pourvu à mes besoins; peut-être aurais-je été le..., comme vous voudrez l'appeler, d'Estelle.

—Qu'est-ce que cela?» demandai-je tout à coup avec gravité.

Il était occupé à arranger ses fruits sur une assiette, tout en parlant; c'est probablement ce qui détournait son attention, et avait été cause que le vrai mot ne lui était pas venu.

«Fiancé! reprit-il, promis... engagé... comme vous voudrez, ou tout autre mot de cette sorte.

—Comment avez-vous supporté votre désappointement? demandai-je.

—Bah! dit-il, ça m'était bien égal. C'est une sauvage.

—Miss Havisham? dis-je.

—Je ne dis pas cela pour elle: c'est d'Estelle que je voulais parler. Cette fille est dure, hautaine et capricieuse au dernier point; elle a été élevée par miss Havisham pour exercer sa vengeance sur tout le sexe masculin.

—Quel est son degré de parenté avec miss Havisham?

—Elle ne lui est pas parente, dit-il; mais miss Havisham l'a adoptée.

—Pourquoi se vengerait-elle sur tout le sexe masculin? comment cela?...

—Comment, monsieur Pip, dit-il, ne le savez-vous pas?

—Non, dis-je.

—Mon Dieu! mais c'est toute une histoire, nous la garderons pour le dîner. Et maintenant, permettez-moi de vous faire une question. Comment étiez-vous venu là le jour que vous savez?»

Je le lui dis, et il m'écouta avec attention jusqu'à ce que j'eusse fini; puis il se mit à rire de nouveau, et il me demanda si j'en avais souffert dans la suite. Je ne lui fis pas la même question, car ma conviction sur ce point était parfaitement établie.

«M. Jaggers est votre tuteur, à ce que je vois, continua-t-il.

—Oui.

—Vous savez qu'il est l'homme d'affaires et l'avoué de miss Havisham, et qu'il a sa confiance quand nul autre ne l'a?»

Ceci m'amenait, je le sentais, sur un terrain dangereux. Je répondis, avec une contrainte que je n'essayai pas de déguiser, que j'avais vu M. Jaggers chez miss Havisham le jour même de notre combat; mais que c'était la seule fois, et que je croyais qu'il n'avait, lui, aucun souvenir de m'avoir jamais vu.

«Il a eu l'obligeance de proposer mon père pour être votre précepteur, et il est venu le voir à ce sujet. Sans doute il avait connu mon père par ses rapports avec miss Havisham. Mon père est le cousin de miss Havisham, non pas que cela implique des relations très suivies entre eux, car il n'est qu'un bien mauvais courtisan, et il ne cherche pas à se faire bien voir d'elle.»

Herbert Pocket avait des manières franches et faciles qui étaient très séduisantes. Je n'avais jamais vu personne alors, et je n'ai jamais vu personne depuis qui exprimât plus fortement, tant par la voix que par le regard, une incapacité naturelle de faire quoi que ce soit de vil ou de dissimulé. Il y avait quelque chose de merveilleusement confiant dans tout son air, et, en même temps, quelque chose me disait tout bas qu'il ne réussirait jamais et qu'il ne serait jamais riche. Je ne sais pas comment cela se faisait. J'eus cette conviction absolue dès le premier jour de notre rencontre et avant de nous mettre à table; mais je ne saurais définir par quels moyens.

C'était toujours un jeune homme pâle; il avait dans toute sa personne une certaine langueur acquise, qu'on découvrait même au milieu de sa belle humeur et de sa gaieté, et qui ne semblait pas indiquer une nature vigoureuse. Son visage n'était pas beau, mais il était mieux que beau, car il était extrêmement gai et affable. Son corps était un peu gauche, comme dans le temps où mes poings avaient pris avec lui les libertés qu'on connaît; mais il semblait de ceux qui doivent toujours paraître légers et jeunes. Les confections locales de M. Trabb l'auraient-elles habillé plus gracieusement que moi? C'est une question. Mais ce dont je suis certain, c'est qu'il portait ses habits, quelque peu vieux, beaucoup mieux que je ne portais les miens, qui étaient tout neufs.

Comme il se montrait très expansif, je sentis que pour des gens de nos âges la réserve de ma part serait peu convenable en retour. Je lui racontai donc ma petite histoire, en répétant à plusieurs reprises, et avec force, qu'il m'était interdit de rechercher quel était mon bienfaiteur. Je lui dis un peu plus tard, qu'ayant été élevé en forgeron de campagne, et ne connaissant que fort peu les usages de la politesse, je considèrerais comme une grande bonté de sa part qu'il voulût bien m'avertir à demi-mot toutes les fois qu'il me verrait sur le point de faire quelque sottise.

«Avec plaisir, dit-il, bien que je puisse prédire que vous n'aurez pas besoin d'être averti souvent. J'aime à croire que nous serons souvent ensemble, et je serais bien aise de bannir sur-le-champ toute espèce de contrainte entre nous. Vous plaît-il de m'accorder la faveur de commencer dès à présent à m'appeler par mon nom de baptême, Herbert?»

Je le remerciai, en disant que je ne demandais pas mieux et, en échange, je l'informai que mon nom de baptême était Philip.

«Je ne donne pas dans Philip, dit-il en souriant, cela sonne mal et me rappelle l'enfant de la fable du syllabaire, qui est un paresseux et tombe dans une mare, ou bien qui est si gras qu'il ne peut ouvrir les yeux et par conséquent rien voir, ou si avare qu'il enferme ses gâteaux jusqu'à ce que les souris les mangent, ou si déterminé, qu'il va dénicher des oiseaux et est mangé par des ours, qui vivent très près dans le voisinage. Je vais vous dire ce qui me conviendrait. Nous sommes en bonne harmonie, et vous avez été forgeron, rappelez-vous le.... Cela vous serait-il égal?...

—Tout ce que vous me proposerez me sera égal, répondis-je; mais je ne vous comprends pas.

—Vous serait-il égal que je vous appelasse Haendel? Il y a un charmant morceau de musique de Haendel, intitulé l'Harmonieux forgeron.

—J'aimerais beaucoup ce nom.

—Alors, mon cher Haendel, dit-il en se retournant comme la porte s'ouvrait, voici le dîner, et je dois vous prier de prendre le haut de la table, parce que c'est vous qui m'offrez à dîner.»

Je ne voulus rien entendre à ce sujet. En conséquence, il prit le haut de la table et je me mis en face de lui. C'était un excellent petit dîner, qui alors me parut un véritable festin de Lord Maire; il avait d'autant plus de valeur, qu'il était mangé dans des circonstances particulières, car il n'y avait pas de vieilles gens avec nous, et nous avions Londres tout autour de nous; mais ce plaisir était encore augmenté par un certain laisser aller bohème qui présidait au banquet; car, tandis que la table était, comme l'aurait pu dire M. Pumblechook, le temple du luxe, étant entièrement fournie par le restaurant, l'encadrement de la pièce où nous nous tenions était comparativement mesquin, et avait une apparence peu appétissante. J'étonnais le garçon par mes habitudes excentriques et vagabondes de mettre les couverts sur le plancher, où il se précipitait après eux, le beurre fondu sur le fauteuil, le pain sur les rayons des livres, le fromage dans le panier à charbon, et la volaille bouillie dans le lit de la chambre voisine, où je trouvai encore le soir, en me mettant au lit, beaucoup de son persil et de son beurre, dans un état de congélation des moins gracieux: tout cela rendit la fête délicieuse, et, quand le garçon n'était pas là pour me surveiller, mon plaisir était sans mélange.

Nous étions déjà avancés dans notre dîner, quand je rappelai à Herbert sa promesse de me parler de miss Havisham.

«C'est vrai, reprit-il, je vais m'acquitter tout de suite. Permettez-moi de commencer, Haendel, par vous faire observer qu'à Londres, on n'a pas l'habitude de mettre son couteau dans sa bouche, par crainte d'accident, et que, bien que la fourchette soit réservée pour cet usage, il ne faut pas la faire entrer plus loin qu'il est nécessaire. C'est à peine digne d'être remarqué, mais il vaut mieux faire comme tout le monde. J'ajouterai qu'on ne tient pas sa cuiller sur sa main, mais dessous. Cela a un double avantage, vous arriverez plus facilement à la bouche, ce qui, après tout, est l'objet principal, et vous épargnez, dans une infinité de cas, à votre épaule droite, l'attitude qu'on prend en ouvrant des huîtres.»

Il me fit ces observations amicales d'une manière si enjouée, que nous en rîmes tous les deux, et qu'à peine cela me fit-il rougir.

«Maintenant, continua-t-il, parlons de miss Havisham. Miss Havisham, vous devez le savoir, a été une enfant gâtée. Sa mère mourut qu'elle n'était encore qu'une enfant, et son père ne sut rien lui refuser. Son père était gentleman campagnard, et, de plus, il était brasseur. Je ne sais pourquoi il est très bien vu d'être brasseur dans cette partie du globe, mais il est incontestable que, tandis que vous ne pouvez convenablement être gentleman et faire du pain, vous pouvez être aussi gentleman que n'importe qui et faire de la bière, vous voyez cela tous les jours.

—Cependant un gentleman ne peut tenir un café, n'est-ce pas? dis-je.

—Non, sous aucun prétexte, répondit Herbert; mais un café peut retenir un gentleman. Eh bien! donc, M. Havisham était très riche et très fier, et sa fille était de même.

—Miss Havisham était fille unique? hasardai-je.

—Attendez un peu, j'y arrive. Non, elle n'était pas fille unique. Elle avait un frère consanguin. Son père s'était remarié secrètement... avec sa cuisinière, je pense.

—Je croyais qu'il était fier? dis-je.

—Mon bon Haendel, certes, oui, il l'était. Il épousa sa seconde femme secrètement, parce qu'il était fier, et peu de temps après elle mourut. Quand elle fut morte, il avoua à sa fille, à ce que je crois, ce qu'il avait fait; alors le fils devint membre de la famille et demeura dans la maison que vous avez vue. En grandissant, ce fils devint turbulent, extravagant, désobéissant; en un mot, un mauvais garnement. Enfin, son père le déshérita; mais il se radoucit à son lit de mort, et le laissa dans une bonne position, moins bonne cependant que celle de miss Havisham.... Prenez un verre de vin, et excusez-moi de vous dire que la société n'exige pas que nous vidions si stoïquement et si consciencieusement notre verre, et que nous tournions son fond sens dessus dessous, en appuyant ses bords sur notre nez.»

Dans l'extrême attention que j'apportais à son récit, je m'étais laissé aller à commettre cette inconvenance. Je le remerciai en m'excusant:

«Pas du tout,» me dit-il.

Et il continua.

«Miss Havisham était donc une héritière, et, comme vous pouvez le supposer, elle était fort recherchée comme un bon parti. Son frère consanguin avait de nouveau une fortune suffisante; mais ses dettes d'un côté, de nouvelles folies de l'autre, l'eurent bientôt dissipée une seconde fois. Il y avait une plus grande différence de manière d'être, entre lui et elle, qu'il n'y en avait entre lui et son père, et on suppose qu'il nourrissait contre elle une haine mortelle, parce qu'elle avait cherché à augmenter la colère du père. J'arrive maintenant à la partie cruelle de l'histoire, m'arrêtant seulement, mon cher Haendel, pour vous faire remarquer qu'une serviette ne peut entrer dans un verre.»

Il me serait tout à fait impossible de dire pourquoi j'essayais de faire entrer la mienne dans mon verre: tout ce que je sais, c'est que je me surpris faisant, avec une persévérance digne d'une meilleure cause, des efforts inouïs pour la comprimer dans ces étroites limites. Je le remerciai de nouveau en m'excusant, et de nouveau avec la même bonne humeur, il me dit:

«Pas du tout, je vous assure.»

Et il reprit:

«Alors apparut dans le monde, c'est-à-dire aux courses, dans les bals publics, ou n'importe où il vous plaira un certain monsieur qui fit la cour à miss Havisham. Je ne l'ai jamais vu, car il y a vingt-cinq ans que ce que je vous raconte est arrivé, bien avant que vous et moi ne fussions au monde, Haendel; mais j'ai entendu mon père dire que c'était un homme élégant, et justement l'homme qu'il fallait pour plaire à miss Havisham. Mais ce que mon père affirmait le plus fortement, c'est que sans prévention et sans ignorance, on ne pouvait le prendre pour un véritable gentleman; mon père avait pour principe qu'un homme qui n'est pas vraiment gentleman par le cœur, n'a jamais été, depuis que le monde existe, un vrai gentleman par les manières. Il disait aussi qu'aucun vernis ne peut cacher le grain du bois, et que plus on met de vernis dessus, plus le grain devient apparent. Très bien! Cet homme serra de près miss Havisham, et fit semblant de lui être très dévoué. Je crois que jusqu'à ce moment, elle n'avait pas montré beaucoup de sensibilité, mais tout ce qu'elle en possédait se montra certainement alors. Elle l'aima passionnément. Il n'y a pas de doute qu'elle l'idolâtrât. Il exerçait une si forte influence sur son affection par sa conduite rusée, qu'il en obtint de fortes sommes d'argent et l'amena à racheter à son frère sa part de la brasserie, que son père lui avait laissé par faiblesse, à un prix énorme, et en lui faisant prendre l'engagement, que lorsqu'il serait son mari, il gérerait de tout. Votre tuteur ne faisait pas partie, à cette époque, des conseils de miss Havisham, et elle était trop hautaine et trop éprise pour se laisser conseiller par quelqu'un. Ses parents étaient pauvres et intrigants, à l'exception de mon père. Il était assez pauvre, mais il n'était ni avide, ni jaloux, et c'était le seul qui fût indépendant parmi eux. Il l'avertit qu'elle faisait trop pour cet homme, et qu'elle se mettait trop complètement à sa merci. Elle saisit la première occasion qui se présenta d'ordonner à mon père de sortir de sa présence et de sa maison, et mon père ne l'a jamais revue depuis.»

À ce moment du récit de mon convive je me rappelai que miss Havisham avait dit: «Mathieu viendra me voir à la fin, quand je serai étendue morte sur cette table,» et je demandai à Herbert si son père était réellement si fâché contre elle.

«Ce n'est pas cela, dit-il, mais elle l'a accusé, en présence de son prétendu, d'être désappointé d'avoir perdu tout espoir de faire ses affaires en la flattant; et s'il y allait maintenant, cela paraîtrait vrai, à lui comme à elle. Revenons à ce prétendu pour en finir avec lui. Le jour du mariage fut fixé, les habits de noce achetés, le voyage qui devait suivre la noce projeté, les gens de la noce invités, le jour arriva, mais non pas le fiancé: il lui écrivit une lettre....

—Qu'elle reçut, m'écriai-je, au moment où elle s'habillait pour la cérémonie... à neuf heures moins vingt minutes....

—À cette heure et à ces minutes, dit Herbert en faisant un signe de tête affirmatif, heures et minutes auxquelles elle arrêta ensuite toutes les pendules. Ce qui, au fond de tout cela, fit manquer le mariage, je ne vous le dirai pas parce que je ne le sais pas.... Quand elle se releva d'une forte maladie qu'elle fit, elle laissa tomber toute la maison dans l'état de délabrement où vous l'avez vue et elle n'a jamais regardé depuis la lumière du soleil.

—Est-ce là toute l'histoire? demandai-je après quelque réflexion.

—C'est tout ce que j'en sais, et encore je n'en sais autant que parce que j'ai rassemblé moi-même tous ces détails, car mon père évite toujours d'en parler, et même lorsque miss Havisham m'invita à aller chez elle, il ne me dit que ce qui était absolument nécessaire pour moi de savoir. Mais il y a une chose que j'ai oubliée: on a supposé que l'homme dans lequel elle avait si mal placé sa confiance a agi, dans toute cette affaire, de connivence avec son frère; que c'était une intrigue ourdie entre eux et dont ils devaient se partager les bénéfices.

—Je suis surpris alors qu'il ne l'ait pas épousée pour s'emparer de toute la fortune, dis-je.

—Peut-être était-il déjà marié, et cette cruelle mystification peut avoir fait partie du plan de son frère, dit Herbert; mais faites attention que je n'en suis pas sûr du tout.

—Que sont devenus ces deux hommes? demandai-je après avoir réfléchi un instant.

—Ils sont tombés dans une dégradation et une honte plus profonde encore si c'est possible; puis la ruine est venue.

—Vivent-ils encore?

—Je ne sais pas.

—Vous disiez tout à l'heure qu'Estelle n'était pas parente de miss Havisham, mais seulement adoptée par elle. Quand a-t-elle été adoptée?

Herbert leva les épaules.

«Il y a toujours eu une Estelle depuis que j'ai entendu parler de miss Havisham. Je ne sais rien de plus. Et maintenant, Haendel, dit-il en laissant là l'histoire, il y a entre nous une parfaite entente: vous savez tout ce que je sais sur miss Havisham.

—Et vous aussi, repartis-je, vous savez tout ce que je sais.

—Je le crois. Ainsi donc il ne peut y avoir entre vous et moi ni rivalité ni brouille, et quant à la condition attachée à votre fortune que vous ne devez pas chercher à savoir à qui vous la devez, vous pouvez compter que cette corde ne sera ni touchée ni même effleurée par moi, ni par aucun des miens.»

En vérité, il dit cela avec une telle délicatesse, que je sentis qu'il n'y aurait plus à revenir sur ce sujet, bien que je dusse rester sous le toit de son père pendant des années. Et pourtant il y avait dans ses paroles tant d'intention, que je sentis qu'il comprenait aussi parfaitement que je le comprenais moi-même, que miss Havisham était ma bienfaitrice.

Je n'avais pas songé tout d'abord qu'il avait amené la conversation sur ce sujet pour en finir une fois pour toutes et rendre notre position nette; mais après cet entretien nous fûmes si à l'aise et de si bonne humeur, que je m'aperçus alors que telle avait été son intention. Nous étions très gais et très accorts, et je lui demandai, tout en causant, ce qu'il faisait. Il me répondit:

«Je suis capitaliste assureur de navires.»

Je suppose qu'il vit mon regard errer autour de la chambre à la recherche de quelque chose qui rappelât la navigation ou le capital, car il ajouta:

«Dans la Cité.»

J'avais une haute idée de la richesse et de l'importance des assureurs maritimes de la Cité, et je commençai à penser avec terreur que j'avais renversé autrefois ce jeune assureur sur le dos, que j'avais noirci son œil entreprenant et fait une entaille à sa tête commerciale. Mais alors, à mon grand soulagement, l'étrange impression qu'Herbert Pocket ne réussirait jamais, et ne serait jamais riche, me revint à l'esprit. Il continua:

«Je ne me contenterai pas à l'avenir d'employer uniquement mes capitaux dans les assurances maritimes; j'achèterai quelques bonnes actions dans les assurances sur la vie, et je me lancerai dans quelque conseil de direction; je ferai aussi quelques petites choses dans les mines, mais rien de tout cela ne m'empêchera de charger quelques milliers de tonnes pour mon propre compte. Je crois que je ferai le commerce, dit-il en se renversant sur sa chaise, avec les Indes Orientales, j'y ferai les soies, les châles, les épices, les teintures, les drogues et les bois précieux. C'est un commerce intéressant.

—Et les profits sont grands? dis-je.

—Énormes!» dit-il.

L'irrésolution me revint, et je commençai à croire qu'il avait encore de plus grandes espérances que les miennes.

«Je crois aussi que je ferai le commerce, dit-il en mettant ses pouces dans les poches de son gilet, avec les Indes Occidentales, pour le sucre, le tabac et le rhum, et aussi avec Ceylan, spécialement pour les dents d'éléphants.

—Il vous faudra un grand nombre de vaisseaux, dis-je.

—Une vraie flotte,» dit-il.

Complètement ébloui par les magnificences de ce programme, je lui demandai dans quelle direction naviguaient le plus grand nombre des vaisseaux qu'il avait assurés.

«Je n'ai pas encore fait une seule assurance, répondit-il, je cherche à me caser.»

Cette occupation semblait en quelque manière plus en rapport avec l'Hôtel Barnard, aussi je dis d'un ton de conviction:

«Ah!... ah!...

—Oui, je suis dans un bureau d'affaires, et je cherche à me retourner.

—Ce bureau est-il avantageux? demandai-je.

—À qui?... Voulez-vous dire au jeune homme qui y est? demanda-t-il pour réponse.

—Non, à vous?

—Mais, non, pas à moi...»

Il dit cela de l'air de quelqu'un qui compte avec soin avant d'arrêter une balance.

«Cela ne m'est pas directement avantageux, c'est-à-dire que cela ne me rapporte rien et j'ai à... m'entretenir.»

Certainement l'affaire n'avait pas l'air avantageuse, et je secouai la tête comme pour dire qu'il serait difficile d'amasser un grand capital avec une pareille source de revenu.

«Mais c'est ainsi qu'il faut s'y prendre, dit Herbert Pocket. Vous êtes posé quelque part; c'est le grand point. Vous êtes dans un bureau d'affaires, vous n'avez plus qu'à regarder tout autour de vous ce qui vous conviendra le mieux.»

Je fus frappé d'une chose singulière: c'est que pour chercher des affaires il fallût être dans un bureau; mais je gardai le silence, m'en rapportant complètement à son expérience.

«Alors, continua Herbert, le vrai moment arrive où vous trouvez une occasion; vous la saisissez au passage, vous fondez dessus, vous faites votre capital et vous êtes établi. Quand une fois votre capital est fait, vous n'avez plus rien à faire qu'à l'employer.»

Sa manière de se conduire ressemblait beaucoup à celle qu'il avait tenue dans le jardin le jour de notre rencontre. C'était bien toujours la même chose. Il supportait sa pauvreté comme il avait supporté sa défaite, et il me semblait qu'il prenait maintenant toutes les luttes et tous les coups de la fortune comme il avait pris les miens autrefois. Il était évident qu'il n'avait autour de lui que les choses les plus nécessaires, car tout ce que je remarquais sur la table et dans l'appartement finissait toujours par avoir été apporté pour moi du restaurant ou d'autre part.

Cependant, malgré qu'il s'imaginât avoir fait sa fortune, il s'en faisait si peu accroire, que je lui sus un gré infini de ne pas s'en enorgueillir.

C'était une aimable qualité à ajouter à son charmant naturel, et nous continuâmes à être au mieux. Le soir nous sortîmes pour aller faire un tour dans les rues, et nous entrâmes au théâtre à moitié prix. Le lendemain nous fûmes entendre le service à l'abbaye de Westminster. Dans l'après-midi, nous visitâmes les parcs. Je me demandais qui ferrait tous les chevaux que je rencontrais; j'aurais voulu que ce fût Joe.

Il me semblait, en supputant modérément le temps qui s'était écoulé depuis le dimanche où j'avais quitté Joe et Biddy, qu'il y avait plusieurs mois. L'espace qui nous séparait participa à cette extension, et nos marais se trouvèrent à une distance impossible à évaluer. L'idée que j'aurais pu assister ce même dimanche aux offices de notre vieille église, revêtu de mes vieux habits des jours de fêtes, me semblait une réunion d'impossibilités géographiques et sociales, solaires et lunaires. Pourtant, au milieu des rues de Londres, si encombrées de monde et si brillamment éclairées le soir, j'éprouvais une espèce de remords intime d'avoir relégué si loin la pauvre vieille cuisine du logis; et, dans le silence de la nuit, le pas de quelque maladroit imposteur de portier, rôdant çà et là dans l'Hôtel Barnard sous prétexte de surveillance, tombaient sourdement sur mon cœur.

Le lundi matin, à neuf heures moins un quart, Herbert alla à son bureau pour se faire son rapport à lui-même et prendre l'air de ce même bureau, comme on dit, à ce que je crois toujours, et je l'accompagnai. Il devait en sortir une heure ou deux après, pour me conduire à Hammersmith, et je devais l'attendre dans les environs. Il me sembla que les œufs d'où sortaient les jeunes assureurs étaient incubés dans la poussière et la chaleur, comme les œufs d'autruche, à en juger par les endroits où ces petits géants se rendaient le lundi matin. Le bureau où Herbert tenait ses séances ne me fit pas l'effet d'un bon Observatoire; il était à un second étage sur la cour, d'une apparence très sale, très maussade sous tous les rapports, et avait vue sur un autre second étage également sur la cour, d'où il devait être impossible d'observer bien loin autour de soi.

J'attendis jusqu'à près de midi. J'allai faire un tour à la Bourse; je vis des hommes barbus, assis sous les affiches des vaisseaux en partance, que je pris pour de grands marchands, bien que je ne puisse comprendre pourquoi aucun d'eux ne paraissait avoir sa raison. Quand Herbert vint me rejoindre, nous allâmes déjeuner dans un établissement célèbre, que je vénérai alors beaucoup, mais que je crois aujourd'hui avoir été la superstition la plus abjecte de l'Europe, et où je ne pus m'empêcher de remarquer qu'il y avait beaucoup plus de sauce sur les nappes, sur les couteaux et sur les habits des garçons que dans les plats. Cette collation faite à un prix modéré, eu égard à la graisse qu'on ne nous fit pas payer, nous retournâmes à l'Hôtel Barnard, pour chercher mon petit portemanteau, et nous prîmes ensuite une voiture pour Hammersmith, où nous arrivâmes vers trois heures de l'après-midi. Nous n'avions que peu de chemin à faire pour gagner la maison de M. Pocket. Soulevant le loquet d'une porte, nous entrâmes immédiatement dans un petit jardin donnant sur la rivière, où les enfants de M. Pocket prenaient leurs ébats, et, à moins que je ne me sois abusé sur un point où mes préjugés ou mes intérêts n'étaient pas en jeu, je remarquai que les enfants de M. et Mrs Pocket ne s'élevaient pas, ou n'étaient pas élevés, mais qu'ils se roulaient.

Mrs Pocket était assise sur une chaise de jardin, sous un arbre; elle lisait, les jambes croisées sur une autre chaise de jardin; et les deux servantes de Mrs Pocket se regardaient pendant que les enfants jouaient.

«Maman, dit Herbert, c'est le jeune M. Pip.»

Sur ce, Mrs Pocket me reçut avec une apparence d'aimable dignité.

«Master Alick et miss Jane! cria une des bonnes à deux enfants, si vous courez comme cela contre ces buissons, vous tomberez dans la rivière, et vous vous noierez, et alors que dira votre papa?»

En même temps, cette bonne ramassa le mouchoir de Mrs Pocket, et dit:

«C'est au moins la sixième fois, madame, que vous le laissez tomber!»

Sur quoi Mrs Pocket se mit à rire, et dit:

«Merci, Flopson.»

Puis, s'installant sur une seule chaise, elle continua sa lecture. Son visage prit une expression sérieuse, comme si elle eût lu depuis une semaine; mais, avant qu'elle eût pu lire une demi-douzaine de lignes, elle leva les yeux sur moi, et dit:

«J'espère que votre maman se porte bien?»

Cette demande inattendue me mit dans un tel embarras, que je commençai à dire de la façon la plus absurde du monde, qu'en vérité si une telle personne avait existé, je ne doutais pas qu'elle ne se fût bien portée, qu'elle ne lui en eût été bien obligée, et qu'elle ne lui eût envoyé ses compliments, quand la bonne vint à mon aide.

«Encore!... dit-elle en ramassant le mouchoir de poche; si ça n'est pas la septième fois!... Que ferez-vous cette après-midi, madame?»

Mrs Pocket regarda son mouchoir d'un air inexprimable, comme si elle ne l'eût jamais vu; ensuite, en le reconnaissant, elle dit avec un sourire:

«Merci, Flopson.»

Puis elle m'oublia, et reprit sa lecture.

Maintenant que j'avais le temps de les compter, je vis qu'il n'y avait pas moins de six petits Pockets, de grandeurs variées, qui se roulaient de différentes manières.

J'arrivai à peine au total, quand un septième se fit entendre dans des régions élevées, en pleurant d'une façon navrante.

N'est-ce pas Baby[6]? dit Flopson d'un air surpris; dépêchez-vous, Millers, d'aller voir.»

Millers, qui était la seconde bonne, gagna la maison, et peu à peu l'enfant qui pleurait se tut et resta tranquille, comme si c'eût été un jeune ventriloque auquel on eût fermé la bouche avec quelque chose. Mrs Pocket lut tout le temps, et j'étais très curieux de savoir quel livre ce pouvait être.

Je suppose que nous attendions là que M. Pocket vînt à nous; dans tous les cas, nous attendions. J'eus ainsi l'occasion d'observer un remarquable phénomène de famille. Toutes les fois que les enfants s'approchaient par hasard de Mrs Pocket en jouant, ils se donnaient des crocs-en-jambe et se roulaient sur elle, et cela avait toujours lieu à son étonnement momentané et à leurs plus pénibles lamentations. Je ne savais comment expliquer cette singulière circonstance, et je ne pouvais m'empêcher de former des conjectures sur ce sujet, jusqu'au moment où Millers descendit avec le Baby, lequel Baby fut remis entre les mains de Flopson, laquelle Flopson allait le passer à Mrs Pocket, quand elle alla donner la tête la première contre Mrs Pocket. Baby et Flopson furent heureusement rattrapés par Herbert et moi.

«Miséricorde! Flopson, dit Mrs Pocket en quittant son livre, tout le monde tombe ici.

—Miséricorde vous-même, vraiment, madame! repartit Flopson en rougissant très fort, qu'avez-vous donc là?

—Ce que j'ai là, Flopson? demanda Mrs Pocket.

—Mais c'est votre tabouret! s'écria Flopson; et si vous le tenez sous vos jupons comme cela, comment voulez-vous qu'on ne tombe pas?... Tenez, prenez le Baby, madame, et donnez-moi votre livre.»

Mrs Pocket fit ce qu'on lui conseillait et fit maladroitement danser l'enfant sur ses genoux, pendant que les autres enfants jouaient alentour. Cela ne durait que depuis fort peu de temps, quand Mrs Pocket donna sommairement des ordres pour qu'on les rentrât tous dans la maison pour leur faire faire un somme. C'est ainsi que, dans ma première visite, je fis cette seconde découverte, que l'éducation des petits Pockets consistait à tomber et à dormir alternativement. Dans ces circonstances, lorsque Flopson et Millers eurent fait rentrer les enfants dans la maison, comme un petit troupeau de moutons, et quand M. Pocket en sortit pour faire ma connaissance, je ne fus pas très surpris en trouvant que M. Pocket était un gentleman dont le visage avait l'air perplexe, et qui avait sur la tête des cheveux très gris et en désordre, comme un homme qui ne peut pas parvenir à trouver le vrai moyen d'arriver à son but.


CHAPITRE XXIII.

«Je suis bien aise de vous voir, me dit M. Pocket, et j'espère que vous n'êtes pas fâché de me voir non plus, car je ne suis pas, ajouta-t-il avec le sourire de son fils, un personnage bien effrayant.»

Il avait l'air assez jeune, malgré son désordre et ses cheveux très gris, et ses manières semblaient tout à fait naturelles. Je veux dire par là qu'elles étaient dépourvues de toute affectation. Il y avait quelque chose de comique dans son air distrait, qui eût été franchement burlesque, s'il ne s'était aperçu lui-même qu'il était bien près de l'être. Quand il eut causé un moment avec moi, il dit, en s'adressant à Mrs Pocket, avec une contraction un peu inquiète de ses sourcils, qui étaient noirs et beaux:

«Belinda, j'espère que vous avez bien reçu M. Pip?»

Elle regarda par-dessus son livre et répondit:

«Oui.»

Elle me sourit alors, mais sans savoir ce qu'elle faisait, car son esprit était ailleurs; puis elle me demanda si j'aimerais à goûter un peu de fleur d'oranger. Comme cette question n'avait aucun rapport éloigné ou rapproché avec aucun sujet, passé ou futur, je considérai qu'elle l'avait lancée comme le premier pas qu'elle daignait faire dans la conversation générale.

Je découvris en quelques heures, je puis le dire ici sans plus tarder, que Mrs Pocket était fille unique d'un certain chevalier, mort d'une façon tout à fait accidentelle, qui s'était persuadé à lui-même que défunt son père aurait été fait baronnet, sans l'opposition acharnée de quelqu'un, opposition basée sur des motifs entièrement personnels. J'ai oublié de qui, si toutefois je l'ai jamais su. Était-ce du souverain, du premier ministre, du chancelier, de l'archevêque de Canterbury ou de toute autre personne? Je ne sais; mais en raison de ce fait, entièrement supposé, il s'était lié avec tous les nobles de la terre. Je crois que lui-même avait été créé chevalier pour s'être rendu maître, à la pointe de la plume, de la grammaire anglaise, dans une adresse désespérée, copiée sur vélin, à l'occasion de la pose de la première pierre d'un édifice quelconque, et pour avoir tendu à quelque personne royale, soit la truelle, soit le mortier. Peu importe pourquoi; il avait destiné Mrs Pocket à être élevée, dès le berceau, comme une personne qui, dans l'ordre des choses, devait épouser un personnage titré, et de laquelle il fallait éloigner toute espèce de connaissance plébéienne. On avait réussi à faire si bonne garde autour de la jeune miss, d'après les intentions de ce père judicieux, qu'elle avait toutes sortes d'agréments acquis et brillants, mais qu'elle était du reste parfaitement incapable et inutile. Avec ce caractère si heureusement formé, dans la première fleur de jeunesse, il n'avait pas encore décidé s'il se destinerait aux grandeurs administratives ou aux grandeurs cléricales. Comme pour arriver aux unes ou autres, ce n'était qu'une question de temps, lui et Mrs Pocket avaient pris le temps par les cheveux (qui, à en juger par leur longueur, semblaient avoir besoin d'être coupés) et s'étaient mariés à l'insu du père judicieux. Le père judicieux, n'ayant rien à accorder ou à refuser que sa bénédiction, avait magnifiquement passé ce douaire sur leurs têtes, après une courte résistance, et avait assuré à M. Pocket que sa femme était un trésor digne d'un prince. M. Pocket avait installé ce trésor de prince dans les voies du monde tel qu'il est, et l'on suppose qu'il n'y prit qu'un bien faible intérêt. Cependant Mrs Pocket était en général l'objet d'une pitié respectueuse, parce qu'elle n'avait pas épousé un personnage titré, tandis que, de son côté, M. Pocket était l'objet d'une espèce de reproche tacite, parce qu'il n'avait jamais su acquérir la moindre distinction honorifique.

M. Pocket me conduisit dans la maison et me montra ma chambre, qui était une chambre agréable, et meublée de façon à ce que je pusse m'y trouver confortablement. Il frappa ensuite aux portes de deux chambres semblables et me présenta à leurs habitants, qui se nommaient Drummle et Startop. Drummle, jeune homme à l'air vieux et d'une structure lourde, était en train de siffler. Startop, plus jeune d'années et d'apparence, lisait en tenant sa tête comme s'il eût craint qu'une très forte charge de science ne la fît éclater.

M. et Mrs Pocket avaient tellement l'air d'être chez les autres, que je me demandais qui était réellement en possession de la maison et les laissait y vivre, jusqu'à ce que j'eusse découvert que cette grande autorité était dévolue aux domestiques. C'était peut-être une assez agréable manière de mener les choses pour s'éviter de l'embarras, mais elle paraissait coûteuse, car les domestiques sentaient qu'ils se devaient à eux-mêmes de bien manger, de bien boire, et de recevoir nombreuse compagnie à l'office. Ils accordaient une table très généreusement servie à M. et Mrs Pocket; cependant il me parut toujours que l'endroit où il était de beaucoup préférable d'avoir sa pension était la cuisine; en supposant toutefois le pensionnaire en état de se défendre, car moins d'une semaine après mon arrivée, une dame du voisinage, personnellement inconnue de la famille, écrivit pour dire qu'elle avait vu Millers battre le Baby. Ceci affligea grandement Mrs Pocket, qui fondit en larmes à la réception de cette lettre, et s'écria qu'il était vraiment extraordinaire que les voisins ne pussent s'occuper de leurs affaires.

J'appris peu à peu, par Herbert particulièrement, que M. Pocket avait étudié à Harrow et à Cambridge, où il s'était distingué, et qu'ayant eu le bonheur d'épouser Mrs Pocket à un âge peu avancé, il avait changé de voie et avait pris l'état de rémouleur universitaire. Après avoir repassé un certain nombre de lames émoussées, dont les possesseurs, lorsqu'ils étaient influents, lui promettaient toujours de l'aider dans son avancement, mais oubliaient toujours de le faire, quand une fois les lames avaient quitté la meule, il s'était fatigué de ce pauvre travail et était venu à Londres. Là, après avoir vu s'évanouir graduellement ses plus belles espérances, il avait, sous le prétexte de faire des lectures, appris à lire à diverses personnes qui n'avaient pas eu occasion de le faire ou qui l'avaient négligé; puis il en avait refourbi plusieurs autres; de plus, en raison de ses connaissances littéraires, il s'était chargé de compilations et de corrections bibliographiques; et tout cela, ajouté à des ressources particulières, très modérées, avait finir par maintenir la maison sur le pied où je la voyais.

M. et Mrs Pocket avaient un pernicieux voisinage; c'était une dame veuve, d'une nature tellement sympathique, qu'elle s'accordait avec tout le monde, bénissait tout le monde, et répandait des sourires ou des larmes sur tout le monde, selon les circonstances. Cette dame s'appelait Coiler, et j'eus l'honneur de lui offrir le bras pour la conduire à table le jour de mon installation. Elle me donna à entendre, en descendant l'escalier, que c'était un grand coup pour cette chère Mrs Pocket et pour ce cher M. Pocket, de se voir dans la nécessité de recevoir des pensionnaires chez eux.

«Ceci n'est pas pour vous, me dit-elle dans un débordement d'affection et de confidence, il y avait un peu moins de cinq minutes que je la connaissais; s'ils étaient tous comme vous, ce serait tout autre chose. Mais cette chère Mrs Pocket, dit Mrs Coiler, après le désappointement qu'elle a éprouvé de si bonne heure, non qu'il faille blâmer ce cher M. Pocket, a besoin de tant de luxe et d'élégance....

—Oui, madame, dis-je pour l'arrêter, car je craignais qu'elle ne se prît à pleurer.

—Et elle est d'une nature si aristocratique!...

—Oui, madame, dis-je encore dans le même but que la première fois.

—Que c'est dur, continua Mrs Coiler, de voir l'attention et le temps de ce cher M. Pocket détournés de cette chère Mrs Pocket!»

Tandis que j'accordais toute mon attention à mon couteau, à ma fourchette, à ma cuillère, à mes verres et aux autres instruments de destruction qui se trouvaient sous ma main, il se passa quelque chose, entre Mrs Pocket et Drummle, qui m'apprit que Drummle, dont le nom de baptême était Bentloy, était actuellement le plus proche héritier, moins un, d'un titre de baronnet, et plus tard, je sus que le livre que j'avais vu dans le jardin entre les mains de Mrs Pocket, était un traité de blason, et qu'elle connaissait la date exacte à laquelle son grand-papa aurait figuré dans le livre, s'il avait jamais dû y figurer. Drummle parlait peu; mais, dans ces rares moments de loquacité, il me fit l'effet d'une espèce de garçon boudeur; il parlait comme un des élus et reconnaissait Mrs Pocket comme femme et comme sœur. Excepté eux et Mrs Coiler, la pernicieuse voisine, personne ne prit le moindre intérêt à cette partie de la conversation, et il me sembla qu'elle était pénible pour Herbert. Elle promettait de durer encore longtemps, lorsque le groom vint annoncer un malheur domestique. En effet, la cuisinière avait manqué son rôti. À mon indicible surprise, je vis alors pour la première fois M. Pocket se livrer, pour soulager son esprit, à une démonstration qui me sembla fort extraordinaire, mais qui ne parut faire aucune impression sur les autres convives, et avec laquelle je me familiarisai bientôt comme tout le monde. Étant en train de découper, il posa sur la table son couteau et sa fourchette, passa ses deux mains dans ses cheveux en désordre et parut faire un violent effort pour se soulever avec leur aide. Après cela, voyant qu'il ne soulevait pas sa tête d'une ligne, il continua tranquillement ce qu'il était en train de faire.

Ensuite, Mrs Coiler changea de sujet et commença à me faire des compliments. Cela me plut pendant quelques instants; mais elle me flatta si brutalement, que le plaisir ne dura pas longtemps. Elle avait une manière serpentine de s'approcher de moi, lorsqu'elle prétendait s'intéresser sérieusement aux localités et aux amis que j'avais quittés, qui ressemblait à celle de la vipère à langue fourchue, et quand, par hasard, elle s'adressait à Startop, lequel lui parlait fort peu, ou à Drummle, qui lui parlait moins encore, je les enviais d'être à l'autre bout de la table.

Après dîner, on amena les enfants, et Mrs Coiler se livra aux commentaires les plus flatteurs, sur leurs yeux, leurs nez ou leurs jambes. C'était un moyen bien trouvé pour former leur esprit. Il y avait quatre petites filles et deux petits garçons, sans compter le baby, qui était l'un ou l'autre, et le prochain successeur du Baby, qui n'était encore ni l'un ni l'autre. Ils furent introduits par Flopson et Millers, comme si ces deux sous-officiers avaient été envoyés pour recruter des enfants, et avaient enrôlé ceux-ci. Mrs Pocket regardait ses jeunes bambins, qui auraient dû être nobles, comme si elle avait déjà eu le plaisir de les voir quelque part, mais ne sachant pas au juste ce qu'elle en voulait faire.

«Donnez-moi votre fourchette, madame, et prenez le Baby, dit Flopson. Ne le prenez pas de cette manière, ou vous allez lui mettre la tête sous la table.»

Ainsi prévenue, Mrs Pocket prit le Baby de l'autre sens, et lui mit la tête sur la table; ce qui fut annoncé, à tous ceux qui étaient présents, par une affreuse secousse.

«Mon Dieu! mon Dieu! rendez-le-moi, madame, dit Flopson, Miss Jane, venez danser devant le Baby, oh! venez! venez!»

Une des petites filles, une simple fourmi, qui semblait avoir prématurément pris sur elle de s'occuper des autres, quitta sa place près de moi et se mit à danser devant le Baby jusqu'à ce qu'il cessât de crier, et se mît à rire. Alors tous les enfants éclatèrent de rire, et M. Pocket, qui pendant tout le temps avait essayé à deux reprises différentes de se soulever par les cheveux, se prit à rire également, et nous rîmes tous, pour manifester notre grande satisfaction.

Flopson, à force de secouer le Baby et de faire mouvoir ses articulations, comme celles d'une poupée d'Allemagne, parvint à le déposer, sain et sauf, dans le giron de Mrs Pocket, et lui donna le casse-noisette pour s'amuser, recommandant en même temps à Mrs Pocket de bien faire attention que les branches de cet instrument n'étaient pas de nature à vivre en parfait accord avec les yeux de l'enfant, et chargea sévèrement miss Jane d'y veiller. Les deux bonnes quittèrent ensuite l'appartement et se disputèrent vivement sur l'escalier, avec un groom débauché, qui avait servi à table, et qui avait perdu au jeu la moitié des boutons de sa veste.

Je me sentis l'esprit très mal à l'aise quand je vis Mrs Pocket, tout en mangeant des quartiers d'oranges trempés dans du vin sucré, entamer une discussion avec Drummle à propos de deux baronnies, oubliant tout à fait le Baby qui, sur ses genoux, exécutait des choses vraiment effroyables avec le casse-noisette. À la fin, la petite Jane, voyant le jeune cerveau de son petit frère en danger, quitta doucement sa place, et, employant une foule de petits artifices, elle parvint à éloigner l'arme dangereuse. Mrs Pocket finissait au même instant son orange, et n'approuvant pas cela, elle dit à Jane:

«Oh! vilaine enfant! comment oses-tu?... Va t'asseoir de suite....

—Chère maman, balbutia la petite fille, le Baby pouvait se crever les yeux.

—Comment oses-tu me répondre ainsi? reprit Mrs Pocket; va te remettre sur ta chaise, à l'instant.»

La dignité de Mrs Pocket était si écrasante, que je me sentais tout embarrassé, comme si j'avais fait moi-même quelque chose pour la mettre en colère.

«Belinda, reprit M. Pocket, de l'autre bout de la table, comment peux-tu être si déraisonnable? Jane ne l'a fait que pour empêcher le Baby de se blesser.

—Je ne permets à personne de se mêler du Baby, dit Mrs Pocket; je suis surprise, Mathieu, que vous m'exposiez à un pareil affront.

—Bon Dieu! s'écria M. Pocket poussé à bout, doit-on laisser les enfants se tuer à coups de casse-noisette sans essayer de les sauver?

—Je ne veux pas que Jane se mêle du Baby, dit Mrs Pocket, avec un regard majestueux, à l'adresse de l'innocente petite coupable; je connais, j'espère, la position de mon grand-papa. En vérité, Jane...»

M. Pocket mit encore ses mains dans ses cheveux, et, cette fois, il se souleva réellement à quelques pouces de sa chaise.

«Écoutez ceci, s'écria-t-il en s'adressant aux éléments, ne sachant plus à qui demander secours, faut-il que les Babies des pauvres gens se tuent, à coups de casse-noisette, à cause de la position de leur grand-papa?»

Puis il se souleva encore, et garda le silence.

Nous tenions tous les yeux fixés sur la nappe, avec embarras, pendant que tout cela se passait. Une pause s'ensuivit pendant laquelle l'honnête Baby, qu'on ne pouvait pas maintenir en repos, se livra à une série de sauts et de mouvements pour aller avec la petite Jane, qui me parut le seul membre de la famille, hors les domestiques, avec lequel il eût envie de se mettre en rapport.

«Monsieur Drummle, dit Mrs Pocket, voulez-vous sonner Flopson? Jane, désobéissante petite créature, va te coucher. Et toi, Baby chéri, viens avec maman.»

Le Baby avait un noble cœur, et il protesta de toutes ses forces; il se plia en deux et se jeta en arrière par-dessus le bras de Mrs Pocket; puis il exhiba à la compagnie une paire de bas tricotés et de jambes à fossettes au lieu de sa douce figure; finalement on l'emporta dans un accès de mutinerie terrible. Après tout, il finit par gagner la partie, car quelques minutes après, je le vis à travers la fenêtre, dans les bras de la petite Jane.

On laissa les cinq autres enfants seuls à table, parce que Flopson avait une occupation secrète qui ne regardait personne; et je pus alors me rendre compte des relations qui existaient entre eux et M. Pocket. On le verra par ce qui va suivre. M. Pocket, avec l'embarras naturel à son visage échauffé et à ses cheveux en désordre, les regarda pendant quelques minutes comme s'il ne se rendait pas bien compte comment ils couchaient et mangeaient dans l'établissement, et pourquoi la nature ne les avait pas logés chez une autre personne; puis, d'une manière détournée et jésuitique, il leur fit certaines questions:

«Pourquoi le petit Joe a-t-il ce trou à son devant de chemise?»

Celui-ci répondit:

«Papa, Flopson devait le raccommoder quand elle aurait le temps.

—Comment la petite Fanny a-t-elle ce panaris?»

Celle-ci répondit:

«Papa, Millers allait lui mettre un cataplasme, quand elle l'a oublié.»

Puis il se laissa aller à sa tendresse paternelle, leur donna à chacun un shilling, et leur dit d'aller jouer. Dès qu'ils furent sortis, il fit un effort violent pour se soulever par les cheveux et ne plus penser à ce malencontreux sujet.

Dans la soirée, on fit une partie sur l'eau. Comme Drummle et Startop avaient chacun un bateau, je résolus d'avoir aussi le mien et de les battre tous deux.

J'étais assez fort dans la plupart des exercices en usage chez les jeunes gens de la campagne; mais, comme je sentais que je n'avais pas assez d'élégance et de genre pour la Tamise, pour ne rien dire des autres rivières, je résolus de me placer de suite sous la direction d'un homme qui avait remporté le prix aux dernières régates, et à qui mes nouveaux amis m'avaient présenté quelque temps auparavant. Cette autorité pratique me rendit tout confus, en disant que j'avais un bras de forgeron. S'il avait su combien son compliment avait été près de lui faire perdre son élève, je doute qu'il l'eût fait.

Un bon souper nous attendait à la maison, et je pense que nous nous serions tous bien amusés, sans une circonstance des plus désagréables. M. Pocket était de bonne humeur quand une servante entra et dit:

«Monsieur, je voudrais vous parler, s'il vous plaît.

—Parler à votre maître? dit Mrs Pocket, dont la dignité se révolta encore. Comment! y pensez-vous? Allez parler à Flopson, ou parlez-moi... à un autre moment.

—Je vous demande pardon, madame, repartit la servante; je désire parler tout de suite, et parler à mon maître.»

Là-dessus, M. Pocket sortit de la salle, et jusqu'à son retour nous fîmes de notre mieux pour prendre patience.

«Voilà quelque chose de joli, Belinda, dit M. Pocket, en revenant, avec une expression de chagrin et même de désespoir sur le visage; voilà la cuisinière qui est étendue ivre-morte sur le plancher de la cuisine, et qui a mis dans l'armoire un énorme morceau de beurre frais, tout près à être vendu comme graisse!»

Mrs Pocket montra aussitôt une aimable émotion, et dit:

«C'est encore cette odieuse Sophie!

—Que veux-tu dire, Belinda? demanda M. Pocket.

—Oui, c'est Sophie qui vous l'a dit, fit Mrs Pocket; ne l'ai-je pas vue de mes yeux et entendue de mes oreilles, revenir tout à l'heure ici et demander à vous parler?

—Mais ne m'a-t-elle pas emmené en bas, Belinda, répondit M. Pocket, montré la situation dans laquelle se trouvait la cuisinière et jusqu'au paquet de beurre?

—Et vous la défendez, Mathieu, dit Mrs Pocket, quand elle fait mal?»

M. Pocket fit entendre un grognement terrible.

«Suis-je la petite fille de grand-papa pour n'être rien dans la maison? dit Mrs Pocket; sans compter que la cuisinière a toujours été un très bonne et très respectable femme, qui a dit, en venant s'offrir ici, qu'elle sentait que j'étais née pour être duchesse.»

Il y avait un sofa près duquel se trouvait M. Pocket; il se laissa tomber dessus, dans l'attitude du Gladiateur mourant. Sans abandonner cette posture, il dit d'une voix creuse:

«Bonsoir, monsieur Pip.»

Alors je pensai qu'il était temps de le quitter pour m'en aller coucher.


CHAPITRE XXIV.

Deux ou trois jours après, quand je me fus bien installé dans ma chambre, que j'eus fait plusieurs courses dans Londres et commandé à mes fournisseurs tout ce dont j'avais besoin, M. Pocket et moi nous eûmes une longue conversation ensemble. Il en savait plus sur ma carrière future que je n'en savais moi-même, car il m'apprit que M. Jaggers lui avait dit que n'étant destiné à aucune profession, j'aurais une éducation suffisante, si je pouvais m'entretenir avec la pension moyenne que reçoivent les jeunes gens dont les familles se trouvent dans une bonne situation de fortune. J'acquiesçai, cela va sans dire, ne sachant rien qui allât à l'encontre.

Il m'indiqua certains endroits de Londres où je trouverais les rudiments des choses que j'avais besoin de savoir, et moi je l'investis des fonctions de directeur et de répétiteur pour toutes mes études. Il espérait qu'avec une direction intelligente, je ne rencontrerais que peu de difficultés et serais bientôt en état de me dispenser de toute autre aide que la sienne. Par le ton avec lequel il me dit cela, et par beaucoup d'autres choses semblables, il sut admirablement gagner ma confiance, et je puis dire dès à présent qu'il remplit toujours ses engagements envers moi, avec tant de zèle et d'honorabilité, qu'il me rendit zélé à remplir honorablement les miens envers lui. S'il m'avait montré l'indifférence d'un maître, je lui aurais, en retour, montré celle d'un écolier; il ne me donna aucun prétexte semblable, et nous agissions tous deux avec une égale justice. Je ne le considérai jamais comme un homme ayant quelque chose de grotesque en lui, ou quoique ce soit qui ne fût sérieux, honnête et bon dans ses rapports de professeur avec moi.

Une fois ces points réglés, et quand j'eus commencé à travailler avec ardeur, il me vint dans l'idée que, si je pouvais garder ma chambre dans l'Hôtel Barnard, mon existence serait agréablement variée, et que mes manières ne pourraient que gagner dans la société d'Herbert. M. Pocket ne fit aucune objection à cet arrangement; mais il pensa qu'avant de rien décider à ce sujet, il devait être soumis à mon tuteur. Je compris que sa délicatesse venait de la considération, que ce plan épargnerait quelques dépenses à Herbert. En conséquence, je me rendis dans la Petite Bretagne, et je fis part à M. Jaggers de mon désir.

«Si je pouvais acheter les meubles que je loue maintenant, dis-je, et deux ou trois autres petites choses, je serais tout à fait comme chez moi dans cet appartement.

—Faites donc, dit M. Jaggers avec un petit sourire, je vous ai dit que vous iriez bien. Allons, combien vous faut-il?»

Je dis que je ne savais pas combien.

«Allons, repartit M. Jaggers, combien?... cinquante livres?

—Oh! pas à beaucoup près autant.

—Cinq livres?» dit M. Jaggers.

C'était une si grande chute, que je dis tout désappointé:

«Oh! plus que cela.

Plus que cela? Eh?... dit M. Jaggers, en se posant pour attendre ma réponse, les mains dans ses poches, la tête de côté et les yeux fixés sur le mur qui était derrière moi: combien de plus?

Il est si difficile de fixer une somme, dis-je en hésitant.

Allons, dit M. Jaggers, arrivons-y: deux fois cinq, est-ce assez?... trois fois cinq, est-ce assez?... quatre fois cinq, est-ce assez?...»

Je dis que je pensais que ce serait magnifique.

«Quatre fois cinq feront magnifiquement votre affaire, vraiment! dit M. Jaggers en fronçant les sourcils, et que faites-vous de quatre fois cinq?

—Ce que j'en fais?

—Ah! dit M. Jaggers, combien?

—Je suppose que vous en faites vingt livres, dis-je en souriant.

—Ne vous inquiétez pas de ce que j'en fais, mon ami, observa M. Jaggers, en secouant et en agitant sa tête d'une manière contradictoire; je veux savoir ce que vous en ferez, vous?

—Vingt livres naturellement!

—Wemmick! dit M. Jaggers en ouvrant la porte de son cabinet, prenez le reçu de M. Pip et comptez-lui vingt livres.»

Cette manière bien accusée de traiter les affaires me fit une impression très profonde, et qui n'était pas des plus agréables. M. Jaggers ne riait jamais, mais il portait de grandes bottes luisantes et craquantes, et en appuyant ses mains sur ses bottes, avec sa grosse tête penchée en avant et ses sourcils rapprochés pour attendre ma réponse, il faisait craquer ses bottes, comme si elles eussent ri d'un rire sec et méfiant. Comme il sortit en ce moment, et que Wemmick était assez causeur, je dis à Wemmick que j'avais peine à comprendre les manières de M. Jaggers.

«Dites-lui cela, et il le prendra comme un compliment, répondit Wemmick. Il ne tient pas à ce que vous le compreniez. Oh! ajouta-t-il, car je paraissais surpris, ceci n'est pas personnel; c'est professionnel... professionnel seulement.»

Wemmick était à son pupitre; il déjeunait et grignotait un biscuit sec et dur, dont il jetait de temps en temps de petits morceaux dans sa bouche ouverte, comme s'il les mettait à la poste.

«Il me fait toujours l'effet, dit Wemmick, de s'amuser à tendre un piège à homme, et de le veiller de près. Tout d'un coup, clac! vous êtes pris!»

Sans remarquer que les pièges à hommes n'étaient pas au nombre des aménités de cette vie, je dis que je le supposais très adroit.

«Profond, dit Wemmick, comme l'Australie, en indiquant avec sa plume le parquet du cabinet, pour faire comprendre que l'Australie était l'endroit du globe le plus symétriquement opposé à l'Angleterre. S'il y avait quelque chose de plus profond que cette contrée, ajouta Wemmick en portant sa plume sur le papier, ce serait lui.»

Je lui dis ensuite que je supposais que le cabinet de M. Jaggers était une bonne étude. À quoi Wemmick répondit:

«Excellente!»

Je lui demandai encore s'ils étaient beaucoup de clercs. Il me dit:

«Nous ne courons pas beaucoup après les clercs, parce qu'il n'y a qu'un Jaggers, et que les clients n'aiment pas à l'avoir de seconde main. Nous ne sommes que quatre. Voulez-vous voir les autres? Je puis dire que vous êtes des nôtres.»

J'acceptai l'offre. Lorsque M. Wemmick eut mis tout son biscuit à la poste et m'eut compté mon argent, qu'il prit dans la cassette du coffre-fort, la clef duquel coffre-fort il gardait quelque part dans son dos, et qu'il l'eût tirée de son collet d'habit comme une queue de cochon en fer, nous montâmes à l'étage supérieur. La maison était sombre et poussiéreuse, et les épaules graisseuses, dont on voyait les marques dans le cabinet de M. Jaggers semblaient s'être frottées depuis des années contre les parois de l'escalier. Sur le devant du premier étage, un commis qui semblait être quelque chose d'intermédiaire entre le cabaretier et le tueur de rats, gros homme pâle et bouffi, était très occupé avec trois ou quatre personnages de piètre apparence, qu'il traitait avec aussi peu de cérémonie qu'on paraissait traiter généralement toutes les personnes qui contribuaient à remplir les coffres de M. Jaggers.

«En train de trouver des preuves pour Old Bailey,» dit M. Wemmick en sortant.

Dans la chambre au-dessus de celle-ci, un mollasse petit basset de commis, aux cheveux tombants, dont la tonte semblait avoir été oubliée depuis sa plus tendre enfance, était également occupé avec un homme à la vue faible, que M. Wemmick me présenta comme un fondeur qui avait son creuset toujours brûlant, et qui me fondrait tout ce que je voudrais. Il était dans un tel état de transpiration, qu'on eût dit qu'il essayait son art sur lui-même. Dans une chambre du fond, un homme haut d'épaules, à la figure souffreteuse, enveloppé d'une flanelle sale, vêtu de vieux habits noirs, qui avaient l'air d'avoir été cirés, se tenait penché sur son travail, qui consistait à faire de belles copies et à remettre au net les notes des deux autres employés, pour servir à M. Jaggers.

C'était là tout l'établissement quand nous regagnâmes l'étage inférieur, Wemmick me conduisit dans le cabinet de M. Jaggers, et me dit:

«Vous êtes déjà venu ici.

—Dites-moi, je vous prie, lui demandai-je, en apercevant encore les deux bustes au regard étrange, quels sont ces portraits?

—Ceux-ci, dit Wemmick, en montant sur une chaise et soufflant la poussière qui couvrait les deux horribles têtes avant de les descendre, ce sont deux célébrités, deux fameux clients, qui nous ont valu un monde de crédit. Ce gaillard-là...—mais tu as dû, vieux coquin, descendre de ton armoire pendant la nuit, et mettre ton œil sur l'encrier, pour avoir ce pâté-là sur ton sourcil,—a assassiné son maître.

—Cela lui ressemble-t-il? demandai-je en reculant devant cette brute, pendant que Wemmick crachait sur son sourcil et l'essuyait avec sa manche.

—Si cela lui ressemble!... mais c'est lui-même, le moule a été fait à Newgate, aussitôt qu'il a été décroché.—Tu avais de l'amitié pour moi, n'est-ce pas, mon vieux gredin?» dit Wemmick, en interpellant le buste.

Il m'expliqua ensuite cette singulière apostrophe, en touchant sa broche, et en disant:

«Il l'a fait faire exprès pour moi.

—Est-ce que cet autre animal a eu la même fin? dis-je. Il a le même air.

—Vous avez deviné, dit Wemmick, c'est l'air de tous ces gens-là; on dirait qu'on leur a saisi la narine avec du crin et un petit hameçon. Oui, il a eu la même fin. C'est, je vous assure une fin toute naturelle ici. Il avait falsifié des testaments, et c'est cette lame, si ce n'est pas lui, qui a envoyé dormir les testateurs supposés.—Tu étais un avide gaillard, malgré tout, dit M. Wemmick, en commençant à apostropher le second buste; et tu te vantais de pouvoir écrire le grec; tu étais un fier menteur; quel menteur tu faisais! Je n'en ai jamais vu de pareil à toi!»

Avant de remettre son défunt ami sur sa tablette, Wemmick toucha la plus grosse de ses bagues de deuil, et dit:

«Il l'a envoyée acheter, la veille, tout exprès pour moi.»

Tandis qu'il mettait en place l'autre buste, et qu'il descendait de la chaise, il me vint à l'idée que tous les bijoux qu'il portait provenaient de sources analogues. Comme il n'avait montré aucune discrétion sur ce sujet, je pris la liberté de le lui demander, quand il se retrouva devant moi, occupé à épousseter ses mains.

«Oh! oui, dit-il, ce sont tous des cadeaux de même genre; l'un amène l'autre. Vous voyez, voilà comment cela se joue, et je ne les refuse jamais. Ce sont des curiosités. Elles ont toujours quelque valeur, peut-être n'en ont-elles pas beaucoup; mais, après tout, on les a et on les porte. Cela ne signifie pas grand'chose pour vous, avec vos brillants dehors, mais pour moi, l'étoile qui me guide me dit: «Accepte tout ce qui se peut porter.»

Quand j'eus rendu hommage à cette théorie, il continua d'un ton affable:

«Si un de ces jours vous n'aviez rien de mieux à faire, et qu'il vous fût agréable de venir me voir à Walworth, je pourrais vous offrir un lit, et je considèrerais cela comme un grand honneur pour moi. Je n'ai que peu de choses à vous montrer: seulement deux ou trois curiosités, que vous serez peut-être bien aise de voir. Je raffole de mon petit bout de jardin et de ma maison de campagne.»

Je lui dis que je serais enchanté d'accepter son hospitalité.

«Merci! dit-il alors, nous considèrerons donc la chose comme tout à fait entendue. Venez lorsque cela vous fera plaisir. Avez-vous déjà dîné avec M. Jaggers?

—Pas encore.

—Eh bien! dit Wemmick, il vous donnera du vin et du bon vin. Moi, je vous donnerai du punch et du punch qui ne sera pas mauvais. Maintenant je vais vous dire quelque chose: Quand vous irez dîner chez M. Jaggers, faites attention à sa gouvernante.

—Verrai-je quelque chose de bien extraordinaire?

—Vous verrez, dit Wemmick, une bête féroce apprivoisée. Vous allez me dire que ça n'est pas si extraordinaire; je vous répondrai que cela dépend de la férocité naturelle de la bête et de son degré de soumission. Je ne veux pas amoindrir votre opinion de la puissance de M. Jaggers, mais faites-y bien attention.»

Je lui dis que je le ferais avec tout l'intérêt et toute la curiosité que cette communication éveillait en moi; et, au moment où j'allais partir, il me demanda si je ne pouvais pas disposer de cinq minutes pour voir M. Jaggers à l'œuvre.

Pour plusieurs raisons, et surtout parce que je ne savais pas bien clairement à quelle œuvre nous allions voir M. Jaggers, je répondis affirmativement. Nous plongeâmes dans la Cité, et nous entrâmes dans un tribunal de police encombré de monde, où un individu assez semblable au défunt qui avait du goût pour les broches, se tenait debout à la barre et mâchait quelque chose, tandis que mon tuteur faisait subir à une femme un interrogatoire ou contre-interrogatoire, je ne sais plus lequel. Il la frappait de terreur, et en frappait également le tribunal et toutes les personnes présentes. Si quelqu'un, à quelque classe qu'il appartînt, disait un mot qu'il n'approuvait pas, il demandait aussitôt son expulsion. Si quelqu'un ne voulait pas admettre son affirmation, il disait:

«Je saurai bien vous y forcer!»

Et si, au contraire, quelqu'un l'admettait, il disait:

«Maintenant, je vous tiens!»

Les juges tremblaient au seul mouvement de son doigt. Le voleurs, les policemen étaient suspendus, avec un ravissement mêlé de crainte, à ses paroles, et tremblaient quand un des poils de ses sourcils se tournait de leur côté. Pour qui était-il? Que faisait-il? Je ne pouvais le deviner, car il me paraissait tenir la salle tout entière comme sous la meule d'un moulin. Je sais seulement que quand je sortis sur la pointe des pieds, il n'était pas du côté des juges, car par ses récriminations il faisait trembler convulsivement sous la table les jambes du vieux gentleman qui présidait, et qui représentait sur ce siège la loi et la justice britanniques.


CHAPITRE XXV.

Bentley Drummle, qui avait le caractère assez mal fait pour voir dans un livre une injure personnelle que lui faisait l'auteur, ne reçut pas la nouvelle connaissance qu'il faisait en moi dans une meilleure disposition d'esprit. Lourd de tournure, de mouvements et de compréhension, son apathie se révélait dans l'expression inerte de son visage et dans sa grosse langue, qui semblait s'étaler maladroitement dans sa bouche, comme il s'étalait lui-même dans la chambre. Il était paresseux, fier, mesquin, réservé et méfiant. Il appartenait à une famille de gens riches du comté de Sommerset, qui avaient nourri cet amalgame de qualités jusqu'au jour où ils avaient découvert qu'il avançait en âge et n'était qu'un idiot. Ainsi donc Bentlet Drummle était entré chez M. Pocket quand il avait une tête de plus que ce dernier en hauteur, et une demi-douzaine de têtes de plus que la plupart des autres hommes en largeur.

Startop avait été gâté par une mère trop faible et gardé à la maison, au lieu d'être envoyé en pension; mais il était profondément attaché à sa mère, et il l'admirait par-dessus toutes choses au monde; il avait les traits délicats comme ceux d'une femme, et était,—«comme vous pouvez le voir, bien que vous ne l'ayez jamais vu,» me disait Herbert,—tout le portrait de sa mère. Il était donc tout naturel que je me prisse d'amitié pour lui plus que pour Drummle.

Dans les premières soirées de nos parties de canotage, nous ramions, côte à côte, en revenant à la maison, nous parlant d'un bateau à l'autre, tandis que Drummle suivait seul notre sillage sur les bords en saillie, et parmi les roseaux; il s'approchait toujours des rives comme un animal amphibie, qui se trouve mal à l'aise lorsqu'il est poussé par la marée dans le vrai chemin. Il me semble toujours le voir nous suivre dans l'ombre et sur les bas-fonds, pendant que nos deux bateaux glissaient au milieu du fleuve, au soleil couchant, ou aux rayons de la lune.

Herbert était mon camarade et mon ami intime. Je lui offris la moitié de mon bateau, ce qui fut pour lui l'occasion de fréquents voyages à Hammersmith, et comme j'avais la moitié de son appartement, cela m'amenait souvent à Londres. Nous avions coutume d'aller et de venir à toute heure d'un endroit à l'autre. J'éprouve encore de l'affection pour cette route (bien qu'elle ne soit plus ce qu'elle était alors) embellie par les impressions d'une jeunesse pleine d'espoir et qui n'a pas été encore éprouvée.

J'avais déjà passé un ou deux mois dans la famille de M. Pocket, lorsque M. et Mrs Camille firent leur apparition. Camille était la sœur de M. Pocket. Georgiana, que j'avais vue chez miss Havisham, le même jour, fit aussi son apparition. C'était une de ces cousines, vieilles filles, difficiles à digérer, qui donnent à leur roideur le nom de religion, et à leur gaieté le nom d'humour. Ces gens là me haïssaient avec toute la haine de la cupidité et du désappointement. Il va sans dire qu'ils me cajolaient dans ma prospérité avec la bassesse la plus vile. Quant à M. Pocket, ils le regardaient comme un grand enfant n'ayant aucune notion de ses propres intérêts, et ils lui témoignaient cependant la complaisante déférence que je leur avais entendu exprimer à son égard. Ils avaient un profond mépris pour Mrs Pocket, mais ils convenaient que la pauvre âme avait éprouvé un cruel désappointement dans sa vie, parce que cela faisait rejaillir sur eux un faible rayon de considération.

Tel était le milieu dans lequel je m'étais installé, et dans lequel je devais continuer mon éducation. Je contractai bientôt des habitudes coûteuses, et je commençai par dépenser une quantité d'argent, qui, quelque temps auparavant, m'aurait paru fabuleuse; mais, tant bien que mal, je pris goût à mes livres. Je n'avais d'autre mérite que d'avoir assez de sens pour m'apercevoir de mon insuffisance. Entre M. Pocket et Herbert, je fis quelques progrès. J'avais sans cesse l'un ou l'autre sur mes épaules pour me donner l'élan qui me manquait et m'aplanir toutes les difficultés. Si j'avais moins travaillé j'aurais été infailliblement un aussi grand niais que Drummle.

Je n'avais pas revu M. Wemmick depuis quelques semaines, lorsqu'il me vint à l'idée de lui écrire un mot pour lui proposer de l'accompagner chez lui un soir ou l'autre. Il me répondit que cela lui ferait bien plaisir, et qu'il m'attendrait à son étude à six heures. Je m'y rendis et je le trouvai en train de glisser dans son dos la clef de son coffre-fort au moment où l'horloge sonnait.

«Avez-vous pensé aller à pied jusqu'à Walworth? dit-il.

—Certainement, dis-je, si cela vous va.

—On ne peut mieux, répondit Wemmick, car j'ai eu toute la journée les jambes sous mon bureau, et je serai bien aise de les allonger. Je vais maintenant vous dire ce que j'ai pour souper, M. Pip: j'ai du bœuf bouilli préparé à la maison, une volaille froide rôtie, venue de chez le rôtisseur; je la crois tendre, parce que le rôtisseur a été juré dans une de nos causes l'autre jour; or, nous lui avons rendu la besogne facile; je lui ai rappelé cette circonstance en lui achetant la volaille, et je lui ai dit: «Choisissez-en une bonne, mon vieux brave, parce que si vous avions voulu vous clouer à votre banc pour un jour ou deux de plus, nous l'aurions pu facilement.» À cela il me répondit: «Laissez-moi vous offrir la meilleure volaille de la boutique.» Je le laissai faire, bien entendu. Jusqu'à un certain point, ça peut se prendre et se porter. Vous ne voyez pas d'objection, je suppose, à ce que j'aie à dîner un vieux?...»

Je croyais réellement qu'il parlait encore de la volaille, jusqu'à ce qu'il ajoutât:

«Parce que j'ai chez moi un vieillard qui est mon père.»

Je lui dis alors ce que la politesse réclamait.

«Ainsi donc, vous n'avez pas encore dîné avec M. Jaggers? continua-t-il tout en marchant.

—Pas encore.

—Il me l'a dit cet après-midi, en apprenant que vous veniez. Je pense que vous recevrez demain une invitation qu'il doit vous envoyer, il va aussi inviter vos camarades; ils sont trois, n'est-ce pas?»

Bien que je n'eusse pas l'habitude de compter Drummle parmi mes amis intimes, je répondis:

«Oui.

—Oui, il va inviter toute la bande...»

J'eus peine à prendre ce mot pour un compliment.

«Et quel que soit le menu, il sera bon. Ne comptez pas d'avance sur la variété, mais vous aurez la qualité. Il y a encore quelque chose de drôle chez lui, continua Wemmick après un moment de silence, il ne ferme jamais ni ses portes ni ses fenêtres pendant la nuit.

—Et on ne le vole jamais?

—Jamais, répondit Wemmick; il dit, et il le redit à qui veut l'entendre: «Je voudrais voir l'homme qui me volera.» Que Dieu vous bénisse! si je ne l'ai pas entendu cent fois, je ne l'ai pas entendu une, dire dans notre étude, aux voleurs: «Vous savez où je demeure: on ne tire jamais de verrous chez moi. Pourquoi n'y essayeriez-vous pas quelque bon coup? Allons, est-ce que cela ne vous tente pas?» Pas un d'entre eux, monsieur, ne serait assez hardi pour l'essayer, pour amour ni pour argent.

—Ils le craignent donc beaucoup? dis-je.

—S'ils le craignent! dit Wemmick, je crois bien qu'ils le craignent! Malgré cela, il est rusé jusque dans la défiance qu'il a d'eux. Point d'argenterie, monsieur, tout métal anglais jusqu'à la dernière cuiller.

—De sorte qu'ils n'auraient pas grand'chose, observai-je, quand bien même ils....

—Ah! mais, il aurait beaucoup, lui, dit Wemmick en m'interrompant, et ils le savent. Il aurait leurs têtes; les têtes de grand nombre d'entre eux. Il aurait tout ce qu'il pourrait obtenir, et il est impossible de dire ce qu'il n'obtiendrait pas, s'il se l'était mis dans la tête.»

J'allais me laisser aller à méditer sur la grandeur de mon tuteur quand Wemmick ajouta:

«Quant à l'absence d'argenterie, ce n'est que le résultat de sa profondeur naturelle, vous savez. Une rivière a sa profondeur naturelle, et lui aussi, il a sa profondeur naturelle. Voyez sa chaîne de montre, elle est vraie, je pense.

—Elle est très massive, dis-je.

—Massive, répéta Wemmick, je le crois, et sa montre à répétition est en or et vaut cent livres comme un sou. Monsieur Pip, il y a quelque chose comme sept cents voleurs dans cette ville qui savent tout ce qui concerne cette montre; il n'y a pas un homme, une femme ou un enfant parmi eux qui ne reconnaîtrait le plus petit anneau de cette chaîne, et qui ne le laisserait tomber, comme s'il était chauffé à blanc, s'il se laissait aller à y toucher.»

En commençant par ce sujet, et passant ensuite à une conversation d'une nature plus générale, M. Wemmick et moi nous sûmes tromper le temps et la longueur de la route jusqu'au moment où il m'annonça que nous étions entrés dans le district de Walworth.

Cela me parut être un assemblage de ruelles retirées, de fossés et de petits jardins, et présenter l'aspect d'une retraite assez triste. La maison de Wemmick était un petit cottage en bois, élevé au milieu d'un terrain disposé en plates bandes; le faîte de la maison était découpé et peint de manière à simuler une batterie munie de canons.

«C'est mon propre ouvrage, dit Wemmick; c'est gentil, n'est-ce pas?»

J'approuvai hautement l'architecture et l'emplacement. Je crois que c'était la plus petite maison que j'eusse jamais vue; elle avait de petites fenêtres gothiques fort drôles, dont la plus grande partie étaient fausses, et une porte gothique si petite qu'on pouvait à peine entrer.

«C'est un véritable mât de pavillon, dit Wemmick, et les dimanches j'y hisse un vrai drapeau, et puis, voyez: quand j'ai passé ce pont, je le relève ainsi, et je coupe les communications.»

Le pont était une planche qui était jetée sur un fossé d'environ quatre pieds de large et deux de profondeur.

Il était vraiment plaisant de voir avec quel orgueil et quelle promptitude il le leva, tout en souriant d'un sourire de véritable satisfaction, et non pas simplement d'un sourire machinal.

«À neuf heures, tous les soirs, heure de Greenwich, dit Wemmick, le canon part. Tenez, le voilà! En l'entendant partir, ne croyez-vous pas entendre une véritable couleuvrine?»

La pièce d'artillerie en question était montée dans une forteresse séparée, construite en treillage, et elle était protégée contre les injures du temps par une ingénieuse combinaison de toile et de goudron formant parapluie.

«Plus loin, par derrière, dit Wemmick, hors de vue, comme pour empêcher toute idée de fortifications, car j'ai pour principe quand j'ai une idée de la suivre jusqu'au bout et de la maintenir; je ne sais pas si vous êtes de cette opinion....

—Bien certainement, dis-je.

Plus loin, par derrière, reprit Wemmick, nous avons un cochon, des volailles et des lapins. Souvent, je secoue mes pauvres petits membres et je plante des concombres, et vous verrez à souper quelle sorte de salade j'obtiens ainsi, monsieur, dit Wemmick en souriant de nouveau, mais sérieusement cette fois, et en secouant la tête. Supposer, par exemple, que la place soit assiégée, elle pourrait tenir un diable de temps avec ses provisions.»

Il me conduisit ensuite à un berceau, à une douzaine de mètres plus loin, mais auquel on arrivait par des détours si nombreux, qu'il fallait véritablement un certain temps pour y parvenir. Nos verres étaient déjà préparés dans cette retraite, et notre punch rafraîchissait dans un lac factice sur le bord duquel s'élevait le berceau. Cette pièce d'eau, avec une île dans le milieu, qui aurait pu servir de saladier pour le souper, était de forme circulaire et on avait construit à son centre une fontaine qui, lorsqu'on faisait mouvoir un petit moulin en ôtant le bouchon d'un tuyau, jouait avec assez de force pour mouiller complètement le dos de la main.

«C'est moi qui suis mon ingénieur, mon charpentier, mon jardinier, mon plombier; c'est moi qui fais tout, dit Wemmick en réponse à mes compliments. Eh bien, ça n'est pas mauvais; tout cela efface les toiles d'araignées de Newgate, et ça plaît au vieux. Il vous est égal d'être présenté de suite au vieux, n'est-ce pas? Ce serait une affaire faite.»

J'exprimai la bonne disposition dans laquelle je me trouvais, et nous entrâmes au château. Là, nous trouvâmes, assis près du feu, un homme très âgé, vêtu d'un paletot de flanelle, propre, gai, présentable, bien soigné, mais étonnamment sourd.

«Eh bien! vieux père, dit Wemmick en serrant les mains du vieillard d'une manière à la fois cordiale et joviale, comment allez-vous?

—Ça va bien, John, ça va bien, répondit le vieillard.

—Vieux père, voici M. Pip, dit Wemmick, je voudrais que vous pussiez entendre son nom. Faites-lui des signes de tête, M. Pip, il aime ça... faites-lui des signes de tête, s'il vous plaît, comme si vous étiez de son avis!

—C'est une jolie maison qu'a là mon fils, monsieur, dit le vieillard, pendant que j'agitais la tête avec toute la rapidité possible; c'est un joli jardin d'agrément, monsieur; après mon fils, ce charmant endroit et les magnifiques travaux qu'on y a exécutés devraient être conservés intacts par la nation pour l'agrément du peuple.

—Vous en êtes aussi fier que Polichinelle, n'est-ce pas, vieux? dit Wemmick, dont les traits durs s'adoucissaient pendant qu'il contemplait le vieillard. Tenez, voilà un signe de tête pour vous, dit-il en lui en faisant un énorme. Tenez, en voilà un autre.... Vous aimez cela, n'est-ce pas?... Si vous n'êtes pas fatigué, M. Pip, bien que je sache que c'est fatigant pour les étrangers, voulez-vous lui en faire encore un? Vous ne vous imaginez pas combien cela lui plaît.»

Je lui en fis plusieurs, ce qui le mit en charmante humeur. Nous le laissâmes occupé à donner à manger aux poules, et nous nous assîmes pour prendre notre punch sous le berceau, où Wemmick me dit en fumant une pipe qu'il lui avait fallu bien des années pour amener sa propriété à son état actuel de perfection.

«Est-elle à vous, M. Wemmick?

—Oh! oui, dit Wemmick, il y a pas mal de temps que je l'ai. Par Saint-Georges! c'est une propriété dont le sol m'appartient.

—Vraiment? J'espère que M. Jaggers l'admire.

—Il ne l'a jamais vue, dit Wemmick; il n'en a jamais entendu parler, ni jamais vu le vieux, ni jamais entendu parler de lui. Non, les affaires sont une chose et la vie privée en est une autre. Quand je vais à l'étude, je laisse le château derrière moi, de même que, quand je viens au château, je laisse aussi l'étude derrière moi. Si cela ne vous est pas désagréable, vous m'obligerez en faisant de même; je ne tiens pas à ce qu'on parle de mes affaires.»

D'après cela, je sentis que ma bonne foi était engagée, et que je devais obtempérer à la demande. Le punch étant très bon, nous restâmes à boire et à causer jusqu'à près de neuf heures.

«Le moment de tirer le canon approche, dit alors Wemmick, en déposant sa pipe, c'est le régal du vieux.»

Nous rentrâmes au château et nous y trouvâmes le vieillard occupé à rougir un pocker. C'était un de ces préliminaires indispensables à cette grande cérémonie nocturne, et ses yeux exprimaient l'attente la plus vive. Wemmick était là, la montre sous les yeux, attendant le moment de prendre le fer des mains du vieillard pour se rendre à la batterie. Il le prit, sortit, et bientôt le canon partit, en faisant un bruit qui fit trembler la pauvre petite boite de cottage comme si elle allait tomber en pièces, et résonner tous les verres et jusqu'aux tasses à thé. Là-dessus le vieux, qui aurait, je crois, été lancé hors de son fauteuil s'il ne s'était pas retenu à ses bras, s'écria d'une voix exaltée:

«Il est parti!... je l'ai entendu!...»

Et je lui fis des signes de tête jusqu'au moment où je pus lui dire, ce qui n'était pas une figure de rhétorique, qu'il m'était absolument impossible de le voir.

Wemmick employa le temps qui s'écoula entre cet instant et le souper à me faire admirer sa collection de curiosités. La plupart étaient d'une nature criminelle. C'était la plume avec laquelle avait été commis un faux célèbre, un ou deux rasoirs de distinction, quelques mèches de cheveux et plusieurs confessions manuscrites formulées après la condamnation, et auxquelles M. Wemmick attachait une valeur particulière, comme n'étant toutes, pour me servir de ses propres paroles, «qu'un tas de mensonges, monsieur.» Ces dernières étaient agréablement disséminées parmi des petits spécimens de porcelaine de Chine, des verres et diverses bagatelles sans importance, faites de la main de l'heureux possesseur de ce muséum, et quelques pots à tabac, ornés par le vieux. Tout cela se voyait dans cette chambre du château, où j'avais été introduit tout d'abord, et qui servait non seulement de salle de réception, mais aussi de cuisine, à en juger par un poêlon accroché au mur, et certaine mécanique en cuivre qui se trouvait au-dessus du foyer, et qui sans doute était destinée à suspendre le tournebroche.

On était servi par une petite fille très propre, qui donnait des soins au vieillard pendant le jour. Quand elle eut mis le couvert, le pont fut baissé pour lui donner passage, et elle se retira pour aller se coucher. Le souper était excellent, et bien que le château fût sujet à des odeurs de fumier; qu'il eût un arrière-goût de noix gâtées; et que le cochon aurait pu être tenu plus à l'écart, je fus me coucher, enchanté de la réception qui m'avait été faite. Comme il n'y avait aucune autre pièce au-dessus de ma petite chambre-tourelle et que le plafond qui me séparait du mât de pavillon était très mince, il me sembla, lorsque je fus couché sur le dos dans mon lit, que ce bâton s'appuyait sur mon front et s'y balançait toute la nuit.

Wemmick était debout de très grand matin, et je crains bien de l'avoir entendu cirer lui-même mes souliers. Après cela il se mit à jardiner et je le voyais, de ma fenêtre gothique, faisant semblant d'occuper le vieillard, et lui faisant des signes de tête de la manière la plus dévouée et la plus affectueuse. Notre déjeuner fut aussi bon que le souper, et à huit heures et demie précises, nous partîmes pour la Petite Bretagne. À mesure que nous avancions, Wemmick devenait de plus en plus sec et de plus en plus dur, et sa bouche reprenait la forme du trou d'une boite aux lettres. À la fin, lorsque nous fûmes arrivés au lieu de ses occupations et qu'il tira la clef du collet de son habit, il paraissait ne pas plus se soucier de sa propriété de Walworth que si le château, le pont-levis, le berceau, le lac, la fontaine et le vieux lui-même, eussent été lancés dans l'espace par la dernière décharge du canon.


CHAPITRE XXVI.

Il arriva, ainsi que Wemmick me l'avait prédit, que j'allais bientôt avoir l'occasion de comparer l'intérieur de mon tuteur avec celui de son clerc-caissier. Mon tuteur était dans son cabinet et se lavait les mains avec son savon parfumé. Quand j'arrivai dans l'étude il m'appela et me fit, pour moi et mes amis, l'invitation que Wemmick m'avait préparé à recevoir.

«Sans cérémonie! stipula-t-il: pas d'habits de gala, et mettons cela à demain.»

Je lui demandai où il faudrait aller, car je ne savais pas où il demeurait, et je crois que c'était uniquement pour ne pas démordre de son système de ne jamais convenir d'une chose, qu'il répliqua:

«Venez me prendre ici, et je vous conduirai chez moi.»

Je profite de l'occasion pour faire remarquer qu'il se lavait en quittant ses clients comme fait un dentiste ou un médecin. Il avait près de sa chambre un cabinet préparé pour cet usage, et qui sentait le savon parfumé comme une boutique de parfumeur. Là, il avait derrière la porte une serviette d'une dimension peu commune, et il se lavait les mains, les essuyait et les séchait sur cette serviette toutes les fois qu'il rentrait du tribunal, ou qu'un client quittait sa chambre. Quand mes amis et moi nous vînmes le prendre le lendemain à six heures, il paraissait avoir eu à s'occuper d'une affaire plus compliquée et plus noire qu'à l'ordinaire, car nous le trouvâmes la tête enfoncée dans son cabinet, lavant non seulement ses mains, mais se baignant la figure dans sa cuvette en se gargarisant le gosier. Et même, quand il eut fait tout cela et qu'il eut employé toute la serviette à se bien essuyer, il prit son canif et gratta ses ongles avant de mettre son habit, pour en effacer toute trace de sa nouvelle affaire. Il y avait comme de coutume, lorsque nous sortîmes de la rue, quelques personnes qui rôdaient à l'entour de la maison et qui désiraient évidemment lui parler; mais il y avait quelque chose de si concluant dans l'auréole de savon parfumé qui entourait sa personne, qu'elles en restèrent là pour cette fois. En s'avançant vers l'ouest, il fut reconnu à chaque instant par quelqu'un des visages qui encombraient les rues.

Dans ces occasions, il ne manqua jamais de me parler un peu plus haut, mais il ne reconnut personne et ne sembla pas remarquer que quelqu'un le reconnût.

Il nous conduisit dans Gerrard Street, au quartier de Soho, à une maison située au sud de cette rue. C'était une maison assez belle dans son genre, mais qui avait grand besoin d'être repeinte, et dont les fenêtres étaient fort sales. Il prit la clef, ouvrit la porte, et nous entrâmes tous dans un vestibule en pierre, nu, triste et paraissant peu habité. En haut d'un escalier, sombre et noir, était une enfilade de trois pièces, également sombres et noires, qui formaient le premier étage. Les panneaux des murs étaient entourés de guirlandes sculptées, et pendant que mon tuteur était au milieu de ces sculptures, nous priant d'entrer, je pensais que je savais bien à quelles guirlandes elles ressemblaient.

Le dîner était servi dans la plus confortable de ces pièces; la seconde était le cabinet de toilette, la troisième la chambre à coucher. Il nous dit qu'il occupait toute la maison, mais qu'il ne se servait guère que de l'appartement dans lequel nous nous trouvions. La table était convenablement servie, sans argenterie véritable bien entendu. Près de sa chaise se trouvait un grand dressoir qui supportait une quantité de carafes et de bouteilles, et quatre assiettes de fruits pour le dessert. Je remarquai que chaque chose était posée à sa portée, et qu'il distribuait chaque objet lui-même.

Il y avait une bibliothèque dans la chambre. Je vis, d'après le dos des livres, qu'ils traitaient généralement de lois criminelles, de biographies criminelles, de procès criminels, de jugements criminels, d'actes du Parlement et d'autres choses semblables. Tout le mobilier était bon et solide, comme sa chaîne et sa montre; mais il avait un air officiel, et l'on n'y voyait aucun ornement de fantaisie. Dans un coin était une petite table couverte de papiers, avec une lampe à abat-jour; Jaggers semblait ainsi apporter avec lui au logis l'étude et ses travaux, et les voiturer le soir pour se mettre au travail.

Comme il avait à peine vu, jusqu'à ce moment, mes trois compagnons; car, lui et moi, nous avions marché ensemble, il se tint appuyé contre la cheminée après avoir sonné, et les examina avec attention. À ma grande surprise, il parut aussitôt s'intéresser principalement, sinon exclusivement au jeune Drummle.

«Pip, dit-il en posant sa large main sur mon épaule et en m'attirant vers la fenêtre, je ne les distingue pas l'un de l'autre; lequel est l'araignée?

—L'araignée? dis-je.

—Le pustuleux, le paresseux, le sournois..., quel est celui qui est couperosé?

—C'est Bentley Drummle, répliquai-je; celui au visage délicat est Startop.»

Sans faire la moindre attention au visage délicat, il répondit:

«Bentley Drummle est son nom?... Vraiment!... J'ai du plaisir à regarder ce gaillard-là...»

Il commença immédiatement à parler à Drummle, ne se laissant pas rebuter par sa lourde manière de répondre et ses réticences; mais apparemment incité au contraire à lui arracher des paroles. Je les regardais tous les deux, quand survint entre eux et moi la gouvernante, qui apportait le premier plat du dîner.

C'était une femme d'environ quarante ans, je suppose; mais j'ai pu la croire plus vieille qu'elle n'était réellement, comme la jeunesse a l'habitude de faire. Plutôt grande que petite, elle avait une figure vive et mobile, extrêmement pâle, de grands yeux bleus flétris, et une quantité de cheveux flottants. Je ne saurais dire si c'était une affection du cœur qui tenait ses lèvres entr'ouvertes, comme si elle avait des palpitations, et qui donnait à son visage une expression curieuse d'étonnement et d'agitation; mais je sais que j'avais été au théâtre voir jouer Macbeth un ou deux soirs auparavant, et que son visage me paraissait animé d'un air féroce, comme les visages que j'avais vu sortir du chaudron des sorcières.

Elle mit le plat sur la table, toucha tranquillement du doigt mon tuteur au bras, pour lui notifier que le dîner était prêt, et disparut. Nous prîmes place autour de la table ronde, et mon tuteur garda Drummle d'un côté, tandis que Startop s'asseyait de l'autre. C'était un fort beau plat de poisson que la gouvernante avait mis sur la table. Nous eûmes ensuite un gigot de mouton des meilleurs; et puis après une volaille également bien choisie. Les sauces, les vins et tous les accessoires étaient d'excellente qualité et nous furent servies de la main même de notre hôte, qui les prenait sur son dressoir; quand ils avaient fait le tour de la table, il les replaçait sur le même dressoir. De même il nous passait des assiettes propres, des couteaux et des fourchettes propres pour chaque plat, et déposait ensuite ceux que nous lui rendions dans deux paniers placés à terre près de sa chaise. Aucun autre domestique que la femme de ménage ne parut. Elle apportait tous les plats, et je continuais à trouver sa figure toute semblable à celles que j'avais vues sortir du chaudron. Des années après, je fis apparaître la terrible image de cette femme en faisant passer un visage qui n'avait d'autre ressemblance naturelle avec le sien que celle qui provenait de cheveux flottants derrière un bol d'esprit de vin enflammé dans une chambre obscure.

Poussé à observer tout particulièrement la gouvernante, tant pour son extérieur extraordinaire que pour ce que m'en avait dit Wemmick, je remarquai que toutes les fois qu'elle se trouvait dans la salle, elle tenait les yeux attentivement fixés sur mon tuteur, et qu'elle retirait promptement ses mains des plats qu'elle mettait avec hésitation devant lui, comme si elle eût craint qu'il ne la rappelât et n'essayât de lui parler pendant qu'elle était proche, s'il avait eu quelque chose à lui dire. Je crus apercevoir dans ses manières le sentiment intime de ceci, et d'un autre côté l'intention de toujours le tenir caché.

Le dîner se passa gaiement; et, bien que mon tuteur semblât suivre plutôt que conduire la conversation, je voyais bien qu'il cherchait à deviner le côté faible de nos caractères. Pour ma part, j'étais en train d'exprimer mes tendances à la prodigalité et aux dépenses, et mon désir de protéger Herbert, et je me vantais de mes grandes espérances, avant d'avoir l'idée que j'avais ouvert la bouche. C'était la même chose pour chacun de nous, mais pour Drummle encore plus que pour tout autre; ses dispositions à railler les autres avec envie et soupçon se firent jour avant qu'on n'eût enlevé le poisson.

Ce n'est pas alors, mais seulement quand on fut au fromage, que notre conversation tomba sur nos plaisirs nautiques, et qu'on railla Drummle de sa manière amphibie de ramer, le soir, derrière nous. Là-dessus, Drummle informa notre hôte qu'il préférait de beaucoup jouir à lui seul de notre place sur l'eau à notre compagnie, et que, sous le rapport de l'adresse, il était plus que notre maître, et que, quant à la force, il pourrait nous hacher comme paille. Par une influence invisible, mon tuteur sut l'animer, le faire arriver à un degré qui n'était pas éloigné de la fureur, à propos de cette plaisanterie, et il se prit à mettre son bras à nu et à le mesurer, pour montrer combien il était musculeux; et nous nous mîmes tous à mettre nos bras à nu, et à les mesurer de la façon la plus ridicule.

À ce moment, la gouvernante desservait la table: mon tuteur ne faisait pas attention à elle; mais, le profil tourné de côté, il s'appuyait sur le dos de sa chaise en mordant le bout de son index, et témoignait à Drummle un intérêt que je ne m'expliquais pas le moins du monde. Tout à coup il laissa tomber comme une trappe sa large main sur celle de la gouvernante, qu'elle étendait par-dessus la table. Il fit ce mouvement si subitement et si subtilement, que nous en laissâmes là notre folle dispute.

«Si vous parlez de force, dit M. Jaggers, je vais vous faire voir un poignet. Molly, faites voir votre poignet.»

La main de Molly, prise au piège, était sur la table; mais elle avait déjà mis son autre main derrière son dos.

«Maître, dit-elle à voix basse, les yeux fixés sur lui, attentifs et suppliants, je vous en prie!...

—Je vais vous faire voir un poignet, répéta M. Jaggers avec une immuable détermination de le montrer. Molly, faites-leur voir votre poignet.

—Maître, fit-elle de nouveau, je vous en prie!...

—Molly, dit M. Jaggers sans la regarder, mais regardant au contraire obstinément de l'autre côté de la salle, faites-leur voir vos deux poignets, faites-les voir, allons!»

Il lui prit la main, et tourna et retourna son poignet sur la table. Elle avança son autre main et tint ses deux poignets l'un à côté de l'autre.

Ce dernier poignet était complètement défiguré et couvert de cicatrices profondes dans tous les sens. En tenant ses mains étendues en avant, elle quitta des yeux M. Jaggers, et les tourna d'un air d'interrogation sur chacun de nous successivement.

«Voilà de la force, dit M. Jaggers en traçant tranquillement avec son index les nerfs du poignet; très peu d'hommes ont la force de poignet qu'a cette femme. Ces mains ont une force d'étreinte vraiment remarquable. J'ai eu occasion de voir bien des mains, mais je n'en ai jamais vu de plus fortes sous ce rapport, soit d'hommes, soit de femmes, que celles-ci.»

Pendant qu'il disait ces mots d'une façon légèrement moqueuse, elle continuait à regarder chacun d'entre nous, l'un après l'autre, en suivant l'ordre dans lequel nous étions placés. Dès qu'il cessa de parler, elle reporta ses yeux sur lui.

«C'est bien, Molly, dit M. Jaggers en lui faisant un léger signe de tête; on vous a admirée, et vous pouvez vous en aller.»

Elle retira ses mains et sortit de la chambre. M. Jaggers, prenant alors les carafons sur son dressoir, remplit son verre et fit circuler le vin.

«Il va être neuf heures et demie, messieurs, dit-il, et il faudra tout à l'heure nous séparer. Je vous engage à faire le meilleur usage possible de votre temps. Je suis aise de vous avoir vus tous. M. Drummle, je bois à votre santé!»

Si son but, en distinguant Drummle, était de l'embarrasser encore davantage, il réussit parfaitement. Dans son triomphe stupide, Drummle montra le mépris morose qu'il faisait de nous, d'une manière de plus en plus offensante, jusqu'à ce qu'il devînt positivement intolérable. À travers toutes ces phases, M. Jaggers le suivit avec le même intérêt étrange. Drummle semblait en ce moment trouver du bouquet au vin de M. Jaggers.

Dans notre peu de discrétion juvénile, je crois que nous bûmes trop et je sais que nous parlâmes aussi beaucoup trop. Nous nous échauffâmes particulièrement à quelque grossière raillerie de Drummle, sur notre penchant à être trop généreux et à dépenser notre argent. Cela me conduisit à faire remarquer, avec plus de zèle que de tact, qu'il avait mauvaise grâce à parler ainsi, lui à qui Startop avait prêté de l'argent en ma présence, il y avait à peine une semaine.

«Eh bien! repartit Drummle, il sera payé.

—Je ne veux pas dire qu'il ne le sera pas, répliquai-je; mais cela devrait vous faire retenir votre langue sur nous et notre argent, je pense.

—Vous pensez! repartit Drummle. Ah! Seigneur!

—J'ose dire, continuai-je avec l'intention d'être très mordant, que vous ne prêteriez d'argent à aucun de nous, si nous en avions besoin.

—Vous dites vrai, répondit Drummle; je ne vous prêterais pas une pièce de six pence. D'ailleurs, je ne la prêterais à personne.

—Vous préfèreriez la demander dans les mêmes circonstances, je crois?

—Vous croyez? répliqua Drummle. Ah! Seigneur!»

Cela devenait d'autant plus maladroit, qu'il était évident que je n'obtiendrais rien de sa stupidité sordide. Je dis donc, sans avoir égard aux efforts d'Herbert pour me retenir:

«Allons, M. Drummle, puisque nous sommes sur ce sujet, je vais vous dire ce qui s'est passé, entre Herbert que voici et moi, quand vous lui avez emprunté de l'argent.

—Je n'ai pas besoin de savoir ce qui s'est passé entre Herbert que voici et vous, grommela Drummle, et je pense, ajouta-t-il en grommelant plus bas, que nous pourrions aller tous deux au diable pour en finir.

—Je vous le dirai cependant, fis-je, que vous ayez ou non besoin de le savoir. Nous avons dit qu'en le mettant dans votre poche, bien content de l'avoir, vous paraissiez vous amuser beaucoup de ce qu'il avait été assez faible pour vous le prêter.»

Drummle éclata de rire; et il nous riait à la face, avec ses mains dans ses poches et ses épaules rondes jetées en arrière: ce qui voulait dire que c'était parfaitement vrai, et qu'il nous tenait tous pour des ânes.

Là-dessus Startop l'entreprit, bien qu'avec plus de grâce que je n'en avais montrée, et l'exhorta à être un peu plus aimable.

Startop était un garçon vif et plein de gaieté, et Drummle était exactement l'opposé. Ce dernier était toujours disposé à voir en lui un affront direct et personnel. Ce dernier répondit d'une façon lourde et grossière, et Startop essaya d'apaiser la discussion, en faisant quelques légères plaisanteries qui nous firent tous rire. Piqué de ce petit succès, plus que de toute autre chose, Drummle, sans menacer, sans prévenir, tira ses mains de ses poches, laissa tomber ses épaules, jura, s'empara d'un grand verre et l'aurait lancé à la tête de son adversaire, sans la présence d'esprit de notre amphitryon, qui le saisit au moment où il s'était levé dans cette intention.

«Messieurs, dit M. Jaggers, posant résolument le verre sur la table et tirant sa montre à répétition en or, par sa chaîne massive, je suis excessivement fâché de vous annoncer qu'il est neuf heures et demie.»

Sur cet avis, nous nous levâmes tous pour partir. Startop appelait gaiement Drummle: «Mon vieux,» comme si rien ne s'était passé; mais le vieux était si peu disposé à répondre, qu'il ne voulut même pas regagner Hammersmith en suivant le même côté du chemin; de sorte qu'Herbert et moi, qui restions en ville, nous les vîmes s'avancer chacun d'un côté différent de la rue, Startop marchant le premier, et Drummle se traînant derrière, rasant les maisons, comme il avait coutume de nous suivre dans son bateau.

Comme la porte n'était pas encore fermée, j'eus l'idée de laisser Herbert seul un instant, et de retourner dire un mot à mon tuteur. Je le trouvai dans son cabinet de toilette, entouré de sa provision de bottes; il y allait déjà de tout cœur et se lavait les mains, comme pour ne rien garder de nous.

Je lui dis que j'étais remonté pour lui exprimer combien j'étais fâché qu'il se fût passé quelque chose de désagréable, et que j'espérais qu'il ne m'en voudrait pas beaucoup.

«Peuh!... dit-il en baignant sa tête et parlant à travers les gouttes d'eau. Ce n'est rien, Pip; cependant je ne déteste pas cette araignée.»

Il s'était tourné vers moi, en secouant la tête, en soufflant et en s'essuyant.

«Je suis bien aise que vous l'aimiez, monsieur; mais je ne l'aime pas, moi.

—Non, non, dit mon tuteur avec un signe d'assentiment; n'ayez pas trop de choses à démêler avec lui.... Tenez-vous aussi éloigné de lui que possible.... Mais j'aime cet individu, Pip; c'est un garçon de la bonne espèce. Ah! si j'étais un diseur de bonne aventure!»

Regardant par-dessus sa serviette, son œil rencontra le mien; puis il dit, en laissant retomber sa tête dans les plis de la serviette et en s'essuyant les deux oreilles:

«Vous savez ce que je suis?... Bonsoir, Pip.

—Bonsoir, monsieur.»

Environ un mois après cela, le temps que l'Araignée devait passer chez M. Pocket était écoulé, et au grand contentement de toute la maison, à l'exception de Mrs Pocket, Drummle rentra dans sa famille, et regagna son trou.


CHAPITRE XXVII.

«Mon cher monsieur Pip,

«Je vous écris la présente, à la demande de M. Gargery, pour vous faire savoir qu'il va se rendre à Londres, en compagnie de M. Wopsle. Il serait bien content s'il lui était permis d'aller vous voir. Il compte passer à l'Hôtel Barnard, mardi, à neuf heures du matin. Si cela vous gênait, veuillez y laisser un mot. Votre pauvre sœur est toujours dans le même état où vous l'avez laissée. Nous parlons de vous tous les soirs dans la cuisine, et nous nous demandons ce que vous faites et ce que vous dites pendant ce temps-là. Si vous trouvez que je prends ici des libertés, excusez-les pour l'amour des jours passés. Rien de plus, cher monsieur Pip, de

«Votre reconnaissante et à jamais affectionnée servante,

«Biddy.

«P. S. Il désire très particulièrement que je vous écrive ces deux mots: What larks[7]. Il dit que vous comprendrez. J'espère et je ne doute pas que vous serez charmé de le voir, quoique vous soyez maintenant un beau monsieur, car vous avez toujours eu bon cœur, et lui, c'est un digne, bien digne homme. Je lui ai tout lu, excepté seulement la dernière petite phrase, et il désire très particulièrement que je vous répète encore: What larks.»

Je reçus cette lettre par la poste, le lundi matin. Le rendez-vous était donc pour le lendemain. Qu'il me soit permis de confesser exactement avec quels sentiments j'attendis l'arrivée de Joe.

Ce n'était pas avec plaisir, bien que je tinsse à lui par tant de liens. Non; c'était avec un trouble considérable, un peu de mortification et un vif sentiment de mauvaise humeur en pensant à son manque de manières. Si j'avais pu l'empêcher de venir, en donnant de l'argent, j'en aurais certainement donné. Ce qui me rassurait le plus, c'est qu'il venait à l'Hôtel Barnard et non pas à Hammersmith, et que conséquemment il ne tomberait pas sous la griffe de Drummle. Je n'avais pas d'objection à laisser voir Joe à Herbert ou à son père, car je les estimais tous les deux; mais j'aurais été très vexé de le laisser voir par Drummle, pour lequel je n'avais que du mépris. C'est ainsi que, dans la vie, nous commettons généralement nos plus grandes bassesses et nos plus grandes faiblesses pour des gens que nous méprisons.

J'avais commencé à décorer nos chambres, tantôt d'une manière tout à fait inutile, tantôt d'une manière mal appropriée, et ces luttes avec le délabrement de l'Hôtel Barnard ne laissaient pas que d'être fort coûteuses. À cette époque, nos chambres étaient bien différentes de ce que je les avais trouvées, et je jouissais de l'honneur d'occuper une des premières pages dans les registres des tapissiers voisins. J'avais été bon train dans les derniers temps, et j'avais même poussé les choses jusqu'à m'imaginer de faire mettre des bottes à un jeune garçon; c'était même des bottes à revers. On aurait pu dire que c'était moi qui étais le domestique, car lorsque j'eus pris ce monstre dans le rebut de la famille de ma blanchisseuse, et que je l'eus affublé d'un habit bleu, d'un gilet canari, d'une cravate blanche, de culottes beurre frais et des bottes susdites, je dus lui trouver peu de travail à faire, mais beaucoup de choses à manger, et, avec ces deux terribles exigences, il troublait ma vie.

Ce fantôme vengeur reçut l'ordre de se trouver à son poste, dès huit heures du matin, le mardi suivant, dans le vestibule; c'étaient deux pieds carrés, garnis de tapis; et Herbert me suggéra l'idée de certains mets pour le déjeuner, qu'il supposait devoir être du goût de Joe. Bien que je lui fusse sincèrement obligé de l'intérêt et de la considération qu'il témoignait pour mon ami, j'avais en même temps un vague soupçon que si Joe fût venu pour le voir, lui, il n'aurait pas été à beaucoup près aussi empressé.

Quoi qu'il en soit, je vins en ville le lundi soir pour être prêt à recevoir Joe. Je me levai de grand matin pour faire donner à la salle à manger et au déjeuner leur plus splendide apparence. Malheureusement, la matinée était pluvieuse, et un ange n'aurait pu s'empêcher de voir que Barnard répandait des larmes de suie en dehors des fenêtres, comme si quelque ramoneur gigantesque avait pleuré au-dessus des toits.

À mesure que le moment approchait, j'aurais voulu fuir, mais le Vengeur, suivant les ordres reçus, était dans le vestibule, et bientôt j'entendis Joe dans l'escalier. Je devinais que c'était Joe, à sa manière bruyante de monter les marches, se souliers de grande tenue étant toujours trop larges, et au temps qu'il mit à lire les noms inscrits sur les portes des autres étages pendant son ascension. Lorsqu'enfin il s'arrêta à notre porte, j'entendis ses doigts suivre les lettres de mon nom, et ensuite j'entendis distinctement respirer, à travers le trou de la serrure; finalement, il donna un unique petit coup sur la porte, et Pepper, tel était le nom compromettant du Vengeur, annonça:

«M. Gargery!»

Je crus que Joe ne finirait jamais de s'essuyer les pieds, et que j'allais être obligé de sortir pour l'enlever du paillasson; mais à la fin, il entra.

«Joe, comment allez-vous, Joe?

—Pip, comment allez-vous, Pip?»

Avec son bon et honnête visage, ruisselant et tout luisant d'eau et de sueur, il posa son chapeau entre nous sur le plancher, et me prit les deux mains et les fit manœuvrer de haut en bas, comme si j'eusse été la dernière pompe brevetée.

«Je suis aise de vous voir, Joe.... Donnez-moi votre chapeau.»

Mais Joe, prenant avec soin son chapeau dans ses deux mains, comme si c'eût été un nid garni de ses œufs, ne voulait pas se séparer de cette partie de sa propriété, et s'obstinait à parler par-dessus de la manière la plus incommode du monde.

«Comme vous avez grandi! dit Joe, comme vous avez gagné!... Vous êtes devenu tout à fait un homme de bonne compagnie.»

Joe réfléchit pendant quelques instants avant de trouver ces mots:

«... À coup sûr, vous ferez honneur à votre roi et à votre pays.

—Et vous, Joe, vous avez l'air tout à fait bien.

—Dieu merci! dit Joe, je suis également bien; et votre sœur ne va pas plus mal, et Biddy est toujours bonne et obligeante, et tous nos amis ne vont pas plus mal, s'ils ne vont pas mieux; excepté Wopsle qui a fait une chute.»

Et pendant tout ce temps, prenant toujours grand soin du nid d'oiseaux qu'il tenait dans ses mains, Joe roulait ses yeux tout autour de la chambre et suivait les dessins à fleur de ma robe de chambre.

«Il a fait une chute, Joe?

—Mais oui, dit Joe en baissant la voix; il a quitté l'église pour se mettre au théâtre; le théâtre l'a donc amené à Londres avec moi, et il a désiré, dit Joe en plaçant le nid d'oiseaux sous son bras gauche et en se penchant comme s'il y prenait un œuf avec sa main droite, vous offrir ceci comme je voudrais le faire moi-même.»

Je pris ce que Joe me tendait. C'était l'affiche toute chiffonnée d'un petit théâtre de la capitale, annonçant, pour cette semaine même, les premiers débuts du célèbre et renommé Roscius, amateur de province, dont le jeu sans pareil, dans les pièces les plus tragiques de notre poète national, venait de produire dernièrement une si grande sensation dans les cercles dramatiques de la localité.

«Étiez-vous à cette représentation, Joe? demandai-je.

—J'y étais, dit Joe avec emphase et solennité.

—A-t-il fait une grande sensation?

—Mais oui, dit Joe; on lui a jeté certainement beaucoup de pelures d'oranges: particulièrement au moment où il voit le fantôme. Mais je m'en rapporte à vous, monsieur, est-ce fait pour encourager un homme et lui donner du cœur à l'ouvrage, que d'intervenir à tout moment entre lui et le fantôme, en disant: Amen. Un homme peut avoir eu des malheurs et avoir été à l'église, dit Joe en baissant la voix et en prenant le ton de l'étonnement et de la persuasion, mais ce n'est pas une raison pour qu'on le pousse à bout dans un pareil moment. C'est à dire que si l'ombre du propre père de cet homme ne peut attirer son attention, qu'est-ce donc qui le pourra, monsieur? Encore bien plus quand son affliction est malheureusement si légère, que le poids des plumes noires la chasse. Essayez de la fixer comme vous pourrez.»

À ce moment, l'air effrayé de Joe, qui paraissait aussi terrifié que s'il eût vu un fantôme, m'annonça qu'Herbert venait d'entrer dans la chambre. Je présentai donc Joe à Herbert, qui avança la main, mais Joe se recula et continua à tenir le nid d'oiseaux.

«Votre serviteur, monsieur, dit-il, j'espère que vous et Pip...»

Ici ses yeux tombèrent sur le groom qui déposait des rôties sur la table, et son regard semblait indiquer si clairement qu'il considérait ce jeune gentleman comme un membre de la famille, que je le regardai en fronçant les sourcils, ce qui l'embarrassa encore davantage.

«Je parle de vous deux, messieurs; j'espère que vous vous portez bien, dans ce lieu renfermé? Car l'endroit où nous sommes peut être une excellente auberge, selon les goûts et les opinions que l'on a à Londres, dit Joe confidentiellement; mais quant à moi, je n'y garderais pas un cochon, surtout si je voulais l'engraisser sainement et le manger de bon appétit.»

Après avoir émis ce jugement flatteur sur les mérites de notre logement, et avoir montré incidemment sa tendance à m'appeler monsieur, Joe, invité à se mettre à table, chercha autour de la chambre un endroit convenable où il pût déposer son chapeau, comme s'il ne pouvait trouver une place pour un objet si rare: il finit par le poser sur l'extrême bord de la cheminée, d'où ce malheureux chapeau ne tarda pas à tomber à plusieurs reprises.

«Prenez-vous du thé ou du café, monsieur Gargery? demanda Herbert, qui faisait toujours les honneurs du déjeuner.

—Je vous remercie, monsieur répondit Joe en se roidissant des pieds à la tête; je prendrai ce qui vous sera la plus agréable à vous-même.

—Préférez-vous le café?

—Merci, monsieur, répondit Joe, évidemment embarrassé par cette question, puisque vous êtes assez bon pour choisir le café, je ne vous contredirai pas; mais ne trouvez-vous pas que c'est un peu échauffant?

—Du thé, alors?» dit Herbert en lui en versant.

Ici, le chapeau de Joe tomba de la cheminée; il se précipita pour le ramasser et le posa exactement au même endroit, comme s'il eût fallu absolument, selon les règles de la bienséance, qu'il retombât presque aussitôt.

«Quand êtes-vous arrivé ici, monsieur Gargery?

—Était-ce hier dans l'après-midi? répondit Joe après avoir toussé dans sa main, comme s'il avait eu le temps d'attraper un rhume depuis qu'il était arrivé. Non, non.... Oui, oui..., c'était hier dans l'après-midi, dit-il avec une apparence de sagesse mêlée de soulagement et de stricte impartialité.

—Avez-vous déjà vu quelque chose à Londres?

—Mais oui, monsieur, fit Joe. M. Wopsle et moi, nous sommes allés tout droit au grand magasin de cirage, mais nous n'avons pas trouvé que cela répondît aux belles affiches rouges posées sur les murs. Je veux dire, ajouta Joe en matière d'explication, quand à ce qui est de l'archi-tec-ta-to-ture...»

Je crois réellement que Joe aurait encore prolongé ce mot, qui exprimait pour moi un genre d'architecture de ma connaissance, si son attention n'eût été providentiellement détournée par son chapeau qui roulait de nouveau à terre. En effet, ce chapeau exigeait de lui une attention constante et une vivacité d'œil et de main assez semblable à celle d'un joueur de cricket[8].

Il joua avec ce couvre-chef d'une manière surprenante, et déploya une grande adresse, tantôt se précipitant sur lui et le rattrapant au moment où il glissait à terre, tantôt l'arrêtant à moitié chemin, le heurtant partout, et le faisant rebondir comme un volant à tous les coins de la chambre, et contre toutes les fleurs du papier qui garnissait le mur, avant de pouvoir s'en emparer et le sentir en sûreté; puis, finalement, le laissant tomber dans le bol à rincer les tasses, où je pris la liberté de mettre la main dessus.

Quant à son col de chemise et à son col d'habit, c'étaient deux problèmes à étudier, mais également insolubles. Pourquoi faut-il qu'un homme se gêne à ce point, pour se croire complètement habillé! Pourquoi faut-il qu'il croie nécessaire de faire pénitence en souffrant dans ses habits de fête. Alors Joe tomba dans une si inexplicable rêverie, que sa fourchette en resta suspendue, entre son assiette et sa bouche. Ses yeux se portaient dans de si étranges directions; il était affligé d'une toux si extraordinaire et se tenait si éloigné de la table, qu'il laissa tomber plus de morceaux qu'il n'en mangeait, prétendant ensuite qu'il n'avait rien laissé échapper; et je fus très content, au fond du cœur, quand Herbert nous quitta pour se rendre dans la Cité.

Je n'avais ni assez de sens ni assez de sentiment pour reconnaître que tout cela était de ma faute, et que si j'avais été plus sans cérémonie avec Joe, Joe aurait été plus à l'aise avec moi. Je me sentais gêné et à bout de patience avec lui; il avait ainsi amoncelé des charbons ardents sur ma tête.

«Puisque nous sommes seuls maintenant, monsieur... commença Joe.

—Joe, interrompis-je d'un ton chagrin, comment pouvez-vous m'appeler monsieur?»

Joe me regarda un instant avec quelque chose d'indécis dans le regard qui ressemblait à un reproche. En voyant sa cravate de travers, ainsi que son col, j'eus conscience qu'il avait une sorte de dignité qui sommeillait en lui.

«Nous sommes seuls, maintenant, reprit Joe, et comme je n'ai ni l'intention ni le loisir de rester ici bien longtemps, je vais conclure dès à présent, en commençant par vous apprendre ce qui m'a procuré le plaisir que vous me faites en ce moment. Car si ce n'était pas, dit Joe avec son ancien air de bonne franchise, que mon seul désir est de vous être utile, je n'aurais pas eu l'honneur de rompre le pain en compagnie de gentlemen tels que vous deux, et dans leur propre demeure.»

Je désirais si peu revoir le regard qu'il m'avait déjà jeté, que je ne lui fis aucun reproche sur le ton qu'il prenait.

«Eh bien! monsieur, continua Joe, voilà ce qui s'est passé; je me trouvais aux Trois jolis Bateliers, l'autre soir, Pip...»

Toutes les fois qu'il revenait à son ancienne affection, il m'appelait Pip, et quand il retombait dans ses ambitions de politesse, il m'appelait monsieur.

«Alors, dit Joe en reprenant son ton cérémonieux, Pumblechook arriva dans sa charrette; il était toujours le même... iden-tique... et me faisant quelquefois l'effet d'un peigne qui m'aurait peigné à rebrousse poil, en se donnant par toute la ville comme si c'était lui qui eût été votre camarade d'enfance, et comme si vous le regardiez comme le compagnon de vos jeux.

—Allons donc! mais c'était vous, Joe.

—Je l'avais toujours cru, Pip, dit Joe en branlant doucement la tête, bien que cela ne signifie pas grand'chose maintenant, monsieur. Eh bien! Pip, ce même Pumblechook, ce faiseur d'embarras, vint me trouver aux Trois jolis Bateliers (où l'ouvrier vient boire tranquillement une pinte de bière et fumer une pipe sans faire d'abus), et il me dit: «Joseph, miss Havisham désire vous parler.

—Miss Havisham, Joe?

—Elle désire vous parler; ce sont les paroles de Pumblechook.»

Joe s'assit et leva les yeux au plafond.

«Oui, Joe; continuez, je vous prie.

—Le lendemain, monsieur, dit Joe en me regardant comme si j'étais à une grande distance de lui, après m'être fait propre, je fus voir miss A.

—Miss A, Joe, miss Havisham?

—Je dis, monsieur, répliqua Joe avec un air de formalité légale, comme s'il faisait son testament, miss A ou autrement miss Havisham. Elle s'exprima ainsi qu'il suit: «Monsieur Gargery, vous êtes en correspondance avec M. Pip?» Ayant en effet reçu une lettre de vous, j'ai pu répondre que je l'étais. Quand j'ai épousé votre sœur, monsieur, j'ai dit: «Je le serai;» et, interrogé par votre amie, Pip, j'ai dit: «Je le suis.»—Voudrez-vous lui dire alors, dit-elle, qu'Estelle est ici, et qu'elle serait bien aise de le voir?»

Je sentais mon visage en feu, en levant les yeux sur Joe. J'espère qu'une des causes lointaines de cette douleur devait venir de ce que je sentais que si j'avais connu le but de sa visite, je lui aurais donné plus d'encouragement.

«Biddy, continua Joe, quand j'arrivai à la maison et la priai de vous écrire un petit mot, Biddy hésita un moment: «Je sais, dit-elle, qu'il sera plus content d'entendre ce mot de votre bouche; c'est jour de fête, si vous avez besoin de le voir, allez-y.» J'ai fini, monsieur, dit Joe en se levant, et, Pip, je souhaite que vous prospériez et réussissiez de plus en plus.

—Mais vous ne vous en allez pas tout de suite, Joe?

—Si fait, je m'en vais, dit Joe.

—Mais vous reviendrez pour dîner, Joe?

—Non, je ne reviendrai pas,» dit Joe.

Nos yeux se rencontrèrent, et tous les «monsieur» furent bannis du cœur de cet excellent homme, quand il me tendit la main.

«Pip! mon cher Pip, mon vieux camarade, la vie est composée d'une suite de séparations de gens qui ont été liés ensemble, s'il m'est permis de le dire: l'un est forgeron, un autre orfèvre, celui-ci bijoutier, celui-là chaudronnier; les uns réussissent, les autres ne réussissent pas. La séparation entre ces gens-là doit venir un jour ou l'autre, et il faut bien l'accepter quand elle vient. Si quelqu'un a commis aujourd'hui une faute, c'est moi. Vous et moi ne sommes pas deux personnages à paraître ensemble dans Londres, ni même ailleurs, si ce n'est quand nous sommes dans l'intimité et entre gens de connaissance. Je veux dire entre amis. Ce n'est pas que je sois fier, mais je n'ai pas ce qu'il faut, et vous ne me verrez plus dans ces habits. Je suis gêné dans ces habits, je suis gêné hors de la forge, de notre cuisine et de nos marais. Vous ne me trouveriez pas la moitié autant de défauts, si vous pensiez à moi et si vous vous figuriez me voir dans mes habits de la forge, avec mon marteau à la main, voire même avec ma pipe. Vous ne me trouveriez pas la moitié autant de défauts si, en supposant que vous ayez eu envie de me voir, vous soyez venu mettre la tête à la fenêtre de la forge et regarder Joe, le forgeron, là, devant sa vieille enclume, avec son vieux tablier brûlé, et attaché à son vieux travail. Je suis terriblement triste aujourd'hui; mais je crois que, malgré tout, j'ai dit quelque chose qui a le sens commun. Ainsi donc, Dieu te bénisse, mon cher petit Pip, mon vieux camarade, Dieu te bénisse!»

Je ne m'étais pas trompé, en m'imaginant qu'il y avait en lui une véritable dignité. La coupe de ses habits m'était aussi indifférente, quand il eut dit ces quelques mots, qu'elle eût pu l'être dans le ciel. Il me toucha doucement le front avec ses lèvres et partit. Aussitôt que je fus revenu suffisamment à moi, je me précipitai sur ses pas, et je le cherchai dans les rues voisines, mais il avait disparu.


CHAPITRE XXVIII.

Il était clair que je devais me rendre à notre ville dès le lendemain, et dans les premières effusions de mon repentir, il me semblait également clair que je devais descendre chez Joe. Mais quand j'eus retenu ma place à la voiture pour le lendemain, quand je fus allé chez M. Pocket, et quand je fus revenu, je n'étais en aucune façon convaincu de la nécessité de ce dernier point, et je commençai à chercher quelque prétexte et à trouver de bonnes raisons pour descendre au Cochon bleu:

«Je serais un embarras chez Joe, pensai-je; je ne suis pas attendu, et mon lit ne sera pas prêt. Je serai trop loin de miss Havisham. Elle est exigeante et pourrait ne pas le trouver bon.»

On n'est jamais mieux trompé sur terre que par soi-même, et c'est avec de tels prétextes que je me donnai le change. Que je reçoive innocemment et sans m'en douter une mauvaise demi-couronne fabriquée par un autre, c'est assez déraisonnable, mais qu'en connaissance de cause je compte pour bon argent des pièces fausses de ma façon, c'est assurément chose curieuse! Un étranger complaisant, sous prétexte de mettre en sûreté et de serrer avec soin mes banknotes pour moi s'en empare, et me donne des coquilles de noix; qu'est-ce que ce tour de passe-passe auprès du mien, si je serre moi-même mes coquilles de noix, et si je les fais passer à mes propres yeux pour des banknotes.

Après avoir décidé que je devais descendre au Cochon bleu, mon esprit resta dans une grande indécision. Emmènerais-je mon groom avec moi ou ne l'emmènerais-je pas? C'était bien tentant de se représenter ce coûteux mercenaire avec ses bottes, prenant publiquement l'air sous la grande porte du Cochon bleu. Il y avait quelque chose de presque solennel à se l'imaginer introduit comme par hasard dans la boutique du tailleur, et confondant de surprise admiratrice l'irrespectueux garçon de Trabb. D'un autre côté, le garçon de Trabb pouvait se glisser dans son intimité et lui dire beaucoup de choses; ou bien, hardi et méchant comme je le connaissais, il le poursuivrait peut-être de ses huées jusque dans la Grande Rue. Ma protectrice pourrait aussi entendre parler de lui, et ne pas m'approuver. D'après tout cela, je résolus de laisser le Vengeur à la maison.

C'était pour la voiture de l'après-midi que j'avais retenu ma place; et comme l'hiver était revenu, je ne devais arriver à destination que deux ou trois heures après le coucher du soleil. Notre heure de départ de Cross Keys était fixée à deux heures. J'arrivai un quart d'heure en avance, suivi du Vengeur, si je puis parler ainsi d'un individu qui ne me suivait jamais, quand il lui était possible de faire autrement.

À cette époque, on avait l'habitude de conduire les condamnés au dépôt par la voiture publique, et comme j'avais souvent entendu dire qu'ils voyageaient sur l'impériale, et que je les avais vus plus d'une fois sur la grande route balancer leurs jambes enchaînées au-dessus de la voiture, je ne fus pas très surpris quand Herbert, en m'apercevant dans la cour, vint me dire que deux forçats allaient faire route avec moi; mais j'avais une raison, qui commençait à être une vieille raison, pour trembler malgré moi des pieds à la tête quand j'entendais prononcer le mot forçat.

«Cela ne vous inquiète pas, Haendel? dit Herbert.

—Oh! non!

—Je croyais que vous paraissiez ne pas les aimer.

—Je ne prétends pas que je les aime, et je suppose que vous ne les aimez pas particulièrement non plus; mais ils me sont indifférents.

—Tenez! les voilà, dit Herbert, ils sortent du cabaret; quel misérable et honteux spectacle!»

Les deux forçats venaient de régaler leur gardien, je suppose, car ils avaient avec eux un geôlier, et tous les trois s'essuyaient encore la bouche avec leurs mains. Les deux malheureux étaient attachés ensemble et avaient des fers aux jambes, des fers dont j'avais déjà vu un échantillon, et ils portaient un habillement que je ne connaissais que trop bien aussi. Leur gardien avait une paire de pistolets et portait sous son bras un gros bâton noueux, mais il paraissait dans de bons termes avec eux et se tenait à leur côté, occupé à voir mettre les chevaux à la voiture. Ils avaient vraiment l'air de faire partie de quelque exhibition intéressante, non encore ouverte, et lui, d'être leur directeur. L'un était plus grand et plus fort que l'autre, et on eût dit que, selon les règles mystérieuses du monde des forçats, comme des gens libres, on lui avait alloué l'habillement le plus court. Ses bras et ses jambes étaient comme de grosses pelotes de cette forme et son accoutrement le déguisait d'une façon complète. Cependant, je reconnus du premier coup son clignotement d'œil. J'avais devant moi l'homme que j'avais vu sur le banc, aux Trois jolis Bateliers, certain samedi soir, et qui m'avait mis en joue avec son fusil invisible!

Il était facile de voir que jusqu'à présent il ne me reconnaissait pas plus que s'il ne m'eût jamais vu de sa vie. Il me regarda de côté, et ses yeux rencontrèrent ma chaîne de montre; alors il se mit à cracher comme par hasard, puis il dit quelques mots à l'autre forçat, et ils se mirent à rire; ils pivotèrent ensuite sur eux-mêmes en faisant résonner leurs chaînes entremêlées, et finirent par s'occuper d'autre chose. Les grands numéros qu'ils avaient sur le dos, leur enveloppe sale et grossière comme celle de vils animaux; leurs jambes enchaînées et modestement entourées de mouchoirs de poche, et la manière dont tous ceux qui étaient présents les regardaient et s'en tenaient éloignés, en faisaient, comme l'avait dit Herbert, un spectacle des plus désagréables et des plus honteux.

Mais ce n'était pas encore tout. Il arriva que toute la rotonde de la voiture avait été retenue par une famille quittant Londres, et qu'il n'y avait pas d'autre place pour les deux prisonniers que sur la banquette de devant, derrière le cocher. Là-dessus, un monsieur de mauvaise humeur, qui avait pris la quatrième place sur cette banquette, se mit dans une violente colère, et dit que c'était violer tous les traités que de le mêler à une si atroce compagnie; que c'était pernicieux, infâme, honteux, et je ne sais plus combien d'autres choses. À ce moment les chevaux étaient attelés et le cocher impatient de partir. Nous nous préparâmes tous à monter, et les prisonniers s'approchèrent avec leur gardien, apportant avec eux cette singulière odeur de mie de pain, d'étoupe, de fil de caret, de pierre enfumée qui accompagne la présence des forçats.

—Ne prenez pas la chose si mal, monsieur, dit le gardien au voyageur en colère, je me mettrai moi-même auprès de vous, et je les placerai tout au bout de la banquette. Ils ne vous adresseront pas la parole, monsieur, vous ne vous apercevrez pas qu'ils sont là.

—Et il ne faut pas m'en vouloir, grommela le forçat que j'avais reconnu; je ne tiens pas à partir, je suis tout disposé à rester, en ce qui me concerne; la première personne venue peut prendre ma place.

—Ou la mienne, dit l'autre d'un ton rude, je ne vous aurais gêné ni les uns ni les autres si l'on m'eût laissé faire.»

Puis ils se mirent tous deux à rire, à casser des noix, en crachant les coquilles tout autour d'eux, comme je crois réellement que je l'aurais fait moi-même à leur place si j'avais été aussi méprisé.

À la fin, on décida qu'on ne pouvait rien faire pour le monsieur en colère, et qu'il devait ou rester, ou se contenter de la compagnie que le hasard lui avait donnée; de sorte qu'il prit sa place sans cesser cependant de grogner et de se plaindre, puis le gardien se mit à côté de lui. Les forçats s'installèrent du mieux qu'ils purent, et celui des deux que j'avais reconnu s'assit si près derrière moi que je sentais son souffle dans mes cheveux.

«Adieu, Haendel!» cria Herbert quand nous nous mîmes en mouvement.

Et je songeai combien il était heureux qu'il m'eût trouvé un autre nom que celui de Pip.

Il est impossible d'exprimer avec quelle douleur je sentais la respiration du forçat me parcourir, non-seulement derrière la tête, mais encore toute l'épine dorsale; c'était comme si l'on m'eût touché la moelle au moyen de quelque acide mordant et pénétrant au point de me faire grincer des dents. Il semblait avoir un bien plus grand besoin de respirer qu'un autre homme et faire plus de bruit en respirant; je sentais qu'une de mes épaules remontait et s'allongeait par les efforts que je faisais pour m'en préserver.

Le temps était horriblement dur, et les deux forçats maudissaient le froid. Avant d'avoir fait beaucoup de chemin, nous étions tous tombés dans une immobilité léthargique, et quand nous eûmes passé la maison qui se trouve à mi-route, nous ne fîmes autre chose que de somnoler, de trembler et de garder le silence. Je m'assoupis moi-même en me demandant si je ne devais pas restituer une couple de livres sterling à ce pauvre misérable avant de le perdre de vue, et quel était le meilleur moyen à employer pour y parvenir. Tout en réfléchissant ainsi, je sentis ma tête se pencher en avant comme si j'allais tomber sur les chevaux. Je m'éveillai tout effrayé et repris la question que je m'adressais à moi-même.

Mais je devais l'avoir abandonnée depuis plus longtemps que je ne le pensais, puisque, bien que je ne pusse rien reconnaître dans l'obscurité, aux lueurs et aux ombres capricieuses de nos lanternes, je devinais les marais de notre pays, au vent froid et humide qui soufflait sur nous. Les forçats, en se repliant sur eux-mêmes pour avoir plus chaud et pour que je pusse leur servir de paravent, se trouvaient encore plus près de moi. Les premiers mots que je leur entendis échanger quand je m'éveillai répondaient à ceux de ma propre pensée.

«Deux banknotes d'une livre.

—Comment les a-t-il eues? dit le forçat que je ne connaissais pas.

—Comment le saurais-je? repartit l'autre. Quelqu'un les lui aura données, des amis, je pense.

—Je voudrais, dit l'autre avec une terrible imprécation contre le froid, les avoir ici.

—Les deux billets d'une livre, ou les amis?

—Les deux billets d'une livre. Je vendrais tous les amis que j'ai et que j'ai eus pour un seul, et je trouverais que c'est un fameux marché. Eh bien! il disait donc?...

—Il disait donc, reprit le forçat que j'avais reconnu: tout fut dit et fait en une demi-minute derrière une pile de bois, à l'arsenal de la Marine. Vous allez être acquitté? Je le fus. Trouverai-je le garçon qui l'a nourri, qui a gardé son secret, et lui donnerai-je les deux billets d'une livre? Oui, je le trouverai. Et c'est ce que j'ai fait.

—Vous êtes fou! grommela l'autre. Moi je les aurais dépensés à boire et à manger. Il était sans doute bien naïf. Vous dites qu'il ne savait rien sur votre compte?

—Non, pas la moindre chose. Autres bandes, autres vaisseaux. Il avait été jugé pour rupture de ban et condamné.

—Est-ce là sur l'honneur, la seule fois que vous ayez travaillé dans cette partie du pays?

—C'est la seule fois.

—Quelle est votre opinion sur l'endroit?

—Un très vilain endroit; de la vase, du brouillard, des marais et du travail. Du travail, des marais, du brouillard et de la vase.»

Ils témoignèrent tous deux de leur aversion pour le pays avec une grande énergie de langage, et après avoir épuisé ce sujet il ne leur resta plus rien à dire.

Après avoir entendu ce dialogue j'aurais assurément dû descendre et me cacher dans la solitude et dans l'ombre de la route, si je n'avais pas tenu pour certain que cet homme ne pouvait avoir aucun soupçon de mon identité. En vérité, non seulement ma personne était si changée, mais j'avais des habits si différents et j'étais dans des circonstances si opposées qu'il n'était pas probable qu'il pût me reconnaître sans quelque secours accidentel. Pourtant ce fait seul d'être avec lui sur la voiture était assez étrange pour me remplir de crainte et me faire penser qu'à l'aide de la moindre coïncidence il pourrait à tout moment me reconnaître, soit en entendant prononcer mon nom, soit en m'entendant parler. Pour cette raison, je résolus de descendre aussitôt que nous toucherions à la ville et de me mettre ainsi hors de sa portée. J'exécutai ce projet avec succès. Mon petit portemanteau se trouvait dans le coffre, sous mes pieds; je n'avais qu'à tourner un ressort pour m'en emparer; je le jetai avant moi, puis je descendis devant le premier réverbère et posai les pieds sur les premiers pavés de la ville. Quant aux forçats, ils continuèrent leur chemin avec la voiture, et, comme je savais vers quel endroit de la rivière ils devaient être dirigés, je voyais dans mon imagination le bateau des forçats les attendant devant l'escalier vaseux. J'entendis encore une voix rude s'écrier: «Au large, vous autres!» comme à des chiens. Je voyais de nouveau cette maudite arche de Noé, ancrée au loin, dans l'eau noire et bourbeuse.

Je n'aurais pu dire de quoi j'avais peur, car mes craintes étaient vagues et indéfinies, mais j'avais une grande frayeur. En gagnant l'hôtel je sentais qu'une terreur épouvantable, surpassant de beaucoup la simple appréhension d'une reconnaissance pénible ou désagréable, me faisait trembler; je crois même qu'elle ne prit aucune forme distincte, et qu'elle ne fut même pendant quelques minutes qu'un souvenir des terreurs de mon enfance.

La salle à manger du Cochon bleu était vide, je n'avais pas encore commandé mon dîner, et j'étais à peine assis quand le garçon me reconnut. Il s'excusa de son peu de mémoire et me demanda s'il fallait envoyer Boots chez M. Pumblechook.

«Non, dis-je, certainement non!»

Le garçon, c'était lui qui avait apporté le Code de commerce le jour de mon contrat, parut surpris et profita de la première occasion qui se présenta pour placer à ma portée un vieil extrait crasseux d'un journal de la localité avec tant d'empressement que je le pris et lus ce paragraphe:

«Nos lecteurs n'apprendront pas sans intérêt, à propos de l'élévation récente et romanesque à «la fortune d'un jeune ouvrier serrurier de nos environs (quel thème, disons-le en passant, pour la «plume magique de notre compatriote Toby, le poète de nos colonnes, bien qu'il ne soit pas encore «universellement connu), que le premier patron du jeune homme, son compagnon et son ami, est «un personnage très respecté, qui n'est pas étranger au commerce des grains, et dont les magasins, «éminemment commodes et confortables, sont situés à moins d'une centaine de milles de la «Grande Rue. Ce n'est pas sans éprouver un certain plaisir personnel que nous le citons comme le «Mentor de notre jeune Télémaque, car il est bon de savoir que notre ville a également produit le «fondateur de la fortune de ce dernier. De la fortune de qui? demanderont les sages aux sourcils «contractés et les beautés aux yeux brillants de la localité. Nous croyons que Quentin Metsys fut «forgeron à Anvers.»—VERB. SAP.

J'ai l'intime conviction, basée sur une grande expérience, que si, dans les jours de ma prospérité, j'avais été au pôle nord, j'y aurais trouvé quelqu'un, Esquimau errant ou homme civilisé, pour me dire que Pumblechook avait été mon premier protecteur et le fondateur de ma fortune.


CHAPITRE XXIX.

De bonne heure j'étais debout et dehors. Il était encore trop tôt pour aller chez miss Havisham; j'allai donc flâner dans la campagne, du côté de la ville qu'habitait miss Havisham, qui n'était pas du même côté que Joe: remettant au lendemain à aller chez ce dernier. En pensant à ma patronne, je me peignais en couleurs brillantes les projets qu'elle formait pour moi.

Elle avait adopté Estelle, elle m'avait en quelque sorte adopté aussi; il ne pouvait donc manquer d'être dans ses intentions de nous unir. Elle me réservait de restaurer la maison délabrée, de faire entrer le soleil dans les chambres obscures, de mettre les horloges en mouvement et le feu aux foyers refroidis, d'arracher les toiles d'araignées, de détruire la vermine; en un mot d'exécuter tous les brillants haut faits d'un jeune chevalier de roman et d'épouser la princesse. Je m'étais arrêté pour voir la maison en passant, et ses murs de briques rouges calcinées, ses fenêtres murées, le lierre vert et vigoureux embrassant jusqu'au chambranle des cheminées, avec ses tendons et ses ramilles, comme si ses vieux bras sinueux eussent caché quelque mystère précieux et attrayant dont je fusse le héros. Estelle en était l'inspiration, cela va sans dire, comme elle en était l'âme; mais quoiqu'elle eût pris un très grand empire sur moi et que ma fantaisie et mon espoir reposassent sur elle, bien que son influence sur mon enfance et sur mon caractère eût été toute puissante, je ne l'investis pas, même en cette matinée romantique, d'autres attributs que ceux qu'elle possédait. C'est avec intention que je mentionne cela maintenant parce que c'est le fil conducteur au moyen duquel on pourra me suivre dans mon pauvre labyrinthe. Selon mon expérience, les sentiments de convention d'un amant ne peuvent pas toujours être vrais. La vérité pure est que, lorsque j'aimai Estelle d'un amour d'homme, je l'aimai parce que je la trouvais irrésistible. Une fois pour toutes j'ai senti, à mon grand regret, très souvent pour ne pas dire toujours, que je l'aimais malgré la raison, malgré les promesses, malgré la tranquillité, malgré l'espoir, malgré le bonheur, malgré enfin tous les découragements qui pouvaient m'assaillir. Une fois pour toutes, je ne l'en aimais pas moins, tout en le sachant parfaitement, et cela n'eut pas plus d'influence pour me retenir, que si je m'étais imaginé très sérieusement qu'elle eût toutes les perfections humaines.

Je calculai ma promenade de façon à arriver à la porte comme dans l'ancien temps. Quand j'eus sonné d'une main tremblante, je tournai le dos à la porte, en essayant de reprendre haleine et d'arrêter les battements de mon cœur. J'entendis la porte de côté s'ouvrir, puis des pas traverser la cour; mais je fis semblant de ne rien entendre, même quand la porte tourna sur ses gonds rouillés.

Enfin, me sentant touché à l'épaule, je tressaillis et me retournai. Je tressaillis bien davantage alors, en me trouvant face à face avec un homme vêtu de vêtements sombres. C'était le dernier homme que je me serais attendu à voir occuper le poste de portier chez miss Havisham.

«Orlick!

—Ah! c'est que voyez-vous, il y a des changements de position encore plus grand que le vôtre. Mais entrez, entrez! j'ai reçu l'ordre de ne pas laisser la porte ouverte.»

J'entrai; il la laissa retomber, la ferma et retira la clef.

«Oui, dit-il en se tournant, après m'avoir assez malhonnêtement précédé de quelques pas dans la maison, c'est bien moi!

—Comment êtes-vous venu ici?

—Je suis venu ici sur mes jambes, répondit-il, et j'ai apporté ma malle avec moi sur une brouette.

—Êtes-vous ici pour le bien?

—Je n'y suis pas pour le mal, au moins, d'après ce que je suppose?»

Je n'en étais pas bien certain; j'eus le loisir de songer en moi-même à sa réponse, pendant qu'il levait lentement un regard inquisiteur du pavé à mes jambes, et de mes bras à ma tête.

«Alors vous avez quitté la forge? dis-je.

—Est-ce que ça a l'air d'une forge, ici? répliqua Orlick, en jetant un coup d'œil méprisant autour de lui; maintenant prenez-le pour une forge si cela vous fait plaisir.»

Je lui demandai depuis combien de temps il avait quitté la forge de Gargery.

«Un jour est ici tellement semblable à l'autre, répliqua-t-il, que je ne saurais le dire sans en faire le calcul. Cependant, je suis venu ici quelque temps après votre départ.

—J'aurais pu vous le dire, Orlick.

—Ah! fit-il sèchement, je croyais que vous étiez pour être étudiant.»

En ce moment, nous étions arrivés à la maison, où je vis que sa chambre était placée juste à côté de la porte, et qu'elle avait une petite fenêtre donnant sur la cour. Dans de petites proportions, elle ressemblait assez au genre de pièces appelées loges, généralement habitées par les portiers à Paris; une certaine quantité de clefs étaient accrochées au mur; il y ajouta celle de la rue. Son lit, à couvertures rapiécées, se trouvait derrière, dans un petit compartiment ou renfoncement. Le tout avait un air malpropre, renfermé et endormi comme une cage à marmotte humaine, tandis que lui, Orlick, apparaissait sombre et lourd dans l'ombre d'un coin près de la fenêtre, et semblait être la marmotte humaine pour laquelle cette cage avait été faite. Et cela était réellement.

«Je n'ai jamais vu cette chambre, dis-je, et autrefois il n'y avait pas de portier ici.

—Non, dit-il, jusqu'au jour où il n'y eut plus aucune porte pour défendre l'habitation, et que les habitants considérassent cela comme dangereux à cause des forçats et d'un tas de canailles et de va-nu-pieds qui passent par ici. Alors on m'a recommandé pour remplir cette place comme un homme en état de tenir tête à un autre homme, et je l'ai prise. C'est plus facile que de souffler et de jouer du marteau.—Il est chargé; il l'est!»

Mes yeux avaient rencontré, au-dessus de la cheminée, un fusil à monture en cuivre, et ses yeux avaient suivi les miens.

«Eh bien, dis-je, ne désirant pas prolonger davantage la conversation, faut-il monter chez miss Havisham?

—Que je sois brûlé si je le sais! répondit-il en s'étendant et en se secouant. Mes ordres ne vont pas plus loin. Je vais frapper un coup sur cette cloche avec le marteau, et vous suivrez le couloir jusqu'à ce que vous rencontriez quelqu'un.

—Je suis attendu, je pense.

—Qu'on me brûle deux fois, si je puis le dire!» répondit-il.

Là-dessus, je descendis dans le long couloir qu'autrefois j'avais si souvent foulé de mes gros souliers, et il fit résonner sa cloche. Au bout du passage, pendant que la cloche vibrait encore, je trouvai Sarah Pocket, qui me parut avoir verdi et jauni à cause de moi.

«Oh! dit-elle, est-ce vous, monsieur Pip?

—Moi-même, miss Pocket. Je suis aise de vous dire que M. Pocket et sa famille se portent bien.

—Sont-ils un peu plus sages? dit Sarah, en secouant tristement la tête. Il vaudrait mieux qu'ils fussent sages que bien portants. Ah! Mathieu! Mathieu!... vous savez le chemin, monsieur?

—Passablement, car j'ai monté cet escalier bien souvent dans l'obscurité.»

Je le gravis alors avec des bottes bien plus légères qu'autrefois et je frappai, de la même manière que j'avais coutume de le faire, à la porte de la chambre de miss Havisham.

«C'est le coup de Pip, dit-elle immédiatement; entrez, Pip.»

Elle était dans sa chaise, auprès de la vieille table, toujours avec ses vieux habits, les deux mains croisées sur sa canne, le menton appuyé dessus, et les yeux tournés du côté du feu. À côté d'elle était le soulier blanc qui n'avait jamais été porté, et une dame élégante que je n'avais jamais vue, était assise, la tête penchée sur le soulier, comme si elle le regardait.

«Entrez, Pip, continua miss Havisham, sans détourner les yeux. Entrez, Pip. Comment allez-vous, Pip? Ainsi donc, vous me baisez la main comme si j'étais une reine? Eh! eh bien?...»

Elle me regarda tout à coup sans lever les yeux, et répéta d'un air moitié riant, moitié de mauvaise humeur:

«Eh bien?

—J'ai appris, mis Havisham, dis-je un peu embarrassé, que vous étiez assez bonne pour désirer que je vinsse vous voir: je suis venu aussitôt.

—Eh bien?»

La dame qu'il me semblait n'avoir jamais vue avant, leva les yeux sur moi et me regarda durement. Alors je vis que ses yeux étaient les yeux d'Estelle. Mais elle était tellement changée, tellement embellie; elle était devenue si complètement femme, elle avait fait tant de progrès dans tout ce qui excite l'admiration, qu'il me semblait n'en avoir fait aucun. Je m'imaginais, en la regardant, que je redevenais un garçon commun et grossier. C'est alors que je sentis toute la distance et l'inégalité qui nous séparaient, et l'impossibilité d'arriver jusqu'à elle.

Elle me tendit la main. Je bégayai quelque chose sur le plaisir que j'avais à la revoir, et sur ce que je l'avais longtemps, bien longtemps espéré.

«La trouvez-vous très changée, Pip? demanda miss Havisham avec son regard avide et en frappant avec sa canne sur une chaise qui se trouvait entre elles deux, et pour me faire signe de m'asseoir.

—Quand je suis entré, miss Havisham, je n'ai absolument rien reconnu d'Estelle, ni son visage, ni sa tournure, mais maintenant je reconnais bien que tout cela appartient bien à l'ancienne....

—Comment! vous n'allez pas dire à l'ancienne Estelle? interrompit miss Havisham. Elle était fière et insolente, et vous avez voulu vous éloigner d'elle, ne vous en souvenez-vous pas?»

Je répondis avec confusion qu'il y avait très longtemps de tout cela, qu'alors je ne m'y connaissais pas... et ainsi de suite. Estelle souriait avec un calme parfait, et dit qu'elle avait conscience que j'avais parfaitement raison, et qu'elle avait été désagréable.

«Et lui!... est-il changé? demanda miss Havisham.

—Énormément! dit Estelle en m'examinant.

—Moins grossier et moins commun,» dit miss Havisham en jouant avec les cheveux d'Estelle.

Et elle se mit à rire, puis elle regarda le soulier qu'elle tenait à la main, et elle se mit à rire de nouveau et me regarda. Elle posa le soulier à terre. Elle me traitait encore en enfant; mais elle cherchait à m'attirer.

Nous étions dans la chambre fantastique, au milieu des vieilles et étranges influences qui m'avaient tant frappé, et j'appris qu'elle arrivait de France, et qu'elle allait se rendre à Londres. Hautaine et volontaire comme autrefois, ces défauts étaient presque effacés par sa beauté, qui était quelque chose d'extraordinaire et de surnaturel; je le pensais, du moins, désireux que j'étais de séparer ses défauts de sa beauté. Mais il était impossible de séparer sa présence de ces malheureux et vifs désirs de fortune et d'élégance qui avaient tourmenté mon enfance, de toutes ces mauvaises aspirations qui avaient commencé par me rendre honteux de notre pauvre logis et de Joe, de toutes ces visions qui m'avaient fait voir son visage dans le foyer ardent, dans les éclats du fer, jusque sur l'enclume, qui l'avaient fait sortir de l'obscurité de la nuit, pour me regarder à travers la fenêtre de la forge et disparaître ensuite.... En un mot, il m'était impossible de la séparer, dans le passé ou dans le présent, des moments les plus intimes de mon existence.

Il fut convenu que je passerais tout le reste de la journée chez miss Havisham; que je retournerais à l'hôtel le soir, et le lendemain à Londres. Quand nous eûmes causé pendant quelque temps, miss Havisham nous envoya promener dans le jardin abandonné. En y entrant, Estelle me dit que je devais bien la rouler un peu comme autrefois.

Estelle et moi entrâmes donc dans le jardin, par la porte près de laquelle j'avais rencontré le jeune homme pâle, aujourd'hui Herbert; moi, le cœur tremblant et adorant jusqu'aux ourlets de sa robe; elle, entièrement calme et bien certainement n'adorant pas les ourlets de mon habit. En approchant du lieu du combat, elle s'arrêta et dit:

«Il faut que j'aie été une singulière petite créature, pour me cacher et vous regarder combattre ce jour-là, mais je l'ai fait, et cela m'a beaucoup amusée.

—Vous m'en avez bien récompensé.

—Vraiment! répliqua-t-elle naturellement, comme si elle se souvenait à peine. Je me rappelle que je n'étais pas du tout favorable à votre adversaire, parce que j'avais vu de fort mauvais œil qu'on l'eût fait venir ici pour m'ennuyer de sa compagnie.

—Lui et moi, nous sommes bons amis maintenant, lui dis-je.

—Vraiment! Je crois me souvenir que vous faites vos études chez son père?

—Oui.»

C'est avec répugnance que je répondis affirmativement, car cela me donnait l'air d'un enfant, et elle me traitait déjà suffisamment comme tel.

«En changeant de position pour le présent et l'avenir, vous avez changé de camarades? dit Estelle.

—Naturellement, dis-je.

—Et nécessairement, ajouta-t-elle d'un ton fier, ceux qui vous convenaient autrefois comme société ne vous conviendraient plus aujourd'hui?»

En conscience, je doute fort qu'il me restât en ce moment la plus légère intention d'aller voir Joe; mais s'il m'en restait une ombre, cette observation la fit évanouir.

«Vous n'aviez en ce temps-là aucune idée de la fortune qui vous était destinée? dit Estelle.

—Pas la moindre.»

Son air de complète supériorité en marchant à côté de moi, et mon air de soumission et de naïveté en marchant à côté d'elle formaient un contraste que je sentais parfaitement: il m'eût encore fait souffrir davantage, si je ne l'avais considéré comme venant absolument de moi, qui étais si éloigné d'elle par mes manières, et en même temps si rapproché d'elle par ma passion.

Le jardin était trop encombré de végétation pour qu'on y pût marcher à l'aise, et quand nous en eûmes fait deux ou trois fois le tour, nous rentrâmes dans la cour de la brasserie. Je lui montrai avec finesse l'endroit où je l'avais vue marcher sur les tonneaux le premier jour des temps passés, et elle me dit en accompagnant ses paroles d'un regard froid et indifférent:

«Vraiment!... ai-je fait cela?»

Je lui rappelai l'endroit où elle était sortie de la maison pour me donner à manger et à boire, et elle me répondit:

«Je ne m'en souviens pas.

—Vous ne vous souvenez pas de m'avoir fait pleurer? dis-je.

—Non,» fit-elle en secouant la tête et en regardant autour d'elle.

Je crois vraiment que son peu de mémoire, et surtout son indifférence me firent pleurer de nouveau en moi-même, et ce sont ces larmes-là qui sont les larmes les plus cuisantes de toutes celles que l'on puisse verser.

«Vous savez, dit Estelle, d'un air de condescendance qu'une belle et ravissante femme peut seule prendre, que je n'ai pas de cœur... si cela peut avoir quelque rapport avec ma mémoire.»

Je me mis à balbutier quelque chose qui indiquait assez que je prenais la liberté d'en douter... que je savais le contraire... qu'il était impossible qu'une telle beauté n'ait pas de cœur....

«Oh! j'ai un cœur qu'on peut poignarder ou percer de balles, sans doute, dit Estelle, et il va sans dire que s'il cessait de battre, je cesserais de vivre, mais vous savez ce que je veux dire: je n'ai pas la moindre douceur à cet endroit-là. Non; la sympathie, le sentiment, autant d'absurdités selon moi.»

Qu'était-ce donc qui me frappait chez elle pendant qu'elle se tenait immobile à côté de moi et qu'elle me regardait avec attention? Était-ce quelque chose qui m'avait frappé chez miss Havisham? Dans quelques uns de ses regards, dans quelques uns de ses gestes, il y avait une légère ressemblance avec miss Havisham; c'était cette ressemblance qu'on remarque souvent entre les enfants et les personnes avec lesquelles ils ont vécu longtemps dans la retraite, ressemblance de mouvements, d'expression entre des visages qui, sous d'autres rapports, sont tout à fait différents. Et pourtant je ne pouvais lui trouver aucune similitude de traits avec miss Havisham. Je regardai de nouveau, et bien qu'elle me regardât encore, la ressemblance avait disparu.

Qu'était-ce donc?...

«Je parle sérieusement, dit Estelle, sans froncer les sourcils (car son front était uni) autant que son visage s'assombrissait. Si nous étions destinés à vivre longtemps ensemble, vous feriez bien de vous pénétrer de cette idée, une fois pour toutes. Non, fit-elle en m'arrêtant d'un geste impérieux, comme j'entrouvrais les lèvres, je n'ai accordé ma tendresse à personne, et je n'ai même jamais su ce que c'était.»

Un moment après, nous étions dans la brasserie abandonnée, elle m'indiquait du doigt la galerie élevée d'où je l'avais vue sortir le premier jour, et me dit qu'elle se souvenait d'y être montée, et de m'avoir vu tout effarouché. En suivant des yeux sa blanche main, cette même ressemblance vague, que je ne pouvais définir, me traversa de nouveau l'esprit. Mon tressaillement involontaire lui fit poser sa main sur mon bras, et immédiatement le fantôme s'évanouit encore et disparut.

Qu'était-ce donc?...

«Qu'avez-vous? demanda Estelle. Êtes-vous effrayé?

—Je le serais, si je croyais ce que vous venez de dire, répondis-je pour finir.

—Alors vous ne le croyez pas? N'importe, je vous l'ai dit, miss Havisham va bientôt vous le rappeler. Faisons encore un tour de jardin, puis vous rentrerez. Allons! il ne faut pas pleurer sur ma cruauté: aujourd'hui, vous serez mon page; donnez-moi votre épaule.»

Sa belle robe avait traîné à terre, elle la relevait alors d'une main et de l'autre me touchait légèrement l'épaule en marchant. Nous fîmes encore deux ou trois tours dans ce jardin abandonné, qui pour moi paraissait tout en fleurs. Les végétations jaunes et vertes qui sortaient des fentes du vieux mur eussent-elles été les fleurs les plus belles et les plus précieuses, qu'elles ne m'eussent pas laissé un plus charmant souvenir.

Il n'y avait pas entre nous assez de différence d'années pour l'éloigner de moi: nous étions presque du même âge, quoi que bien entendu elle parût plus âgée que moi; mais l'air d'inaccessibilité que lui donnaient sa beauté et ses manières me tourmentait au milieu de mon bonheur; cependant, j'avais l'assurance intime que notre protectrice nous avait choisis l'un pour l'autre. Malheureux garçon!

Enfin, nous rentrâmes dans la maison et j'appris avec surprise que mon tuteur était venu voir miss Havisham pour affaires, et qu'il reviendrait dîner. Les vieilles branches des candélabres de la chambre avaient été allumées pendant notre absence, et miss Havisham m'attendait dans son fauteuil.

Je dus pousser le fauteuil comme par le passé, et nous commençâmes notre lente promenade habituelle autour des cendres du festin nuptial. Mais dans cette chambre funèbre, avec cette image de la mort, couchée dans ce fauteuil et fixant ses yeux sur elle, Estelle paraissait plus belle, plus brillante que jamais, et je tombai sous un charme encore plus puissant.

Le temps s'écoula ainsi, l'heure du dîner approchait, et Estelle nous quitta pour aller à sa toilette. Nous nous étions arrêtés près du centre de la longue table et miss Havisham, un de ses bras flétris hors du fauteuil, reposait sa main crispée sur la nappe jaunie.

Estelle ayant retourné la tête et jeté un coup d'œil par-dessus son épaule, avant de sortir, miss Havisham lui envoya de la main un baiser; elle imprima à ce mouvement une ardeur dévorante, vraiment terrible dans son genre. Puis Estelle étant partie, et nous restant seuls, elle se tourna vers moi, et me dit à voix basse:

«N'est-elle pas belle... gracieuse... bien élevée? Ne l'admirez-vous pas?

—Tous ceux qui la voient doivent l'admirer, miss Havisham.»

Elle passa son bras autour de mon cou et attira ma tête contre la sienne, toujours appuyée sur le dos de son fauteuil.

«Aimez-la.... Aimez-la!... Aimez-la.... Comment est-elle avec vous?»

Avant que j'eusse eu le temps de répondre, si toutefois j'avais pu répondre à une question si délicate, elle répéta:

«Aimez-la!... Aimez-la!... Si elle vous traite avec faveur, aimez-la!... Si elle vous accable, aimez-la!... Si elle déchire votre cœur en morceaux, et à mesure qu'il deviendra plus vieux et plus fort, il saignera davantage, aimez-la!... aimez-la!... aimez-la!...»

Jamais je n'avais vu une ardeur aussi passionnée que celle avec laquelle elle prononçait ces mots. Je sentais autour de mon cou les muscles de son bras amaigri se gonfler sous l'influence de la passion qui la possédait.

«Écoutez-moi, Pip, je l'ai adoptée pour qu'on l'aime, je l'ai élevée pour qu'on l'aime, je lui ai donné de l'éducation pour qu'on l'aime, j'en ai fait ce qu'elle est afin qu'elle pût être aimée, aimez-la!...»

Elle répétait le mot assez souvent pour ne laisser aucun doute sur ce qu'elle voulait dire; mais si le mot souvent répété eût été un mot de haine, au lieu d'être un mot d'amour, tels que désespoir, vengeance, mort cruelle, il n'aurait pu résonner davantage à mes oreilles comme une malédiction.

«Je vais vous dire, fit-elle dans le même murmure passionné et précipité, ce que c'est que l'amour vrai: c'est le dévouement aveugle, l'abnégation entière, la soumission absolue, la confiance et la foi contre vous-même et contre le monde entier, l'abandon de votre âme et de votre cœur tout entier à la personne aimée. C'est ce que j'ai fait!»

Lorsqu'elle arriva à ces paroles et à un cri sauvage qui les suivit, je la retins par la taille, car elle se soulevait sur son fauteuil, enveloppée dans sa robe qui lui servait de suaire, et s'élançait dans l'espace comme si elle eût voulu se briser contre la muraille et tomber morte.

Tout ceci se passa en quelques secondes. En la remettant dans son fauteuil, je crus sentir une odeur qui ne m'était pas inconnue; en me tournant, j'aperçus mon tuteur dans la chambre.

Il portait toujours, je crois ne pas l'avoir dit encore, un riche foulard, de proportions imposantes, qui lui était d'un grand secours dans sa profession. Je l'ai vu remplir de terreur un client ou un témoin, en déployant avec cérémonie ce foulard, comme s'il allait se moucher immédiatement, puis s'arrêtant, comme s'il voyait bien qu'il n'aurait pas le temps de le faire avant que le client ou le témoin ne se fussent compromis; le client ou le témoin, à demi compromis, imitant son exemple, s'arrêtait immédiatement, comme cela devait être. Quand je le vis dans la chambre, il tenait cet expressif mouchoir de poche des deux mains et nous regardait. En rencontrant mon œil, il dit clairement, par une pause momentanée et silencieuse, tout en conservant son attitude: «En vérité! C'est singulier!» Puis il se servit de son mouchoir comme on doit s'en servir, avec un effet formidable.

Miss Havisham l'avait vu en même temps que moi. Comme tout le monde, elle avait peur de lui. Elle fit de violents efforts pour se remettre, et balbutia qu'il était aussi exact que toujours.

«Toujours exact, répéta-t-il en venant à moi; comment ça va-t-il, Pip? Vous ferai-je faire un tour, miss Havisham? Ainsi donc, vous voilà ici, Pip?»

Je lui dis depuis quand j'étais arrivé, et comment miss Havisham avait désiré que je vinsse voir Estelle. Ce à quoi il répliqua:

«Ah! c'est une très jolie personne!»

Puis il poussa devant lui miss Havisham dans son fauteuil avec une de ses grosses mains, et mit l'autre dans la poche de son pantalon, comme si ladite poche était pleine de secrets.

«Eh! Pip! combien de fois aviez-vous déjà vu miss Estelle, dit-il en s'arrêtant.

—Combien!...

—Ah! combien de fois? Dix mille fois?

—Oh! non, pas aussi souvent.

—Deux fois?

—Jaggers, interrompit miss Havisham, à mon grand soulagement, laissez donc mon Pip tranquille, et descendez dîner avec lui.»

Il s'exécuta, et nous descendîmes ensemble l'escalier. Pendant que nous nous rendions aux appartements séparés en traversant la cour du fond, il me demanda combien de fois j'avais vu miss Havisham manger et boire, me donnant comme de coutume à choisir entre cent fois et une fois.

Je réfléchis et je répondis:

«Jamais!

—Et jamais vous ne la verrez, Pip, reprit-il avec un singulier sourire; elle n'a jamais souffert qu'on la voie faire l'un ou l'autre depuis qu'elle a adopté ce genre de vie. La nuit elle erre au hasard dans la maison et prend la nourriture qu'il lui faut.

—Permettez, monsieur, dis-je, puis-je vous faire une question?

—Vous le pouvez, dit-il, mais je suis libre de refuser d'y répondre. Voyons votre question.

—Le nom d'Estelle est-il Havisham, ou bien...»

Je n'avais rien à ajouter.

«Ou qui? dit-il.

—Est-ce Havisham?

—C'est Havisham.

Cela nous mena jusqu'à la table où elle et Sarah Pocket nous attendaient. M. Jaggers présidait. Estelle s'assit en face de lui. Nous dînâmes fort bien, et nous fûmes servis par une servante que je n'avais jamais vue pendant mes allées et venues, mais qui, je le sais, avait toujours été employée dans cette mystérieuse maison. Après dîner, on plaça devant mon tuteur une bouteille de vieux porto; il était évident qu'il se connaissait en vins, et les deux dames nous laissèrent. Je n'ai jamais vu autre part, même chez M. Jaggers, rien de pareil à la réserve que M. Jaggers affectait dans cette maison. Il tenait ses regards baissés sur son assiette, et c'est à peine si pendant le dîner il les dirigea une seule fois sur Estelle. Quand elle lui parlait, il écoutait et répondait, mais ne la regardait jamais, du moins je ne m'en aperçus pas. De son côté, elle le regardait souvent avec intérêt et curiosité, sinon avec méfiance; mais il n'avait jamais l'air de se douter de l'attention dont il était l'objet. Pendant tout le temps que dura le dîner, il semblait prendre un malin plaisir à rendre Sarah Pocket plus jaune et plus verte, en revenant souvent dans la conversation à mes espérances; mais là encore il semblait ne se douter de rien, il allait jusqu'à paraître arracher, et il arrachait en effet, bien que je ne susse pas comment, des renseignements sur mon innocent individu.

Quand lui et moi restâmes seuls, il se posa et il se répandit sur toute sa personne un air de tranquillité parfaite, conséquence probable des informations qu'il possédait sur tout le monde en général. C'en était réellement trop pour moi. Il contre-examinait jusqu'à son vin quand il n'avait rien d'autre sous la main; il le plaçait entre la lumière et lui, le goûtait, le retournait dans sa bouche, puis l'avalait, posait le verre, le reprenait, regardait de nouveau le vin, le sentait, l'essayait, le buvait, remplissait de nouveau son verre, le contre-examinait encore jusqu'à ce que je fusse aussi inquiet que si j'avais su que le vin lui disait quelque chose de désagréable sur mon compte. Trois ou quatre fois, je crus faiblement que j'allais entamer la conversation; mais toutes les fois qu'il me voyait sur le point de lui demander quelque chose, il me regardait, son verre à la main, en tournant et retournant son vin dans sa bouche, comme pour me faire remarquer que c'était inutile de lui parler puisqu'il ne pourrait pas me répondre.

Je crois que miss Pocket sentait que ma présence la mettait en danger de devenir folle et d'aller peut-être jusqu'à déchirer son bonnet, lequel était un affreux bonnet, une espèce de loque en mousseline, et à semer le plancher de ses cheveux, lesquels n'avaient assurément jamais poussé sur sa tête. Elle ne reparut que plus tard lorsque nous remontâmes chez miss Havisham pour faire un whist. Pendant notre absence, miss Havisham avait, d'une manière vraiment fantastique, placé quelques uns de ses plus beaux bijoux de sa table de toilette dans les cheveux d'Estelle, sur son sein et sur ses bras, et je vis jusqu'à mon tuteur qui la regardait par-dessous ses épais sourcils, et levait un peu les yeux quand cette beauté merveilleuse se trouvait devant lui avec son brillant éclat de lumière et de couleur.

Je ne dirai rien de la manière étonnante avec laquelle il gardait tous ses atouts au whist, et parvenait, au moyen de basses cartes qu'il avait dans la main, à rabaisser complètement la gloire de nos rois et de nos reines, ni de la conviction que j'avais qu'il nous regardait comme trois innocentes et pauvres énigmes qu'il avait devinées depuis longtemps. Ce dont je souffrais le plus, c'était l'incompatibilité qui existait entre sa froide personne et mes sentiments pour Estelle; ce n'était pas parce que je savais que je ne pourrais jamais me décider à lui parler d'elle, ni parce que je savais que je ne pourrais jamais supporter de l'entendre faire craquer ses bottes devant elle, ni parce que je savais que je ne pourrais jamais me résigner à le voir se laver les mains près d'elle: c'était parce que je savais que mon admiration serait toujours à un ou deux pieds au-dessus de lui, et que mes sentiments seraient regardés par lui comme une circonstance aggravante.

On joua jusqu'à neuf heures, et alors il fut convenu que, lorsque Estelle viendrait à Londres j'en serais averti, et que j'irais l'attendre à la voiture. Puis je lui dis bonsoir, je lui serrai la main et je la quittai.

Mon tuteur occupait au Cochon bleu la chambre voisine de la mienne. Jusqu'au milieu de la nuit les paroles de miss Havisham: «Aimez-la! aimez-la! aimez-la!» résonnèrent à mon oreille. Je les adaptai à mon usage, et je répétais à mon oreille: «Je l'aime!... je l'aime!... je l'aime!...» plus de cent fois. Alors un transport de gratitude envers miss Havisham s'empara de moi en songeant qu'Estelle m'était destinée, à moi, autrefois le pauvre garçon de forge. Puis je pensais avec crainte qu'elle n'entrevoyait pas encore cette destinée sous le même jour que moi. Quand commencerait-elle à s'y intéresser? Quand me serait-il donné d'éveiller son cœur muet et endormi?

Mon Dieu! je croyais ces émotions grandes et nobles, et je ne pensais pas qu'il y avait quelque chose de bas et de petit à rester éloigné de Joe parce que je savais qu'elle avait et qu'elle devait avoir un profond dédain pour lui. Il n'y avait qu'un jour que Joe avait fait couler mes larmes, mais elles avaient bien vite séché!... Dieu me pardonne! elles avaient bien vite séché!...

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