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Les grandes espérances

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CHAPITRE XX.

Mes mains avaient été pansées deux ou trois fois pendant la nuit, et encore dans la matinée; mon bras gauche était brûlé jusqu'au coude, et moins fortement jusqu'à l'épaule; c'était très douloureux, mais les flammes avaient porté dans cette direction, et je rendais grâce au ciel que cela ne fût pas plus grave. Ma main droite n'était pas assez sérieusement brûlée pour m'empêcher de remuer les doigts; elle était bandée, bien entendu, mais d'une manière moins gênante que ma main et mon bras gauches. Je portais ceux-ci en écharpe, et je ne pouvais mettre mon paletot que comme un manteau libre sur mes épaules, et fixé au cou; mes cheveux avaient souffert du feu, mais ma tête et mon visage étaient saufs.

Quand Herbert fut allé à Hammersmith et eut vu son père, il revint me voir, et passa la journée à me soigner. C'était le plus tendre des garde-malades; à certains moments, il m'enlevait mes bandages, les trempait dans un liquide réfrigérant qui était tout prêt, et les replaçait avec une tendresse patiente, dont je lui étais profondément reconnaissant.

D'abord en me tenant tranquillement étendu sur le sofa, je trouvai extrêmement difficile je pourrais dire impossible de me débarrasser de l'impression de l'éclat des flammes, de leur vivacité, de leur bruit et de l'horrible odeur de brûlé. Si je m'assoupissais une minute, j'étais réveillé par les cris de miss Havisham, je la voyais courir vers moi avec ses hautes flammes au-dessus de sa tête. Cette souffrance de l'esprit était bien plus dure à supporter que toutes les douleurs corporelles que j'endurais, et Herbert, voyant cela, fit tout ce qu'il put pour tenir mon attention occupée.

Nous ne parlions ni l'un ni l'autre du bateau, mais tous deux nous y pensions; cela se voyait à l'empressement que nous mettions à éviter ce sujet, et par notre convention—convention tacite—de faire du rétablissement de mes mains une question, non pas de semaines, mais d'heures.

Ma première question, quand je sentis qu'Herbert avait été aux nouvelles, fut, bien entendu, de lui demander si tout allait bien en aval du fleuve? Comme il me répondit affirmativement, avec une gaieté et une confiance parfaites, nous ne reprîmes ce sujet que lorsque le jour commença à baisser. Mais alors, comme Herbert changeait les bandages, plutôt à la lueur du feu, qu'à la lueur du dehors, il y revint spontanément.

«Hier soir, je suis resté avec Provis, deux bonnes heures, Haendel.

—Où était Clara?

—Chère petite créature! dit Herbert. Elle est montée et descendue allant et venant chez son père toute la soirée. Il frappait perpétuellement au plancher, dès qu'il la perdait de vue un instant. Je doute cependant qu'il puisse tenir longtemps. Que voulez-vous: avec du rhum et du poivre, du poivre et du rhum? Je crois que bientôt il ne frappera plus.

—Et alors, vous vous marierez, Herbert?

—Comment pourrai-je prendre soin de cette chère enfant autrement? Étendez votre bras sur le dos du sofa, mon cher ami, je vais m'asseoir là, et ôter le bandage si graduellement et si doucement, que vous ne saurez pas quand il sera enlevé. Je parlais de Provis: savez-vous, Haendel, qu'il gagne?

—Je vous ai dit que je le croyais plus doux, la dernière fois que je l'ai vu.

—Vous me l'avez dit, et c'est la vérité. Il s'est montré très communicatif hier soir, et il m'en a plus dit qu'il ne m'en avait dit de sa vie. Vous vous souvenez qu'il a parlé ici d'une femme avec laquelle il a eu bien des tracas?... Est-ce que je vous ai fait mal?»

J'avais fait un mouvement, non à son toucher, mais à ses paroles, qui m'avaient fait tressaillir.

«J'avais oublié cela, Herbert, mais je m'en souviens, maintenant que vous en parlez.

—Eh bien! il est entré dans cette phase de sa vie, et c'est une phase bien sombre et bien affreuse. Vous la dirai-je? Cela ne vous fatiguera-t-il pas maintenant?

—Dites-moi tout, quand même; répétez-moi chaque mot!»

Herbert se pencha en avant pour regarder de plus près, comme si ma réponse avait été plus prompte et plus vive qu'il ne s'y était attendu.

«Votre tête est-elle calme? dit-il en la touchant.

—Parfaitement, dis-je, racontez-moi ce qu'a dit Provis, mon cher Herbert.

—Il paraît... dit Herbert.—voilà ce qui s'appelle ôter délicatement un bandage, et maintenant voici la blessure à l'air: ça vous fait frissonner d'abord, mon cher ami, n'est-ce pas? mais cela vous fera du bien tout à l'heure.—Il paraît que la femme était une jeune femme et une femme jalouse, et une femme vindicative... vindicative, Herbert, au dernier degré.

—Quel dernier degré?

—Jusqu'au meurtre!—Est-ce que c'est trop froid sur la partie sensible?

—Je ne le sens pas. Comment a-t-elle tué?... Qui a-t-elle tué?...

—Son action ne mérite peut-être pas un nom aussi terrible, dit Herbert; mais elle a été jugée pour cela, et c'est M. Jaggers qui l'a défendue, et le bruit de cette défense fit connaître son nom à Provis. La victime était une autre femme, plus forte, et il y avait eu lutte dans une grange. Qui avait commencé? Qui avait tort ou raison? Il y avait doute. Mais comment cela avait fini, ce n'était pas douteux; car on trouva la victime étranglée.

—La femme fut-elle déclarée coupable?

—Non; elle fut acquittée.—Mon pauvre Haendel, je vous fais mal?

—Il est impossible d'être plus doux, Herbert; oui.—Et ensuite....

—Cette jeune femme acquittée et Provis, dit Herbert, avaient un petit enfant, un petit enfant que Provis aimait excessivement. Le soir de la même nuit où l'objet de sa jalousie fut étranglée, comme je vous l'ai dit, la jeune femme se présenta devant Provis un seul moment, et jura qu'elle ferait mourir l'enfant (lequel était en sa possession), et qu'il ne le reverrait jamais, puis elle disparut.... Là, voici votre plus mauvais bras confortablement arrangé dans son écharpe encore une fois; et, maintenant, il ne reste plus que la main droite, ce qui est chose bien plus facile. Je puis mieux faire par cette lumière que par une plus forte, car ma main est plus sûre quand je ne vois pas trop distinctement ces pauvres brûlures. Ne croyez-vous pas que votre respiration est affectée, mon pauvre ami, vous semblez respirer trop vite?

—C'est possible, Herbert.—Cette femme a-t-elle tenu son serment?

—Voilà la partie la plus sombre de la vie de Provis. Oui.

—C'est-à-dire que c'est lui qui dit: Oui.

—Mais certainement, mon cher ami, répondit Herbert d'un ton surpris, et en se penchant pour mieux voir. Il dit tout cela; je n'en sais pas davantage.

—Non, ce n'est pas sûr.

—Maintenant, continua Herbert, avait-il maltraité la mère de l'enfant, ou bien avait-il bien traité la mère de l'enfant? Provis ne le dit pas; mais elle avait partagé quelque chose comme quatre ou cinq ans de la malheureuse vie qu'il nous a décrite au coin de ce feu, et il semble avoir ressenti de la pitié et de l'indulgence pour elle. Donc, craignant d'être appelé à déposer sur la disparition de l'enfant, et peut-être sur la cause de sa mort, il se cacha, se tint dans l'ombre, comme il dit, éloigné de tout, éloigné de la justice. On parla vaguement d'un certain homme du nom d'Abel, à propos duquel la jalousie s'était élevée. Après l'acquittement elle disparut, et il perdit ainsi l'enfant et la mère de l'enfant.

—Je voudrais demander....

—Un moment, cher ami, dit Herbert, et j'ai fini. Ce mauvais génie, ce Compeyson, le pire des scélérats parmi beaucoup de scélérats, sachant qu'il se tenait caché à cette époque, et connaissant les raisons qui le faisaient agir ainsi, se servit, dans la suite, de ce qu'il savait pour le faire rester pauvre et le faire travailler plus dur. Il m'a été démontré, hier soir, que c'est là le point de départ de la haine de Provis.

—J'ai besoin de savoir, dis-je, et particulièrement, Herbert, s'il vous a dit quand cela est arrivé.

—Particulièrement? Attendez, alors que je me souvienne de ce qu'il a dit à ce sujet. L'expression dont il s'est servi était: «Il y a un nombre d'années assez rond, et presque aussitôt après j'entrai en relations avec Compeyson.» Quel âge aviez-vous, quand vous l'avez rencontré dans le petit cimetière?

—Je crois que j'avais sept ans.

—Eh! cela était arrivé depuis trois ou quatre ans, alors, dit-il. Et vous lui avez rappelé la petite fille si tragiquement perdue, qui aurait eu à peu près votre âge.

—Herbert, dis-je après un court silence et d'un ton précipité, me voyez-vous mieux à la lueur de la fenêtre ou à la lueur du feu?

—À la lueur du feu, répondit Herbert, en se rapprochant encore.

—Regardez-moi.

—Je vous regarde, mon cher ami.

—Prenez-moi la main.

—Je la tiens, mon cher ami.

—Ne craignez-vous pas que j'aie un peu de fièvre, ou que ma tête ne soit un peu dérangée par l'accident de la nuit dernière?

—Non, mon cher ami, dit Herbert, après avoir pris le temps de m'examiner. Vous êtes un peu agité, mais vous êtes tout à fait vous-même.

—Je sais que je suis bien moi-même, et l'homme que nous cachons près de la rivière là-bas est le père d'Estelle.


CHAPITRE XXI.

Quel était mon but, en montrant tant de chaleur à chercher et à prouver la parenté d'Estelle? Je ne saurais le dire. On verra tout à l'heure que la question ne se présentait pas à moi sous une forme bien distincte, jusqu'à ce qu'elle me fût formulée par une tête plus sage que la mienne.

Mais quand Herbert et moi eûmes terminé notre conversation, je fus saisi de la conviction fiévreuse, que je ne devais pas me reposer un instant, mais que je devais voir M. Jaggers, et arriver à apprendre l'entière vérité. Je ne sais réellement pas si je sentais que je faisais cela pour Estelle, ou si j'étais bien aise de reporter sur l'homme à la conservation duquel j'étais intéressé, quelques rayons de l'intérêt romanesque qui l'avait si longtemps enveloppée. Peut-être cette dernière supposition est-elle plus près de la vérité.

Quoi qu'il en soit, j'eus bien de la peine à me retenir d'aller dans Gerrard Street ce soir-là. Herbert me représenta que si je le faisais, je serais probablement obligé de garder le lit, et par conséquent incapable d'être utile lorsque la sûreté de notre fugitif dépendrait de moi. Ces sages conseils parvinrent seuls à calmer mon impatience. En répétant plusieurs fois que, quoi qu'il pût arriver, je devais aller chez M. Jaggers le lendemain, je consentis enfin à rester tranquille, à laisser panser mes blessures et à rester à la maison. De grand matin, le lendemain, nous sortîmes ensemble, et, au coin de Giltspur Street, près de Smithfield, je laissai Herbert prendre le chemin de la Cité, et je me dirigeai vers la Petite Bretagne.

Il y avait des jours périodiques où M. Jaggers et Wemmick passaient en revue les comptes de l'étude, arrêtaient les balances et mettaient tout en ordre. Dans ces occasions, Wemmick portait ses livres et papiers dans le cabinet de M. Jaggers, et un des clercs du premier étage descendait dans le premier bureau. En voyant ce clerc à la place de Wemmick, ce matin-là, j'appris que c'était le jour des balances; mais je n'étais pas fâché de trouver M. Jaggers et Wemmick ensemble; car Wemmick verrait alors par lui-même que je ne disais rien qui pouvait le compromettre.

Mon apparition, avec mon bras en écharpe et mon paletot jeté sur mes épaules, favorisa mon projet. Quoique j'eusse adressé à M. Jaggers un récit succinct de l'accident, aussitôt que j'étais arrivé en ville, il me restait maintenant à lui donner tous les détails; et la singularité de la circonstance rendit notre conversation moins sèche, moins roide, et moins strictement judiciaire qu'elle ne l'était habituellement. Pendant que je narrais le désastre, M. Jaggers, selon son habitude, se tenait devant le feu. Wemmick se penchait sur le dos de sa chaise en me regardant fixement, les mains dans les poches de son paletot, et sa plume horizontalement placée dans la bouche. Les deux ignobles bustes, toujours inséparables dans mon esprit des débats officiels, paraissaient se demander en eux-mêmes s'ils ne sentaient pas le feu en ce moment.

Mon récit terminé et les questions épuisées, je produisis l'autorisation de miss Havisham de recevoir les neuf cents livres pour Herbert. Les yeux de M. Jaggers rentrèrent un peu plus profondément dans sa tête quand je lui tendis les tablettes; mais bientôt, il les fit passer à Wemmick en lui recommandant de préparer le bon sur le banquier pour qu'il y apposât sa signature. Pendant que cela s'exécutait, je regardais Wemmick qui écrivait, et M. Jaggers qui me regardait, en s'appuyant et en s'inclinant sur ses bottes bien cirées.

«Je suis fâché, Pip, dit-il en mettant le bon dans ma poche quand il l'eut signé, que nous n'ayons rien à faire pour vous.

—Miss Havisham a eu la bonté de me demander, répondis-je, si elle pouvait faire quelque chose pour moi, et je lui ai dit que non.

—Chacun doit connaître ses affaires,» dit M. Jaggers.

Et je vis les lèvres de Wemmick former les mots: «Valeurs portatives.»

«Je ne lui aurais pas dit non, si j'avais été à votre place, dit M. Jaggers; mais chacun doit connaître ses affaires.

—Les affaires de chacun, dit Wemmick en me lançant un regard de reproche, ce sont les valeurs portatives.»

Croyant le moment venu de continuer le thème que j'avais à cœur, je dis, en me tournant vers M. Jaggers:

«J'ai cependant demandé quelque chose à miss Havisham, monsieur. Je l'ai priée de me donner quelques renseignements sur sa fille adoptive, et elle m'a dit tout ce qu'elle savait.

—Vraiment, fit M. Jaggers en se penchant pour regarder ses bottes.

Puis en se redressant:

«Ah! je ne pense pas que j'aurais fait cela, si j'avais été à la place de miss Havisham. Mais elle doit mieux connaître ses affaires que moi.

—J'en sais plus sur l'histoire de l'enfant adopté par miss Havisham que miss Havisham n'en sait elle-même. Je connais sa mère.»

M. Jaggers m'interrogea du regard et répéta:

«Sa mère?...

—Il n'y a pas trois jours que j'ai vu sa mère.

—Ah! dit M. Jaggers.

—Et vous aussi, vous l'avez vue, monsieur, et plus récemment encore.

—Ah! dit M. Jaggers.

—Peut-être en sais-je plus de l'histoire d'Estelle que vous n'en savez vous-même, dis-je: je connais aussi son père.»

Il y eut un certain temps d'arrêt dans les manières de M. Jaggers; il était trop maître de lui-même pour les changer; mais il ne put s'empêcher de faire un indéfinissable mouvement d'attention; puis il m'assura qu'il ne savait pas qui était son père. J'avais soupçonné que Provis n'était devenu le client de M. Jaggers qu'environ quatre ans plus tard, et qu'il n'avait plus alors aucune raison de faire valoir son identité. Mais je n'avais pu être certain de cette ignorance de M. Jaggers auparavant, bien que j'en fusse parfaitement certain alors.

«Ainsi, vous connaissez le père de la jeune dame, Pip? dit M. Jaggers.

—Oui, répondis-je, et il s'appellde la Nouvelle Galles du Sud.»

M. Jaggers lui-même tressaillit quand je dis ces mots. C'était le plus léger tressaillement qui pût échapper à un homme, le plus soigneusement réprimé et le plus vite étouffé, mais il eut un tressaillement, bien qu'il le cachât en partie en le confondant avec le mouvement qu'il fit pour prendre son mouchoir dans sa poche. Il me serait impossible de dire comment Wemmick reçut cette nouvelle. J'évitai de le regarder en ce moment, de peur que la finesse de M. Jaggers ne découvrît qu'il y avait eu entre nous quelque communication qu'il ignorerait.

«Et les preuves, Pip? demanda M. Jaggers d'une manière calme, en arrêtant son mouchoir à mi-chemin de son nez. Est-ce Provis qui prétend cela?

—Il ne le dit pas, dis-je, il ne l'a jamais dit, il ne connaît rien et il ne croit pas à l'existence de sa fille.»

Pour une fois, le puissant mouchoir de poche manqua son effet. Ma réponse avait été si inattendue, que M. Jaggers remit le mouchoir dans sa poche, sans compléter l'acte ordinaire, se croisa les bras, et me regarda avec une froide attention, bien qu'avec un visage impassible.

Je lui dis alors tout ce que je savais et comment je le savais, avec la seule réserve que je lui laissai croire que je tenais de miss Havisham ce qu'en réalité je tenais de Wemmick. J'agis même avec beaucoup de prudence à cet égard; je ne regardai pas une seule fois du côté de Wemmick avant d'avoir fini tout ce que j'avais à dire, et j'avais, pendant un moment, soutenu en silence le regard de M. Jaggers. Quant à la fin je tournai les yeux du côté de Wemmick, je vis qu'il avait retiré sa plume de sa bouche, et qu'il était occupé au bureau.

«Ah! dit enfin M. Jaggers en se rapprochant des papiers qui se trouvaient sur la table, où étions-nous, Wemmick, quand M. Pip est entré?»

Mais je ne pouvais pas me laisser ainsi mettre de côté, et je lui adressai un appel passionné, presque indigné, pour être plus franc et plus généreux avec moi. Je lui rappelai les fausses espérances par lesquelles j'avais passé, la longueur du temps qu'elles avaient duré, la découverte que j'avais faite, et je fis allusion au danger qui pesait sur mon esprit. Je me représentai comme étant certainement bien digne d'un peu de confiance de sa part, en retour de la confidence que je venais de lui faire. Je dis que je ne le blâmais pas, que je ne le soupçonnais pas, que je ne me défiais pas de lui; mais que j'avais besoin qu'il m'assurât de la vérité, et que s'il me demandait pourquoi j'en avais besoin, et pourquoi je pensais y avoir des droits, je lui dirais, quoique ces pauvres rêves lui importassent peu: que j'avais aimé Estelle longtemps et tendrement, et que, bien que je l'eusse perdue, et que je dusse vivre dans l'abandon, tout ce qui la concernait m'était encore plus proche et plus cher que tout autre chose au monde. Voyant que M. Jaggers se tenait immobile et silencieux, et apparemment insensible à cet appel, je me tournai vers Wemmick et dis:

«Wemmick, je vous sais un cœur tendre, j'ai vu votre charmant intérieur et votre vieux père, et tous les plaisirs innocents dans lesquels vous reposez votre vie affairée; je vous supplie de dire un mot à M. Jaggers, et de lui représenter que, tout bien considéré, il doit être plus ouvert avec moi!»

Je n'ai jamais vu deux hommes se regarder d'une manière plus extraordinaire que M. Jaggers et Wemmick après cette apostrophe. D'abord l'idée que Wemmick allait être remercié de sa place me traversa l'esprit, mais elle s'évanouit quand je vis M. Jaggers céder à quelque chose comme un sourire, et Wemmick devenir plus hardi.

«Qu'est-ce que tout cela? dit M. Jaggers, vous avez un vieux père et vous vous livrez à des plaisirs innocents?

—Eh bien! je ne les apporte pas ici.

—Pip, dit M. Jaggers en posant sa main sur mon bras et souriant ouvertement, cet homme doit être le menteur le plus rusé de tout Londres.

—Pas le moins du monde, répondit Wemmick s'enhardissant de plus en plus, je crois que vous en êtes un autre.»

Ils échangèrent encore une fois leurs singuliers regards, chacun paraissant craindre que l'autre ne l'emportât sur lui.

«Vous avez un intérieur charmant?

—Puisque cela ne gêne pas les affaires, repartit Wemmick, qu'est-ce que cela vous fait? Maintenant que je vous regarde, monsieur, je ne serai pas étonné si un de ces jours vous cherchez à avoir un intérieur agréable quand vous serez fatigué du travail.»

M. Jaggers fit deux ou trois signes de tête rétrospectifs et poussa un soupir.

«Pip, dit-il, ne parlons plus de ces pauvres rêves, vous en savez sur ces sortes de choses plus que moi, car vous avez une expérience plus fraîche. Mais, à propos de cette autre affaire, je vais vous faire une supposition, mais faites attention que je n'admets rien.»

Il attendit que je déclarasse que je comprenais parfaitement qu'il avait expressément signifié qu'il n'admettait rien.

«Maintenant, Pip, dit M. Jaggers, supposez qu'une femme, dans des circonstances semblables à celles que vous avez mentionnées, ait tenu son enfant caché et ait été obligée de communiquer le fait à son conseil légal, sur l'observation faite par celui-ci, qu'il doit tout savoir pour régler la latitude de sa défense, tout, même ce qui concerne l'enfance; supposez qu'à la même époque le conseil ait eu mission de trouver un enfant qu'une dame riche et excentrique voulait adopter et élever....

—Je vous suis, monsieur.

—Supposez que le conseil vécût dans une atmosphère de mal et que tous les enfants qu'il voyait étaient destinés, en grand nombre, à une perte certaine.... Supposez qu'il voyait souvent des enfants jugés solennellement par une cour criminelle où il fallait les soulever pour qu'on les aperçût.... Supposez qu'il en vît habituellement un grand nombre emprisonnés, fouettés, transportés, négligés, repoussés, ayant toutes les qualités requises par le bourreau, et grandissant pour la potence... Supposez qu'il avait raison de regarder presque tous les enfants qu'il voyait dans sa vie d'affaires comme autant de frai qui devait éclore en poissons destinés à venir dans ses filets pour être poursuivis et défendus: parjures, orphelins, endiablés d'une manière ou d'une autre....

—Je vous écoute, monsieur.

—Supposez, Pip, que dans le nombre il y avait une jolie petite fille qu'on pouvait sauver, que son père croyait morte et pour laquelle il n'osait faire aucune démarche, et à la mère de laquelle le conseil légal avait le droit de dire: «Je sais ce que vous avez fait et comment vous l'avez fait; vous êtes arrivée de telle ou telle manière; voilà comment vous avez attaqué, voilà comment on s'est défendu. Vous avez été çà et là. Vous avez fait telle et telle chose pour détourner les soupçons. Je vous ai suivie à la piste partout, et je puis le dire à vous et à tous, séparez-vous de l'enfant, à moins qu'il ne soit nécessaire de la produire pour nous sauver. Si vous êtes sauvée, votre enfant est sauvée aussi; si vous êtes perdue, votre enfant est encore sauvée.» Supposez que tout cela fût fait et que la femme fût acquittée?

—Mais si je n'admets rien de tout cela?

—Si vous n'admettez rien de tout cela?»

Et Wemmick répéta:

«Vous n'admettez rien de tout cela?

—Supposez, Pip, que la passion et la crainte de la mort aient un peu ébranlé l'intelligence de cette femme, et que lorsqu'elle fut rendue à la liberté elle se soit retirée du monde et soit venue demander un asile à son conseil.... Supposez qu'il l'ait prise et qu'il ait su contenir l'ancienne nature sauvage et violente de sa cliente toutes les fois qu'elle faisait mine de reparaître, en conservant sur elle son ancien pouvoir. Comprenez-vous ce cas imaginaire?

—Parfaitement.

—Supposez que l'enfant grandît et fît un mariage d'argent; que la mère vécût encore, que le père vécût encore, que le père et la mère, inconnus l'un à l'autre, demeurassent à des milles de stades ou de mètres, comme vous voudrez, l'un de l'autre; que le secret fût encore un secret, excepté pour vous qui en avez eu vent: gardez-le vous-même en ce dernier cas avec beaucoup de soin.

—Je le ferai.

Et je demande à Wemmick de le garder en lui-même avec beaucoup de soin.»

Et Wemmick dit:

«Je le ferai.

—En faveur de qui voudriez-vous révéler ce secret?... Pour le père?... Je pense qu'il ne serait pas beaucoup meilleur pour lui que pour la mère.... Pour la mère?... Je pense que si elle a commis un pareil crime, elle ne serait plus en sûreté où elle est.... Pour la fille?... Je crois qu'il ne lui servirait à rien d'établir sa parenté pour l'édification de son mari, et de retomber dans la honte, après y avoir échappé pendant vingt ans et avec la presque certitude d'y échapper pour le reste de ses jours.... Mais ajoutez le fait que vous l'avez aimée, Pip, et que vous avez fait de cette jeune fille le sujet de ces pauvres rêves qui, à une époque ou une autre, ont été dans la tête de beaucoup plus d'hommes que vous ne paraissez le penser: alors je vous dis que vous feriez mieux, et vous le ferez au plus vite, quand vous y aurez bien songé, de couper votre main gauche avec votre main droite, et ensuite de passer celle qui a coupé l'autre à Wemmick, que voilà, pour qu'il la coupe aussi.»

Je tournai les yeux vers Wemmick, dont le visage était devenu très sérieux. Il posa gravement son index sur ses lèvres. Je fis comme lui. M. Jaggers aussi.

«Maintenant Wemmick, dit ce dernier en reprenant son ton habituel, où en étions-nous quand M. Pip est entré?»

Me retirant de côté, pendant qu'ils travaillaient, je remarquai que les regards singuliers qu'ils avaient échangés se re-nouvelèrent plusieurs fois, avec cette différence cependant qu'alors chacun d'eux paraissait soupçonner, pour ne pas dire paraissait savoir, qu'il s'était laissé voir à l'autre sous un jour faible et qui n'était pas dans l'esprit de la profession. Pour cette raison, ils se montrèrent inflexibles l'un envers l'autre, M. Jaggers en se posant hautement en maître, et Wemmick en s'obstinant à se justifier, quand il trouvait la moindre occasion de le faire. Jamais je ne les avais vu en si mauvais termes, car généralement ils s'entendaient bien ensemble.

Mais ils furent heureusement secourus par l'apparition opportune de Mike, le client à casquette de loutre, qui avait l'habitude d'essuyer son nez sur sa manche, et que j'avais vu la première fois que j'étais entré dans ces murs. Cet individu qui, pour son propre compte, ou pour celui de quelques membres de sa famille, semblait toujours être dans l'embarras (l'embarras ici signifiait Newgate) venait annoncer que sa fille aînée avait été arrêtée et était inculpée de vol dans une boutique. Pendant qu'il faisait part de cette triste circonstance à Wemmick, M. Jaggers se tenait magistralement devant le feu, sans prendre part à ce qui se disait. Une larme brilla dans l'œil de Mike.

«Qu'avez-vous encore? demanda Wemmick avec la plus profonde indignation. Pourquoi venez-vous pleurnicher ici?

—Je ne suis pas venu pour cela, monsieur Wemmick.

—Si fait, dit Wemmick, comment osez-vous?... Vous n'êtes pas dans un état convenable pour venir ici, si vous ne pouvez venir sans cracher comme une mauvaise plume. Qu'est-ce que cela signifie?

—On n'est pas maître de ses sentiments, monsieur Wemmick... commença Mike.

—Ses quoi?... demanda Wemmick tout furieux. Dites-le encore!...

—Voyons, tenez, mon brave homme, dit M. Jaggers en faisant un pas en avant et en montrant la porte, sortez de mon étude, je ne veux pas de sentiment ici. Sortez.

—C'est bien fait, dit Wemmick, sortez!»

Donc l'infortuné Mike se retira très humblement, et M. Jaggers et Wemmick semblèrent avoir repris leur bonne intelligence et continuèrent à travailler avec le même air de contentement que s'ils venaient de bien déjeuner ensemble.


CHAPITRE XXII.

De la Petite Bretagne je me rendis avec son bon dans ma poche chez le frère de miss Skiffins le comptable; et le frère de miss Skiffins le comptable alla tout droit chez Clarriker et me ramena Clarriker. J'eus donc la grande satisfaction de terminer à mon gré l'affaire d'Herbert. C'était la seule bonne chose et la seule chose complète que j'avais faite depuis le jour où j'avais conçu mes grandes espérances.

Clarriker m'apprit en cette occasion que les affaires de sa maison progressaient rapidement, qu'il pouvait maintenant établir une petite succursale en Orient, ce qui était devenu très nécessaire pour l'extension des affaires, et qu'Herbert dans sa nouvelle situation d'associé, irait la surveiller. Je vis que je devais me préparer à me séparer de mon ami avant même que mes propres affaires fussent en meilleur état. Et alors je crus réellement sentir que ma dernière ancre de salut perdait de sa solidité et que j'allais bientôt devenir le jouet des vagues et des vents.

Mais je trouvai une récompense dans la joie avec laquelle Herbert rentra le soir et me fit part de son bonheur, s'imaginant peu qu'il ne m'apprenait rien de nouveau. Il esquissait des tableaux imaginaires: il se voyait conduisant Clara Barley dans le pays des Mille et une Nuits, et j'allais les rejoindre (avec une caravane de chameaux, je crois), et nous remontions le Nil en voyant des merveilles. Sans m'exagérer la part que j'avais dans ces brillants projets, je sentais qu'Herbert était en bonne voie de réussite et que le vieux Bill Barley n'avait qu'à bien s'attacher à son poivre et à son rhum pour que sa fille ne manquât bientôt plus de rien.

Nous étions maintenant en mars. Mon bras gauche, quoique ne présentant pas de mauvais symptômes, fut long à guérir; il m'était encore impossible de mettre un habit. Ma main droite était passablement rétablie, déformée il est vrai, mais faisant parfaitement son service.

Un lundi matin, pendant que Herbert et moi nous déjeunions, je reçus par la poste cette lettre de Wemmick:

«Walworth.

«Brûlez ceci dès que vous l'aurez lu. Au commencement de la semaine, mercredi, par exemple, vous pourriez faire ce que vous savez, si vous vous sentiez disposé à l'essayer. Brûlez.»

Quand j'eus montré cette lettre à Herbert, et que je l'eus mise au feu, pas avant pourtant de l'avoir tous deux apprise par cœur, nous songeâmes à ce qu'il fallait faire, car, bien entendu, on ne pouvait se dissimuler maintenant que j'étais incapable de rien faire.

«J'y ai bien réfléchi, dit Herbert, et je pense connaître un meilleur moyen que de prendre un batelier de la Tamise. Prenons Startop, c'est une main habile, il nous aime beaucoup, il est honorable et dévoué.

—J'y avais songé plus d'une fois. Mais que lui direz-vous, Herbert?

—Il n'est pas nécessaire de lui en dire beaucoup. Laissons-le supposer que c'est une simple fantaisie, mais une fantaisie secrète, jusqu'à ce que le jour arrive; alors vous lui direz qu'il y a d'urgentes raisons pour embarquer et éloigner Provis. Vous partez avec lui?

—Sans doute.

—Où cela?»

Il m'avait toujours semblé, dans les différentes réflexions inquiètes que j'avais faites sur ce point, que le port où nous devions nous diriger importait peu; que ce fut à Hambourg, Rotterdam ou Anvers, la ville ne signifiait presque rien, pourvu que nous fussions hors d'Angleterre: tout steamer étranger que nous trouverions sur notre route, qui consentirait à nous prendre, ferait l'affaire. Je m'étais toujours proposé en moi-même de lui faire descendre en toute sûreté le fleuve dans le bateau; et certainement au delà de Gravesend qui était un lieu critique pour les recherches et les questions si des soupçons s'étaient élevés. Comme les steamers étrangers quittent Londres vers l'heure de la marée, notre plan devait être de descendre le fleuve par un reflux antérieur et de nous tenir dans quelque endroit tranquille jusqu'à ce que nous puissions en gagner un. L'heure où nous serions rejoints, n'importe où cela serait, pouvait être facilement calculée en se renseignant d'avance.

Hubert consentit à tout cela, et nous sortîmes immédiatement après déjeuner, pour commencer nos investigations. Nous apprîmes qu'un steamer pour Hambourg remplirait probablement au mieux notre but, et c'est principalement sur ce vaisseau que nous reportâmes nos pensées. Mais nous prîmes note que d'autres steamers étrangers quitteraient Londres par la même marée, et nous nous félicitâmes de connaître la forme et la couleur distinctive de chacun d'eux. Nous nous séparâmes alors pour quelques heures, moi pour me procurer de suite les passeports qui seraient utiles; Herbert pour aller trouver Startop. Nous fîmes tous deux ce que nous avions à faire, sans aucun empêchement, et, quand nous nous retrouvâmes, à une heure, tout était fait. J'avais, de mon côté, fait préparer les passeports; Herbert avait vu Startop, et celui-ci était plus que prêt à se joindre à nous.

Ils devaient manœuvrer chacun avec une paire de rames, et moi je tiendrais le gouvernail. L'objet de mes soins devait rester assis et se tenir tranquille; comme la vitesse n'était pas notre but nous ferions assez de chemin. Nous convînmes qu'Herbert ne rentrerait pas dîner avant d'aller au Moulin du Bord de l'Eau, ce soir; qu'il n'irait pas du tout le lendemain soir mardi; qu'il avertirait Provis de descendre par un escalier, le plus près possible de la maison, mercredi, quand il nous verrait approcher, et pas avant; que tous les arrangements avec lui seraient terminés ce lundi soir, et qu'on ne communiquerait plus avec lui d'aucune manière, avant de le prendre à bord.

Ces précautions, bien convenues entre nous deux, je rentrai chez moi.

En ouvrant la porte extérieure de nos chambres, avec ma clef, je trouvai dans la boite une lettre à mon adresse, une lettre très sale, bien qu'elle ne fût pas mal écrite. Elle avait été apportée (pendant mon absence, bien entendu), et voici ce qu'elle contenait:

«Si vous ne craignez pas de venir aux vieux Marais, ce soir ou demain soir à neuf heures, et de venir à la maison de l'éclusier, près du four à chaux, je vous conseille d'y venir. Si vous voulez des renseignements sur votre oncle Provis, venez, ne dites rien à personne, et ne perdez pas de temps. Vous devez venir seul. Apportez la présente avec vous.»

J'avais déjà un assez grand fardeau sur l'esprit avant la réception de cette étrange missive. Que faire après? Je ne pouvais le dire. Et, le pire de tout, c'est qu'il fallait me décider promptement, ou je manquerais la voiture de l'après-midi, qui me conduirait assez à temps pour le soir. Je ne pouvais songer à y aller le lendemain soir: c'eût été trop rapproché de l'heure de notre fuite; et puis l'information promise pouvait avoir quelque importance pour notre fuite elle-même.

Si j'avais eu plus de temps pour réfléchir, je crois que je serais parti de même. Ayant à peine le temps de réfléchir, car ma montre me disait que la voiture allait partir dans une demi-heure, je résolus de quitter Londres. Je ne serais certainement pas parti sans les mots ayant rapport à mon oncle Provis; mais cette lettre étant arrivée après la lettre de Wemmick et les préparatifs du matin, je me décidai.

Il est si difficile de comprendre clairement le contenu de n'importe quelle lettre, quand on est fortement agité, que je dus relire la mienne deux fois avant que la recommandation de ne rien dire à personne pût entrer machinalement dans mon esprit. Je laissai un mot au crayon pour Herbert, où je lui disais que devant partir bientôt, et ne sachant pas pour combien de temps, j'avais décidé d'aller et de revenir en tout hâte, pour m'assurer par moi-même comment miss Havisham se trouvait. J'eus, après cela, tout juste le temps de mettre mon manteau, de fermer notre appartement et de gagner le bureau des voitures par le plus court chemin. Si j'avais pris une voiture de place et passé par les rues j'aurais manqué mon but; en allant à pied j'arrivai à la voiture au moment même où elle sortait de la cour. Quand je revins à moi je me trouvai le seul voyageur cahoté dans l'intérieur, et j'avais de la paille jusqu'aux genoux.

Je n'avais pas été réellement moi-même depuis la réception de la lettre, tant elle m'avait troublé, arrivant après la presse et les tracas du matin qui avaient été énormes, car, après avoir désiré, et longtemps attendu Herbert avec inquiétude, son avis était à la fin venu comme une surprise; et maintenant je commençais à m'étonner de me trouver dans une voiture, et à douter si j'avais des raisons suffisantes pour m'y trouver, et à considérer si je n'allais pas descendre et m'en retourner, et à trouver des arguments pour ne jamais céder à une lettre anonyme; en un mot, à passer par toutes les alternatives de contradiction et d'indécision, auxquelles, je le suppose, peu de gens agités sont étrangers. Cependant la mention du nom de Provis l'emporta sur tout. Je raisonnai comme j'avais déjà raisonné, si cela peut s'appeler raisonner, que, dans le cas où il lui arriverait malheur si je manquais d'y aller, je ne pourrais jamais me le pardonner.

Nous arrivâmes à la nuit close; et le voyage me parut long et fatigant à moi qui ne pouvais voir que peu de choses de l'intérieur où j'étais, et qui, vu mon état impotent, ne pouvais monter à l'extérieur. Évitant le Cochon Bleu, je descendis à une auberge de réputation moindre, en bas de la ville, et je commandai à dîner. Pendant qu'on préparait mon repas, je me rendis à Satis House, et m'informai de miss Havisham. Elle était encore très malade, quoique regardée comme un peu mieux.

Mon auberge avait autrefois fait partie d'un ancien couvent, et je dînai dans une petite salle commune octogone, comme celle des fonts baptismaux. Comme il m'était impossible de couper mes aliments, le vieil aubergiste le fit pour moi. Cela engagea la conversation entre nous. Il fut assez bon pour m'entretenir de ma propre histoire, en y ajoutant, bien entendu, le fait, devenu populaire, que Pumblechook avait été mon premier bienfaiteur et le fondateur de ma fortune.

«Connaissez-vous ce jeune homme? dis-je.

—Si je le connais! répéta l'aubergiste, depuis le temps où il était tout petit.

—Revient-il quelquefois dans le pays?

—Oui, il revient, dit l'hôtelier, chez ses grands amis, de temps en temps, et il est froid pour l'homme qui l'a fait ce qu'il est.

—Pour quel homme?

—Celui dont je veux parler, dit l'hôtelier, M. Pumblechook.

—Est-il ingrat pour d'autres?

—Sans doute! il le serait s'il le pouvait, répondit l'hôtelier. Mais il ne le peut pas.... Et pourquoi? Parce que Pumblechook a tout fait pour lui.

—Est-ce que Pumblechook dit cela?

—S'il dit cela! répéta l'hôtelier, il n'a pas besoin de le dire.

—Mais le dit-il?

—C'est à faire devenir le sang d'un homme blanc comme du vinaigre, de l'entendre le raconter, monsieur!» dit l'aubergiste.

Et pourtant, pensais-je en moi-même, «Joe, cher Joe, tu n'en parles jamais, toi! Joe, affectueux et indulgent; tu ne te plains jamais, toi! Ni toi non plus, charmante et bonne Biddy!

—Votre appétit se ressent de votre accident, dit l'aubergiste en jetant les yeux sur le bras qui était bandé sous mon paletot. Essayez d'un morceau plus tendre.

—Non, merci, répondis-je en quittant la table pour m'approcher du feu; je ne puis manger davantage; veuillez enlever tout cela.»

Je n'avais jamais été frappé d'une manière plus sensible de mon ingratitude envers Joe, que par l'imposture effrontée de Pumblechook. Le faux, c'était lui; le vrai, c'était Joe. Le plus vil, c'était lui; le plus noble, c'était toujours Joe.

Je me sentis profondément et très injustement humilié, quand je songeai devant le feu, pendant une heure et plus. Le bruit de l'horloge me réveilla, mais non de mon abattement et de mes remords. Je me levai, fis agrafer mon manteau sous mon cou, et sortis. J'avais d'abord cherché dans ma poche la lettre, afin de m'y reporter de nouveau, mais je ne pus la trouver. J'étais contrarié de penser qu'elle avait dû tomber dans la paille de la voiture; je savais cependant très bien que le lieu indiqué était la petite maison de l'éclusier, près du four à chaux, dans les marais, et à neuf heures. C'est donc vers les marais que je me dirigeai directement, car je n'avais pas de temps à perdre.


CHAPITRE XXIII.

Il faisait nuit noire, quoique la pleine lune commençât à se lever, au moment où je quittais les terrains cultivés pour entrer dans les marais. Au-delà de leur ligne sombre, il y avait un ruban de ciel clair, à peine assez large pour contenir la pleine lune rouge de feu. En quelques minutes, la lune avait disparu de ce champ clair, derrière des montagnes de nuages amoncelés les uns sur les autres.

Il soufflait un vent mélancolique, et les marais étaient impossibles à voir. Un étranger les eût trouvés horribles, et même pour moi, ils étaient si navrants, que j'hésitai, et que je me sentis à demi disposé à retourner sur mes pas. Mais je les connaissais bien, et j'y aurais trouvé mon chemin par une nuit encore plus noire; d'ailleurs, étant venu jusque là, je n'avais vis-à-vis de moi-même nulle excuse pour retourner sur mes pas. J'étais venu contre mon gré, je continuai même presque involontairement.

Le chemin que je pris n'était pas celui où se trouvait notre ancienne demeure, ni celui par lequel nous avions poursuivi les forçats. En marchant, je tournais le dos aux pontons lointains, et bien que je pusse voir les vieilles lumières au loin sur les bancs de sable, je les voyais par-dessus mon épaule. Je connaissais le four à chaux, aussi bien que le Vieille Batterie, mais ils étaient éloignés de plusieurs milles l'un de l'autre; de sorte que, si l'on avait allumé une lumière à chacun de ces points, il y aurait eu un long espace noir entre les deux clartés.

D'abord j'eus à fermer quelques clôtures après moi, et, de temps à autre, à m'arrêter, pendant que les bestiaux, couchés dans le sentier à talus, se levaient et se jetaient tout effarés parmi les herbes et les roseaux; mais peu après, il me sembla que j'avais toute la plaine à moi seul.

Il se passa encore une demi-heure avant que j'arrivasse au four à chaux. La chaux brûlait avec une odeur lourde et étouffante, mais les feux étaient éteints et abandonnés, et l'on ne voyait aucun ouvrier. Tout près de là était une petite carrière. Elle se trouvait sur mon chemin; on y avait travaillé dans la journée, ainsi que je le vis aux brouettes et aux outils disséminés çà et là.

En me retrouvant au niveau des marais, hors de cette excavation que le sentier traversait, je vis une lumière dans la vieille maison de l'éclusier. Je hâtai le pas, et frappai à la porte. En attendant une réponse, je regardai autour de moi, et je remarquai que l'écluse avait été abandonnée et brisée, et que la maison, qui était en bois, avec un toit en tuiles, ne supporterait pas longtemps les injures du temps, si même elle les supportait encore, et que la boue et la vase étaient recouvertes de chaux, et que la vapeur étouffante du four m'arrivait sous des formes étranges. Cependant on ne répondait pas. Je frappai de nouveau. Pas de réponse.

J'essayai le loquet. Il se baissa sous ma main et la porte céda. En regardant à l'intérieur, je vis une chandelle allumée sur la table, un banc et un matelas sur un bois de lit à roulettes. Comme il y avait un grenier au-dessus, j'appelai et je criai:

«Y a-t-il quelqu'un ici?»

N'obtenant pas encore de réponse, je revins à la porte ne sachant que faire.

Il commençait à pleuvoir très fort. Ne voyant rien, que ce que j'avais déjà vu, je rentrai dans la maison, et me tins à l'abri sous la porte, regardant au dehors, dans l'obscurité. Tandis que je me disais que quelqu'un avait dû venir ici récemment, et devait bientôt y revenir, sans quoi la chandelle ne brûlerait pas, il me vint à l'idée de regarder si la mèche était longue; je me tournai pour m'en assurer, et j'avais pris la chandelle dans ma main, quand elle fut éteinte par une violente secousse; et la première chose que je compris, c'est que j'avais été pris dans un fort nœud coulant, jeté de derrière par-dessus ma tête.

«Maintenant, dit en jurant une voix comprimée, je le tiens!

—Qu'est-ce! m'écriai-je, en me débattant. Qui est-ce! Au secours!... au secours!... au secours!...»

Non seulement j'avais les bras serrés contre mon corps, mais la pression sur mon bras malade me causait une douleur infinie. Parfois une forte main d'homme, d'autre fois une forte poitrine d'homme était posée contre ma bouche pour étouffer mes cris, et toujours une haleine chaude était près de moi. Je luttai sans succès dans l'obscurité pendant qu'on m'attachait au mur.

«Et maintenant, dit la voix comprimée, avec un autre juron, appelle au secours, et je ne serai pas long à en finir avec toi!»

Faible et souffrant de mon bras malade, bouleversé par la surprise, et voyant cependant avec quelle facilité cette menace pouvait être mise à exécution, je cédai et j'essayai de dégager mon bras, si peu que ce fût, mais il était trop serré, il me semblait qu'après avoir été brûlé d'abord, on le faisait bouillir maintenant.

Des ténèbres absolues ayant succédé tout à coup à l'obscurité douteuse de la nuit, m'avertirent que l'homme avait fermé un volet. Après avoir cherché à tâtons pendant un instant, il trouva la pierre à fusil et le fer dont il avait besoin, et il commença à battre le briquet. Je fixai ma vue sur les étincelles; elles tombaient sur une mèche sur laquelle il soufflait, une allumette à la main; mais je ne pouvais voir que ses lèvres et le point bleu de l'allumette, et encore je me les figurais plus que je ne les voyais. La mèche était humide, ce qui n'était pas étonnant dans cet endroit, et les étincelles s'éteignaient les unes après les autres.

L'homme ne semblait pas pressé, et il continuait de frapper la pierre à fusil et le fer. Comme les étincelles tombaient en grand nombre autour de lui, je pus voir ses mains, qui touchaient presque sa figure, et supposer qu'il était assis et penché sur la table, mais rien de plus. Bientôt je vis ses lèvres bleues souffler de nouveau sur la mèche, et alors un éclat de lumière jaillit, et me montra Orlick.

Qui m'étais-je attendu à voir? Je ne sais pas, mais ce n'était pas lui. En le voyant, je sentis que j'étais réellement dans une passe dangereuse et je tins mes yeux fixés sur lui.

Il alluma résolûment la chandelle avec l'allumette enflammée, puis il la laissa tomber et mit le pied dessus. Ensuite il mit la chandelle à une certaine distance de lui sur la table, de sorte qu'il pouvait me voir, et il s'assit sur la table les bras croisés et me regarda. Je découvris que j'étais lié à une forte échelle perpendiculaire, placée à quelques pouces de la muraille, et fixée en cet endroit pour aider à monter au grenier.

«Maintenant, dit-il, quand nous nous fûmes regardés pendant quelque temps, je te tiens.

—Déliez-moi!... Laissez-moi partir!

—Ah! répondit-il, je te laisserai partir! Je te laisserai partir à la lune, je te laisserai partir aux étoiles, quand il en sera temps.

—Pourquoi m'avez-vous attiré ici?

—Ne le sais-tu pas? dit-il avec un regard effrayant.

—Pourquoi vous êtes-vous jeté sur moi dans l'ombre?

—Parce que je veux faire tout par moi-même. Un seul garde mieux un secret que deux. O mon ennemi!... mon ennemi!...»

Sa joie, au spectacle que je lui donnais, pendant qu'il était assis sur la table, les bras croisés, secouant la tête et se souriant à lui-même, montrait une méchanceté qui me faisait trembler. Pendant que je l'examinais en silence, il porta la main dans un coin à côté de lui, et prit un fusil à monture de cuivre.

«Connais-tu cela? dit-il, en faisant mine de me mettre en joue; sais-tu où tu l'as déjà vu? Parle, loup!

—Oui, répondis-je.

—Tu m'as pris ma place, tu me l'as prise! Ose donc dire le contraire!...

—Pouvais-je faire autrement?

—Tu as fait cela, et cela serait assez, sans plus. Comment as-tu osé te mettre entre moi et la jeune femme que j'aimais?

—Quand l'ai-je fait?

—Quand ne l'as-tu pas fait? C'est toi qui, constamment devant elle, donnais un vilain renom au vieil Orlick.

—C'est vous-même, vous aviez gagné ce nom vous-même, je n'aurais pu vous faire de mal, si vous ne vous en étiez pas fait à vous-même.

—Tu es un menteur, et tu aurais pris n'importe quelles peines, et dépensé n'importe quel argent, pour me faire quitter ce pays, n'est-ce pas? dit-il en répétant les paroles que j'avais dites à Biddy la dernière fois que je l'avais vue. Maintenant, je vais t'apprendre quelque chose: tu n'aurais jamais pu prendre la peine de me faire quitter ce pays plus à propos que ce soir. Ah! quand même cela t'aurait coûté vingt fois l'argent que tu as dit, tout jusqu'au dernier liard!»

Comme il agitait vers moi sa lourde main, et qu'il montrait ses dents en grondant comme un tigre, je sentais qu'il avait raison.

«Qu'allez-vous me faire?

—Je vais, dit-il, en frappant un vigoureux coup de poing sur la table, et se levant pendant que ce coup tombait, je vais t'ôter la vie!»

Il se pencha en avant en me regardant fixement, desserra lentement son poing crispé, et le passa en travers de sa bouche comme si elle écumait pour moi, puis il se rassit.

«Tu t'es toujours retrouvé sur le chemin du vieil Orlick depuis ton enfance; tu vas cesser d'y être ce soir même. Il ne veut plus entendre parler de toi: tu es mort!»

Je sentais que j'étais sur le bord de ma tombe. Un instant, je cherchai autour de moi une chance de salut, mais il n'y en avait aucune.

«Plus que cela, dit-il en croisant encore une fois ses bras, et restant assis sur la table; je ne veux pas qu'un seul morceau de ta peau, qu'un seul de tes os reste sur la terre. Je vais mettre ton corps dans le four à chaux, je voudrais en porter deux comme cela sur mes épaules: l'on supposera, après tout, ce qu'on voudra de toi, on ne saura jamais ce que tu es devenu.»

Mon esprit suivit avec une inconcevable rapidité les conséquences d'une pareille mort: le père d'Estelle croirait que je l'avais abandonné, serait pris, et mourrait en m'accusant; Herbert lui-même douterait de moi, quand il comparerait la lettre que je lui avais laissée avec le fait que je n'étais resté qu'un moment à la porte de miss Havisham; Joe et Biddy ignoreraient toujours quel chagrin j'avais éprouvé cette nuit-ci. Personne ne saurait jamais ce que j'avais souffert... combien j'avais voulu être sincère... par quelle agonie j'avais passé. La mort qui se dressait devant moi était horrible; mais bien plus horrible que la mort était la crainte de laisser de mauvais souvenirs après ma mort; mes pensées faisaient tant de chemin, que je me croyais méprisé par les générations à naître, par les enfants d'Estelle et leurs enfants: tout cela pendant que les paroles du misérable étaient encore sur ses lèvres.

«Eh bien! loup, dit-il, avant que je te tue comme une bête, ce que j'ai l'intention de faire, et ce pourquoi je t'ai attaché, je veux encore te bien regarder et bien m'exciter, ô mon ennemi!»

Il me vint à l'idée de crier encore au secours, bien que personne ne connût mieux que moi la solitude du lieu, et le peu d'espoir qu'il y avait d'être entendu. Mais pendant qu'il se repaissait de ma vue, je me sentis soutenu par une haine et un mépris de lui, qui scellèrent mes lèvres. Tout bien considéré, je résolus de ne pas le menacer, et de mourir sans faire une dernière et inutile résistance. Calmé par la pensée que le reste des hommes est réduit à cette cruelle extrémité, demandant pardon au ciel comme je le faisais, attendri comme je l'étais par la pensée que je n'avais pas dit adieu et ne pourrais jamais, jamais dire adieu à ceux qui m'étaient chers et que je ne pourrais jamais leur donner d'explication ni réclamer leur compassion pour mes misérables erreurs, et cependant si j'avais pu le tuer, même en ce moment, je l'aurais fait.

Il avait bu, et ses yeux étaient rouges et sanglants. À son cou pendait une grande boite en fer-blanc, dans laquelle je l'avais souvent vu autrefois prendre sa nourriture et sa boisson. Il porta la bouteille à ses lèvres et but un long coup, et je sentais que la liqueur que je voyais filtrer sous son visage.

«Loup! dit-il, en se croisant encore les bras, le vieil Orlick va te dire quelque chose. C'est toi qui as tué ta mégère de sœur.»

De nouveau, mon esprit, avec son inconcevable rapidité de tout à l'heure, avait épuisé tout ce qui se rapportait à l'attentat commis sur ma sœur, à sa maladie et à sa mort, avant que sa parole lente et hésitante eût formé ces mots.

«C'est vous, scélérat! dis-je.

—Je te dis que c'est toi... je te dis que c'est toi qui as été cause de tout, répondit-il, en prenant le fusil et donnant un coup de crosse dans l'espace vide qui se trouvait entre nous. Je suis arrivé sur elle par derrière, comme je suis arrivé sur toi ce soir. Je l'ai frappée! Je l'ai laissée pour morte, et s'il y avait eu un four à chaux tout près, comme il y en a un près de toi, elle ne serait pas revenue à la vie. Mais ce n'est pas le vieil Orlick qui a fait tout cela, c'est toi: on t'a favorisé, et on l'a maltraité et battu! Ah! tu vas me le payer. Tu l'as fait, maintenant tu vas le payer.»

Il but encore, et devint plus furieux: je voyais à l'inclinaison qu'il donnait à la bouteille, qu'il n'y restait presque rien. Je comprenais distinctement qu'il s'excitait avec son contenu à en finir avec moi. Je savais que chaque goutte qu'elle contenait était une goutte de ma vie; je savais que lorsque je serais changé en une partie de cette vapeur, qui arrivait peu à peu jusqu'à moi comme un dernier avertissement, il ferait comme il avait fait pour ma sœur; puis il se rendrait en toute hâte à la ville, où on le verrait se dandiner et boire dans les tavernes. Ma pensée rapide le poursuivait jusqu'à la ville, et se formait un tableau des rues où il se promenait, et comparait leurs lumières et leur animation avec les marais solitaires, et avec la blanche vapeur dans laquelle j'avais été dissous et qui s'étendait sur eux.

Non seulement j'aurais pu compter des années, des années et des années pendant qu'il disait une douzaine de mots; mais ce qu'il me disait me représentait des images et non de simples mots. Dans la surexcitation et l'exaltation de mon cerveau, je ne pouvais penser à un endroit sans le voir, ni à n'importe quelles personnes sans les voir. Il est impossible de peindre la vivacité de ces images, et cependant je suivais Orlick des yeux avec autant d'attention pendant tout ce temps que le tigre prêt à s'élancer sur sa proie! Je voyais jusqu'aux plus légers mouvements de ses doigts.

Quand il eut bu cette seconde fois, il se leva du banc sur lequel il était assis, et poussa la table de côté; puis il prit la chandelle, et se formant un abat-jour avec sa main meurtrière, de manière à renvoyer la lumière sur moi, il se tint debout devant moi, me regarda, et parut se repaître de ma vue.

«Loup! je vais te dire quelque chose de plus. C'est le vieil Orlick que tu as heurté sur ton escalier, l'autre nuit, dans le Temple.»

Je vis l'escalier avec ses lampes éteintes; je vis l'ombre de la massive rampe projetée sur la muraille par la lanterne du veilleur de nuit; je vis les chambres que je ne devais jamais plus revoir: ici une porte entr'ouverte, là une porte fermée, tous les meubles çà et là.

«Et pourquoi le vieil Orlick était-il là? Je vais te dire quelque chose de plus, loup. Toi et elle m'avez si bien chassé de ce pays, en m'empêchant d'y gagner ma vie, que j'ai choisi de nouveaux compagnons et de nouveaux maîtres. Les uns écrivent mes lettres quand j'en ai besoin, entends-tu? écrivent mes lettres, loup, écrivent cinquante écritures! Ce n'est pas comme ton faquin d'individu, qui n'en sait écrire qu'une. J'ai eu la ferme intention et la ferme volonté de t'ôter la vie, depuis que tu es venu ici à l'enterrement de ta sœur; je n'ai pas trouvé le moyen de me saisir de toi, et je t'ai suivi pour connaître tes allées et tes venues; car, s'est dit le vieil Orlick en lui-même, d'une manière ou d'une autre, je l'attraperai! Eh! quoi! en te cherchant, j'ai trouvé ton oncle Provis. Hé!...»

Le Moulin du Bord de l'Eau, le Bassin aux Écus et la Vieille Corderie, le tout si clair et si net! Provis dans sa chambre et le signal convenu, la jolie Clara, la bonne femme si maternelle, le vieux Bill Barley sur son dos, le tout passa devant moi comme le cours rapide de ma vie, en descendant promptement vers la mer!

«Mais je te tiens et ton oncle aussi! Quand je t'ai connu chez Gargery, tu étais un loup si petit que j'aurais dû te prendre le cou entre ce doigt et le pouce, et t'étrangler (comme j'ai pensé souvent à le faire), quand je te voyais flâner parmi les joncs, le dimanche, et tu n'avais pas encore trouvé d'oncle, toi, dans ce temps-là!... Mais pense à ce que le vieil Orlick a éprouvé, lorsqu'il a entendu dire que ton oncle Provis avait probablement traîné le fer que le vieil Orlick avait ramassé, limé en deux dans ces marais, il y a tant d'années, et qu'il a gardé jusqu'au jour où il s'en est servi pour assommer ta sœur comme un bœuf, et comme il entend t'assommer.... Hein!... quand il a entendu cela.... Hein?...»

Dans sa sauvage raillerie, il approcha la chandelle si près de moi, que je tournai la tête de côté pour me garantir de la flamme.

«Ah! s'écria-t-il en riant, après avoir recommencé cette cruelle plaisanterie, les enfants brûlés craignent le feu. Le vieil Orlick a su que tu avais été brûlé. Le vieil Orlick a appris que tu voulais faire partir ton oncle Provis en contrebande, et le vieil Orlick, qui est un second toi-même, a su que tu viendrais ce soir! Maintenant je vais te dire quelque chose de plus, loup! et ce sera tout. Il y a des gens qui ont été pour ton oncle Provis ce que le vieil Orlick a été pour toi. Qu'ils prennent donc garde à eux, quand il aura perdu son neveu, quand personne ne pourra trouver une seule loque des vêtements de son cher parent, ni un seul os de son corps! Il y en a qui ne veulent pas et ne peuvent pas souffrir que Magwitch—oui, je sais son nom—vive sur la même terre qu'eux, et qui l'ont connu quand il vivait dans un autre pays, qu'il ne devait pas et ne pouvait pas quitter à leur insu sans les mettre en danger. Peut-être ce sont eux qui écrivent cinquante écritures. Ce n'est pas comme ton faquin d'individu, qui n'en écrit qu'une! Oui, nous connaissons Compeyson, Magwitch et les galères!»

Il approcha encore une fois la chandelle sur moi, enfuma mon visage et mes cheveux, et, pendant un instant, m'aveugla; puis il me tourna son large dos, et replaça la chandelle sur la table. J'avais fait mentalement ma prière, et j'étais avec Joe, Biddy et Herbert avant qu'il se retournât vers moi.

Il y avait un espace vide de quelques pieds entre la table et le mur opposé. Dans cet espace, il allait et venait continuellement. Sa grande force semblait redoubler pendant qu'il se mouvait ainsi, avec ses mains pendantes, lâches et lourdes à ses côtés, et avec ses yeux furieux fixés sur moi. Il ne me restait pas le moindre espoir. Malgré la violence de mon agitation intérieure et la vigueur surprenante des images qui surgissaient en moi au milieu de pensées tumultueuses, je pouvais cependant comprendre clairement que, s'il n'avait pas été bien résolu à me faire périr dans quelques moment, à l'insu de tout être humain, il ne m'aurait jamais dit ce qu'il venait de me dire.

Tout à coup, il s'arrêta, ôta le bouchon de sa bouteille et le jeta au loin. Tout léger qu'il était, je l'entendis tomber comme un plomb; il avala lentement, en soulevant la bouteille par degrés, et alors il ne me regarda plus; puis il versa les quelques dernières gouttes de liqueur dans le creux de sa main, et les absorba avec une violence saccadée et en jurant horriblement; il jeta ensuite la bouteille loin de lui, se baissa, et je vis dans sa main un maillet à manche long et lourd.

La résolution que j'avais prise ne m'abandonna pas; sans lui adresser un seul mot d'inutile prière, je me mis à crier de toutes mes forces. Je ne pouvais remuer que ma tête et mes jambes; mais je me débattais avec toute la force que j'avais en moi, et qui m'était jusque là inconnue. Au même instant, j'entendis des cris répondant aux miens, je vis des figures et un rayon de lumière se précipiter par la porte, et je vis Orlick se dégager du milieu d'un amas d'hommes, franchir la table d'un bond, comme une trombe, et disparaître dans l'obscurité.

Après un certain temps, je revins à moi, et je me trouvai couché, dégagé de mes liens, sur le plancher, la tête appuyée sur les genoux de quelqu'un. Mes yeux étaient fixés sur l'échelle dressée contre le mur. Ainsi en reprenant connaissance, j'appris que j'étais encore à l'endroit où je l'avais perdue.

Trop indifférent d'abord, même pour regarder qui me soutenait, je restais étendu regardant l'échelle, quand une figure vint se placer entre elle et moi. C'était la figure du garçon de Trabb.

«Je crois qu'il est mieux, dit le garçon de Trabb d'une voix douce. Mais comme il est encore pâle, hein!»

À ces mots, le visage de celui qui me soutenait vint se placer devant le mien, et je vis que celui qui me soutenait était mon ami.

«Herbert!... bon Dieu?

—Doucement, dit Herbert, doucement, Haendel, ne vous agitez pas.

—Et notre vieux camarade Startop! m'écriai-je, comme lui aussi se penchait sur moi.

—Souvenez-vous de l'affaire pour laquelle il va nous aider, dit Herbert, et soyez calme.»

Cette allusion me fit redresser; mais la douleur que me causa mon bras me fit retomber.

«Le moment n'est pas passé, Herbert, n'est-ce pas? Quel jour sommes-nous? Depuis combien de temps suis-je ici?»

Car j'avais l'étrange et fatal sentiment que j'étais resté étendu là pendant longtemps: un jour et une nuit, deux jours et deux nuits, peut-être plus.

«Le moment n'est pas passé, nous sommes encore à lundi soir.

—Dieu soit béni!...

—Et vous avez toute la journée de demain mardi pour vous reposer, dit Herbert. Mais vous ne cessez pas de gémir, mon cher Haendel, quelle blessure avez-vous? Pouvez-vous vous tenir debout?

—Oui, oui, dis-je, je puis marcher, je n'ai d'autre blessure que la douleur que me cause ce bras.»

Ils le mirent à nu, et firent tout ce qui était en leur pouvoir pour me soulager. Mon bras était considérablement enflé et enflammé, je pouvais à peine supporter qu'on y touchât, mais ils déchirèrent leurs mouchoirs pour me faire de nouveaux bandages, et le replacèrent soigneusement dans l'écharpe, jusqu'à ce que nous puissions gagner la ville et nous procurer une lotion calmante pour mettre dessus. En peu de temps, nous eûmes fermé la porte de la maison de l'écluse, que nous laissions sombre et déserte, et nous repassions par la carrière pour rentrer en ville. Le garçon de Trabb, maintenant le commis de Trabb, marchait en avant avec une lanterne. C'était sa lumière que j'avais vu paraître à la porte, mais la lune était beaucoup plus haute que la dernière fois que je l'avais vue; le ciel et la nuit, bien que pluvieuse, étaient beaucoup plus clairs. La vapeur blanche de la chaux passait devant nous. Pendant que nous marchions, et comme auparavant j'avais mentalement fait une prière, je fis alors une action de grâces.

Suppliant Herbert de me dire comment il était venu à mon secours, ce que d'abord il avait positivement refusé de faire en me recommandant de rester tranquille, j'appris que, dans ma précipitation, j'avais laissé tomber la lettre anonyme dans notre appartement, où en rentrant avec Startop, qu'il avait rencontré dans la rue, il l'avait trouvée très peu de temps après mon départ. Le ton de la lettre l'avait inquiété, surtout à cause du peu de rapport qu'il y avait entre ce qu'elle disait et les quelques lignes que je lui avais laissées. Son inquiétude croissant, au lieu de céder après un quart d'heure de réflexion, il était parti pour le bureau des voitures avec Startop, qui n'avait pas mieux demandé que de l'accompagner pour demander à quelle heure partait la première voiture. Voyant que la voiture de l'après-midi était partie et trouvant que son inquiétude se changeait positivement en alarme à mesure qu'il rencontrait des obstacles, il avait résolu de partir en poste. Donc Startop et lui étaient arrivés au Cochon bleu comptant m'y trouver, ou au moins avoir quelques nouvelles de moi. Mais ne trouvant rien du tout, ils s'étaient rendus chez miss Havisham, où ils avaient perdu mes traces. Après cela, ils étaient retournés à l'hôtel (au moment sans doute où j'écoutais la version locale et populaire de mon histoire) pour prendre quelques rafraîchissements, et se procurer quelqu'un qui pût les guider dans les marais. Parmi les personnes qu'ils trouvèrent sous la porte du Cochon bleu se trouvait justement le garçon de Trabb, fidèle à son ancienne coutume de se trouver partout où il n'avait pas besoin d'être; et le garçon de Trabb m'avait vu partir de chez miss Havisham dans la direction de mon auberge. Le garçon de Trabb s'était donc fait leur guide et ils étaient partis avec lui pour la maison de l'écluse, mais par le chemin de la ville aux marais que j'avais évité. Tout en marchant, Herbert avait réfléchi que je pouvais, après tout, avoir été appelé là dans un but qui importait à la sûreté de Provis, et pensant que, dans ce cas, il ferait peut-être mal de me déranger, il avait laissé son guide et Startop au bord de la carrière et s'était approché seul et sans bruit de la maison, deux ou trois fois, cherchant à s'assurer si tout se passait bien à l'intérieur. Comme il ne pouvait rien entendre que les sons indistincts d'une voix rude (ceci se passait pendant que mon esprit était tant occupé), il avait même fini par douter que je fusse là, quand tout à coup il m'avait entendu crier de toutes mes forces. Il avait alors répondu à mes cris, et s'était précipité dans la cabane, suivi de près par les deux autres.

Quand je dis à Herbert ce qui s'était passé dans la maison, il voulut aller immédiatement à la ville trouver un magistrat, malgré l'heure avancée, et obtenir un ordre d'arrestation; mais j'avais déjà songé qu'une pareille démarche, en nous retenant et en nous empêchant de revenir pourrait être fatale à Provis. Il n'y avait pas à contester cette difficulté, et nous abandonnâmes toute pensée de poursuivre Orlick pour le moment. Dans ces circonstances, nous crûmes prudent de traiter légèrement la chose aux yeux du garçon de Trabb qui, j'en suis convaincu, aurait été fortement désappointé s'il avait appris que son intervention m'avait sauvé du four à chaux; non pas que le garçon de Trabb fût d'une mauvaise nature, mais parce qu'il avait trop de vivacité non employée, et qu'il était dans sa constitution de chercher de la variété et de l'excitation aux dépens des autres.

En le quittant, je lui fis présent de deux guinées (qui semblaient faire son affaire), et je lui dis que j'étais fâché d'avoir jamais eu une mauvaise opinion de lui (ce qui ne lui fit pas la moindre impression).

Le mercredi était si près de nous, nous prîmes le parti de retourner à Londres le soir même tous les trois dans la chaise de poste, afin d'être déjà loin si l'aventure de la nuit venait à s'ébruiter. Herbert se procura une bouteille de mixture calmante pour mon bras, et, à force d'en verser sur ma blessure, pendant toute la nuit, il me fut possible de supporter la douleur pendant le voyage. Il faisait jour quand nous arrivâmes au Temple; je me mis au lit immédiatement, et j'y restai tout le jour.

Je tremblais de tomber malade et d'être impotent pour le lendemain, et je m'étonne que cette crainte seule ne m'ait pas rendu incapable de rien faire. Cela fût arrivé sûrement, avec la fatigue et la torture morale que j'avais endurées, sans la force surnaturelle avec laquelle agissait sur moi l'idée du lendemain de ce jour, considéré avec tant d'inquiétudes, chargé de telles conséquences et de résultats impénétrables quoique si proches! Aucune précaution ne pouvait être plus utile que d'éviter de communiquer avec Provis ce jour-là; cependant cela augmentait encore mon inquiétude. Je tressaillais à chaque pas, à chaque bruit, croyant que Provis était découvert et arrêté, et que c'était un messager qui arrivait pour m'en informer. Je me persuadais à moi-même que je savais qu'il était arrêté; qu'il y avait sur mon esprit quelque chose de plus qu'une crainte ou un pressentiment; que le fait était arrivé, et que j'en avais une mystérieuse certitude. La journée se passa, et aucune mauvaise nouvelle n'arriva. Comme le jour touchait à sa fin, et que l'obscurité tombait, ma crainte vague d'être retenu par ma maladie le lendemain, s'empara de moi tout à fait; je sentais battre mon bras brûlant et ma tête brûlante, et il me semblait que je commençais à divaguer. Je comptais jusqu'à des nombres élevés pour m'assurer de moi-même, et je répétais des fragments d'ouvrages que je savais, en prose et en vers. Il arrivait quelquefois que, pendant un court répit de mon esprit fatigué, je m'assoupissais quelques instants et que j'oubliais; alors je me disais en me réveillant en sursaut:

«Allons! m'y voilà, le délire s'empare de moi.»

On me laissa très tranquille tout le jour; on tint mon bras constamment bandé et l'on me fit prendre des calmants. Toutes les fois que je m'endormais, je me réveillais avec l'idée que j'avais eue dans la cabane de l'Écluse, qu'un long espace de temps s'était écoulé, et que l'occasion de sauver Provis était passée. Vers minuit, je me jetai en bas de mon lit, et fus trouver Herbert avec la conviction que j'avais dormi pendant vingt-quatre heures, et que le mercredi était passé. C'était le dernier effort de mon excitation épuisée; après cela, je dormis profondément.

Le mercredi matin commençait à poindre, quand je regardai par la fenêtre. Les lumières qui vacillaient sur les ponts avaient déjà pâli, le soleil levant était comme un lac de feu à l'horizon; le fleuve, encore sombre et mystérieux, était coupé par les ponts, qui prenaient une teinte grise et froide, et çà et là, à la partie supérieure, une touche chaude renvoyée par le ciel en feu. Comme je regardais cet amas de toits, de tours d'églises et de flèches, s'élevant dans l'air, plus clairs que de coutume, le soleil se leva, un voile parut tout à coup être enlevé de dessus la rivière, et des millions d'étincelles parurent à sa surface. De moi aussi, il me semblait qu'on avait tiré un voile, et je me sentais vaillant et fort.

Herbert était endormi dans son lit, et notre vieux camarade d'études était endormi sur le sofa. Je ne pouvais pas m'habiller sans l'aide de quelqu'un, mais je ranimai le feu qui brûlait encore et je leur préparai du café. Bientôt mes compagnons se levèrent, vaillants et forts aussi; et nous laissâmes entrer par les fenêtres l'air vif du matin, et nous regardâmes la marée qui montait encore vers nous.

«Quand l'aiguille sera sur neuf heures, dit Herbert avec entrain, attention à nous! et tenez-vous prêts, vous, là-bas, au Moulin du Bord de l'Eau!»


CHAPITRE XXIV.

C'était un des ces jours de mars, où le soleil brille chaud et où le vent souffle froid, où l'on trouve l'été sous le soleil et l'hiver à l'ombre. Nous avions nos paletots avec nous, et je pris un sac de voyage. De tout ce que je possédais sur terre, je ne pris que les quelques objets de première nécessité qui remplissaient le sac. Où allais-je? qu'allais-je faire? et quand reviendrais-je? étaient autant de questions auxquelles je ne pouvais répondre. Je n'en troublai pas mon esprit, car tout cela reposait sur la sûreté de Provis. Je me demandai seulement, au moment où je m'arrêtai à la porte pour jeter un dernier regard dans l'appartement, dans quelles circonstances différentes je devais revoir ces chambres, si jamais je les revoyais.

Nous descendîmes sans nous presser l'escalier du Temple, et nous y restâmes pendant quelque temps, comme si nous n'étions pas encore tout à fait décidés à tenter l'aventure. J'avais, bien entendu, veillé à ce que le bateau se trouvât prêt et tout en ordre. Après avoir montré un peu d'indécision, dont personne ne fut témoin, que les deux ou trois créatures amphibies appartenant à notre escalier du Temple, nous nous embarquâmes et prîmes le large, Herbert à l'avant, moi au gouvernail. La marée était haute, car alors il était huit heures et demie.

Voici quel était notre plan: la marée commençant à baisser à neuf heures, et nous emmenant jusqu'à trois heures, notre intention était de continuer quand elle remonterait, et de ramer contre elle jusqu'à la nuit. Nous serions bien alors arrivés dans ces grandes largeurs au-delà de Gravesend, entre Kent et Essex, où la rivière est large et solitaire, où les habitants riverains sont peu nombreux, et où il y a des auberges éparses, çà et là, parmi lesquelles nous pourrions facilement en choisir une pour nous reposer. Nous avions l'intention d'y rester toute la nuit. Le paquebot pour Hambourg et celui pour Rotterdam devaient quitter Londres vers neuf heures, le jeudi matin, nous savions à quelle heure l'attendre, selon l'endroit où nous serions, et nous hélerions d'abord le premier, de sorte que si, par hasard, on ne pouvait nous prendre à bord, nous aurions une seconde chance. Nous connaissions les marques distinctives de chaque vaisseau.

Le soulagement que j'éprouvais en commençant enfin l'exécution de notre entreprise était si grand, qu'il m'était difficile de croire à l'état dans lequel je m'étais trouvé quelques heures auparavant. L'air vif, le soleil, le mouvement sur la rivière et le mouvement dans la rivière elle-même, l'eau qui courait avec nous, paraissant sympathiser avec nous, nous animer, nous encourager, me rafraîchissaient d'un nouvel espoir. Je me sentais intérieurement humilié d'être si peu utile dans le bateau, mais il y avait peu de meilleurs rameurs que mes deux amis, et ils ramaient avec une régularité qui devait durer tout le jour.

À cette époque, la navigation à vapeur sur la Tamise était bien loin d'être ce qu'elle est aujourd'hui, et les bateaux à rames étaient bien plus nombreux. Il y avait peut-être autant de barques houillères à voiles et de bateaux côtiers qu'à présent; mais les vaisseaux à voiles, grands et petits, n'étaient pas la dixième ou la vingtième partie aussi nombreux. De bonne heure comme il était, il y avait déjà beaucoup de bateaux à rames allant et venant, beaucoup de barques descendant avec la marée; la navigation sur la rivière entre les ponts, en bateaux découverts, était chose plus commode et plus commune dans ce temps-là qu'aujourd'hui, et nous avancions lentement, au milieu d'un grand nombre d'esquifs et de péniches.

Nous eûmes bientôt franchi le vieux pont de Londres et le vieux marché de Billingsgate, et la Tour Blanche, et la Porte des Traîtres, et nous passâmes entre les rangées de vaisseaux. Voici les bateaux à vapeur de Leith, d'Aberdeen et de Glascow, chargeant et déchargeant des marchandises; ils paraissent énormément élevés au-dessus de l'eau quand nous passons le long de leurs flancs; voici les houillers par vingtaines et vingtaines, et les déchargeurs de charbon qui épongent les planches des ponts des navires, en compensation des mesures de charbon qu'ils enlèvent et qu'ils versent ensuite dans des barques. Ici est amarré le steamer qui part demain pour Rotterdam, nous en prenons bonne note; et là, le steamer qui part demain pour Hambourg, sur le beaupré duquel nous passons; et maintenant, assis à l'arrière, je peux voir, et mon cœur en bat plus vite, le Moulin et les escaliers du Moulin.

«Est-il là? dit Herbert.

—Pas encore.

—C'est juste, il ne devait pas descendre avant de nous voir. Pouvez-vous voir le signal?

—Pas bien d'ici, mais je crois le voir lui... maintenant je le vois! Ensemble, doucement, Herbert, rentrez vos rames.»

Pendant une seule minute, nous touchons légèrement l'escalier; Provis saute à bord, et nous reprenons le large. Il avait un manteau de matelot avec lui, une malle en toile noire, et il ressemblait autant à un pilote de rivière que mon cœur pouvait le désirer.

«Mon cher ami, dit-il, en mettant son bras sur mon épaule pendant qu'il prenait sa place, cher et fidèle enfant, c'est bien, merci, merci!»

Nous traversons encore une rangée de vaisseaux, nous en sortons; nous évitons les chaînes rouillées, les câbles de chanvre, les grelins et les bouées; nous dispersons les copeaux et les éclats de bois flottants, nous fendons les amas de scories de charbon flottantes. Nous passons sous la figure de la proue du John de Sunderland, adressant un discours aux vents (comme font bien des Johns), et sous la Betzy de Yarmouth, avec sa gorge ferme et ses yeux protubérants sortant de deux pouces hors de sa tête; nous passons devant des marteaux qui fonctionnent dans les chantiers de construction; devant des scies qui pénètrent dans le bois; devant des machines qui frappent à grand bruit sur des choses inconnues; des pompes jouent dans les vaisseaux qui prennent eau, les cabestans tournent, les vaisseaux gagnent la mer, et des créatures marines échangent des jurons impossibles par-dessus les bords avec des débardeurs qui leur répondent; nous passons... nous passons enfin sur une eau plus claire dans laquelle les mousses pourraient prendre leurs ébats, sans pécher plus longtemps dans les eaux troubles qui sont de l'autre côté, et où les voiles festonnées peuvent se gonfler au vent.

À l'escalier où nous avions pris Provis à bord, et, toujours depuis, j'avais cherché vainement une preuve que nous étions soupçonnés, je n'en avais pas vu. Certainement nous ne l'avions pas été à ce moment-là, et certainement nous n'étions ni précédés ni suivis d'aucun bateau. Si nous avions été surveillés par quelque bateau, j'aurais nagé vers lui et je l'aurais obligé à continuer ou à déclarer son projet; mais nous continuâmes notre route, sans la moindre apparence d'être molestés.

Provis avait mis son manteau de matelot, et semblait, comme je l'ai dit, un personnage approprié au milieu dans lequel nous nous trouvions. Il était remarquable (mais peut-être la vie misérable qu'il avait menée pouvait l'expliquer) qu'il n'était pas le moins du monde inquiet pour aucun de nous. Il n'était pas indifférent, car il me disait qu'il espérait vivre pour voir son gentleman devenir un des gentlemen les plus parfaits en pays étranger; il n'était pas disposé à être passif ou résigné, ainsi que je le compris, mais il ne se doutait aucunement qu'on pût rencontrer le danger à moitié route. Quand le danger fondait sur lui, il lui tenait tête, mais il fallait qu'il vînt avant qu'il s'en occupât.

«Si vous saviez, mon cher ami, me dit-il, ce que c'est que d'être ici, à côté de mon cher enfant, et de fumer ma pipe après avoir passé des jours entre quatre murailles, vous m'envieriez... mais vous ne savez pas ce que c'est.

—Je crois connaître les délices de la liberté, répondis-je.

—Ah! dit-il en secouant gravement la tête, il faut avoir été sous clefs et verrous, mon cher enfant, pour le savoir comme moi... mais je ne vais pas montrer de petitesse.»

Je ne pouvais concevoir comment, pour une idée fixe comme celle de me voir gentleman, il avait pu risquer sa liberté et même sa vie. Mais je réfléchis que peut-être la liberté sans danger était trop en dehors de toutes les habitudes de sa vie pour être pour lui ce qu'elle serait pour un autre homme. Je n'étais pas trop loin du vrai; car il dit, après avoir fumé un peu:

«Écoutez-moi, cher ami: quand j'étais là-bas, de l'autre côté du monde, je regardais toujours de ce côté, et il me devint insipide d'y rester, car je devenais riche. Tout le monde connaissait Magwitch, et Magwitch pouvait aller et Magwitch pouvait venir, et personne ne s'occupait de lui. Ils ne sont pas aussi coulants avec moi, ici, mon cher enfant, ou du moins ils ne le seraient pas, s'ils savaient où je suis.

—Si tout va bien, dis-je, vous serez, dans quelques heures, tout à fait libre et en sûreté.

—Eh bien! reprit-il en poussant un long soupir, je l'espère.

—Et le croyez-vous?»

Il trempa sa main dans l'eau, par-dessus le plat bord du bateau, et dit en souriant de cet air doux, qui n'était pas nouveau pour moi:

«Oui, je suppose que je le crois, cher enfant. Il serait difficile d'être plus tranquilles et plus à notre aise que nous ne le sommes maintenant. Mais... c'est peut-être cette brise si douce et si agréable sur l'eau, qui me le fait croire... je songeais tout à l'heure, en regardant la fumée de ma pipe, que nous ne pouvons pas plus voir au-delà de ces quelques heures, que nous ne pouvons voir au fond de cette rivière dont j'essaye de saisir l'eau; et nous ne pouvons pas retenir davantage le cours du temps que je ne puis retenir cette eau; et voyez... elle a passé à travers mes doigts, et est partie! dit-il en levant sa main mouillée.

—Mais à votre visage, j'aurais pensé que vous étiez un peu abattu, dis-je.

—Pas le moins du monde, mon cher enfant! Cela vient des flots qui sont si calmes, et qui murmurent si doucement à l'avant du bateau une espèce de psalmodie du dimanche. Sans compter que peut-être je deviens un peu vieux.»

Il remit sa pipe dans sa bouche avec une expression impassible et se tint calme et content, comme si nous eussions été hors d'Angleterre. Cependant il se soumettait aussi facilement, au moindre mot d'avis, que s'il eût été dans une constante terreur; lorsque nous abordâmes pour nous procurer quelques bouteilles de bière, il allait sauter à terre, quand je lui fis comprendre que je croyais qu'il serait plus en sûreté où il était, et il dit:

«Vous croyez, mon cher enfant?»

Et il se rassit tranquillement.

L'air était froid sur la rivière, mais c'était une belle journée, et le soleil nous envoyait des rayons joyeux. La marée descendait vite; je prenais soin d'en profiter, et nos rames nous menaient bon train. Imperceptiblement, avec la marée qui se retirait, nous nous éloignâmes de plus en plus des bois et des coteaux, et nous nous approchâmes des bancs de vase; mais la marée ne nous avait pas encore quittés quand nous eûmes passé Gravesend. Comme l'objet de nos soins était enveloppé dans son manteau, je passai avec intention, à une ou deux longueurs de bateau de la douane flottante, et un peu plus loin, pour reprendre le courant, le long de deux vaisseaux d'émigrants, et sous l'avant d'un gros navire de transport sur le gaillard d'avant duquel il y avait des troupes qui nous regardaient passer. Bientôt le courant se mit à faiblir et les radeaux à l'ancre à balancer, et bientôt tout balança à l'entour; et les vaisseaux qui voulaient profiter de la nouvelle marée pour remonter le fleuve commencèrent à passer en flottes autour de nous, qui nous tenions, autant que possible, près du rivage, hors du courant, évitant avec soins les bas-fonds et les bancs de vase.

Nos rameurs s'étaient si bien reposés, en laissant de temps à autre le bateau suivre le courant, pendant une minute ou deux, qu'un quart d'heure de halte leur suffit grandement. Nous nous abritâmes au milieu de pierres limoneuses, pour manger et boire ce que nous avions avec nous, tout en veillant avec attention. Cet endroit me rappelait mon pays de marais, plat et monotone, avec son horizon triste et morne; la rivière, en serpentant, tournait et tournait, et les grandes bouées flottantes tournaient et tournaient, et tout le reste semblait calme et arrêté. Le dernier essaim de vaisseaux avait doublé la dernière basse pointe que nous avions franchie; la dernière barque verte, chargée de paille, avec une voile brune, l'avait suivie; quelques bateaux de ballast, construits comme la première imitation grossière d'un bateau, faite par un enfant, étaient enfoncés profondément dans la vase; le petit phare trapu construit sur pilotis se montrait désemparé sur ses échasses et ses supports; les pieux gluants sortaient de la vase, les bornes rouges sortaient de la vase, les signaux de marée sortaient de la vase, et une vieille plate-forme et une vieille construction sans toit, reposaient sur la vase; enfin, tout, autour de nous, n'était que vase et stagnation.

Nous reprîmes le large, et fîmes le plus de chemin qu'il nous fut possible. C'était bien plus dur à manœuvrer maintenant; mais Herbert et Startop furent persévérants, et ils ramèrent, ramèrent, ramèrent, jusqu'au coucher du soleil. À ce moment, la rivière nous soulevait un peu, de sorte que nous pouvions planer au-delà des rives. Nous voyions le soleil rouge au fond de l'horizon, colorant la terre d'un bleu empourpré qui noircissait à vue d'œil, et les marais solitaires et plats, et au loin les montagnes, entre lesquelles et nous il ne semblait y avoir rien de vivant, si ce n'est çà et là, sur le premier plan, une mouette mélancolique.

Comme la nuit tombait vite et que la pleine lune étant passée, la lune ne devait pas se lever de bonne heure, nous tînmes un petit conseil: il fut de courte durée, car il était clair que ce que nous avions à faire, c'était de nous arrêter à la première taverne isolée que nous pourrions trouver. On mit de nouveau les rames en mouvement, et je cherchai au loin quelque chose comme une maison. Nous continuâmes ainsi, parlant peu, pendant quatre ou cinq longs milles. Il faisait très froid, et un bateau de charbon, venant sur nous avec son feu brillant et fumant, nous parut un intérieur confortable. La nuit était aussi sombre à ce moment qu'elle devait le rester jusqu'au jour, et le peu de lumière que nous avions semblait venir plutôt de la rivière que du ciel, quand les rames, en plongeant, reflétaient quelques étoiles.

À ce moment lugubre, nous nous sentions tous obsédés de l'idée qu'on nous suivait. La marée, en montant, battait lourdement, et à des intervalles irréguliers, contre le rivage, et toutes les fois que ce bruit nous arrivait, l'un ou l'autre d'entre nous ne manquait jamais de faire un mouvement et de regarder dans cette direction. Çà et là, le courant avait creusé dans la rive une petite crique. Nous redoutions ces sortes d'endroits, et nous les observions avec anxiété. Quelquefois l'un de nous s'écriait à voix basse:

«Qu'est-ce que ce bruit?

—Est-ce un bateau que l'on voit là-bas?» demandait un autre.

Puis nous retombions dans un silence de mort, et je ne cessais de penser avec impatience au bruit inaccoutumé que les rames faisaient dans les anneaux où elles étaient retenues.

À la fin, nous découvrîmes une lumière et un toit; bientôt après, nous glissions le long d'une petite digue, faite avec des pierres qui avaient été ramassées tout près de là. Laissant les autres dans le bateau, je sautai à terre, et je trouvai que la lumière se voyait à travers la fenêtre d'une taverne. C'était un endroit assez sale et, j'ose le dire, très connu des contrebandiers, mais il y avait un bon feu dans la cuisine, des œufs et du jambon à manger, et diverses liqueurs à boire. Il y avait aussi deux chambres à deux lits, telles quelles, comme le dit le maître de l'établissement. Il n'y avait personne dans la maison que le propriétaire, sa femme et un individu mâle, grisonnant, le garde-pavillon du petit port, qui était aussi gluant, aussi limoneux que s'il avait été enfoncé dans l'eau pour en marquer la hauteur.

Avec cet aide, je revins au bateau, et nous retournâmes tous à terre, emportant les rames, le gouvernail, la gaffe et tout ce qu'il contenait. Nous le tirâmes de l'eau pour la nuit. Nous fîmes un très bon repas, auprès du feu de la cuisine, et nous gagnâmes les chambres à coucher. Herbert et Startop devaient en occuper une, moi et l'objet de nos soins l'autre. Nous trouvâmes l'air aussi soigneusement exclu de l'une que de l'autre, comme si l'air était fatal à la vie, et il y avait plus de linge sale et de cartons sous les lits que je n'aurais cru la famille capable d'en posséder; mais nous nous considérâmes cependant comme bien partagés, car il nous eût été impossible de trouver un lieu plus solitaire.

Tandis que nous nous réconfortions près du feu, après notre repas, le garde, qui se tenait blotti dans un coin et qui avait une énorme paire de souliers qu'il avait exhibée pendant que nous mangions notre omelette au lard, relique intéressant qu'il avait prise il y a quelques jours aux pieds d'un matelot noyé, me demanda si j'avais vu une galiote de douanier à quatre rames remonter avec la marée? Quand je lui eus répondu que non, il me dit:

«Ils doivent alors être descendus, et pourtant ils ont pris par en haut en quittant d'ici; mais ils auront réfléchi que cela valait mieux, pour une raison ou pour une autre, et ils seront descendus.

—Une galiote à quatre rames, avez-vous dit? demandai-je.

—Oui, monsieur, et il y avait dedans deux hommes assis qui ne ramaient pas.

—Sont-ils descendus à terre, et sont-ils venus ici?

—Ils sont venus ici avec une cruche en grès de deux gallons, pour chercher de la bière. J'aurais bien voulu empoisonner la bière, dit le garde, ou y mettre quelque drogue.

—Pourquoi?

—Je sais bien pourquoi, dit le garde. Il y en avait un qui parlait d'une voix sourde, comme s'il avait de la vase dans le gosier.

—Il croit, dit l'hôtelier, homme peu méditatif, à l'œil pâle et qui semblait compter sur son garde, il pense qu'ils étaient ce qu'ils n'étaient pas.

—Je sais ce que je pense, observa le garde.

—Vous pensez que ce sont les douaniers, Jack? dit l'aubergiste.

—Oui, dit le garde.

—Eh bien, vous vous trompez.

—Vraiment!»

Dans la signification infinie de sa réplique et sa confiance sans bornes dans sa perspicacité, le garde ôta un de ses énormes souliers, regarda dedans, fit tomber quelques cailloux qui s'y trouvaient sur le pavé de la cuisine et le remit. Il fit ceci de l'air d'un homme qui voit si juste qu'il peut tout se permettre.

«Que croyez-vous donc qu'ils fassent de leurs boutons? demanda le maître de la maison, en hésitant un peu.

—Avec leurs boutons? répondit le garde; les semer par-dessus bord, les avaler, les semer pour récolter de petites salades. Ce qu'ils font de leurs boutons!

—Ne vous emportez pas, dit le propriétaire d'un ton mélancolique et pathétique à la fois.

—Un officier de la douane sait ce qu'il doit faire de ses boutons, dit le garde, en répétant le mot qui l'offusquait avec le plus grand mépris, quand on passe entre lui et sa lumière. Quatre rameurs et deux hommes assis ne montent pas avec une marée pour descendre avec une autre, avec ou contre le courant, sans qu'il y ait de la douane au fond de tout cela.»

Là-dessus, il sortit avec un geste de dédain, et l'aubergiste n'ayant plus personne pour la soutenir, trouva impossible de poursuivre cette conversation.

Ce dialogue nous donna à tous de l'inquiétude. À moi surtout, il m'en donna beaucoup. Un vent lugubre sifflait autour de la maison, la marée battait la berge, et j'avais le pressentiment que nous étions épiés et menacés. Une galiote à quatre rames, allant et venant d'une manière assez inusitée pour attirer l'attention, était une détestable circonstance, et je ne pouvais me débarrasser de l'appréhension qu'elle me causait. Quand j'eus amené Provis à se coucher, je sortis avec mes deux compagnons (Startop, à ce moment, connaissait l'état des choses) et nous tînmes de nouveau conseil. Resterions-nous dans la maison jusqu'à l'approche du steamer, qui devait passer vers une heure de l'après-midi environ, ou bien partirions-nous de grand matin? Telles étaient les questions que nous discutâmes. Nous terminâmes, en décidant qu'il valait mieux rester où nous étions, et qu'une heure avant le passage du steamer seulement, nous irions nous placer sur sa route, et descendre doucement avec la marée. Ayant pris cette résolution, nous rentrâmes dans la maison et nous nous mîmes au lit.

Je me couchai, en conservant la plus grande partie de mes vêtements, et je dormis bien pendant quelques heures. Quand je m'éveillai, le vent s'était élevé, et l'enseigne de la maison (Le Vaisseau) se balançait en grinçant avec un bruit qui m'éveilla en sursaut. Me levant doucement, car l'objet de mes soins dormait profondément, je regardai par la fenêtre. Elle avait vue sur la digue où nous avions mis à sec notre bateau, et quand mes yeux se furent habitués à la lumière de la lune, perçant les nuages, je vis deux hommes qui le regardaient. Ils passèrent sous la fenêtre sans regarder autre chose, et ne descendirent pas au bord de l'eau, qui, je le voyais, était à sec, mais ils prirent par les marais, dans la direction du Nord.

Mon premier mouvement fut d'appeler Herbert, et de lui montrer les deux hommes qui s'éloignaient; mais réfléchissant, avant d'entrer dans la chambre, qui était sur le derrière de la maison et attenant à la mienne, que lui et Startop avaient eu plus de fatigue que moi, je n'en fis rien. Retournant à ma fenêtre, je pus encore voir les deux hommes se mouvoir dans les marais, à la pâle clarté de la lune. Cependant je les perdis bientôt de vue, et, sentant que j'avais très froid, je me couchai pour penser à cet événement, et je me rendormis.

Nous étions debout de grand matin, et pendant que nous nous promenions çà et là, avant le déjeuner, je crus qu'il fallait faire part à mes compagnons de ce que j'avais vu. Ce fut encore Provis qui se montra le moins inquiet:

«Il est très probable que ces hommes appartiennent à la douane, dit-il tranquillement, et qu'ils ne songent pas à nous.»

J'essayai de me persuader qu'il en était ainsi, comme en effet cela pouvait se faire. Cependant je lui proposai de se rendre avec moi à une pointe éloignée que nous voyions de là, et où le bateau pourrait nous prendre à bord, vers midi. La précaution ayant paru bonne, Provis et moi nous partîmes aussitôt après le déjeuner, sans rien dire à l'auberge.

Il fumait sa pipe en marchant et il s'arrêtait parfois pour me toucher l'épaule. On aurait supposé que c'était moi qui courais des dangers et non pas lui, et qu'il cherchait à me rassurer. Nous parlions très peu; en approchant de la pointe indiquée, je le priai de rester dans un endroit abrité, pendant que je pousserais une reconnaissance plus avant, car c'était de ce côté que les hommes s'étaient dirigés pendant la nuit; il y consentit, et je continuai seul. Il n'y avait pas de bateau au-delà de la pointe, ni sur la rive. Rien non plus n'indiquait que des hommes se fussent embarqués là; mais la marée était haute, et il pouvait y avoir des empreintes de pas sous l'eau.

Quand il regarda hors de son abri et qu'il vit que j'agitais mon chapeau pour lui faire signe de venir, il me rejoignit. Nous attendîmes, tantôt couchés à terre, enveloppés dans nos manteaux, et tantôt marchant pour nous réchauffer, jusqu'au moment où nous vîmes arriver notre bateau. Nous pûmes facilement nous embarquer et nous prîmes le large dans la voie du steamer. À ce moment, il n'y avait plus que dix minutes pour atteindre une heure, et nous commencions à chercher si nous pouvions apercevoir la fumée du bateau à vapeur.

Mais il était une heure et demie avant que nous l'aperçûmes, et bientôt après nous vîmes derrière lui la fumée d'un autre steamer. Comme ils arrivaient à toute vapeur, nous apprêtâmes nos deux malles, et profitant de l'occasion, nous fîmes nos adieux à Herbert et Startop. Nous avions tous échangé de cordiales poignées de main, et ni les yeux d'Herbert ni les miens n'étaient tout à fait secs, quand je vis une galiote à quatre rames venir tout à coup du bord, un peu en aval de nous, et faire force de rames dans nos eaux.

Nous avions été jusque-là séparés de la fumée du bateau à vapeur par une assez grande étendue de rivage, à cause de la courbe et du tournant de la rivière; mais alors on le voyait avancer. Je criai à Herbert et à Startop de se maintenir en avant, dans le courant, afin qu'il vît que nous l'attendions, et je suppliai Provis de continuer à ne pas bouger, et de rester enveloppé dans son manteau. Il répondit gaiement:

«Fiez-vous à moi, mon cher enfant.»

Et il resta immobile comme une statue. Pendant ce temps, la galiote, très habilement conduite, nous avait coupés et se maintenait à côté de nous, laissant dériver quand nous dérivions, et donnant un ou deux coups d'avirons quand nous les donnions. Des deux hommes assis, l'un tenait le gouvernail et nous regardait avec attention, comme le faisaient aussi les rameurs; l'autre était enveloppé aussi bien que Provis: il semblait trembler et donner quelques instructions à celui qui gouvernait, pendant qu'il nous regardait. Pas un mot n'était prononcé dans l'un ni dans l'autre bateau.

Startop put voir, après quelques minutes, quel était le steamer qui venait le premier; il me passa le mot Hambourg, à voix basse, car nous étions en face l'un de l'autre. Le bateau à vapeur approchait rapidement, et le bruit de ses roues devenait de plus en plus distinct. Je sentais que son ombre était absolument sur nous; à ce moment, la galiote nous héla; je répondis.

«Vous avez là un forçat en rupture de ban, dit celui qui tenait le gouvernail, c'est l'homme enveloppé dans son manteau. Il s'appelle Abel Magwitch, autrement dit, Provis. J'arrête cet homme et je lui enjoins de se rendre, et à vous de nous aider.»

À ce moment, sans donner d'ordre à son équipage, il dirigea la galiote sur nous. Les rameurs avaient donné un coup vigoureux en avant, rentré leurs avirons et arrivaient sur nous en travers; ils tenaient notre plat-bord avant que nous eussions pu nous rendre compte de ce qu'ils voulaient faire. Cet incident produisit une grande confusion à bord du steamer, et j'entendis l'équipage nous appeler et le capitaine donner l'ordre d'arrêter les roues. Je les entendis s'arrêter, mais la galiote était lancée irrésistiblement sur nous. Au même instant, je vis l'homme qui était au gouvernail de la galiote mettre la main sur l'épaule de son prisonnier; je vis les deux bateaux fortement secoués par la force de la marée, et je vis que toutes les mains à bord du steamer se tendaient en avant d'une manière tout à fait frénétique. Puis, au même instant, je vis Provis s'élancer, renverser l'homme qui le tenait, et enlever le manteau de l'autre homme, assis et tremblant dans la galiote. Et encore au même instant, je vis que le visage découvert était le visage de l'autre forçat d'autrefois. Et encore au même instant je vis ce visage se reculer avec une expression de terreur que je n'oublierai jamais, et j'entendis un grand cri à bord du steamer, et le bruit d'un corps lourd tombant à l'eau, et je sentis le bateau s'enfoncer sous mes pieds.

Pendant un instant, il me sembla lutter avec mille roues de moulin et mille éclats de lumières; l'instant d'après j'étais pris à bord de la galiote. Herbert y était, Startop y était; mais notre bateau était parti, et les deux forçats étaient partis.

Au milieu des cris poussés à bord du steamer et des furieux sifflements de sa vapeur, et de sa dérive et de notre dérive, je ne pouvais d'abord distinguer le ciel de l'eau, ni le rivage du rivage. Les hommes de la galiote regardaient en silence et avec avidité sur l'eau, à l'arrière. Bientôt un sombre objet parut, entraîné vers nous par le courant; personne ne parlait; le timonier tenant sa main en l'air, et tous ramaient doucement en sens contraire et dirigeaient le bateau droit devant l'objet. Quand il se trouva plus près, je vis que c'était Magwitch; il nageait, mais difficilement. Il fut repris à bord, et aussitôt on lui mit les fers aux mains et aux pieds.

La galiote resta en place, et l'on se mit à regarder sur l'eau en silence et avec avidité. Le steamer de Rotterdam approchait, et ne comprenant pas ce qui s'était passé, arrivait à toute vapeur; mais lorsque les deux steamers virent que la galiote était décidément arrêtée, ils s'éloignèrent de nous, et nous nous balançâmes dans leur sillage agité. On continua à chercher sur l'eau longtemps après que tout fut devenu calme et que les deux steamers eurent disparu; mais chacun savait que c'était inutile, et qu'il n'y avait plus aucun espoir à conserver.

À la fin nous cessâmes nos recherches et nous gagnâmes le rivage à la hauteur de la taverne que nous avions quittée, et où l'on nous reçut avec assez de surprise. Là il me fut possible de procurer quelques soins à Magwitch (ce n'était plus Provis), qui avait reçu de très fortes contusions sur la poitrine et une profonde blessure à la tête.

Il me dit qu'il croyait avoir passé sous la quille du steamer et s'être heurté la tête en remontant. Quand aux coups à la poitrine, qui rendaient sa respiration extrêmement pénible, il croyait les avoir reçus contre le bord de la galiote. Il ajouta qu'il ne prétendait pas dire ce qu'il pouvait avoir fait ou ne pas avoir fait à Compeyson, mais qu'au moment où il avait posé la main sur son manteau pour le reconnaître, ce coquin s'était reculé, et qu'ils étaient tombés tous les deux dans l'eau, quand l'homme qui l'avait arrêté, lui Magwitch, en le saisissant en dehors du bateau pour l'empêcher de se sauver, l'avait fait chavirer. Il me dit tout bas qu'ils étaient tombés en se serrant furieusement dans les bras l'un de l'autre, et qu'il y avait eu lutte sous l'eau, et qu'il était parvenu à se dégager, était remonté sur l'eau, et avait nagé jusqu'au moment où nous l'avions rattrapé.

Je n'eus jamais la moindre raison de douter de l'exacte vérité de ce qu'il me disait, l'officier qui dirigeait la galiote m'ayant fait le même récit de leur chute dans l'eau.

Je demandai à l'officier la permission de changer les vêtements mouillés du prisonnier contre d'autres habits que je pourrais acheter dans l'auberge; il me l'accorda aussitôt, observant seulement qu'il devait saisir tout ce que le prisonnier avait sur lui. Ainsi le portefeuille que j'avais eu quelque temps dans les mains passa dans celles de l'officier. Celui-ci me donna plus tard la permission d'accompagner le prisonnier à Londres, mais il refusa cette même grâce à mes deux amis.

On désigna au garde de l'auberge du Vaisseau l'endroit où l'homme noyé avait disparu, et il entreprit de rechercher le corps aux places où il avait le plus de chance de venir au bord. Son intérêt dans cette recherche me parut s'accroître considérablement quand il apprit que le noyé avait des bas aux pieds. Il aurait probablement fallu une douzaine de noyés pour le vêtir complètement, et ce devait être la raison pour laquelle les différents objets qui composaient son costume étaient à divers degrés de délabrement.

Nous demeurâmes à la taverne jusqu'à la marée montante, et alors on porta Magwitch dans la galiote. Herbert et Startop devaient regagner Londres par terre le plus tôt qu'ils pourraient. Notre séparation fut on ne peut plus triste, et quand je pris place à côté de Magwitch, je sentis que c'était là ma place pendant tout le temps qui lui restait à vivre.

La répugnance que j'avais éprouvée pour lui avait tout à fait disparu; et dans l'être poursuivi, blessé et enchaîné qui tenait ma main dans la sienne, je ne voyais plus qu'un homme qui avait voulu être mon bienfaiteur, et qui avait été affectueux, reconnaissant et généreux envers moi, avec une grande constance, pendant une longue suite d'années; je ne voyais plus en lui qu'un homme meilleur pour moi que je ne l'avais été pour Joe.

Sa respiration devenait plus difficile et plus pénible à mesure que la nuit avançait, et souvent il ne pouvait réprimer un gémissement. J'essayais de le soutenir sur le bras dont je pouvais me servir dans une position facile; mais il était horrible de penser que je ne pouvais être fâché, au fond du cœur, de ce qu'il fût grièvement blessé, puisqu'il était incontestable qu'il eût mieux valu qu'il mourût. Qu'il y eût encore des gens capables et désireux de prouver son identité, je ne pouvais en douter; qu'il fût traité avec douceur, je ne pouvais l'espérer. Il avait en effet été présenté sous le plus mauvais jour à son premier jugement. Depuis, il avait rompu son ban, et il avait été jugé de nouveau; il était revenu de la déportation sous le coup d'une sentence de mort, et enfin il avait occasionné la mort de l'homme qui était la cause de son arrestation.

En revenant vers le soleil couchant, que la veille nous avions laissé derrière nous, et à mesure que le flot de nos espérances semblait s'enfuir, je lui dis combien j'étais désolé de penser qu'il était revenu pour moi.

«Mon cher enfant, répondit-il, je suis très content et j'accepte mon sort. J'ai vu mon cher enfant, et je sais qu'il peut être gentleman sans moi.»

Non, c'est ce qui n'était plus possible; j'avais songé à cela pendant que j'étais assis côte à côte avec lui. Non. En dehors de mes inclinations personnelles, je comprenais alors l'idée de Wemmick. Je prévoyais que, condamné, ses biens seraient confisqués par la couronne.

«Voyez-vous, mon cher enfant, dit-il, il vaut mieux qu'on ne sache pas maintenant qu'un gentleman dépend de moi et m'appartient. Seulement, venez me voir comme si vous accompagniez par hasard Wemmick.

—Je ne vous quitterai pas, dis-je, si l'on me permet de rester près de vous, et s'il plaît à Dieu, je vous serai aussi fidèle que vous l'avez été pour moi.»

Je sentis sa main trembler pendant qu'il tenait la mienne, et il détourna son visage, en s'étendant au fond du bateau, et j'entendis l'ancien bruit dans sa gorge, adouci, maintenant, comme tout était adouci en lui. Il était heureux qu'il eût touché ce sujet, car cela m'avertit de ce à quoi je n'aurais autrement pensé que trop tard, de faire en sorte qu'il ne sût jamais comment avaient péri ses espérances de m'enrichir.


CHAPITRE XXV.

On le conduisit au Bureau de Police, et il aurait été immédiatement renvoyé devant la cour criminelle pour être jugé, s'il n'avait été nécessaire de rechercher auparavant un vieil officier du ponton duquel il s'était évadé autrefois, pour constater son identité. Personne n'en doutait, mais Compeyson qui avait eu l'intention d'en témoigner était mort emporté par le courant, et il se trouva qu'il n'y avait pas à cette époque dans Londres un seul employé des prisons qui pût donner la preuve réclamée. Dès mon arrivée, je m'étais rendu directement chez M. Jaggers, à sa maison particulière, pour assurer son assistance à Magwitch; mais M. Jaggers ne voulut rien admettre en faveur de l'accusé. Il me dit que l'affaire serait terminée en cinq minutes, quand le témoin serait arrivé, et qu'aucun pouvoir sur terre ne pourrait l'empêcher d'être contre nous.

Je fis part à M. Jaggers de mon dessein de laisser ignorer à Magwitch le sort de sa fortune. M. Jaggers se fâcha contre moi, et me reprocha d'avoir laissé glisser cette fortune entre mes doigts. Il dit qu'il nous faudrait bien présenter une pétition, et essayer dans tous les cas d'en tirer quelque chose; mais il ne me cacha pas que, bien qu'il pût y avoir un certain nombre de cas où la confiscation ne serait pas prononcée, il n'y avait dans celui-ci aucune circonstance qui permît qu'il en fût ainsi. Je compris très bien cela. Je n'étais pas parent du condamné, ni son allié par des liens reconnus; il n'avait rien écrit, rien prévu en ma faveur, avant son arrestation, et le faire maintenant serait tout à fait inutile. Je n'avais donc aucun droit, et je résolus d'abord, et je persistai par la suite dans la résolution que mon cœur ne s'abaisserait jamais à la tâche vaine d'essayer d'en établir un.

Il paraît qu'on avait des raisons pour supposer que le dénonciateur noyé avait espéré une récompense prélevée sur cette confiscation, et avait une connaissance approfondie des affaires de Magwitch. Quand on retrouva son corps, bien loin de l'endroit où il était tombé, il était si horriblement défiguré qu'on ne put le reconnaître qu'au contenu de ses poches, dans lesquelles il y avait des notes encore lisibles, pliées dans un portefeuille qu'il portait. Parmi ces notes se trouvaient les noms d'une certaine maison de banque de la Nouvelle Galles du Sud, où une grosse somme était placée, et la désignation de certaines terres d'une valeur considérable. Ces deux chefs d'information se trouvaient sur une liste des biens dont il supposait que j'hériterais, et que Magwitch avait donnée à M. Jaggers depuis qu'il était en prison. Son ignorance, le pauvre homme, le servait enfin: il ne douta jamais que mon héritage ne fût parfaitement en sûreté avec l'assistance de M. Jaggers.

Après un délai de trois jours, pendant lequel la poursuite avait attendu qu'on produisît le témoin du ponton, ce témoin arriva et compléta l'instruction. Magwitch fut renvoyé pour être jugé à la prochaine session des assises, qui devait commencer dans un mois.

C'est à cette sombre époque de ma vie qu'Herbert rentra un soir très abattu et dit:

«Mon cher Haendel, je crains d'être bientôt obligé de vous quitter.»

Son associé m'ayant préparé à cette communication, je fus moins surpris qu'il ne l'avait pensé.

«Nous perdrons une belle occasion si je refuse d'aller au Caire, et je crains fort d'être forcé d'y aller, Haendel, au moment où vous aurez le plus besoin de moi.

—Herbert, j'aurai toujours besoin de vous, parce que je vous aimerai toujours; mais ce besoin n'est pas plus grand aujourd'hui qu'à aucune autre époque.

—Vous allez être si isolé!

—Je n'ai pas le loisir de penser à cela, dis-je; vous savez que je suis toujours avec lui, tout le temps qu'on me le permet, et que je serais avec lui toute la journée, si je le pouvais; et quand je m'éloigne de lui, vous le savez, mes pensées sont avec lui

La terrible situation où se trouvait Magwitch était si effrayante pour tous deux que nous ne pouvions en parler plus clairement.

«Mon cher ami, dit Herbert, que la perspective de notre séparation, car elle est très proche, soit mon excuse pour vous tourmenter sur vous-même. Avez-vous pensé à votre avenir?

—Non, car j'ai eu peur de penser à n'importe quel avenir.

—Mais il ne faut pas négliger le vôtre. En vérité, mon cher Haendel, il ne faut pas le négliger. Je désirerais vous voir y songer dès à présent, faites-le, je vous en prie... si vous avez un peu d'amitié pour moi.

—Je le ferai, dis-je.

—Dans cette nouvelle succursale de notre maison, Haendel, il nous faut un...»

Je vis que sa délicatesse lui faisait éviter le mot propre: aussi je lui dis:

«Un commis?

—Un commis, et j'espère qu'il n'est pas impossible qu'il devienne un jour (comme l'est devenu un commis de votre connaissance), un associé. Allons! Haendel,» comme si c'était le grave commencement d'un exorde de mauvais augure, il avait abandonné ce ton, étendu son honnête main, et parlé comme un écolier.

«Clara et moi nous avons parlé et reparlé de tout cela, continua Herbert, et la chère petite créature m'a encore prié ce soir, avec des larmes dans les yeux, de vous dire que si vous vouliez venir avec nous, quand nous partirons ensemble, elle ferait son possible pour vous rendre heureux et pour convaincre l'ami de son mari qu'il est aussi son ami. Nous serions si contents, Haendel!...»

Je la remerciai de tout mon cœur, et lui aussi; mais je dis que je n'étais pas encore certain de pouvoir me joindre à eux, comme il me l'offrait si généreusement. D'abord, mon esprit était trop occupé pour pouvoir bien examiner ce projet. En second lieu, oui, en second lieu, il y avait quelque chose d'hésitant dans ma pensée, et qu'on verra à la fin de ce récit.

«Mais si vous pensez pouvoir, Herbert, sans préjudice pour vos affaires, laisser la question pendante encore quelque temps....

—Tout le temps que vous voudrez, s'écria Herbert, six mois... un an!

—Pas aussi longtemps que cela, dis-je, deux ou trois mois au plus.»

Herbert fut très enchanté quand nous échangeâmes une poignée de mains sur cet arrangement; il dit qu'il avait maintenant le courage de m'apprendre qu'il croyait être obligé de partir à la fin de la semaine.

«Et Clara? dis-je.

—La chère petite créature, répondit Herbert, restera religieusement près de son père tant qu'il vivra; mais il ne vivra pas longtemps; Mrs Wimple m'a confié que certainement il est en train de s'en aller.

—Sans vouloir dire une chose dure, dis-je, il ne peut mieux faire que de s'en aller.

—Je suis obligé d'en convenir, dit Herbert. Alors, je reviendrai chercher la chère petite créature, et, la chère petite créature et moi, nous nous rendrons tranquillement à l'église la plus proche. Rappelez-vous que la chère petite ne vient d'aucune famille, mon cher Haendel; qu'elle n'a jamais regardé dans le livre rouge, et n'a aucune notion de ce qu'était son grand père. Quelle chance pour le fils de ma mère!»

Le samedi de cette même semaine, je dis adieu à Herbert. Il était rempli de brillantes espérances, mais triste et chagrin de me quitter, lorsqu'il prit place dans une des voitures du service des ports. J'entrai dans une taverne pour écrire un petit mot à Clara, lui disant qu'il était parti en lui envoyant son amour et toutes ses tendresses, et je me rendis ensuite à mon logis solitaire, si je puis parler ainsi, car ce n'était pas un chez moi, et je n'avais de chez moi nulle part.

Sur l'escalier, je rencontrai Wemmick, qui redescendait après avoir cogné inutilement avec le dos de son index à ma porte. Je ne l'avais pas vu seul depuis notre désastreuse tentative de fuite, et il était venu dans sa capacité personnelle et privée, me donner quelques mots d'explication au sujet de cette absence prolongée.

«Feu Compeyson, dit Wemmick, avait petit à petit deviné plus de la moitié de la vérité de l'affaire, maintenant accomplie, et c'est d'après les bavardages de quelques uns de ces gens dans l'embarras (il y a toujours quelques uns de ces gens dans l'embarras) que j'ai appris ce que je sais. Je tenais mes oreilles ouvertes, tout en faisant semblant de les tenir fermées, jusqu'à ce que j'eusse entendu dire qu'il était absent, et je pensais que c'était le meilleur moment pour faire votre tentative. Je commence seulement à soupçonner maintenant que c'était une partie de sa politique, en homme très adroit qu'il était, de tromper habituellement ses propres agents. Vous ne me blâmez pas, j'espère, monsieur Pip; j'ai essayé de vous servir, et de tout mon cœur.

—Je suis aussi certain de cela, Wemmick, que vous pouvez l'être, et je vous remercie bien vivement de tout l'intérêt et de toute l'amitié que vous me portez.

—Je vous remercie, je vous remercie beaucoup. C'est une mauvaise besogne, dit Wemmick en se grattant la tête, et je vous assure que je n'avais pas été joué ainsi depuis longtemps. Ce que je regrette surtout, c'est le sacrifice de tant de valeurs portatives, mon Dieu!

—Eh moi, Wemmick, je pense au pauvre possesseur de ces valeurs.

—Oui, c'est sûr, dit Wemmick. Sans doute, rien ne peut vous empêcher de le regretter, et je mettrais un billet de cinq livres de ma poche pour le tirer de là. Mais ce que je vois, c'est ceci: feu Compeyson avait été prévenu d'avance de son retour, et il était si bien résolu à le livrer, que je ne pense pas qu'on eût pu le sauver. Cependant les valeurs portatives auraient certainement pu être sauvées. Voilà la différence entre les valeurs et leur possesseur, ne voyez-vous pas?»

J'invitai Wemmick à monter et à prendre un verre de grog avant de partir pour Walworth. Il accepta l'invitation, et, en buvant le peu que contenait son verre, il me dit, sans aucun préambule, et après avoir paru quelque peu embarrassé:

«Que pensez-vous de mon intention de prendre un congé lundi, monsieur Pip?

—Mais je suppose que vous n'avez rien fait de semblable durant les douze mois qui viennent de s'écouler.

—Les douze ans plutôt, dit Wemmick. Oui, je vais prendre un jour de congé; plus que cela, je vais faire une promenade; plus que cela, je vais vous demander de faire une promenade avec moi.»

J'allais m'excuser, comme n'étant qu'un bien pauvre compagnon, quand Wemmick me prévint.

«Je connais vos engagements, dit-il, et je sais que vous êtes rebattu de ces sortes de choses, monsieur Pip; mais, si vous pouviez m'obliger, je le considèrerais comme une grande bonté de votre part. Ça n'est pas une longue promenade, et c'est une promenade matinale. Cela vous prendrait, par exemple (en comptant le déjeuner, après la promenade), de huit heures à midi. Ne pourriez-vous pas trouver moyen d'arranger cela?»

Il avait tant fait pour moi à différentes reprises, que c'était en vérité bien peu de chose à faire en échange pour lui être agréable. Je lui dis que j'arrangerais cela, que j'irais; et il fut si enchanté de mon consentement, que moi-même j'en fus satisfait. À sa demande, je convins d'aller le prendre à Walworth le lundi à huit heures et demie du matin, et nous nous séparâmes.

Exact au rendez-vous, je sonnai à la porte du château le lundi matin, et je fus reçu par Wemmick lui-même qui me sembla avoir l'air plus pincé que de coutume et avoir sur la tête un chapeau plus luisant. À l'intérieur, on avait préparé deux verres de lait au rhum et deux biscuits. Le père devait être sorti dès le matin, car en jetant un coup d'œil dans sa chambre, je remarquai qu'elle était vide.

Après nous être réconfortés avec le lait au rhum et les biscuits, et quand nous fûmes prêts à sortir pour nous promener, avec cette bienfaisante préparation dans l'estomac, je fus extrêmement surpris de voir Wemmick prendre une ligne à pécher et la mettre sur son épaule.

«Mais nous n'allons pas pécher? dis-je.

—Non, répondit Wemmick; mais j'aime à marcher avec une ligne.»

Je trouvai cela singulier; cependant je ne dis rien et nous partîmes dans la direction de Camberwell Green; et, quand nous y arrivâmes, Wemmick me dit tout à coup:

«Ah! voici l'église.»

Il n'y avait rien de très surprenant à cela; mais cependant je fus quelque peu étonné quand il me dit, comme animé d'une idée lumineuse:

«Entrons!»

Nous entrâmes, Wemmick laissa sa ligne sous le porche et regarda autour de lui. En même temps Wemmick plongeait dans les poches de son habit et en tira quelque chose de plié dans du papier.

«Ah! dit-il, voici un couple de paires de gants, mettons-les!»

Comme les gants étaient des gants de peau blancs, et comme la bouche de Wemmick avait atteint sa plus grande largeur, je commençai à avoir de forts soupçons. Ils se changèrent en certitude, quand je vis son père entrer par une porte de côté, escortant une dame.

«Ah! dit Wemmick, voici miss Skiffins! Si nous faisions une noce?»

Cette discrète demoiselle était vêtue comme de coutume, excepté qu'elle était présentement occupée à substituer une paire de gants blancs à ses gants verts. Le vieux était également occupé à faire un semblable sacrifice devant l'autel de l'hyménée. Le vieux gentleman cependant éprouvait tant de difficultés à mettre ses gants, que Wemmick dut lui faire appuyer le dos contre un des piliers, puis passer lui-même derrière le pilier et les tirer pendant que, de mon côté, je tenais le vieux gentleman par la taille, afin qu'il présentât une résistance sûre et égale. Au moyen de ce plan ingénieux, ses gants furent mis dans la perfection.

Le bedeau et le prêtre parurent. On nous rangea en ordre devant la fatale balustrade. Fidèle à son idée de paraître faire tout cela sans préparatifs, j'entendis Wemmick se dire à lui-même, en prenant quelque chose dans la poche de son gilet, avant le commencement du service:

«Ah! voici un anneau.»

J'assistais le fiancé en qualité de témoin ou de garçon d'honneur, tandis qu'une petite ouvreuse de bancs faisait semblant d'être l'amie de cœur de miss Skiffins. La responsabilité de conduire la demoiselle à l'autel était échue au vieux, ce qui amena le ministre officiant à être involontairement scandalisé. Voici ce qui arriva quand le ministre dit:

«Qui donne cette femme en mariage à cet homme?»

Le vieux gentleman, ne sachant pas le moins du monde à quel point de la cérémonie nous étions arrivés, continua à répéter d'un air aimable et rayonnant les dix commandements, sur quoi le clergyman répéta:

«Qui donne cette femme en mariage à cet homme?»

Le vieux gentleman n'ayant pas la moindre idée de ce qu'on lui demandait, le jeune marié s'écria de sa voix ordinaire:

«Allons, vieux père, vous savez... qui donne?»

À quoi le vieux répliqua avec une grande volubilité, avant de répondre que c'était lui qui donnait:

«Très bien! John, très bien! mon garçon.»

Le ministre fit alors une pause de si mauvais augure, que je me demandai si nous serions complètement mariés ce jour-là.

Le mariage fut consommé cependant, et quand nous sortîmes de l'église, Wemmick ouvrit le couvercle des fonts baptismaux, y déposa ses gants blancs et le referma. Mrs Wemmick, plus prévoyante, mit ses gants blancs dans sa poche et remit ses verts.

«Maintenant, monsieur Pip, dit Wemmick en plaçant triomphalement sa ligne à pécher sur son épaule à la sortie de l'église, dites-moi si quelqu'un supposerait en nous voyant que c'est une noce.»

On avait commandé à déjeuner à une jolie petite taverne, à un mille ou deux sur le coteau, au-delà de la prairie, et il y avait une table de jeu dans la chambre, pour le cas où nous aurions voulu nous délasser l'esprit après la solennité. Il était amusant de voir que Mrs Wemmick ne repoussait plus le bras de Wemmick quand il entourait sa taille; elle se tenait sur une chaise adossée contre la muraille, comme un violoncelle dans sa caisse, et se soumettait à se laisser embrasser comme aurait pu le faire ce mélodieux instrument.

Nous eûmes un excellent déjeuner, et toutes les fois que quelqu'un refusait quelque chose à table, Wemmick disait:

«C'est fourni par le contrat, vous savez, il ne faut pas vous effrayer.»

Je bus au nouveau couple, au vieux, au château; je saluai la mariée, et je me rendis en un mot aussi agréable qu'il me fût possible.

Wemmick me conduisit jusqu'à la porte, et je lui serrai la main en lui souhaitant beaucoup de bonheur.

«Merci! dit Wemmick en se frottant les mains. Elle sait si bien élever les poules! vous n'en avez pas idée. Nous vous enverrons des œufs, et vous en jugerez par vous-même. Dites donc, monsieur Pip, dit-il en me rappelant et en me parlant à voix basse, ceci est tout à fait un de mes sentiments de Walworth, je vous prie de le croire.

«Je comprends, dis-je, il ne faut pas en parler dans la Petite Bretagne.»

Wemmick fit un signe de tête.

«Après ce que vous avez laissé échapper l'autre jour, j'aime autant que M. Jaggers ne le sache pas. Il pourrait croire que mon cerveau se dérange, ou quelque chose de la sorte.»


CHAPITRE XXVI.

Magwitch resta en prison très malade, pendant tout le temps qui s'écoula entre son arrestation et l'ouverture des assises. Il s'était brisé deux côtes, ce qui avait endommagé un de ses poumons. Il respirait avec la plus grande difficulté et une douleur qui augmentait chaque jour. C'était par suite de cette blessure qu'il parlait si bas, que c'est à peine si l'on pouvait l'entendre. Il parlait donc fort peu, mais il était toujours prêt à m'écouter, et ma première occupation fut désormais de lui dire et de lui lire ce que je savais qu'il devait entendre.

Étant beaucoup trop malade pour rester dans la prison commune, il fut transporté, après deux ou trois jours, à l'infirmerie. Cette circonstance me permit de rester souvent près de lui, ce que je n'aurais jamais pu faire autrement. En effet, sans sa maladie, il eût été mis aux fers, car il était regardé comme passé maître en évasions, et je ne sais plus quoi encore.

Bien que je le visse chaque jour, ce n'était jamais que pour quelques instants. Nos heures de séparation étaient assez longues pour que je pusse m'apercevoir des légers changements survenus sur son visage et dans son état physique. Je ne me rappelle pas y avoir vu le moindre indice favorable; il s'usait lentement et devenait plus faible et plus malade de jour en jour, depuis celui où la porte de la prison s'était refermée sur lui.

L'espèce de soumission ou de résignation qu'il montrait était celle d'un homme épuisé. À ses manières, ou à un ou deux mots qui lui échappaient tout bas, de temps en temps, je pus soupçonner qu'il se demandait souvent s'il aurait pu être meilleur, placé dans de meilleures circonstances; mais il n'essayait jamais de se justifier, et de faire du passé autre chose que ce qu'il avait été.

Il arriva, en deux ou trois occasions, en ma présence, qu'une des personnes chargées de le garder parla de sa détestable réputation. Un sourire passait alors sur son visage, et il tournait les yeux de mon côté d'un air confiant, comme pour me prendre à témoin que j'avais reconnu en lui quelques qualités compensatrices, même dans le temps où je n'étais encore qu'un petit garçon. Pour tout le reste, il se montra humble et repentant, et je ne l'entendis jamais se plaindre.

Quand arriva l'époque de la session des assises, M. Jaggers demanda que son jugement fût remis à la session suivante, ayant l'assurance intime qu'il ne vivrait pas jusque là, mais on le refusa. Le jour du jugement arriva, et quand il fut amené à la barre, on l'assit sur une chaise, et on ne m'empêcha pas de me placer derrière lui, et de tenir la main qu'il me tendait.

Les débats furent très courts et très précis, tout ce qu'on put dire en sa faveur fut dit: comment il avait pris goût aux habitudes de travail, et comment il avait réussi légalement et honorablement. Mais rien ne pouvait atténuer le fait qu'il avait rompu son ban, et qu'il était là pour en répondre devant le juge et le jury. Il était impossible, une fois le fait prouvé, de faire autrement que de le déclarer coupable.

À cette époque, on avait coutume (ainsi que j'en fis la terrible expérience dans cette session) de consacrer le dernier jour des assises au prononcé des peines et de faire un dernier effort en formulant les sentences de mort. Mais sans le spectacle ineffaçable que mon souvenir me représente encore aujourd'hui, je croirais à peine, même en écrivant ces lignes, avoir vu trente-deux hommes et femmes amenés devant le juge pour s'entendre tous condamner ensemble. Magwitch était le seul, parmi les trente-deux, qui fût assis, afin qu'il pût respirer suffisamment pour conserver un peu de vie.

Cette scène m'apparaît encore tout entière avec ses vives couleurs: je vois les gouttes d'une pluie d'avril rouler sur les fenêtres de la cour et briller aux rayons du soleil; les trente-deux hommes et femmes entassés sur le banc des accusés, derrière lequel je me tenais, avec sa main dans la mienne, les uns arrogants, les autres frappés de terreur, quelques uns soupirant et pleurant, d'autres se couvrant la face de leurs mains, la plupart regardant tristement autour d'eux. Il y avait eu quelques cris poussés par les femmes condamnées, mais on les avait fait taire, et un grand silence s'était établi. Les sheriffs, avec leurs grandes chaînes et leurs bouquets et autres monstrueuses babioles civiques, les crieurs, les huissiers et cette grande galerie toute pleine de monde, et cette grande audience théâtrale, tous regardaient attentivement les trente-deux accusés et le juge, mis solennellement en présence. Alors le juge leur adressa la parole. Parmi les misérables amenés devant lui, dit-il, auxquels il devait s'adresser spécialement, il y en avait un qui, dès son enfance, avait bravé les lois, et qui, après des condamnations et des emprisonnements répétés, avait enfin été condamné à la déportation pour un nombre d'années limité, et qui, avec des circonstances extrêmement audacieuses et coupables, s'était évadé et avait été repris et condamné à la déportation à vie. Ce misérable avait semblé, pendant un certain temps, être revenu de ses erreurs, tant qu'il avait été loin du théâtre de ses anciens forfaits, et il avait vécu d'une manière honnête et paisible; mais à un moment fatal, cédant aux inclinations perverses et aux passions violentes qui l'avaient si longtemps rendu redoutable à la société, il avait quitté son asile de repos et de repentir, et était revenu dans la contrée d'où il avait été proscrit. Dénoncé bientôt, il avait réussi, pendant un certain temps, à dépister les agents de police; mais il avait été enfin saisi au moment où il allait fuir; il avait opposé une vive résistance, et avait causé la mort de son dénonciateur, auquel toute sa carrière était connue. Mieux que personne, il savait si c'est avec dessein et préméditation ou dans l'aveuglement de la passion. La peine prévue pour la rupture de ban et la rentrée dans le pays d'où il avait été chassé étant la peine de mort, et sa cause présentant des circonstances aggravantes, il devait se préparer à mourir.

Le soleil pénétrait par les hautes fenêtres du tribunal, à travers les brillantes gouttes de pluie qui étaient restées sur les carreaux, et étendait une large ligne de lumière entre les trente-deux coupables et le juge, et semblait, en les réunissant, rappeler à ceux qui étaient à l'audience que juges et accusés étaient absolument égaux devant celui qui sait tout et ne peut se tromper. Se levant un instant et paraissant comme un point noir dans ce rayon de lumière, le prisonnier dit:

«Milord, j'ai reçu ma sentence de mort du Tout-Puissant, et je m'incline devant la vôtre.»

Puis il se rassit. Il y eut quelques chuts, et le juge se mit à continuer ce qu'il avait à dire aux autres. Puis ils se trouvèrent tous jugés avec toutes les formalités voulues; et il fallut en soutenir quelques-uns, tandis que certains autres sortirent du tribunal en lançant un regard hagard et méprisant. Plusieurs firent des signes à la galerie; deux ou trois échangèrent des poignées de main; enfin quelques-uns sortirent en mâchant des fragments d'herbe qu'ils avaient arrachés à des plantes qui se trouvaient là. Il partit le dernier de tous, parce qu'il fallut l'aider à se lever et le faire marcher lentement, et il me tint la main pendant que tous les autres sortaient, et pendant que l'auditoire se levait et mettait de l'ordre dans ses vêtements, comme on fait à l'église ou ailleurs, et se montrait du doigt un criminel ou un autre, et presque toujours lui et moi.

Je souhaitais vivement et je priai qu'il mourût avant que le rapport du recorder ne fût terminé; mais dans la crainte qu'il ne vécût, je commençai à écrire cette nuit même une pétition au secrétaire d'État de l'intérieur, lui déclarant ce que je savais de lui, et comment il se faisait qu'il était revenu pour moi. Je la rédigeai aussi pathétiquement et avec autant de ferveur qu'il me fut possible, et quand je l'eus finie et envoyée, j'écrivis d'autres pétitions aux hommes sur l'autorité miséricordieuse desquels je comptais. J'en rédigeai même une pour la Couronne. Pendant plusieurs des jours et des nuits qui suivirent sa condamnation, je ne pris aucun repos, excepté quand je m'endormais malgré moi sur ma chaise; j'étais complètement absorbé par ces pétitions, et quand je les eus envoyées, je ne pouvais m'éloigner des endroits où elles étaient, et je sentais que plus j'en étais près, moins je désespérais et plus j'avais d'espoir qu'elles réussiraient.

Dans cette inquiétude déraisonnable et dans ce trouble d'esprit, je rôdais dans les rues le soir, autour des bureaux et des maisons où j'avais déposé ces pétitions. Aujourd'hui encore, les rues tumultueuses de l'ouest de Londres, par une nuit poussiéreuse du printemps, avec leurs rangées de sévères hôtels fermés et leurs longues files de candélabres, me remplissent de tristesse en me rappelant ce souvenir.

Les visites quotidiennes que je pouvais faire à Magwitch étaient maintenant plus courtes, et on le gardait plus strictement. Voyant ou m'imaginant qu'on me soupçonnait d'avoir l'intention de lui porter du poison, je demandai à être fouillé avant de m'asseoir à côté de lui, et je dis à l'officier qui était toujours présent que j'étais disposé à faire tout ce qui pourrait le convaincre de la sincérité de mes desseins. Personne ne se montrait dur, ni avec lui, ni avec moi. Il y avait un devoir à remplir, et on le remplissait, mais sans dureté. L'officier me donnait toujours l'assurance que le condamné était plus mal, et quelques prisonniers malades qui étaient dans la chambre, et d'autres prisonniers qui remplissaient auprès d'eux les fonctions d'infirmiers (c'étaient des malfaiteurs, mais qui n'étaient pas pour cela, Dieu merci! incapables de bons sentiments), me faisaient toujours les mêmes rapports.

Plus les jours s'écoulaient, et plus je remarquai qu'il restait couché tranquillement, regardant le plafond blanc, avec un visage sans aucune animation, jusqu'à ce que quelques mots prononcés par moi l'illuminassent un instant, et alors il revenait à la vie. Quelquefois il lui était presque tout à fait impossible de parler; alors il me répondait en me pressant légèrement la main, et je commençais à comprendre très bien ce langage.

Le nombre de jours écoulés s'était élevé à dix, quand je remarquai en lui un changement plus grand que de coutume. À mon entrée, ses yeux étaient fixés vers la porte et brillaient.

«Mon cher enfant, dit-il quand je fus assis à son chevet, je pensais que vous étiez en retard, mais je savais que vous ne pouviez pas l'être.

—Il est juste l'heure, dis-je, j'attendais à la porte.

—Vous attendez toujours à la porte, mon cher enfant, n'est-il pas vrai?

—Oui, pour ne pas perdre une minute.

—Merci, mon cher enfant, merci; Dieu vous bénisse! Vous ne m'avez jamais abandonné, mon cher enfant.»

Je lui serrai la main en silence, car je ne pouvais oublier que j'avais eu la pensée de l'abandonner.

«Et ce qu'il y a de mieux, dit-il, c'est que vous avez été meilleur pour moi depuis que je suis entouré d'un sombre nuage que lorsque le soleil était brillant; voilà le mieux de tout.»

Il était couché sur le dos et respirait avec beaucoup de difficulté. Quoi qu'il pût faire et bien qu'il m'aimât tendrement, la lumière quittait son visage de plus en plus, un voile tombait sur ses yeux fixés tranquillement au plafond.

«Souffrez-vous beaucoup aujourd'hui?

—Je ne me plains pas, cher enfant!

—Vous ne vous plaignez jamais.»

Après avoir dit ces derniers mots, il sourit, et je compris à son toucher qu'il voulait lever ma main et la porter à sa poitrine. Je la lui donnai, et il sourit encore une fois et la couvrit avec les siennes.

Le temps accordé s'écoula pendant que nous étions ainsi, mais en regardant autour de moi, je vis le gouverneur de la prison, et il me dit tout bas:

«Vous pouvez rester encore.»

Je le remerciai avec effusion et lui demandai:

«Pourrais-je lui parler, s'il peut encore m'entendre?»

Le gouverneur s'éloigna et renvoya l'officier. Ce changement, quoique fait sans bruit, souleva le voile qui recouvrait ses yeux, et il me regarda de la façon la plus affectueuse:

«Cher Magwitch, je dois vous dire enfin... vous comprenez, n'est-ce pas, ce que je dis?...»

Et je sentis une douce pression sur ma main.

«Vous avez eu une fille autrefois, que vous avez aimée et perdue?...»

Une pression plus forte sur ma main.

«Elle a vécu et trouvé de puissants amis; elle vit encore; c'est une vraie dame; elle est très belle, et je l'aime!»

Avec un dernier effort qui eût été insensible, si je ne m'y étais prêté en l'aidant, il porta ma main à ses lèvres, puis il la laissa retomber sur sa poitrine en y appuyant les deux siennes; le regard placide levé au plafond reparut et disparut, et sa tête retomba doucement sur sa poitrine.

Me rappelant alors ce que nous avions lu ensemble, je pensais aux deux hommes qui entrèrent dans le Temple pour prier, et je ne trouvai rien de mieux à dire à son chevet que de répéter ces paroles:

«Ô Seigneur, ayez pitié de lui, c'est un pauvre pécheur.»


CHAPITRE XXVII.

Maintenant que je restais livré tout à fait à moi-même, j'annonçai mon intention de quitter l'appartement du Temple aussitôt que mon bail serait terminé, et en attendant, de le sous-louer. Je mis aussitôt des écriteaux aux fenêtres, car j'étais endetté et je n'avais que très peu d'argent. Je commençais même sérieusement à m'alarmer de l'état de mes affaires, je devrais dire plutôt que j'aurais dû m'alarmer, si j'avais eu assez d'énergie et de calme dans l'esprit pour voir clairement la vérité au-delà de l'impression du moment, et cette impression était que je tombais sérieusement malade. La dernière secousse que j'avais éprouvée avait retardé la maladie, mais n'avait pu la chasser complètement. Je voyais qu'elle me revenait maintenant; en dehors de cela, je ne savais pas grand'chose, et je ne m'en inquiétais même pas.

Un jour ou deux je restai étendu sur le sofa ou sur le plancher, n'importe où, selon qu'il m'arrivait de me laisser tomber, la tête lourde, les jambes affaiblies, sans idée et sans force. Puis arriva une nuit qui me parut éternelle et peuplée d'inquiétudes et d'horreurs; et quand le matin j'essayai de m'asseoir sur mon lit et de penser à mes rêves, je vis qu'il m'était impossible de le faire.

Étais-je réellement descendu dans la Cour du Jardin, au milieu du silence de la nuit, cherchant à tâtons le bateau que je supposais y être? Étais-je revenu à moi deux ou trois fois sur l'escalier, avec grande terreur, ne sachant pas comment j'étais sorti de mon lit? M'étais-je trouvé en train d'allumer la lampe, poursuivi par l'idée que Provis montait l'escalier et que les lumières étaient éteintes? Avais-je été énervé d'une manière ou d'une autre, par les discours incohérents, le rire ou les gémissements de quelqu'un, et avais-je soupçonné en partie que ces sons venaient de moi-même? Y avait-il eu une fournaise en fer placée dans un des coins noirs de la chambre, et une voix avait-elle crié sans cesse que miss Havisham y brûlait? C'était là autant de choses que je me demandais et que j'essayais de m'expliquer en mettant un peu d'ordre dans mes idées tout en restant étendu sur mon lit. Mais il me semblait que la vapeur d'un four à chaux arrivait entre mes idées et moi et y mettait le désordre et la confusion; c'est à travers cette vapeur qu'à la fin je vis deux hommes me regarder.

—Que voulez-vous? demandai-je en tressaillant; je ne vous connais pas.

—Mais, monsieur, répondit l'un d'eux en s'inclinant et en me touchant l'épaule, c'est une affaire qui sans doute sera bientôt arrangée, mais vous êtes arrêté.

—Pour quelle dette?

—Pour cent vingt-trois livres, quinze shillings et six pence. C'est pour le compte du bijoutier, je crois.

—Que faut-il faire?

—Le mieux serait de venir chez moi, dit l'homme; je tiens une maison très convenable.»

J'essayai de me lever et de m'habiller; puis, quand je levai les yeux sur eux, je vis qu'ils se tenaient à quelque distance de mon lit et me regardaient. Je restai à ma place.

«Vous voyez mon état, dis-je, j'irais avec vous si je le pouvais; mais, en vérité, j'en suis tout à fait incapable. Si vous m'enlevez d'ici, je crois que je mourrai en chemin.»

Peut-être répondirent-ils ou discutèrent-ils sur la situation; autant qu'il m'en souvient, ils essayèrent de m'encourager à croire que j'étais moins mal que je ne pensais; mais je ne sais pas ce qu'ils firent, si ce n'est qu'ils s'abstinrent de m'emmener.

Ce qui n'était que trop certain, c'est que j'avais la fièvre, que j'étais anéanti, que je souffrais beaucoup, que je perdais souvent la raison, que le temps me semblait d'une longueur démesurée, que je confondais des existences impossibles avec la mienne propre, que j'étais une des briques de la muraille, et que je suppliais qu'on m'ôtât de la place gênante où l'on m'avait mis, que j'étais l'arbre d'acier d'une vaste machine, tournant avec fracas sur un abîme, et encore que j'implorais pour mon compte personnel qu'on arrêtât la machine, et qu'à coups de marteau on séparât la part que j'y avais. Que j'aie passé par ces phases de la maladie, je le sais, parce que je m'en souviens et qu'en quelque sorte je le savais au moment même. Que j'aie lutté avec des personnes réelles, croyant avoir affaire à des assassins, et que j'aie compris tout d'un coup qu'elles me voulaient du bien, après quoi je tombais épuisé dans leurs bras et les laissais me remettre au lit, je le savais aussi en revenant à la connaissance de moi-même. Mais, par-dessus tout, je savais que chez tous ceux qui m'avaient entouré pendant ma maladie, et que j'avais cru voir passer par toutes sortes de transformations, se dilater dans des proportions infinies, il y avait eu une tendance extraordinaire à prendre plus ou moins la ressemblance de Joe.

Après avoir passé le plus mauvais moment de ma maladie, je remarquai que, tandis que tous ses autres signes caractéristiques changeaient, ce seul trait ne changeait pas. Quiconque m'approchait, prenait l'apparence de Joe. J'ouvrais les yeux dans la nuit, et qui voyais-je dans le grand fauteuil, au chevet du lit? Joe. J'ouvrais les yeux dans le jour, et, assis sur l'appui de la fenêtre, fumant sa pipe à l'ombre de la fenêtre ouverte, qui voyais-je encore? Joe. Je demandais une boisson rafraîchissante, et quelle était la main chérie qui me la donnait? Celle de Joe. Je retombais sur mon oreiller après avoir bu, et quel était le visage qui me regardait avec tant d'espoir et de tendresse, si ce n'est celui de Joe!

Enfin un jour je pris courage et je dis:

«Est-ce vous, Joe?»

Et la chère et ancienne voix de chez nous répondit:

«Quel autre pourrait-ce être, mon vieux camarade?

—Ô Joe! vous me brisez le cœur! Regardez-moi avec colère, Joe.... Frappez-moi, Joe.... Reprochez-moi mon ingratitude... ne soyez pas si bon pour moi...»

Car Joe venait de poser sa tête sur l'oreiller, à côté de la mienne, et de passer son bras autour de mon cou, dans la joie qu'il éprouvait de me voir le reconnaître.

«Mais, oui, mon cher Pip! mon vieux camarade, dit Joe. Vous et moi, nous avons toujours été bons amis, et quand vous serez assez bien pour sortir faire un tour de promenade... ah! quel plaisir!...»

Après quoi Joe se retira à la fenêtre et se tint le dos tourné vers moi, en train de s'essuyer les yeux; et comme mon extrême faiblesse m'empêchait de me lever et d'aller à lui, je restai là, murmurant ces mots de repentir:

«Ô mon Dieu! bénissez-le, bénissez cet excellent homme et ce bon chrétien!»

Les yeux de Joe étaient rouges quand il se retourna; mais je tenais sa main, et nous étions heureux tous les deux.

«Combien de temps, cher Joe?

—Vous voulez dire, Pip, combien de temps a duré votre maladie, mon cher camarade?

—Oui, Joe.

—Nous sommes à la fin de mai, demain c'est le 1er juin.

—Êtes-vous resté ici tout le temps, cher Joe?

—À peu près, mon vieux camarade.

—Car comme je le dis à Biddy quand la nouvelle de votre maladie nous fut apportée par une lettre venue par la poste; il a été longtemps seul; il est maintenant probablement marié, quoique mal récompensé des pas et des démarches qu'il a faites. Mais la richesse n'a jamais été un but pour lui, et le mariage fut toujours le plus grand désir de son cœur....

—Il est bien doux de vous entendre, Joe! mais je vous interromps dans ce que vous disiez à Biddy....

—C'est que, voyez-vous, vous pouviez être au milieu d'étrangers, et comme vous et moi avons toujours été amis, une visite dans un pareil moment pouvait ne pas vous être désagréable, et voici les paroles de Biddy:

«Allez le trouver sans perdre de temps.» Voilà, dit Joe, en prenant un air grave, quelles furent les paroles de Biddy. Allez le trouver, a dit Biddy, sans perdre de temps. En un mot, je ne vous tromperais pas beaucoup, ajouta Joe après quelques moments de réflexion, si je vous assurais que les paroles véridiques de cette jeune femme furent: «sans perdre une seule minute de temps.»

Ici, Joe s'arrêta court, et m'apprit qu'il ne fallait me parler qu'avec une grande modération, et que je devais prendre un peu de nourriture à des intervalles fréquents, que j'y fusse ou non disposé, et que je devais me soumettre à ses ordres. Je lui baisai donc la main, et me tins tranquille pendant qu'il s'occupait à rédiger une lettre à Biddy, dans laquelle il lui envoyait mes amitiés.

Évidemment, Biddy avait appris à écrire à Joe. Dans l'état de faiblesse où je me trouvais, couché dans mon lit et le regardant, cela me fit encore pleurer de plaisir, de voir avec quel orgueil il se mit à écrire sa lettre. Mon lit, privé de ses rideaux, avait été transporté, moi dedans, dans le salon, comme la pièce la plus vaste et la mieux aérée; on avait retiré le tapis, et la chambre était maintenue, nuit et jour, fraîche et salubre. Joe était assis devant mon bureau, relégué dans un coin, et encombré de petites bouteilles, et il était occupé à son grand travail. Il commença d'abord par choisir une plume sur le porte-plume, qu'il mania comme si c'était un coffre à gros outils; puis il releva ses manches, comme s'il allait manœuvrer un levier ou un marteau de forge. Avant de commencer, il se mit en position, c'est-à-dire qu'il s'appuya solidement sur la table avec son coude gauche, et tint sa jambe droite bien en arrière; et quand il commença, il fit des gros jambages, en descendant si lentement qu'on aurait pu croire qu'il leur donnait six pieds de longueur, tandis qu'à chacun des déliés qu'il faisait en remontant, j'entendais sa plume cracher énormément. Il avait la singulière idée que l'encrier était du côté où il n'était pas, et trempait constamment sa plume dans l'espace, paraissant très satisfait du résultat. Il commit quelques lourdes fautes d'orthographe, mais, en somme, il s'acquitta très bien de tout, et quand il eut signé son nom, et qu'avec ses deux doigts, il eu transporté un pâté final du papier sur le sommet de sa tête, il plana en quelque sorte sur la table pour juger de l'effet de son œuvre de points de vue différents, avec une satisfaction sans bornes.

Pour ne pas contrarier Joe en parlant trop, je me serais tu, même si j'avais été capable de parler beaucoup. Je remis donc au lendemain pour lui parler de miss Havisham. Il secoua la tête, quand je lui demandai si elle était rétablie:

«Elle est morte, Joe?

—Mais c'est que, mon vieux camarade, dit Joe, d'un ton de reproche et pour y arriver, par degrés, je n'aurais pas voulu dire cela; car ce n'est pas peu de chose à dire, mais elle n'est pas....

—... Vivante, Joe?

—Ça c'est plus près de la vérité, dit Joe; elle n'est pas vivante.

—A-t-elle souffert beaucoup, Joe?

—Après que vous êtes tombé malade, environ ce que vous pourriez appeler une semaine.

—Cher Joe, avez-vous entendu dire ce qu'est devenue sa fortune?

—Mais, mon vieux camarade, dit Joe, il me semble qu'elle avait disposé de la plus grande partie, c'est-à-dire qu'elle l'avait transmise à miss Estelle; mais elle avait écrit de sa main un petit codicille, un jour où deux avant l'accident, par lequel elle laissait une froide somme de quatre mille livres à M. Mathieu Pocket. Et pourquoi supposez-vous, par-dessus toutes les autres raisons, Pip, qu'elle lui ait laissé ces froides quatre mille livres? À cause du rapport de Pip sur ledit Mathieu. Biddy m'a dit que c'était écrit comme ça, dit Joe en répétant la formule légale: «Rapport de Pip sur ledit Mathieu.» Quatre froides mille livres, Pip!»

Je n'ai jamais pu découvrir sur quoi Joe fondait la température qu'il attribuait à ces quatre mille livres; mais cela lui paraissait augmenter la somme, et il éprouvait un plaisir manifeste à répéter qu'elles étaient froides.

Cette nouvelle me causa une grande joie: elle mettait le sceau sur le seul bien que j'eusse jamais fait. Je demandai à Joe s'il avait entendu dire que quelques-uns des autres parents eussent eu des legs.

«Miss Sarah, dit Joe, a vingt-cinq livres par an pour acheter des pilules, parce qu'elle est bilieuse; miss Georgiana a eu vingt livres.

—Mistress.... Comment appelez-vous ces bêtes sauvages qui ont des bosses sur le dos, mon vieux camarade?

Camels?[15] «dis-je en me demandant à quoi il pouvait vouloir en venir.

Joe fit un signe.

«Mistress Camels.»

Je sus bientôt qu'il voulait parler de Camille. Elle a eu vingt livres pour acheter des veilleuses pour ranimer ses esprits quand elle se réveille la nuit.

L'exactitude de ces rapports était suffisamment évidente pour me donner une grande confiance dans les informations de Joe.

«Et maintenant, dit Joe, vous n'êtes pas encore assez fort, mon vieux camarade, pour ramasser plus d'une pelletée additionnelle de nouvelles aujourd'hui. Le vieil Orlick s'est introduit avec effraction dans une maison habitée.

—Chez qui? dis-je.

—Non... mais je vous avoue que ses manières sont devenues très bruyantes, dit Joe en forme d'excuses. Cependant la maison d'un Anglais est son château, et les châteaux ne doivent pas être forcés, excepté en temps de guerre; et quels qu'aient été ses défauts, il était bon marchand de blé et de graines.

—C'est donc la maison de Pumblechook qui a été forcée?

—C'est elle, Pip, dit Joe, et on a pris son tiroir, et on a pris sa caisse, et on a bu son vin, et on a mangé ses provisions, et on l'a souffleté, et on lui a tiré le nez, et on l'a attaché à son bois de lit, et on lui a donné une douzaine de coups de poing, et on lui a rempli la bouche de graines pour l'empêcher de crier; mais il a reconnu Orlick, et Orlick est dans la prison du comté.»

Peu à peu nous pûmes causer sans restriction. Je recouvrais mes forces lentement, mais je les recouvrais, et Joe restait avec moi, et il me semblait que j'étais encore le petit Pip.

Car la tendresse de Joe était si admirablement proportionnée à mes besoins, que j'étais comme un enfant entre ses mains. Il lui arrivait de s'asseoir près de moi, et de me parler avec son ancienne confiance, son ancienne simplicité, et son ancienne protection paternelle, de sorte que j'étais tenté de croire que toute ma vie, depuis le temps où j'avais vécu dans la vieille cuisine, était une invention de la fièvre qui était partie. Il faisait tout pour moi, excepté le ménage, pour lequel il avait pris une femme très convenable, après avoir réglé le compte de l'autre, le jour même de son arrivée.

«Je vous assure, Pip, disait-il souvent, pour expliquer cette liberté de sa part, que je l'ai trouvée en train de percer, comme un tonneau de bière, le lit de plume du lit inoccupé, et occupée à mettre les plumes dans un panier pour aller les vendre. Elle aurait ensuite percé le vôtre, et elle l'aurait vidé, vous dessus, et elle aurait emporté le charbon peu à peu dans la soupière et dans le plat aux légumes, et le vin et les liqueurs dans vos bottes à la Wellington.»

Nous attendions avec impatience le jour où je sortirais pour faire une promenade, comme nous avions attendu autrefois le jour où je devais entrer en apprentissage; et quand ce jour arriva, et qu'on eût fait venir une voiture découverte, Joe m'enveloppa, me prit dans ses bras, me descendit et me mit dans la voiture, comme si j'étais encore la pauvre créature débile sur laquelle il avait si abondamment répandu les richesses de sa grande nature.

Joe monta à côté de moi, et nous nous dirigeâmes ensemble vers la campagne, où la végétation était déjà luxuriante, et où l'air était tout rempli des douces senteurs du printemps. C'était un dimanche. En contemplant la belle nature qui m'entourait, je pensais combien elle était embellie et changée, et combien les petites fleurs des champs avaient poussé, et combien les voix des oiseaux avaient pris de force pendant les jours et pendant les nuits, sous le soleil et sous les étoiles, pendant que j'étais resté fiévreux et brûlant sur mon lit et le souvenir d'avoir été brûlant et fiévreux vint tout à coup troubler le calme que je goûtais. Mais, quand j'entendis les cloches du dimanche, et que je regardai avec plus d'attention les splendeurs étalées autour de moi, je sentis que je n'étais pas assez reconnaissant, et que j'étais encore trop faible pour éprouver même ce sentiment, et j'appuyai ma tête sur l'épaule de Joe, comme je l'avais appuyée autrefois, quand il me conduisait à la foire ou n'importe où, et que mes impressions étaient trop fortes pour mes jeunes sens.

Après un moment je devins plus calme, et nous causâmes comme nous avions coutume de causer autrefois, couchés sur l'herbe de la vieille batterie. Il n'y avait pas le moindre changement en Joe. Ce qu'il avait été à mes yeux alors, il l'était exactement à mes yeux aujourd'hui: aussi simplement fidèle et aussi simplement droit.

Quand nous rentrâmes, et qu'il me prit et me porta si facilement à travers la cour et l'escalier, je pensai à cette soirée de Noël, si fertile en événements, où il m'avait porté à travers les marais. Nous n'avions pas encore fait la moindre allusion à mon changement de fortune, et j'ignorais aussi ce qu'il savait de ma vie dans ces derniers temps. Je doutais tant de moi-même en ce moment, et j'avais une telle confiance en lui, que je ne savais pas si je devais lui en parler, quand il ne le faisait pas.

«Avez-vous appris, Joe, lui demandai-je ce soir-là, après mûre considération, pendant qu'il fumait sa pipe à la fenêtre, avez-vous appris qui était mon protecteur?

—J'ai entendu dire quelque chose, répondit Joe, comme si ce n'était pas miss Havisham, mon vieux camarade.

—Vous a-t-on dit qui c'était, Joe?

—Mais j'ai entendu dire quelque chose comme si c'était la personne qui avait envoyé la personne qui vous a donné les banknotes aux Trois jolis bateliers, Pip.

—C'était bien cela, en effet.

—C'est surprenant! dit Joe du ton le plus placide du monde.

—Avez-vous entendu dire qu'il était mort, Joe? demandai-je ensuite avec une défiance croissante.

—Qui?... Celui qui vous a envoyé les banknotes, Pip?...

—Oui.

—Je pense, dit Joe, après avoir réfléchi longtemps, et en regardant d'une manière évasive l'appui de la fenêtre, que j'ai entendu dire d'une manière ou d'une autre qu'il lui était arrivé quelque chose comme cela.

—Avez-vous appris quelque chose de sa vie, Joe?

—Rien de particulier, Pip.

—S'il vous plaisait d'en apprendre, Joe..., commençai-je à dire, quand Joe se leva et vint à mon sofa.

Voyez-vous, Pip, mon vieux camarade, dit-il, nous sommes toujours les meilleurs amis, n'est-ce pas, Pip?»

J'étais gêné pour lui répondre.

«Très bien, alors, dit Joe, comme si j'avais répondu, tout est pour le mieux, c'est convenu; pourquoi entrer dans des explications qui, entre deux personnes comme nous, sont des sujets inutiles! Dieu! pensez à votre pauvre sœur et à ses colères, et ne vous souvenez-vous plus de son bâton?

—Si fait, je m'en souviens, Joe.

—Voyez-vous, Pip, mon vieux camarade, dit Joe, je faisais tout ce que je pouvais pour mettre une séparation entre vous et le bâton; mais mon pouvoir n'était pas toujours égal à mes intentions, car lorsque votre pauvre sœur avait dans la tête l'idée de tomber sur vous, il était assez dans son habitude favorite de tomber sur moi, si je faisais de l'opposition, et de retomber ensuite encore plus lourdement sur vous; j'ai souvent remarqué cela. Ce n'est pas en tiraillant la barbe d'un homme, ni en le secouant deux ou trois fois (ce dont votre sœur ne se privait pas) qu'on empêche un homme de se mettre entre un pauvre petit enfant et un châtiment; mais quand ce pauvre petit enfant n'en est que plus sévèrement châtié, parce qu'on a secoué l'autre et tiré sa barbe, alors cet homme se dit naturellement à lui-même: «Où est le bien que tu as voulu faire? Je t'avoue, se dit l'homme, que je vois le mal, mais que je ne vois pas le bien, je m'en rapporte à vous, monsieur, pour m'en montrer le bien.»

—L'homme dit cela? observai-je, en voyant que Joe attendait ma réponse.

—Oui, l'homme dit cela, reprit Joe. Et a-t-il raison, cet homme, de dire cela?

Cher Joe, il a toujours raison.

Bien, mon vieux camarade, dit Joe; alors je m'en rapporte à vos paroles. S'il a toujours raison (quoiqu'en général il ait plutôt tort), il a raison quand il dit ceci:—Supposant que lorsque vous gardiez quelque petite affaire pour vous seul, alors que vous étiez petit, vous la gardiez parce que vous saviez que le pouvoir de Gargery à tenir le bâton à distance n'était pas égal à ses intentions. Donc, qu'il n'en soit plus question entre gens comme nous, et ne laissons pas échapper de remarques sur des sujets inutiles. Biddy s'est donné bien de la peine avant mon départ (car cela a été horriblement dur à me faire comprendre) pour que je visse clair dans tout ceci, et que, voyant clair, je lui donne un coup d'épaule. Ces deux choses, étant convenues, un ami véritable vous dit: N'allez à l'encontre de rien; mangez votre souper, buvez votre eau rougie, et allez-vous mettre entre vos draps.»

La délicatesse avec laquelle Joe débita ce discours et le tact charmant et la bonté avec laquelle Biddy, dans sa finesse de femme, m'avait deviné si vite et l'avait préparé à comprendre tout cela, firent une profonde impression sur mon esprit. Mais Joe connaissait-il combien j'étais pauvre, et comment mes grandes espérances s'étaient toutes dissipées au soleil comme le brouillard de nos marais, c'est ce que j'ignorais.

Une autre chose en Joe que je ne pouvais comprendre, mais qui me peinait beaucoup, était celle-ci: à mesure que je devenais plus fort et mieux portant, Joe se montrait moins à l'aise avec moi. Pendant que j'étais faible et dans son entière dépendance, le cher homme s'était laissé aller à ses anciennes habitudes et m'avait donné tous les noms d'autrefois: «cher petit Pip; mon vieux camarade,» qui alors étaient une délicieuse musique à mes oreilles. Moi aussi, je m'étais laissé aller à nos anciennes manières, heureux et reconnaissant de ce qu'il me laissait faire; mais imperceptiblement, à mesure que j'y tenais davantage, Joe y tenait moins, et il commença à s'en déshabituer; tout en m'en étonnant d'abord, j'arrivai bientôt à comprendre que la cause était en moi, et que la faute en était toute à moi.

Ah! n'avais-je donné à Joe aucune raison de douter de ma constance et de penser que, dans la prospérité, je deviendrais froid avec lui, et que je le repousserais! N'avais-je donné au cœur innocent de Joe aucun motif de sentir instinctivement, qu'à mesure que je reprenais des forces, son pouvoir sur moi s'affaiblirait, et qu'il ferait mieux de me lâcher à temps, et de me laisser aller avant que je ne m'affranchisse moi-même?

C'était en allant promener dans les jardins du Temple, pour la troisième ou quatrième fois, appuyé sur le bras de Joe, que je vis bien clairement le changement qui s'était opéré en lui. Nous nous étions assis sous la chaude lumière du soleil, regardant la rivière, et il m'arriva de dire au moment où nous nous levions:

«Voyez, Joe, je puis très bien marcher maintenant; vous allez me voir rentrer seul.

—Il ne faudrait pas vous forcer pour cela, Pip, dit Joe; mais je serais heureux de vous en voir capable, monsieur.»

Le dernier mot me choqua. Pourtant, comment me plaindre? Je n'allai pas plus loin que la grille du jardin; alors je prétendis être plus faible que je ne l'étais réellement, et je demandai à Joe de me donner le bras. Joe me le donna, mais il était pensif.

De mon côté, j'étais pensif aussi, car comment arrêter ce changement naissant en Joe? C'était une grande perplexité pour mes pensées déchirées de remords, que j'eusse honte de lui dire exactement dans quel état je me trouvais et où j'en étais arrivé, je ne cherche pas à le cacher; mais j'espère que les motifs de mon hésitation n'étaient pas tout à fait indignes. Il aurait voulu m'aider à sortir de tous ces petits tracas; je le savais, et je savais qu'il ne devait pas m'aider, et que je ne devais pas souffrir qu'il m'aidât.

Ce fut une triste soirée pour tous deux; mais, avant d'aller nous coucher, j'avais résolu d'attendre jusqu'au lendemain. Le lendemain était un dimanche, je commencerais une nouvelle vie avec la nouvelle semaine. Le lundi matin, je parlerais à Joe de son changement, je mettrais de côté ce dernier vestige de réserve, je lui dirais ce que j'avais dans la pensée (ce second point n'était pas encore tout à fait résolu), et pourquoi je ne m'étais pas décidé à aller retrouver Herbert, et alors la confiance de Joe serait reconquise pour toujours. À mesure que je me rassérénais, Joe se rassérénait aussi, et il me sembla qu'il avait pris aussi sympathiquement une résolution.

Nous passâmes tranquillement la journée du dimanche, et nous gagnâmes la campagne en voiture, pour nous promener à pied dans les champs.

«Je remercie le ciel d'avoir été malade, Joe, dis-je.

—Cher vieux Pip, mon vieux camarade; vous en êtes maintenant presque revenu, monsieur.

—Ç'a été un temps mémorable pour moi, Joe.

—Comme pour moi, monsieur, répondit Joe.

—Nous avons passé ensemble un temps que je n'oublierai jamais, Joe. Il y a eu des jours, je le sais, que j'ai oubliés pendant un certain temps, mais jamais je n'oublierai ceux-ci.

—Pip, dit Joe paraissant un peu ému et troublé, il y a eu quelques bons moments, et, cher monsieur, ce qui a été entre nous, a été.»

Le soir, quand je fus au lit, Joe vint dans ma chambre, comme il y était venu pendant tout le temps de ma convalescence. Il me demanda si j'étais sûr d'être aussi bien portant que le matin.

«Oui, cher Joe, parfaitement.

—Et vous vous sentez toujours plus fort, mon vieux camarade?

—Oui, cher Joe, toujours.»

Joe mit sur la couverture, à l'endroit de mon épaule, sa large et bonne main, et dit d'une voix qui me sembla étouffée:

«Bonsoir!»

Quand je me levai le lendemain matin, reposé et plus fort, j'avais pris la pleine résolution de tout dire à Joe sans délai. Je voulais lui parler avant déjeuner. Je m'habillai aussitôt pour me rendre dans sa chambre et le surprendre; car c'était le premier jour que je me levais matin. Je fus à sa chambre. Il n'y était pas. Non seulement il n'y était pas, mais sa malle n'y était pas non plus.

Je gagnai aussitôt la table où le déjeuner était servi, j'y trouvai une lettre. Voici les quelques mots qu'elle contenait:

«Ne voulant pas être importun, je suis parti; car vous voilà bien rétabli, mon cher Pip, et vous serez beaucoup mieux sans

«JO.»

«P. S. Toujours les meilleurs amis.»

Inclus dans la lettre, je trouvai un reçu du montant de la dette et des frais pour lesquels j'avais été arrêté. Jusqu'à ce moment, j'avais supposé que mon créancier avait arrêté ou au moins suspendu ses poursuites pour me permettre de me rétablir complètement. Je n'avais jamais songé que Joe eût payé la somme; mais Joe l'avait payée, et le reçu était à son nom.

Que me restait-il à faire maintenant, si ce n'est de le suivre à la chère vieille forge, et là de m'ouvrir à lui, de lui montrer mon repentir, et de soulager mon esprit et mon cœur d'un second point réservé, qui planait sur ma pensée?

Mon idée était d'aller à Biddy, de lui montrer combien je revenais humble et repentant, de lui dire comment j'avais perdu tout ce que j'avais autrefois espéré, de lui rappeler mes anciennes confidences dans les premiers temps où je m'étais trouvé malheureux puis de lui dire enfin:

«Biddy, je crois que tu m'aimais bien autrefois, alors même que mon cœur vagabond s'écartait de toi. Si tu peux m'aimer seulement la moitié de ce que tu m'aimais autrefois; si tu peux me prendre avec toutes mes fautes et toutes les désillusions qui sont tombées sur ma tête, et si tu peux me recevoir comme un enfant auquel on pardonne (et vraiment je suis bien chagrin, Biddy, et j'ai bien besoin d'une voix douce et d'une main consolatrice), j'espère être maintenant un peu plus digne de toi que je ne l'étais alors, pas beaucoup: mais un peu. Biddy, c'est à toi de dire si je travaillerais à la forge avec Joe, ou si j'essayerai une occupation différente dans ce pays, ou si nous irons dans quelque ville lointaine, où m'attend une situation que je n'ai point acceptée quand on me l'a offerte, car je voulais auparavant connaître ta réponse. Et maintenant, Biddy, si tu peux me dire que tu m'accompagneras en ce monde, tu en feras assurément un meilleur monde pour moi, et de moi un meilleur homme pour lui, et je ferai tous mes efforts pour en faire un meilleur monde pour toi.»

Tel était mon projet. Après trois jours de plus de convalescence, je partis pour notre vieil endroit, afin de le mettre à exécution. Tout ce qu'il me reste à dire, c'est comment j'y réussis.


CHAPITRE XXVIII.

La nouvelle de la lourde chute que ma haute fortune avait éprouvée, était arrivée avant moi dans mon pays natal et dans ses environs. Je trouvai le Cochon bleu au courant de la nouvelle, et je trouvai même qu'il en résultait un grand changement dans sa conduite à mon égard. Autant le Cochon avait recherché mon estime avec une chaleureuse assiduité, quand j'étais en possession de mes espérances, autant le Cochon était froid, maintenant que la fortune m'abandonnait.

Il faisait nuit quand j'arrivai très fatigué de ce voyage, que j'avais fait si souvent et si facilement autrefois. Le Cochon bleu ne put me donner ma chambre accoutumée, laquelle était occupée (sans doute par quelqu'un qui avait des espérances) et ne put m'assigner qu'une retraite des plus humbles parmi les pigeons et les chaises de poste de la cour; mais je goûtai un aussi profond sommeil dans ce logement que dans le plus bel appartement que le Cochon aurait pu me donner, et la qualité de mes rêves fut à peu près la même qu'elle aurait été dans la meilleure chambre à coucher.

De grand matin, pendant qu'on préparait mon déjeuner, j'allai faire un tour du côté de Satis House. Il y avait des affiches collées sur la porte et des morceaux de tapis pendus hors des fenêtres, annonçant la vente à la criée des articles de ménage, meubles et effets, pour la semaine suivante. La maison elle-même devait être vendue comme vieux matériaux et abattue. Lot 1er était écrit en grosses lettres au blanc d'Espagne sur la brasserie. Lot 2ème, sur cette partie du bâtiment principal qui était restée fermée si longtemps. D'autres lots étaient marqués sur différentes parties des constructions, et le lierre avait été arraché pour faire place aux écriteaux, et il y en avait déjà beaucoup traînant dans la poussière, et tout flétri. Entrant un instant par la porte ouverte, et regardant autour de moi de l'air maussade d'un étranger qui n'a rien à faire dans l'endroit où il se trouve, je vis le commis du commissaire-priseur se promener sur les fûts et les désigner à haute voix à un rédacteur du catalogue qui, plume en main, se faisait un pupitre provisoire du fauteuil à roues que j'avais si souvent poussé en chantant le vieux Clem.

Quand je revins au Cochon bleu pour déjeuner, je trouvai Pumblechook causant avec l'aubergiste. M. Pumblechook (qui ne paraissait pas avoir gagné depuis sa dernière aventure nocturne) m'attendait, et m'adressa la parole dans les termes suivants:

«Jeune homme, je suis fâché de vous voir tomber; mais pouvait-on s'attendre à autre chose... pouvait-on s'attendre à autre chose... pouvait-on s'attendre à autre chose?...»

Comme il étendait la main avec le geste magnifique d'un homme qui pardonne, et comme j'étais brisé et accablé par la maladie, et peu porté à quereller, je le laissai faire.

«William, dit M. Pumblechook au garçon, mettez un muffin sur la table. En sommes-nous vraiment là?... en sommes-nous vraiment arrivés là?...»

Je m'assis de mauvaise humeur devant mon déjeuner. M. Pumblechook se tint devant moi, et, avant que je n'eusse eu le temps de toucher la théière, il me versa du thé de l'air d'un bienfaiteur qui avait résolu de me rester fidèle jusqu'au dernier jour.

«William, dit M. Pumblechook avec tristesse, servez le sel; dans des temps plus heureux, dit-il, en s'adressant à moi, je crois que vous preniez du sucre? Preniez-vous du lait? Oui, n'est-ce pas? Du sucre et du lait? William, apportez du cresson.

—Merci! dis-je brièvement, mais je ne mange pas de cresson.

—Vous ne mangez pas de cresson! répondit M. Pumblechook en soupirant et en agitant sa tête à plusieurs reprises, comme s'il s'y fut attendu, et comme si cette abstinence de cresson avait le moindre rapport avec ma chute. Vraiment! les plus simples produits de la terre, vous n'en mangez pas, décidément?... N'en apportez pas, William!...»

Je continuai mon déjeuner, et M. Pumblechook continua à rester près de moi avec son regard de poisson et sa respiration bruyante comme toujours.

«Il ne lui reste plus que la peau et les os! pensa Pumblechook à haute voix; et cependant, quand il partait d'ici (avec ma bénédiction, je puis le dire), quand j'étalais devant lui mon humble repas, comme l'abeille, il était frais comme une pêche.»

Cela me fit penser à la différence surprenante qu'il y avait entre la manière servile avec laquelle il m'avait offert sa main dans ma nouvelle prospérité, en disant: «Permettez... permettez...» et la clémence fastueuse avec laquelle il venait d'exhiber ces mêmes cinq gros doigts.

«Ah! continua-t-il, en me passant le pain et le beurre, allez-vous chez Joseph?

—Au nom du ciel! dis-je en éclatant malgré moi, que vous importe où je vais? laissez la théière tranquille.»

C'était la plus mauvaise voie que je pouvais prendre, parce que cela donna à Pumblechook l'occasion qu'il cherchait.

«Oui, jeune homme, dit-il en lâchant le manche de l'objet en question, et en se reculant d'un ou deux pas de ma table, parlant de manière à être entendu de l'aubergiste et du garçon qui étaient à la porte; je laisserai cette théière tranquille, vous avez raison, jeune homme; une fois par hasard, vous avez raison. Je m'oublie moi-même quand je prends intérêt à votre déjeuner, au point de vouloir rendre des forces à votre corps épuisé par les effets débilitants de la prodigalité, et le stimuler par la nourriture saine de vos ancêtres.... Et pourtant, dit Pumblechook en se tournant vers l'aubergiste et le garçon, et en m'indiquant en allongeant le bras, voilà celui que j'ai constamment fait jouer dans les heureux jours de son enfance. Ne me dites pas que cela ne se peut pas; je vous assure que c'est lui!»

Un murmure étouffé des deux individus interpellés servit de réponse. Le garçon semblait même particulièrement affecté.

«C'est lui, dit Pumblechook, que j'ai promené dans ma voiture; c'est lui que j'ai vu élever à la main; c'est lui de la sœur duquel j'étais l'oncle par alliance. Qu'il le nie, s'il le peut!»

Le garçon semblait convaincu que je ne pouvais pas le nier, et que cela donnait un mauvais air à l'affaire.

«Jeune homme, dit Pumblechook en me jetant sa tête en avant comme autrefois, vous allez chez Joseph.... Que m'importe, me demandez-vous, où vous allez? Je vous dis, monsieur, que vous allez chez Joseph.»

Le garçon toussa comme pour m'inviter modestement à passer là-dessus.

«Maintenant, dit Pumblechook, et tout cela avec l'air exaspéré d'un homme qui aurait défendu la cause de la vertu, et qui était parfaitement convaincant et concluant, je vous dirai ce qu'il faut dire à Joseph. Voici présent le propriétaire du Cochon bleu, qui est connu et respecté dans cette ville, et voici William, dont le nom de famille est Potkins, si je ne me trompe.

—Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit William.

En leur présence, continua Pumblechook, je vais vous dire, jeune homme, ce que vous direz à Joseph. Vous direz: «Joseph, j'ai vu aujourd'hui mon premier bienfaiteur et le fondateur de ma fortune; je ne dirai pas ses noms, Joseph, c'est inutile; mais c'est ainsi qu'on veut bien l'appeler dans la ville, et j'ai vu cet homme.»

—Je jure que je ne le vois pas ici, dis-je.

—Dites cela encore! repartit Pumblechook. Dites que vous avez dit cela, et Joseph lui-même trahira probablement sa surprise.

—Ici, vous vous méprenez sur son compte, dis-je; je le connais mieux que vous.

—Dites, continua Pumblechook, Joseph, j'ai vu cet homme; et cet homme ne vous veut pas de mal et ne me veut pas de mal. Il connaît votre caractère, et il sait combien vous êtes brute et ignorant, il connaît mon caractère, et il connaît mon ingratitude. Oui, Joseph, direz-vous, et ici Pumblechook agita sa tête et sa main. Il connaît mon manque total de reconnaissance, il le connaît comme personne ne peut le connaître; vous ne le connaissez pas, vous, Joseph n'étant pas appelé à le connaître, mais cet homme le connaît.»

Tout en le reconnaissant vain et impudent, j'étais réellement abasourdi de voir qu'il avait l'aplomb de me parler ainsi.

«Joseph, direz-vous, il m'a donné le petit message que je vous répète maintenant. C'est que, dans mon abaissement, il a vu le doigt de Dieu; il a reconnu ce doigt en le voyant, Joseph, il l'a vu distinctement. Le doigt de Dieu a tracé ces lignes: Il a payé d'ingratitude son premier bienfaiteur et le fondateur de sa fortune. Mais cet homme a dit qu'il ne se repentait pas de ce qu'il avait fait, Joseph, pas du tout; que c'était juste, que c'était bon, que c'était bienveillant, et que si c'était à recommencer il le ferait encore.

—Il est dommage, dis-je d'un ton dédaigneux en terminant mon déjeuner interrompu, que cet homme n'ait pas énuméré ce qu'il avait fait et ce qu'il ferait encore.

—Propriétaire du Cochon bleu! s'écria Pumblechook en s'adressant au maître de l'auberge et à William, je ne m'oppose pas à ce que vous disiez par la ville, si tel est votre désir, qu'il était juste, bon et bienveillant, et que je le ferais encore si c'était encore à faire.»

Sur ces mots, l'imposteur leur serra la main à tous deux d'un air particulier et sortit de la maison, me laissant plus étonné qu'enchanté de cette chose indéfinie qu'il soutenait, à savoir, qu'il était juste, bon et bienveillant, qu'il avait tout fait et qu'il était disposé à tout faire encore. Bientôt après lui, je quittai aussi la maison, et quand je descendis la Grand'Rue, je le vis devant sa boutique haranguer, sans doute sur le même sujet, un groupe choisi qu'il m'honora de certains coups d'œil peu favorables, quand je passai de l'autre côté de la rue.

Mais il ne fut que plus agréable pour moi de me rendre près de Biddy et de Joe, dont j'entrevoyais la grande indulgence, qui brillerait plus éclatante que jamais, en opposition avec la rudesse de cet imposteur éhonté. Je me dirigeai donc vers eux lentement, car mes jambes étaient encore bien faibles, mais avec un sentiment de contentement toujours croissant, à mesure que je m'approchais d'eux, et j'avais la conviction que je laissais l'arrogance et le manque de franchise de plus en plus loin derrière moi.

La température de juin était délicieuse, le ciel était bleu, les alouettes planaient bien haut sur les blés verts; je trouvais ce pays bien plus beau que je ne l'avais encore trouvé. Bien des images agréables de la vie que j'aurais voulu y mener et l'idée du changement avantageux qui s'opérait dans mon caractère, quand j'aurais auprès de moi un guide dont je connaissais la foi naïve et la sagesse simple m'accompagnaient en chemin. Elles éveillaient en moi une douce émotion, car mon cœur était adouci par mon retour, et il était survenu de tels changements que j'étais comme quelqu'un qui reviendrait de lointains voyages et qui rentrerait nu-pieds dans ses foyers après avoir erré pendant plusieurs années.

La maison d'école où Biddy était maîtresse m'était inconnue: mais la petite ruelle détournée par laquelle j'entrai dans le village me fit passer devant. Je fus désappointé de trouver que c'était jour de congé: il n'y avait pas d'enfants, et la maison de Biddy était fermée. J'avais nourri l'espoir que je la verrais dans l'exercice de ses fonctions journalières avant qu'elle m'aperçût, et cet espoir était déçu.

Mais la forge n'était pas loin, et je m'y rendis en passant sous l'allée verte des beaux tilleuls, écoutant le bruit du marteau de Joe. Longtemps après que j'aurais dû l'entendre, et longtemps après que je m'étais imaginé l'entendre, je vis que ce n'était qu'une idée: tout était calme, les tilleuls étaient là comme autrefois, les aubépines et les châtaigniers y étaient aussi, et leurs fouilles faisaient entendre un harmonieux frémissement quand je m'arrêtais pour écouter; mais les coups de marteau de Joe ne se mêlaient pas à la brise de l'été. Effrayé sans savoir pourquoi d'arriver en vue de la forge, je la vis enfin, et je vis aussi qu'elle était fermée. Pas de réverbération de feu, pas de pluie d'étincelles, pas de ronflements des soufflets, tout était fermé et tranquille.

Mais la maison n'était pas déserte et le petit salon semblait être occupé, car ses rideaux voltigeaient à la fenêtre, qui était ouverte et égayée par les fleurs. Je m'en approchai sans bruit, avec l'intention de regarder par-dessus les fleurs, quand je vis Joe et Biddy devant moi, bras dessus bras dessous.

Biddy poussa d'abord un cri comme si elle pensait que c'était mon esprit; mais un moment après elle était dans mes bras. Je pleurais de la voir, et elle pleurait de me voir: moi parce qu'elle avait l'air si frais et charmant; elle parce que j'avais l'air si fatigué et si pâle.

«Chère Biddy, comme tu es contente!

—Oui, cher Pip.

—Et Joe, comme vous êtes heureux!

—Oui, cher vieux Pip, mon bon camarade!»

Je portais mes yeux de l'un à l'autre, et puis....

«C'est aujourd'hui le jour de mon mariage! s'écria Biddy dans un transport de bonheur, et je suis la femme de Joe!...»


Ils m'avaient porté dans la cuisine, et j'avais la tête posée sur la vieille table de sapin. Biddy tenait une de mes mains sur ses lèvres, et je sentais sur mon épaule le contact bienfaisant de Joe.

«C'est qu'il n'était pas assez fort, ma chère, pour supporter la surprise, dit Joe.

—J'aurais dû y penser, cher Joe, dit Biddy, mais j'étais trop heureuse.»

Il étaient tous deux si transportés et si fiers de me voir, si touchés que je fusse revenu à eux, si enchantés que je fusse arrivé par hasard pour compléter la journée!...

Ma première pensée fut de remercier le ciel de n'avoir pas soufflé mot à Joe de ce dernier espoir perdu. Combien de fois, lorsqu'il était près de moi pendant ma maladie, cet aveu était-il venu sur mes lèvres! Combien la reconnaissance de ce fait eût été irrévocable s'il était resté une heure de plus avec moi.

«Chère Biddy, dis-je, vous avez le meilleur mari qui soit dans le monde entier, et si vous aviez pu le voir auprès de mon lit, vous l'auriez... mais non, vous ne pourriez l'aimer plus que vous ne le faites.

—Non, je ne le pourrais point vraiment, dit Biddy.

—Et vous, cher Joe, vous avez la meilleure femme qui soit dans le monde entier, et elle vous rendra aussi heureux que vous méritez de l'être, cher et noble Joe.»

Joe me regarda les lèvres tremblantes, et tout franchement il porta sa manche sur ses yeux.

«Allons, Joe et Biddy, puisque vous avez été tous deux à l'église aujourd'hui, et que vous êtes en dispositions charitables et affectueuses envers le genre humain, recevez mes humbles remerciements pour tout ce que vous avez fait pour moi, et que j'ai si mal reconnu! Je vous préviens que je vais vous quitter dans une heure, car je vais bientôt partir, et je vous promets que je ne prendrai pas de repos avant d'avoir gagné l'argent que vous m'avez donné pour empêcher qu'on me conduisît en prison, et avant de vous l'avoir envoyé. Ne pensez pas, mon cher Joe, et vous, ma bonne Biddy, que si je pouvais vous le rendre mille fois, je pourrais m'imaginer retrancher un seul liard de ce que je vous dois, ni que je le ferais si je le pouvais.»

Ils furent tous deux attendris par ces paroles, et me supplièrent de n'en pas dire davantage.

«Mais je dois en dire davantage, mon cher Joe; j'espère que vous aurez des enfants à aimer, et qu'un jour quelque petit garçon s'assoira dans ce coin de la cheminée pendant les soirées d'hiver, et vous fera souvenir d'un autre petit garçon qui l'a quitté pour toujours. Ne lui dites pas, Joe, que j'ai été ingrat; ne lui dites pas, Biddy, que j'ai été injuste et sans générosité. Dites-lui seulement que je vous ai honorés tous deux, parce que vous avez été tous deux bien bons et bien sincères, et dites-lui que je souhaite qu'il soit un meilleur homme que je ne l'ai été.

—Je ne lui dirai, fit Joe derrière sa manche, rien de la sorte, Pip, ni Biddy non plus, ni personne non plus.

—Et maintenant, bien que je sache que vous l'ayez déjà fait tous deux, du fond de vos excellents cœurs, je vous en prie, dites-moi tous les deux que vous me pardonnez! Je vous en prie, laissez-moi entendre ces paroles; que je puisse en emporter le son avec moi, et alors je pourrai croire que vous pourrez avoir confiance en moi, et avoir une meilleure opinion de moi avec le temps.

—Ô cher Pip! mon vieux camarade, dit Joe, Dieu sait si je vous pardonne, et si j'ai quelque chose à vous pardonner!

—Ainsi soit-il! Et Dieu sait que je vous pardonne! répéta Biddy.

—Laissez-moi maintenant monter voir mon ancienne petite chambre et m'y reposer seul pendant quelques minutes; puis, quand j'aurai mangé et bu avec vous, venez avec moi jusqu'au poteau du chemin, mon cher Joe et ma chère Biddy, et nous nous dirons adieu!»


Je vendis tout ce que j'avais, et je mis de côté, autant qu'il me fut possible, pour faire un arrangement avec mes créanciers, qui me donnèrent un temps convenable pour m'acquitter entièrement, et je partis pour aller rejoindre Herbert. Avant qu'un mois fut écoulé, j'avais quitté l'Angleterre; au bout de deux mois, j'étais commis chez Clarricker et Co; au bout de quatre mois, je me trouvais pour la première fois seul chargé de toute la responsabilité, car la poutre qui traversait le plafond du salon du Moulin du Bord de l'Eau avait cessé de trembler sous les imprécations du vieux Bill Barley et était maintenant en paix. Herbert était parti pour épouser Clara, et je restais seul chargé de la maison d'Orient jusqu'au jour où il revint avec elle.

Bien des années s'écoulèrent avant que je devinsse associé de la maison, mais je vécus heureux avec Herbert et sa femme, je vécus modestement et je payai mes dettes, et j'entretins une correspondance suivie avec Biddy et Joe; ce ne fut que lorsque mon nom figura en troisième ordre dans la raison de commerce que Clarricker me trahit à Herbert; mais il déclara alors que le secret de l'association d'Herbert était resté assez longtemps sur sa conscience, et qu'il fallait qu'il le révélât. C'est ce qu'il fit, et Herbert en fut aussi touché que surpris, et le cher garçon et moi n'en restâmes pas moins amis pour cette longue dissimulation. Je ne dois pas laisser supposer que nous fûmes jamais une grande maison, ou que nous entassâmes des monceaux d'argent. Nos affaires n'étaient pas sur un grand pied, mais notre nom était honorablement connu, puis nous travaillions beaucoup, et nous réussissions très bien. Nous devions tout à l'application et à l'habileté d'Herbert. Je m'étonnais souvent en moi-même d'avoir pu concevoir autrefois l'idée de son inaptitude, jusqu'au jour où je fus illuminé par cette réflexion, que peut-être l'inaptitude n'avait jamais été en lui, mais en moi.


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