Les grands navigateurs du XVIIIe siècle
«On a, dans ces contrées, dit Bruce, trois récoltes par an. Les premières semailles se font en juillet et en août. Les pluies tombent alors en abondance; malgré cela, on sème le froment, le tocusso, le teff et l’orge. Vers le 20 de novembre, ils commencent à recueillir l’orge, puis le froment et ensuite le tocusso. Soudain, ils sèment de nouveau, à la place de tous ces grains, et sans aucune préparation, de l’orge, qu’ils recueillent en février, puis ils sèment, pour la troisième fois, du teff, et, plus souvent encore, une espèce de pois, appelé shimbra, et l’on en fait la récolte avant les premières pluies d’avril. Mais malgré l’avantage de cette triple récolte, qui ne coûte ni engrais ni sarclage et qui n’oblige pas à laisser les terres en jachère, les cultivateurs abyssiniens sont toujours fort pauvres.»
A Fremona, non loin d’Adowa, sont situés les restes d’un couvent de jésuites, qui ressemble bien plutôt à un fort qu’à l’habitation d’hommes de paix. A deux journées de marche plus loin, on rencontre les ruines d’Axoum, l’ancienne capitale de l’Abyssinie.
«Dans une grande place, que je crois avoir été le centre de la ville, dit Bruce, on voit quarante obélisques, dont pas un seul n’est orné d’hiéroglyphes. Les deux plus beaux sont renversés; mais un troisième, un peu moins grand que ces deux-là et plus grand que tous les autres, est encore debout. Ils sont tous d’un seul bloc de granit, et, au haut de celui qui est debout, on voit une patère supérieurement sculptée dans le goût grec.....»
«Après avoir passé le couvent d’Abba-Pantaléon, appelé en Abyssinie Mantillas, et le petit obélisque, qui est situé sur un rocher au-dessus de ce couvent, nous suivîmes un chemin conduisant vers le sud et pratiqué dans une montagne de marbre extrêmement rouge, où nous avions, à gauche, un mur de marbre formant un parapet de cinq pieds de hauteur. De distance en distance, on voit dans cette muraille des piédestaux solides, sur lesquels beaucoup de marques indiquent qu’ils servirent à porter les statues colossales de Sirius, l’aboyant Anubis ou la Canicule. Il y a encore en place cent trente-trois de ces piédestaux avec les marques dont je viens de parler. Mais il n’y reste que deux figures de chien, qui, quoique très mutilées, montrent aisément qu’elles sont sculptées dans le goût égyptien.....
«Il y a aussi des piédestaux sur lesquels ont été placées des figures de sphinx. Deux magnifiques rangs de degrés en granit, de plusieurs centaines de pieds de long, supérieurement travaillés et encore intacts, sont les seuls restes d’un temple superbe. Dans un coin de la plate-forme où ce temple s’élevait, on voit aujourd’hui la petite église d’Axoum. «Petite, mesquine, fort mal soignée, cette église est remplie de fiente de pigeon.»
C’est près d’Axoum que Bruce vit trois soldats tailler sur une vache vivante le beefsteak qui devait servir à leur dîner.
«Ils laissèrent entière, dit-il très sérieusement, la peau qui recouvrait l’endroit où ils avaient coupé de la chair, et ils la rattachèrent avec quelques petits morceaux de bois qui leur servirent d’épingles. Je ne sais pas s’ils mirent quelque chose entre le cuir et la chair, mais ils recouvrirent bien toute la blessure avec de la boue; après quoi, ils forcèrent l’animal à se lever et ils le firent marcher devant eux pour qu’il pût leur fournir, sans doute, un nouveau repas le soir, quand ils auraient joint leurs camarades.»
Du Tigré, Bruce passa dans la province de Siré, qui tire son nom de sa capitale, ville plus grande qu’Axoum, mais où règnent continuellement des fièvres putrides. Près de là, coule le Takazzé, l’ancien Siris, aux bords ombragés d’arbres majestueux, aux eaux poissonneuses. Dans la province de Samen, où Bruce fut inquiété par les lions et les hyènes, où de grosses fourmis noires dévorèrent une partie de ses bagages, au milieu des montagnes de Waldubba, pays malsain et brûlant, où de nombreux moines s’étaient retirés pour se livrer à la pénitence et à la prière, Bruce ne s’arrêta que le temps nécessaire au repos de ses bêtes de somme. Il avait hâte de gagner Gondar, car le pays était déchiré par la guerre civile, et la situation des étrangers n’était rien moins que sûre.
Au moment où Bruce arriva dans la capitale, la fièvre typhoïde y faisait de grands ravages. Ses succès comme médecin lui furent excessivement utiles. Ils ne tardèrent pas à lui procurer une situation très avantageuse à tous les points de vue, avec un commandement qui lui permit de parcourir, à la tête de corps de troupes, le pays dans toutes les directions. Il recueillit ainsi une foule d’observations intéressantes sur la contrée, sur son gouvernement, sur les mœurs des habitants et sur les événements de son histoire, qui firent de son travail l’ouvrage le plus important qui eût jusqu’alors été publié sur l’Abyssinie.
C’est pendant une de ces courses que Bruce découvrit les sources du Nil Bleu, qu’il croyait être le vrai Nil. Arrivé à l’église de Saint-Michel Géesh, où le fleuve n’avait que quatre pas de large et quatre pouces de profondeur, Bruce reconnut que ses sources devaient se trouver dans le voisinage; mais son guide lui assura qu’il fallait encore escalader une montagne pour y arriver. Naturellement, le voyageur ne se laissa pas tromper.
«Allons! allons! dit Bruce, plus de paroles! Il est déjà tard, conduisez-nous à Géesh et aux sources du Nil, et montrez-moi la montagne qui nous en sépare. — Il me fit passer alors au sud de l’église, et, étant sortis du bosquet de cèdres qui l’environne:—C’est là, dit-il, en me regardant malicieusement, c’est là la montagne qui, lorsque vous étiez de l’autre côté de l’église, était entre vous et les sources du Nil. Il n’y en a point d’autre. Voyez cette éminence couverte de gazon dans le milieu de ce terrain humide. C’est là qu’on trouve les deux sources du Nil. Géesh est située sur le haut du rocher, où l’on aperçoit ces arbrisseaux si verts. Si vous allez jusqu’auprès des sources, ôtez vos souliers, comme vous avez fait l’autre jour, car les habitants de ce canton sont tous des payens, et ils ne croient à rien de ce que vous croyez, si ce n’est au Nil, qu’ils invoquent tous les jours comme un Dieu, comme vous l’invoquez peut-être vous-même.
«J’ôtai mes souliers, je descendis précipitamment la colline et je courus vers la petite île verdoyante, qui était environ à deux cents pas de distance. Tout le penchant de la colline était tapissé de fleurs, dont les grosses racines perçaient la terre. Et, comme, en courant, j’observais les peaux de ces racines ou de ces oignons, je tombai deux fois très rudement, avant d’être au bord du marais, mais je m’approchai enfin de l’île tapissée de gazon. Je la trouvai semblable à un autel, forme qu’elle doit sans doute à l’art; et je fus dans le ravissement en contemplant la principale source qui jaillit au milieu de cet autel.
«Certes, il est plus aisé d’imaginer que de décrire ce que j’éprouvai alors. Je restais debout en face de ces sources où depuis trois mille ans le génie et le courage des hommes les plus célèbres avaient en vain tenté d’atteindre.»
Le voyage de Bruce contient encore bien d’autres observations curieuses; mais nous devons nous borner. Aussi ne rapporterons-nous que ce qu’il dit du lac Tzana.
«Le lac Tzana, d’après la relation, est, sans contredit, le plus vaste réservoir qu’il y ait dans ces contrées. Cependant, son étendue a été très exagérée. Sa plus grande largeur est de Dingleber à Lamgué, c’est-à-dire de l’est à l’ouest, et a trente-cinq milles en droite ligne, mais il se rétrécit beaucoup par les bouts. Il n’a même guère plus de dix milles en quelques endroits. Sa plus grande longueur est de quarante-neuf milles du nord au sud, et va du Bab-Baha un peu au sud-ouest quart d’ouest de cet endroit où le Nil, après avoir traversé le lac par un courant toujours visible, tourne vers Dara dans le territoire d’Allata. Dans la saison des sécheresses, c’est-à-dire du mois d’octobre au mois de mars, le lac décroît beaucoup; mais, lorsque les pluies ont grossi toutes les rivières qui viennent s’y réunir comme les rayons d’une roue se réunissent dans le centre, il augmente et déborde dans une partie de la plaine.
«Si l’on en croit les Abyssiniens, qui sont toujours de grands menteurs, il y a dans le lac Tzana, quarante-cinq îles habitées. Mais je pense que ce nombre peut être réduit à onze. La principale est Dek, Daka ou Daga; les plus considérables sont ensuite Halimoon, du côté de Gondar, Briguida, du côté de Gorgora, et Galila, qui est au delà de Briguida. Toutes ces îles étaient autrefois les prisons où l’on envoyait les grands d’Abyssinie, ou bien ils les choisissaient eux-mêmes pour leur retraite, quand ils étaient mécontents de la cour, ou lorsque, enfin, dans les temps de trouble, ils voulaient mettre en sûreté leurs effets les plus précieux.»
Après avoir visité l’Abyssinie avec Bruce, remontons au nord.
Le jour commençait à se faire sur l’antique civilisation de l’Égypte. Les voyages archéologiques de Pococke, de Norden, de Niebuhr, de Volney, de Savary, avaient été publiés tour à tour, et la commission d’Égypte travaillait à la rédaction de son grand et magnifique ouvrage. Les voyageurs devenaient tous les jours plus nombreux, et c’est ainsi que W. G. Browne, à l’exemple de tant d’autres, voulut connaître la terre des Pharaons.
Son ouvrage nous offre en même temps, et le tableau des monuments et des ruines qui rendent ce pays si intéressant, et la peinture des mœurs des peuples qui l’habitent. La partie absolument neuve est celle qui a trait au Darfour, pays dans lequel jamais Européen n’avait pénétré. Enfin, ce qui assure à Browne une place à part entre tant de voyageurs, c’est que, le premier, il comprit que le Bahr-el-Abiad était le vrai Nil et qu’il chercha, non pas à en découvrir la source,—il ne pouvait guère y compter,—mais à en approcher assez pour en déterminer la direction et la latitude.
Arrivé en Égypte, le 10 janvier 1792, Browne fit son premier voyage à Siouah, où il reconnut, comme devait le faire Hornemann, l’oasis de Jupiter Ammon. Il n’eut pas beaucoup plus que son successeur la faculté d’explorer les ruines et les catacombes, où il vit nombre de crânes et d’ossements humains.
«Les ruines de Siouah, dit-il, ressemblent trop à celles de la Haute-Égypte, pour qu’on puisse douter que les édifices dont elles proviennent n’aient été bâtis par la même race d’hommes. On y distingue aisément, parmi les sculptures, les figures d’Isis et d’Anubis, et les proportions de leur architecture sont, quoique plus petites, les mêmes que celles des temples égyptiens.
«Les rochers, que je vis dans le voisinage des ruines de Siouah, étaient d’une nature sablonneuse, qui n’avait aucun rapport avec la qualité des pierres de ces ruines; de sorte que je pense que, quand on a bâti les édifices, les matériaux ne peuvent avoir été pris sur les lieux. Les habitants de Siouah n’ont conservé sur ces objets aucune tradition vraisemblable; ils s’imaginent seulement qu’ils renferment des trésors et qu’ils sont fréquentés par des démons.»
Dès qu’il eut quitté Siouah, Browne fit plusieurs courses en Égypte et vint s’établir au Caire, où il apprit l’arabe. Il quitta cette ville le 10 septembre 1792, et visita successivement Kaw, Achmin, Girgeh, Denderah, Kous, Thèbes, Assouan, Kosseïr, Memphis, Suez, le mont Sinaï; puis, désireux de pénétrer en Abyssinie, mais certain qu’il ne pourrait le faire par Massouah, il partit d’Assiout pour le Darfour, au mois de mai 1793, avec la caravane du Soudan. Ainé, Dizé, Charjé, Boulak, Scheb, Seliné, Leghéa, Bir-el-Malha, telles furent les étapes de la caravane avant d’atteindre le Darfour.
Détenu à Soueini, malade, Browne ne put gagner El-Fascher qu’après un long délai. Dans cette ville, les vexations et les exactions recommencèrent, et Browne ne put parvenir à être reçu par le sultan. Il dut passer l’hiver à Cobbé, attendant une convalescence qui ne se fit que pendant l’été de 1794. Cependant, cette inaction forcée ne fut pas perdue pour le voyageur; il apprit à connaître les mœurs et le dialecte du Darfour.
L’été revenu, Browne rentra à El-Fascher et recommença ses démarches. Elles avaient toujours le même résultat négatif, lorsqu’une dernière injustice, plus criante que les autres, procura enfin à Browne l’entrevue avec le sultan qu’il demandait depuis si longtemps.
«Je trouvai le monarque (Abd-el-Raschman) sur son trône, et sous un dais de bois très élevé, garni de diverses étoffes de Syrie et des Indes flottantes et indistinctement mêlées. La place du trône était couverte de petits tapis de Turquie. Les meleks (officiers de la cour) étaient assis à droite et à gauche, mais à quelque distance du trône. Derrière eux, il y avait un rang de gardes, dont les bonnets étaient ornés sur le devant d’une petite plaque de cuivre et d’une plume d’autruche noire. L’armure de ces gardes consistait en une lance qu’ils tenaient dans leur main droite et un bouclier de peau d’hippopotame qui couvrait leur bras gauche. Ils n’avaient pour tout habillement qu’une chemise de coton fabriquée dans le pays. Derrière le trône, on voyait quatorze ou quinze eunuques vêtus de riches étoffes de différente espèce, et dont les couleurs n’étaient nullement assorties. Le nombre des solliciteurs et des spectateurs qui occupaient la place en avant du trône s’élevait à plus de quinze cents.
«Un louangeur à gages se tenait debout à la gauche du prince et criait continuellement de toute sa force:—Voyez le buffle! le fils d’un buffle! le taureau des taureaux! l’éléphant d’une force extraordinaire! le puissant sultan Abd-el-Raschman-el-Raschid! Que Dieu protège ta vie, ô maître! Que Dieu t’assiste et te rende victorieux!»
Le sultan promit justice à Browne et remit son affaire entre les mains d’un des meleks. Cependant, on ne lui rendit que le sixième de ce qui lui avait été volé.
Le voyageur n’était entré dans le Darfour que pour le traverser; il s’aperçut qu’il ne lui serait pas facile de le quitter et qu’il fallait, en tout cas, renoncer à pousser plus loin son exploration.
«Le 11 décembre 1795, c’est-à-dire après trois mois de séjour, j’accompagnai, dit Browne, le chatib (un des premiers personnages de l’empire) à l’audience du sultan. Je lui répétai succinctement ce que j’avais demandé; le chatib seconda mes sollicitations, mais non pas avec tout le zèle que j’aurais désiré. Le sultan ne fit pas la moindre réponse à la demande que je lui faisais de me laisser poursuivre mon voyage; et ce despote inique, qui avait reçu de moi pour sept cent cinquante piastres de marchandises, ne consentit à me donner que vingt bœufs maigres qu’il estimait cent vingt piastres! Le triste état de mes finances ne me permit pas de refuser cet injuste payement. Je le pris et je dis adieu à El-Fascher, dans l’espoir de n’y plus retourner.»
Ce ne fut qu’au printemps de 1796 que Browne put quitter le Darfour; il se joignit à la caravane qui rentrait en Égypte.
La ville de Cobbé, bien qu’elle ne soit pas la résidence des marchands, doit être considérée comme la capitale du Darfour. Elle a plus de deux milles de longueur, mais elle est très étroite. Chaque maison est placée au milieu d’un champ entouré de palissades, entre chacune desquelles se trouve un terrain en friche.
La plaine où s’élève la ville s’étend à l’ouest et au sud-ouest jusqu’à vingt milles de distance. Presque tous les habitants sont des marchands qui font le commerce d’Égypte. Le nombre des habitants peut s’élever à six mille, encore y compte-t-on beaucoup plus d’esclaves que de personnes libres. La population totale du Darfour ne doit pas dépasser deux cent mille individus; mais Browne ne put arriver à cette évaluation que d’après le nombre des recrues levées pour la guerre contre le Kordofan.
«Les habitants du Darfour, dit la relation, sont de différente origine. Les uns viennent des bords du Nil, les autres sortent des contrées occidentales; ils sont ou foukkaras (prêtres) ou adonnés au commerce. Il y a beaucoup d’Arabes, dont quelques-uns se sont fixés dans le pays. Ces Arabes appartiennent à diverses tribus. Ils mènent, pour la plupart, une vie errante sur les frontières du Darfour, où ils font paître leurs chameaux, leurs chevaux et leurs bœufs, et ils ne sont pas assez soumis au sultan pour lui donner toujours des secours en temps de guerre, ou pour lui payer tribut en temps de paix..... Après les Arabes viennent les gens du Zeghawa, pays qui formait autrefois un état indépendant, dont le chef pouvait, dit-on, mettre en campagne mille cavaliers pris parmi ses propres sujets. Les Zeghawas parlent un autre dialecte que celui du Darfour.
«On peut compter ensuite les habitants du Bego ou Dageou, maintenant sujets du Darfour et issus d’une tribu qui dominait autrefois ce pays.»
Les Darfouriens peuvent supporter longtemps la soif et la faim, et cependant ils se livrent avec passion à l’usage d’une liqueur fermentée, la «bouza» ou «mérissé». Le vol, le mensonge, la fraude dans les marchés et tous les vices qui les accompagnent, font l’ornement des Darfouriens.
«En vendant et en achetant, le père qui peut tromper son fils et le fils qui peut tromper son père s’en glorifient. C’est en attestant le nom de Dieu et celui du Prophète qu’on commet les friponneries les plus atroces et qu’on prononce les mensonges les plus impudents.
«La polygamie est, comme on sait, tolérée par la religion mahométane, et les habitants du Darfour en abusent avec excès. Quand le sultan Teraub partit pour aller faire la guerre dans le Kordofan, il avait à sa suite cinq cents femmes, et il en laissa autant dans son palais. Cela peut d’abord paraître ridicule; mais il faut songer que ces femmes étaient chargées de moudre le blé, de puiser l’eau, de préparer à manger et de faire tous les travaux du ménage pour un très grand nombre de personnes.»
La relation de Browne contient encore de très intéressantes observations médicales, des conseils sur la manière de voyager en Afrique et des détails sur les animaux, les poissons, les métaux et les plantes du Darfour. Nous ne nous y arrêtons pas, car nous n’y avons rien trouvé qui attire l’attention d’une manière spéciale.
CHAPITRE III
L’ASIE ET SES PEUPLES
La Tartarie d’après Wilzen. — La Chine d’après les Jésuites et le père Du Halde. — Macartney en Chine. — Séjour à Chu-Sang. — Arrivée à Nankin. — Négociations. — Réception de l’ambassade par l’empereur. — Fêtes et cérémonies à Zhé-Hol. — Retour à Pékin et en Europe. — Volney. — Choiseul-Gouffier. — Le Chevalier dans la Troade. — Olivier en Perse. — Un pays semi-asiatique. — La Russie d’après Pallas.
A la fin du XVIIe siècle, le voyageur Nicolas Witzen avait parcouru la Tartarie orientale et septentrionale et avait rapporté un fort curieux récit de voyage qu’il publia en 1692. Cet ouvrage, écrit en hollandais et qui ne fut traduit en aucune langue européenne, ne procura pas à son auteur la notoriété à laquelle il avait droit. Illustré de nombreuses gravures, peu artistiques, il est vrai, mais dont la bonhomie semble prouver la fidélité, ce livre fut réédité en 1705, et les derniers exemplaires de cette seconde édition furent rajeunis en 1785 par un nouveau titre. Le besoin ne s’en faisait cependant pas sentir, car on avait, à cette époque, des relations bien plus curieuses et autrement complètes.
Depuis le jour où les jésuites avaient pu mettre le pied dans le Céleste Empire, ils avaient travaillé, par tous les moyens en leur pouvoir, à rassembler des documents de tout genre sur cette immense contrée, qui n’était connue, avant eux, que d’après les récits merveilleux de Marco Polo. Bien que la Chine soit la patrie de la stagnation et que les mœurs y demeurent constamment les mêmes, trop d’événements s’étaient passés pour qu’on ne désirât pas être renseigné d’une manière plus précise sur un pays avec lequel l’Europe pouvait entamer des relations avantageuses.
Les résultats des recherches des pères de la Compagnie de Jésus, qui jusqu’alors avaient été publiés dans le recueil précieux des Lettres édifiantes, furent réunis, révisés, augmentés par un de leurs plus zélés représentants, par le père Du Halde. Le lecteur n’attend pas, sans doute, que nous résumions ce travail immense; un volume n’y suffirait pas, et d’ailleurs les renseignements que nous possédons aujourd’hui sont bien plus complets que ceux que l’on doit à la patience et à la critique éclairée du père Du Halde, qui composa le premier ouvrage vraiment sérieux sur le Céleste Empire.
En même temps qu’ils se livraient à ces travaux, on ne peut plus méritoires, les jésuites s’adonnaient aux observations astronomiques, recueillaient pour les herbiers des spécimens d’histoire naturelle et publiaient des cartes qu’on consultait encore avec fruit, il n’y a pas longtemps, pour certaines provinces reculées de l’empire.
A la fin du XVIIIe siècle, un chanoine de Saint-Louis du Louvre, l’abbé Grosier, publiait à son tour et sous une forme abrégée une nouvelle description de la Chine et de la Tartarie. Il y mettait à profit les travaux de son devancier, le père Du Halde, qu’il rectifiait et complétait à son tour. Le gros travail de l’abbé Grosier, après une description des quinze provinces de la Chine et de la Tartarie chinoise, ainsi que des États tributaires tels que la Corée, le Tonking, la Cochinchine et le Thibet, consacre de longs chapitres à la population et à l’histoire naturelle de la Chine. Puis, il passe en revue le gouvernement, la religion, les mœurs, la littérature, les sciences et les arts des Chinois.
Dans les dernières années du XVIIIe siècle, le gouvernement anglais, voulant ouvrir des relations commerciales avec la Chine, envoya dans ce pays, comme ambassadeur extraordinaire, Georges de Macartney. Ce diplomate avait déjà parcouru l’Europe, la Russie, et, tour à tour gouverneur des Antilles anglaises, gouverneur de Madras, puis gouverneur général des Indes, il avait acquis dans cette longue fréquentation des hommes, sous des latitudes et des climats si différents, une science profonde des mobiles qui les font agir. Aussi le récit de son voyage contient-il une foule de faits, ou d’observations, qui permirent aux Européens de se faire une idée bien plus exacte des Chinois.
Au récit d’aventures ou d’observations personnelles, le lecteur s’intéresse bien plus qu’à un travail anonyme. Le moi est haïssable, dit un proverbe bien connu; ce n’est pas exact en fait de relations de voyages, et celui qui peut dire: «J’étais là, telle chose advint», rencontrera toujours une oreille attentive et prévenue favorablement.
Une escadre de trois bâtiments, composée du Lion, de l’Hindoustan et du Chacal, partit de Portsmouth le 26 décembre 1792, emportant Macartney et sa suite. Après plusieurs relâches à Rio-de-Janeiro, aux îles Saint-Paul et Amsterdam, où furent vus des chasseurs de veaux marins, à Batavia et à Bantam, dans l’île de Java, à Poulo-Condor, les bâtiments mouillèrent à Turon (Han-San), en Cochinchine, vaste baie dont on n’avait qu’une très mauvaise carte. L’arrivée des navires anglais inspira tout d’abord quelque inquiétude aux Cochinchinois; mais, dès qu’ils eurent appris les motifs qui forçaient l’escadre à s’arrêter en ce lieu, un haut dignitaire fut envoyé avec des présents à Macartney, qui fut bientôt après invité par le gouverneur à un repas suivi d’une représentation dramatique. Ces détails sont complétés par quelques observations, recueillies trop rapidement pour être bien exactes, sur les mœurs et les variétés de race des Cochinchinois.
Les navires remirent à la voile, dès que les malades eurent recouvré la santé et que les provisions eurent été renouvelées. Après une relâche aux îles des Larrons, l’escadre pénétra dans le détroit de Formose, où elle fut assaillie par de gros temps, et entra dans le port de Chusan. On profita de cette relâche pour corriger la carte de cet archipel et visiter la ville de Ting-Haï, où les Anglais excitèrent autant de curiosité qu’ils en éprouvaient à voir tant de choses nouvelles pour eux.
Les maisons, les marchés, les vêtements des Chinois, la petitesse des pieds de leurs femmes, toutes choses que nous connaissons maintenant, excitaient au plus haut point l’intérêt des étrangers. Nous nous arrêterons cependant sur les procédés employés par les Chinois pour la culture des arbres nains.
«Cette espèce de végétation rabougrie, dit Macartney, semble être très estimée des curieux en Chine, car on en trouve des exemples dans toutes les maisons considérables. Une partie du talent du jardinier consiste à savoir la produire, et c’est un art inventé à la Chine. Indépendamment du mérite de vaincre une difficulté, on a, grâce à cet art, l’avantage d’introduire dans des appartements ordinaires des végétaux qu’autrement leur grandeur naturelle ne permettrait pas d’y faire entrer.
«La méthode qu’on emploie à la Chine pour produire les arbres nains est telle que nous allons la rapporter. Quand on a choisi l’arbre dont on veut tirer un nain, on met sur son tronc, et le plus près possible de l’endroit où il se divise en branches, une certaine quantité d’argile ou de terreau, qu’on contient avec une enveloppe de toile de chanvre ou de coton, et qu’on a soin d’arroser souvent pour y entretenir l’humidité. Ce terreau reste là quelquefois toute une année, et, pendant tout ce temps, le bois qu’il couvre jette de tendres fibres qui ressemblent à des racines. Alors, la partie du tronc d’où sortent ces fibres, et la branche qui se trouve immédiatement au-dessus, sont avec précaution séparés du reste de l’arbre et plantés dans une terre nouvelle où les fibres deviennent bientôt de véritables racines, tandis que la branche forme la tige d’un végétal, qui se trouve en quelque sorte métamorphosé. Cette opération ne détruit ni n’altère la faculté productive dont jouissait la branche avant d’être enlevée du tronc paternel. Ainsi, lorsqu’elle portait des fleurs ou des fruits, elle continue à s’en couvrir quoiqu’elle ne soit plus sur sa première tige. On arrache toujours les bourgeons des extrémités des branches qu’on destine à devenir des arbres nains, ce qui les empêche de s’allonger et les force à jeter d’autres bourgeons et des branches latérales. Ces branchettes sont attachées avec du fil d’archal et prennent le pli que veut leur donner le jardinier.
«Quand on a envie que l’arbre ait un air vieux et décrépit, on l’enduit, à plusieurs reprises, de thériaque ou de mélasse, ce qui attire des multitudes de fourmis, qui, non contentes de dévorer ces matières, attaquent l’écorce de l’arbre et la corrodent de manière à produire bientôt l’effet désiré.»
En quittant Chusan, l’escadre pénétra dans la mer Jaune, que n’avait jamais sillonnée aucun navire européen. C’est dans cette mer que se jette le fleuve Hoang-Ho, qui, dans sa longue et tortueuse course, entraîne une énorme quantité de limon jaunâtre, d’où ce nom donné à cette mer. Les bâtiments anglais jetèrent l’ancre dans la baie de Ten-chou-Fou, entrèrent bientôt dans le golfe de Pékin et s’arrêtèrent devant la barre du Peï-Ho. Comme il ne restait que trois ou quatre pieds d’eau sur cette barre, à marée basse, les navires ne purent la franchir.
Des mandarins, nommés par le gouvernement pour recevoir l’ambassadeur anglais, arrivèrent presque aussitôt, apportant quantité de présents. Ceux qui, en retour, étaient destinés à l’empereur, furent transbordés sur des jonques, tandis que l’ambassadeur devait passer sur un yacht qui lui avait été préparé.
La première ville devant laquelle s’arrêta le cortège est Takou, où Macartney reçut la visite du vice-roi de la province et du principal mandarin. C’étaient deux hommes à l’air noble et vénérable, très polis, et exempts de cette obséquiosité et de ces préventions qu’on rencontre chez les classes inférieures.
«On a raison de dire, remarque Macartney, que le peuple est ce qu’on le fait, et les Anglais en eurent continuellement des preuves dans l’effet que produisait sur le commun des Chinois la crainte de la pesante main du pouvoir. Quand ils étaient à l’abri de cette crainte, ils paraissaient d’un caractère gai et confiant; mais, en présence de leurs magistrats, ils avaient l’air d’être extrêmement timides et embarrassés.»
En remontant le Peï-Ho, on ne s’avançait qu’avec une extrême lenteur vers Pékin, à cause des détours innombrables du fleuve. La campagne, admirablement bien cultivée, les maisons et les villages épars sur le bord de l’eau ou dans l’intérieur des terres, les cimetières, les pyramides de sacs remplis de sel, se déroulaient en un tableau enchanteur et toujours varié; puis, lorsque la nuit tombait, les lanternes de diverses couleurs, accrochées à la pomme des mâts des jonques et des yachts, jetaient sur le paysage des teintes singulières, qui lui donnaient un air fantastique.
Tien-Tsing veut dire «lieu céleste», et la ville doit ce nom à son climat agréable, son ciel pur et serein, la fertilité de ses environs. L’ambassadeur y fut reçu par le vice-roi et le légat envoyés par l’empereur. Ils apprirent à Macartney que l’empereur était à sa résidence d’été, en Tartarie, et qu’il voulait y célébrer l’anniversaire de sa naissance, le 13 septembre. L’ambassade devait donc remonter par eau jusqu’à Tong-Schou, à douze milles de Pékin, et gagner, par terre, Zhé-Hol, où se trouvait l’empereur. Quant aux présents, ils suivraient l’ambassadeur. Si la première partie de cette communication plut à Macartney, la dernière lui fut singulièrement désagréable, car les cadeaux qu’il apportait consistaient en instruments délicats qui avaient été démontés au départ et emballés pièce à pièce. Le légat ne voulait pas consentir à ce que ces instruments fussent déposés dans un lieu d’où ils ne sortissent plus. Il fallut l’intervention du vice-roi pour sauver ces «monuments du génie et des connaissances de l’Europe.»
La flottille qui portait Macartney et sa suite longea Tien-Tsing. Cette ville parut aussi longue que Londres et ne renfermait pas moins de sept cent mille âmes. Une foule considérable bordait le rivage pour voir passer l’ambassade, et, sur le fleuve, toute la population aquatique des jonques se pressait au risque de tomber à l’eau.
Les maisons sont construites en briques bleues,—il y en a très peu de rouges,—et quelques-unes sont à deux étages, ce qui est contraire à la mode générale. L’ambassade y vit fonctionner ces brouettes à voiles dont l’existence parut longtemps fabuleuse. Ce sont de doubles brouettes de roseau, qui ont une grande roue entre elles.
«Quand il n’y a point assez de vent pour faire marcher la charrette, dit la relation, un homme, qui y est véritablement attelé, la tire en avant, tandis qu’un autre la tient en équilibre et la pousse par derrière. Lorsque le vent est favorable, la voile rend inutile le travail de l’homme qui est en avant. Cette voile consiste en une natte attachée à deux bâtons plantés sur les deux côtés de la charrette.»
Les bords du Peï-Ho sont, en quelques endroits, revêtus de parapets de granit pour parer aux débordements, et l’on rencontre, de loin en loin, des digues en granit, pourvues d’une écluse qui permet d’arroser les champs placés en contre-bas.
Bien que toute cette contrée parût admirablement bien cultivée, elle était souvent ravagée par des famines survenues à la suite d’inondations, ou produites par les ravages des sauterelles.
Jusqu’alors l’ambassade avait navigué au milieu de l’immense plaine d’alluvion du Pe-tche-Li. Ce ne fut que le quatrième jour après la sortie de Tien-Tsing, qu’on aperçut à l’horizon la ligne bleue des montagnes. On approchait de Pékin. Le 6 août 1793, les yachts jetèrent l’ancre à deux milles de cette capitale et à un demi-mille de Tong-chou-Fou.
Il fallait débarquer pour déposer au palais, appelé Jardin de verdure perpétuelle, les présents qui ne pouvaient être transportés, sans danger, à Zhé-Hol. La curiosité des habitants de Tong-chou-Fou, déjà si vivement surexcitée par la vue des Anglais, fut portée à son comble par l’apparition d’un domestique nègre.
«Sa peau, sa couleur de jais, sa tête laineuse, les traits particuliers à son espèce, étaient absolument nouveaux pour cette partie de la Chine. On ne se rappelait pas d’y avoir vu rien de semblable. Quelques-uns des spectateurs doutaient qu’un tel être appartînt à la race humaine, et les enfants criaient que c’était un diable noir, fanquée. Mais son air de bonne humeur les réconcilia bientôt avec sa figure, et ils continuèrent à le regarder sans crainte et sans déplaisir.»
Une des choses qui surprirent le plus les Anglais fut de voir sur un mur le dessin d’une éclipse de lune qui devait avoir lieu dans quelques jours. Ils constatèrent également que l’argent était une marchandise pour les Chinois, car ceux-ci n’ont pas de monnaie frappée et se servent de lingots qui ne portent qu’un seul caractère représentatif de leur poids. La ressemblance étonnante entre les cérémonies du culte de Fo et celles de la religion chrétienne ne pouvait échapper aux Anglais. Macartney rappelle que certains auteurs ont assuré que l’apôtre Thomas était allé en Chine, tandis que le missionnaire Premore prétend que c’est un tour que le diable a voulu jouer aux jésuites.
Il fallut quatre-vingt-dix petits chariots, quarante-quatre brouettes, plus de deux cents chevaux et près de trois mille hommes, pour transporter les cadeaux offerts par le gouvernement britannique. L’ambassadeur et trois autres Anglais accompagnèrent en palanquin ce convoi; les autres attachés à l’ambassade se tenaient à cheval, ainsi que les mandarins, autour de l’ambassadeur. Une foule énorme se pressait sur le passage du cortège. Lorsque Macartney arriva aux portes de Pékin, il fut accueilli par des détonations d’artillerie; dès qu’il eut franchi les murailles, il se trouva dans une large rue, non pavée, mais bordée de maisons à un ou deux étages. Cette rue était traversée par un bel arc de triomphe en bois, à trois portes surmontées de toits relevés et richement décorés.
«L’ambassade fournissait, dit-on, amplement matière aux contes qui captivaient en ce moment l’imagination du peuple. On débitait que les présents qu’elle apportait à l’empereur consistaient en tout ce qui était rare dans les autres pays et inconnu à la Chine. On assurait gravement que, parmi les animaux compris dans ces raretés, il y avait un éléphant pas plus gros qu’un singe, mais aussi féroce qu’un lion, et un coq qui se nourrissait de charbon. Tout ce qui venait d’Angleterre était supposé différer de ce qu’on avait vu jusqu’alors à Pékin, et posséder des qualités absolument contraires à celles qu’on lui savait propres.»
On arriva devant la muraille du palais impérial, suffisamment désigné par sa couleur jaune. A travers la porte, on apercevait des montagnes artificielles, des lacs, des rivières avec de petites îles, et des édifices de fantaisie semés au milieu des arbres.
Au bout d’une rue qui se terminait vers le nord, aux murailles de la ville, les Anglais purent entrevoir un vaste édifice, d’une hauteur considérable, qui renfermait une cloche d’une grandeur prodigieuse; puis, ils continuèrent de traverser la ville de part en part. Le résultat de leurs impressions ne fut pas favorable. Aussi demeurèrent-ils convaincus que, si un Chinois traversant Londres, avait vu ses ponts, ses places, ses innombrables vaisseaux, ses squares, ses monuments publics, il aurait emporté une meilleure idée de la capitale de la Grande-Bretagne, qu’ils ne le faisaient de Pékin.
Lorsqu’on fut arrivé au palais où devaient être rangés les présents du roi d’Angleterre, le gouverneur s’entendit avec lord Macartney sur la manière de placer et de classer les différents objets. Ceux-ci furent installés dans une vaste salle, bien décorée, où ne se trouvaient, d’ailleurs, que le trône et quelques vases de vieille porcelaine.
Nous n’entrerons pas dans le détail des négociations interminables auxquelles donna lieu la prétention des Chinois de faire se prosterner l’ambassadeur d’Angleterre devant l’empereur, prétention humiliante, suffisamment indiquée par l’inscription placée au-dessus des pavillons des yachts et des chariots de l’ambassade: Ambassadeur portant tribut du pays d’Angleterre.
C’est dans la cité chinoise, à Pékin, qu’est situé ce champ que l’empereur ensemence chaque printemps, conformément à l’ancien usage. C’est là aussi que se trouve le Temple de la Terre, où se rend le souverain, au moment du solstice d’été, pour reconnaître le pouvoir de l’astre qui éclaire le monde, et le remercier de sa bienfaisante influence.
Pékin n’est que le siège du gouvernement de l’empire; là, ni manufactures, ni port, ni commerce.
La population de Pékin est évaluée par Macartney à trois millions d’habitants. Les maisons à un seul étage de la ville sembleraient ne pouvoir suffire à une telle population; mais il est bon de savoir qu’une seule maison suffit pour une famille comprenant trois générations. Cette densité des habitants s’explique également par la précocité des mariages. Ces unions hâtives sont, chez les Chinois, une mesure de prévoyance, parce que les enfants, et particulièrement les fils, sont obligés de prendre soin de leurs parents.
Le 2 septembre 1793, l’ambassade quitta Pékin. Macartney fit le voyage en chaise de poste, et il est probable que semblable voiture roulait pour la première fois sur la route de Tartarie.
A mesure qu’on s’éloigne de Pékin, la route monte, le sol devient plus sablonneux et contient moins d’argile et de terre noire. Bientôt, on rencontra d’immenses étendues de terrain plantées en tabac; pour Macartney, l’usage de cette plante n’est pas venu d’Amérique, et l’habitude de fumer a dû naître spontanément sur le sol asiatique.
Avec la qualité du sol, la population diminuait. On ne tarda pas à s’en apercevoir. En même temps, le nombre des Tartares augmentait, et la différence entre les mœurs des Chinois et de leurs conquérants devenait moins sensible.
Le cinquième jour de leur voyage, les Anglais aperçurent la grande muraille devenue légendaire.
«Tout ce que l’œil peut embrasser à la fois, dit Macartney, de cette muraille fortifiée, prolongée sur la chaîne des montagnes et sur les sommets les plus élevés, descendant dans les plus profondes vallées, traversant les rivières par des arches qui la soutiennent, doublée, triplée en plusieurs endroits, pour rendre les passages plus difficiles, et ayant des tours ou de forts bastions, à peu près de cent pas en cent pas, tout cela, dis-je, présente à l’âme l’idée d’une entreprise d’une grandeur étonnante....
«Ce qui cause de la surprise et de l’admiration, c’est l’extrême difficulté de concevoir comment on a pu porter des matériaux et bâtir des murs dans des endroits qui semblent inaccessibles. L’une des montagnes les plus élevées, sur lesquelles se prolonge la grande muraille, a, d’après une mesure exacte, cinq mille deux cent vingt-cinq pieds de haut.
«Cette espèce de fortification, car le simple nom de muraille ne donne pas une juste idée de sa structure, cette fortification a, dit-on, quinze cents milles de long; mais, à la vérité, elle n’est pas également parfaite. Cette étendue de quinze cents milles était celle des frontières qui séparaient les Chinois civilisés de diverses tribus de Tartares vagabonds. Ce n’est point de ces sortes de barrières que peut dépendre aujourd’hui le sort des nations qui se font la guerre.
«Plusieurs des moindres ouvrages en dedans de ces grands remparts cèdent aux efforts du temps et commencent à tomber en ruines; d’autres ont été réparés; mais la muraille principale paraît, presque partout, avoir été bâtie avec tant de soin et d’habileté, que, sans qu’on ait jamais eu besoin d’y toucher, elle se conserve entière depuis environ deux mille ans, et elle paraît encore aussi peu susceptible de dégradation que les boulevards de rocher, que la nature a élevés elle-même entre la Chine et la Tartarie.»
Au delà de la muraille, la nature semblait annoncer, elle aussi, qu’on entrait dans un autre pays. La température était plus froide, les chemins plus raboteux, les montagnes moins richement parées. Le nombre des goîtreux était considérable dans ces vallées de la Tartarie et s’élevait, suivant le docteur Gillan, médecin de l’ambassade, au sixième de la population. La partie de la Tartarie où cette maladie est commune, offre une grande ressemblance avec quelques cantons de la Suisse et de la Savoie.
Enfin, on aperçut la vallée de Zhé-Hol, où l’empereur possède un palais et un jardin qu’il habite l’été. La résidence s’appelle: Séjour de l’agréable fraîcheur, et le parc: Jardin des arbres innombrables. L’ambassade fut reçue avec les honneurs militaires, au milieu d’une foule immense, parmi laquelle on remarquait une multitude de gens vêtus de jaune. C’étaient des lamas inférieurs ou moines de la secte de Fo, à laquelle l’empereur était attaché.
Les négociations qui avaient eu lieu à Pékin au sujet du prosternement devant l’empereur recommencèrent. Enfin, Tchien-Lung daigna se contenter de la forme respectueuse avec laquelle les Anglais avaient coutume d’aborder leur souverain. La réception se fit avec toute la pompe et la cérémonie imaginables. Le concours des courtisans et des fonctionnaires était prodigieux.
«Peu après qu’il fit jour, dit la relation, le son de plusieurs instruments et des voix confuses d’hommes éloignés annoncèrent l’approche de l’empereur. Bientôt il parut, venant de derrière une haute montagne, bordée d’arbres, comme s’il sortait d’un bois sacré et précédé par un certain nombre d’hommes qui célébraient à haute voix ses vertus et sa puissance. Il était assis sur une chaise découverte et triomphale, portée par seize hommes. Ses gardes, les officiers de sa maison, les porte-étendard, les porte-parasol et la musique l’accompagnaient. Il était vêtu d’une robe de soie de couleur sombre, et coiffé d’un bonnet de velours, assez semblable pour la forme à ceux des montagnards d’Écosse. On voyait sur son front une très grosse perle, seul joyau ou ornement qu’il parût avoir sur lui.»
En entrant dans la tente, l’empereur monta sur le trône par les marches de devant, sur lesquelles lui seul a le droit de passer. Le grand colao (premier ministre) Ho-Choo-Taung et deux des principaux officiers de sa maison se tenaient auprès de lui et ne lui parlaient jamais qu’à genoux. Quand les princes de la famille impériale, les tributaires et les grands officiers de l’État furent placés suivant leur rang, le président du Tribunal des Coutumes conduisit Macartney jusqu’au pied du côté gauche du trône, côté qui, d’après les usages chinois, est regardé comme la place d’honneur. L’ambassadeur était suivi de son page et de son interprète. Le ministre plénipotentiaire l’accompagnait.
Macartney, instruit par le président, tint avec ses deux mains et leva au-dessus de sa tête la grande et magnifique boîte d’or, enrichie de diamants et de forme carrée, dans laquelle était enfermée la lettre du roi d’Angleterre à l’empereur. Alors, montant le peu de marches qui conduisent au trône, il plia le genou, fit un compliment très court et présenta la boîte à Sa Majesté impériale. Ce monarque la reçut gracieusement de ses mains, la plaça à côté de lui et dit: «qu’il éprouvait beaucoup de satisfaction du témoignage d’estime et de bienveillance que lui donnait Sa Majesté britannique en lui envoyant une ambassade avec une lettre et de rares présents; que, de son côté, il avait de pareils sentiments pour le souverain de la Grande-Bretagne et qu’il espérait que l’harmonie serait toujours maintenue entre leurs sujets respectifs.»
Après quelques minutes d’entretien particulier avec l’ambassadeur, l’empereur lui fit, ainsi qu’au ministre plénipotentiaire, divers présents. Puis ces dignitaires furent conduits sur des coussins devant lesquels se trouvaient des tables couvertes d’une pyramide de bols contenant une grande quantité de viandes et de fruits. L’empereur mangea aussi et accabla, pendant tout ce temps, les ambassadeurs de témoignages d’estime et de prévenances, qui étaient destinés à singulièrement relever le gouvernement anglais dans l’opinion publique. Bien plus, Macartney et sa suite furent invités à visiter les jardins de Zhé-Hol. Pendant leur promenade, les Anglais rencontrèrent l’empereur, qui s’arrêta pour recevoir leurs salutations et les fit accompagner par son premier ministre, que tout le monde considérait comme un vice-empereur, et par plusieurs autres grands personnages.
Ces Chinois prirent la peine de conduire l’ambassadeur et sa suite à travers de vastes terrains plantés pour l’agrément et ne formant qu’une partie de ces immenses jardins. Le reste était réservé aux femmes de la famille impériale, et l’entrée en était aussi rigoureusement interdite aux ministres chinois qu’à l’ambassade anglaise.
Macartney parcourut ensuite une vallée verdoyante, dans laquelle il y avait beaucoup d’arbres et surtout des saules d’une prodigieuse grosseur. L’herbe était abondante entre ces arbres, et ni le bétail ni le faucheur n’en diminuaient la vigoureuse croissance. Les ministres chinois et les Anglais, étant arrivés sur les bords d’un vaste lac, de forme irrégulière, s’embarquèrent dans des yachts et parvinrent jusqu’à un pont qui traversait le lac dans sa partie la plus étroite et au delà duquel il semblait se perdre dans un éloignement très obscur.
Quelques jours plus tard, le 17 septembre, Macartney et sa suite assistèrent à la cérémonie qui eut lieu à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de l’empereur. Le lendemain et les jours suivants, eurent lieu des fêtes splendides auxquelles Tchien-Lung assista avec toute sa cour. Les danseurs de corde, les équilibristes, les faiseurs de tours, dont l’habileté fut si longtemps sans rivale, les lutteurs, se succédèrent; puis parurent des habitants des diverses contrées de l’empire dans leurs costumes nationaux, exhibant les différentes productions de leur pays. Ce fut ensuite le tour des musiciens et des danseurs et, enfin, des feux d’artifice, qui, quoique tirés en plein jour, firent un très bel effet.
«Quelques inventions étaient nouvelles pour les spectateurs anglais, dit la relation. Nous allons en citer une. Une grande boîte fut élevée à une hauteur considérable, et, le fond s’étant détaché, comme par accident, on vit descendre une multitude de lanternes de papier. En sortant de la boîte, elles étaient toutes pliées et aplaties; mais elles se déplièrent peu à peu, en s’écartant l’une de l’autre.
«Chacune prit une forme régulière, et, tout à coup, on y aperçut une lumière admirablement colorée... Les Chinois semblent avoir l’art d’habiller le feu à leur fantaisie. De chaque côté de la grande boîte, il y en avait de petites, qui y correspondaient et qui, s’ouvrant de la même manière, laissèrent tomber un réseau de feu, avec des divisions de forme différente, brillant comme du cuivre bruni et flamboyant comme un éclair à chaque impulsion du vent. Le tout fut terminé par l’éruption du volcan artificiel.»
Ordinairement, après les fêtes de l’anniversaire de sa naissance, l’empereur va chasser la bête fauve dans les forêts de la Tartarie; mais, son grand âge ne permettant pas à Tchien-Lung de se livrer à ce divertissement, il résolut de retourner à Pékin, où l’ambassade anglaise devait le précéder.
Cependant, lord Macartney sentait qu’il était temps de fixer un terme à sa mission. D’un côté, les ambassadeurs n’avaient pas coutume de résider d’une façon permanente à la cour de Chine; de l’autre, les frais considérables que la présence de l’ambassade causait à l’empereur, qui payait toutes ses dépenses, l’engageaient naturellement à abréger son séjour Il reçut bientôt de Tchien-Lung la réponse aux lettres du roi d’Angleterre, les présents qu’on le chargeait de remettre au roi et ceux qui lui étaient destinés ainsi qu’à tous les officiers et fonctionnaires qui faisaient partie de sa suite. C’était un congé.
Macartney regagna Tong-chou-Fou par le canal Impérial. Pendant ce voyage de retour, les Anglais purent voir le fameux oiseau «leut-zé» pêcher pour le compte de son maître. C’est une sorte de cormoran. Il est si bien instruit, qu’on n’a besoin de lui mettre au cou ni cordon, ni anneau pour l’empêcher d’avaler une partie de sa proie.
«Sur chaque canot ou radeau, il y a dix ou douze de ces oiseaux, qui plongent à l’instant où leur maître leur fait un signe. On ne peut voir sans étonnement les énormes poissons que ces oiseaux prennent et rapportent dans leur bec.»
Macartney raconte une singulière manière de faire la chasse aux canards sauvages et aux oiseaux aquatiques. On laisse flotter sur l’eau des jarres vides et des calebasses pendant plusieurs jours, afin que les oiseaux aient le temps de s’habituer à cette vue. Puis, un homme entre dans l’eau, se coiffe d’un de ces vases, s’avance doucement, et, tirant par les pattes l’oiseau dont il a pu s’approcher, l’étouffe sous l’eau et continue sans bruit sa chasse jusqu’à ce que soit plein le sac qu’il a sur lui.
L’ambassadeur gagna Canton, puis Macao, et reprit le chemin de l’Angleterre. Nous n’avons pas à insister sur les péripéties de ce voyage de retour.
Il faut nous transporter maintenant dans cette autre partie de l’Asie, qu’on pourrait appeler l’Asie intérieure. Le premier voyageur sur lequel nous ayons à nous étendre quelque peu est Volney.
Il n’est personne qui ne connaisse, au moins de réputation, son livre des Ruines. Le récit de son voyage en Égypte et en Syrie lui est bien supérieur. Là, rien de déclamatoire ou de pompeux; un style sobre, exact, positif en fait, un des meilleurs et des plus instructifs ouvrages qu’on puisse lire. Les membres de l’expédition d’Égypte y trouvèrent, dit-on, des indications précieuses, une appréciation exacte du climat, des produits du sol, des mœurs des habitants.
Au reste, Volney s’était préparé par un entraînement sérieux à ce voyage. C’était pour lui une grande entreprise, et il ne voulait laisser au hasard que le moins de prise possible. C’est ainsi qu’à peine arrivé en Syrie, il avait compris qu’il ne pouvait pénétrer intimement dans les dessous de l’existence du peuple qu’en se mettant à même, en apprenant la langue, de recueillir personnellement toutes ses informations. Il se retira donc au monastère de Mar-Hanna, dans le Liban, pour apprendre l’arabe.
Plus tard, afin de se rendre compte de la vie que mènent les tribus errantes des déserts de l’Arabie, il se lia avec un cheik, s’habitua à porter une lance et à «courir un cheval», et se mit en état d’accompagner les tribus dans leurs courses à travers le désert. C’est grâce à la protection de ces tribus qu’il put visiter les ruines de Palmyre et de Balbeck, villes mortes, dont on ne connaissait guère à cette époque que le nom.
«Son expression, dit Sainte-Beuve, exempte de toute phrase et sobre de couleur, se marque par une singulière propriété et une rigueur parfaite. Quand il nous définit la qualité du sol de l’Égypte et en quoi ce sol se distingue du désert de l’Afrique, de «ce terreau noir, gras et léger», qu’entraîne et que dépose le Nil; quand il nous retrace aussi la nature des vents chauds du désert, leur chaleur sèche dont «l’impression peut se comparer à celle qu’on reçoit de la bouche d’un four banal, au moment qu’on en tire le pain;» l’aspect inquiétant de l’air dès qu’ils se mettent à souffler; cet air «qui n’est pas nébuleux mais gris et poudreux et réellement plein d’une poussière très déliée qui ne se dépose pas et pénètre partout;» le soleil «qui n’offre plus qu’un disque violacé;» dans toutes ces descriptions, dont il faut voir en place l’ensemble et le détail, Volney atteint à une véritable beauté,—si cette expression est permise, appliquée à une telle rigueur de lignes,—une beauté physique, médicale en quelque sorte, et qui rappelle la touche d’Hippocrate dans son Traité de l’air, des lieux et des eaux.»
Si Volney n’a fait aucune découverte géographique qui ait illustré son nom, nous devons, du moins, reconnaître en lui un des premiers voyageurs qui aient eu la conscience de l’importance de leur tâche. Il a cherché à reproduire l’aspect «vrai» des localités qu’il a visitées, et ce n’est pas un mince mérite, à une époque où aucun explorateur ne se privait d’enjoliver ses récits, sans se douter le moins du monde de la responsabilité qu’il encourait.
Par ses relations de société, par sa situation scientifique, l’abbé Barthélemy, qui devait publier, en 1788, son Voyage du jeune Anacharsis, commençait à exercer une certaine influence et à mettre à la mode la Grèce et les pays circonvoisins. C’est évidemment dans ses leçons que M. de Choiseul avait puisé son goût pour l’histoire et l’archéologie.
Nommé ambassadeur à Constantinople, celui-ci se promit d’employer les loisirs que lui laissaient ses fonctions, à parcourir en archéologue et en artiste la Grèce d’Homère et d’Hérodote. Ce voyage devait servir à compléter l’éducation de ce jeune ambassadeur de vingt-quatre ans, qui, s’il se connaissait lui-même, ne devait guère connaître les hommes.
Au reste, il faut croire que M. de Choiseul avait conscience de son insuffisance, car il s’entoura de savants et d’artistes sérieux, l’abbé Barthélemy, l’helléniste d’Ansse de Villoison, le poète Delille, le sculpteur Fauvel et le peintre Cassas. Le seul rôle qu’il joua dans la publication de son Voyage pittoresque de la Grèce est celui d’un Mécène.
M. de Choiseul-Gouffier avait engagé, comme secrétaire particulier, un professeur, l’abbé Jean-Baptiste Le Chevalier, qui parlait avec facilité la langue d’Homère. Celui-ci, après un voyage à Londres, où les intérêts personnels de M. de Choiseul l’arrêtèrent assez longtemps pour qu’il eût le temps d’y apprendre l’anglais, partit pour l’Italie, où une grave maladie le retint à Venise pendant sept mois. Il put, alors seulement, rejoindre à Constantinople M. de Choiseul-Gouffier.
Les études de Le Chevalier portèrent principalement sur les champs où fut Troie. Profondément versé dans la connaissance de l’Iliade, Le Chevalier rechercha et crut retrouver toutes les localités désignées dans le poème homérique. Cet ingénieux travail de géographie historique, cette restitution souleva, presque aussitôt son apparition, de nombreuses controverses. Les uns, comme Bryant, déclarèrent illusoires les découvertes de Le Chevalier, par cette bonne raison que Troie et, à plus forte raison, la guerre de Dix Ans n’avaient jamais existé que dans l’imagination de celui qui les avait chantées. Bien d’autres, et presque tous sont Anglais, adoptèrent les conclusions de l’archéologue français. On croyait depuis longtemps la question épuisée,lorsque les découvertes de M. Schliemann sont venues, tout récemment, lui donner un regain d’actualité.
Guillaume-Antoine Olivier, qui parcourut une grande partie de l’orient à la fin du siècle dernier, eut une singulière fortune. Employé par Berthier de Sauvigny à la rédaction d’une statistique de la généralité de Paris, il se vit privé de son protecteur et du prix de ses travaux par les premières fureurs de la Révolution. Cherchant à utiliser ses talents en histoire naturelle loin de Paris, Olivier reçut du ministre Roland une mission pour les portions reculées et peu connues de l’empire ottoman. On lui donna comme associé un naturaliste du nom de Bruguière.
Partis de Paris à la fin de 1792, les deux amis attendirent pendant quatre mois à Marseille qu’on leur eût trouvé un vaisseau convenable, et ils arrivèrent à la fin de mai de l’année suivante à Constantinople, porteurs de lettres relatives à leur mission pour M. de Semonville. Mais cet ambassadeur avait été rappelé. Son successeur, M. de Sainte-Croix, n’avait pas entendu parler de leur voyage. Que faire en attendant la réponse aux instructions que M. de Sainte-Croix demandait à Paris?
Les deux savants ne pouvaient rester oisifs. Ils se déterminèrent donc à visiter les côtes de l’Asie Mineure, quelques îles de l’archipel et l’Égypte. Comme le ministre de France avait eu d’excellentes raisons pour ne mettre à leur disposition que très peu d’argent, comme eux-mêmes n’avaient que des ressources très bornées, ils ne purent visiter qu’en courant tous ces pays si curieux.
A leur retour à Constantinople, Olivier et Bruguière trouvèrent un nouvel ambassadeur, Verninac, qui était chargé de les envoyer en Perse, où ils devaient s’efforcer de développer les sympathies du gouvernement pour la France, et le déterminer, s’il était possible, à déclarer la guerre à la Russie.
La Perse était à cette époque dans un état d’anarchie épouvantable, et les usurpateurs s’y succédaient, pour le plus grand mal des habitants. Méhémet-Khan était alors sur le trône. Il guerroyait dans le Khorassan, lorsqu’arrivèrent Olivier et Bruguière. On leur offrit de rejoindre le shah dans cette contrée qu’aucun voyageur n’avait encore visitée. L’état de santé de Bruguière les en empêcha et les retint, quatre mois durant, dans un village perdu au milieu des montagnes.
En septembre 1796, Méhémet rentra à Téhéran. Son premier acte fut de faire massacrer une centaine de matelots russes qu’on avait pris sur les bords de la Caspienne et de faire clouer leurs membres pantelants sur les portes de son palais. Dégoûtante enseigne, bien digne d’un tel bourreau!
L’année suivante, Méhémet fut assassiné, et son neveu Fehtah-Ali-Shah lui succéda, mais non sans combat.
Au milieu de ces incessants changements de souverains, il était difficile à Olivier de faire aboutir la mission dont le gouvernement français l’avait chargé. Avec chaque nouveau prince, il fallait recommencer les négociations. Les deux diplomates-naturalistes-voyageurs, comprenant qu’ils n’obtiendraient rien tant que le gouvernement subirait cette instabilité, incapable d’affermir le pouvoir dans les mains d’un shah quelconque, reprirent le chemin de l’Europe, et remirent à des jours meilleurs ou à de plus habiles le soin de conclure l’alliance de la France et de la Perse. Bagdad, Ispahan, Alep, Chypre, Constantinople, telles furent les étapes de leur voyage de retour.
Quels avaient été les résultats de ce long séjour? Si le but diplomatique qu’on se proposait était manqué, si, au point de vue géographique, aucune découverte, aucune observation nouvelle n’avait été faite, Cuvier, dans son éloge d’Olivier, assure qu’en ce qui regarde l’histoire naturelle, les renseignements obtenus ne manquaient pas de valeur. Il faut bien le croire, puisque, trois mois après son retour, Olivier était nommé de l’Institut en remplacement de Daubenton.
Quant à sa relation, publiée en trois volumes in-4º, elle reçut du public l’accueil le plus distingué, dit Cuvier en style académique.
«On a dit qu’elle aurait été plus piquante, continue-t-il, si la censure n’en eût rien retranché; mais alors on trouvait des allusions partout, et il n’était pas toujours permis de dire ce que l’on pensait, même sur Thamas-Kouli-Khan.
«M. Olivier ne tenait pas à ses allusions plus qu’à sa fortune; il effaça tranquillement tout ce qu’on voulut, et se restreignit, avec une entière soumission, au récit pur et simple de ce qu’il avait observé.»
De la Perse à la Russie, la transition n’est pas trop brusque. Elle l’était encore bien moins au XVIIIe siècle qu’aujourd’hui. A proprement parler, ce n’est qu’avec Pierre le Grand que la Russie entre dans le concert européen. Jusqu’alors, cette contrée, par son histoire, par ses relations, par les mœurs de ses habitants, était demeurée tout asiatique. Avec Pierre le Grand, avec Catherine II, les routes se percent, le commerce prend de l’importance, la marine se crée, les tribus russes se réunissent en corps de nation. Déjà, l’empire soumis au czar est immense. Ses souverains, par leurs conquêtes, l’agrandissent encore. Ils font plus. Pierre le Grand dresse des cartes, envoie des expéditions de tous les côtés pour être renseigné sur le climat, les productions, les races de chacune de ses provinces; enfin, il expédie Behring à la découverte du détroit qui doit porter le nom de ce navigateur.
Catherine II marche sur les traces du grand empereur, de l’initiateur par excellence. Elle attire des savants en Russie, se met en relation avec les littérateurs du monde entier. Elle sait créer une puissante agitation en faveur de son peuple. La curiosité, l’intérêt s’éveillent, et l’Europe occidentale a les yeux fixés sur la Russie. On sent qu’une grande nation est à la veille d’être constituée, et l’on n’est pas sans inquiétude sur les suites qu’amènera, infailliblement, son entremise dans les affaires européennes. Déjà la Prusse vient de se révéler, et son épée, jetée par Frédéric II dans la balance, a changé toutes les conditions de l’équilibre européen. La Russie possède bien d’autres ressources en hommes, en argent, en richesses de tout genre inconnues ou inexploitées.
Aussi, toutes les publications relatives à cette contrée sont-elles aussitôt lues avec empressement par les hommes politiques, par tous ceux qui s’intéressent aux destinées de leur patrie, aussi bien que par les curieux qui se plaisent à la description de mœurs si différentes des nôtres, si variées entre elles.
Aucun ouvrage n’avait encore été publié qui surpassât celui du naturaliste Pallas, Voyage à travers plusieurs provinces de l’empire russe, traduit en français de 1788 à 1793. Aucun n’eut autant de succès, et nous devons avouer qu’il le méritait à tous égards.
Pierre-Simon Pallas est un naturaliste allemand que Catherine II avait appelé en 1668 à Saint-Pétersbourg, qu’elle avait fait aussitôt nommer adjoint de l’Académie des Sciences, et qu’elle sut s’attacher par ses bienfaits. Pallas, en témoignage de reconnaissance, publie aussitôt son mémoire sur les ossements fossiles de la Sibérie. L’Angleterre et la France venaient d’envoyer des expéditions pour observer le passage de Vénus sur le disque du soleil. La Russie ne veut pas rester en arrière et fait partir pour la Sibérie toute une troupe de savants dont Pallas fait partie.
Sept astronomes et géomètres, cinq naturalistes et plusieurs élèves doivent parcourir en tout sens cet immense territoire. Pendant six ans entiers, Pallas ne s’épargne pas, explorant, tour à tour, Orembourg, sur le Jaïk, rendez-vous des hordes nomades qui errent sur les bords salés de la Caspienne; Gouriel, située sur cette mer ou plutôt ce grand lac qui se dessèche tous les jours; les montagnes de l’Oural et les nombreuses mines de fer qu’elles renferment; Tobolsk, la capitale de la Sibérie; le gouvernement de Koliwan, sur le versant septentrional de l’Altaï; Krasnojarsk, sur le Yenisseï; le grand lac Baïkal et la Daourie, qui touche aux frontières de la Chine. Puis c’est Astrakan, c’est le Caucase, aux peuples si divers et si intéressants, c’est le Don, qu’il étudie avant de rentrer à Pétersbourg, le 30 juillet 1774.
Il ne faut pas croire que Pallas soit un voyageur ordinaire. Il ne voyage pas en naturaliste seulement. Il est homme, et rien de ce qui touche l’humanité ne lui est indifférent. Géographie, histoire, politique, commerce, religion, beaux-arts, sciences, tout a pour lui de l’intérêt; et cela est si vrai, qu’on ne peut lire son récit de voyage sans admirer la variété de ses connaissances, sans rendre hommage à son patriotisme éclairé, sans reconnaître la perspicacité de la souveraine qui a su s’attacher un homme d’une telle valeur.
Une fois sa relation mise en ordre, écrite et publiée, Pallas ne songe ni à se reposer sur ses lauriers ni à se laisser enivrer par les fumées d’une gloire naissante. Pour lui, le travail est un délassement, et il participe aux opérations nécessaires à l’établissement de la carte de la Russie.
Bientôt, son esprit, toujours enthousiaste, le porte à se livrer plus spécialement à l’étude de la botanique, et ses ouvrages lui assurent une place des plus distinguées entre les naturalistes de l’empire russe.
Un de ses derniers travaux a été une description de la Russie méridionale, Tableau physique et topographique de la Tauride, ouvrage que Pallas a publié en français et traduit en allemand et en russe. Engoué de ce pays qu’il a visité en 1793 et en 1794, il témoigne le désir d’aller s’y établir. L’impératrice lui fait aussitôt présent de plusieurs terres appartenant à la couronne, et le savant voyageur se transporte avec sa famille à Symphéropol.
Pallas profita de la circonstance pour faire un nouveau voyage dans les provinces méridionales de l’empire, les steppes du Volga et les contrées qui bordent la mer Caspienne jusqu’au Caucase; enfin il parcourut la Crimée dans tous les sens. Il avait déjà vu une partie de ces pays une vingtaine d’années auparavant; il put y constater de profonds changements. S’il se plaint de l’exploitation à outrance des forêts, Pallas est obligé de reconnaître qu’en bien des endroits l’agriculture s’est développée, que des centres d’industrie et d’exploitation se sont créés, en un mot que le pays marche dans la voie du progrès. Quant à la Crimée, sa conquête est toute récente, et cependant on y reconnaît déjà des améliorations sensibles. Que seront-elles dans quelques années!
Le bon Pallas, si enthousiaste de cette province, eut à subir, dans sa nouvelle résidence, toute espèce de tracasseries de la part des Tartares. Sa femme mourut en Crimée, et enfin, dégoûté du pays et des habitants, il revint finir ses jours à Berlin, le 8 septembre 1811.
Il laissait deux ouvrages d’une importance capitale, où le géographe, l’homme d’État, le naturaliste, le commerçant pouvaient puiser en abondance des renseignements sûrs et précis sur des contrées jusqu’alors très peu connues, et dont les ressources et les besoins allaient modifier profondément les conditions du marché européen.
CHAPITRE IV
LES DEUX AMÉRIQUES
La côte occidentale d’Amérique. — Juan de Fuca et de Fonte. — Les trois voyages de Behring-Vancouver. — Exploration du détroit de Fuca. — Reconnaissance de l’archipel de la Nouvelle-Géorgie et d’une partie de la côte américaine. — Exploration de l’intérieur de l’Amérique. — Samuel Hearne. — Découverte de la rivière de Cuivre. — Mackenzie et la rivière qui porte son nom. — La rivière de Fraser. — L’Amérique méridionale. — Reconnaissance de l’Amazone par La Condamine. — Voyage de A. de Humboldt et de Bonpland. — Ténériffe. — La caverne du Guachero. — Les «llanos». — Les gymnotes. — L’Amazone, le Rio-Negro et l’Orénoque. — Les mangeurs de terre. — Résultats du voyage. — Second voyage de Humboldt. — Les Volcanitos. — La cascade de Tequendama. — Les ponts d’Icononzo. — Le passage de Quindiu à dos d’homme. — Quito et le Pichincha. — Ascension du Chimboraço. — Les Andes. — Lima. — Le passage de Mercure. — Exploration du Mexique. — Mexico. — Puebla et le Cofre de Perote. — Retour en Europe.
A plusieurs reprises nous avons eu l’occasion de raconter certaines expéditions qui avaient pour but de reconnaître les côtes de l’Amérique. Nous avons parlé des tentatives de Fernand Cortès, des courses et des explorations de Drake, de Cook, de La Pérouse et de Marchand. Il est bon de revenir pour quelque temps en arrière et d’envisager, avec Fleurieu, la suite des voyages qui se sont succédé sur la rive occidentale de l’Amérique, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
En 1537, Cortès, avec Francisco de Ulloa, avait reconnu la grande péninsule de Californie et visité la plus grande partie de ce golfe long et étroit, qui porte aujourd’hui le nom de mer Vermeille.
Après lui, Vasquès Coronado, par terre, et Francisco Alarcon, par mer, s’étaient élancés à la recherche de ce fameux détroit, qui mettait en communication, disait-on, l’Atlantique et le Pacifique; mais ils n’avaient pu dépasser le trente-sixième parallèle.
Deux ans plus tard, en 1542, le Portugais Rodriguès de Cabrillo avait atteint 44° de latitude. Là, le froid, les maladies, le manque de provisions et le mauvais état de son navire l’avaient contraint de rétrograder. Il n’avait pas fait de découverte, il est vrai, mais il avait constaté que, du port de la Nativité, par 19° 3/4 jusqu’au point qu’il avait atteint, la côte se continuait sans interruption. Le détroit semblait reculer devant les explorateurs.
Il faut croire que le peu de succès de ces tentatives découragea les Espagnols, car, à cette époque, ils disparaissent de la liste des explorateurs. C’est un Anglais, Drake, qui, après avoir prolongé la côte occidentale depuis le détroit de Magellan et ravagé les possessions espagnoles, parvient jusqu’au quarante-huitième degré, explore tout le rivage en redescendant sur une longueur de dix degrés, et donne à cette immense étendue de côtes le nom de Nouvelle-Albion.
Vient ensuite, en 1592, le voyage, en grande partie fabuleux, de Juan de Fuca, qui prétendit avoir trouvé le détroit d’Anian qu’on cherchait depuis si longtemps, alors qu’il n’avait découvert en réalité que le pas qui sépare du continent l’île de Vancouver.
En 1602, Vizcaino jetait les fondations du port de Monterey, en Californie, et, quarante ans plus tard, avait lieu cette expédition si contestée de l’amiral de Fuente ou de Fonte,—suivant qu’on en fait un Espagnol ou un Portugais,—expédition qui a donné lieu à tant de dissertations savantes et de discussions ingénieuses. On lui doit la découverte de l’archipel Saint-Lazare au-dessus de l’île Vancouver; mais il faut rejeter dans le domaine du roman tout ce que Fonte raconte des lacs et des grandes villes qu’il assure avoir visitées et de la communication qu’il prétend avoir découverte entre les deux océans.
Au XVIIIe siècle, on n’acceptait déjà plus aveuglément les récits des voyageurs. On les examinait, on les contrôlait et l’on n’en retenait que les parties qui concordaient avec les relations déjà connues. Buache, Delisle et surtout Fleurieu ont, les premiers, ouvert la voie si féconde de la critique historique, et il faut leur en savoir le plus grand gré.
Les Russes, on l’a vu, avaient considérablement étendu le domaine de leurs connaissances, et il y avait tout lieu de croire peu éloigné le jour où leurs coureurs et leurs cosaques atteindraient l’Amérique, si surtout, comme on le supposait à cette époque, les deux continents étaient réunis par le nord. Mais ce n’aurait pas été, en tout cas, une expédition sérieuse, et qui pût donner des renseignements scientifiques auxquels on dût ajouter foi.
Le czar Pierre Ier avait tracé de sa main, peu d’années avant sa mort, le plan et les instructions d’un voyage dont il avait formé le projet depuis longtemps: s’assurer si l’Asie et l’Amérique sont réunies ou séparées par un détroit. Il n’était pas possible de trouver les ressources nécessaires dans les arsenaux et les ports du Kamtschatka. Aussi fallut-il faire venir d’Europe capitaines, matelots, équipements et vivres.
Le Danois Vitus Behring et le Russe Alexis Tschirikow, qui tous deux avaient donné mainte preuve de savoir et d’habileté, furent chargés du commandement de l’expédition. Celle-ci se composait de deux vaisseaux, qui furent construits au Kamtschatka. Ils ne furent prêts à prendre la mer que le 20 juillet 1720. Dirigeant sa route au nord-est, le long de la côte d’Asie, qu’il ne perdit pas un instant de vue, Behring parvint, le 15 août, par 67° 18′ de latitude nord, en vue d’un cap au delà duquel la côte s’infléchissait à l’ouest.
Non seulement, dans ce premier voyage, Behring n’avait pas eu connaissance de la côte d’Amérique, mais il venait de franchir, sans s’en douter, le détroit auquel la postérité a imposé son nom. Le fabuleux détroit d’Anian était remplacé par le détroit de Behring.
Un second voyage, entrepris l’année suivante par les mêmes voyageurs, n’avait pas amené de résultat.
Ce fut seulement en 1741, le 4 juin, que Behring et Tschirikow purent partir de nouveau. Cette fois, dès qu’ils seraient arrivés par 50 degrés de latitude nord, ils entendaient porter à l’est, jusqu’à ce qu’ils rencontrassent la côte d’Amérique. Mais les deux vaisseaux, séparés dès le 20 juin par un coup de vent, ne purent se réunir pendant le reste de la campagne. Le 18 juillet, fut découvert par Behring le continent américain par 58° 28′ de latitude. Les jours suivants furent consacrés au relèvement d’une grande baie, comprise entre les deux caps Saint-Élie et Saint-Hermogène.
Pendant tout le mois d’août, Behring navigua au milieu des îles qui bordent la péninsule d’Alaska, nomma l’archipel Schumagin, lutta jusqu’au 24 septembre contre des vents contraires, reconnut l’extrémité de la presqu’île, et découvrit une partie des îles Aléoutiennes.
Mais depuis longtemps malade, ce navigateur fut bientôt incapable de relever la route que faisait le navire, et ne put éviter de se mettre à la côte sur une petite île qui a pris le nom de Behring. Là périt misérablement, le 8 décembre 1741, cet homme de cœur, cet explorateur habile.
Quant au reste de l’équipage, bien diminué par les fatigues et les privations d’un hivernage en ce lieu désolé, il parvint à construire une grande chaloupe avec les débris du vaisseau, et rentra au Kamtschatka.
Pour Tschirikow, après avoir attendu son commandant jusqu’au 25 juin, il atterrit à la côte d’Amérique entre les cinquante-cinquième et cinquante-sixième degrés. Il y perdit deux embarcations avec tout leur équipage, sans pouvoir découvrir ce qu’elles étaient devenues. N’ayant plus alors de moyen pour communiquer avec la terre, il avait regagné le Kamtschatka.
La voie était ouverte. Des aventuriers, des négociants, des officiers s’y engagèrent résolûment. Leurs découvertes portèrent principalement sur les îles Aléoutiennes et la presqu’île d’Alaska.
Cependant, les expéditions que les Anglais envoyaient à la côte d’Amérique, les progrès des Russes avaient excité la jalousie et l’inquiétude des Espagnols. Ceux-ci craignaient de voir leurs rivaux s’établir dans des pays qui leur appartenaient, nominalement, mais où ils n’avaient aucun établissement.
Le vice-roi du Mexique, le marquis de Croix, se souvint alors de la découverte faite par Vizcaino d’un excellent port, et il résolut d’y établir un presidio. Deux expéditions simultanées, l’une par terre, sous le commandement de don Gaspar de Portola, l’autre par mer, composée des deux paquebots le San-Carlos et le San-Antonio, quittèrent La Paz le 10 janvier 1769, atteignirent le port de San-Diego, et retrouvèrent, après une année de recherches, le havre de Monterey, indiqué par Vizcaino.
A la suite de cette expédition, les Espagnols continuèrent à explorer les côtes de la Californie. Les plus célèbres voyages sont ceux de don Juan de Ayala et de La Bodega, qui eurent lieu en 1775, et pendant lesquels furent reconnus le cap del ¡Engaño et la baie de la Guadalupa, puis les expéditions d’Arteaga et de Maurelle.
Les reconnaissances de Cook, de La Pérouse et de Marchand, ayant été précédemment racontées, il convient maintenant de s’arrêter avec quelque détail sur l’expédition de Vancouver. Cet officier, qui avait accompagné Cook pendant son second et son troisième voyage, se trouvait tout naturellement désigné pour prendre le commandement de l’expédition que le gouvernement anglais envoyait à la côte d’Amérique dans le but de mettre fin aux contestations survenues avec le gouvernement espagnol au sujet de la baie de Nootka.
Georges Vancouver reçut ordre d’obtenir, des autorités espagnoles, une cession formelle de ce port si important pour le commerce des fourrures. Il devait ensuite relever toute la côte nord-ouest depuis le trentième degré de latitude jusqu’à la rivière de Cook sous le soixante et unième degré. Enfin, on appelait tout particulièrement son attention sur le détroit de Fuca et sur la baie explorée en 1789 par le Washington.
Les deux bâtiments, la Découverte, de 340 tonneaux, et le Chatam, de 135, ce dernier sous le commandement du capitaine Broughton, partirent de Falmouth le 1er avril 1791.
Après deux relâches à Ténériffe et à la baie Simon, puis au cap de Bonne-Espérance, Vancouver s’enfonça dans le sud, reconnut l’île Saint-Paul, et cingla vers la Nouvelle-Hollande, entre les routes de Dampier et de Marion, sur des parages qui n’avaient pas encore été parcourus. Le 27 septembre, fut reconnue une partie de la côte de la Nouvelle-Hollande, terminée par un cap formé de falaises élevées, qui reçut le nom de cap Chatam. Comme un certain nombre de ses matelots étaient attaqués de la dysenterie, Vancouver résolut de relâcher dans le premier port qu’il rencontrerait, afin de s’y procurer l’eau, le bois, et surtout les vivres frais qui lui manquaient. Ce fut au port du Roi Georges III qu’il s’arrêta. Il y trouva des canards, des courlis, des cygnes, une grande quantité de poissons, des huîtres; mais il ne put entrer en communication avec aucun habitant, bien qu’on eût découvert un village d’une vingtaine de huttes tout récemment abandonnées.
Nous n’avons pas à suivre la croisière de Vancouver sur la côte sud-ouest de la Nouvelle-Hollande; elle ne nous apprendrait rien que nous ne sachions déjà.
Le 26 octobre, fut doublée la terre de Van-Diemen, et, le 2 novembre, on reconnut la côte de la Nouvelle-Zélande, où les deux bâtiments anglais allèrent mouiller à la baie Dusky. Vancouver y compléta les relèvements que Cook avait laissés inachevés. Un ouragan sépara bientôt de la Découverte le Chatam, qui fut retrouvé dans la baie de Matavaï, à Taïti. Pendant cette dernière traversée, Vancouver avait aperçu quelques îles rocheuses, qu’il appela les Embûches (the Snares), et une île plus considérable, nommée Oparra. De son côté, le capitaine Broughton avait découvert l’île Chatam à l’est de la Nouvelle-Zélande. Les incidents de la relâche à Taïti rappellent trop ceux du séjour de Cook, pour qu’il soit utile de les rapporter.
Le 24 janvier 1792, les deux bâtiments partirent pour les Sandwich et s’arrêtèrent quelque peu à Owhyhee, à Waohoo et à Attoway. Depuis le massacre de Cook, bien des changements étaient survenus dans l’archipel. Des navires anglais et américains, qui faisaient la pêche de la baleine ou le commerce des fourrures, commençaient à le visiter. Leurs capitaines avaient donné aux naturels le goût de l’eau-de-vie et le désir de posséder des armes à feu. Les querelles entre les petits chefs étaient devenues plus fréquentes, l’anarchie la plus complète régnait partout, et déjà le nombre des habitants avait singulièrement diminué.
Le 17 mars 1792, Vancouver abandonna les îles Sandwich, et fit route pour l’Amérique, dont il reconnut bientôt la partie de côte nommée par Drake Nouvelle-Albion. Il y rencontra presque aussitôt le capitaine Gray, qui passait pour avoir pénétré avec le Washington dans le détroit de Fuca, et avoir reconnu une vaste mer. Gray se hâta de démentir les découvertes qu’on lui avait si généreusement prêtées. Il n’avait fait que cinquante milles seulement dans le détroit qui courait de l’ouest à l’est, jusqu’à un endroit à partir duquel les naturels lui assuraient qu’il s’enfonçait dans le nord.
Vancouver pénétra à son tour dans le détroit de Fuca, y reconnut le port de la Découverte, l’entrée de l’Amirauté, la Birch-Bay, le Désolation-Sound, le détroit de Johnston et l’archipel de Broughton. Avant d’atteindre l’extrémité de ce long bras de mer, il avait rencontré deux petits bâtiments espagnols sous les ordres de Quadra. Les deux capitaines se communiquèrent leurs travaux réciproques, et donnèrent leurs deux noms à la principale île de ce nombreux archipel, qui fut désigné sous le nom de Nouvelle-Géorgie.
Vancouver visita ensuite Nootka, la rivière Columbia, et vint relâcher à San-Francisco. On comprend que nous ne puissions suivre dans tous ses détails cette exploration minutieuse, qui ne demanda pas moins de trois campagnes successives. L’immense étendue de côtes comprise entre le cap Mendocino et le port de Conclusion par 56° 14′ nord et 225° 37′ est, fut reconnue par les navires anglais.
«Maintenant, dit le voyageur, que nous avons atteint le but principal que le roi s’était proposé en ordonnant ce voyage, je me flatte que notre reconnaissance très précise de la côte nord-ouest de l’Amérique dissipera tous les doutes et écartera toutes les fausses opinions concernant un passage par le nord ouest; qu’on ne croira plus qu’il y ait une communication entre la mer Pacifique du Nord et l’intérieur du continent de l’Amérique dans l’étendue que nous avons parcourue.»
Parti de Nootka pour faire la reconnaissance de la côte méridionale de l’Amérique avant de revenir en Europe, Vancouver s’arrêta à la petite île des Cocos, qui mérite peu son nom, comme nous avons eu déjà l’occasion de le dire, relâcha à Valparaiso, doubla le cap Horn, fit de l’eau à Sainte-Hélène, et rentra dans la Tamise, le 12 septembre 1795.
Mais les fatigues de cette longue campagne avaient tellement altéré la santé de cet habile explorateur, qu’il mourut au mois de mai 1798, avant d’avoir pu terminer la rédaction de son voyage, qui fut achevée par son frère.
Carte pour les voyages de Hearne et de Mackenzie.
Pendant les quatre années qui avaient été employées à ce rude travail de relever neuf mille lieues de côtes inconnues, la Découverte et le Chatam n’avaient perdu que deux hommes. On le voit, l’habile élève du capitaine Cook avait mis à profit les leçons de son maître, et l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, en Vancouver, ou des soins qu’il donna à ses matelots aussi bien que de son humanité envers les indigènes, ou de la prodigieuse habileté dont il fit preuve pendant tout le cours de cette dangereuse navigation.
Cependant, si les explorateurs se succédaient sur la côte occidentale d’Amérique, les colons n’étaient pas non plus inactifs. D’abord établis sur les bords de l’Atlantique, où ils avaient fondé une longue suite d’États jusqu’au Canada, ils n’avaient pas tardé à s’enfoncer dans l’intérieur. Leurs trappeurs, leurs coureurs des bois, avaient reconnu d’immenses espaces de terrain propres à la culture, et les squatters anglais les avaient envahis progressivement. Ce n’avait pas été sans une lutte continuelle contre les Indiens, ces premiers possesseurs du sol, qu’ils tendaient tous les jours à refouler dans l’intérieur. Appelés par la fertilité d’une terre vierge et les constitutions plus libérales des divers États, les colons n’avaient pas tardé à affluer.
Leur nombre devint tel, qu’à la fin du XVIIe siècle, les héritiers de lord Baltimore estimaient à trois mille livres le produit de la vente de leurs terres, et qu’au milieu du siècle suivant, en 1750, les successeurs de William Penn se faisaient de la même manière un revenu dix fois plus considérable. Et cependant, on ne trouvait pas encore l’immigration assez considérable; on se mit à déporter les condamnés,—le Maryland en comptait 1981 en 1750,—mais surtout on recruta des émigrants auxquels on faisait signer un engagement, ce qui fut la source d’abus scandaleux.
Bien que toutes les terres qu’on avait achetées des Indiens ou qu’on leur avait enlevées fussent loin d’être occupées, le colon anglais allait toujours de l’avant au risque d’avoir maille à partir avec les légitimes possesseurs du sol.
Au nord, la Compagnie de la baie d’Hudson, qui a le monopole du commerce des fourrures, est toujours à la recherche de nouveaux territoires de chasse, car ceux qu’elle a exploités ne tardent pas à s’épuiser. Elle pousse en avant ses trappeurs, recueille auprès des Indiens, qu’elle emploie et qu’elle grise, des renseignements précieux. C’est ainsi qu’elle apprend l’existence d’une rivière qui se jette, au nord, près de riches mines de cuivre dont quelques indigènes ont apporté au fort du Prince-de-Galles de riches échantillons. La résolution de la Compagnie est aussitôt prise, et, en 1769, elle confie à Samuel Hearne le commandement d’une expédition de recherches.
Pour un voyage dans ces contrées glacées, où l’on ne trouve que difficilement à s’approvisionner, où la rigueur du froid est extrême, il faut des hommes bien trempés, en petit nombre, capables de supporter les fatigues d’une marche pénible au milieu de la neige et de résister aux tortures de la faim. Hearne ne prit avec lui que deux blancs et quelques Indiens dont il était sûr.
Malgré l’extrême adresse de ces guides qui connaissent le pays et sont au courant des habitudes du gibier, les provisions font bientôt défaut. A deux cents milles du fort du Prince-de-Galles, les Indiens abandonnent Hearne et ses deux compagnons, qui sont obligés de revenir sur leurs pas.
Mais le chef de l’entreprise est un rude marin, habitué à tout souffrir. Aussi ne se rebute-t-il pas. Si l’on a échoué la première fois, ne peut-on être plus heureux dans une seconde tentative?
Au mois de février 1770, Hearne s’élance de nouveau à travers ces contrées inconnues. Cette fois, il est seul avec cinq Indiens, car il a compris que l’inaptitude des blancs à supporter les fatigues engendre le mépris des sauvages. Déjà il s’est éloigné de cinq cents milles, lorsque la rigueur de la saison le force à s’arrêter et à attendre une température plus clémente. Ce fut un rude moment à passer. Tantôt dans l’abondance, avec du gibier plus qu’on n’en peut consommer, plus souvent n’avoir rien à se mettre sous la dent, être même obligé, pendant sept jours, de mâcher de vieux cuirs, de ronger des os qu’on avait jetés, ou de chercher sur les arbres quelques baies qu’on ne trouve pas toujours, souffrir, enfin, des froids terribles, voilà l’existence du découvreur dans ces contrées glacées!
Hearne repart au mois d’avril, continue jusqu’en août à courir les bois, et se prépare à passer l’hiver auprès d’une tribu indienne qui l’a bien accueilli, lorsqu’un accident, qui le prive de son quart de cercle, le force à continuer sa route.
Les privations, les misères, les déceptions n’ébranlent pas l’indomptable courage de Samuel Hearne. Il repart le 7 décembre, et, s’enfonçant dans l’ouest sous le soixantième degré de latitude, il rencontre une rivière. Le voilà construisant un canot et descendant ce cours d’eau, qui se jette dans une série interminable de lacs grands et petits. Enfin, le 13 juillet 1771, il atteint la rivière de Cuivre. Les Indiens qui l’accompagnaient se trouvaient depuis quelques semaines sur les territoires fréquentés par les Esquimaux, et se promettaient, s’ils en rencontraient, de les massacrer jusqu’au dernier.
Cet événement ne devait pas se faire attendre.
«Voyant, dit Hearne, tous les Esquimaux livrés au repos dans leurs tentes, les Indiens sortirent de leur embuscade et tombèrent à l’improviste sur ces pauvres créatures; je contemplais ce massacre, réduit à rester neutre.»
Des vingt individus qui composaient cette tribu, pas un n’échappa à la rage sanguinaire des Indiens, et ils firent périr dans les plus épouvantables tortures une vieille femme qui avait tout d’abord échappé au massacre.
«Après cet horrible carnage, continue Hearne, nous nous assîmes sur l’herbe et fîmes un bon repas de saumon frais.»
En cet endroit, la rivière s’élargissait singulièrement. Le voyageur était-il donc arrivé à son embouchure? Pourtant l’eau était absolument douce. Sur le rivage, paraissaient, cependant, comme les traces d’une marée. Des phoques se jouaient en grand nombre au milieu des eaux. Quantité de barbes de baleine avaient été trouvées dans les tentes des Esquimaux. Tout se réunissait enfin pour donner à penser que c’était la mer. Hearne saisit son télescope. Devant lui se déroule à perte de vue une immense nappe d’eau, interrompue, de place en place, par des îles. Plus de doute, c’est la mer.
Le 30 juin 1772, Hearne ralliait les établissements anglais, après une absence qui n’avait pas duré moins d’un an et cinq mois.
La Compagnie reconnut l’immense service que Hearne venait de lui rendre en le nommant gouverneur du fort de Galles. Pendant son expédition à la baie d’Hudson, La Pérouse s’empara de cet établissement et y trouva le journal de voyage de Samuel Hearne. Le navigateur français le lui rendit à la condition qu’il le publierait. Nous ne savons quelles circonstances ont retardé, jusqu’en 1795, l’accomplissement de la parole que le voyageur anglais avait donnée au marin français.
Ce n’est que dans le dernier quart du XVIIIe siècle que fut connue cette immense chaîne de lacs, de rivières et de portages qui, partant du lac Supérieur, ramasse toutes les eaux qui tombent des montagnes Rocheuses et les déverse dans l’océan Glacial. C’est à des négociants en fourrures, les frères Frobisher, et à M. Pond, qui arriva jusqu’à Athabasca, qu’est due en partie leur découverte.
Grâce à ces reconnaissances, le chemin devient moins difficile, les explorateurs se succèdent, les établissements se rapprochent, le pays est découvert. Bientôt même on entend parler d’une grande rivière qui se dirige vers le nord-ouest.
Ce fut Alexandre Mackenzie qui lui donna son nom. Parti, le 3 juin 1789, du fort Chippewayan, sur la plage méridionale du lac des Collines, il emmenait avec lui quelques Canadiens et plusieurs Indiens, dont l’un avait accompagné Samuel Hearne. Parvenu en un point situé par 67° 45′ de latitude, Mackenzie apprit qu’il n’était pas éloigné de la mer à l’est, mais qu’il en était encore plus près à l’ouest. Il approchait évidemment de l’extrémité nord-ouest de l’Amérique.
Le 12 juillet, Mackenzie atteignit une grande nappe d’eau qu’à son peu de profondeur et aux glaces qui la recouvraient, on ne pouvait prendre pour la mer, bien qu’on n’aperçût aucune terre à l’horizon. Et cependant, c’était bien l’Océan boréal que Mackenzie venait d’atteindre. Il en demeura convaincu, lorsqu’il vit les eaux monter, bien que le vent ne fût pas violent. C’était la marée. Le voyageur gagna ensuite une île qu’il apercevait à quelque distance de la côte. Il vit de là plusieurs cétacés qui se jouaient au milieu des flots. Aussi cette île, qui gît par 69° 14′ de latitude, reçut-elle du voyageur le nom d’île des Baleines. Le 12 septembre, l’expédition rentrait heureusement au fort Chippewayan.
Trois ans plus tard, Mackenzie, en qui la soif des découvertes n’était pas éteinte, remontait la rivière de la Paix, qui prend sa source dans les montagnes Rocheuses. En 1793, après être parvenu à se frayer une route à travers cette chaîne difficile, il reconnaissait de l’autre côté des montagnes une rivière, le Tacoutche-tesse, qui coulait vers le sud-ouest. Au milieu de dangers et de privations qu’il est plus facile d’imaginer que de rendre, Mackenzie descendit ce cours d’eau jusqu’à son embouchure, c’est-à-dire au-dessous des îles du Prince-de-Galles. Là, sur la paroi d’un rocher, il traça, avec un mélange de graisse et de vermillon, cette inscription, aussi éloquente que laconique: «Alexandre Mackenzie, venu du Canada par terre, ce 22 juillet 1793.» Le 24 août, il rentrait au fort Chippewayan.
Dans l’Amérique méridionale, aucun voyage scientifique n’a lieu pendant la première moitié du XVIIIe siècle. Il ne reste guère à parler que de La Condamine. Nous avons raconté plus haut les recherches qui l’avaient conduit en Amérique, et nous avons dit qu’une fois les mesures terminées, il avait laissé Bouguer revenir en Europe, et Jussieu prolonger un séjour qui devait enrichir l’histoire naturelle d’une foule de plantes et d’animaux inconnus, tandis que lui-même allait descendre l’Amazone jusqu’à son embouchure.
«On pourrait appeler La Condamine, dit M. Maury dans son Histoire de l’Académie des Sciences, l’Alexandre de Humboldt du XVIIIe siècle. A la fois bel esprit et savant de profession, il fit preuve, dans cette mémorable expédition, d’un héroïque dévouement à la science. Les fonds, accordés par le roi pour son voyage, n’ayant pas suffi, il mit cent mille livres de sa bourse; les fatigues, les souffrances lui firent perdre les jambes et les oreilles. Victime de sa passion pour la science, il ne rencontra, hélas! à son retour, chez un public qui ne comprenait pas un martyr qui n’aspire pas au ciel, que le sarcasme et la malignité. Ce n’était plus l’infatigable explorateur qui avait bravé tant de dangers qu’on voyait dans M. de La Condamine, mais seulement le distrait et le sourd ennuyeux, ayant toujours à la main son cornet acoustique. Satisfait de l’estime de ses confrères, dont M. de Buffon se fit un jour un si éloquent interprète (réponse au discours de réception de La Condamine à l’Académie française), La Condamine se consolait en composant des chansons et poursuivait jusqu’à la tombe, dont la souffrance lui abrégea le chemin, cette ardeur d’observations de toutes choses, même de la douleur, qui le conduisit à interroger le bourreau sur l’échafaud de Damiens.»
Peu de voyageurs, avant La Condamine, avaient eu l’occasion de pénétrer dans les vastes régions du Brésil. Aussi, le savant explorateur espérait-il rendre son voyage utile en levant une carte du cours du fleuve et en recueillant les observations qu’il aurait l’occasion de faire, dans un pays si peu fréquenté, sur les coutumes singulières des Indiens.
Depuis Orellana, dont nous avons raconté la course aventureuse, Pedro de Ursua avait été envoyé, en 1559, par le vice-roi du Pérou, à la recherche du lac Parima et de l’El Dorado. Il périt par la main d’un soldat rebelle, qui commit, en descendant le fleuve, toute sorte de brigandages et finit par être écartelé dans l’île de la Trinité.
De pareilles tentatives n’étaient pas pour donner de grandes lumières sur le cours du fleuve. Les Portugais furent plus heureux. En 1636 et 1637, Pedro Texeira, avec quarante-sept canots et un nombreux détachement d’Espagnols et d’Indiens, avait suivi l’Amazone jusqu’à son tributaire, le Napo. Il avait alors remonté celui-ci, puis la Coca, et était arrivé à trente lieues de Quito, qu’il avait gagnée avec quelques hommes. L’année suivante, il était retourné au Para par le même chemin, accompagné des jésuites d’Acunha et d’Artieda, qui publièrent le récit de ce voyage, dont la traduction parut en 1682.
La carte, dressée par Sanson sur cette relation, naturellement copiée par tous les géographes, était extrêmement défectueuse, et, jusqu’en 1717, il n’y en eut pas d’autre. A cette époque, fut publiée dans le tome XII des Lettres édifiantes,—précieux recueil où l’on rencontre une multitude d’informations des plus intéressantes pour l’histoire et la géographie,—la copie d’une carte dressée, dès 1690, par le père Fritz, missionnaire allemand. On y voit que le Napo n’était pas la vraie source de l’Amazone et que ce dernier, sous le nom de Marañon, sort d’un lac Guanuco, à trente lieues de Lima vers l’orient. La partie inférieure du cours du fleuve était assez mal tracée, parce que le père Fritz, lorsqu’il le descendit, était trop malade pour observer exactement.
Parti de Tarqui, à cinq lieues de Cuenca, le 11 mai 1743, La Condamine passa par Zaruma, ville autrefois célèbre par ses mines d’or, et traversa plusieurs rivières sur ces ponts en liane, attachés aux deux rives, qui ressemblent à un immense hamac tendu d’un bord à l’autre. Puis, il gagna Loxa, située à quatre degrés de la ligne. Cette ville est placée quatre cents toises plus bas que Quito. Aussi y remarque-t-on une notable différence de température, et les montagnes, couvertes de bois, ne paraissent plus que des collines auprès de celles de Quito.
De Loxa à Jaen-de-Bracamoros, on traverse les derniers contreforts des Andes. Dans ce canton, la pluie tombe tous les jours pendant les douze mois de l’année; aussi n’y faut-il pas faire un séjour de quelque durée. Tout ce pays était bien déchu de son antique prospérité; Loyola, Valladolid, Jaen et la plupart des villes du Pérou, éloignées de la mer et du grand chemin de Carthagène à Lima, n’étaient plus alors que de petits hameaux. Et cependant, toute la contrée aux alentours de Jaen est couverte de cacaoyers sauvages, auxquels les Indiens ne font d’ailleurs pas plus d’attention qu’au sable d’or charrié par leurs rivières.
La Condamine s’embarqua sur le Chincipe, plus large à cet endroit que la Seine à Paris, et le descendit jusqu’à son confluent avec le Marañon. A partir de cet endroit, le Marañon commence d’être navigable, bien qu’il soit interrompu par quantité de sauts ou de rapides, et rétréci en bien des endroits jusqu’à n’avoir plus que vingt toises de large. Le plus célèbre de ces détroits est le pongo ou porte de Mansériché, lit creusé par le Marañon au milieu de la Cordillère, coupée presque à pic, et dont la largeur n’a pas plus de vingt-cinq toises. La Condamine, resté seul avec un nègre sur un radeau, y eut une aventure presque sans exemple.
«Le fleuve, dit-il, dont la hauteur diminua de vingt-cinq pieds en trente-six heures, continuait à décroître. Au milieu de la nuit, l’éclat d’une grosse branche d’arbre cachée sous l’eau s’étant engagé entre les pièces de bois de mon train, où il pénétrait de plus en plus à mesure que celui-ci baissait avec le niveau de l’eau, je me vis au moment, si je n’eusse été présent et éveillé, de rester avec le radeau accroché et suspendu en l’air à une branche d’arbre. Le moins qui pouvait m’arriver, eût été de perdre mes journaux et cahiers d’observations, fruit de huit ans de travail. Je trouvai heureusement enfin moyen de dégager le radeau et de le remettre à flot.»
Près de la ville ruinée de Santiago, où La Condamine arriva le 10 juillet, habitent, au milieu des bois, les Indiens Xibaros, en révolte depuis un siècle contre les Espagnols, afin de se soustraire au travail des mines d’or.
Au delà du pongo de Mansériché, c’était un monde nouveau, un océan d’eau douce, un labyrinthe de lacs, de rivières et de canaux au milieu de forêts inextricables. Bien qu’il fût depuis sept ans habitué à vivre en pleine nature, La Condamine ne pouvait se lasser de ce spectacle uniforme, de l’eau, de la verdure et rien de plus. Quittant Borja le 14 juillet, le voyageur dépassa bientôt le confluent du Morona, qui descend du volcan de Sangay dont les cendres volent quelquefois au delà de Guyaquil. Puis, il traversa les trois bouches de la Pastaca, rivière alors si débordée qu’il fut impossible de mesurer aucune embouchure. Le 19 du même mois, La Condamine atteignit la Laguna, où l’attendait depuis six semaines don Pedro Maldonado, gouverneur de la province d’Esmeraldas, qui avait descendu la Pastaca. La Laguna formait, à cette époque, un gros bourg de mille Indiens en état de porter les armes et rassemblés sous l’autorité des missionnaires de diverses tribus.
«En m’engageant à lever la carte du cours de l’Amazone, dit La Condamine, je m’étais ménagé une ressource contre l’inaction que m’eût permise une navigation tranquille, que le défaut de variété dans des objets, même nouveaux, eût pu rendre ennuyeuse. Il me fallait être dans une attention continuelle pour observer, la boussole et la montre à la main, les changements de direction du cours du fleuve, et le temps que nous employions d’un détour à l’autre, pour examiner les différentes largeurs de son lit et celles des embouchures des rivières qu’il reçoit, l’angle que celles-ci forment en y entrant, la rencontre des îles et leur longueur, et surtout pour mesurer la vitesse du courant et celle du canot, tantôt à terre, tantôt sur le canot même, par diverses pratiques, dont l’explication serait ici de trop. Tous mes moments étaient remplis. Souvent j’ai sondé et mesuré géométriquement la largeur du fleuve et celle des rivières qui viennent s’y joindre, j’ai pris la hauteur méridienne du soleil presque tous les jours, et j’ai observé son amplitude à son lever et à son coucher dans tous les lieux où j’ai séjourné.»
Le 25 juillet, après avoir passé devant la rivière du Tigre, La Condamine arriva à une nouvelle mission de sauvages appelés Yameos, que les pères avaient récemment tirés des bois. Leur langue était difficile et la manière de la prononcer encore plus extraordinaire. Certains de leurs mots exigeaient neuf ou dix syllabes, et ils ne savaient compter que jusqu’à trois. Ils se servaient avec beaucoup d’adresse de la sarbacane, avec laquelle ils lançaient de petites flèches trempées dans un poison si actif qu’il tuait en une minute.
Le lendemain fut atteinte l’embouchure de l’Ucayale, l’une des plus fortes rivières qui grossissent le Marañon et qui peut en être la source. A partir de ce confluent, la largeur du fleuve croît sensiblement.
Le 27, fut accostée la mission des Omaguas, nation autrefois puissante, qui peuplait les bords de l’Amazone sur une longueur de deux cents lieues au-dessous du Napo. Étrangers au pays, ils passent pour avoir descendu le cours de quelque rivière qui prend sa source dans le royaume de Grenade, afin d’échapper au joug des Espagnols. Le mot «omagua» signifie «tête plate» dans la langue du Pérou, et ces peuples ont en effet la coutume bizarre de presser entre deux planches le front des nouveau-nés, dans le but, disent-ils, de les faire ressembler à la pleine lune. Ils font aussi usage de deux plantes singulières, le «floripondio» et le «curupa», qui leur procurent une ivresse de vingt-quatre heures et des rêves fort étranges. L’opium et le hatchich avaient donc leur similaire au Pérou!
Le quinquina, l’ipécacuanha, le simaruba, la salsepareille, le gaïac et le cacao, la vanille, se trouvent partout sur les bords du Marañon. Il en est de même du caoutchouc, dont les Indiens faisaient des bouteilles, des bottes et des «seringues qui n’ont pas besoin de piston, dit la Condamine. Elles ont la forme de poires creuses, percées d’un petit trou à leur extrémité, où ils adaptent une canule. Ce meuble est fort en usage chez les Omaguas. Quand ils s’assemblent entre eux pour quelque fête, le maître de la maison ne manque pas d’en présenter une par politesse à chacun des conviés, et son usage précède toujours parmi eux les repas de cérémonie.»
Changeant d’équipage à San-Joaquin, La Condamine arriva à temps à l’embouchure du Napo pour observer, dans la nuit du 31 juillet au 1er août, une émersion du premier satellite de Jupiter; ce qui lui permit de fixer avec exactitude la longitude et la latitude de cet endroit; observation précieuse, sur laquelle devaient reposer tous les relèvements du reste du voyage.
Pevas, qui fut atteinte le lendemain, est la dernière des missions espagnoles sur les bords du Marañon. Les Indiens, qui y étaient réunis, appartenaient à des nations différentes et n’étaient pas tous chrétiens. Ils portaient encore des ornements d’os d’animaux et de poissons passés dans les narines et dans les lèvres, et leurs joues criblées de trous servaient d’étui à des plumes d’oiseaux de toute couleur.
Saint-Paul est la première mission des Portugais. Là, le fleuve n’a pas moins de neuf cents toises, et il s’y élève souvent des tempêtes furieuses. Le voyageur fut agréablement surpris de voir les femmes indiennes porter des chemises de toile et posséder des coffres à serrure, des clefs de fer, des aiguilles, des miroirs, des ciseaux et d’autres ustensiles d’Europe que ces sauvages se procurent au Para, lorsqu’ils y vont porter leur récolte de cacao. Leurs canots sont bien plus commodes que ceux dont se servent les Indiens des possessions espagnoles. Ce sont de vrais petits brigantins de soixante pieds de long sur sept de large, que manœuvrent quarante rameurs.
De Saint-Paul à Coari se jettent dans l’Amazone de grandes et belles rivières appelées Yutay, Yuruca, Tefé, Coari, sur la rive méridionale, Putumayo, Yupura, qui viennent du nord. Sur les bords de cette dernière rivière habitaient encore des peuplades anthropophages. C’est là qu’avait été plantée, le 26 août 1639, par Texeira, une borne qui devait servir de frontière. Jusqu’en cet endroit, on s’était servi de la langue du Pérou pour communiquer avec les Indiens; il fallut dès lors employer celle du Brésil, qui est en usage dans toutes les missions portugaises.
La rivière de Purus, le Rio-Negro, peuplé de missions portugaises sous la direction de religieux du Mont-Carmel, et qui met en communication l’Orénoque avec l’Amazone, furent successivement reconnus. Les premiers éclaircissements sérieux sur cette grave question de géographie sont dus aux travaux de La Condamine et à sa critique sagace des voyages des missionnaires qui l’avaient précédé. C’est dans ces parages qu’avaient été placés le lac Doré de Parimé et la ville imaginaire de Manoa-del-Dorado. C’est la patrie des Indiens Manaos, qui ont si longtemps résisté aux armes portugaises.
L’embouchure du rio de la Madera,—ainsi nommé de la grande quantité de bois qu’il charrie,—le fort de Pauxis, au delà duquel le Marañon prend le nom d’Amazone et où la marée commence à se faire sentir, bien qu’on soit encore éloigné de la mer de plus de deux cents lieues, la forteresse de Topayos, à l’embouchure d’une rivière qui descend des mines du Brésil et sur les bords de laquelle habitent les Tupinambas, furent successivement dépassés.
Ce ne fut qu’au mois de septembre qu’on aperçut des montagnes dans le nord,—spectacle nouveau, car, depuis deux mois, La Condamine naviguait sans avoir vu le moindre coteau. C’étaient les premiers contreforts de la chaîne de la Guyane.
Le 6 septembre, en face du fort de Paru, on quitta l’Amazone pour entrer, par un canal naturel, dans la rivière de Xingu, que le père d’Acunha appelle Paramaribo. On gagna ensuite le fort de Curupa et, enfin, Para, grande ville aux rues droites, aux maisons bâties en pierres et en moellons. La Condamine, qui, pour terminer sa carte, tenait à visiter l’embouchure de l’Amazone, s’embarqua pour Cayenne, où il arriva le 26 février 1744.
Cet immense voyage avait eu des résultats considérables. Pour la première fois le cours des Amazones était établi d’une manière vraiment scientifique; on pouvait pressentir la communication de l’Orénoque avec ce fleuve; enfin, La Condamine rapportait une foule d’observations intéressantes touchant l’histoire naturelle, la physique, l’astronomie et cette science nouvelle qui tendait à se constituer, l’anthropologie.
Nous devons raconter maintenant les voyages d’un des savants qui comprirent le mieux les rapports de la géographie avec les autres sciences physiques, Alexandre de Humboldt. A lui revient la gloire d’avoir entraîné les voyageurs dans cette voie féconde.
Né en 1769, à Berlin, Humboldt eut pour premier instituteur Campe, l’éditeur bien connu de plusieurs relations de voyage. Doué d’un goût très vif pour la botanique, Humboldt se lia, à l’université de Göttingue, avec Forster le fils, qui venait d’accomplir le tour du monde à la suite du capitaine Cook. Cette liaison, et particulièrement les récits enthousiastes de Forster, contribuèrent vraisemblablement à faire naître chez Humboldt la passion des voyages. Il mène de front l’étude de la géologie, de la botanique, de la chimie, de l’électricité animale, et, pour se perfectionner dans ces différentes sciences, il voyage en Angleterre, en Hollande, en Italie et en Suisse. En 1797, après la mort de sa mère, qui s’était opposée à ses voyages hors d’Europe, il vient à Paris, où il fait la connaissance d’Aimé Bonpland, jeune botaniste avec lequel il forma aussitôt plusieurs projets d’explorations.
Il était convenu que Humboldt accompagnerait le capitaine Baudin; mais les retards auxquels fut soumis le départ de cette expédition lassèrent sa patience, et il se rendit à Marseille dans l’intention d’aller retrouver l’armée française en Égypte. Pendant deux mois entiers, il attendit le départ d’une frégate qui devait conduire le consul suédois à Alger; puis, fatigué de tous ces délais, il partit pour l’Espagne, avec son ami Bonpland, dans l’espoir d’obtenir la permission de visiter les possessions espagnoles d’Amérique.
Ce n’était pas chose facile; mais Humboldt était doué d’une rare persévérance, il avait de belles connaissances, de chaudes recommandations, et il possédait déjà une certaine notoriété. Aussi fut-il, malgré la très vive répugnance du gouvernement, autorisé à explorer ces colonies et à y faire toutes les observations astronomiques et géodésiques qu’il voudrait.
Les deux amis partirent de la Corogne le 5 juin 1799, et, treize jours après, ils atteignirent les Canaries. Pour des naturalistes, débarquer à Ténériffe sans faire l’ascension du pic, c’eût été manquer à tous leurs devoirs.
«Presque tous les naturalistes, dit Humboldt dans une lettre à La Metterie, qui (comme moi) sont passés aux Indes, n’ont eu le loisir que d’aller au pied de ce colosse volcanique et d’admirer les jardins délicieux du port de l’Orotava. J’ai eu le bonheur que notre frégate, le Pizarro, s’arrêta pendant six jours. J’ai examiné en détail les couches dont le pic de Teyde est construit.... Nous dormîmes, au clair de la lune, à 1200 toises de hauteur. La nuit à deux heures, nous nous mîmes en marche vers la cime, où, malgré le vent violent, la chaleur du sol qui brûlait nos bottes, et malgré le froid perçant, nous arrivâmes à huit heures. Je ne vous dirai rien de ce spectacle majestueux, des îles volcaniques de Lancerote, Canarie, Gomère, que l’on voit à ses pieds; de ce désert de vingt lieues carrées couvert de pierres ponces et de laves, sans insectes, sans oiseaux; désert qui nous sépare de ces bois touffus de lauriers et de bruyères, de ces vignobles ornés de palmiers, de bananiers et d’arbres de dragon dont les racines sont baignées par les flots.... Nous sommes entrés jusque dans le cratère même, qui n’a que 40 à 60 pieds de profondeur. La cime est à 1904 toises au-dessus du niveau de la mer, tel que Borda l’a trouvé par une opération géométrique très exacte..... Le cratère du pic, c’est-à-dire celui de la cime, ne jette, depuis des siècles, plus de laves (celles-ci ne sortent que des flancs). Mais le cratère produit une énorme quantité de soufre et de sulfate de fer.»
Au mois de juillet, Humboldt et Bonpland arrivèrent à Cumana, dans cette partie de l’Amérique du Sud connue sous le nom de Terre-Ferme. Ils y passèrent d’abord quelques semaines à examiner les traces du grand tremblement de terre de 1797. Ils fixèrent ensuite la position de Cumana, placée, sur toutes les cartes, d’un demi-degré trop au sud,—ce qu’il fallait attribuer à ce que le courant qui porte au nord près de la Trinité a trompé tous les navigateurs. Au mois de décembre 1799, Humboldt écrivait de Caracas à l’astronome Lalande:
«Je viens de finir un voyage infiniment intéressant dans l’intérieur du Para, dans la Cordillère de Cocolar, Tumeri, Guiri; j’ai eu deux ou trois mules chargées d’instruments, de plantes sèches, etc. Nous avons pénétré dans les missions des capucins, qui n’avaient été visitées par aucun naturaliste; nous avons découvert un grand nombre de végétaux, principalement de nouveaux genres de palmiers, et nous sommes sur le point de partir pour l’Orinoco, pour nous enfoncer, de là, peut-être jusqu’à San-Carlos du Rio-Negro, au delà de l’équateur.... Nous avons séché plus de 1600 plantes et décrit plus de 500 oiseaux, ramassé des coquilles et des insectes; j’ai fait une cinquantaine de dessins. Je crois qu’en considérant les chaleurs brûlantes de cette zone, vous penserez que nous avons beaucoup travaillé en quatre mois.»
Pendant cette première course, Humboldt avait visité les missions des Indiens Chaymas et Guaraunos. Il avait grimpé sur la cime du Tumiriquiri et était descendu dans la grotte du Guacharo, «caverne immense et habitation de milliers d’oiseaux de nuit, dont la graisse donne l’huile de Guacharo. Son entrée est véritablement majestueuse, ornée et couronnée de la végétation la plus luxuriante. Il en sort une rivière considérable, et son intérieur retentit du chant lugubre des oiseaux. C’est l’Achéron des Indiens Chaymas, car selon la mythologie de ces peuples et des Indiens de l’Orénoque, l’âme des défunts entre dans cette caverne. Descendre le Guacharo signifie mourir, dans leur langue.
«Les Indiens entrent dans la cueva du Guacharo une fois chaque année, vers le milieu de l’été, armés de perches, à l’aide desquelles ils détruisent la plus grande partie des nids. A cette saison, plusieurs milliers d’oiseaux périssent ainsi de mort violente, et les vieux guacharos, comme s’ils voulaient défendre leurs couvées, planent au-dessus des têtes des Indiens en poussant des cris horribles. Les petits qui tombent à terre sont ouverts sur le lieu même. Leur péritoine est revêtu d’une épaisse couche de graisse qui s’étend depuis l’abdomen jusqu’à l’anus, formant ainsi une sorte de coussin entre les jambes des oiseaux. A l’époque appelée à Caripe la moisson de l’huile, les Indiens bâtissent à l’entrée et même sous les vestibules de la caverne, des huttes de feuilles de palmier, puis, allumant alors des feux de broussailles, ils font fondre dans des pots d’argile la graisse des jeunes oiseaux qu’ils viennent de tuer. Cette graisse, connue sous le nom de beurre ou d’huile de Guacharo, est à demi liquide, transparente, inodore, et si pure qu’on peut la conserver une année sans qu’elle rancisse.»
Puis Humboldt continue en disant: «Nous avons passé une quinzaine de jours dans la vallée de Caripe, située sur une hauteur de neuf cent cinquante-deux vares castillanes au-dessus du niveau de la mer et habitée par des Indiens nus. Nous y vîmes des singes noirs avec des barbes rousses; nous eûmes la satisfaction d’être traités avec la plus extrême bienveillance par les pères capucins du couvent et les missionnaires qui vivent avec les Indiens quelque peu civilisés.»
De la vallée de Caripe, les deux voyageurs regagnèrent Cumana par les montagnes de Santa-Maria et les missions de Catuaro, et, le 21 novembre, ils arrivaient par mer à Caracas, ville qui, située au milieu d’une vallée fertile en cacao, coton et café, offre le climat de l’Europe.
Humboldt profita de son séjour à Caracas pour étudier la lumière des étoiles du sud, car il s’était aperçu que plusieurs, notamment dans la Grue, l’Autel, le Toucan, les Pieds du Centaure, paraissaient avoir changé depuis La Caille.
En même temps, il mettait en ordre ses collections, en expédiait une partie en Europe et se livrait à un examen approfondi des roches, afin d’étudier la construction du globe dans cette partie du monde.
Après avoir exploré les environs de Caracas et fait l’ascension de la Silla, ou Selle, qu’aucun habitant de la ville n’avait encore escaladée jusqu’au faîte, bien qu’elle fût toute voisine de la ville, Humboldt et Bonpland gagnèrent Valencia, en suivant les bords d’un lac appelé Tacarigua par les Indiens, et qui dépasse en étendue le lac de Neufchâtel en Suisse. Rien ne peut donner une idée de la richesse et de la diversité de la végétation. Mais ce ne sont pas seulement ses beautés pittoresques et romantiques qui prêtent de l’intérêt à ce lac. Le problème de la diminution graduelle de ses eaux était fait pour appeler l’attention de Humboldt, qui attribue cette décroissance à une exploitation inconsidérée des forêts et par conséquent à l’épuisement des sources.
C’est près de là que Humboldt put se convaincre de la réalité des récits qui lui avaient été faits au sujet d’un arbre singulier, el palo de la vaca, l’arbre de la vache, qui fournit, au moyen d’incisions qu’on pratique dans son tronc, un lait balsamique très nourrissant.
La partie difficile du voyage commençait à Porto-Cabello, à l’ouverture des «llanos», plaines d’une uniformité absolue qui s’étendent entre les collines de la côte et la vallée de l’Orénoque.
«Je ne sais pas, dit Humboldt, si le premier aspect des «llanos» excite moins d’étonnement que celui des Andes.»
Rien, en effet, n’est plus frappant que cette mer d’herbes sur laquelle s’élèvent continuellement des tourbillons de poussière sans qu’on sente le moindre souffle d’air. Au milieu de cette plaine immense, à Calabozo, Humboldt essaya pour la première fois la puissance des gymnotes, anguilles électriques qu’on rencontre à chaque pas dans tous les affluents de l’Orénoque. Les Indiens, qui craignaient de s’exposer à la décharge électrique, proposèrent de faire entrer quelques chevaux dans le marais où se tenaient les gymnotes.
«Le bruit extraordinaire causé par les sabots des chevaux, dit Humboldt, fait sortir les gymnotes de la vase et les provoque au combat. Ces anguilles jaunâtres et livides, ressemblant à des serpents, nagent à la surface de l’eau et se pressent sous le ventre des quadrupèdes qui viennent troubler leur tranquillité. La lutte qui s’engage entre des animaux d’une organisation si différente, offre un spectacle frappant. Les Indiens, armés de harpons et de longues cannes, entourent l’étang de tous côtés et montent même dans les arbres dont les branches s’étendent horizontalement sur la surface de l’eau. Leurs cris sauvages et leurs longs bâtons empêchent les chevaux de prendre la fuite et de regagner les rives de l’étang. Les anguilles, étourdies par le bruit, se défendent au moyen des décharges répétées de leurs batteries électriques. Pendant longtemps, elles semblent victorieuses; quelques chevaux succombent à la violence de ces secousses qu’ils reçoivent de tous côtés dans les organes les plus essentiels de la vie, et, étourdis à leur tour par la force et le nombre de ces secousses, ils s’évanouissent et disparaissent sous les eaux.
«D’autres, haletants, la crinière hérissée, les yeux hagards et exprimant la plus vive douleur, cherchent à s’enfuir loin du champ de bataille; mais les Indiens les repoussent impitoyablement au milieu de l’eau. Ceux, en très petit nombre, qui parviennent à tromper la vigilance active des pêcheurs, regagnent le rivage, s’abattent à chaque pas et vont s’étendre sur le sable, épuisés de fatigue, tous leurs membres étant engourdis par les secousses électriques des gymnotes....
«Je ne me rappelle pas avoir jamais reçu de la décharge d’une bouteille de Leyde une commotion plus épouvantable que celle que j’éprouvai en posant imprudemment mon pied sur une gymnote qui venait de sortir de l’eau.»
La position astronomique de Calabozo une fois déterminée, Humboldt et Bonpland reprirent leur route pour l’Orénoque. L’Uritucu, aux crocodiles féroces et nombreux, l’Apure, un des affluents de l’Orénoque, dont les bords sont couverts de cette végétation plantureuse et luxuriante qu’on ne trouve que sous les tropiques, furent successivement traversés ou descendus. Les rives de ce dernier cours d’eau étaient bordées d’un épais taillis, dans lequel étaient percées de place en place des arcades qui permettaient aux pécaris, aux tigres et aux autres animaux sauvages ou féroces de venir s’abreuver. Lorsque la nuit étend son voile sur la forêt, celle-ci, qui a semblé jusqu’alors inhabitée, retentit aussitôt des rugissements, des cris ou des chants des bêtes fauves et des oiseaux qui semblent lutter à qui fera le plus de bruit.
Si l’Uritucu a ses audacieux crocodiles, l’Apure possède de plus un petit poisson, le «carabito», qui s’attaque avec une telle frénésie aux baigneurs, qu’il leur enlève souvent des morceaux de chair relativement considérables. Ce poisson, qui n’a pourtant que quatre à cinq pouces de long, est plus redoutable que le plus gros des crocodiles. Aussi nul Indien ne se risque-t-il à se plonger dans les eaux qu’il fréquente, malgré le plaisir qu’ils éprouvent à se baigner et la nécessité qu’il y a pour eux de rafraîchir leur peau constamment piquée par les moustiques et les fourmis.
L’Orénoque fut ensuite descendu par les voyageurs jusqu’au Temi, réuni par un portage de peu d’étendue au Cano-Pimichin, affluent du Rio-Negro.
Le Temi inonde souvent au loin les forêts de ses rives. Aussi les Indiens pratiquent-ils à travers les arbres des sentiers aquatiques d’un ou deux mètres de large. Rien n’est curieux, rien n’est imposant comme de naviguer au milieu de ces arbres gigantesques, sous ces dômes de feuillage. Là, à trois ou quatre cents lieues dans l’intérieur des terres, on rencontre des bandes de dauphins d’eau douce qui lancent ces jets d’eau et d’air comprimé auxquels ils doivent le nom de souffleurs.
Quatre jours furent nécessaires pour porter les canots du Temi au Cano-Pimichin, et il fallut s’ouvrir un chemin à coups de machète.
Le Pimichin tombe dans le Rio-Negro, qui est lui-même un affluent des Amazones.
Humboldt et Bonpland descendirent la rivière Noire jusqu’à San-Carlos, et remontèrent le Casiquiare, bras puissant de l’Orénoque, qui fait communiquer ce dernier avec le Rio-Negro. Les rives du Casiquiare sont habitées par les Ydapaminores, qui ne mangent que des fourmis séchées à la fumée.
Enfin, les voyageurs remontèrent l’Orénoque jusqu’auprès de ses sources, au pied du volcan de Duida, où les arrêta la férocité des Guaharibos et des Indiens Guaicas, habiles tireurs d’arc. C’est en cet endroit qu’on trouve la fameuse lagune de l’El Dorado, sur laquelle se mirent quelques petits îlots de talc.
Ainsi donc était définitivement résolu le problème de la jonction de l’Orénoque et du Marañon, jonction qui se fait à la frontière des possessions espagnoles et portugaises à deux degrés au-dessus de l’équateur.
Les deux voyageurs se laissèrent alors emporter à la force du courant de l’Orénoque, qui leur fit franchir plus de cinq cents lieues en moins de vingt-six jours, s’arrêtèrent pendant trois semaines à Angostura pour laisser passer les grandes chaleurs et l’époque des fièvres, puis regagnèrent Cumana, au mois d’octobre 1800.
«Ma santé, dit Humboldt, a résisté aux fatigues d’un voyage de plus de treize cents lieues, mais mon pauvre compagnon Bonpland a été pris, aussitôt son retour, d’une fièvre accompagnée de vomissements, dont il eut grand’peine à guérir. Il fallait un tempérament d’une vigueur exceptionnelle pour résister aux fatigues, aux privations, aux préoccupations de tout genre qui assaillent les voyageurs dans ces contrées meurtrières. Être entouré continuellement de tigres et de crocodiles féroces, avoir le corps meurtri par les piqûres de formidables mosquitos ou de fourmis, n’avoir pendant trois mois d’autres aliments que de l’eau, des bananes, du poisson et du manioc, traverser le pays des Otomaques, qui mangent de la terre, descendre sous l’équateur les bords du Casiquiare, où pendant cent trente lieues de chemin on ne voit pas une âme humaine, le nombre n’est pas grand de ceux qui peuvent surmonter ces fatigues et ces périls, mais encore moins nombreux sont ceux qui, sortis victorieux de la lutte, ont assez de courage et de force pour l’affronter de nouveau.»
Nous avons vu quelle importante découverte géographique avait récompensé la ténacité des explorateurs, qui venaient de parcourir tout le pays situé au nord de l’Amazone, entre le Popayan et les montagnes de la Guyane française. Les résultats obtenus dans toutes les autres sciences n’étaient pas moins nombreux et moins nouveaux.
Humboldt avait constaté que, chez les Indiens du haut Orénoque et du Rio-Negro, il existe des peuplades extraordinairement blanches, qui constituent une race très différente de celles de la côte. En même temps, il avait observé la tribu si curieuse des Otomaques.