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Les grands navigateurs du XVIIIe siècle

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«Mais, ce qu’il y eut de plus déplorable dans ce dernier désastre, dit la relation, ce fut la perte de l’un des meilleurs matelots du Naturaliste, le nommé Vasse, de la ville de Dieppe. Entraîné trois fois par les vagues au moment où il cherchait à se rembarquer, il disparut au milieu d’elles, sans qu’il fût possible de lui porter aucun secours, ou même de s’assurer de sa mort, tant la violence des flots était grande alors, tant l’obscurité était profonde.»

Ce mauvais temps devait durer. Le vent soufflait par rafales; il tombait continuellement une pluie fine, et une brume épaisse fit bientôt perdre de vue le Naturaliste, qu’on ne devait retrouver qu’à Timor.

Aussitôt qu’il eut eu connaissance de l’île Rottnest, où rendez-vous, en cas de séparation, avait été donné au capitaine Hamelin, Baudin, à la surprise générale, donna l’ordre de faire route pour la baie des Chiens-Marins, à la terre d’Endracht.

Toute cette partie de la Nouvelle-Hollande n’est qu’un prolongement de côtes abaissées, d’un niveau presque uniforme, sablonneuses, stériles, rougeâtres ou grisâtres, sillonnées en différents endroits de ravins superficiels, presque partout taillées à pic, défendues souvent par des récifs inabordables et justifiant tout à fait l’épithète de «côtes de fer» que leur donne l’ingénieur hydrographe Boullanger.

Depuis l’île Dirck-Hatichs, où commence la terre d’Endracht, les îles Doore, Bernier, sur lesquelles on rencontra le kanguro à bandes, la rade de Dampier furent successivement reconnues jusqu’à la baie des Chiens-Marins, qui fut explorée à fond.

Après la terre d’Endracht, qui n’offrait aucune ressource, ce fut la terre de Witt, qui s’étend du cap Nord-Ouest jusqu’à la terre d’Arnheim, comprenant environ dix degrés de latitude sur quinze de longitude, qui fut suivie dans tous ses détails. Les mêmes incidents, les mêmes dangers y éprouvèrent les explorateurs, qui nommèrent successivement les îles Lhermite, Forestier, Dupuch au sol volcanique, les Basses du Géographe, haut-fond qu’on eut beaucoup de peine à éviter, les îles Bedout, Lacépède, les caps Borda et Mollien, les îles Champagny, d’Arcole, Freycinet, Lucas, etc.

«Au milieu de ces îles nombreuses, dit la relation, rien ne sourit à l’imagination; le sol est nu; le ciel ardent s’y montre toujours pur et sans nuage; les flots ne sont guère agités que par les orages nocturnes: l’homme semble avoir fui ces rivages ingrats; nulle part, du moins, on ne rencontre de traces de son séjour ou de sa présence.

«Le navigateur, effrayé, pour ainsi dire, de cette hideuse solitude, assailli de dangers sans cesse renaissants, s’étonne et détourne ses regards fatigués de ces bords malheureux, et, lorsqu’il vient à penser que ces îles inhospitalières confinent, pour ainsi dire, à celles du grand archipel d’Asie, sur lesquelles la nature se plut à répandre ses trésors et ses bienfaits, il a peine à concevoir comment une stérilité si profonde peut se rencontrer à côté d’une fécondité si grande.»

La reconnaissance de cette côte désolée finit par la découverte de l’archipel Bonaparte, par 13° 15′ de latitude australe et 123° 30′ de longitude du méridien de Paris.

«Les aliments détestables, auxquels nous étions réduits depuis notre départ de l’île de France, avaient fatigué les tempéraments les plus robustes; le scorbut exerçait déjà ses ravages, et plusieurs matelots en étaient grièvement atteints. Notre provision d’eau touchait à sa fin, et nous avions acquis la certitude de l’impossibilité de la renouveler sur ces tristes bords. L’époque du renversement de la mousson approchait, et les ouragans qu’il traîne à sa suite devaient être évités sur ces côtes; enfin, il fallait nous procurer une chaloupe, opérer notre réunion avec le Naturaliste.

«Toutes ces considérations déterminèrent le commandant à se diriger vers l’île de Timor, où il mouilla le 22 août, sur la rade de Coupang.»

Nous n’entrerons pas dans le détail de la réception qui fut faite aux navigateurs. Le cœur, sans doute, est toujours réjoui par l’affabilité des manières; mais, si le souvenir en est toujours précieux pour celui qui en a été l’objet, le récit n’a pas le même charme pour le lecteur désintéressé. Ce qu’il faut savoir, c’est que l’équipage avait le plus grand besoin de repos, et que dix hommes violemment atteints du scorbut avaient été débarqués. Combien d’autres dont les gencives fongueuses et saignantes attestaient le misérable état!

Si le scorbut céda rapidement à l’application des remèdes usités en pareil cas, il fut malheureusement remplacé par la dysenterie, qui, en peu de jours, jeta dix-huit hommes sur les cadres.

Enfin, le 21 septembre, parut le Naturaliste. Il avait attendu avec la plus grande patience le Géographe dans la baie des Chiens-Marins, rendez-vous que Baudin avait fixé et où il ne s’était pas présenté. Les officiers avaient profité de cette longue relâche pour lever, dans le plus grand détail, le plan de la côte et des îles Rottnest, de la rivière des Cygnes et des Abrolhos.

Sur l’île Dirck-Hatichs, le capitaine Hamelin avait découvert deux inscriptions hollandaises gravées sur des assiettes d’étain. L’une constatait le passage, le 25 octobre 1616, du navire Eendraght, d’Amsterdam; l’autre, le séjour en ce lieu du Geelwinck, sous le commandement du capitaine Vlaming, en 1697.

Il résulte des travaux du Naturaliste «que la prétendue baie des Chiens-Marins forme un grand enfoncement de cinquante lieues environ de profondeur, à le prendre du cap Cuvier vers le nord jusqu’à l’extrémité du golfe Henri-Freycinet; que toute la côte orientale est exclusivement formée par le continent; que celle de l’ouest se compose de l’îlot de Koks, de l’île Bernier, de l’île de Doore, de l’île Dirck-Hatichs et d’une partie des terres continentales. Le milieu de ce vaste enfoncement est occupé par la presqu’île Péron, à l’est et à l’ouest de laquelle se trouvent les havres Hamelin et Henri-Freycinet.»

Les maladies, auxquelles étaient en proie les malheureux navigateurs, n’avaient eu pour résultat que d’amener un apaisement momentané entre le commandant Baudin et son état-major. Lui-même avait été atteint d’une fièvre pernicieuse ataxique d’une telle violence, que, pendant plusieurs heures, on le crut mort. Cela ne l’empêcha pas, huit jours après son rétablissement, de faire arrêter un de ses officiers, M. Picquet, enseigne de vaisseau, à qui les états-majors des deux vaisseaux ne cessèrent de donner les témoignages d’estime et d’amitié les plus flatteurs. A sa rentrée en France, M. Picquet fut promu lieutenant de vaisseau. C’est assez dire qu’il n’était pas coupable!

Le capitaine Baudin avait interverti le plan d’opérations que l’Institut lui avait remis. Il devait maintenant faire voile pour la terre de Diemen. Partis de Timor le 13 novembre 1801, les Français aperçurent, deux mois après, jour pour jour, les côtes australes de cette île. La maladie continuait de sévir avec la même violence, et le nombre de ses victimes était relativement considérable.

Les deux navires donnèrent dans le détroit d’Entrecasteaux, détroit qui avait échappé à Tasman, à Furneaux, à Cook, à Marion, à Hunter et à Bligh, et dont la découverte était le fruit d’une erreur qui aurait pu devenir dangereuse.

Cette relâche avait pour but de renouveler la provision d’eau. Aussi plusieurs embarcations furent-elles aussitôt envoyées à la découverte.

«A neuf heures et demie, dit Péron, nous étions à l’entrée du port des Cygnes. De tous les lieux que j’ai pu voir pendant le cours de notre long voyage, celui-ci m’a paru le plus pittoresque et le plus agréable. Sept plans de montagnes qui s’élèvent comme par degrés vers l’intérieur des terres forment la perspective du fond du port. A droite et à gauche, des collines élevées l’enceignent de toutes parts, et présentent dans leur développement un grand nombre de petits caps arrondis et de petites anses romantiques. Sur tous les points, la végétation la plus active multiplie ses productions; les rivages sont bordés d’arbres puissants, tellement rapprochés entre eux qu’il est presque impossible de pénétrer dans les forêts qu’ils composent. D’innombrables essaims de perroquets, de cacatoès, revêtus des plus riches couleurs, voltigeaient sur leur sommet, et de charmantes mésanges à collier bleu d’outre-mer folâtraient sous leur ombrage. Les flots, dans ce port, étaient extrêmement calmes, et leur surface était à peine agitée par la marche de nombreuses légions de cygnes noirs.»

Tous les détachements envoyés à la recherche d’une aiguade ne furent pas aussi contents de leur entrevue avec les habitants que celui de Péron. Le capitaine Hamelin, accompagné de MM. Leschenaut et Petit, de plusieurs officiers et matelots, avait rencontré quelques naturels, auxquels il avait fait de nombreux présents. Au moment où ils se rembarquaient, les Français furent assaillis d’une grêle de pierres, dont l’une contusionna assez gravement le capitaine Hamelin. Vainement les sauvages brandissaient leurs zagaies et multipliaient les gestes menaçants, pas un seul coup de fusil ne fut tiré contre eux. Rare exemple de modération et d’humanité!

«Les travaux géographiques de l’amiral d’Entrecasteaux, à la terre de Diemen, sont d’une perfection si grande, dit la relation, qu’il serait peut-être impossible de trouver ailleurs rien de supérieur en ce genre, et M. Beautemps-Beaupré, leur auteur principal, s’est acquis par là des droits incontestables à l’estime de ses compatriotes, à la reconnaissance des navigateurs de tous les pays. Partout où les circonstances permirent à cet habile ingénieur de faire des recherches suffisantes, il ne laissa à ses successeurs aucune lacune à remplir. Le canal d’Entrecasteaux, les baies et les ports nombreux qui s’y rattachent, sont surtout dans ce cas. Malheureusement, il n’en est pas ainsi de la portion de la terre de Diemen qui se trouve dans le nord-est du canal et qui ne fut que très superficiellement visitée par les canots de l’amiral français.»

C’est cette partie de la côte que s’attachèrent surtout à relever les hydrographes, de manière à relier leurs observations à celles de leurs compatriotes et à former un ensemble qui ne laissât rien à désirer. Ces travaux, qui rectifièrent et complétèrent ceux de d’Entrecasteaux, retinrent les navires jusqu’au 5 février. Ils procédèrent alors à la reconnaissance de la côte sud-est de la terre de Diemen. Les détails de cette navigation sont toujours les mêmes. Les incidents ne varient guère et n’offrent d’intérêt qu’au géographe. Aussi, malgré l’importance et le soin de ces relèvements, ne nous y attarderons-nous que lorsque nous pourrons glaner quelque anecdote.

Ce furent ensuite la côte orientale de la Tasmanie, les détroits de Banks et de Bass qu’explorèrent le Naturaliste et le Géographe.

«Le 6 mars, dans la matinée, nous prolongeâmes à grande distance les îlots Taillefer et l’île Schouten. A midi environ, nous nous trouvions par le travers du cap Forestier, lorsque notre ingénieur géographe, M. Boullanger, partit dans le grand canot commandé par M. Maurouard pour aller relever de plus près tous les détails de la côte. Le bâtiment devait suivre une route parallèle à celle du canot et ne le jamais perdre de vue; mais, à peine M. Boullanger était-il parti depuis un quart d’heure, que notre commandant, prenant tout à coup et sans aucune espèce de raison apparente, la bordée du large, s’éloigna; bientôt l’embarcation disparut à nos yeux. Ce ne fut qu’à la nuit qu’on revira de bord sur la terre. Une brise violente s’était élevée; à chaque instant elle fraîchissait davantage; nos manœuvres furent indécises, la nuit survint et nous déroba la vue des côtes, le long desquelles nous venions d’abandonner nos malheureux compagnons.»

Les trois jours suivants furent employés, mais vainement, à leur recherche.

Dans les termes si mesurés de la relation, ne semble-t-il pas percer une indignation véritable contre la manière d’agir du commandant Baudin? Quel pouvait être son dessein? En quoi pouvait lui servir l’abandon de ses matelots et de deux de ses officiers? Mystère que n’a pu éclaircir pour nous la lecture assidue de la relation de Péron.

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Vue de Sidney. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Pénétrer dans les détroits de Banks et de Bass, c’était marcher sur les brisées de ce dernier et de Flinders, qui avaient fait de ces parages leur domaine privilégié et le théâtre de leurs découvertes. Mais, lorsque, le 29 mars 1802, le Géographe commença de suivre la côte sud-ouest de la Nouvelle-Hollande, seule la portion qui va du cap Leuwin aux îles Saint-Pierre et Saint-François était connue; c’est-à-dire que l’espace qui s’étend depuis la limite orientale de la terre de Nuyts jusqu’au port Western n’avait pas encore été foulé par un pied européen. On comprendra toute l’importance de cette navigation, lorsqu’on saura qu’il s’agissait de déterminer si la Nouvelle-Hollande ne formait qu’une seule île, et si de grandes rivières ne venaient pas de ce côté déboucher dans la mer.

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Une voile fut signalée à l’horizon. (Page 345.)

L’île Latreille, le cap du Mont-Thabor, le cap Folard, la baie Descartes, le cap Boufflers, la baie d’Estaing, la baie de Rivoli, le cap Monge, furent successivement reconnus et nommés. On venait de faire une pêche miraculeuse de dauphins, lorsqu’une voile fut signalée à l’horizon. Tout d’abord, on crut que c’était le Naturaliste, dont on avait été séparé par de violentes rafales dans la nuit du 7 au 8 mars. Comme ce bâtiment courait à contre-bord, il fut bientôt par le travers du Géographe. Il arbora les couleurs anglaises. C’était l’Investigator, parti d’Europe, depuis huit mois, sous les ordres de Flinders, dans le but de compléter la reconnaissance de la Nouvelle-Hollande. Depuis trois mois, Flinders explorait la côte; il avait eu autant à souffrir que les Français des ouragans et des tempêtes; l’une des dernières lui avait fait perdre, dans le détroit de Bass, son canot avec huit hommes et son premier officier.

Le cap Crétet, la presqu’île Fleurieu, longue de vingt milles environ, le golfe Saint-Vincent, ainsi nommé par Flinders, l’île des Kanguros, les îles Altorpe, le golfe Spencer, sur la côte occidentale duquel se trouve le port Lincoln, un des plus beaux et des plus sûrs que possède la Nouvelle-Hollande, les îles Saint-François et Saint-Pierre, furent tour à tour visités par le Géographe. Certes, pour compléter cette campagne hydrographique, il eût été nécessaire de pénétrer, comme le réclamaient les instructions nautiques données au capitaine Baudin, derrière les îles Saint-Pierre et Saint-François; mais les tempêtes s’y opposèrent, et ce devait être la tâche d’une nouvelle campagne.

Le scorbut, d’ailleurs, continuait à faire d’effrayants ravages dans les rangs des explorateurs. Plus de la moitié des matelots étaient incapables de service. Deux des timoniers étaient seuls debout. Comment en aurait-il été autrement, sans vin, sans eau-de-vie, alors qu’on n’avait pour se désaltérer qu’une eau putride et insuffisante, que du biscuit criblé de larves d’insectes, que des salaisons pourries, dont le goût et l’odeur suffisaient à lever le cœur?

D’ailleurs l’hiver commençait pour les régions australes. L’équipage avait le besoin le plus pressant du repos. Le point de relâche le plus voisin était Port-Jackson, la route la plus courte pour y parvenir, le détroit de Bass. Baudin, qui semble n’avoir jamais voulu suivre les sentiers frayés, en jugea autrement et donna l’ordre de doubler l’extrémité méridionale de la terre de Diemen.

Le 20 mai, l’ancre fut jetée dans la baie de l’Aventure. Les malades en état de marcher furent portés à terre, et l’on y fit aisément l’eau nécessaire. Mais déjà ces mers orageuses n’étaient plus tenables; une brume épaisse les enveloppait, et l’on n’était averti du voisinage de la côte que par le bruit effrayant des lames énormes qui déferlaient sur les rochers. Le nombre des malades augmentait. Chaque jour, l’Océan engloutissait quelque nouvelle victime. Le 4 juin, il ne restait plus que six hommes en état de se tenir sur le pont, et jamais la tempête n’avait été plus terrible. Et cependant le Géographe parvint encore une fois à échapper au péril!

Le 17 juin, fut signalé un navire qui apprit aux navigateurs que le Naturaliste, après avoir attendu sa conserve à Port-Jackson, était parti à sa recherche, que le canot abandonné avait été recueilli par un navire anglais et que son équipage était alors embarqué sur le Naturaliste. Le Géographe était attendu avec la plus vive impatience à Port-Jackson, où des secours de toute sorte lui avaient été préparés.

Depuis trois jours le Géographe était devant Port-Jackson, sans que la faiblesse de ses matelots lui permît d’y entrer, lorsqu’une chaloupe anglaise se détacha du rivage, lui amenant un pilote et les hommes nécessaires aux manœuvres.

«D’une entrée qui n’a pas plus de deux milles en travers, dit la relation, le Port-Jackson s’étend jusqu’à former un bassin spacieux ayant assez d’eau pour les plus grands navires, offrant assez d’espace pour contenir en pleine sûreté tous ceux qu’on voudrait y rassembler: mille vaisseaux de ligne pourraient y manœuvrer aisément, avait dit le commodore Phillip.

«Vers le milieu de ce port magnifique et sur son bord méridional, dans une des anses principales, s’élève la ville de Sydney. Assise sur le revers de deux coteaux voisins l’un de l’autre, traversée dans sa longueur par un petit ruisseau, cette ville naissante offre un coup d’œil agréable et pittoresque.

«Ce qui frappe tout d’abord les yeux, ce sont les batteries, puis l’hôpital, qui peut contenir deux ou trois cents malades et dont toutes les pièces ont été apportées d’Angleterre par le commodore Phillip. Puis, ce sont de grands magasins au pied desquels les plus gros navires peuvent venir décharger leurs cargaisons. Sur les chantiers étaient en construction des goëlettes et des bricks entièrement construits des bois du pays.

«Consacrée pour ainsi dire par la découverte du détroit qui sépare la Tasmanie de la Nouvelle-Hollande, la chaloupe de M. Bass est conservée dans le port avec une sorte de respect religieux; quelques tabatières faites avec le bois de sa quille sont des reliques dont les possesseurs se montrent aussi fiers que jaloux, et M. le gouverneur ne crut pas pouvoir faire un présent plus honorable à notre commandant, que celui d’un morceau du bois de cette chaloupe enchâssé dans une large bande d’argent, autour de laquelle étaient gravés les principaux détails de la découverte du détroit de Bass.»

Il faut admirer ensuite la prison, pouvant contenir cent cinquante à deux cents prisonniers, les magasins au vin et autres approvisionnements, la place d’armes, sur laquelle donne la maison du gouverneur, les casernes, l’observatoire et l’église, dont les fondements étaient à cette époque à peine sortis de terre.

La métamorphose qui s’était opérée chez les convicts n’était pas moins intéressante à observer.

«La population de la colonie était pour nous un nouveau sujet d’étonnement et de méditation. Jamais peut-être un plus digne objet d’étude ne fut offert à l’homme d’État et au philosophe; jamais peut-être l’heureuse influence des institutions sociales ne fut prouvée d’une manière plus évidente et plus honorable qu’aux rives lointaines dont nous parlons. Là, se trouvent réunis ces brigands redoutables qui furent si longtemps la terreur du gouvernement de leur patrie; repoussés du sein de la société européenne, relégués aux extrémités du globe, placés dès le premier instant de leur exil entre la certitude du châtiment et l’espoir d’un sort plus heureux, environnés sans cesse par une surveillance inflexible autant qu’active, ils ont été contraints à déposer leurs mœurs antisociales.

«La plupart d’entre eux, après avoir expié leurs crimes par un dur esclavage, sont rentrés dans les rangs des citoyens. Obligés de s’intéresser eux-mêmes au maintien de l’ordre et de la justice, pour la conservation des propriétés qu’ils ont acquises, devenus presque en même temps époux et pères, ils tiennent à leur état présent par les liens les plus puissants et les plus chers.

«La même révolution, déterminée par les mêmes moyens, s’est opérée chez les femmes, et de misérables filles, insensiblement rendues à des principes de conduite plus réguliers, forment aujourd’hui des mères de famille intelligentes et laborieuses...»

L’accueil qui fut fait à Port-Jackson à l’expédition française fut on ne peut plus cordial. Toutes les facilités possibles furent accordées aux savants pour continuer leurs observations. En même temps, les vivres, les rafraîchissements, les secours de tout genre leur étaient prodigués par l’autorité militaire et par les simples particuliers.

Les courses aux environs furent des plus fructueuses. Les naturalistes eurent l’occasion d’examiner les fameuses plantations de vigne de Rose-Hill. Les meilleurs plants du Cap, des Canaries, de Madère, de Xérès et de Bordeaux, avaient été transportés en cet endroit.

«Dans aucune partie du monde, répondaient les vignerons interrogés, la vigne ne pousse avec plus de force et de vigueur que dans celui-ci. Toutes les apparences, pendant deux ou trois mois, se réunissent pour promettre à nos soins des récoltes abondantes; mais à peine le plus léger souffle vient-il à partir du nord-ouest que tout est perdu sans ressource; bourgeons, fleurs et feuilles, rien ne résiste à son ardeur dévorante; tout se flétrit, tout meurt.»

Bientôt après, la culture des vignes, transplantées dans un milieu plus favorable, allait prendre une extension considérable, et les vignobles australiens, sans être aujourd’hui devenus des crus renommés, fournissent un vin agréable à boire et très chargé d’alcool.

A trente milles de Sydney se déroule la chaîne des Montagnes-Bleues, qui fut longtemps la limite des connaissances des Européens. Le lieutenant Dawes, le capitaine Teuch Paterson, qui remonta la rivière Hawkesburg, ce Nil de la Nouvelle-Hollande, Hacking, Bass et Barraillier, avaient jusqu’alors tenté sans succès de franchir ces montagnes escarpées.

Déjà, à cette époque, l’écartement des arbres dans les forêts voisines de la ville, l’abondance et l’excellente qualité des herbages avaient fait considérer la Nouvelle-Galles du Sud comme un excellent pâturage. Des bêtes à cornes et des moutons avaient été importés en quantité.

«Ils s’y sont tellement multipliés, que, dans les seules bergeries de l’État, on comptait, à une époque peu éloignée de celle de notre séjour à Port-Jackson, 1800 bêtes à cornes, dont 514 taureaux, 121 bœufs et 1165 vaches. La progression de l’accroissement de ces animaux est si rapide, que, dans l’espace de onze mois seulement, le nombre des bœufs et des vaches a été porté de 1856 à 2450; ce qui suppose pour l’année entière une augmentation de 650 individus ou du tiers de la totalité.

«Qu’on calcule maintenant la marche d’un tel accroissement d’animaux pour une période de trente ans, et l’on restera persuadé qu’en le réduisant même à moitié, la Nouvelle-Hollande se trouverait alors couverte sur ce point d’innombrables troupeaux de bétail.

«Les moutons ont fourni des résultats encore plus avantageux; et telle est la rapidité de leur multiplication sur ces rivages lointains, que le capitaine Mac-Arthur, un des plus riches propriétaires de la Nouvelle-Galles du Sud, ne craint pas d’assurer, dans un mémoire publié à cet effet, qu’avant vingt ans, la Nouvelle-Hollande pourra fournir seule à l’Angleterre toute la laine qu’on y importe aujourd’hui des pays voisins, et dont le prix d’achat s’élève chaque année, dit-il, à 1,800,000 livres sterling (environ 43 millions de francs).»

On sait aujourd’hui combien ces estimations, toutes merveilleuses qu’elles paraissaient alors, étaient peu exagérées. Mais, certes, il était intéressant de prendre cette industrie pastorale, aujourd’hui si florissante, à ses premiers débuts et de recueillir l’impression d’étonnement que les résultats déjà acquis avaient produite sur les navigateurs français.

Les équipages avaient en partie recouvré la santé; mais le nombre des matelots capables de continuer la campagne était tellement restreint, qu’il fallut se résigner à renvoyer en France le Naturaliste, après en avoir tiré les hommes les plus valides. Il fut remplacé par une goëlette de trente tonneaux nommée le Casuarina, dont le commandement fut confié à Louis de Freycinet. Le faible échantillon de ce bâtiment et son peu de tirant d’eau devaient le rendre précieux pour le service du littoral.

Le Naturaliste, avec le compte rendu de l’expédition, les résultats des observations de tout genre faites pendant les deux campagnes, emportait encore, dit Péron, «plus de 40,000 animaux de toutes les classes, recueillis sur tant de plages pendant les deux années qui venaient de s’écouler. Trente-trois grosses caisses étaient remplies de ces collections, les plus nombreuses et les plus riches qu’aucun voyageur eût jamais fait parvenir en Europe, et qui, étalées en partie dans la maison que j’occupais avec M. Bellefin, firent l’admiration de tous les Anglais instruits et particulièrement du célèbre naturaliste M. Paterson.»

Le Géographe et le Casuarina quittèrent Port-Jackson le 18 novembre 1802. Pendant cette nouvelle campagne, les navigateurs découvrirent et explorèrent successivement l’île King, les îles Hunter, la partie nord-ouest de la terre de Diemen, ce qui complétait la géographie du littoral de cette grande île; puis, à partir du 27 décembre jusqu’au 15 février 1803, le capitaine Baudin reconnut, sur la côte sud-ouest de l’Australie, l’île des Kanguros et les deux golfes qui s’ouvrent en face.

«C’est un phénomène bien étrange, dit Péron, que ce caractère de monotonie, de stérilité, si généralement empreint sur les diverses parties de la Nouvelle-Hollande et sur les îles nombreuses qui s’y rattachent; un tel phénomène devient encore plus inconcevable par le contraste qui existe entre ce continent et les terres voisines. Ainsi, vers le nord-ouest, nous avions vu les îles fertiles de l’archipel de Timor offrir à nos regards leurs hautes montagnes, leurs rivières, leurs ruisseaux nombreux et leurs forêts profondes, lorsqu’à peine quarante-huit heures s’étaient écoulées depuis notre départ des côtes noyées, arides et nues de la terre de Witt; ainsi, vers le sud, nous avions admiré les puissants végétaux de la terre de Diemen et les monts sourcilleux qui s’élèvent sur toute la surface de cette terre; plus récemment encore, nous avions célébré la fraîcheur de l’île King et sa fécondité.

«La scène change; nous touchons aux rivages de la Nouvelle-Hollande, et, pour chaque point de nos observations, il faudra désormais reproduire ces sombres tableaux, qui, tant de fois déjà, ont fatigué l’esprit du lecteur, comme ils étonnent le philosophe, comme ils affligent le navigateur.»

Les ingénieurs, détachés avec le Casuarina pour reconnaître le golfe Spencer et la presqu’île d’York qui le sépare du golfe Saint-Vincent, après avoir opéré leurs relèvements dans le plus grand détail et avoir constaté qu’aucun grand fleuve ne se jette en cet endroit dans la mer, furent contraints d’abréger leur reconnaissance du port Lincoln, car le terme prescrit pour le retour à l’île des Kanguros allait expirer. Certains d’être abandonnés s’ils étaient en retard, ils ne se hâtèrent pas assez, cependant, car, lorsqu’ils atteignirent cette île, le 1er février, le Géographe avait mis à la voile, sans s’inquiéter du Casuarina, qui n’avait pourtant que fort peu de vivres.

Baudin continua seul l’exploration de la côte et le relèvement de l’archipel Saint-François, travail très important, puisque, depuis la découverte de ces îles par Peter Nuyts, en 1627, aucun navigateur ne les avait visitées en détail. Flinders venait bien d’opérer cette reconnaissance, mais Baudin l’ignorait, et ce navigateur se croyait le premier Européen venu dans ces parages depuis leur découverte.

Lorsque le Géographe arriva, le 6 février, dans le port du Roi-Georges, il y trouva le Casuarina tellement avarié, qu’il avait fallu l’échouer sur la plage.

Découvert en 1791 par Vancouver, le port du Roi-Georges est d’une importance d’autant plus grande, que, sur une étendue de côtes au moins égale à la distance de Paris à Pétersbourg, c’est le seul point bien connu de la Nouvelle-Hollande où il soit possible de se procurer de l’eau douce en tout temps.

Malgré cela, tout le pourtour de la rade est stérile. «L’aspect de l’intérieur du pays sur ce point, dit M. Boullanger dans son journal, est véritablement horrible, les oiseaux même y sont rares; c’est un désert silencieux.»

Au fond d’une des indentations de cette baie, qu’on appelle le havre aux Huîtres, un naturaliste, M. Faure, découvrit un cours d’eau, la rivière des Français, dont l’embouchure était large comme la Seine à Paris. Il entreprit de la remonter et de s’enfoncer ainsi, le plus loin possible, dans l’intérieur du pays. A deux lieues à peu près de l’embouchure, l’embarcation se trouva arrêtée par deux digues solidement construites en pierres sèches qui se rattachaient à une petite île et interceptaient tout passage.

«Cette muraille était percée par des embrasures placées, pour la plupart, au-dessus de la ligne de marée basse et dont la partie tournée vers la mer était très large, tandis que l’autre était, vers l’intérieur du pays, beaucoup plus étroite. Par ce moyen, le poisson qui, à mer haute, remontait la rivière, pouvait aisément traverser la chaussée; mais, toute retraite lui étant à peu près interdite, ce poisson se trouvait dans une espèce de réservoir, où il était facile aux pêcheurs de le prendre ensuite à leur gré.»

M. Faure devait trouver cinq autres de ces murailles dans l’espace de moins d’un tiers de mille. Singulier exemple de l’ingéniosité de ces peuples barbares, pourtant si voisins de la brute!

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Les malades furent transportés à terre. (Page 346.)

Ce fut dans ce même port du Roi-Georges qu’un des officiers du Géographe, M. Ransonnet, plus heureux que Vancouver et d’Entrecasteaux, put avoir une entrevue avec les habitants de cette contrée. C’était la première fois qu’il était donné à un Européen de les aborder.

«A peine nous parûmes, dit M. Ransonnet, que huit naturels, qui nous avaient en vain appelés par leurs gestes et par leurs cris le premier jour de notre apparition sur cette côte, se présentèrent d’abord tous réunis; ensuite trois d’entre eux, qui sans doute étaient des femmes, s’éloignèrent. Les cinq autres, après avoir jeté leurs sagaies au loin, probablement pour nous convaincre de leurs intentions pacifiques, vinrent nous aider à débarquer. Les matelots, à mon exemple, leur offrirent divers présents, qu’ils reçurent avec un air de satisfaction, mais sans empressement. Soit apathie, soit confiance, après avoir reçu ces objets, ils nous les rendaient avec une sorte de plaisir, et lorsque nous leur remettions de nouveau ces mêmes objets, ils les abandonnaient sur la terre ou sur les roches voisines.

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Bonaparte lui fit un excellent accueil. (Page 358.)

«Plusieurs chiens très beaux et très grands se trouvaient avec eux; je fis mon possible pour les engager à m’en céder un; je leur offris, à cet effet, tout ce qui était en mon pouvoir, mais leur volonté fut inébranlable. Il paraît qu’ils s’en servent surtout pour la chasse des kanguros, dont ils font leur nourriture, ainsi que du poisson, que je leur ai vu, moi-même, darder avec leurs sagaies. Ils burent du café, mangèrent du biscuit et du bœuf salé; mais ils refusèrent de manger du lard que nous leur offrîmes et le laissèrent sur des pierres sans y toucher.

«Ces hommes sont grands, maigres et très agiles; ils ont les cheveux longs, les sourcils noirs, le nez court, épaté et renfoncé à sa naissance, les yeux caves, la bouche grande, les lèvres saillantes, les dents très belles et très blanches. L’intérieur de leur bouche paraissait noir comme l’extérieur de leur corps.

«Les trois plus âgés d’entre eux, qui pouvaient avoir de quarante à cinquante ans, portaient une grande barbe noire; ils avaient les dents comme limées et la cloison des narines percée; leurs cheveux étaient taillés en rond et naturellement bouclés. Les deux autres, que nous jugeâmes être âgés de seize à dix-huit ans, n’offraient aucune espèce de tatouage; leur longue chevelure était réunie en un chignon poudré d’une terre rouge dont les vieux avaient le corps frotté.

«Du reste, tous étaient nus et ne portaient d’autre ornement qu’une espèce de large ceinture composée d’une multitude de petits cordons tissus de poil de kanguro. Ils parlent avec volubilité et chantent par intervalles, toujours sur le même ton, et en s’accompagnant des mêmes gestes. Malgré la bonne intelligence qui ne cessa de régner entre nous, ils ne voulurent jamais nous permettre d’aller vers l’endroit où les autres naturels, probablement leurs femmes, s’étaient allés cacher.»

A la suite d’une relâche de douze jours dans le port du Roi-Georges, les navigateurs reprirent la mer. Ils rectifièrent et complétèrent les cartes de d’Entrecasteaux et de Vancouver, relatives aux terres de Leuwin, d’Edels et d’Endracht, qui furent successivement prolongées et relevées du 7 au 26 mars. De là, Baudin passa à la terre de Witt, dont les détails étaient presque entièrement inconnus, lorsqu’il l’avait abordée pour la première fois. Il espérait être plus heureux que de Witt, Vianen, Dampier et Saint-Allouarn, qui avaient été constamment repoussés de cette terre; mais les hauts-fonds, les récifs, les bancs de sable rendaient cette navigation extrêmement dangereuse.

A ces périls vint bientôt se joindre une illusion singulière, le mirage. L’effet en était tel, que «le Géographe, qui naviguait à plus d’une lieue des brisants, paraissait en être environné de toutes parts, et qu’il n’était personne, à bord du Casuarina, qui ne le crût dans un péril imminent. La magie de l’illusion ne fut détruite que par son excès même.»

Le 3 mai, le Géographe, accompagné du Casuarina, jetait pour la seconde fois l’ancre dans le port de Coupang, à Timor. Juste un mois plus tard, après s’être ravitaillé complètement, le capitaine Baudin quittait Timor et faisait voile d’abord pour la Terre de Witt, où il espérait trouver des brises de terre et de mer propres à le faire avancer dans l’est, puis ensuite pour l’île de France, où il mourut, le 16 septembre 1803. L’état de plus en plus précaire de sa santé n’influa-t-il pas singulièrement sur le caractère de ce chef d’expédition, et l’état-major aurait-il eu autant à se plaindre d’un homme dont toutes les facultés eussent été en équilibre? C’est aux physiologistes qu’il appartient de répondre.

Le 23 mars, le Géographe entrait dans la rade de Lorient, et, trois jours après, on commençait à débarquer les diverses collections d’histoire naturelle qu’il rapportait.

«Indépendamment d’une foule de caisses de minéraux, de plantes desséchées, de poissons, de reptiles et de zoophytes conservés dans l’alcool, de quadrupèdes et d’oiseaux empaillés ou disséqués, nous avions encore soixante-dix grandes caisses remplies de végétaux en nature, comprenant près de deux cents espèces de plantes utiles, environ six cents espèces de graines, enfin une centaine d’animaux vivants.»

Nous compléterons ces renseignements par quelques détails extraits du rapport fait au gouvernement par l’Institut. Ils ont particulièrement trait à la collection zoologique réunie par MM. Péron et Lesueur.

«Plus de cent mille échantillons d’animaux d’espèces grandes et petites la composent; elle a déjà fourni plusieurs genres importants; il en reste bien davantage encore à faire connaître, et le nombre des espèces nouvelles, d’après le rapport du professeur du Muséum, s’élève à plus de deux mille cinq cents.»

Si l’on rappelle maintenant que le deuxième voyage de Cook,—le plus brillant qui eût été fait jusqu’à ce jour,—n’en a cependant fourni que deux cent cinquante, et que tous les voyages réunis de Carteret, de Wallis, de Furneaux, de Meares, de Vancouver lui-même, n’en ont pas tous ensemble produit un nombre aussi considérable; si l’on observe qu’il en est de même de toutes les expéditions françaises, il en résulte que MM. Péron et Lesueur auront eux seuls plus fait connaître d’animaux nouveaux que tous les naturalistes voyageurs de ces derniers temps.

Quant aux résultats géographiques et hydrographiques, ils étaient considérables. Le gouvernement anglais s’est toujours refusé à les reconnaître, et Desborough Cooley, dans son Histoire des Voyages, subordonne complètement les découvertes de Baudin à celles de Flinders. Au reste, on alla jusqu’à supposer que Flinders n’avait été retenu prisonnier pendant six ans et demi à l’île de France que pour laisser aux rédacteurs français le loisir de consulter ses cartes et de combiner d’après elles la relation de leur voyage. Cette accusation est tellement absurde, qu’il suffit de l’avoir reproduite. Nous ne nous ferons pas l’injure de la combattre.

Les deux navigateurs anglais et français ont joué chacun un assez beau rôle dans l’histoire de la découverte des côtes de l’Australie pour qu’il soit nécessaire d’élever l’un aux dépens de l’autre. La part qui revient à chacun d’eux nous semble avoir été faite avec beaucoup de justice et de discernement dans la préface de la seconde édition du Voyage de découvertes australes de Péron, revue et corrigée par Louis de Freycinet. Nous y renvoyons le lecteur que cette querelle d’antériorité de découvertes peut intéresser.

CHAPITRE II
LES EXPLORATEURS DE L’AFRIQUE

Shaw en Algérie et à Tunis. — Hornemann dans le Fezzan—Adanson au Sénégal. — Houghton en Sénégambie. — Mungo-Park et ses deux voyages au Djoliba ou Niger. — Sego. — Tombouctou. — Sparmann et Levaillant au Cap, à Natal et dans l’intérieur. — Lacerda en Mozambique et chez Cazembé. — Bruce en Abyssinie. — Les sources du Nil Bleu. — Le lac Tzana. — Voyage de Browne dans le Darfour.

Un Anglais, Thomas Shaw, attaché comme chapelain au comptoir d’Alger, avait mis à profit ses douze ans de séjour dans les États Barbaresques pour réunir une riche collection de curiosités naturelles, de médailles, d’inscriptions et d’objets d’art. S’il ne visita pas lui-même les parties méridionales de l’Algérie, il sut, du moins, s’entourer d’hommes sérieux, bien informés, qui lui donnèrent, sur beaucoup de localités peu connues, une masse de renseignements exacts et d’informations précieuses. Son travail, qu’il publia sous la forme de deux gros in-4º, avec de nombreuses figures dans le texte, porte sur toute l’ancienne Numidie.

C’est bien plutôt l’œuvre d’un érudit que d’un voyageur, et cette érudition, il faut l’avouer, est souvent fort mal digérée. Mais, quel que soit ce travail de géographie historique, il ne manquait pas de prix pour l’époque, et personne n’aurait été, plus et mieux que Shaw, en état de réunir la quantité prodigieuse de matériaux qui y sont mis en œuvre.

L’extrait suivant pourra donner une idée de la manière dont cet ouvrage est conçu:

«La principale manufacture des Kabyles et des Arabes est de faire des hykes (c’est ainsi qu’ils appellent leurs couvertures de laine) et des tissus de poil de chèvre, dont ils couvrent leurs tentes. Il n’y a que les femmes qui s’occupent de cet ouvrage, comme faisaient autrefois Andromaque et Pénélope; elles ne se servent point de navette, mais conduisent chaque fil de la trame avec les doigts. Une de ces hykes a communément six aunes d’Angleterre de long et cinq ou six pieds de large, et sert aux Kabyles et aux Arabes d’habillement complet pendant le jour et de lit et de couverture pendant la nuit. C’est un vêtement léger, mais fort incommode, parce qu’il se dérange et tombe souvent; de sorte que ceux qui le portent sont obligés de le relever et de le rajuster à tout moment. Cela fait aisément comprendre de quelle utilité est une ceinture lorsqu’il faut agir, et, par conséquent, toute l’énergie de l’expression allégorique qui revient si souvent dans l’Écriture: avoir les reins ceints.

«La manière de porter ce vêtement et l’usage qu’on en a toujours fait pour s’en couvrir, lorsqu’on était couché, pourraient nous faire croire que, du moins, l’espèce la plus fine des hykes, telles que les portent les femmes et les gens d’un certain rang chez les Kabyles, est la même que les anciens appelaient peplus. Il est aussi fort probable que l’habillement appelé toga chez les Romains, qu’ils jetaient seulement sur les épaules et dont ils s’enveloppaient, était de cette espèce, car, à en juger par la draperie de leurs statues, la toga ou le manteau y est arrangée à peu près de la même façon que la hyke des Arabes.»

Il est inutile de nous arrêter plus longtemps sur cet ouvrage, dont l’intérêt, au point de vue qui nous occupe, est presque nul. Il vaut mieux nous étendre un peu sur le voyage de Frédéric-Conrad Hornemann au Fezzan.

C’est sous les auspices de la Société fondée à Londres pour l’exploration de l’Afrique que ce jeune Allemand devait faire cette expédition. Ayant appris la langue arabe et acquis quelques connaissances en médecine, il fut définitivement agréé par la Société Africaine, qui, après lui avoir remis des lettres de recommandation et des saufs-conduits, lui ouvrit un crédit illimité.

Il quitta Londres au mois de juillet 1797 et vint à Paris. Lalande le présenta à l’Institut, lui remit son Mémoire sur l’Afrique, et Broussonnet lui fit faire la connaissance d’un Turc, qui lui donna les lettres de recommandation les plus pressantes pour certains marchands du Caire en relations d’affaires avec l’intérieur de l’Afrique.

Hornemann mit à profit son séjour au Caire pour se perfectionner dans la langue arabe et étudier les mœurs et les coutumes des indigènes. Hâtons-nous d’ajouter que le voyageur avait été présenté au commandant en chef de l’armée d’Égypte par Monge et Berthollet. Bonaparte lui fit excellent accueil et mit à sa disposition toutes les ressources du pays.

Pour Hornemann, la plus sûre manière de voyager était de se déguiser en marchand mahométan. Il se hâta donc d’apprendre certaines prières, d’adopter certaines habitudes suffisantes à ses yeux pour tromper des gens non prévenus. D’ailleurs, il partait avec un de ses compatriotes, Joseph Frendenburgh, qui, depuis douze ans, avait embrassé la religion musulmane, avait fait trois voyages à la Mecque et parlait avec facilité les divers dialectes turcs et arabes les plus usités. Il devait servir d’interprète à Hornemann.

Le 5 septembre 1798, le voyageur quitta le Caire avec une caravane de marchands et commença par visiter la fameuse oasis de Jupiter Ammon ou de Siouah, située dans le désert, à l’est de l’Égypte. C’est un petit État indépendant, qui reconnaît le sultan, mais sans lui payer tribut. Autour de la ville de Siouah, se trouvent plusieurs villages à un ou deux milles de distance. La ville est bâtie sur un rocher dans lequel les habitants se sont creusé leurs demeures. Les rues sont si étroites, si embrouillées, qu’un étranger ne peut s’y reconnaître.

L’étendue de cette oasis est considérable. Son district le plus fertile est une vallée bien arrosée, d’environ cinquante milles de circuit, qui produit du blé et des végétaux comestibles. Son produit le plus rémunérateur consiste en dattes d’un excellent goût, dont la renommée est proverbiale chez les Arabes du Sahara.

Tout d’abord, Hornemann avait aperçu des ruines qu’il se promettait de visiter, car les renseignements qu’il avait recueillis des habitants ne lui avaient pas appris grand’chose. Mais, lorsqu’il pénétra dans l’enceinte de ces monuments, il y fut suivi, chaque fois, par un certain nombre d’habitants, qui l’empêchèrent d’examiner en détail. Un des Arabes lui dit même: «Il faut que vous soyez encore chrétien dans le cœur, pour que vous veniez si souvent visiter les ouvrages des infidèles.»

On comprendra, d’après cela, qu’Hornemann dut renoncer à toute recherche ultérieure. Autant qu’il put en juger d’après cet examen superficiel, c’est bien l’oasis d’Ammon, et les ruines paraissent être d’origine égyptienne.

Une preuve de la densité de l’ancienne population de cette oasis, est le nombre prodigieux des catacombes qu’on rencontre à chaque pas et surtout sous la colline qui porte la ville. Ce fut en vain que, dans ces nécropoles, le voyageur chercha à se procurer une tête entière; parmi les occiputs qu’il recueillit, il ne put trouver la preuve qu’ils eussent été remplis de résine. Quant aux vêtements, il en trouva de nombreux fragments, mais dans un tel état de décomposition, qu’il lui fut absolument impossible de leur assigner une origine ou une provenance.

Après avoir passé huit jours en cet endroit, Hornemann se dirigea, le 29 septembre, sur Schiacha, et traversa la chaîne de montagnes qui enferme l’oasis de Siouah. Jusqu’alors, aucun événement n’était venu troubler le passage du voyageur. Mais à Schiacha, il fut accusé d’être chrétien et de parcourir le pays en espion. Il fallut payer d’audace. Hornemann n’y manqua pas. Il fut sauvé par un Coran qu’il apporta dans la pièce où il était interrogé et qu’il lut à livre ouvert. Mais, pendant ce temps, son interprète, craignant qu’on ne fouillât ses effets, avait jeté au feu les fragments de momies, les spécimens de botanique, le journal détaillé du voyage et tous les livres. Ce fut une perte irréparable.

Un peu plus loin, la caravane atteignit Augila, ville bien connue d’Hérodote, qui la place à dix jours de l’oasis d’Ammon. Cela concorde avec le témoignage de Hornemann, qui mit neuf jours, à marche forcée, pour faire le trajet entre ces deux localités. La caravane s’était augmentée, à Augila, d’un certain nombre de marchands de Bengasi, Merote et Mojabra, et ne comptait pas moins de cent vingt individus. Après une longue marche à travers un désert de sable, elle pénétra dans une contrée bossuée de collines et coupée de ravins, où l’on rencontrait, par places, de l’herbe et des arbres. C’est le désert de Harutsch. Il fallut le traverser pour gagner Temissa, ville peu importante, bâtie sur une colline et ceinte d’une haute muraille. A Zuila, on entra sur le territoire du Fezzan. Les fantasias accoutumées se reproduisaient à chaque entrée de ville, ainsi que les compliments interminables et les souhaits de bonne santé. Ces salutations, souvent si trompeuses, semblent tenir une grande place dans la vie des Arabes; leur fréquence eut plus d’une fois le don d’étonner le voyageur.

Le 17 novembre, la caravane découvrit Mourzouk, la capitale du Fezzan. C’était le but du voyage. La plus grande longueur de la partie cultivée du royaume de Fezzan, d’après Hornemann, est d’environ trois cents milles du nord au sud, sa plus grande largeur de deux cents milles de l’ouest à l’est; mais il faut y ajouter la région montagneuse d’Harutsch à l’est, et les autres déserts au sud et à l’ouest. Le climat n’y est jamais agréable: en été, la chaleur s’y concentre avec une intensité prodigieuse, et, quand le vent souffle du sud, elle est à peine supportable, même pour les natifs; en hiver, le vent du nord est si pénétrant et si froid, qu’il force les habitants à faire du feu.

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Carte pour les voyages de Hornemann et de Frendenburgh au Fezzan.

Carte pour les voyages de Hornemann et de Frendenburgh au Fezzan.

Les dattes, d’abord, puis les végétaux comestibles constituent à peu près les seules richesses de la contrée. Mourzouk est le principal marché du pays. On y voit réunis les produits du Caire, de Bengasi, de Tripoli, de Rhadamès, du Toat et du Soudan. Les articles de ce commerce sont les esclaves des deux sexes, les plumes d’autruche, les peaux d’animaux féroces, l’or, soit en poudre, soit en pépites. Le Bornou envoie du cuivre, le Caire des soies, des calicots, des vêtements de laine, des imitations de corail, des bracelets, des marchandises des Indes. Les marchands de Tripoli et de Rhadamès importent des armes à feu, des sabres, des couteaux, etc.

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Le Baobab. (Page 363.)

Le Fezzan est gouverné par un sultan qui descend de la famille des shérifs. Son pouvoir est illimité, mais il paye cependant au bey de Tripoli un tribut de quatre mille dollars. La population du pays peut être évaluée (Hornemann ne nous dit pas sur quelles bases il s’appuie) à soixante-quinze mille habitants, qui, tous, professent le mahométisme.

On trouve encore, dans le récit d’Hornemann, quelques autres détails sur les mœurs et les habitudes de ce peuple. Le voyageur termine son rapport à la Société africaine en disant qu’il se propose de revenir dans le Fezzan, et qu’il compte envoyer de nouveaux détails.

Ce que nous savons de plus, c’est qu’à Mourzouk mourut le fidèle compagnon d’Hornemann, le renégat Freudenburg. Atteint lui-même d’une fièvre violente, Hornemann fut obligé de faire, en cet endroit, un séjour beaucoup plus long qu’il n’y comptait. A peine rétabli, Hornemann gagna Tripoli afin de s’y reposer et de s’y retremper dans la compagnie de quelques Européens. Le 1er décembre 1799, il reprenait le chemin de Mourzouk, d’où il partait définitivement, le 7 avril 1800, avec une caravane. Le Bournou l’attirait, et ce gouffre, qui devait faire tant de victimes, ne nous le rendit pas.

Pendant tout le cours du XVIIIe siècle, l’Afrique est assiégée comme une place forte. De tous côtés, les explorateurs tâtent la place, essayent de s’y introduire. Quelques-uns parviennent à pénétrer dans l’intérieur, mais ils sont repoussés, ou ils y trouvent la mort. C’est seulement de nos jours que ce mystérieux continent devait livrer ses secrets, et découvrir, à la surprise générale, les trésors de fécondité qu’on était bien loin d’y soupçonner.

Du côté du Sénégal, les informations recueillies par Brue, avaient besoin d’être complétées. Mais notre prépondérance n’était plus indiscutée comme autrefois. Nous avions des rivaux très sérieux, très entreprenants, les Anglais. Ils étaient persuadés de l’importance qu’auraient, pour le développement de leur commerce, les renseignements qu’ils pourraient se procurer. Cependant, avant d’entreprendre le récit des explorations du major Houghton et de Mungo-Park, il nous faut dire quelques mots de la mission que s’était donnée le naturaliste français Michel Adanson.

Adonné dès l’enfance à l’étude de l’histoire naturelle, Adanson voulut illustrer son nom par la découverte d’espèces nouvelles. Il ne fallait pas compter en trouver en Europe. Contre toute attente, Adanson choisit le Sénégal pour champ de recherches.

«C’est que c’était, dit-il dans une note manuscrite, de tous les établissements européens, le plus difficile à pénétrer, le plus chaud, le plus malsain, le plus dangereux à tous égards, et par conséquent le moins connu des naturalistes.»

Ne faut-il pas une rare dose de courage et d’ambition pour se déterminer d’après des motifs semblables?

Adanson n’était certes pas le premier naturaliste qui affrontât pareils dangers; mais on n’en avait pas vu, jusqu’alors, le faire avec autant d’entrain, à leurs frais, sans aucune espérance de récompense, car il ne lui restait pas même assez d’argent pour entreprendre, à son retour, la publication des découvertes qu’il allait faire.

Le 3 mars 1749, Adanson s’embarqua sur le Chevalier Marin, commandé par d’Après de Mannevillette, fit relâche à Sainte-Croix de Ténériffe, et débarqua à l’embouchure du Sénégal, qui est, pour lui, le Niger des anciens géographes. Pendant près de cinq ans, il parcourut notre colonie dans tous les sens, portant tour à tour ses pas à Podor, à Portudal, à Albreda, à l’embouchure de la Gambie, et il recueillit, avec une ardeur et une persévérance inouïes, des richesses immenses dans les trois règnes de la nature.

C’est à lui qu’on doit les premiers renseignements exacts sur un arbre géant, le baobab, qui est souvent désigné sous le nom d’Adansonia; sur les mœurs des sauterelles qui forment la base de la nourriture de certaines peuplades sauvages; sur les fourmis blanches, qui se bâtissent de véritables maisons; sur certaines huîtres, à l’embouchure de la Gambie, qui «perchent» sur des arbres.

«Les nègres, dit-il, n’ont pas tant de peine qu’on penserait à les cueillir, ils ne font que couper la branche où elles sont attachées. Une seule en porte quelquefois plus de deux cents, et, si elle a plusieurs rameaux, elle fait un bouquet d’huîtres qu’un homme aurait bien de la peine à porter.»

Mais, au milieu de toutes ces observations, si intéressantes qu’elles soient, le géographe a bien peu de choses à glaner: quelques renseignements nouveaux ou plus complets sur les Yolofs, sur les Mandingues, et c’est tout. Si, avec Adanson, nous faisons plus intime connaissance avec des pays déjà visités, nous n’apprenons rien de nouveau.

Il n’en est pas de même de l’expédition dont nous allons raconter les péripéties.

Le major Houghton, capitaine au 69e régiment et major du fort de Gorée, pour le gouvernement anglais, avait eu, depuis son extrême jeunesse, pendant laquelle il fit partie de la légation anglaise au Maroc, l’occasion de se mettre au courant des usages et des mœurs des Maures et des nègres de la Sénégambie. Il s’offrit, en 1790, à la Société Africaine, pour gagner le Niger, en explorer le cours, visiter les villes de Tombouctou et de Haoussa, et revenir par le Sahara. Ce plan merveilleux ne devait subir qu’une atteinte, mais elle allait suffire pour le faire échouer complètement.

Houghton quitta l’Angleterre le 16 octobre 1790, et mouilla le 10 novembre à Gillifrie, à l’embouchure de la Gambie. Bien reçu par le roi de Barra, il remonta la Gambie l’espace de trois cents lieues, traversa par terre le reste de la Sénégambie, et parvint jusqu’à Gonka-Konda, dans le Yani.

«Là, il acheta d’un nègre, dit Walckenaer, dans son Histoire des voyages, un cheval et cinq ânes, et il se préparait à passer, avec les marchandises qui devaient servir à le défrayer dans son voyage, à Medina, capitale du petit royaume de Woolli. Heureusement pour lui, quelques mots échappés de la bouche d’une négresse, en mandingue, langue dont il avait une légère connaissance, lui apprirent qu’on avait formé une conspiration pour le faire périr. Les marchands, qui trafiquaient sur le fleuve, croyant que le commerce était l’unique but du major, et craignant qu’il ne leur enlevât leur bénéfice par sa concurrence, avaient résolu sa mort.

«Pour se soustraire au danger qui le menaçait, il jugea à propos de quitter la route ordinaire. Il traversa, avec ses ânes, le fleuve à la nage, et se trouva sur la rive méridionale, dans le royaume de Cantor.»

Houghton passa ensuite une seconde fois le fleuve, et pénétra dans le royaume de Woolli.

Là, il s’empressa d’envoyer au roi un messager, pour lui porter des présents et lui demander sa protection. Celui-ci reçut le voyageur avec bienveillance et hospitalité dans sa capitale. Medina, d’après le voyageur, est une ville importante, entourée d’une campagne fertile où paissent de nombreux troupeaux.

Le major Houghton pouvait attendre une bonne issue de son voyage; du moins tout le faisait présager, lorsqu’un accident vint porter un premier coup à ses espérances. Le feu prit à l’une des cases voisines de celle où il logeait, et bientôt la ville tout entière fut en flammes. Son interprète, qui avait déjà fait plusieurs tentatives pour le voler, saisit cette occasion et s’enfuit avec un cheval et trois ânes.

Mais le roi de Woolli continuait à protéger le voyageur et le comblait de cadeaux, précieux non par leur valeur, mais par l’affection dont ils étaient le gage. Ce roi protecteur des Européens avait nom Djata; bon, humain, intelligent, il aurait voulu que les Anglais construisissent une factorerie dans ses États.

«Le capitaine Littleton, écrivait Houghton à sa femme, a fait, en séjournant ici quatre ans, une fortune considérable; il possède actuellement plusieurs vaisseaux qui font le commerce sur le fleuve. On se procure ici, en tout temps, et pour des babioles de peu de valeur, de l’or, de l’ivoire, de la cire, des esclaves, et il est facile de gagner huit capitaux pour un. La volaille, les brebis, les œufs, le beurre, le lait, le miel, le poisson s’y trouvent en une abondance extrême, et, avec dix livres sterling, on y entretiendrait, dans l’aisance, une famille nombreuse. Le sol est sec, l’air très sain, et le roi de Woolli m’a dit qu’il n’était jamais mort un seul blanc à Fatatenda.»

Houghton parvint ensuite sur la Falémé, jusqu’à Cacullo, le Cacoulou de la carte de d’Anville, et se procura, dans le Bambouk, quelques renseignements sur le Djoliba, fleuve qui coule dans l’intérieur du Soudan. Sa direction est d’abord du sud au nord jusqu’à Djenné, puis de l’ouest à l’est jusqu’à Tombouctou, informations qui devaient être bientôt confirmées par Mungo-Park. Le roi de Bambouk reçut le voyageur avec cordialité, lui donna un guide pour le conduire à Tombouctou, et des cauris pour le défrayer de ses dépenses pendant le voyage.

On avait lieu d’espérer que le major parviendrait heureusement jusqu’au Niger, lorsqu’une note au crayon, à demi effacée, parvint au docteur Laidley. Datée de Simbing, elle faisait connaître que le voyageur avait été dépouillé de ses bagages, mais qu’il continuait sa route pour Tombouctou. Bientôt après, certains autres renseignements venus de divers côtés donnèrent à penser que Houghton avait été assassiné dans le Bambarra. On ne fut définitivement fixé sur le sort du major que par Mungo-Park.

«Simbing, dit Walckenaer, où le major Houghton traça les derniers mots qu’on ait reçus de lui, est une petite ville frontière du royaume de Ludamar, entourée de murailles. Dans ce lieu, le major Houghton se vit abandonné par ses domestiques nègres, qui ne voulurent pas le suivre dans le pays des Maures. Il n’en continua pas moins sa route, et, après avoir surmonté un très grand nombre d’obstacles, il s’avança vers le nord et tenta de traverser le royaume de Ludamar. Il arriva enfin à Jarra, et fit connaissance avec quelques marchands maures qui allaient acheter du sel à Tischet, ville située près des marais salants du grand désert, et à dix journées de marche au nord de Jarra. Là, au moyen d’un fusil et d’un peu de tabac, que le major donna à ces marchands, il les engagea à le mener à Tischet. Quand on songe qu’il prit un tel parti, on ne peut s’empêcher de croire que les Maures avaient cherché à le tromper, soit à l’égard de la route qu’il devait suivre, soit sur l’état du pays situé entre Jarra et Tombouctou.»

Au bout de deux jours de marche, Houghton, s’apercevant qu’on le trompait, voulut regagner Jarra; les Maures le dépouillèrent de tout ce qu’il possédait et s’enfuirent. Il fut obligé de retourner à pied à Jarra. Y mourut-il de faim? y fut-il assassiné par les Maures? On ne sait au juste; mais on montra à Mungo-Park l’endroit où il avait péri.

La perte des journaux et des observations de Houghton ont rendu presque nuls pour l’avancement de la science ses fatigues et son dévouement. On en est réduit, pour trouver des détails sur son exploration, à les chercher dans les Proceedings de la Société Africaine. A ce moment, Mungo-Park, jeune chirurgien écossais, qui venait de faire campagne dans les Indes orientales sur le Worcester, apprit que la Société Africaine cherchait un voyageur qui voulût pénétrer dans l’intérieur du continent par la Gambie. Mungo-Park, depuis longtemps désireux d’observer les productions du pays, les mœurs et le caractère de ces peuples, s’offrit pour cette tâche, bien qu’il eût tout lieu d’appréhender que son prédécesseur, le major Houghton, n’eût péri dans sa tentative.

Aussitôt accepté par la société, Mungo-Park procéda aux préparatifs du voyage et partit de Portsmouth, le 22 mai 1795, avec de puissantes recommandations pour le docteur Laidley et un crédit de deux cents livres sterling.

Débarqué à Gillifrie, à l’embouchure de la Gambie, dans le royaume de Barra, le voyageur remonta la rivière et gagna Pisania, factorerie anglaise du docteur Laidley. Son premier soin fut d’apprendre la langue la plus répandue, le mandingue; puis il rassembla les renseignements nécessaires à l’exécution de ses projets.

Ce séjour d’initiation lui avait permis de récolter des informations plus exactes et plus précises que celles de ses prédécesseurs sur les Feloups, les Yolofs, les Foulahs et les Mandingues. Les premiers sont tristes, querelleurs et vindicatifs, mais courageux et fidèles; les seconds forment une nation puissante et belliqueuse, à la peau extrêmement noire. Ils offrent, sauf par la couleur de leur peau et le langage, une très grande ressemblance avec les Mandingues. Ceux-ci sont doux et sociables. Grands et bien faits, ils possèdent des femmes relativement jolies. Enfin, les Foulahs, qui sont les moins foncés, semblent très attachés à la vie pastorale et agricole. La plupart de ces populations sont mahométanes et pratiquent la polygamie.

Le 2 décembre, accompagné de deux nègres interprètes et d’un petit bagage, Mungo-Park s’avança dans l’intérieur. Il pénétra d’abord dans le petit royaume de Woolli, dont la capitale, Medina, renferme un millier de maisons. Il visita ensuite Kolor, ville considérable, et arriva, après avoir franchi un désert de deux jours de marche, dans le royaume de Bondou. Les habitants sont Foulahs, professent la religion mahométane et s’enrichissent par le commerce de l’ivoire, quand ils ne sont pas agriculteurs et pasteurs.

Le voyageur ne tarda pas à atteindre la Falémé, rivière sortie des montagnes de Dalaba, qui, près de sa source, baigne d’importants gîtes aurifères. A Fatteconda, capitale du Bondou, il fut reçu par le roi, qui se refusait à comprendre qu’on voyageât par curiosité. L’entrevue du voyageur avec les femmes du monarque est assez piquante:

«A peine fus-je entré dans leur cour, dit Mungo-Park, que je me vis environné de tout le sérail. Les unes me demandaient des médecines, les autres de l’ambre, et toutes voulaient éprouver ce grand spécifique des Africains, la saignée. Ces femmes étaient au nombre de dix à douze, la plupart jeunes et jolies et portant sur la tête des ornements d’or et des grains d’ambre.

«Elles me plaisantèrent avec beaucoup de gaieté sur différents sujets. Elles riaient surtout de la blancheur de ma peau et de la longueur de mon nez, soutenant que l’une et l’autre étaient artificielles. Elles disaient qu’on avait blanchi ma peau en me plongeant dans du lait, lorsque j’étais encore enfant, et qu’on avait allongé mon nez en le pinçant tous les jours jusqu’à ce qu’il eût acquis cette conformation désagréable et contre nature.»

En sortant du Bondou par le nord, Mungo-Park entra dans le Kajaaga, auquel les Français donnent le nom de Galam. Le climat de ce pays pittoresque, arrosé par les eaux du Sénégal, est beaucoup plus sain que celui des contrées qui se rapprochent de la côte. Les habitants s’appellent Serawoullis et sont nommés Seracolets par les Français. La couleur de leur peau est d’un noir de jais, et l’on ne peut, à cet égard, les distinguer des Yolofs.

«Les Serawoullis, dit Mungo-Park, s’adonnent ordinairement au commerce. Ils en faisaient autrefois un très grand avec les Français, à qui ils vendaient de la poudre d’or et des esclaves. Aujourd’hui, ils fournissent quelques esclaves aux factoreries anglaises établies sur les bords de la Gambie. Ils sont renommés pour la facilité et la loyauté avec lesquelles ils traitent les affaires.»

A Joag, Mungo-Park fut dévalisé de la moitié de ses effets par les envoyés du roi, sous prétexte de lui faire payer un droit de passage. Heureusement pour lui, le neveu de Demba-Jego-Jalla, roi de Kasson, qui s’apprêtait à rentrer dans son pays, le prit sous sa protection. Ils gagnèrent ensemble Gongadi, où se trouvent de belles plantations de dattiers, et Samie, sur les bords du Sénégal, à la frontière du Kasson.

La première ville qu’on rencontre sur ce territoire est celle de Tiesie, que Mungo-Park atteignit le 31 décembre. Bien accueilli par la population, qui lui vendit très bon marché les provisions dont il avait besoin, le voyageur y subit de la part du frère et du neveu du roi toutes sortes de vexations.

Mungo-Park quitta cette ville le 10 janvier 1796, pour se rendre à Kouniakari, capitale du Kasson, pays fertile, riche et bien peuplé, qui peut mettre quarante mille hommes sous les armes. Le roi, plein de bienveillance pour le voyageur, voulait que celui-ci restât dans ses États tant que durerait la guerre entre les royaumes de Kasson et de Kajaaga. A cette guerre ne pouvaient manquer d’être mêlés le Kaarta et le Bambara, que Mungo-Park voulait visiter. Cet avis était prudent, et celui-ci se repentit plus d’une fois de ne l’avoir pas suivi.

Mais, impatient de s’avancer dans l’intérieur, le voyageur ne voulut rien écouter et gagna le Kaarta, aux plaines unies et sablonneuses. Sur sa route, il rencontrait une foule d’habitants qui s’enfuyaient dans le Kasson pour éviter les horreurs de la guerre. Ce spectacle ne l’arrêta pas, et il continua son chemin jusqu’à la capitale du Kaarta, située dans une plaine fertile et découverte.

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Portrait de Mungo-Park. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Le roi Daisy-Kourabari reçut avec affabilité le voyageur, voulut le détourner d’entrer dans le Bambara, et, voyant ses efforts inutiles, il lui conseilla, pour éviter de passer au milieu des combattants, d’entrer dans le royaume de Ludamar, habité par des Maures. De là il pourrait pénétrer dans le Bambara.

Pendant le cours de ce voyage, Mungo-Park vit les nègres se nourrir d’une sorte de pain, au goût de pain d’épices, fait avec les baies du lotus. Cette plante, le rhamnus lotus, croît spontanément dans la Sénégambie, la Nigritie et le pays de Tunis.

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Itinéraire du voyage de Mungo-Park.

Itinéraire du voyage de Mungo-Park.

«Ainsi, dit Mungo-Park, on ne peut guère douter que ce ne soit le fruit de ce même lotus dont Pline dit que se nourrissaient les Lotophages de la Lybie. J’ai mangé du pain de lotus, et je crois qu’une armée peut fort bien avoir vécu d’un pareil pain, comme Pline rapporte qu’ont vécu les Lybiens. Le goût de ce pain est même si doux et si agréable, qu’il y a apparence que les soldats ne s’en plaignaient pas.»

Mungo-Park arriva le 22 février à Jarra, ville considérable, aux maisons de pierre, habitée par des nègres venus du midi pour se mettre sous la protection des Maures, auxquels ils payent un tribut considérable. Le voyageur obtint d’Ali, roi de Ludamar, la permission de traverser ses États sans recevoir d’injures. Malgré cette assurance, Mungo-Park fut presque entièrement dépouillé par les Maures fanatiques de Deena. A Sampaka, à Dalli, villes considérables, à Samée, petit village heureusement situé, le voyageur reçut si bon accueil, qu’il se voyait déjà parvenu dans l’intérieur de l’Afrique, lorsque parut une troupe des soldats d’Ali qui l’emmenèrent à Benowm, camp de ce souverain.

«Ali, dit Mungo-Park, assis sur un coussin de maroquin noir, était occupé à rogner quelques poils de sa moustache, tandis qu’une femme esclave tenait un miroir devant lui. C’était un vieillard de la race des Arabes. Il portait une longue barbe blanche et il avait l’air sombre et de mauvaise humeur. Il me considéra très attentivement. Ensuite, il demanda à mes conducteurs si je parlais la langue arabe. Ils lui répondirent que non. Il en parut très étonné, et il garda le silence. Les personnes qui étaient auprès de lui, et surtout les femmes, ne faisaient pas de même. Elles m’accablaient de questions, regardaient toutes les parties de mes vêtements, fouillaient dans mes poches et m’obligeaient à déboutonner mon gilet pour examiner la blancheur de ma peau. Elles allèrent même jusqu’à compter les doigts de mes pieds et de mes mains, comme si elles avaient douté que j’appartinsse véritablement à l’espèce humaine.»

Étranger, sans protection, chrétien, passant pour espion, Mungo-Park fournit aux Maures l’occasion d’exercer à leur gré l’insolence, la férocité et le fanatisme qui les distinguent. Insultes, outrages, coups, rien ne lui fut épargné. C’est ainsi qu’on voulut le transformer en barbier; mais sa maladresse, qui lui fit entamer le cuir chevelu du fils d’Ali, le dispensa de ce métier peu honorifique. Pendant cette captivité, Mungo-Park recueillit quelques renseignements sur Tombouctou, cette ville dont l’accès est si difficile pour les Européens, ce desideratum de tous les voyageurs africains.

«Houssa, lui dit un schérif, est la plus grande ville que j’aie jamais vue. Walet est plus grand que Tombouctou; mais, comme elle est éloignée du Niger, et que son principal commerce est en sel, on y voit beaucoup moins d’étrangers. De Benowm à Walet il y a dix journées de marche. En se rendant d’un de ces lieux à l’autre, on ne voit aucune ville remarquable, et l’on est obligé de se nourrir du lait qu’on achète des Arabes, dont les troupeaux paissent autour des puits ou des mares. On traverse pendant deux jours un pays sablonneux dans lequel on ne trouve point d’eau.

«Il faut ensuite onze jours pour se rendre de Walet à Tombouctou. Mais l’eau est beaucoup moins rare sur cette route, et l’on y voyage ordinairement sur des bœufs. On voit à Tombouctou un grand nombre de juifs, qui tous parlent arabe et se servent des mêmes prières que les Maures.»

Cependant, les événements de la guerre déterminèrent Ali à se rendre à Jarra. Mungo-Park, qui avait su se faire une alliée de la sultane favorite Fatima, obtint d’accompagner le roi. En se rapprochant ainsi du théâtre des événements, le voyageur espérait trouver une occasion favorable pour s’échapper. En effet, le roi du Kaarta, Daisy Kourabari, ne tarda pas à s’avancer victorieusement contre la ville de Jarra. La plupart des habitants prirent la fuite, et Mungo-Park fit comme eux.

Il trouva bientôt le moyen de s’enfuir; mais son interprète refusa de l’accompagner. Il dut donc partir, pour le Bambara, seul et sans aucune ressource.

La première ville qu’il rencontra fut Wawra; elle appartient proprement au Kaarta, qui, en ce moment, était tributaire de Mansong, roi de Bambara.

«Le 7 juillet au matin, lorsque j’étais prêt à partir, dit Mungo-Park, mon hôte, avec beaucoup d’embarras, me pria de lui donner un peu de mes cheveux. On lui avait dit, ajouta-t-il, que des cheveux d’un blanc étaient un saphis (talisman) qui donnait à celui qui le portait toute l’instruction des blancs. Je n’avais jamais entendu parler d’un mode si simple d’éducation; mais je me prêtai sur-le-champ à ses désirs. Le pauvre homme avait une si grande envie d’apprendre, que, moitié coupant, moitié arrachant, il me tondit d’assez près tout un côté de la tête; il en aurait fait tout autant de l’autre, si je n’eusse témoigné quelque mécontentement et si je ne lui avais pas dit que je voulais réserver pour quelque autre occasion une partie de cette précieuse matière.»

Gallou, puis Mourja, grande ville fameuse par son commerce de sel, furent traversées au milieu de péripéties, de fatigues et de privations sans nombre. En approchant de Sego, Mungo-Park put enfin apercevoir le Djoliba.

«Regardant devant moi, dit-il, je vis avec un extrême plaisir le grand objet de ma mission, le majestueux Niger que je cherchais depuis longtemps. Large comme la Tamise l’est à Westminster, il étincelait des feux du soleil et coulait lentement vers l’orient. Je courus au rivage, et, après avoir bu de ses eaux, j’élevai mes mains au ciel, en remerciant avec ferveur l’Ordonnateur de toutes choses de ce qu’il avait couronné mes efforts d’un succès si complet.

«Cependant, la pente du Niger vers l’est et les points collatéraux de cette direction ne me causèrent aucune surprise; car, quoique à mon départ d’Europe j’eusse de grands doutes à ce sujet, j’avais fait, dans le cours de mon voyage, tant de questions sur ce fleuve, et des nègres de diverses nations m’avaient assuré si souvent et si positivement que son cours allait vers le soleil levant, qu’il ne me restait sur ce point presque plus d’incertitude, d’autant que je savais que le major Houghton avait recueilli, de la même manière, des informations pareilles.

«La capitale du Bambara, Sego, où j’arrivais alors, consiste proprement en quatre villes distinctes, deux desquelles sont situées sur la rive septentrionale du fleuve et s’appellent Sego-Korro et Sego-Bou. Les deux autres sont sur la rive méridionale et portent les noms de Sego-Sou-Korro et Sego-See-Korro. Toutes sont entourées de grands murs de terre. Les maisons sont construites en argile; elles sont carrées et leurs toits sont plats; quelques-unes ont deux étages; plusieurs sont blanchies.

«Outre ces bâtiments, on voit, dans tous les quartiers, des mosquées bâties par les Maures. Les rues, quoique étroites, sont assez larges pour tous les usages nécessaires dans un pays où les voitures à roues sont absolument inconnues. D’après toutes les notions que j’ai pu recueillir, j’ai lieu de croire que Sego contient dans sa totalité environ trente mille habitants.

«Le roi de Bambara réside constamment à Sego-See-Korro; il emploie un grand nombre d’esclaves à transporter les habitants d’un côté à l’autre de la rivière. Le salaire qu’ils reçoivent de ce travail, quoiqu’il ne soit que de dix cauris par personne, fournit au roi, dans le cours d’une année, un revenu considérable.»

Influencé par les Maures, le roi ne voulut pas recevoir le voyageur et lui interdit le séjour de sa capitale, où, d’ailleurs, il n’aurait pu le soustraire aux mauvais traitements. Mais, pour ôter à son refus tout caractère de mauvais vouloir, il envoya à Mungo-Park un sac de cinq mille cauris, à peu près vingt-cinq francs de notre monnaie, pour acheter des vivres. Le messager du roi devait, en outre, servir de guide au voyageur jusqu’à Sansanding. Toute protestation, toute récrimination était impossible; il n’y avait qu’à s’exécuter; c’est ce que fit Mungo-Park.

Avant d’arriver à Sansanding, il assista à la récolte du beurre végétal que produit un arbre appelé Shea.

«Cet arbre, dit la relation, croît abondamment dans toute cette partie du Bambara. Il n’est pas planté par les habitants, mais on le trouve croissant naturellement dans les bois. Il ressemble beaucoup à un chêne américain, et le fruit, avec le noyau duquel, séché au soleil et bouilli dans l’eau, on prépare le beurre végétal, ressemble un peu à l’olive d’Espagne. Le noyau est enveloppé d’une pulpe douce que recouvre une mince écorce verte. Le beurre qui en provient, outre l’avantage qu’il a de se conserver toute l’année sans sel, est plus blanc, plus ferme, et, à mon goût, plus agréable qu’aucun beurre de lait de vache que j’aie jamais mangé. C’est un des principaux articles du commerce intérieur de ces contrées.»

Sansanding, ville de huit à dix mille habitants, est un marché fréquenté par les Maures, qui y apportent, de la Méditerranée, des verroteries qu’ils échangent contre de la poudre d’or et de la toile de coton. Mungo-Park n’eut pas la liberté de s’arrêter en ce lieu, et dut, à cause des importunités des habitants et des perfides insinuations des Maures fanatiques, continuer son voyage. Son cheval étant épuisé par les fatigues et les privations, il dut s’embarquer sur le Niger ou Djoliba, comme disent les habitants.

A Mourzan, village de pêcheurs situé sur la rive septentrionale du fleuve, force fut à Mungo-Park de renoncer à pousser plus loin ses découvertes. Plus il s’enfonçait dans l’est en descendant le fleuve, plus il se mettait entre les mains des Maures. La saison des pluies était commencée, et il ne serait bientôt plus possible de voyager qu’en canot. Or, son extrême dénûment empêchait Mungo-Park de louer une embarcation, et il était réduit à vivre de la charité publique. S’enfoncer plus avant dans cette direction, c’était non seulement courir au devant de la mort, mais encore vouloir ensevelir avec soi le fruit de ses travaux et de ses fatigues. Certes, le retour à Gambie n’était pas facile; il y avait plusieurs centaines de milles à faire, à pied, à travers des contrées difficiles, mais l’espoir du retour le soutiendrait sans doute!

«Avant de quitter Silla, dit le voyageur, je crus convenable de prendre, des marchands maures et nègres, toutes les informations que je pourrais me procurer, soit sur le cours ultérieur du Niger vers l’est, soit sur la situation et l’étendue des royaumes qui l’avoisinent....

«A deux journées de marche de Silla est la ville de Djenné, qui est située sur une petite île du fleuve, et qui contient, dit-on, plus d’habitants que Sego et même qu’aucune autre ville du Bambara. A deux jours de distance, la rivière s’étend et forme un lac considérable appelé Dibby «le lac obscur». Tout ce que j’ai pu savoir sur l’étendue de ce lac, c’est qu’en le traversant de l’ouest à l’est, les canots perdent la terre de vue pendant un jour entier. L’eau sort de ce lac en plusieurs courants, qui finissent par former deux grands bras de rivière, dont l’un coule vers le nord est et l’autre vers l’est. Mais ces bras se réunissent à Kabra, qui est à une journée de marche au sud de Tombouctou et qui forme le port ou le lieu d’embarquement de cette ville. L’espace qu’enferment les deux courants s’appelle Jinbala; il est habité par des nègres. La distance entière, par terre, de Djenné à Tombouctou est de douze jours de marche.

«Au nord-est de Masina est le royaume de Tombouctou, le grand objet des recherches des Européens. La capitale de ce royaume est un des principaux marchés du grand commerce que les Maures font avec les nègres. L’espoir d’acquérir des richesses dans ce négoce, et le zèle de ces peuples pour leur religion ont peuplé cette grande ville de Maures et de convertis mahométans. Le roi lui-même et les principaux officiers de l’État sont plus sévères, plus intolérants dans leurs principes, qu’aucune des autres tribus maures de cette partie de l’Afrique.»

Mungo-Park dut donc revenir sur ses pas, et, par des chemins qu’avaient détrempés les pluies et l’inondation, traverser Mourzan, Kea, Modibou, où il retrouva son cheval, Nyara, Sansanding, Samée, Sai, entourée de fossés profonds et de hautes murailles aux tours carrées, Jabbée, ville considérable d’où l’on aperçoit de hautes montagnes, et, enfin, Taffara, où il fut reçu avec peu d’hospitalité.

Au village de Souha, Mungo-Park essaya d’obtenir par charité quelques grains du «douty», qui lui répondit n’avoir rien dont il pût se passer.

«Tandis que j’examinais la figure de cet homme inhospitalier, dit Mungo-Park, et que je cherchais à démêler la cause d’un air d’humeur et de mécontentement qu’exprimaient ses traits, il appela un esclave qui travaillait dans un champ voisin et lui ordonna d’apporter avec lui sa bêche; lui montrant ensuite un endroit peu éloigné, il lui dit de faire un trou dans la terre. L’esclave, avec son outil, commença à creuser la terre, et le douty, qui paraissait un homme impatient, marmotta et parla tout seul, jusqu’à ce que le trou fût presque fini. Il prononça alors deux fois de suite les mots dankatou (bon à rien), jankra lemen (une vraie peste), expressions que je crus ne pouvoir s’appliquer qu’à moi.

«Comme le trou avait assez l’apparence d’une fosse, je trouvai prudent de remonter à cheval, et j’allais décamper, lorsque l’esclave, qui venait d’aller au village, en revint, et apporta le corps d’un enfant mâle, d’environ neuf ou dix ans, parfaitement nu. Le nègre portait le corps par un bras et une jambe, et le jeta dans la fosse avec une indifférence barbare dont je n’avais jamais vu d’exemple. Pendant qu’il le couvrait de terre, le douty répétait: naphula attiniata (argent perdu), d’où je conclus que l’enfant avait été un de ses esclaves.»

Le 21 août, Mungo-Park quitta Koulikorro, où il s’était procuré des aliments en écrivant des saphis pour plusieurs habitants, et gagna Bammakou, où se tient un grand marché de sel. Près de là, du haut d’une éminence, le voyageur put apercevoir une grande chaîne de montagnes située dans le pays de Kong, dont le souverain pouvait mettre sur pied une armée plus nombreuse que celle du roi de Bambara.

Dépouillé par des brigands du peu qu’il possédait, le malheureux Mungo-Park, au milieu d’un immense désert, pendant la saison pluvieuse, à cinq cents lieues de l’établissement européen le plus voisin, se sentit un moment à bout de force et d’espoir. Mais ce fut une crise de peu de durée. Reprenant courage, il atteignit la ville de Sibidoulou, dont le «mansa» ou chef lui fit retrouver son cheval et ses habits qui lui avaient été volés par des brigands foulahs, puis Kamalia, où Karfa Taura lui proposa de gagner la Gambie, après la saison des pluies, avec une caravane d’esclaves. Épuisé, sans ressources, attaqué de la fièvre, qui pendant cinq semaines l’empêcha de sortir, Mungo-Park fut contraint de s’arrêter à ce parti.

Le 19 avril fut le jour du départ de la caravane pour la côte. Avec quelle joie Mungo-Park salua son lever, on peut aisément le deviner! Après avoir traversé le désert de Jallonka et passé le bras principal du Sénégal, puis la Falémé, la caravane atteignit enfin les bords de la Gambie et Pisania, où Mungo-Park tomba, le 12 juin 1797, dans les bras du docteur Laidley, qui ne comptait plus le revoir.

Le 22 septembre, Mungo-Park rentrait en Angleterre. L’enthousiasme fut tel, à l’annonce de ses découvertes, si grande était l’impatience avec laquelle on attendait la relation de ce voyage, assurément le plus important qui eût été fait dans cette partie de l’Afrique, que la Société Africaine dut lui permettre de publier, à son profit, un récit abrégé de ses aventures.

On lui devait sur la géographie, les mœurs et les coutumes du pays, plus de faits importants que n’en avaient recueilli tous les voyageurs qui l’avaient précédé. C’est lui qui venait de fixer la position des sources du Sénégal et de la Gambie, et relever le cours du Niger ou Djoliba, coulant vers l’est alors que la Gambie descendait à l’ouest.

C’était mettre fin, par des faits positifs, à un débat qui avait jusqu’alors divisé les géographes. En même temps, il n’y avait plus moyen de confondre ces trois fleuves comme l’avait fait, en 1707, le géographe français Delisle, qui nous présentait le Niger courant vers l’est depuis le Bornou, et se terminant par le fleuve du Sénégal à l’ouest. Mais lui-même avait reconnu et corrigé cette erreur dans ses cartes, de 1722 à 1727, sans doute d’après les informations recueillies par André Brue, le gouverneur du Sénégal pour la Compagnie.

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Indigènes du Sénégal.

Houghton avait bien reçu, des naturels, des renseignements assez précis sur la source du Niger dans le pays de Manding, sur la position approximative de Sego, de Djenné et de Tombouctou; mais il appartenait à Mungo-Park de fixer définitivement, de visu, la position de ces deux premières villes, et de nous donner, sur la nature du pays et les différentes peuplades qui l’habitent, des détails bien plus circonstanciés que ceux que l’on possédait.

Aussi, comme nous l’avons dit plus haut, l’opinion publique ne s’était-elle pas trompée sur l’importance de ce voyage, sur l’habileté, le courage et la véracité de celui qui l’avait exécuté.

Un peu plus tard, le gouvernement anglais voulut confier à Mungo-Park le commandement d’une expédition pour l’intérieur de l’Australie, mais le voyageur refusa.

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Un Boschiman. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Quelques années après, en 1804, la Société Africaine, résolue à compléter la découverte du Niger, proposa à Mungo-Park la direction d’une nouvelle campagne d’exploration. Mungo-Park ne crut pas pouvoir refuser, cette fois, et, le 30 janvier 1805, il quitta l’Angleterre. Deux mois après, il débarquait à Gorée.

Mungo-Park était accompagné du chirurgien Anderson, son beau-frère, du dessinateur Georges Scott et de cinq artilleurs. Il était, en outre, autorisé à s’adjoindre le nombre de soldats qu’il jugerait nécessaire, et un crédit de cent mille francs lui était ouvert.

«Ces ressources, dit Walckenaer dans son Histoire des voyages, si grandes en comparaison de celles qu’avaient pu lui fournir les souscriptions particulières de la Société Africaine, furent, suivant nous, ce qui contribua en partie à sa perte. La rapace exigence des monarques africains s’accrut en raison des richesses qu’ils supposaient à notre voyageur, et la nécessité de se soustraire à l’énormité de demandes qu’il n’aurait pu satisfaire fut en partie la cause de la catastrophe qui mit fin à cette expédition.»

Quatre charpentiers, un officier et trente-cinq soldats d’artillerie, ainsi qu’un marchand mandingue appelé Isaac, qui devait servir de guide, composaient, avec les chefs de l’expédition déjà nommés, une importante caravane. Le 27 avril 1805, Mungo-Park quitta Cayee, arriva le lendemain à Pisania, d’où il était parti, dix ans auparavant, pour entreprendre son premier voyage, et se dirigea dans l’est, suivant la route autrefois parcourue jusqu’à Bambakou, sur les bords du Niger. De tous les Européens, il ne restait plus, lorsque la caravane y arriva, que six soldats et un charpentier. Tous les autres avaient succombé à la fatigue, aux fièvres, aux maladies causées par les inondations. Les exactions des petits potentats, dont l’expédition avait traversé les États, avaient été telles, que le stock des marchandises d’échange était considérablement réduit.

Bientôt Mungo-Park commit une grave imprudence. A Sansanding, ville de onze mille habitants, il avait remarqué que le marché était très assidûment suivi et qu’on y vendait des grains de collier, de l’indigo, de l’antimoine, des bagues, des bracelets et mille autres objets qui n’avaient pas le temps de se détériorer avant d’être enlevés par les acheteurs.

«Il ouvrit, dit Walckenaer, une boutique dans le grand genre, et étala un assortiment choisi des marchandises d’Europe, à vendre en gros ou en détail. Mungo-Park croit que le grand débit qu’il en fit lui attira l’envie des marchands, ses confrères. Les gens de Djenné, les Maures, les marchands de Sansanding se joignirent à ceux de Sego, et offrirent, en présence de Modibinne, qui a lui-même rapporté le fait à Mungo-Park, de donner à Mansong une quantité de marchandises d’un plus grand prix que tous les présents qu’il avait reçus de notre voyageur, s’il voulait s’emparer de son bagage, et ensuite le tuer ou le chasser du Bambara. Mungo-Park n’en continua pas moins à ouvrir tous les jours sa boutique, et il reçut, dans une seule journée de marché, vingt-cinq mille sept cent cinquante-six pièces de monnaie ou cauris.»

Le 28 octobre, Anderson mourut après quatre mois de maladie, et Mungo-Park se vit, une seconde fois, seul au milieu de l’Afrique. Il avait reçu la permission du roi Mansong de construire à Sansanding une embarcation qui lui permettrait de descendre le Niger; il lui donna le nom de Djoliba et fixa son départ au 16 novembre.

C’est là que se termine son journal par des détails sur les populations riveraines du fleuve et sur la géographie de ces contrées qu’il avait été le premier à découvrir. Parvenu en Europe, ce journal, tout informe qu’il était, fut publié, dès qu’on eut acquis la triste certitude que son auteur avait péri dans les eaux du Djoliba. A proprement parler, il ne contenait aucune nouvelle découverte, mais on savait qu’il serait utile à la science géographique. Plus instruit, en effet, Mungo-Park avait déterminé la position astronomique des villes les plus importantes, ce qui allait donner des bases sérieuses à une carte de la Sénégambie. Cette carte fut confiée à Arrow-Smith, qui, dans un court avertissement, se contenta de déclarer que, trouvant de grandes différences entre les positions des lieux données par les journées de marche et celles fournies par les observations astronomiques, il lui avait été impossible de les concilier, mais que, se rapportant à ces dernières, il avait été obligé de rejeter plus au nord la route suivie par Mungo-Park durant son premier voyage.

Il y avait là un fait bizarre que devait débrouiller un homme à l’esprit encyclopédique, le Français Walckenaer, tour à tour ou en même temps préfet, géographe, littérateur. Il découvrit, dans le journal de Mungo-Park, une erreur singulière que ni l’éditeur anglais, ni le traducteur français, qui a commis les plus grossières légèretés, n’avaient relevée. Ce journal contenait le récit de ce que Mungo-Park avait fait le «31 avril.» Or, tout le monde sait que ce mois n’a que trente jours. Il résultait de là que, pendant tout le cours du voyage, Mungo-Park avait fait l’erreur d’un jour entier, et qu’il avait, dans ses calculs, employé les déclinaisons de la veille en croyant faire usage de celles du jour. Il y eut donc des modifications importantes à faire à la carte d’Arrow-Smith; mais il n’en résulte pas moins, une fois les inexactitudes de Mungo-Park reconnues, qu’il rapportait la première base sérieuse d’une carte de la Sénégambie.

Bien que les rapports faits au gouvernement anglais ne laissassent guère de prise au doute, cependant, comme certains récits annonçaient que des blancs avaient été vus dans l’intérieur de l’Afrique, le gouverneur du Sénégal envoya une expédition dont il confia le commandement au marchand nègre Isaac, ancien guide de Mungo-Park qui avait fidèlement remis le journal de ce dernier entre les mains des autorités anglaises. Nous ne nous étendrons pas sur le récit de ce voyage qui ne contient aucun fait nouveau, et nous n’en retiendrons que la partie relative aux derniers jours de Mungo-Park.

A Sansanding, Isaac avait retrouvé Amadi Fatouma, nègre qui accompagnait Mungo-Park sur le Djoliba, lorsqu’il périt, et il reçut de lui la déposition suivante:

«Nous nous embarquâmes à Sansanding et nous gagnâmes en deux jours Silla, lieu où Mungo-Park avait terminé son premier voyage.

«Deux jours de navigation nous conduisirent ensuite à Djenné. Lorsque nous passâmes à Dibby, trois canots remplis de nègres armés de piques de lances et d’arcs, mais sans armes à feu, vinrent après nous. On passa successivement devant Racbara et Tombouctou, où l’on fut de nouveau poursuivi par trois canots, qu’il fallut repousser par la force et en tuant toujours plusieurs naturels. A Gouroumo, sept canots voulurent encore nous attaquer et furent battus. On livra encore ensuite plusieurs combats, à la grande perte des nègres, jusqu’à Kaffo, où l’on s’arrêta pendant un jour. On descendit ensuite le fleuve jusqu’à Carmusse, et l’on jeta l’ancre à Gourmon. Le lendemain, on aperçut une armée de Maures, qui laissèrent tranquillement passer le canot.

«On entra alors dans le pays des Haoussa. Le jour suivant, on arriva à Yaour. Amadi Fatouma fut envoyé dans cette ville pour porter des présents au chef et acheter des provisions. Ce nègre demanda, avant d’accepter les présents, si le voyageur blanc reviendrait visiter son pays. Mungo-Park, à qui cette question fut rapportée, crut devoir répondre qu’il n’y reviendrait jamais. On a pensé que ces paroles causèrent sa mort. Le chef nègre, certain de ne revoir jamais Mungo-Park, prit, dès lors, la résolution de s’emparer des présents destinés au roi.

«Cependant Amadi Fatouma se rendit à la résidence du roi, située à quelques centaines de pas de la rivière. Ce prince, averti du passage des voyageurs blancs, envoya le lendemain une armée dans le petit village de Boussa, sur le bord du fleuve. Lorsque l’embarcation parut, elle fut assaillie par une pluie de pierres et de flèches. Park fit jeter les bagages dans le fleuve et s’y précipita avec ses compagnons; tous y périrent.»

Ainsi finit misérablement le premier Européen qui ait navigué sur le cours du Djoliba et visité Tombouctou. Bien des efforts devaient être faits dans la même direction. Presque tous devaient échouer.

A la fin du XVIIIe siècle, deux des meilleurs élèves de Linné parcouraient en naturalistes le sud de l’Afrique. C’étaient Sparrman pour les quadrupèdes et Thunberg pour les plantes. Le récit de l’exploration de Sparrman, interrompue, comme nous l’avons dit, par son voyage en Océanie, à la suite de Cook, parut le premier et fut traduit en français par Le Tourneur. Dans sa préface,—les traducteurs n’en font jamais d’autre,—Le Tourneur déplorait la perte de ce savant voyageur, mort pendant un voyage à la Côte-d’Or. Au moment même où l’ouvrage paraissait, Sparrman vint rassurer sur son sort le bon Le Tourneur, légèrement ahuri de sa bévue.

Le 30 avril 1772, Sparrman mit le pied sur la terre d’Afrique et débarqua au cap de Bonne-Espérance. A cette époque, la ville était petite et ne comptait pas plus de deux mille pas de long sur autant de large, en y comprenant même les jardins et les vergers qui la terminent d’un côté. Les rues étaient larges, plantées de chênes, bordées de maisons blanchies à l’extérieur ou peintes en vert, ce qui ne laissa pas d’étonner Sparrman. Venu au Cap pour servir de précepteur aux enfants de M. Kerste, il ne trouva celui-ci qu’à False-Bay, sa résidence d’hiver. Dès que revint le printemps, Sparrman accompagna M. Kerste à Alphen, propriété que celui-ci possédait près de Constance. Le naturaliste en profita pour faire quelques excursions dans les environs et escalader la montagne de la Table, ce qui ne fut pas sans danger. Ces promenades lui permirent en même temps de connaître la manière de vivre des boers et leurs relations avec leurs esclaves. Les dispositions de ces derniers étaient telles, que chaque habitant était obligé de fermer, durant la nuit, la porte de sa chambre et de tenir près de lui ses armes chargées. Quant aux colons, ils étaient, pour la plupart, d’une bonhomie rude, d’une hospitalité brutale, dont Sparrman donne plusieurs preuves singulières.

«J’arrivai, dit-il, à la demeure d’un fermier nommé Van der Spoei, qui était veuf, né Africain et père de celui que vous connaissez pour le propriétaire du Constance rouge ou vieux Constance.

«Sans faire semblant de m’apercevoir, il demeura immobile dans le passage qui conduisait à sa maison. Lorsque je fus près de lui, il ne fit pas un seul pas pour venir à ma rencontre, mais, me prenant par la main, il me salua de ces mots: «Bonjour, soyez le bienvenu!—Comment vous portez-vous?—Qui êtes-vous?—Un verre de vin?—Une pipe de tabac?—Voulez-vous manger quelque chose?» Je répondis à ses questions avec le même laconisme et j’acceptai ses offres à mesure qu’il les faisait. Sa fille, jeune, bien faite et d’une humeur agréable, âgée de douze à quatorze ans, mit sur la table une magnifique poitrine d’agneau à l’étuvée et garnie de carottes; après le dîner, elle m’offrit le thé de si bonne grâce que je savais à peine que préférer ou du dîner ou de ma jeune hôtesse. La discrétion et la bonté du cœur étaient lisiblement peintes dans les traits et dans le maintien du père et de la fille. J’adressai plusieurs fois la parole à mon hôte pour l’engager à rompre le silence; ses réponses furent courtes et discrètes; mais je remarquai surtout qu’il ne commença jamais, de lui-même, la conversation, excepté pour m’engager à rester avec eux jusqu’au lendemain. Cependant, je pris congé de lui, non sans être vivement touché d’une bienveillance aussi rare...»

Sparrman fit ensuite plusieurs excursions, notamment à Hout-Bay et à Paarl, pendant lesquelles il eut l’occasion de constater l’exagération qui règne le plus souvent dans les récits de Kolbe, son prédécesseur en ce pays.

Il se proposait de multiplier le nombre de ses courses pendant l’hiver, et avait projeté un voyage dans l’intérieur pendant la belle saison, lorsque les frégates la Résolution et l’Aventure, commandées par le capitaine Cook, arrivèrent au Cap. Forster engagea le jeune naturaliste suédois à le suivre, ce qui permit à Sparrman de visiter successivement la Nouvelle-Zélande, la terre de Van-Diemen, la Nouvelle-Hollande, Taïti, la terre de Feu, les glaces du pôle antarctique et la Nouvelle-Géorgie, avant de revenir au Cap, où il débarqua le 22 mars 1775.

Le premier soin de Sparrman fut de préparer son voyage pour l’intérieur, et, afin d’augmenter ses ressources pécuniaires, il exerça la médecine et la chirurgie pendant l’hiver. Un chargement de graines, de médicaments, de couteaux, de briquets, de boîtes à amadou, d’alcool pour conserver les spécimens, fut réuni et chargé sur un immense chariot traîné par cinq paires de bœufs.

«Il faut, dit-il, que le conducteur ait non seulement beaucoup de dextérité et la connaissance pratique de ces animaux, mais encore qu’il sache user habilement du fouet des charretiers africains. Ces fouets sont longs de quinze pieds avec une courroie un peu plus longue et une mèche de cuir blanc longue de trois pieds. Le conducteur tient ce redoutable instrument des deux mains et, assis sur le siège du chariot, il peut en atteindre la cinquième paire de bœufs. Il doit distribuer ses coups sans relâche, savoir les appliquer où il veut et de manière «que les poils de l’animal suivent la mèche».

Sparrman devait accompagner à cheval son chariot et s’était adjoint un jeune colon du nom d’Immelman, qui, pour son plaisir, avait déjà fait un voyage dans l’intérieur. Ce fut le 25 juillet 1775 qu’il partit. Il traversa d’abord la Rente-River, escalada la Hottentot-Holland-Kloof, traversa la Palmit et pénétra dans un pays inculte, coupé de plaines, de montagnes et de vallées, sans eau, mais fréquenté par des troupeaux d’antilopes de diverses espèces, des zèbres et des autruches.

Il atteignit bientôt les bains chauds ferrugineux situés au pied du Zwarteberg, alors très fréquentés, où la Compagnie avait fait bâtir une maison adossée à la montagne.

C’est là que vint le rejoindre le jeune Immelman, et tous deux partirent alors pour Zwellendam, où ils arrivèrent le 2 septembre. Ils y recueillirent des détails précieux sur les habitants. Nous les résumons avec plaisir.

Les Hottentots sont aussi grands que les Européens. Leurs extrémités sont petites et leur peau d’un jaune brunâtre. Ils n’ont pas les lèvres épaisses des Cafres et des Mozambiques. Leur chevelure est une laine noire, frisée sans être très épaisse. En général, ils sont barbouillés, de la tête aux pieds, de graisse et de suie. Un Hottentot, qui est dans l’usage de se peindre, a l’air moins nu, et est plus complet, pour ainsi dire, que celui qui se décrasse. Aussi dit-on communément que «la peau d’un Hottentot sans graisse est comme un soulier sans cirage.»

Ces indigènes portent ordinairement un manteau appelé «kross», fait d’une peau de mouton dont la laine est tournée en dedans. Les femmes y adaptent une longue pointe, qui forme une sorte de capuchon, et y mettent leurs enfants, auxquels elles donnent le sein par-dessus l’épaule. Hommes et femmes portent habituellement aux bras et aux jambes des anneaux de cuir; ce qui avait donné lieu à cette fable, que les Hottentots s’enroulent, autour des jambes, des boudins pour les manger à l’occasion. Ils ont également des anneaux de fer ou de cuivre, mais ceux-ci sont d’un prix élevé.

Le «kraal», ou village hottentot, est la réunion en cercle des cases, qui, toutes pareilles, affectent la forme de ruches d’abeilles. Les portes, qui s’ouvrent vers le centre, sont si basses, qu’il faut se mettre à genoux pour pénétrer dans les cabanes. L’âtre est au milieu, et le toit n’a pas de trou qui permette à la fumée de sortir.

Il ne faut pas confondre les Hottentots avec les Boschimans. Ceux-ci ne vivent que de chasse et de pillage. Leur adresse à lancer des flèches empoisonnées, leur bravoure, leur habitude de la vie sauvage, les rendent redoutables.

A Zwellendam, Sparrman vit le «couagga», espèce de cheval qui ressemble beaucoup au zèbre par la taille, mais dont les oreilles sont plus courtes.

Le voyageur visita ensuite Mossel-Bay, havre peu fréquenté parce qu’il est trop ouvert aux vents d’ouest, et la terre des Houtniquas, ou des Antiniquas, de la carte de Burchell. Couverte de bois, elle paraît fertile, et les colons qui s’y sont établis y prospéreront sûrement. Sparrman eut l’occasion de voir et d’étudier dans ce canton la plupart des quadrupèdes de l’Afrique, éléphants, lions, léopards, chats-tigres, hyènes, singes, lièvres, antilopes et gazelles.

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Une femme cafre. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Nous ne pouvons suivre pas à pas Sparrman dans toutes les petites localités qu’il visite. L’énumération des cours d’eau, des kraals ou des villages qu’il traverse n’apprendrait rien aux lecteurs. Nous préférons lui emprunter quelques détails assez curieux et nouveaux sur deux animaux qu’il eut l’occasion d’observer, le mouton du Cap et le coucou des abeilles.

«Lorsqu’on veut tuer un mouton, dit le voyageur, on cherche toujours le plus maigre du troupeau. Il serait impossible de manger les autres. Leurs queues sont d’une forme triangulaire, ont d’un pied à un pied et demi de long et quelquefois plus de six pouces d’épaisseur dans le haut. Une seule de ces queues pèse ordinairement huit à douze livres; elle est principalement formée d’une graisse délicate que quelques personnes mangent avec le pain au lieu de beurre; on s’en sert pour apprêter des viandes et quelquefois on en fait de la chandelle.»

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Une Hottentote. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Après une description du rhinocéros à deux cornes, jusqu’alors inconnu, du gnou, qui, par sa forme, tient le milieu entre le cheval et le bœuf, de la gerboise, du babouin, de l’hippopotame, dont les habitudes étaient jusqu’alors peu connues, Sparrman signale un oiseau singulier, qui rend de grands services aux habitants; il l’appelle le coucou des abeilles.

«Cet oiseau, dit-il, n’est remarquable ni par sa grosseur ni par sa couleur. A la première vue, on le prendrait pour un moineau ordinaire, si ce n’est qu’il est un peu plus gros, d’une couleur plus claire, qu’il a une petite tache jaune sur chaque épaule et que les plumes de sa queue sont marquées de blanc.

C’est pour son propre intérêt que cet oiseau découvre aux hommes les nids d’abeilles, car il est lui-même très friand de leur miel et surtout de leurs œufs, et il sait que toutes les fois qu’on détruit un de ces nids, il se répand toujours un peu de miel dont il fait son profit ou que les destructeurs lui laissent en récompense de ses services.

«Le soir et le matin sont probablement les heures où son appétit se réveille; du moins c’est alors qu’il sort le plus ordinairement, et par ses cris perçants semble chercher à exciter l’attention des Hottentots ou des colons. Il est rare que les uns ou les autres ne se présentent pas à l’endroit d’où part le cri; alors l’oiseau, tout en le répétant sans cesse, vole, lentement et d’espace en espace, vers l’endroit où l’essaim d’abeilles s’est établi.... Enfin, lorsqu’il est arrivé au nid, qu’il soit bâti dans une fente des rochers, dans le creux d’un arbre ou dans quelque lieu souterrain, il plane immédiatement au-dessus pendant quelques secondes (j’ai moi-même été deux fois témoin de ce fait), après quoi il se pose en silence et se tient ordinairement caché dans l’attente de ce qui va arriver et dans l’espérance d’avoir sa part de butin.»

Le 12 avril 1776, en revenant au Cap, Sparrman apprit qu’on avait récemment découvert un grand lac un peu au nord du canton de Sneeuwberg, le seul qui existât dans la colonie. Peu de temps après, le voyageur ralliait le Cap et s’embarquait pour l’Europe avec les nombreuses collections d’histoire naturelle qu’il avait recueillies.

A la même époque, de 1772 à 1775, le Suédois Thunberg, que Sparrman avait rencontré au Cap, faisait dans l’intérieur de l’Afrique trois voyages consécutifs. Ce ne sont, pas plus que ceux de Sparrman, des voyages de découverte, et l’on ne doit à Thunberg la connaissance d’aucun fait géographique nouveau. Il réunit seulement une prodigieuse quantité d’observations curieuses sur les oiseaux du Cap, et on lui doit des renseignements intéressants sur les différentes populations qui se partagent ce vaste territoire, bien plus fertile qu’on n’aurait pu le penser.

Thunberg fut immédiatement suivi dans les mêmes parages par un officier anglais, le lieutenant William Paterson, dont le but principal était de récolter des plantes et des objets d’histoire naturelle. Il pénétra dans le nord, un peu au delà de la rivière Orange, et à l’est jusque dans le pays des Cafres, bien au delà de la rivière des Poissons. C’est à lui qu’est due la première description de la girafe, et l’on trouve dans son récit des observations importantes sur l’histoire naturelle, sur la constitution du pays et sur ses habitants.

Une remarque curieuse à faire, c’est que le nombre des Européens attirés dans l’Afrique australe par le seul appât des découvertes géographiques est bien moins considérable que celui des voyageurs dont la principale préoccupation est l’histoire naturelle. Nous venons de citer successivement Sparrman, Thunberg, Paterson; à cette liste, il faut ajouter le nom de l’ornithologiste Le Vaillant.

Né à Paramaribo, dans la Guyane hollandaise, de parents français qui faisaient le commerce des oiseaux, Le Vaillant revint avec eux en Europe, et parcourut, dès sa plus tendre enfance, la Hollande, l’Allemagne, la Lorraine, les Vosges, avant d’arriver à Paris. Il est facile de comprendre que cette existence cosmopolite ait pu faire naître en lui le goût des voyages. Sa passion pour les oiseaux, encore excitée par la vue des collections nationales ou particulières, fit naître en lui le désir d’enrichir la science par la description et la représentation d’espèces inconnues.

Quelle contrée lui offrait sous ce rapport la plus riche récolte? Les pays voisins du Cap avaient été explorés par des botanistes, et par un savant qui avait fait des quadrupèdes le principal objet de ses recherches. Personne ne les avait encore parcourus pour se procurer des oiseaux.

Arrivé au Cap, le 29 mars 1781, Le Vaillant, après la catastrophe qui fit sauter son bâtiment, se trouva sans autre ressource que l’habit qu’il portait, dix ducats et son fusil.

D’autres auraient été déconcertés. Le Vaillant, lui, ne perdit pas l’espoir de se tirer de cette position fâcheuse. Confiant dans son adresse à tirer le fusil et l’arc, dans sa force et son agilité, comme dans son talent pour préparer les peaux d’animaux et empailler les oiseaux auxquels il savait donner l’allure qui leur était propre, Le Vaillant fut bientôt en rapport avec les plus riches collectionneurs du Cap.

L’un d’eux, le fiscal Boers, lui fournit toutes les ressources nécessaires pour voyager avec fruit, chariots, bœufs, provisions, objets d’échange, chevaux, jusqu’aux domestiques et aux guides qui devaient l’accompagner. Le genre de recherches auxquelles Le Vaillant avait dessein de se livrer influa sur son mode de voyage. Loin de chercher les lieux fréquentés et les agglomérations, il s’efforça toujours de se jeter hors des routes frayées, dans les cantons laissés de côté par les Européens, car il pensait ne devoir rencontrer que là seulement de nouveaux types d’oiseaux, inconnus des savants. Il résulta de cette manière de procéder que Le Vaillant prit presque toujours la nature sur le vif, et qu’il eut des rapports avec des indigènes dont les mœurs n’avaient pas été modifiées par le contact des blancs. Aussi les informations que nous lui devons expriment-elles bien mieux la réalité de la vie sauvage que celles de ses devanciers ou de ses successeurs. Le seul tort de Le Vaillant fut de confier la rédaction de ses notes de voyage à un jeune homme qui les modifia pour les plier à ses propres idées. Loin d’avoir le respect scrupuleux des éditeurs modernes, ce voyageur grossit les événements, et, appuyant outre mesure sur l’habileté du voyageur, il donna au récit de cette exploration un ton de hâblerie qui lui fut extrêmement nuisible.

Après trois mois de séjour au Cap et dans les environs, Le Vaillant partit, le 18 décembre 1781, pour un premier voyage à l’est et dans la Cafrerie. Son train était composé de trente bœufs, savoir, vingt bœufs pour ses deux voitures et dix autres pour les relais, de trois chevaux, de neuf chiens et de cinq Hottentots.

Tout d’abord, Le Vaillant parcourut la Hollande hottentote, bien connue par les explorations de Sparrman; il y rencontra des hardes immenses de zèbres, d’antilopes et d’autruches, et arriva enfin à Zwellendam, où il acheta des bœufs, une charrette et un coq, qui fit pendant toute la campagne l’office de réveille-matin. Un autre animal lui fut également d’un grand secours. C’était un singe qu’il avait apprivoisé et qu’il avait promu au poste aussi utile qu’honorable de dégustateur. Si l’on rencontrait un fruit, une racine, qui fussent inconnus des Hottentots, personne ne devait y toucher avant que «maître Kées» ne se fût prononcé.

Kées servait en même temps de sentinelle, et ses sens, aiguisés par l’habitude et les nécessités de la lutte pour la vie, dépassaient en finesse ceux du Peau-rouge le plus subtil. C’est lui qui avertissait les chiens de l’approche du danger. Qu’un serpent fût dans le voisinage, qu’une bande de singes s’ébattît dans les fourrés prochains, la terreur de Kées, ses cris lamentables, faisaient bientôt reconnaître la nature des trouble-fête.

De Zwellendam, qu’il quitta le 12 janvier 1782, Le Vaillant continua à se diriger dans l’est, à quelque distance de la mer. Sur les bords de la rivière du Colombier (Duywen-Hoek), Le Vaillant dressa son camp, et fit plusieurs parties de chasse très fructueuses dans un canton giboyeux. Il gagna ensuite Mossel-Bay, où les cris des hyènes effrayèrent ses bœufs.

Plus loin, il atteignit le pays des Houtniquas, mot qui, en idiome hottentot, signifie «homme chargé de miel». Dans cette contrée, on ne peut faire un pas sans rencontrer des essaims d’abeilles. Les fleurs naissent sous les pas du voyageur; l’air est chargé de leurs parfums; leurs couleurs variées font de ce lieu un séjour enchanteur. La tentation d’y demeurer pouvait s’emparer de quelques-uns des domestiques du voyageur. Aussi Le Vaillant pressa-t-il le départ. Tout ce pays, jusqu’à la mer, est occupé par des colons qui élèvent des bestiaux, font du beurre, coupent des bois de charpente, et ramassent du miel qu’ils transportent au Cap.

Un peu au delà du dernier poste de la Compagnie, Le Vaillant, ayant reconnu un canton où volaient par milliers des «touracos» et d’autres oiseaux rares, établit un camp de chasse; mais les pluies, qui vinrent à tomber brusquement, avec violence et continuité, contrarièrent singulièrement ses projets et mirent les voyageurs à la veille de périr de faim.

Après diverses péripéties et de nombreuses aventures de chasse, dont le récit serait amusant à faire, mais ne rentrerait pas dans notre cadre, Le Vaillant atteignit Mossel-Bay. C’est là que vinrent le trouver,—on suppose avec quelle joie de sa part,—des lettres de France. Les courses et les chasses continuèrent dans diverses directions, jusqu’à ce que l’expédition pénétrât chez les Cafres. Il fut assez difficile d’avoir des rapports avec ces derniers, car ils évitaient soigneusement les blancs. Les colons leur avaient fait subir des pertes considérables en hommes et en bestiaux, et les Tamboukis, profitant de leur situation critique, avaient envahi la Cafrerie et commis mille déprédations; enfin, les Boschimans leur faisaient une chasse très sérieuse. Sans armes à feu, pressés de divers côtés à la fois, les Cafres se dérobaient et se retiraient vers le nord.

Il était inutile, d’après ces renseignements, de pousser plus loin dans ce pays qui devenait montagneux, et Le Vaillant revint sur ses pas. Il visita alors les Montagnes de Neige, les plaines arides du Karrou, les bords de la Buffles-River, et rentra au Cap, le 2 avril 1783.

Les résultats de cette longue campagne étaient importants. Le Vaillant rapportait des renseignements précis sur les Gonaquas, peuple nombreux qu’il ne faut pas confondre avec les Hottentots proprement dits, et qui, par tous ses caractères, semble résulter du mélange des Cafres avec ceux-ci. Quant aux Hottentots, les détails recueillis par Le Vaillant sont, presque en tous points, d’accord avec ceux de Sparrman.

«Les Cafres que Le Vaillant a eu l’occasion de voir, dit Walckenaer, sont généralement d’une taille plus haute que les Hottentots et même les Gonaquas. Leur figure n’a pas ces visages rétrécis par le bas, ni cette saillie des pommettes des joues si désagréable chez les Hottentots, et qui déjà commence à s’affaiblir chez les Gonaquas. Ils n’ont pas non plus cette face plate et large ni les lèvres épaisses de leurs voisins, les nègres de Mozambique; ils ont, au contraire, la figure ronde, un nez élevé, pas trop épaté, et une bouche meublée des plus belles dents du monde.... Leur couleur est d’un beau noir bruni, et si l’on fait abstraction de cette différence, il est, dit Le Vaillant, telle femme cafre qui passerait pour très jolie à côté d’une Européenne.»

Seize mois d’absence dans l’intérieur du continent avaient suffi pour que Le Vaillant ne reconnût plus les habitants de la ville du Cap. A son départ, il admirait la retenue hollandaise des femmes; à son retour, les femmes ne pensaient plus qu’aux divertissements et qu’à la parure. Les plumes d’autruche étaient tellement à la mode, qu’il avait fallu en faire venir d’Europe et d’Asie. Toutes celles que rapportait notre voyageur furent bientôt écoulées. Quant aux oiseaux, qu’il avait expédiés par toutes les occasions possibles, leur nombre s’élevait à mille quatre-vingts individus, et la maison de M. Boers, où ils étaient déposés, se trouvait ainsi métamorphosée en un véritable cabinet d’histoire naturelle.

Le Vaillant avait accompli un trop fructueux voyage pour qu’il ne désirât pas le recommencer. Bien que son compagnon Boers fût rentré en Europe, il put, grâce à l’aide des nombreux amis qu’il avait su se créer, réunir le matériel d’une nouvelle expédition. C’est le 15 juin 1783 qu’il partit à la tête d’une caravane de dix-neuf personnes. Il emmenait treize chiens, un bouc et dix chèvres, trois chevaux, trois vaches à lait, trente-six bœufs d’attelage, quatorze de relais et deux pour porter le bagage des serviteurs hottentots.

On comprendra que nous ne suivions pas le voyageur dans ses chasses. Ce qu’il importe de savoir, c’est que Le Vaillant parvint à rassembler une collection d’oiseaux merveilleuse, qu’il importa en Europe la première girafe qu’on y ait vue et qu’il parcourut l’immense espace compris entre le tropique du Capricorne à l’ouest et le quatorzième méridien oriental. Rentré au Cap en 1784, il s’embarqua pour l’Europe et arriva à Paris dès les premiers jours de 1785.

Le premier peuple sauvage que Le Vaillant ait rencontré dans ce second voyage, ce sont les Petits Namaquas, race peu nombreuse, par cela même destinée à disparaître avant peu, d’autant plus qu’elle occupait un terrain stérile et se trouvait en butte aux attaques des Boschimans.

Bien qu’ils soient encore d’une belle stature, les Petits Namaquas sont inférieurs aux Cafres et aux Namaquas, et leurs mœurs ne diffèrent pas beaucoup de celles de ces peuples.

Les Caminouquas ou Comeinacquas, sur lesquels Le Vaillant nous donne ensuite quelques détails, ont poussé en longueur.

«Ils paraissent même, dit-il, plus grands que les Gonaquas, quoique peut-être ils ne le soient pas réellement; mais leurs os plus petits, leur air fluet, leur taille efflanquée, leurs jambes minces et grêles, tout enfin, jusqu’à leurs longs manteaux, peu épais, qui, des épaules, descendent jusqu’à terre, contribue à l’illusion. A voir ces corps effilés comme des tiges d’arbres, on dirait des hommes passés à la filière. Moins foncés en couleur que les Cafres, ils ont un visage plus agréable que les autres Hottentots, parce que le nez est moins écrasé et la pommette des joues moins proéminente.»

Mais, de toutes les nations que Le Vaillant visita pendant ce long voyage, la plus curieuse et la plus ancienne est celle des Houzouanas. Cette tribu n’a été retrouvée par aucun voyageur moderne, mais on croit y reconnaître les Betjouanas, bien que l’emplacement que leur assigne le voyageur ne corresponde en aucune façon avec celui qu’ils occupent depuis une longue série d’années.

«Le Houzouana, dit la relation, est d’une très petite taille; les plus grands atteignent à peine cinq pieds. Ces petits corps, parfaitement proportionnés, réunissent, à une force et à une agilité surprenantes, un air d’assurance et d’audace qui impose et qui plaît. De toutes les races de sauvages que Le Vaillant a connues, nulle ne lui a paru douée d’une âme aussi active et d’une constitution aussi infatigable. Leur tête, quoiqu’elle ait les principaux caractères de celle du Hottentot, est cependant plus arrondie par le menton. Ils sont beaucoup moins noirs..... Enfin, leurs cheveux, plus crépus, sont si courts, que d’abord Le Vaillant les a cru tondus..... Une chose qui distingue la race de Houzouanas, c’est cette énorme croupe naturelle que portent les femmes, masse énorme et charnue qui, à chaque mouvement du corps, contracte une oscillation et une ondulation fort singulières. Le Vaillant vit courir une femme houzouana avec son enfant, âgé de trois ans, posé debout sur ses pieds, se tenant derrière elle comme un jockey derrière un cabriolet.»

Le voyageur entre ensuite dans beaucoup de détails, que nous sommes obligés de passer sous silence, relativement à la conformation et aux habitudes de ces diverses peuplades, aujourd’hui complètement éteintes ou fondues dans quelques tribus plus puissantes. Ce n’est pas la partie la moins curieuse de l’ouvrage, si ce n’est pas toujours la plus véridique, et c’est précisément l’exagération de ces peintures qui nous engage à n’en pas parler.

Sur la côte orientale d’Afrique, un voyageur portugais, Francisco José de Lacerda e Almeida, partait, en 1797, des côtes de Mozambique et s’enfonçait dans l’intérieur. Le récit de cette expédition dans des localités qui n’ont été visitées à nouveau que de nos jours, serait extrêmement intéressant. Par malheur, le journal de Lacerda n’a jamais été publié, que nous sachions du moins. Le nom de Lacerda est très souvent cité par les géographes; on sait dans quelles contrées il a voyagé; mais il est impossible, en France du moins, de trouver un ouvrage qui s’étende un peu longuement sur cet explorateur et nous rapporte les particularités de son excursion. Tout ce qu’on sait de Lacerda, nous l’aurons dit en quelques lignes, avec le regret très vif de n’avoir pu nous étendre plus longuement sur l’histoire d’un homme qui avait fait de très importantes découvertes, et envers lequel la postérité est souverainement injuste en laissant son nom dans l’oubli.

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Avant que maître Kées ne se fût prononcé. (Page 388.)

Lacerda, dont on ignore la date et le lieu de naissance, était ingénieur. En cette qualité, il fut chargé de procéder à la délimitation des frontières entre les possessions espagnoles et portugaises de l’Amérique du Sud. C’est ainsi qu’on lui doit une foule d’observations intéressantes sur la province de Mato-Grosso, dont le détail a été imprimé dans la Revista trimensal do Brazil. Quelles furent les circonstances qui le conduisirent, après cette expédition si bien conduite, dans les possessions portugaises d’Afrique? Quel but se proposait-il en cherchant à traverser l’Afrique australe de la côte orientale au royaume de Loanda? Nous l’ignorons. Mais, ce qu’on sait, c’est qu’il partit, en 1797, de Teté, ville bien connue, à la tête d’une caravane imposante, pour se rendre dans les États du Cazembé.

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Portrait de James Bruce. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Le despote qui gouvernait ce pays était renommé par sa bienveillance et son humanité autant que par ses hauts faits. Il aurait habité une capitale qu’on désignait sous le nom de Lunda, qui n’avait pas moins de deux milles d’étendue, et qui était située sur la rive orientale d’un certain lac Mofo. Il eût donc été très intéressant d’identifier ces localités avec celles que nous connaissons aujourd’hui dans les mêmes parages; mais l’absence de détails plus caractéristiques nous fait un devoir de nous tenir sur la réserve, tout en reconnaissant que le mot de Lunda était bien connu, grâce aux voyageurs portugais; quant à Cazembé, sa position est depuis longtemps hors de discussion.

Fort bien reçu par le roi, Lacerda aurait séjourné une douzaine de jours auprès de lui, puis il aurait déclaré vouloir continuer son voyage. Malheureusement, à une ou deux journées de Lunda, il aurait succombé aux fatigues de la route et à l’insalubrité du climat.

Le roi nègre réunit les cahiers et les notes du voyageur portugais et donna l’ordre de les transporter, ainsi que ses restes, à la côte de Mozambique. Mais, pendant le trajet, la caravane, chargée de ces précieuses dépouilles, fut attaquée, et les ossements de Lacerda restèrent abandonnés sur la terre africaine. Quant à ses observations, un de ses neveux, qui faisait partie de l’expédition, les rapporta en Europe.

Nous devons maintenant achever le tour du continent africain et raconter les explorations tentées par l’est, pendant le XVIIIe siècle. L’une des plus importantes, par ses résultats, est celle du chevalier Bruce.

Né en Écosse, comme un grand nombre des voyageurs en Afrique, James Bruce avait été destiné par sa famille à l’étude du droit et à la profession d’avocat. Mais cette position, éminemment sédentaire, ne pouvait convenir à ses goûts. Ainsi, ce fut avec plaisir qu’il saisit l’occasion d’entrer dans la carrière commerciale. Sa femme étant morte après quelques années de mariage, Bruce partit pour l’Espagne, où il se passionna pour l’étude des monuments arabes. Il voulait publier la description de tous ceux que renferme l’Escurial, mais le gouvernement espagnol lui en refusa l’autorisation.

De retour en Angleterre, Bruce se mit à l’étude des langues orientales, et particulièrement de l’éthiopien, qu’on ne connaissait encore que par les travaux incomplets de Ludolf.

Dans une conversation avec lord Halifax, celui-ci lui proposa, sans attacher grande importance à ses paroles, de tenter la découverte des sources du Nil. Aussitôt, Bruce s’enthousiasme, embrasse ce projet avec ardeur, et met tout en œuvre pour le réaliser. Les objections sont combattues, les obstacles vaincus par la ténacité du voyageur, et, au mois de juin 1768, Bruce quitte le ciel embrumé de l’Angleterre pour les paysages ensoleillés des bords de la Méditerranée.

A la hâte, et pour se faire la main, Bruce parcourt successivement quelques îles de l’Archipel, la Syrie et l’Égypte. Parti de Djedda, le voyageur anglais visite Moka, Loheia, et débarque à Massouah, le 19 septembre 1769. Il avait eu soin de se munir d’un firman du sultan, de lettres du bey du Caire et du shérif de la Mecque. Bien lui en avait pris, car le «nayb» ou gouverneur de cette île fit tous ses efforts pour l’empêcher d’entrer en Abyssinie et pour tirer de lui de gros présents.

Les missionnaires portugais avaient autrefois exploré l’Abyssinie. Grâce à leur zèle, on possédait déjà quelques notions sur ce pays, mais elles étaient loin d’égaler en exactitude celles que Bruce allait recueillir. Bien qu’on ait souvent mis en doute sa véracité, les voyageurs qui l’ont suivi dans les pays qu’il avait visités, ont rendu justice à la sûreté de ses informations.

De Massouah à Adowa, la route monte graduellement et escalade les montagnes qui séparent le Tigré des côtes de la mer Rouge.

Adowa n’était point autrefois la capitale du Tigré. On y avait établi une manufacture de ces grosses toiles de coton, qui circulent dans toute l’Abyssinie et servent de monnaie courante. Dans les environs, le sol est assez profond pour qu’on cultive le blé.

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