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Les grands navigateurs du XVIIIe siècle

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«L’année y est remplie, dit Bougainville, des fêtes de saints qu’on célèbre par des processions et des feux d’artifice. Les cérémonies du culte tiennent lieu de spectacles.... Les jésuites offraient à la piété des femmes un moyen de sanctification plus austère que les précédents. Il avaient, attenant à leur couvent, une maison nommée casa de los ejercicios de las mujeres, c’est-à-dire maison des exercices des femmes. Les femmes et les filles, sans le consentement des maris ni des parents, venaient s’y sanctifier par une retraite de douze jours. Elles y étaient logées et nourries aux dépens de la compagnie. Nul homme ne pénétrait dans ce sanctuaire, s’il n’était revêtu de l’habit de Saint-Ignace; les domestiques, même du sexe féminin, n’y pouvaient accompagner leurs maîtresses. Les exercices dans ce lieu saint étaient la méditation, la prière, les catéchismes, la confession et la flagellation. On nous a fait remarquer les murs de la chapelle encore teints du sang que faisaient, nous a-t-on dit, rejaillir les disciplines dont la pénitence armait les mains de ces Madeleines.»

Les environs de la ville étaient bien cultivés et égayés par un grand nombre de maisons de campagne appelées «quintas». Mais, à deux ou trois lieues seulement de Buenos-Ayres, ce n’étaient plus que des plaines immenses, sans une ondulation, abandonnées aux taureaux et aux chevaux, qui en sont à peu près les seuls habitants. Ces animaux étaient en telle abondance, dit Bougainville, «que les voyageurs, lorsqu’ils ont faim, tuent un bœuf, en prennent ce qu’ils peuvent manger et abandonnent le reste, qui devient la proie des chiens sauvages et des tigres».

Les Indiens qui habitent les deux rives de la Plata n’avaient encore pu être soumis par les Espagnols. Ils portaient le nom d’«Indios bravos.»

«Ils sont d’une taille médiocre, fort laids et presque tous galeux. Leur couleur est très basanée, et la graisse, dont ils se frottent continuellement, les rend encore plus noirs. Ils n’ont d’autre vêtement qu’un grand manteau de peau de chevreuil qui leur descend jusqu’aux talons et dans lequel ils s’enveloppent.... Ces Indiens passent leur vie à cheval, du moins auprès des établissements espagnols. Ils viennent quelquefois avec leurs femmes pour y acheter de l’eau-de-vie, et ils ne cessent d’en boire que quand l’ivresse les laisse absolument sans mouvement.... Quelquefois, ils s’assemblent en troupe de deux ou trois cents pour venir enlever des bestiaux sur les terres des Espagnols, ou pour attaquer les caravanes de voyageurs. Ils pillent, massacrent et emmènent en esclavage. C’est un mal sans remède; comment dompter une nation errante, dans un pays immense et inculte, où il serait même difficile de la rencontrer?»

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NOUVELLE ZÉLANDE.

NOUVELLE ZÉLANDE.

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On les fit danser. (Page 85.)

Quant au commerce, il était loin d’être florissant depuis qu’il était défendu de faire passer, par terre, au Pérou et au Chili, les marchandises d’Europe. Cependant, Bougainville vit encore sortir de Buenos-Ayres un vaisseau porteur d’un million de piastres, «et si tous les habitants de ce pays, ajoute-t-il, avaient le débouché de leurs cuirs en Europe, ce commerce seul suffirait à les enrichir.»

Le mouillage de Montevideo est sûr, quoiqu’on y essuie quelquefois des «pamperos», tourmentes du sud-ouest accompagnées d’orages affreux. La ville n’offre rien d’intéressant; ses environs sont si incultes, qu’il faut faire venir de Buenos-Ayres la farine, le biscuit et tout ce qui est nécessaire aux bâtiments. On y trouve cependant en abondance des fruits, tels que figues, pêches, pommes, coings, etc., ainsi que la même quantité de viande de boucherie que dans le reste du pays.

Ces documents, qui datent de cent ans, sont curieux à rapprocher de ceux que nous fournissent les voyageurs contemporains, et notamment M. Émile Daireaux, dans son livre sur la Plata. Sous bien des rapports, ce tableau est encore exact; mais il est certains autres détails,—tels que l’instruction, dont Bougainville n’avait pas à parler puisqu’elle n’existait pas,—qui ont fait des progrès immenses.

Lorsque les vivres, les provisions d’eau et de viande sur pied furent embarqués, les trois bâtiments firent voile, le 28 février 1767, pour les îles Malouines. La traversée ne fut pas heureuse. Des vents variables, un gros temps et une mer démontée causèrent quelques avaries à la Boudeuse. Ce fut le 23 mars qu’elle jeta l’ancre dans la baie Française, où elle fut rejointe le lendemain par les deux bâtiments espagnols, qui avaient été sérieusement éprouvés par la tempête.

Le 1er avril eut lieu la remise solennelle de l’établissement aux Espagnols. Peu de Français profitèrent de la permission que le roi leur donnait de rester aux Malouines; presque tous préférèrent s’embarquer sur les frégates espagnoles en partance pour Montevideo. Quant à Bougainville, il était obligé d’attendre la flûte l’Étoile, qui devait lui apporter des provisions et l’accompagner dans son voyage autour du monde.

Cependant, les mois de mars, d’avril et de mai s’écoulèrent sans que l’Étoile parût. Il était impossible de traverser l’océan Pacifique avec les six mois de vivres seulement que portait la Boudeuse. Bougainville se détermina donc, le 2 juin, à gagner Rio-de-Janeiro, qu’il avait indiqué à M. de La Giraudais, commandant de l’Étoile, comme lieu de réunion, dans le cas où des circonstances imprévues l’empêcheraient de se rendre aux Malouines.

La traversée se fit par un temps si favorable, qu’il ne fallut que dix-huit jours pour gagner cette colonie portugaise. L’Étoile, qui l’y attendait depuis quatre jours, avait quitté la France plus tard qu’on ne l’espérait. Elle avait dû chercher un refuge contre la tempête à Montevideo, d’où elle avait gagné Rio, suivant ses instructions.

Fort bien accueillis par le comte d’Acunha, vice-roi du Brésil, les Français purent voir, à l’Opéra, les comédies de Métastase représentées par une troupe de mulâtres, et entendre les chefs-d’œuvre des grands maîtres italiens, exécutés par un mauvais orchestre, que dirigeait un abbé bossu, en costume ecclésiastique.

Mais les bons procédés du comte d’Acunha ne durèrent pas. Bougainville, qui, avec la permission du vice-roi, avait acheté un senau, s’en vit, sans motifs, refuser la livraison. Il lui fut défendu de prendre dans le chantier royal les bois qui lui étaient nécessaires et pour lesquels il avait conclu un marché; enfin, on l’empêcha de se loger avec son état-major, pendant le temps que durèrent les réparations de la Boudeuse, dans une maison voisine de la ville, qu’un particulier avait mise à sa disposition. Pour éviter toute altercation, Bougainville fit à la hâte ses préparatifs de départ.

Avant de quitter la capitale du Brésil, le commandant français entre dans quelques détails sur la beauté du port et le pittoresque de ses environs, et termine par une très-curieuse digression sur les richesses prodigieuses du pays, dont le port est l’entrepôt.

«Les mines appelées générales, dit-il, sont les plus voisines de la ville, dont elles sont distantes d’environ soixante-quinze lieues. Elles rendent au roi tous les ans, pour son droit de quint, au moins cent douze arobes d’or; l’année 1762, elles en rapportèrent cent dix-neuf. Sous la capitainerie des mines générales, on comprend celles de Rio-des-Morts, de Sabara et de Sero-Frio. Cette dernière, outre l’or qu’on en retire, produit encore tous les diamants qui viennent du Brésil. Toutes ces pierres, excepté les diamants, ne sont point de contrebande; elles appartiennent aux entrepreneurs, qui sont obligés de donner un compte exact des diamants trouvés et de les remettre entre les mains de l’intendant préposé par le roi à cet effet. Cet intendant les dépose aussitôt dans une cassette cerclée de fer et fermée avec trois serrures. Il a une des clés, le vice-roi une autre et le Provedor de hacienda reale la troisième. Cette cassette est renfermée dans une seconde, où sont posés les cachets des trois personnes mentionnées ci-dessus et qui contient les trois clefs de la première. Le vice-roi n’a pas le pouvoir de visiter ce qu’elle renferme. Il consigne seulement le tout à un troisième coffre-fort, qu’il envoie à Lisbonne, après avoir apposé son cachet sur la serrure.»

Malgré toutes ces précautions et la sévérité avec laquelle étaient punis les voleurs de diamants, il se faisait une contrebande effrénée. Mais ce n’était pas la seule branche de revenus, et Bougainville calcule qu’en défalquant l’entretien des troupes, la solde des officiers civils et toutes les dépenses d’administration, le revenu que le roi de Portugal tirait du Brésil dépassait dix millions de livres.

De Rio à Montevideo, aucun incident ne se produisit; mais, sur la Plata, pendant une tourmente, l’Étoile fut abordée par un bâtiment espagnol, qui lui rompit son beaupré, sa poulaine et quantité de manœuvres. Les avaries et la violence du choc qui avait augmenté la voie d’eau du navire, le forcèrent à remonter à Enceñada de Baragan, où il était plus facile qu’à Montevideo de faire les réparations nécessaires. Il ne fut donc possible de sortir de la rivière que le 14 novembre.

Treize jours plus tard, les deux bâtiments étaient en vue du cap des Vierges, à l’entrée du détroit de Magellan, où ils ne tardèrent pas à pénétrer. La baie Possession, la première qu’on y rencontre, est un grand enfoncement ouvert à tous les vents et n’offrant que de très mauvais mouillages. Du cap des Vierges au cap d’Orange, on compte près de quinze lieues, et le détroit est partout large de cinq à sept lieues. Le premier goulet fut franchi sans difficulté, et l’ancre fut alors jetée dans la baie Boucault, où une dizaine d’officiers et de matelots descendirent à terre.

Ils ne tardèrent pas à lier connaissance avec les Patagons et à échanger quelques bagatelles, précieuses pour ceux-ci, contre des peaux de vigogne et de guanaco. Ces naturels étaient d’une taille élevée, mais pas un n’avait six pieds.

«Ce qui m’a paru être gigantesque en eux, dit Bougainville, c’est leur énorme carrure, la grosseur de leur tête et l’épaisseur de leurs membres. Ils sont robustes et bien nourris; leurs nerfs sont tendus, leur chair est ferme et soutenue; c’est l’homme qui, livré à la nature et à un aliment plein de sucs, a pris tout l’accroissement dont il est susceptible.»

Du premier au second goulet, qui fut passé aussi heureusement, il peut y avoir six ou sept lieues. Ce goulet n’a qu’une lieue et demie de largeur et quatre de longueur. Dans cette partie du détroit, les bâtiments ne tardèrent pas à rencontrer les îles Saint-Barthélemy et Sainte-Élisabeth. Les Français descendirent sur cette dernière. Ils n’y trouvèrent ni bois ni eau. C’est une terre absolument stérile.

A partir de cet endroit, la côte américaine du détroit est abondamment garnie de bois. Si les premiers pas difficiles avaient été franchis avec bonheur, Bougainville allait cependant trouver à exercer sa patience. En effet, le caractère distinctif de ce climat, c’est que les variations de l’atmosphère s’y succèdent avec une telle promptitude qu’il est impossible de prévoir leurs brusques et dangereuses révolutions. De là des avaries qu’il est impossible de prévenir, qui retardent les bâtiments, lorsqu’elles ne les forcent pas à chercher un abri à la côte pour se réparer.

La baie Guyot-Duclos est un excellent mouillage, où l’on trouve, avec un bon fond, six ou huit brasses d’eau. Bougainville s’y arrêta pour remplir quelques futailles et tâcher de s’y procurer un peu de viande fraîche; mais il n’y rencontra qu’un petit nombre d’animaux sauvages. La pointe Sainte-Anne fut ensuite relevée. C’est là qu’avait été établie, en 1581, la colonie de Philippeville par Sarmiento. Nous avons raconté dans un volume précédent l’épouvantable catastrophe qui a valu à ce lieu le nom de port Famine.

Les Français reconnurent ensuite plusieurs baies, caps et havres où ils entrèrent en relâche. Ce sont la baie Bougainville, où l’Étoile fut radoubée, le port Beau-Bassin, la baie de la Cormandière, à la côte de la Terre de Feu, le cap Forward, qui forme la pointe la plus méridionale du détroit et de la Patagonie, la baie de la Cascade, sur la Terre de Feu, dont la sûreté, la commodité de l’ancrage, la facilité à faire de l’eau et du bois font un asile qui ne laisse rien à désirer aux navigateurs. Ces ports, que Bougainville venait de découvrir, sont précieux en ce qu’ils permettent de prendre des bordées avantageuses pour doubler le cap Forward, un des points les plus redoutés des marins à cause des vents impétueux et contraires qu’on y rencontre ordinairement.

L’année 1768 fut commencée dans la baie Fortescue, au fond de laquelle s’ouvre le port Galant, dont le plan avait été autrefois très exactement levé par M. de Gennes. Un temps détestable, dont le plus mauvais hiver de Paris ne peut donner une idée, y retint l’expédition française pendant plus de trois semaines. Elle y fut visitée par une bande de «Pécherais», habitants de la Terre de Feu, qui montèrent à bord des navires.

«On les fit chanter, dit la relation, danser, entendre des instruments et surtout manger, ce dont ils s’acquittèrent avec grand appétit. Tout leur était bon: pain, viande salée, suif, ils dévoraient tout ce qu’on leur présentait..... Ils ne témoignèrent aucune surprise, ni à la vue des navires, ni à celle des objets divers qu’on offrit à leurs regards; c’est sans doute que, pour être surpris de l’ouvrage des arts, il en faut avoir quelques idées élémentaires. Ces hommes bruts traitaient les chefs-d’œuvre de l’industrie humaine comme ils traitent les lois de la nature et ses phénomènes.... Ces sauvages sont petits, vilains, maigres, et d’une puanteur insupportable. Ils sont presque nus, n’ayant pour vêtement que de mauvaises peaux de loups marins, trop petites pour les envelopper...... Leurs femmes sont hideuses, et les hommes semblent avoir pour elles peu d’égards.... Ces sauvages habitent pêle-mêle, hommes, femmes et enfants, dans des cabanes, au milieu desquelles est allumé le feu. Ils se nourrissent principalement de coquillages; cependant, ils ont des chiens et des lacs faits de barbe de baleine... Au reste, ils paraissent assez bonnes gens, mais ils sont si faibles, qu’on est tenté de ne pas leur en savoir gré... De tous les sauvages que j’ai vus, les Pécherais sont les plus dénués de tout.»

La relâche en cet endroit fut attristée par un pénible événement. Un enfant d’une douzaine d’années était venu à bord, où on lui avait donné des morceaux de verre et de glace, ne prévoyant pas l’usage qu’il en devait faire. Ces sauvages ont, paraît-il, l’habitude de s’enfoncer dans la gorge des morceaux de talc en guise de talisman. Ce garçon en avait, sans doute, voulu faire autant avec le verre; aussi, lorsque les Français débarquèrent, ils le trouvèrent en proie à des vomissements violents et à des crachements de sang. Son gosier et ses gencives étaient coupés et ensanglantés. Malgré les enchantements et les frictions enragées d’un jongleur, ou peut-être même à cause de ce massage par trop énergique, l’enfant souffrait énormément, et il ne tarda pas à mourir. Ce fut pour les Pécherais le signal d’une fuite précipitée. Ils craignaient sans doute que les Français ne leur eussent jeté un sort et qu’ils ne vinssent tous à mourir de la même manière.

Le 16 janvier, alors qu’elle essayait de gagner l’île Rupert, la Boudeuse fut entraînée par le courant à une demi-encâblure du rivage. L’ancre, qui avait été aussitôt jetée, cassa, et, sans une petite brise de terre, la frégate échouait. Il fallut regagner le havre Galant. C’était à propos, car, le lendemain, se déchaînait un épouvantable ouragan.

«Après avoir essuyé pendant vingt-six jours, au port Galant, des vents constamment mauvais et contraires, trente-six heures d’un bon vent, tel que jamais nous n’eussions osé l’espérer, ont suffi pour nous amener dans la mer Pacifique, exemple que je crois unique d’une navigation sans mouillage depuis le port Galant jusqu’au débouquement. J’estime la longueur entière du détroit, depuis le cap des Vierges jusqu’au cap des Piliers, d’environ cent quatorze lieues. Nous avons employé cinquante-deux jours à les faire.... Malgré les difficultés que nous avons essuyées dans le passage du détroit de Magellan (et ici Bougainville est absolument d’accord avec Byron), je conseillerai toujours de préférer cette route à celle du cap Horn, depuis le mois de septembre jusqu’à la fin de mars. Pendant les autres mois de l’année, je prendrais le parti de passer à mer ouverte. Le vent contraire et la grosse mer ne sont pas des dangers, au lieu qu’il n’est pas sage de se mettre à tâtons entre des terres. On sera sans doute retenu quelque temps dans le détroit, mais ce retard n’est pas en pure perte. On y trouve en abondance de l’eau, du bois et des coquillages, quelquefois aussi de très bons poissons, et assurément je ne doute pas que le scorbut ne fît plus de dégât dans un équipage qui serait parvenu à la mer Occidentale en doublant le cap Horn que dans celui qui y sera entré par le détroit de Magellan. Lorsque nous en sortîmes, nous n’avions personne sur les cadres.»

Cette opinion de Bougainville a, jusqu’à ces derniers temps, rencontré de nombreux contradicteurs, et la route qu’il avait si chaudement recommandée demeura tout à fait abandonnée des navigateurs. A plus forte raison en est-il de même aujourd’hui que la vapeur a transformé complètement la marine et changé toutes les conditions de l’art nautique.

A peine avait-il pénétré dans la mer du Sud, que Bougainville, à sa grande surprise, trouva les vents du sud. Aussi dut-il renoncer à gagner l’île de Juan-Fernandez, comme il l’avait résolu.

Il avait été convenu avec le commandant de l’Étoile, M. de La Giraudais, que, dans le but de découvrir un plus grand espace de mer, les deux bâtiments se tiendraient aussi éloignés l’un de l’autre qu’il serait nécessaire pour ne pas se perdre de vue, et que chaque soir la flûte rallierait la frégate en se tenant à la distance d’une demi-lieue, de façon que, si la Boudeuse venait à rencontrer quelque danger, l’Étoile pût facilement l’éviter.

Bougainville chercha quelque temps l’île de Pâques sans la trouver. Puis, il gagna, pendant le mois de mars, le parallèle des terres et des îles marquées par erreur, sur la carte de M. Bellin, sous le nom d’îles de Quiros. Le 22 du même mois, il eut connaissance de quatre îlots, auxquels il donna le nom des Quatre-Facardins, et qui faisaient partie de cet archipel Dangereux, amas d’îlots madréporiques, bas et noyés, que tous les navigateurs, qui pénétraient dans l’océan Pacifique par le détroit de Magellan ou le cap Horn, semblaient s’être donné le mot pour rencontrer. Un peu plus loin fut découverte une île fertile, habitée par des sauvages entièrement nus et armés de longues piques qu’ils brandissaient avec des démonstrations de menace, ce qui lui valut le nom d’île des Lanciers.

Nous ne répéterons pas ce que nous avons eu déjà l’occasion de dire à plusieurs reprises au sujet de la nature de ces îles, de leur difficulté d’accès, de leur population sauvage et inhospitalière. Cette même île des Lanciers fut appelée par Cook Thrum-Cap; et l’île de la Harpe, que Bougainville reconnut le 24, est l’île Bow du même navigateur.

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L’île des Lanciers. (Page 87.)

Le commandant, sachant que Roggewein avait failli périr en visitant ces parages et pensant que l’intérêt de leur exploration ne valait pas les dangers qu’on pourrait courir, marcha au sud et perdit bientôt de vue cet immense archipel, qui s’étend sur une longueur de cinq cents lieues et ne comprend pas moins de soixante îles ou groupes d’îles.

Le 2 avril, Bougainville aperçut une montagne haute et escarpée, à laquelle il imposa le nom de pic de la Boudeuse. C’était l’île Maïtea, que Quiros avait déjà nommée la Dezana. Le 4, au lever du soleil, les navires étaient en présence de Taïti, longue île composée de deux presqu’îles réunies par une langue de terre qui n’a pas plus d’un mille de large.

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Pirogues des îles Marquises. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Plus de cent pirogues à balancier ne tardèrent pas à entourer les deux bâtiments; elles étaient chargées de cocos et d’une foule de fruits délicieux, qu’on échangea facilement contre toute sorte de bagatelles. Lorsque la nuit survint, le rivage s’éclaira de mille feux, auxquels on répondit du bord en lançant quelques fusées.

«L’aspect de cette côte, élevée en amphithéâtre, dit Bougainville, nous offrait le plus riant spectacle. Quoique les montagnes y soient d’une grande hauteur, le rocher n’y montre nulle part son aride nudité; tout y est couvert de bois. A peine en crûmes nous nos yeux, lorsque nous découvrîmes un pic chargé d’arbres jusqu’à sa cime isolée, qui s’élevait au niveau des montagnes, dans l’intérieur de la partie méridionale de l’île; il ne paraissait pas avoir plus de trente toises de diamètre et il diminuait de grosseur en montant; on l’eût pris de loin pour une pyramide immense, que la main d’un décorateur habile aurait parée de guirlandes de feuillage. Les terrains moins élevés sont entrecoupés de prairies et de bosquets, et, dans toute l’étendue de la côte, il règne sur les bords de la mer, au pied du pays haut, une lisière de terre basse et unie couverte de plantations. C’est là que, au milieu des bananiers, des cocotiers et d’autres arbres chargés de fruits, nous aperçûmes les maisons des insulaires.»

Toute la journée du lendemain se passa en échanges. Outre des fruits, les indigènes offraient des poules, des pigeons, des instruments de pêche, des outils, des étoffes, des coquilles, pour lesquels ils demandaient des clous et des pendants d’oreilles.

Le 6 au matin, après trois jours passés à louvoyer pour reconnaître la côte et y chercher une rade, Bougainville se détermina à mouiller dans la baie qu’il avait vue le jour de son arrivée.

«L’affluence des pirogues, dit-il, fut si grande autour des vaisseaux, que nous eûmes beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de la foule et du bruit. Tous venaient en criant «Tayo!» qui veut dire «ami», et nous donnant mille témoignages d’amitié.... Les pirogues étaient remplies de femmes, qui ne le cèdent pas pour l’agrément de la figure au plus grand nombre des Européennes, et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage.»

Le cuisinier de Bougainville avait trouvé moyen de s’échapper, malgré les défenses qui avaient été faites, et de gagner le rivage. Mais il ne fut pas plus tôt arrivé à terre, qu’il se vit entouré d’une foule considérable, qui le déshabilla entièrement pour considérer toutes les parties de son corps. Il ne savait ce qu’on allait faire de lui et déjà il se croyait perdu, lorsque les indigènes lui remirent ses habits et le ramenèrent à bord plus mort que vif. Bougainville voulait le réprimander; mais le pauvre homme lui avoua qu’il aurait beau le menacer, jamais il ne lui ferait autant de peur qu’il venait d’en avoir à terre.

Dès que le bâtiment fut amarré, Bougainville descendit sur le rivage avec quelques officiers pour reconnaître l’aiguade. Une foule énorme ne tarda pas à les entourer et à les considérer avec une extrême curiosité tout en criant: «Tayo! tayo!» Un indigène les reçut dans sa maison et leur fit servir des fruits, des poissons grillés et de l’eau. En regagnant la plage, les Français furent arrêtés par un insulaire d’une belle figure qui, couché sous un arbre, leur offrit de partager le gazon qui lui servait de siège.

«Nous l’acceptâmes, dit Bougainville. Cet homme alors se pencha vers nous, et d’un air tendre, aux accords d’une flûte dans laquelle un autre Indien soufflait avec le nez, il nous chanta lentement une chanson, sans doute anacréontique; scène charmante et digne du pinceau de Boucher. Quatre insulaires vinrent avec confiance souper et coucher à bord. Nous leur fîmes entendre flûte, basse, violon, et nous leur donnâmes un feu d’artifice composé de fusées et de serpenteaux. Ce spectacle leur causa une surprise mêlée d’effroi.»

Avant d’aller plus loin et de reproduire d’autres extraits du récit de Bougainville, nous croyons à propos de prévenir le lecteur de ne pas prendre au pied de la lettre ces tableaux dignes des Bucoliques. L’imagination fertile du narrateur veut tout embellir. Les scènes ravissantes qu’il a sous les yeux, cette nature pittoresque ne lui suffisent pas, et il croit ajouter de nouveaux agréments au tableau, quand il ne fait que le charger. Ce travail, il l’accomplit de bonne foi, presque inconsciemment. Il n’en est pas moins vrai qu’il ne faut accepter toutes ces descriptions qu’avec une extrême réserve. De cette tendance générale à cette époque, nous trouvons un exemple assez singulier dans le récit du second voyage de Cook. Le peintre qui avait été attaché à l’expédition, M. Hodges, voulant représenter le débarquement des Anglais dans l’île de Middelbourg, nous peint des individus qui n’ont pas le moins du monde l’air océanien, et qu’avec leur toge on prendrait bien plutôt pour des contemporains de César ou d’Auguste. Et, cependant, il avait eu les originaux sous les yeux, et rien ne lui eût été plus facile que de représenter avec fidélité une scène dont il avait été témoin! Comme nous savons mieux aujourd’hui respecter la vérité! Nulle broderie, nul enjolivement dans les relations de nos voyageurs! Si quelque fois ce n’est qu’un procès-verbal un peu sec, qui ne plaît que médiocrement à l’homme du monde, le savant y trouve presque toujours les éléments d’une étude sérieuse, les bases d’un travail utile à l’avancement de la science.

Ces réserves faites, continuons à suivre le narrateur.

Sur les bords de la petite rivière qui débouchait au fond de la baie, Bougainville fit installer ses malades et ses pièces à eau avec une garde pour leur sûreté. Ces dispositions ne furent pas sans éveiller la susceptibilité et la méfiance des indigènes. Ceux-ci voulaient bien permettre aux étrangers de débarquer et de se promener dans leur île pendant le jour, mais à la condition de les voir coucher à bord des bâtiments. Bougainville insista, et, finalement, il dut fixer la durée de son séjour.

Dès ce moment, la bonne harmonie se rétablit. Un hangar très vaste fut désigné pour recevoir les scorbutiques, au nombre de trente-quatre, et leur garde, qui se composait de trente hommes. Ce hangar fut soigneusement fermé de tous les côtés, et l’on n’y laissa qu’une issue devant laquelle les indigènes apportaient en masse les objets qu’ils voulaient échanger. Le seul ennui qu’on eut à supporter, ce fut d’avoir constamment l’œil sur tout ce qui avait été débarqué, car «il n’y a point en Europe de plus adroits filous que ces gens-là.» Suivant une louable coutume qui commençait à se généraliser, Bougainville fit cadeau au chef de ce canton d’un couple de dindes et de canards mâles et femelles, puis il fit défricher un terrain, où il sema du blé, de l’orge, de l’avoine, du riz, du maïs, des oignons, etc.

Le 10, un insulaire fut tué d’un coup de feu, sans que Bougainville, malgré les plus exactes perquisitions, pût connaître l’auteur de cet abominable assassinat. Les naturels crurent sans doute que leur compatriote s’était mis dans son tort, car ils continuèrent à alimenter le marché avec leur confiance accoutumée. Cependant, le capitaine savait que la rade n’était pas bien abritée; de plus, le fond était d’un gros corail.

Le 12, pendant un coup de vent, la Boudeuse, dont le grelin d’une ancre avait été coupé par le corail, faillit causer de grosses avaries à l’Étoile, sur laquelle elle avait dérivé. Tandis que les hommes restés à bord étaient occupés à réparer les avaries, et qu’un canot était allé à la recherche d’une seconde passe qui aurait permis aux bâtiments de sortir par tous les vents, Bougainville apprit que trois insulaires avaient été tués ou blessés dans leurs cases à coups de bayonnette, et que, l’alarme s’étant répandue, tous les naturels avaient fui dans l’intérieur du pays.

Malgré le danger que pouvaient courir les bâtiments, le capitaine descendit aussitôt à terre et fit mettre aux fers les auteurs présumés d’un crime qui aurait pu soulever contre les Français toute la population. Grâce à cette mesure rigoureuse et immédiate, les indigènes se calmèrent et la nuit se passa sans incident.

D’ailleurs, les inquiétudes les plus vives de Bougainville n’étaient pas de ce côté. Il rentra donc à son bord dès que ce fut possible. Pendant un fort grain accompagné de rafales, d’une grosse houle et de tonnerre, les deux navires eussent été jetés à la côte sans un vent de terre qui s’éleva fort à propos. Les grelins des ancres se rompirent, et peu s’en fallut que les bâtiments ne s’échouassent sur des brisants, où ils n’auraient pas tardé à être démolis. Par bonheur, l’Étoile put prendre le large, et bientôt la Boudeuse fit de même, abandonnant sur cette rade foraine six ancres, qui lui eussent été d’un grand secours pendant le reste de la campagne.

Dès qu’ils s’étaient aperçus du prochain départ des Français, les insulaires étaient venus, en foule, avec des rafraîchissements de toute sorte. En même temps, un indigène, appelé Aotourou, demanda et finit par obtenir la permission de suivre Bougainville dans son voyage. Arrivé en Europe, Aotourou demeura onze mois à Paris, où il trouva, auprès de la meilleure société, l’accueil le plus empressé et le plus bienveillant. En 1770, lorsqu’il voulut retourner dans sa patrie, le gouvernement saisit une occasion pour le faire passer à l’Ile de France. Il devait se rendre à Taïti aussitôt que la saison le permettrait; mais il mourut dans cette île, sans avoir pu transporter dans son pays l’immense cargaison d’outils de première nécessité, de graines et de bestiaux qui lui avait été remise par le gouvernement français.

Taïti, qui reçut de Bougainville le nom de Nouvelle-Cythère, à cause de la beauté de ses femmes, est la plus grande du groupe de la Société. Bien qu’elle ait été visitée par Wallis, comme nous l’avons dit plus haut, nous reproduirons certains des renseignements que nous devons à Bougainville.

Les principales productions étaient alors le coco, la banane, l’arbre à pain, l’igname, le curassol, la canne à sucre, etc. M. de Commerson, naturaliste, embarqué sur l’Étoile, y reconnaissait la flore des Indes. Les seuls quadrupèdes étaient les cochons, les chiens et les rats, qui pullulaient.

«Le climat est si sain, dit Bougainville, que, malgré les travaux forcés que nous y avons faits, quoique nos gens y fussent continuellement dans l’eau et au grand soleil, qu’ils couchassent sur le sol nu et à la belle étoile, personne n’y est tombé malade. Les scorbutiques que nous y avions débarqués et qui n’y ont pas eu une seule nuit tranquille, y ont repris des forces et s’y sont rétablis en très peu de temps, au point que quelques-uns ont été depuis parfaitement guéris à bord. Au reste, la santé et la force des insulaires, qui habitent des maisons ouvertes à tous les vents, et couvrent à peine de quelques feuillages la terre qui leur sert de lit, l’heureuse vieillesse à laquelle ils parviennent sans aucune incommodité, la finesse de tous leurs sens et la beauté singulière de leurs dents, qu’ils conservent dans le plus grand âge, quelles meilleures preuves et de la salubrité de l’air et de la bonté du régime que suivent les habitants!»

Le caractère de ces peuples parut doux et bon. S’il ne semble pas qu’il y ait chez eux de guerres civiles, bien que le pays soit partagé en petits cantons dont les chefs sont indépendants les uns des autres, ils sont toutefois assez fréquemment en guerre avec les habitants des îles voisines. Non contents de massacrer les hommes et les enfants mâles pris les armes à la main, ils leur enlèvent la peau du menton avec la barbe, et conservent précieusement ce hideux trophée. Bougainville ne recueillit sur leur religion et leurs cérémonies, que des notions extrêmement vagues. Il fut cependant à même de constater le culte qu’ils rendent aux morts. Ils conservent longtemps les cadavres à l’air libre, sur une sorte d’échafaud abrité par un hangar. Malgré la puanteur qu’exhalent ces corps en décomposition, les femmes vont pleurer dans le voisinage de ces monuments une partie du jour, et arrosent de leurs larmes et d’huile de coco les dégoûtantes reliques de leur affection.

Les productions du sol sont tellement abondantes, elles exigent si peu de travail, que les hommes et les femmes vivent dans une oisiveté presque continuelle. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le soin de plaire soit l’unique occupation de ces dernières. La danse, les chants, les longues conversations où règne la plus franche gaieté, avaient développé chez les Taïtiens une mobilité d’impressions, une légèreté d’esprit qui surprirent même les Français, peuple qui ne passe cependant pas pour sérieux, sans doute parce qu’il est plus vif, plus gai, plus spirituel que ceux qui lui font ce reproche. Impossible de fixer l’attention de ces indigènes. Un rien les frappait, mais rien ne les occupait. Malgré ce manque de réflexion, ils étaient industrieux et adroits. Leurs pirogues étaient construites d’une façon aussi ingénieuse que solide. Leurs hameçons et tous leurs instruments de pêche étaient délicatement travaillés. Leurs filets ressemblaient aux nôtres. Leurs étoffes, faites avec l’écorce d’un arbre, étaient habilement tissées et teintes de diverses couleurs.

Nous croyons résumer les impressions de Bougainville, en disant que les Taïtiens sont un peuple de «lazzaroni».

Le 16 avril, à huit heures du matin, Bougainville était à dix lieues environ dans le nord de Taïti, lorsqu’il aperçut une terre sous le vent. Bien qu’elle parût former trois îles séparées, ce n’en était qu’une en réalité. Elle se nommait Oumaitia, suivant Aotourou. Le commandant, ne jugeant pas à propos de s’y arrêter, dirigea sa route de manière à éviter les îles Pernicieuses, que le désastre de Roggewein lui commandait de fuir. Pendant tout le reste du mois d’avril, le temps fut très beau, mais avec peu de vent.

Le 3 mai, Bougainville fit porter sur une nouvelle terre, qu’il venait de découvrir, et ne tarda pas, dans la même journée, à en apercevoir plusieurs autres. Les côtes de la plus grande étaient partout escarpées; ce n’était, à vrai dire, qu’une montagne couverte d’arbres jusqu’à son sommet, sans vallées ni plage. On y vit quelques feux, des cabanes construites à l’ombre des cocotiers et une trentaine d’hommes qui couraient au bord de la mer.

Le soir, plusieurs pirogues s’approchèrent des navires, et, après quelques instants d’une hésitation bien naturelle, les échanges commencèrent. Les insulaires, pour des cocos, des ignames et des étoffes moins belles que celles de Taïti, exigeaient des morceaux de drap rouge, et repoussaient avec mépris le fer, les clous et ces pendants d’oreilles qui venaient pourtant d’obtenir un si grand succès dans l’archipel Bourbon, nom sous lequel Bougainville désigne le groupe taïtien. Les naturels avaient la poitrine, et les cuisses, jusqu’au-dessus du genou, peintes d’un bleu foncé; ils ne portaient pas de barbe, et leurs cheveux étaient relevés en touffe sur le haut de la tête.

Le jour suivant, de nouvelles îles, qui appartenaient au même archipel, furent reconnues. Leurs habitants, qui semblaient assez sauvages, ne voulurent jamais accoster les navires.

«La longitude de ces îles, dit la relation, est à peu près la même par laquelle s’estimait être Abel Tasman, lorsqu’il découvrit les îles d’Amsterdam et de Rotterdam, des Pilstaars, du Prince-Guillaume, et les bas-fonds de Fleemskerk. C’est aussi celle qu’on assigne, à peu de chose près, aux îles de Salomon. D’ailleurs, les pirogues que nous avons vues voguer au large et dans le sud semblent indiquer d’autres îles dans cette partie. Ainsi, ces terres paraissent former une chaîne étendue sous le même méridien. Les îles qui composent cet archipel des Navigateurs gisent sous le quatorzième parallèle austral entre 171 et 172 degrés de longitude à l’ouest de Paris.»

Le scorbut commençait à reparaître avec l’épuisement des vivres frais. Il fallait donc songer à relâcher de nouveau. Le 22 du même mois et les jours suivants, furent reconnues les îles de la Pentecôte, Aurore et l’île des Lépreux, qui font partie de l’archipel des Nouvelles-Hébrides, qu’avait découvert Quiros en 1606. L’abordage paraissant facile, le commandant résolut d’envoyer à terre un détachement qui rapporterait des cocos et d’autres fruits antiscorbutiques. Pendant la journée, Bougainville alla le rejoindre. Les matelots coupaient du bois, et les indigènes les aidaient à l’embarquer. Malgré ces bonnes dispositions apparentes, ces derniers n’avaient pas abandonné toute méfiance et conservaient leurs armes à la main; ceux mêmes qui n’en avaient pas, tenaient de grosses pierres, qu’ils étaient prêts à lancer. Quand les bateaux furent chargés de bois et de fruits, Bougainville fit rembarquer tout son monde. Les indigènes s’approchèrent à ce moment en troupe nombreuse, firent voler une grêle de flèches, de lances et de zagaies; quelques-uns entrèrent même dans l’eau pour mieux ajuster les Français. Plusieurs coups de fusil tirés en l’air n’ayant produit aucun effet, une décharge bien nourrie fit fuir les naturels.

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CARTE de la côte orientale de la NOUVELLE HOLLANDE
d'après Cook.

CARTE de la côte orientale de la NOUVELLE HOLLANDE
d'après Cook.

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L’aventure de Barré. (Page 99.)

Quelques jours plus tard, un canot, qui cherchait un mouillage sur la côte de l’île aux Lépreux, se mit dans le cas d’être attaqué. Deux flèches, qui lui furent tirées, servirent de prétexte à la première décharge, bientôt suivie d’un feu si nourri, que Bougainville crut son embarcation en grand danger. Le nombre des victimes fut considérable; les indigènes poussaient des cris épouvantables dans les bois où ils s’étaient réfugiés. Ce fut un véritable massacre. Le commandant, très inquiet de cette mousquetade prolongée, allait détacher au secours de son canot une nouvelle embarcation, lorsqu’il le vit doubler une pointe. Il lui fit aussitôt le signal de ralliement. «Je pris, dit-il, des mesures pour que nous ne fussions plus déshonorés par un pareil abus de la supériorité de nos forces.»

Qu’elle est triste, cette facilité de tous les navigateurs à abuser de leur puissance! Cette manie de la destruction, sans aucun mobile, sans nécessité, sans attrait même, ne soulève-t-elle pas l’indignation? A quelque nation qu’appartiennent les explorateurs, nous les voyons commettre les mêmes actes. Ce n’est donc pas à tel ou tel peuple qu’il faut faire ce reproche de cruauté, mais bien à l’humanité tout entière.

Après s’être procuré les ressources dont il avait besoin, Bougainville reprit la mer.

Il semble que ce navigateur ait tenu surtout à faire beaucoup de découvertes, car toutes les terres qu’il rencontre, il les reconnaît très superficiellement, à la hâte, et de toutes les cartes, pourtant assez nombreuses, qui illustrent sa relation de voyage, il n’en est aucune qui embrasse en entier un archipel, qui résolve les diverses questions que peut faire naître une nouvelle découverte. Ce n’est pas ainsi que devait procéder le capitaine Cook. Ses explorations, toujours conduites avec soin, avec une persévérance très rare, l’ont, par cela même, classé bien au-dessus du navigateur français.

Ces terres, que les Français venaient de rencontrer, n’étaient autres que les îles du Saint-Esprit, de Mallicolo, avec Saint-Barthélemy et les îlots qui en dépendent. Bien qu’il eût parfaitement reconnu l’identité de ce groupe avec la Tierra del Espiritu-Santo de Quiros, Bougainville ne put se dispenser de lui donner un nouveau nom, et l’appela archipel des «Grandes-Cyclades»,—dénomination à laquelle on a préféré celle de «Nouvelles-Hébrides».

«Je croirais volontiers, dit-il, que c’est son extrémité septentrionale que Roggewein a vue sous le onzième parallèle, et qu’il a nommée Thienhoven et Groningue. Pour nous, quand nous y atterrîmes, tout devait nous persuader que nous étions à la Terre australe du Saint-Esprit. Les apparences semblaient se conformer au récit de Quiros, et ce que nous découvrions chaque jour encourageait nos recherches. Il est bien singulier que, précisément par la même latitude et la même longitude où Quiros place sa grande baie de Saint-Jacques et Saint-Philippe, sur une côte qui paraissait, au premier coup d’œil, celle d’un continent, nous ayons trouvé un passage de largeur égale à celle qu’il donne à l’ouverture de sa baie. Le navigateur espagnol a-t-il mal vu? A-t-il voulu masquer ses découvertes? Les géographes avaient-ils deviné, en faisant de la Terre du Saint-Esprit un même continent avec la Nouvelle-Guinée? Pour résoudre ce problème, il fallait suivre encore le même parallèle pendant plus de 350 lieues. Je m’y déterminai, quoique l’état et la quantité de nos vivres nous avertissent d’aller promptement chercher quelque établissement européen. On verra qu’il s’en est peu fallu que nous n’ayons été les victimes de notre constance.»

Tandis que Bougainville était dans ces parages, certaines affaires de service l’ayant appelé sur sa conserve l’Étoile, il y vérifia un fait singulier, objet, depuis quelque temps déjà, des conversations de tout l’équipage. M. de Commerson, le naturaliste, avait pour domestique un nommé Barré. Infatigable, intelligent, déjà botaniste très exercé, on avait vu Barré prendre part à toutes les herborisations, porter les boîtes, les provisions, les armes et les cahiers de plantes avec un courage qui lui avait mérité du botaniste le surnom de sa «bête de somme». Or, depuis quelque temps déjà, Barré passait pour être une femme. Son visage glabre, le son de sa voix, sa réserve, et certains autres indices semblaient justifier cette supposition, lorsqu’un fait, arrivé à Taïti, vint changer les soupçons en certitude.

M. de Commerson était descendu à terre pour herboriser, et, suivant sa coutume, Barré le suivait avec les boîtes, lorsqu’il est entouré par les indigènes, qui, criant que c’est une femme, se mettent en devoir de vérifier leurs assertions. Un enseigne, M. de Bournand, eut toutes les peines du monde à le tirer des mains des naturels et à l’escorter jusqu’à l’embarcation.

Durant sa visite à l’Étoile, Bougainville reçut la confession de Barré. Tout en pleurs, l’aide naturaliste lui avoua son sexe, et s’excusa d’avoir trompé son maître, en se présentant sous des habits d’homme, au moment même de l’embarquement. N’ayant plus de famille, ruinée par un procès, cette fille avait pris le vêtement masculin pour se faire respecter. Elle savait, d’ailleurs, en s’embarquant, qu’elle devait faire un voyage de circumnavigation, et cette perspective, loin de l’effrayer, l’avait affermie dans sa résolution.

«Elle sera la première femme qui ait fait le tour du monde, dit Bougainville, et je lui dois la justice qu’elle s’est toujours conduite à bord avec la plus scrupuleuse sagesse. Elle n’est ni laide ni jolie, et n’a pas plus de vingt-six ou vingt-sept ans. Il faut convenir que, si les deux vaisseaux eussent fait naufrage sur quelque île déserte, la chance eût été fort singulière pour Barré.»

Ce fut le 29 mai que l’expédition cessa de voir la terre. La route fut dirigée à l’ouest. Le 4 juin, par 15° 50′ de latitude et 148° 10′ de longitude est, fut aperçu un très dangereux écueil, qui émerge si peu de l’eau, qu’à deux lieues de distance on ne le voit pas du haut des mâts. La rencontre d’autres brisants, de quantité de troncs d’arbres, de fruits et de goémons, la tranquillité de la mer, tout indiquait le voisinage d’une grande terre au sud-est. C’était la Nouvelle-Hollande.

Bougainville résolut alors de sortir de ces parages dangereux, où il n’avait chance de rencontrer qu’une région ingrate, une mer semée d’écueils et de bas-fonds. Une autre raison le pressait de changer de route: ses provisions tiraient à leur fin, la viande salée infectait, et l’on préférait se nourrir des rats que l’on pouvait prendre. Il ne restait plus que pour deux mois de pain et quarante jours de légumes. Tout commandait de remonter au nord.

Malheureusement, les vents du sud cessèrent, et, lorsqu’ils se rétablirent, ce fut pour mettre l’expédition à deux doigts de sa perte. Le 10 juin, la terre fut aperçue au nord. C’était le fond du golfe de la Louisiade qui a reçu le nom de Cul-de-Sac-de-l’Orangerie. Le pays était splendide. Au bord de la mer, une plaine basse, couverte d’arbres et de bosquets, dont les senteurs embaumées parvenaient jusqu’aux navires, se relevait en amphithéâtre vers les montagnes qui perdaient leur cime dans les nues.

Bientôt, il devint impossible de visiter cette riche et fertile contrée, tout autant que de chercher, dans l’ouest, un passage au sud de la Nouvelle-Guinée, qui, par le golfe de Carpentarie, aurait rapidement conduit aux Moluques. D’ailleurs, ce passage existait-il? Rien n’était plus problématique, car on croyait avoir vu la terre s’étendre au loin dans l’ouest. Il fallait sortir au plus tôt du golfe où l’on s’était imprudemment engagé.

Mais il y a loin du désir à la réalité. Jusqu’au 21 juin, les deux bâtiments s’efforcèrent, vainement, de s’éloigner, dans l’ouest, de cette côte semée d’écueils et de brisants, sur laquelle le vent et les courants semblaient vouloir les affaler. La brume et la pluie se mirent si bien de la partie qu’il n’y avait moyen de marcher de conserve avec l’Étoile qu’en tirant des coups de canon. Si le vent venait à changer, on en profitait aussitôt pour prendre du large; mais il ne tardait pas à souffler encore de l’est-sud-est, et le chemin qu’on avait gagné était bientôt reperdu. Pendant cette rude croisière, il fallut diminuer la ration de pain et de légumes, défendre, sous des peines sévères, de manger les vieux cuirs, et sacrifier la dernière chèvre qui fût à bord.

Le lecteur, tranquillement assis au coin de son feu, se figure difficilement avec quelles inquiétudes on naviguait sur ces mers inconnues, menacé de toutes parts de la rencontre inopinée d’écueils et de brisants, avec des vents contraires, des courants ignorés et un brouillard qui cachait la vue des dangers.

Ce fut seulement le 26 que fut doublé le cap de la Délivrance. Il était désormais possible de faire route au nord-nord-est.

Deux jours plus tard, on avait fait à peu près soixante lieues dans le nord, lorsqu’on aperçut plusieurs terres à l’avant. Bougainville, dans sa pensée, les rattachait au groupe de la Louisiade; mais elles sont plus ordinairement considérées comme dépendant de l’archipel Salomon, que Carteret, qui les avait vues l’année précédente, ne croyait pas plus avoir retrouvées que le navigateur français.

De nombreuses pirogues sans balancier ne tardèrent pas à entourer les deux navires. Elles étaient montées par des hommes aussi noirs que des Africains, aux cheveux crépus, longs et de couleur rousse. Armés de zagaies, ils poussaient de grands cris et annonçaient des dispositions peu pacifiques. Au reste, il fallut renoncer à accoster. La lame brisait partout avec violence, et la plage était si étroite qu’à peine semblait-il y en avoir.

Entouré d’îles de tous côtés, noyé dans une brume épaisse, Bougainville donna, d’instinct, dans un passage large de quatre ou cinq lieues, où la mer était si mauvaise que l’Étoile fut forcée de fermer ses écoutilles. Sur la côte orientale fut aperçue une jolie baie, qui promettait un bon mouillage. Des embarcations furent envoyées pour sonder. Tandis qu’elles étaient occupées à ce travail, une dizaine de pirogues, sur lesquelles pouvaient être embarqués cent cinquante hommes armés de boucliers, de lances et d’arcs, s’avancèrent contre elles. Ces pirogues se séparèrent bientôt en deux bandes pour envelopper les embarcations françaises. Les naturels, dès qu’ils furent arrivés à portée, firent pleuvoir sur les bateaux une nuée de flèches et de javelots. Une première décharge ne les arrêta pas. Il en fallut une seconde pour les mettre en fuite. Deux pirogues, dont l’équipage s’était jeté à la mer, furent capturées. Longues et bien travaillées, elles étaient décorées, à l’avant, d’une tête d’homme sculptée, dont les yeux étaient de nacre, les oreilles d’écaille de tortue, les lèvres peintes en rouge. Le cours d’eau où cette attaque s’était produite reçut le nom de rivière des Guerriers, et l’île prit celui de Choiseul, en l’honneur du ministre de la marine.

A la sortie de ce passage, une nouvelle terre fut découverte: c’est l’île Bougainville, dont l’extrémité septentrionale ou cap de Laverdy semble se joindre à l’île de Bouka. Cette dernière, que Carteret avait vue l’année précédente et qu’il avait appelée Winchelsea, paraissait excessivement peuplée, si l’on en juge d’après le nombre de cases dont elle était couverte. Les habitants, que Bougainville qualifie de nègres, sans doute pour les distinguer des Polynésiens et des Malais, sont des Papuas, de la même race que les indigènes de la Nouvelle-Guinée. Leurs cheveux crépus et courts étaient teints de rouge, leurs dents avaient emprunté la même couleur au bétel, qu’ils mâchent constamment. La côte, plantée de cocotiers et d’autres arbres, promettait des rafraîchissements en abondance; mais les vents contraires et les courants entraînèrent rapidement les deux navires.

Le 6 juillet, Bougainville jetait l’ancre sur la côte méridionale de la Nouvelle-Irlande, qui avait été découverte par Schouten, dans le port Praslin, à l’endroit même où Carteret s’était arrêté.

«Nous envoyâmes à terre nos pièces à l’eau, dit la relation; nous y dressâmes quelques tentes, et l’on commença à faire l’eau, le bois et les lessives, toutes choses de première nécessité. Le débarquement était magnifique, sur un sable fin, sans aucune roche ni vague; l’intérieur du port, dans un espace de quatre cents pas, contenait quatre ruisseaux. Nous en prîmes trois pour notre usage; un destiné à faire l’eau de la Boudeuse, un second pour celle de l’Étoile, le troisième pour laver. Le bois se trouvait au bord de la mer, et il y en avait de plusieurs espèces, toutes très bonnes à brûler, quelques-unes superbes pour les ouvrages de charpente, de menuiserie et même de tabletterie. Les deux vaisseaux étaient à portée de la voix l’un de l’autre et de la rive. D’ailleurs, le port et ses environs, fort au loin, étaient inhabités, ce qui nous procurait une paix et une liberté précieuses. Ainsi, nous ne pouvions désirer un ancrage plus sûr, un lieu plus commode pour faire l’eau, le bois et les diverses réparations dont les navires avaient le plus urgent besoin, et pour laisser errer à leur fantaisie nos scorbutiques dans les bois. Tels étaient les avantages de cette relâche; elle avait aussi ses inconvénients. Malgré les recherches que l’on en fit, on n’y découvrit ni cocos, ni bananes, ni aucune des ressources qu’on aurait pu, de gré ou de force, tirer d’un pays habité. Si la pêche n’était pas abondante, on ne devait attendre, ici, que la sûreté et le strict nécessaire. Il y avait alors tout lieu de craindre que les malades ne s’y rétablissent pas. A la vérité, nous n’en avions pas qui fussent attaqués fortement; mais plusieurs étaient atteints, et, s’ils ne s’amendaient point ici, le progrès du mal ne pouvait plus être que rapide.»

Il y avait à peine quelques jours que les Français étaient arrêtés en cet endroit, lorsqu’un matelot trouva un morceau de plaque de plomb, sur lequel se lisait encore un fragment d’inscription en anglais. On n’eut pas de peine à retrouver l’endroit où Carteret avait campé l’année précédente.

Les ressources que le pays offrait aux chasseurs étaient des plus médiocres. Ils aperçurent bien quelques sangliers ou cochons marrons, mais il leur fut impossible de les tirer. En revanche, ils abattirent des pigeons de la plus grande beauté, au ventre et au cou d’un gris blanc, au plumage vert doré, des tourterelles, des veuves, des perroquets, des oiseaux couronnés et une espèce de corbeau dont le cri ressemble, à s’y méprendre, à l’aboiement d’un chien. Les arbres étaient grands et magnifiques; c’étaient le bétel, l’arec, le jonc, le poivrier, etc.

Les reptiles malfaisants fourmillaient dans ces terrains marécageux, au milieu de ces forêts vierges, serpents, scorpions et quantité d’autres animaux venimeux. Il n’y en avait malheureusement pas que sur terre. Un matelot qui cherchait des «marteaux», molusque bivalve très rare, fut piqué par une espèce de serpent. Après cinq ou six heures de souffrances terribles et de convulsions effrayantes, les douleurs diminuèrent, et enfin, la thériaque et l’eau de lusse, qu’on lui avait administrées après la morsure, le remirent sur pied. Cet accident ralentit singulièrement le zèle des amateurs de conchyliologie.

Le 22, après une grosse tourmente, les navires ressentirent plusieurs secousses de tremblement de terre, la mer haussa et baissa plusieurs fois de suite, ce qui effraya terriblement les matelots occupés à pêcher. Malgré la pluie et les orages, qui se succédaient sans discontinuer, tous les jours, un détachement partait à la recherche des lataniers, des palmistes et des tourterelles. On se promettait monts et merveilles; mais, le plus souvent, on revenait les mains vides et sans autre résultat que d’être trempé jusqu’aux os. Une curiosité naturelle, mille fois plus belle que les merveilles inventées pour l’ornement des palais des souverains, attirait chaque jour, à quelque distance du mouillage, de nombreux visiteurs qui ne se lassaient pas de l’admirer.

«C’était une cascade. La décrire serait impossible. Il faudrait, pour en faire comprendre toute la beauté, reproduire par le pinceau les feux étincelants des nappes frappées par le soleil, l’ombre vaporeuse des arbres tropicaux qui s’élançaient de l’eau même, et les jeux fantastiques de la lumière sur un paysage grandiose, que la main de l’homme n’avait pas encore gâté.»

Dès que le temps changea, les vaisseaux quittèrent le port Praslin et continuèrent à suivre la côte de la Nouvelle-Bretagne, jusqu’au 3 août. L’Étoile, attaquée en route par une multitude de pirogues, avait été obligée de répondre aux pierres et aux flèches par quelques coups de fusil qui avaient mis en fuite les assaillants. Le 4, furent aperçues les terres nommées par Dampier île Mathias et île Orageuse. Trois jours plus tard fut reconnue l’île des Anachorètes, ainsi nommée parce qu’un grand nombre de pirogues, occupées à la pêche, ne se dérangèrent pas à la vue de l’Étoile et de la Boudeuse, dédaignant de nouer aucune relation avec ces étrangers.

Après une série d’îlots à demi submergés, sur lesquels les bâtiments faillirent s’échouer, et que Bougainville nomma l’Échiquier, la côte de la Nouvelle-Guinée fut aperçue. Haute et montueuse, elle courait dans l’ouest-nord-ouest. Le 12, fut découverte une grande baie; mais les courants qui, jusqu’alors, avaient été contraires, ne tardèrent pas à entraîner les bâtiments loin de cette baie, signalée, à plus de vingt lieues au large, par deux sentinelles gigantesques, les monts Cyclope et Bougainville.

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GOLFE ET ISLES DE LA LOUISIADE (Fac-simile. Gravure ancienne.)

GOLFE ET ISLES DE LA LOUISIADE (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Les îles Arimoa, dont la plus grande n’a que quatre milles d’étendue, furent reconnues ensuite; mais le mauvais temps et les courants obligèrent les deux navires à tenir la haute mer et à cesser toute exploration. Il fallut cependant se rapprocher de la terre pour ne pas commettre quelque erreur dangereuse, et manquer le débouquement dans la mer des Indes. Les îles Mispulu et Waigiou, cette dernière à l’extrémité nord-est de la Nouvelle-Guinée, furent successivement dépassées.

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Portrait de Cook. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Le canal des Français, qui permit aux bâtiments de quitter cet amas de petites îles et de rochers, fut heureusement franchi. Dès lors, Bougainville pénétrait dans l’archipel des Moluques, où il comptait trouver les rafraîchissements nécessaires pour les quarante-cinq scorbutiques qu’il comptait à son bord.

Dans l’ignorance absolue des événements qui avaient pu se passer en Europe depuis son départ, Bougainville ne voulait pas se risquer dans une colonie où il n’aurait pas été le plus fort. Le petit comptoir que les Hollandais avaient établi sur l’île de Boero ou Bourou, convenait parfaitement à ses projets, d’autant mieux qu’il était facile de s’y procurer des rafraîchissements. Les équipages reçurent, avec la joie la plus vive, l’ordre de pénétrer dans le golfe de Cajeti. Il n’était personne à bord qui n’eût ressenti les atteintes du scorbut, et la moitié des équipages se trouvait, dit Bougainville, dans l’impossibilité absolue de faire son service.

«Les vivres qui nous restaient étaient si pourris et d’une odeur si cadavéreuse, que les moments les plus durs de nos tristes journées étaient ceux où la cloche avertissait de prendre ces aliments dégoûtants et malsains. Combien cette situation embellissait encore à nos yeux le charmant paysage des îles Boero! Dès le milieu de la nuit, une odeur agréable, exhalée des plantes aromatiques dont les îles Moluques sont couvertes, s’était fait sentir à plusieurs lieues en mer et avait semblé l’avant-coureur qui annonçait la fin de nos maux. L’aspect du bourg assez grand, situé au fond du golfe, celui des vaisseaux à l’ancre, la vue des bestiaux errant dans les prairies qui environnent le bourg, causèrent des transports, que j’ai partagés sans doute, et que je ne saurais dépeindre.»

A peine la Boudeuse et l’Étoile avaient-elles mouillé, que le résident du comptoir envoya deux soldats s’informer, auprès du commandant français, des motifs qui le faisaient s’arrêter en cet endroit, alors qu’il devait savoir que l’entrée n’en était permise qu’aux seuls navires de la Compagnie des Indes. Bougainville lui dépêcha aussitôt un officier chargé d’expliquer que, pressé par la faim et la maladie, il était forcé d’entrer dans le premier port qu’il rencontrait sur sa route. D’ailleurs, il quitterait Boero dès qu’il aurait reçu les secours dont il avait le plus urgent besoin, et qu’il réclamait au nom de l’humanité. Le résident lui renvoya alors l’ordre du gouverneur d’Amboine qui lui défendait expressément de recevoir dans son port aucun navire étranger, et pria Bougainville de vouloir bien consigner par écrit les motifs de sa relâche, afin de pouvoir prouver à son supérieur qu’il n’avait enfreint ses ordres que sous la pression de la plus impérieuse nécessité.

Lorsque Bougainville eut signé ce certificat, la plus franche cordialité présida aux rapports qui s’établirent aussitôt avec les Hollandais. Le résident voulut recevoir à sa table l’état-major des deux navires, et une convention fut conclue pour la fourniture de la viande fraîche. Le pain fut remplacé par le riz, nourriture ordinaire des Hollandais, et les légumes frais, qui ne sont point communément cultivés dans cette île, furent fournis aux équipages par le résident, qui les tira du jardin de la Compagnie. Certes, il eût été à souhaiter pour le rétablissement des malades qu’on pût prolonger cette relâche; mais la fin de la mousson d’est pressait Bougainville de partir pour Batavia.

Ce fut le 7 septembre que le commandant quitta Boero, avec la persuasion que la navigation dans cet archipel n’était pas aussi difficile que les Hollandais voulaient bien le dire. Quant à se fier aux cartes françaises, il n’y fallait pas compter; elles étaient plus propres à faire perdre les navires qu’à les guider. Bougainville dirigea donc sa route par les détroits de Button et de Saleyer. Ce chemin, fréquenté par les Hollandais, était très peu connu des autres nations. Aussi la relation décrit-elle avec le plus grand soin et de cap en cap le chemin qu’il a suivi. Nous n’insisterons pas sur cette partie du voyage, bien qu’elle ait été très instructive; mais, par cela même, elle s’adresse spécialement aux hommes du métier.

Le 28 septembre, après dix mois et demi de voyage depuis le départ de Montevideo, l’Étoile et la Boudeuse arrivaient à Batavia, l’une des plus belles colonies de l’univers. On peut dire que, dès lors, le voyage était terminé. Après avoir touché à l’île de France, au cap de Bonne-Espérance et à l’île de l’Ascension, près de laquelle il rencontra Carteret, Bougainville rentra, le 16 février 1769, à Saint-Malo, n’ayant perdu que sept hommes, depuis deux ans et quatre mois qu’il avait quitté Nantes.

Le reste de la carrière de cet heureux navigateur ne rentre pas dans notre cadre; aussi n’en dirons-nous que peu de mots. Il prit part à la guerre d’Amérique et soutint, en 1781, un combat honorable devant le Fort-Royal de la Martinique. Chef d’escadre depuis 1780, il fut chargé, dix ans plus tard, de rétablir l’ordre dans la flottille mutinée de M. d’Albert de Rions. Nommé vice-amiral en 1792, il ne crut pas devoir accepter un grade éminent, qu’il considérait, suivant ses propres expressions, comme un titre sans fonctions. Successivement appelé au Bureau des longitudes et à l’Institut, élevé à la dignité de sénateur, créé comte par Napoléon Ier, Bougainville mourut, le 31 août 1811, chargé d’ans et d’honneurs.

Ce qui a rendu populaire le nom de Bougainville, c’est d’avoir été le premier Français qui ait accompli le tour du monde. S’il eut le mérite de découvrir et de reconnaître, sinon d’explorer, plusieurs archipels ignorés ou peu connus avant lui, on peut dire qu’il dut sa réputation bien plutôt au charme, à la facilité, à l’animation de son récit de voyage qu’à ses travaux. S’il est plus connu que tant d’autres marins français, ses émules, ce n’est pas qu’il ait fait plus ou mieux qu’eux, c’est qu’il sut raconter ses aventures de manière à charmer ses contemporains.

Quant à Guyot-Duclos, son poste secondaire dans l’entreprise et sa roture ne lui valurent aucune récompense. S’il fut nommé plus tard chevalier de Saint-Louis, il le mérita par son sauvetage de la Belle-Poule. Bien qu’il fût né en 1722, et qu’il naviguât depuis 1734, il n’était encore que lieutenant de vaisseau en 1791. Il fallut l’avènement de ministres imbus de l’esprit nouveau pour qu’il obtînt à cette époque le grade de capitaine de vaisseau, tardive récompense de longs et signalés services. Il mourut à Saint-Servan le 10 mars 1794.

CHAPITRE III
PREMIER VOYAGE DU CAPITAINE COOK

I

Les commencements de sa carrière maritime. — Le commandement de l’Aventure lui est confié. — La Terre de Feu. — Découverte de quelques îles de l’archipel Pomotou. — Arrivée à Taïti. — Mœurs et coutumes des habitants. — Reconnaissance des autres îles de l’archipel de la Société. — Arrivée à la Nouvelle-Zélande. — Entrevues avec les naturels. — Découverte du détroit de Cook. — Circumnavigation des deux grandes îles. — Mœurs et productions du pays.

Lorsqu’il s’agit de raconter la carrière d’un homme célèbre, il est bon de ne négliger aucun de ces petits faits qui paraîtraient d’un mince intérêt chez tout autre. Ils prennent, alors, une importance singulière, car on y découvre souvent les indices d’une vocation qui s’ignore elle-même, et jettent toujours une vive lumière sur le caractère du héros qu’on veut peindre. Aussi nous étendrons-nous quelque peu sur les humbles commencements de l’un des plus illustres navigateurs dont l’Angleterre puisse s’enorgueillir.

Le 27 octobre 1728, James Cook naquit à Morton, dans le Yorkshire. Il était le neuvième enfant d’un valet de ferme et d’une paysanne nommée Grace. A peine en sa huitième année, le petit James aidait son père dans ses rudes travaux à la ferme d’Airy-Holme, près d’Ayton. Sa gentillesse, son ardeur au travail intéressèrent le fermier, qui lui fit apprendre à lire. Puis, lorsqu’il eut treize ans, il fut mis en apprentissage chez William Sanderson, mercier à Staith, petit havre de pêche assez important. Mais, d’être assidu derrière un comptoir, cela ne pouvait plaire au jeune Cook, qui profitait de ses moindres instants de liberté pour aller causer avec les marins du port.

Du consentement de ses parents, James quitta bientôt la boutique du mercier, pour s’engager comme mousse, sous le patronage de Jean et Henri Walker, dont les bâtiments servaient au transport du charbon sur les côtes d’Angleterre et d’Irlande. Mousse, matelot, puis patron, Cook se familiarisa rapidement avec tous les détails de sa nouvelle profession.

Au printemps de 1755, lorsque éclatèrent les premières hostilités entre la France et l’Angleterre, le bâtiment sur lequel Cook servait était ancré dans la Tamise. La marine militaire recrutait alors ses équipages au moyen de la «presse» des matelots. Cook commença par se cacher; mais, poussé sans doute par quelque pressentiment, il alla s’engager sur l’Aigle, navire de soixante canons, que devait presque aussitôt commander le capitaine sir Hugues Palliser.

Intelligent, actif, au courant de tous les travaux du métier, Cook fut en peu de temps remarqué de ses officiers et signalé à l’attention du commandant. Ce dernier recevait, en même temps, une lettre du membre du Parlement pour Scarborough qui lui recommandait chaudement, sur les sollicitations pressantes de tous les habitants du village d’Ayton, le jeune Cook, qui ne tarda pas à obtenir une commission de maître d’équipage. Le 15 mai 1759, il embarqua sur le vaisseau le Mercure, à destination du Canada, où il rejoignit l’escadre de sir Charles Saunders, qui, de concert avec le général Wolf, faisait le siège de Québec.

Ce fut pendant cette campagne que Cook trouva la première occasion de se signaler. Chargé de sonder le Saint-Laurent entre l’île d’Orléans et la rive septentrionale du fleuve, il remplit cette mission avec habileté et put dresser une carte du canal, malgré les difficultés et les dangers de l’entreprise. Si exacts et si complets furent reconnus ces relevés hydrographiques, qu’il reçut l’ordre d’examiner les passages de la rivière au-dessous de Québec. Il s’acquitta de cette opération avec tant de soin et d’intelligence, que sa carte du Saint-Laurent fut publiée par les soins de l’Amirauté anglaise.

Après la prise de Québec, Cook passa à bord du Northumberland, commandé par lord Colville, et profita de sa station sur les côtes de Terre-Neuve pour s’appliquer à l’étude de l’astronomie. Bientôt, des travaux importants lui furent confiés. Il dressa le plan de Placentia et releva les côtes de Saint-Pierre et Miquelon. Nommé en 1764 ingénieur de la marine pour Terre-Neuve et le Labrador, il fut employé pendant trois années consécutives à des travaux hydrographiques, qui appelèrent sur lui l’attention du ministère et servirent à relever les innombrables erreurs des cartes de l’Amérique. En même temps, il adressait à la Société royale de Londres un mémoire sur une éclipse de soleil, dont il fit observation à Terre-Neuve en 1766, mémoire qui parut dans les Transactions philosophiques. Cook ne devait pas tarder à recevoir la récompense de tant de travaux si habilement conduits, d’études patientes et d’autant plus méritoires, que l’instruction première lui avait fait défaut, et qu’il avait dû se former sans le secours d’aucun maître.

Une question scientifique d’une haute importance, le passage de Vénus sur le disque du soleil, annoncé pour 1769, passionnait alors les savants du monde entier. Le gouvernement anglais, persuadé que cette observation ne pouvait être faite avec fruit que dans la mer du Sud, avait résolu d’y envoyer une expédition scientifique. Le commandement en fut offert au fameux hydrographe A. Dalrymple, aussi célèbre par ses connaissances astronomiques que par ses recherches géographiques sur les mers australes. Mais ses exigences, sa demande d’une commission de capitaine de vaisseau, que lui refusait obstinément sir Edouard Hawker, déterminèrent le secrétaire de l’Amirauté à proposer un autre commandant pour l’expédition projetée. Son choix s’arrêta sur James Cook, chaleureusement appuyé par sir Hugues Palliser, et qui reçut, avec le rang de lieutenant de vaisseau, le commandement de l’Endeavour.

Cook avait alors quarante ans. C’était son premier commandement dans la marine royale. La mission qu’on lui confiait exigeait des qualités multiples, qu’on trouvait alors rarement réunies chez un marin. En effet, si l’observation du passage de Vénus était le principal objet du voyage, il n’en était pas le seul, et Cook devait faire une campagne de reconnaissance et de découverte dans l’océan Pacifique. L’humble enfant du Yorkshire ne devait pas se trouver au-dessous de la tâche difficile qu’on lui imposait.

Tandis qu’on procédait à l’armement de l’Endeavour, qu’on choisissait les quatre-vingt-quatre hommes de son équipage, qu’on embarquait ses dix-huit mois de vivres, ses dix canons et ses douze pierriers avec les munitions nécessaires, le capitaine Wallis, qui venait de faire le tour du monde, rentrait en Angleterre. Consulté sur le lieu le plus favorable à l’observation du passage de Vénus, ce navigateur désigna une île qu’il avait découverte, à laquelle il donnait le nom de Georges III, et qu’on sut, depuis, être appelée Taïti par les indigènes. Ce fut l’endroit fixé à Cook pour faire ses observations.

Avec lui s’embarquèrent Charles Green, assistant du docteur Bradley à l’observatoire de Greenwich, à qui était confiée la partie astronomique, le docteur Solander, médecin suédois, disciple de Linné, professeur au British Museum, chargé de la partie botanique, et enfin sir Joseph Banks, qui cherchait dans les voyages l’emploi de son activité et de son immense fortune. En sortant de l’université d’Oxford, cet homme du monde avait visité les côtes de Terre-Neuve et du Labrador et pris, durant ce voyage, un goût très vif pour la botanique. Il s’adjoignit deux peintres, l’un pour le paysage et la figure, l’autre pour les objets d’histoire naturelle, plus un secrétaire et quatre domestiques, dont deux nègres.

Le 26 août 1768, l’Endeavour quitta Plymouth et relâcha, le 13 septembre, à Funchal, dans l’île de Madère, pour y prendre des vivres frais et faire quelques recherches. L’accueil qu’y reçut l’expédition fut des plus empressés. Pendant une visite que fit l’état-major de l’Endeavour à un couvent de religieuses Clarisses, ces pauvres et ignorantes recluses les prièrent sérieusement de leur dire quand il tonnerait et leur demandèrent de leur trouver dans l’enceinte du couvent une source de bonne eau, dont elles avaient besoin. Si instruits qu’ils fussent, Banks, Solander et Cook furent dans l’impossibilité de répondre à ces naïves demandes.

De Madère à Rio-de-Janeiro, où l’expédition arriva le 13 novembre, aucun incident ne marqua le voyage; mais l’accueil que Cook reçut des Portugais ne fut pas celui qu’il attendait. Tout le temps de la relâche se passa en altercations avec le vice-roi, homme fort peu instruit et tout à fait hors d’état de comprendre l’importance scientifique de l’expédition. Il ne put cependant se refuser à fournir aux Anglais les vivres frais dont ils manquaient absolument. Toutefois, le 5 décembre, au moment ou Cook passait devant le fort Santa-Cruz pour sortir de la baie, on lui tira deux coups de canon à boulet, ce qui lui fit immédiatement jeter l’ancre et demander raison de cette insulte. Le vice-roi répondit que le commandant du fort avait ordre de ne laisser sortir aucun bâtiment sans être prévenu, et que, bien que le vice-roi eût reçu de Cook l’annonce de son départ, c’était par pure négligence qu’on n’avait pas averti le commandant du fort. Était-ce un parti pris extrêmement désobligeant de la part du vice-roi? Était-ce simplement incurie? Si ce fonctionnaire était aussi négligent pour tous les détails de son administration, la colonie portugaise devait être bien gouvernée!

Ce fut le 14 janvier 1769, que Cook pénétra dans le détroit de Lemaire.

«La marée était alors si forte, dit Kippis dans sa Vie du capitaine Cook, que l’eau s’élevait jusqu’au-dessus du cap San-Diego, et le vaisseau, poussé avec violence, eut longtemps son beaupré sous les flots. Le lendemain, on jeta l’ancre dans un petit havre, qu’on reconnut pour le port Maurice, et, bientôt après, on alla mouiller dans la baie de Bon-Succès. Pendant que l’Endeavour était mouillé en cet endroit, il arriva une singulière et fâcheuse aventure à MM. Banks et Solander, au docteur Green, à M. Monkhouse, chirurgien du vaisseau, et aux personnes de leur suite. Ils s’étaient acheminés vers une montagne pour y chercher des plantes, ils la gravissaient, lorsqu’ils furent surpris par un froid si vif et si imprévu, qu’ils furent tous en danger de périr. Le docteur Solander éprouva un engourdissement général. Deux domestiques nègres moururent sur la place; enfin, ce ne fut qu’au bout de deux jours que ces messieurs purent regagner le vaisseau. Ils se félicitèrent de leur délivrance, avec une joie qui ne peut être comprise que par ceux qui ont échappé à semblables dangers, tandis que Cook leur témoignait le plaisir de voir cesser les inquiétudes que lui avait causées leur absence. Cet événement leur donna une preuve de la rigueur du climat. C’était alors le milieu de l’été pour cette partie du monde, et le commencement du jour où le froid les surprit avait été aussi chaud que le mois de mai l’est ordinairement en Angleterre.»

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Intérieur d’un Moraï d’Otooi. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

James Cook put faire aussi quelques curieuses observations sur les sauvages habitants de ces terres désolées. Dépourvus de toutes les commodités de l’existence, sans vêtements, sans abri sérieux contre les intempéries presque continuelles de ces climats glacés, sans armes, sans industrie qui leur permette de fabriquer les ustensiles les plus nécessaires, ils mènent une vie misérable, et ne peuvent qu’à grand’peine pourvoir à leur existence. Cependant, de tous les objets d’échange qu’on leur offrit, ce furent ceux qui pouvaient leur être le moins utiles qu’ils préférèrent. Ils acceptèrent avec empressement les bracelets et les colliers, en laissant de côté les haches, les couteaux et les hameçons. Insensibles au bien-être qui nous est si précieux, le superflu était pour eux le nécessaire.

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Un «i-pah.» (Fac-simile. Gravure ancienne.) (Page 119.)

Cook n’eut qu’à s’applaudir d’avoir suivi cette route. En effet, il ne mit que trente jours à doubler la Terre de Feu, depuis l’entrée du détroit de Lemaire, jusqu’à trois degrés au nord de celui de Magellan. Nul doute qu’il lui eût fallu un temps bien plus considérable pour traverser les passes sinueuses du détroit de Magellan. Les très-exactes observations astronomiques qu’il fit, de concert avec Green, les instructions qu’il rédigea pour cette navigation dangereuse, ont rendu plus facile la tâche de ses successeurs, et rectifié les cartes de L’Hermite, de Lemaire et de Schouten.

Depuis le 21 janvier, jour où il doubla le cap Horn, jusqu’au 1er mars, sur un espace de six cent soixante lieues de mer, Cook ne remarqua aucun courant sensible. Il découvrit un certain nombre d’îles de l’archipel Dangereux, auxquelles il donna les noms d’îles du Lagon, du Bonnet, de l’Arc, des Groupes, des Oiseaux et de la Chaîne. La plupart étaient habitées, couvertes d’une végétation qui parut luxuriante à des marins habitués depuis trois mois à ne voir que le ciel, l’eau et les rocs glacés de la Terre de Feu. Puis, ce fut l’île Maïtea, que Wallis avait appelée Osnabruck, et, le lendemain 11 juin au matin, fut découverte l’île de Taïti.

Deux jours plus tard, l’Endeavour jeta l’ancre dans le port de Matavaï, appelé par Wallis baie de Port-Royal, et où ce capitaine avait dû lutter contre les indigènes, dont il n’avait, d’ailleurs, pas eu de peine à triompher. Cook, connaissant les incidents qui avaient marqué la relâche de son prédécesseur à Taïti, voulut à tout prix éviter le retour des mêmes scènes. De plus, il importait à la réussite de ses observations de n’être troublé par aucune inquiétude, ni distrait par aucune préoccupation. Aussi, son premier soin fut-il de lire à son équipage un règlement, qu’il était défendu d’enfreindre sous les peines les plus sévères.

Cook déclara tout d’abord qu’il chercherait, par tous les moyens en son pouvoir, à gagner l’amitié des naturels; puis, il désigna ceux qui devaient acheter les provisions nécessaires et défendit à qui que ce fût d’entreprendre aucune espèce d’échange sans une permission spéciale. Enfin, les hommes débarqués ne devaient, sous aucun prétexte, s’éloigner de leur poste, et si un ouvrier ou un soldat se laissait enlever son outil ou son arme, non seulement le prix lui en serait retenu sur la paye, mais il serait puni suivant l’exigence des cas.

De plus, pour garantir les observateurs contre toute attaque, Cook résolut de construire une sorte de fort, dans lequel ils seraient renfermés à portée de canon de l’Endeavour. Il descendit donc à terre avec MM. Banks, Solander et Green, trouva bientôt l’endroit favorable et traça immédiatement devant les indigènes l’enceinte du terrain qu’il entendait occuper. Un de ceux-ci, nommé Owhaw, qui avait eu de bons rapports avec Wallis, se montra particulièrement prodigue de démonstrations amicales. Aussitôt que le plan du fort eut été tracé, Cook laissa treize hommes avec un officier pour garder les tentes et s’enfonça avec ses compagnons dans l’intérieur du pays. Des détonations d’armes à feu les rappelèrent presque aussitôt.

Un incident très pénible, et dont les conséquences pouvaient être fort graves, venait de se produire.

Un des naturels qui rôdaient autour des tentes avait surpris une sentinelle et s’était emparé de son fusil. Une décharge générale fut aussitôt faite sur la foule inoffensive, mais qui heureusement n’atteignit personne. Toutefois, le voleur, ayant été poursuivi, fut pris et tué.

Il est facile de comprendre l’émotion qui s’ensuivit. Cook dut prodiguer ses protestations pour ramener les indigènes. Il leur paya tout ce dont il avait besoin pour la construction de son fort, et ne permit pas qu’on touchât à un arbre sans leur autorisation. Enfin, il fit attacher au mât et frapper de coups de garcette le boucher de l’Endeavour, qui avait menacé de mort la femme de l’un des principaux chefs. Ces procédés firent oublier ce qu’avait eu de pénible le premier incident, et, sauf quelques larcins commis par les insulaires, les relations ne cessèrent d’être amicales.

Cependant, le moment d’exécuter le principal objet du voyage approchait. Cook prit aussitôt ses mesures pour mettre à exécution les instructions qu’il avait reçues. A cet effet, il expédia une partie des observateurs avec Joseph Banks à Eimeo, l’une des îles voisines. Quatre autres gagnèrent un endroit commode et assez éloigné du fort, où Cook lui-même se proposait d’attendre le passage de la planète, et qui a gardé le nom de «pointe de Vénus».

La nuit qui précéda l’observation s’écoula dans la crainte que le temps ne fût pas favorable; mais, le 3 juin, le soleil se montra dès le matin dans tout son éclat, et pas un nuage ne vint pendant toute la journée gêner les observateurs.

«L’observation fut très fatigante pour les astronomes, dit M. W. de Fonvielle dans un article de la Nature du 28 mars 1874, car elle commença à 9 heures 21 minutes du matin et se termina à 3 heures 10 minutes du soir, à un moment où la chaleur était étouffante. Le thermomètre marquait 120 degrés Fahrenheit. Cook nous avertit, et on le croit facilement, qu’il n’était pas sûr lui-même de la fin de son observation. Dans de pareilles circonstances thermométriques, l’organisme humain, cet admirable instrument, perd toujours de sa puissance.»

En entrant sur le soleil, le bord de Vénus s’allongea comme s’il avait été attiré par l’astre; il se forma un point noir ou ligament obscur un peu moins noir que le corps de l’astre. Le même phénomène se produisit lors du second contact intérieur.

«En somme, dit Cook, l’observation fut faite avec un égal succès au fort et par les personnes que j’avais envoyées à l’est de l’île. Depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, il n’y eut pas un seul nuage au ciel, et nous observâmes, M. Green, le Dr Solander et moi, tout le passage de Vénus avec la plus grande facilité. Le télescope de M. Green et le mien étaient de la même force, et celui du Dr Solander était plus grand. Nous vîmes tout autour de la planète une atmosphère ou brouillard lumineux qui rendait moins distinct les temps des contacts et surtout des contacts intérieurs, ce qui nous fit différer les uns des autres dans nos observations plus qu’on ne devait l’attendre.»

Tandis que les officiers et les savants étaient occupés de cette observation importante, quelques gens de l’équipage, enfonçant la porte du magasin aux marchandises, volèrent un quintal de clous. C’était là un fait grave, qui pouvait avoir des conséquences désastreuses pour l’expédition. Le marché se trouvait tout d’un coup encombré de cet article d’échange, que les indigènes montraient le plus vif désir de posséder, et il y avait à craindre de voir augmenter leurs exigences. Un des voleurs fut découvert, mais on ne lui trouva que soixante-dix clous, et, bien qu’on lui appliquât vingt-quatre coups de verge, il ne voulut pas dénoncer ses complices.

D’autres incidents du même genre se produisirent encore, mais les relations ne furent pas sérieusement troublées. Les officiers purent donc faire quelques promenades dans l’intérieur de l’île, pour se rendre compte des mœurs des habitants et se livrer aux recherches scientifiques.

Ce fut pendant l’une de ces excursions que Joseph Banks rencontra une troupe de musiciens ambulants et d’improvisateurs. Il ne s’aperçut pas sans étonnement que la venue des Anglais et les diverses particularités de leur séjour formaient le sujet des chansons indigènes. Banks remonta assez loin dans l’intérieur la rivière qui se jetait dans la mer à Matavaï, et put distinguer plusieurs traces d’un volcan depuis longtemps éteint. Il planta et distribua aux indigènes un grand nombre de graines potagères, telles que melons d’eau, oranges, limons, etc., et fit tracer près du fort un jardin, où il sema quantité de graines qu’il avait prises à Rio-de-Janeiro.

Avant de lever l’ancre, Cook et ses principaux collaborateurs voulurent accomplir le périple entier de l’île, à laquelle ils donnèrent une trentaine de lieues de tour. Pendant ce voyage, ils se mirent en relations avec les chefs des différents districts et recueillirent une foule d’observations intéressantes sur les mœurs et les coutumes des naturels.

L’une des plus curieuses consiste à laisser les morts se décomposer à l’air libre et à n’enterrer que les ossements. Le cadavre est placé sous un hangar de quinze pieds de long sur onze de large, avec une hauteur proportionnée; l’un des bouts est ouvert, et les trois autres côtés sont enfermés par un treillage d’osier. Le plancher sur lequel repose le corps est élevé d’environ cinq pieds au-dessus de terre. Là, le cadavre est étendu enveloppé d’étoffes, avec sa massue et une hache de pierre. Quelques noix de coco, enfilées en chapelet, sont suspendues à l’extrémité ouverte du hangar; une moitié de noix de coco, placée à l’extérieur, est remplie d’eau douce, et un sac, renfermant quelques morceaux de l’arbre à pain tout grillé, est attaché à un poteau. Cette espèce de monument porte le nom de «toupapow». Comment a été introduit cet usage singulier d’élever le mort au-dessus de la terre jusqu’à ce que la chair soit consumée par la putréfaction? C’est ce qu’il fut impossible de savoir. Cook remarqua seulement que les cimetières, appelés «moraï», sont des lieux où les indigènes vont rendre une sorte de culte religieux, et que jamais ceux-ci ne les virent s’en approcher sans inquiétude.

Un mets qui est considéré comme des plus délicats, c’est le chien. Tous ceux qu’on élève pour la table ne mangent jamais de viande, mais seulement des fruits à pain, des noix de coco, des ignames et autres végétaux. Étendu dans un trou sur des pierres brûlantes, recouvert de feuilles vertes et de pierres chaudes sur lesquelles on rejette la terre, en quatre heures l’animal est cuit à l’étuvée, et Cook, qui en mangea, convient que c’est une chair délicieuse.

Le 7 juillet, on commença les préparatifs du départ. En peu de temps, les portes et les palissades de la forteresse furent démontées, les murailles abattues.

C’est à ce moment qu’un des naturels, qui avaient le plus familièrement reçu les Européens, vint à bord de l’Endeavour avec un jeune garçon de treize ans qui lui servait de domestique. Il avait nom Tupia. Autrefois premier ministre de la reine Oberea, il était alors un des prêtres principaux de Taïti. Il demanda à partir pour l’Angleterre. Plusieurs raisons décidèrent Cook à le prendre à bord. Très au courant de tout ce qui regardait Taïti, par la haute situation qu’il avait occupée, par les fonctions qu’il remplissait encore, cet indigène était en état de donner les renseignements les plus circonstanciés sur ses compatriotes, en même temps qu’il pourrait initier ceux-ci à la civilisation européenne. Enfin, il avait visité les îles voisines et connaissait parfaitement la navigation de ces parages.

Le 13 juillet, il y eut foule à bord de l’Endeavour. Les naturels venaient prendre congé de leurs amis les Anglais et de leur compatriote Tupia. Les uns, pénétrés d’une douleur modeste et silencieuse, versaient des larmes; les autres semblaient, au contraire, se disputer à qui pousserait les plus grands cris, mais il y avait dans leurs démonstrations moins de véritable douleur que d’affectation.

Dans le voisinage immédiat de Taïti se trouvaient, au dire de Tupia, quatre îles: Huaheine, Ulietea, Otaha et Bolabola, où il serait facile de se procurer des cochons, des volailles et d’autres rafraîchissements qui avaient un peu fait défaut pendant la dernière partie du séjour à Matavaï. Cependant, Cook préférait visiter une petite île appelée Tethuroa, placée à huit lieues dans le nord de Taïti; mais les indigènes n’y avaient pas d’établissement fixe. Aussi jugea-t-on inutile de s’y arrêter.

Lorsqu’on fut en vue d’Huaheine, des pirogues s’approchèrent de l’Endeavour, et ce fut seulement après avoir vu Tupia, que les naturels consentirent à monter à bord. Le roi Orée, qui se trouvait au nombre des passagers, fut frappé de surprise à la vue de tout ce que contenait le vaisseau. Bientôt calmé par l’accueil amical des Anglais, il se familiarisa au point de vouloir changer de nom avec Cook; pendant tout le temps de la relâche, il ne s’appela que Cookée et ne désignait le commandant que sous son propre nom. L’ancre tomba dans un beau havre, et l’état-major débarqua aussitôt. Mêmes mœurs, même langage, mêmes productions qu’à Taïti.

A sept ou huit lieues dans le sud-ouest, se trouve Ulietea. Cook y descendit également, et prit solennellement possession de cette île et de ses trois voisines. En même temps, il mit à profit son séjour en procédant au relevé hydrographique des côtes, pendant qu’on aveuglait une voie d’eau qui s’était déclarée sous la sainte-barbe de l’Endeavour. Puis, après avoir reconnu quelques autres petites îles, il donna au groupe tout entier le nom d’îles de la Société.

Cook remit à la voile le 7 août. Six jours plus tard, il reconnaissait l’île d’Oteroah. Les dispositions hostiles des habitants empêchèrent l’Endeavour de s’y arrêter, et il fit voile au sud.

Le 25 août, fut célébré par l’équipage l’anniversaire de son départ d’Angleterre. Le 1er septembre, par 40° 22′ de latitude sud et 174° 29′ de longitude occidentale, la mer, que soulevait un violent vent d’ouest, devint très forte; l’Endeavour fut obligé de mettre le cap au nord et de fuir devant la tempête. Jusqu’au 3, le temps fut le même, puis il se rétablit, et il fut possible de reprendre la route de l’ouest.

Pendant les derniers jours du mois, différents indices, pièces de bois, paquets d’herbes flottantes, oiseaux de terre, annoncèrent le voisinage d’une île ou d’un continent. Le 5 octobre, l’eau changea de couleur, et, le 6 au matin, on aperçut une grande côte qui courait à l’ouest quart nord-ouest. A mesure qu’on s’en approchait, elle paraissait plus considérable. De l’avis unanime, ce fameux continent, depuis si longtemps cherché et déclaré nécessaire pour faire contrepoids au reste du monde, d’après les cosmographes, la Terra australis incognita, était enfin découverte. C’était la côte orientale de la plus septentrionale des deux îles qui ont reçu le nom de Nouvelle-Zélande.

On ne tarda pas à apercevoir de la fumée qui s’élevait de différents points du rivage, dont on discerna bientôt tous les détails. Les collines étaient couvertes de bois, et, dans les vallées, on distinguait de très gros arbres. Ensuite apparurent des maisons petites, mais propres, des pirogues, puis des naturels, assemblés sur la grève. Enfin, sur une petite éminence, on aperçut une palissade haute et régulière qui enfermait tout le sommet de la colline. Les uns voulurent y voir un parc à daims, les autres un enclos à bestiaux, sans compter nombre de suppositions aussi ingénieuses, mais qui toutes furent reconnues fausses, lorsqu’on sut plus tard ce qu’était un «i-pah».

Le 8, vers les quatre heures de l’après-midi, l’ancre fut jetée dans une baie à l’embouchure d’une petite rivière. De chaque côté, de hautes roches blanches; au milieu, un sol brun qui se relevait par degrés et paraissait, par une succession de croupes étagées, rejoindre une grande chaîne de montagnes, qui semblait fort loin dans l’intérieur; tel était l’aspect de cette partie de la côte.

Cook, Banks et Solander se jetèrent dans deux embarcations, montées par un détachement de l’équipage. Lorsqu’ils approchèrent de l’endroit où les naturels étaient rassemblés, ceux-ci prirent la fuite. Cela n’empêcha pas les Anglais de débarquer en laissant quatre mousses à la garde d’une des embarcations, tandis que l’autre restait au large.

A peine étaient-ils à quelque distance de la chaloupe, que quatre hommes, armés de longues lances, sortirent des bois et se précipitèrent pour s’en emparer. Ils y seraient arrivés facilement, si l’équipage de l’embarcation, restée au large, ne les avait aperçus et n’eût crié aux mousses de se laisser entraîner par le courant. Ceux-ci furent poursuivis de si près, que le maître de la pinasse dut tirer un coup de fusil au-dessus de la tête des indigènes. Après s’être arrêtés un instant, les naturels reprirent leur poursuite, lorsqu’un second coup de feu étendit l’un d’eux mort sur place. Ses compagnons essayèrent, un instant, de l’emporter avec eux, mais ils durent l’abandonner pour ne pas retarder leur fuite. Au bruit des détonations, les officiers débarqués regagnèrent le vaisseau, d’où ils entendirent bientôt les indigènes, revenus sur la plage, discuter avec animation sur ce qui s’était passé.

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Ceux-ci furent poursuivis de si près... (Page 119.)

Cependant, Cook désirait entrer en relations avec eux. Il fit donc équiper trois embarcations et descendit à terre avec MM. Banks, Solander et Tupia. Une cinquantaine d’indigènes, assis sur la rive, les attendaient. Pour armes, ils portaient de longues lances ou un instrument de talc vert, bien poli, long d’un pied et qui pouvait peser quatre ou cinq livres. C’était le «patou-patou» ou «toki», sorte de hache de bataille en talc ou en os avec un tranchant très aigu. Tous se levèrent aussitôt et firent signe aux Anglais de s’éloigner.

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Joueur de flûte taïtien. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Dès que les soldats de marine furent descendus à terre, Cook et ses compagnons s’avancèrent vers les naturels. Tupia leur dit que les Anglais étaient venus avec des intentions pacifiques, qu’ils ne voulaient que de l’eau et des provisions, qu’ils payeraient tout ce qu’on leur apporterait avec du fer, dont il leur expliqua l’usage. On vit avec plaisir que ces peuples l’entendaient parfaitement, leur langue n’étant qu’un dialecte particulier de celle qu’on parle à Taïti.

Après différents pourparlers, une trentaine de sauvages traversèrent la rivière. On leur donna de la verroterie et du fer, dont il ne parurent pas faire grand cas. Mais l’un d’eux, étant parvenu à s’emparer par surprise du coutelas de M. Green, et les autres recommençant leurs démonstrations hostiles, il fallut tirer sur le voleur, qui fut abattu, et tous se jetèrent à la nage pour regagner la rive opposée.

Ces diverses tentatives, pour entrer en relations commerciales avec les naturels, étaient trop malheureuses pour que Cook y persévérât plus longtemps. Il résolut donc de chercher ailleurs une aiguade. Sur ces entrefaites, deux pirogues, qui tâchaient de regagner la côte, furent aperçues. Cook prit ses dispositions pour leur en couper le chemin. L’une échappa à force de rames, l’autre fut rattrapée, et, bien que Tupia criât aux naturels que les Anglais venaient en amis, ils saisirent leurs armes et commencèrent l’attaque. Une décharge en tua quatre, et les trois autres, qui s’étaient jetés à la mer, furent saisis malgré une vive résistance.

Les réflexions que ce fâcheux incident suggère à Cook sont trop à son honneur, elles sont en contradiction trop flagrante avec la manière de procéder alors en usage, pour que nous ne les rapportions pas textuellement.

«Je ne peux pas me dissimuler, dit-il, que toutes les âmes humaines et sensibles me blâmeront d’avoir fait tirer sur ces malheureux Indiens, et il me serait impossible de ne pas blâmer moi-même une telle violence, si je l’examinais de sang-froid. Sans doute, ils ne méritaient pas la mort pour avoir refusé de se fier à mes promesses et de venir à mon bord, quand même ils n’y eussent vu aucun danger; mais la nature de ma commission m’obligeait à prendre connaissance de leur pays, et je ne pouvais le faire qu’en y pénétrant à force ouverte ou en obtenant la confiance et la bonne volonté des habitants. J’avais déjà tenté, sans succès, la voie des présents; le désir d’éviter de nouvelles hostilités m’avait fait entreprendre d’en avoir quelques-uns à mon bord, comme l’unique moyen de les convaincre que, loin de vouloir leur faire aucun mal, nous étions disposés à leur être utiles. Jusque-là, mes intentions n’avaient certainement rien de criminel; il est vrai que dans le combat, auquel je ne m’étais pas attendu, notre victoire eût pu être également complète sans ôter la vie à quatre de ces Indiens, mais il faut considérer que, dans une semblable situation, quand l’ordre de faire feu a été donné, on n’est plus le maître d’en prescrire ni d’en modérer les effets.»

Accueillis à bord avec toutes les démonstrations nécessaires, sinon pour leur faire oublier, du moins pour leur rendre moins pénible le souvenir de leur capture, comblés de présents, parés de bracelets et de colliers, on se disposait à débarquer ces naturels, lorsqu’ils déclarèrent, en voyant les bateaux se diriger vers l’embouchure de la rivière, que leurs ennemis habitaient en cet endroit et qu’ils seraient bientôt tués et mangés. Cependant, ils furent débarqués, et l’on eut lieu de penser que rien de fâcheux ne leur était advenu.

Le lendemain 11 octobre au matin, Cook quitta ce canton misérable. Il lui donna le nom de «baie de la Pauvreté», parce que, de toutes les choses dont il avait besoin, il n’avait pu s’y procurer que du bois. Située par 38° 42′ de latitude sud et 181° 36′ de longitude ouest, cette baie a la forme d’un fer à cheval et offre un bon mouillage, bien qu’elle soit ouverte aux vents entre le sud et l’est.

Cook continua de longer la côte en descendant vers le sud, nommant les points remarquables, et appelant Portland une île à laquelle il trouva une grande ressemblance avec celle du même nom qui se trouve dans la Manche. Les relations avec les naturels étaient toujours mauvaises; si elles ne dégénéraient pas en lutte ouverte, c’est que les Anglais montraient une patience à toute épreuve.

Un jour, plusieurs pirogues entouraient le vaisseau, on échangeait des clous et de la verroterie pour du poisson, lorsque les naturels s’emparèrent de Tayeto, le domestique de Tupia, et firent aussitôt force de rames pour s’échapper. Il fallut tirer sur les ravisseurs; le petit Taïtien profita du désordre, causé par la décharge, pour sauter à la mer, où il fut recueilli par la pinasse de l’Endeavour.

Le 17 octobre, Cook n’ayant pu trouver de havre, et considérant que, la mer devenant de plus en plus mauvaise, il perdrait un temps qui serait mieux employé à reconnaître la côte au nord, vira de bord et reprit la route qu’il venait de suivre.

Le 23 octobre, l’Endeavour atteignit une baie, appelée Tolaga, où ne se faisait sentir aucune houle. L’eau était excellente, et il était facile d’y compléter les provisions, d’autant plus que les naturels montraient des dispositions amicales.

Après avoir tout réglé pour la protection des travailleurs, MM. Banks et Solander descendirent à terre afin de recueillir des plantes, et ils virent dans leur promenade plusieurs choses dignes de remarque. Au fond d’une vallée, encaissée au milieu de montagnes escarpées, se dressait un rocher percé à jour, si bien que d’un côté on apercevait la mer et de l’autre on découvrait une partie de la baie et les collines environnantes. En revenant à bord, les excursionnistes furent arrêtés par un vieillard, qui les fit assister aux exercices militaires du pays avec la lance et le patou-patou. Pendant une autre promenade, le docteur Solander acheta une toupie entièrement semblable aux toupies européennes, et les indigènes lui firent entendre par signes qu’il fallait la fouetter pour la faire aller.

Sur une île à gauche de l’entrée de la baie, les Anglais virent la plus grande pirogue qu’ils eussent encore rencontrée. Elle n’avait pas moins de soixante-huit pieds et demi de long, cinq de large, trois pieds six pouces de haut, et portait à l’avant des sculptures en relief d’un goût bizarre où dominaient les lignes en spirale et des figures étrangement contournées.

Le 30 octobre, dès qu’il eut achevé ses provisions de bois et d’eau, Cook remit à la voile et continua de suivre la côte vers le nord.

Dans les environs d’une île, à laquelle le capitaine donna le nom de Maire, les naturels se montrèrent plus insolents et plus voleurs encore qu’ils ne l’avaient été jusque-là. Cependant, il fallait s’arrêter cinq ou six jours dans ce canton pour observer le passage de Mercure. Afin de prouver à ces sauvages que les Anglais ne pouvaient être maltraités impunément, on tira à plomb sur un voleur qui venait de dérober une pièce de toile; mais la décharge, qu’il reçut dans le dos, ne lui fit pas plus d’effet qu’un violent coup de rotin. Mais alors un boulet, qui ricocha à la surface de l’eau et passa plusieurs fois par-dessus les pirogues, frappa les indigènes d’une terreur telle, qu’ils regagnèrent la côte à force de rames.

Le 9 novembre, Cook et Green descendirent à terre pour observer le passage de Mercure. Green observa seul l’immersion, pendant que Cook prenait la hauteur du soleil.

Notre intention n’est pas de suivre jour par jour, heure par heure, les navigateurs anglais dans leur reconnaissance très approfondie de la Nouvelle-Zélande. Les mêmes incidents sans cesse répétés, le récit des mêmes luttes avec les habitants, les descriptions de beautés naturelles, si attrayantes qu’elles soient, ne pourraient longtemps plaire au lecteur. Il vaut donc mieux passer rapidement sur la partie hydrographique du voyage, pour ne nous attacher qu’à la peinture des mœurs des indigènes, aujourd’hui si profondément modifiées.

La baie Mercure est située à la base de la longue péninsule découpée qui, courant de l’est au nord-est, forme l’extrémité septentrionale de la Nouvelle-Zélande. Le 15 novembre, au moment où l’Endeavour quitta cette baie, plusieurs canots s’avancèrent à la fois vers le bâtiment.

«Deux d’entre eux, dit la relation, qui portaient environ soixante hommes armés, s’approchèrent à portée de la voix, et les naturels commencèrent à chanter leur chanson de guerre; mais, voyant qu’on faisait peu d’attention à eux, ils commencèrent à jeter des pierres aux Anglais, et pagayèrent du côté du rivage. Bientôt, ils revinrent à la charge, en apparence résolus à combattre nos voyageurs, et s’animant entre eux par leur chanson. Sans que personne l’y eût excité, Tupia leur adressa quelques reproches et leur dit que les Anglais avaient des armes en état de les foudroyer dans l’instant. Mais ils répondirent en propres termes: «Venez à terre, et nous vous tuerons tous. — A la bonne heure, dit Tupia, mais pourquoi venez-vous nous insulter pendant que nous sommes en mer? Nous ne désirons pas combattre et nous n’acceptons pas votre défi, parce qu’il n’y a entre vous et nous aucun sujet de querelle. La mer ne vous appartient pas plus qu’elle n’appartient à notre vaisseau.» Une éloquence si simple et si juste n’avait point été suggérée à Tupia. Aussi surprit-elle beaucoup Cook et les autres Anglais.»

Pendant qu’il était à la baie des îles, le capitaine reconnut une rivière assez considérable, à laquelle il donna le nom de Tamise. Elle était bordée de beaux arbres, de la même espèce que ceux qu’on avait rencontrés dans la baie Pauvreté. L’un deux, à six pieds au-dessus de terre, mesurait dix-neuf pieds de circonférence; un autre n’avait pas moins de quatre-vingt-dix pieds depuis le sol jusqu’aux premières branches.

Si les altercations avec les naturels étaient fréquentes, ces derniers pourtant n’avaient pas toujours tort.

«Quelques hommes du vaisseau, dit Kippis, qui, dès que les Indiens étaient surpris en faute, ne manquaient pas de montrer une sévérité digne de Lycurgue, jugèrent à propos d’entrer dans une plantation zélandaise et d’y dérober beaucoup de patates. M. Cook les condamna à douze coups de verge. Deux d’entre eux les reçurent tranquillement; mais le troisième soutint que ce n’était point un crime pour un Anglais de piller les plantations des Indiens. La méthode que M. Cook jugea convenable pour répondre à ce casuiste fut de l’envoyer à fond de cale et de ne pas permettre qu’il en sortît jusqu’à ce qu’il eût consenti à recevoir six coups de plus.»

Le 30 décembre, les Anglais doublèrent ce qu’ils jugèrent être le cap Maria-Van-Diemen de Tasman, mais ils furent aussitôt assaillis par des vents contraires, qui obligèrent Cook à ne faire que dix lieues en trois semaines. Fort heureusement, il se tint, pendant tout ce temps, à une certaine distance du rivage. Sans cela, nous n’aurions probablement pas, aujourd’hui, à raconter ses aventures.

Le 16 janvier 1770, après avoir nommé un certain nombre d’accidents de la côte occidentale, Cook arriva en vue d’un pic imposant et couvert de neige, qu’il appela mont Egmont, en l’honneur du comte de ce nom. A peine ce pic fut-il doublé, qu’on vit la côte décrire un grand arc de cercle. Elle était découpée en un grand nombre de rades, où Cook résolut d’entrer, afin de caréner et de réparer son bâtiment et de faire provision d’eau et de bois. Il débarqua au fond d’une anse où il trouva un beau ruisseau et des arbres en très grande abondance, car la forêt ne finissait qu’au bord de la mer, là où le sol lui manquait. Il profita des bonnes relations, qui furent entretenues en cet endroit avec les naturels, pour leur demander s’ils avaient jamais vu un vaisseau semblable à l’Endeavour. Mais il constata que toute tradition relative à Tasman était effacée, bien qu’on fût seulement à quinze milles au sud de la baie des Assassins.

Dans un des paniers à provisions des Zélandais, on aperçut deux os à demi rongés. Il ne semblait pas que ce fussent des os de chien, et lorsqu’on les examina de près, on reconnut que c’étaient des débris humains. Les indigènes interrogés ne firent pas difficulté de répondre qu’ils avaient l’habitude de manger leurs ennemis. Quelques jours plus tard, ils apportèrent même à bord de l’Endeavour sept têtes d’hommes, auxquelles adhéraient encore les cheveux et la chair, mais dont ils avaient tiré la cervelle, qu’ils considèrent comme un mets très-délicat. La chair était molle, et, sans doute, on l’avait préservée de la putréfaction au moyen de quelque ingrédient, car elle n’avait point d’odeur désagréable. Banks acheta avec beaucoup de peine une de ces têtes; mais il ne put décider le vieillard qui les avait apportées à lui en céder une seconde, peut-être parce que les Zélandais les considèrent comme un trophée et une preuve de leur bravoure.

Les jours suivants furent consacrés à la visite des environs et à quelques promenades. Pendant l’une de ces excursions, Cook, ayant gravi une très haute colline, aperçut distinctement tout le détroit, auquel il avait donné le nom de canal de la Reine-Charlotte, et la côte opposée, qui lui parut éloignée d’environ quatre lieues. A cause du brouillard, il lui fut impossible de la découvrir au loin dans le S.-E. Mais il en avait assez vu pour comprendre que là finissait la grande île dont il venait de suivre tous les contours. Il lui restait donc à explorer celle qu’il découvrait au sud. C’est ce qu’il se promit de faire, aussitôt qu’il se serait assuré, en le parcourant dans toute sa longueur, que le canal de la Reine-Charlotte était bien un détroit.

Dans les environs, Cook eut l’occasion de visiter un «i-pah». Bâti sur une petite île ou un rocher d’accès très difficile, l’i-pah n’est autre chose qu’un village fortifié.

Le plus souvent, les naturels ont ajouté aux difficultés naturelles des fortifications qui en rendent l’abord des plus périlleux. Plusieurs de ceux qu’on visita étaient défendus par un double fossé, dont l’intérieur avait un parapet et une double palissade. Le second fossé ne mesurait pas moins de vingt-quatre pieds de profondeur. En dedans de la palissade intérieure s’élevait, à vingt pieds de haut, une plate-forme de quarante pieds de long sur six de large. Soutenue par de gros poteaux, elle était destinée à porter les défenseurs de la place, qui, de là, pouvaient facilement accabler les agresseurs de dards et de pierres, dont il y a toujours des tas énormes préparés en cas de besoin. Ces places fortes sont impossibles à forcer pour les naturels, à moins que, par un long blocus, la garnison ne soit obligée à se rendre.

«Il est très surprenant, remarque Cook, que l’industrie et le soin qu’ils ont employés à bâtir, presque sans instruments, des places si propres à la défense, ne leur aient pas fait inventer, par la même raison, une seule arme de trait, à l’exception de la lance qu’ils jettent avec la main. Ils ne connaissent point l’arc pour les aider à décocher un dard, ni la fronde pour lancer une pierre, ce qui est d’autant plus étonnant que l’invention des frondes, des arcs et des flèches est beaucoup plus simple que celle des ouvrages que construisent ces peuples, et qu’on trouve d’ailleurs ces deux armes dans presque tous les pays du monde, chez les nations les plus sauvages.»

Le 6 février, Cook sortit de la baie et fit voile à l’est, dans l’espérance de trouver l’entrée du détroit facile avant le reflux de la marée. A sept heures du soir, le vaisseau fut entraîné, par la violence du courant, jusqu’auprès d’une petite île en dehors du cap Koamaroo. Des rochers très pointus s’élevaient du fond de la mer. A chaque instant le danger augmentait. Un unique moyen restait de sauver le vaisseau. On le tenta, il réussit. La longueur d’un câble séparait seulement l’Endeavour de l’écueil, lorsqu’on laissa tomber l’ancre par soixante-quinze brasses d’eau. Par bonheur, l’ancre mordit, et le courant, qui changeait de direction après avoir frappé l’île, entraîna le navire au delà de l’écueil. Mais il n’était pas encore sauvé, car il était toujours très-près des rocs, et le courant faisait cinq milles à l’heure.

Cependant, lorsque le flux diminua, le bâtiment put se relever, et, le vent devenant favorable, il fut rapidement entraîné dans la partie la plus resserrée du détroit, qu’il franchit sans danger.

L’île la plus septentrionale de la Nouvelle-Zélande, qui porte le nom d’Eaheinomauwe, n’était cependant pas encore reconnue dans toutes ses parties; il restait une quinzaine de lieues de côtes qu’on n’avait pas relevées. Certains officiers profitèrent de cette circonstance pour soutenir, malgré le sentiment de Cook, que ce n’était pas une île, mais bien un continent. Quoique son opinion fût faite, le commandant dirigea sa navigation de manière à éclaircir le doute qui pouvait subsister dans l’esprit de ses officiers. Après deux jours de route, pendant lesquels on dépassa le cap Palliser, il les appela sur le pont et leur demanda s’ils étaient convaincus. Sur leur réponse affirmative, Cook, renonçant à remonter jusqu’au point le plus méridional qu’il avait atteint sur la côte orientale d’Eaheinomauwe, résolut de prolonger dans toute sa longueur la terre dont il venait d’avoir connaissance, et qui portait le nom de Tawai-Pounamou.

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Une fia-toka. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

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Une famille néo-zélandaise. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

La côte était le plus souvent stérile et ne paraissait pas habitée. Au reste, il fallut presque toujours se tenir à quatre ou cinq lieues du rivage.

Dans la nuit du 9 mars, l’Endeavour passa sur quelques rochers, et l’on reconnut, au matin, qu’il avait couru les plus grands dangers. On donna le nom de «Pièges» à ces récifs, qui semblent placés pour surprendre les navigateurs trop confiants.

Le même jour, Cook reconnut ce qui lui parut être l’extrémité méridionale de la Nouvelle-Zélande, et l’appela cap Sud. C’était la pointe de l’île Steward. Les grosses lames venant du sud-ouest, qui frappèrent le bâtiment, tandis qu’il doublait ce cap, convainquirent le capitaine Cook qu’il n’y avait pas de terre dans cette direction. Aussi reprit-il la route du nord pour achever, par la rive occidentale, le périple de la Nouvelle-Zélande.

Presque à l’extrémité méridionale de cette côte, on découvrit une baie à laquelle fut donné le nom de Dusky. Cette région était stérile, escarpée, couverte de neige. Mesurant à son entrée trois ou quatre milles, la baie Dusky, qui semblait être aussi profonde que large, renfermait plusieurs îles, derrière lesquelles un navire aurait trouvé, sans doute, un excellent abri. Mais Cook crut prudent de ne pas s’y arrêter, sachant que le vent nécessaire pour sortir ne souffle qu’une fois par mois dans ces parages. Il ne fut pas d’accord, en cette circonstance, avec plusieurs de ses officiers, qui, ne considérant que l’avantage présent, ne songeaient pas aux inconvénients d’une relâche dont on ne pouvait prévoir la durée.

Aucun incident ne marqua la reconnaissance du rivage occidental de Tawai-Pounamou.

«Depuis la baie Dusky, dit Cook, jusqu’à 44° 20′ de latitude, il y a une chaîne étroite de collines qui s’élèvent directement de la mer et qui sont couvertes de forêts. Derrière et tout près de ces collines, on voit des montagnes qui forment une autre chaîne d’une élévation prodigieuse et qui est composée de rochers entièrement stériles et dépouillés, excepté dans les endroits où ils sont couverts de neige, qu’on aperçoit sur la plupart en grandes masses.... Il n’est pas possible d’imaginer une perspective plus sauvage, plus brute et plus effrayante que celle de ce pays, lorsqu’on le contemple de la mer, car, dans toute la portée de la vue, on n’aperçoit rien que les sommets des rochers, qui sont si près les uns des autres, qu’au lieu de vallées, il n’y a que des fissures entre eux.»

De 44° 20′ jusqu’à 42° 81′, l’aspect change; les montagnes s’enfoncent dans l’intérieur; la mer est bordée de collines et de vallées fertiles.

De 42° 8′ jusqu’à 41° 30′, il n’y a qu’une côte, qui surgit verticalement de la mer et que coiffent de sombres forêts. D’ailleurs, l’Endeavour se tint trop loin du rivage, et le temps était trop sombre pour qu’on pût distinguer les particularités du littoral. Après avoir ainsi achevé le tour du pays, le navire regagna l’entrée de la Reine-Charlotte.

Cook fit là provision d’eau et de bois; puis, il résolut de regagner l’Angleterre, en suivant la route qui lui permettrait de mieux remplir l’objet de son voyage. A son grand regret, car il aurait voulu décider s’il existe ou non un continent austral; il lui était aussi impossible de rentrer en Europe par le cap Horn que par le cap de Bonne-Espérance. Au milieu de l’hiver, sous une latitude très méridionale, son bâtiment n’était pas en état de mener à bonne fin cette entreprise. Il n’y avait donc pas d’autre parti à prendre que de faire route par les Indes-Orientales, et, dans ce but, de gouverner à l’ouest jusqu’à la côte orientale de la Nouvelle-Hollande.

Mais, avant de raconter les péripéties de cette seconde partie de la campagne, il est bon de jeter un regard en arrière, et de résumer les observations que les voyageurs avaient recueillies sur la situation, les productions et les habitants de la Nouvelle-Zélande.

Dans le volume précédent, on a vu que ce pays avait été découvert par Abel Tasman, et nous avons rapporté les incidents qui en avaient marqué d’un trait de sang la reconnaissance par le capitaine hollandais. Jamais la Nouvelle-Zélande, sauf les côtes vues par Tasman en 1642, n’avait été visitée par un navire européen. Elle était à ce point inconnue, qu’on ne savait si elle ne faisait pas partie du continent austral, ainsi que le croyait Tasman, qui lui avait donné le nom de Terre des États. A Cook appartenait la gloire de déterminer la position et de relever les côtes de ces deux grandes îles, situées entre 34° et 48° de latitude sud et 180° et 194° de longitude ouest.

Tawai-Pounamou était montueuse, stérile, et ne semblait que très peu peuplée. Eaheinomauwe présentait un aspect plus engageant, des collines, des montagnes et des vallées couvertes de bois, arrosées par de gais ruisseaux. D’après les remarques faites par MM. Banks et Solander, sur le climat et le sol, Cook formulait ainsi ses conclusions, que les événements devaient confirmer: «Que, si les Européens formaient un établissement dans ce pays, il leur en coûterait peu de soins et de travaux pour y faire croître, en grande abondance, tout ce dont on a besoin.»

En fait de quadrupèdes, la Nouvelle-Zélande ne nourrissait que des rats et des chiens, ces derniers réservés pour la table. Mais si la faune était pauvre, la flore semblait fort riche. Parmi les végétaux qui frappèrent le plus vivement les Anglais, voici ce que dit la relation:

«Les habitants se servent, en guise de chanvre et de lin, d’une plante qui surpasse toutes celles qu’on emploie aux mêmes usages dans les autres pays.... L’habillement ordinaire des Néo-Zélandais est composé de feuilles de cette plante sans beaucoup de préparations; ils en fabriquent d’ailleurs leurs cordons, leurs lignes et leurs cordages, qui sont beaucoup plus forts que tous ceux qu’on fait avec du chanvre et auxquels ils ne peuvent être comparés. Ils tirent de la même plante, préparée d’une autre manière, de longues fibres minces, luisantes comme de la soie et aussi blanches que de la neige; ils manufacturent leurs plus belles étoffes avec ces fibres, qui sont aussi d’une force surprenante. Leurs filets, d’une grandeur énorme, sont formés de ces feuilles; tout le travail consiste à les couper en bandes de largeur convenable, qu’on noue ensemble.»

Cette plante merveilleuse, de laquelle on s’était tellement engoué, après la description lyrique qu’on vient de lire et celle non moins enthousiaste qu’en devait faire quelques années plus tard La Billardière, est aujourd’hui connue sous le nom de «phormium tenax».

En effet, il a fallu rabattre des espérances que ces récits avaient fait naître! Suivant l’opinion de l’éminent chimiste Duchartre, l’action prolongée de la chaleur humide et surtout le blanchissage désagrègent en peu de temps les cellules de cette plante, et, après un ou deux lessivages, les tissus qui en sont fabriqués se réduisent en étoupe. Cependant, elle donne lieu à un commerce d’exportation considérable. M. Al. Kennedy, dans son très curieux ouvrage sur la Nouvelle-Zélande, nous apprend que si, en 1865, on n’exportait que quinze balles de phormium, quatre ans plus tard, ce qui est presque invraisemblable, ce chiffre s’était élevé à 12,162 balles, pour monter, en 1870, à 32,820 balles, dont la valeur était de 132,578 livres sterling.

Quant aux habitants, grands et bien proportionnés, ils étaient alertes, vigoureux et très adroits. Les femmes n’avaient pas cette délicatesse d’organes, cette gracilité de formes qui les distinguent dans tout autre pays. Vêtues de la même façon que les hommes, on ne pouvait les reconnaître qu’à la douceur de leur voix et à la vivacité de leur physionomie. Si les naturels d’une même tribu avaient entre eux les relations les plus affectueuses, implacables envers leurs ennemis, ils ne leur faisaient pas de quartier, et les cadavres servaient à d’horribles festins, que le défaut de nourriture animale explique sans les excuser.

«Peut-être, dit Cook, paraîtra-t-il étrange qu’il y ait des guerres fréquentes dans un pays où il y a si peu d’avantages à obtenir la victoire.»

Mais, outre la nécessité de se procurer de la viande, qui amène la fréquence de ces guerres, ce qu’ignorait Cook, c’est que la population était partagée en deux races distinctes, naturellement ennemies.

D’anciennes traditions rapportent que les Maoris sont venus, il y a environ treize cents ans, des îles Sandwich. On a lieu de les croire exactes, si l’on réfléchit que cette belle race polynésienne a peuplé tous les archipels semés sur cette immense partie de l’océan Pacifique. Partis de l’île Haouaïki, qui serait l’Havaï des îles Sandwich ou la Saouaï de l’archipel des Navigateurs, les Maoris auraient refoulé ou presque détruit la race autochtone.

En effet, les premiers colons ont observé chez les indigènes de la Nouvelle-Zélande deux types parfaitement distincts; l’un, le plus important, rappelait, à ne pouvoir s’y méprendre, les naturels des Havaï, des Marquises, des Tonga, tandis que l’autre offrait la plus grande ressemblance avec la race mélanésienne. Ces informations, recueillies par Freycinet, et plus récemment confirmées par Hochstetter, sont en parfait accord avec ce fait curieux, rapporté par Cook, que Tupia, originaire de Taïti, put se faire comprendre sans difficulté des Néo-Zélandais.

Les migrations des Polynésiens sont aujourd’hui bien connues, grâce aux progrès de la linguistique et de l’anthropologie; mais elles n’étaient que soupçonnées du temps de Cook, qui fut l’un des premiers à recueillir les légendes relatives à ce sujet.

«Chacun de ces peuples, dit-il, croit par tradition que ses pères vinrent, il y a longtemps, d’un autre pays, et ils pensent tous, d’après cette même tradition, que ce pays s’appelait Heawise.»

Le sol ne nourrissait, à cette époque, aucun autre quadrupède que le chien; encore avait-il dû être importé. Aussi les Néo-Zélandais n’avaient-ils guère pour subsistance quotidienne que des végétaux et certains volatiles, en petit nombre, qui restèrent inconnus aux Anglais. Heureusement, les côtes étaient excessivement poissonneuses, ce qui permettait aux habitants de ne pas mourir de faim.

Accoutumés à la guerre et regardant tout étranger comme un ennemi, ne voyant peut-être en lui qu’un animal de boucherie, les indigènes étaient tout naturellement portés à attaquer les Anglais. Mais, dès qu’ils eurent été bien convaincus de la faiblesse de leurs moyens et de la puissance de leurs adversaires dès qu’ils se furent rendu compte que l’on évitait, le plus possible, de se servir des engins de mort dont ils avaient vu les terribles effets, ils traitèrent les navigateurs en amis, et se conduisirent toujours avec une loyauté qui n’était pas sans surprendre.

Si les insulaires, que les navigateurs avaient fréquentés jusqu’alors, n’avaient aucune idée de la décence et de la pudeur, il n’en était pas de même des Néo-Zélandais, et Cook en donne plus d’une preuve curieuse. Sans être aussi propres que les habitants de Taïti, dont le climat est beaucoup plus chaud, sans se baigner aussi souvent, cependant, ils avaient soin de leur personne, et faisaient preuve d’une certaine coquetterie. C’est ainsi qu’ils oignaient leur chevelure avec une huile ou graisse de poisson et d’oiseau, qui, devenue rance en peu de temps, les rendait presque aussi désagréables à l’odorat que des Hottentots. Ils avaient l’habitude de se tatouer, et certains de ces tatouages dénotaient, en même temps qu’une habileté de main prodigieuse, un goût qu’on ne s’attendait pas à rencontrer chez ces populations primitives.

A leur grande surprise, les Anglais constatèrent que les femmes donnaient moins d’attention à leur toilette que les hommes. Leurs cheveux étaient coupés court, sans ornements, et elles portaient les mêmes vêtements que leurs maris. Pour toute coquetterie, elles se passaient dans les oreilles les choses les plus extraordinaires, étoffes, plumes, os de poisson, morceaux de bois, sans compter qu’elles y suspendaient, au moyen d’un cordon, des aiguilles en talc vert, des ongles ou des dents de leurs parents défunts, et généralement tous les objets qu’elles pouvaient se procurer.

Ceci rappelle une aventure, arrivée à une Taïtienne, que Cook rapporte dans sa relation. Envieuse de tous les objets qu’elle voyait, cette femme voulut se faire passer un cadenas dans le lobe de l’oreille. On y consentit, puis, devant elle, on jeta la clé à la mer. Au bout d’un certain temps, soit qu’elle fût gênée par le poids de ce singulier ornement, soit qu’elle voulût le remplacer par un autre, elle demanda à plusieurs reprises qu’on le lui enlevât. En lui refusant d’accéder à ce désir, on lui fit comprendre que sa demande avait été indiscrète, et que, puisqu’elle avait désiré ce singulier pendant d’oreille, il était juste qu’elle en supportât les inconvénients.

Quant aux vêtements des Zélandais, ils ne consistaient qu’en une première pièce d’étoffe, tenant le milieu entre le roseau et le drap, attachée aux épaules et pendant sur les genoux, et en une seconde enroulée autour de la ceinture, qui descendait jusqu’à terre. Cette dernière partie de leur costume n’était pas d’un usage habituel. Aussi, lorsqu’ils n’avaient que la partie supérieure de cet habillement et qu’ils s’accroupissaient, ils ressemblaient à une maison couverte de chaume. Ces sortes de couvertures étaient quelquefois décorées d’une façon très élégante, au moyen de franges de diverses couleurs, et, plus rarement, de fourrure de chien, découpée par bandes.

C’était surtout la construction de leurs pirogues qui marquait l’industrie de ces peuples. Les embarcations de guerre pouvaient porter de quarante à cinquante hommes armés, et l’une d’elles, qui fut mesurée à Ulaga, n’avait pas moins de soixante-huit pieds de long. Elles étaient magnifiquement décorées d’ouvrages à jour et garnies de franges flottantes en plumes noires. Ce sont ordinairement les plus petites qui ont des balanciers. Il arrive aussi quelquefois que deux pirogues sont jointes ensemble. Quant aux embarcations de pêche, elles étaient ornées à la proue et à la poupe d’une figure d’homme grimaçante, au visage hideux, à la langue pendante, aux yeux formés de deux coquillages blancs. Souvent deux pirogues étaient accouplées, et les plus petites portaient seules des balanciers destinés à assurer leur équilibre.

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