Les grands navigateurs du XVIIIe siècle
«Comme l’intempérance et le défaut d’exercice sont peut-être l’unique principe des maladies, dit Cook, il ne paraîtra pas surprenant que ces peuples jouissent sans interruption d’une santé parfaite. Toutes les fois que nous sommes allés dans leurs bourgs, les enfants et les vieillards, les hommes et les femmes se rassemblaient autour de nous, excités par la même curiosité qui nous portait à les regarder; nous n’en avons jamais aperçu un seul qui parût affecté de quelque maladie, et, parmi ceux que nous avons vus entièrement nus, nous n’avons jamais remarqué la plus légère éruption sur la peau, ni aucune trace de pustules ou de boutons.»
II
Reconnaissance de la côte orientale de l’Australie. — Observations sur les naturels et les productions de la contrée. — Échouage de l’Endeavour. — Dangers continuels de la navigation. — Traversée du détroit de Torrès. — Les indigènes de la Nouvelle-Guinée. — Retour en Angleterre.
Ce fut le 31 mars 1770 que Cook quitta le cap Farewell et la Nouvelle-Zélande, pour faire route à l’ouest. Le 19 avril, il aperçut une terre qui s’étendait du nord-est à l’ouest par 37° 58′ de latitude sud et 210° 39′ de longitude ouest. C’était, suivant lui, d’après la carte de Tasman, le pays appelé par ce navigateur Terre de Van-Diemen. En tout cas, il ne lui fut pas loisible de vérifier si la partie de la côte qu’il avait devant lui se rattachait à la Tasmanie. En remontant vers le nord, il en nomma tous les accidents: pointe de Hicks, Ram-head, cap Howe, mont Dromadaire, pointe Upright, Pigeon-House, etc.
Cette portion de l’Australie était montagneuse et couverte d’arbres espacés. Quelques fumées indiquaient que le littoral était habité; mais la population, assez clairsemée, d’ailleurs, n’eut rien de plus pressé que de s’enfuir, aussitôt que les Anglais se préparèrent à débarquer.
Les premiers naturels qui furent aperçus étaient armés de longues piques et d’une pièce de bois dont la forme ressemblait assez à celle d’un cimeterre. C’était le fameux «boomerang», arme de jet si terrible dans la main des indigènes, si inoffensive entre celles des Européens.
Le visage de ces sauvages semblait être couvert d’une poudre blanche; leur corps était zébré de larges raies de la même couleur, qui, passant obliquement sur la poitrine, ressemblaient aux bandoulières des soldats, et ils portaient, aux cuisses et aux jambes, des raies de même nuance qu’on aurait prises à distance pour des jarretières, s’ils n’eussent été complètement nus.
Un peu plus loin, les Anglais essayèrent encore de débarquer. Mais deux naturels qu’on avait d’abord essayé d’apprivoiser en leur jetant des clous, de la verroterie et d’autres bagatelles, se livrèrent à des démonstrations si menaçantes, qu’on se vit obligé de tirer un coup de fusil au-dessus de leur tête. La détonation les frappa tout d’abord de stupeur; mais, dès qu’ils ne se sentirent pas blessés, ils commencèrent les hostilités, en lançant des pierres et des javelots. Un coup de fusil, chargé à plomb, fut alors tiré dans les jambes du plus âgé. Le pauvre sauvage s’enfuit sur-le-champ vers une des cases, et revint aussitôt avec un bouclier pour recommencer le combat, qui finit cependant, dès qu’il fut convaincu de son impuissance. Les Anglais en profitèrent pour prendre terre et gagner les habitations, où ils trouvèrent un grand nombre de lances. Dans cette même baie, on débarqua un détachement avec des futailles pour faire de l’eau; mais il fut impossible d’entrer en communication avec les indigènes, qui s’enfuyaient, dès qu’on se dirigeait de leur côté.
Pendant une excursion qu’ils firent à terre, Cook, Banks et Solander aperçurent les traces de plusieurs animaux. Les oiseaux étaient nombreux et d’une remarquable beauté. La grande quantité de plantes que les naturalistes trouvèrent en cet endroit engagea Cook à lui donner le nom de Botany-Bay (baie Botanique). Étendue, sûre et commode, cette baie est située par 34° de latitude et 208° 37′ de longitude ouest. On pouvait s’y procurer facilement de l’eau et du bois.
«Les arbres, dit Cook, sont pour le moins aussi grands que les chênes d’Angleterre, et j’en vis un qui y ressemblait assez. C’est le même qui distille une gomme rouge pareille au sang de dragon.»
Ce devait être, sans doute, une espèce d’eucalyptus. Parmi les différentes sortes de poissons qui fourmillaient dans ces parages, il faut citer la raie bouclée, dont l’une, après qu’on l’eut vidée, pesait encore trois cent trente-six livres.
Le 6 mai, Cook quitta Botany-Bay et continua de remonter le littoral vers le nord, en s’en tenant éloigné de deux ou trois milles. La navigation, le long de cette côte, fut assez monotone. Les seuls incidents qui vinrent un peu l’animer furent les différences subites et imprévues des fonds de la mer et les lignes de brisants qu’il fallut éviter.
Dans une descente qu’ils effectuèrent un peu plus loin, les explorateurs reconnurent que le pays était manifestement plus mauvais qu’aux environs de Botany-Bay. Le sol était sec et sablonneux, les rampes des collines étaient couvertes d’arbres, clair-semés, isolés et sans broussailles. Les matelots y tuèrent une outarde, qui fut déclarée le meilleur gibier qu’on eût mangé depuis le départ d’Angleterre. C’est pourquoi cet endroit reçut le nom de Bustard-Bay. On y recueillit également une grande quantité d’huîtres de toute espèce et notamment de petites huîtres perlières.
Le 25 mai, l’Endeavour se trouva, à un mille de terre, vis-à-vis d’une pointe qui coupait exactement le tropique du Capricorne. On constata le lendemain que la marée monta et descendit de sept pieds. Le flux portait à l’ouest et le reflux à l’est, juste le contraire de ce qu’on avait éprouvé à Bustard-Bay. En cet endroit, les îles étaient nombreuses, le chenal étroit et très peu profond.
Le 29, Cook, espérant trouver un endroit commode pour nettoyer la quille et les fonds de son bâtiment, débarqua, avec Banks et Solander, dans une large baie. Mais à peine furent-ils descendus à terre qu’ils se trouvèrent fort empêchés dans leur marche par une herbe épaisse, barbue et remplie de graines piquantes,—sans doute une sorte de spinifex,—qui s’attachait aux vêtements, les transperçait et pénétrait jusqu’à la chair. En même temps, des nuages de maringouins et de moustiques s’abattaient sur eux et les accablaient de piqûres douloureuses. On découvrit un lieu commode pour les réparations à faire, mais ce fut inutilement que l’on chercha une aiguade. Des gommiers, semés çà et là, perlaient d’énormes nids de fourmis blanches, qui, s’attaquant aux bourgeons, les avaient bientôt vidés de leur gomme. Des vols nombreux de papillons aux couleurs éclatantes se jouaient autour des explorateurs.
C’étaient là, sans doute, des observations curieuses, intéressantes à plus d’un point de vue; mais elles ne satisfaisaient guère le commandant, qui ne trouvait pas à refaire sa provision d’eau. Ainsi se décelait au premier abord ce qui forme le caractère le plus tranché de ce nouveau monde, le manque de sources, de rivières et de fleuves.
Une seconde excursion, faite dans la soirée du même jour, ne fut pas plus fructueuse. Toutefois, Cook constata que la baie était très profonde, et il résolut d’en faire le tour dès le lendemain. Il ne tarda pas à remarquer que la largeur du passage, où il était entré, augmentait rapidement et finissait par former un vaste lac en communication avec la mer par le nord-ouest. Un autre bras s’enfonçait aussi dans l’est, et on pouvait penser que ce lac devait avoir une autre communication avec la mer par le fond de la baie.
Cette partie de l’Australie reçut de Cook le nom de Nouvelle-Galles du Sud. Stérile, sablonneuse, aride, elle était dépourvue de tout ce qui est indispensable à l’établissement d’une colonie. Cet examen superficiel, cette reconnaissance purement hydrographique, ne pouvait apprendre aux Anglais que c’était là, cependant, au point de vue minéralogique, une des parties les plus riches de ce nouveau monde.
Du 31 mai au 10 juin, la navigation se poursuivit aussi monotone. A cette dernière date, l’Endeavour, qui venait de parcourir sans accident, sur cette côte inconnue, au milieu des bas-fonds et des brisants, un espace de vingt-deux degrés, soit treize cents milles, se trouva tout à coup exposé au danger le plus grand qu’il soit possible d’imaginer.
On était alors par 16 degrés de latitude sud et 214° 39′ de longitude ouest, lorsque Cook, voyant devant lui deux îlots bas et couverts de bois, ordonna de tenir le large pendant la nuit, afin de chercher les îles découvertes par Quiros dans ces parages, archipel que certains géographes ont mal à propos réuni à la grande terre. A partir de neuf heures du soir, la sonde accusa, de quart d’heure en quart d’heure, une profondeur moins grande. Tout le monde était sur le pont, et l’ancre était parée, lorsque l’eau devint plus profonde. On en conclut que le bâtiment avait passé sur l’extrémité des bancs de sable aperçus au coucher du soleil, et l’on se réjouit de voir ce danger évité. La profondeur augmentant toujours, Cook et les officiers qui n’étaient pas de quart rentrèrent dans leurs cabines.
Cependant, à onze heures, la sonde, après avoir marqué vingt brasses, passa tout à coup à dix-sept, et, avant qu’on eût le temps de la rejeter, l’Endeavour avait touché, et, battu par les vagues, talonnait sur les pointes d’un roc.
La situation était très grave. Enlevé par la lame par-dessus le bord d’un récif de corail, l’Endeavour était retombé dans un creux de l’écueil. Déjà, à la clarté de la lune, on pouvait voir flotter autour du bâtiment une partie de la fausse quille et du doublage.
Par malheur, l’échouage avait eu lieu à marée haute. Il ne fallait donc pas compter sur le flot pour dégager le bâtiment. Sans perdre de temps, on jeta par-dessus bord les six canons, les barils, les tonneaux, le lest de fer et tout ce qui pouvait alléger le navire, qui continuait à raguer contre le roc. La chaloupe fut mise à la mer, les vergues et les huniers furent abattus, l’amarre de toue fut jetée à tribord, et l’on allait laisser tomber du même côté l’ancre d’affourche, lorsqu’on s’aperçut que l’eau était plus profonde à l’arrière. Mais, bien qu’on virât avec ardeur au cabestan, il fut impossible de dégager le bâtiment.
Au jour naissant, la position apparut dans toute son horreur. Huit lieues séparaient le bâtiment de la terre. Pas une île intermédiaire où se réfugier, s’il venait à s’entr’ouvrir, comme c’était à craindre. Bien qu’on se fût débarrassé de plus de cinquante tonneaux en poids, la pleine mer ne fit gagner qu’un pied et demi de flot. Heureusement, le vent s’était apaisé, sans quoi l’Endeavour n’eût bientôt plus été qu’une épave. Cependant, la voie d’eau augmentait rapidement, bien que deux pompes fussent sans cesse en mouvement. Il fallut en monter une troisième.
Terrible alternative! Si le bâtiment était dégagé, il coulait bas dès qu’il cesserait d’être soutenu par le roc; s’il restait échoué, il serait bientôt démoli par les lames qui en disjoignaient les membrures! Et les embarcations étaient insuffisantes pour porter, à la fois, tout l’équipage à terre!
N’y avait-il pas à craindre qu’en cette circonstance, la discipline ne fût foulée aux pieds? Qui pouvait répondre qu’une lutte fratricide ne rendrait pas le désastre irréparable? Et quand bien même une partie des matelots gagnerait la côte, quel sort leur était réservé sur une plage inhospitalière, où les filets et les armes à feu suffiraient à peine à leur procurer la nourriture? Que deviendraient, enfin, ceux qui auraient dû rester sur le navire? Ces réflexions terribles, tous les faisaient alors. Mais, tant est grand le sentiment du devoir, si fort le pouvoir d’un chef qui a su se faire aimer de son équipage, que ces alarmes ne se traduisirent par aucun cri, par aucun désordre.
Les forces des hommes qui n’étaient pas employés aux pompes furent sagement ménagées pour l’instant où allait se décider le sort commun. Les mesures furent si habilement prises, qu’au moment où la mer battit son plein, tout le monde s’attela au cabestan, et, le navire dégagé, on constata qu’il ne faisait pas plus d’eau que lorsqu’il était sur le récif.
Mais ces matelots qui, depuis vingt-quatre heures, avaient passé par tant d’angoisses, étaient à bout de forces. On fut bientôt obligé de les remplacer aux pompes toutes les cinq minutes, car ils tombaient épuisés.
A ce moment, une mauvaise nouvelle vint porter le découragement à son comble. L’homme chargé de mesurer la hauteur de l’eau dans la cale annonça qu’elle avait monté de dix-huit pouces en quelques instants. Fort heureusement, on s’aperçut presque aussitôt qu’il avait mal pris ses mesures, et la joie de l’équipage fut telle, que tout danger lui parut passé.
Un officier, nommé Monkhouse, eut alors une idée excellente. Sur le flanc du navire, il fit appliquer une bonnette, dans laquelle on avait mélangé du fil de caret, de la laine et les excréments des animaux embarqués. On parvint de cette manière à aveugler en partie la voie d’eau. De ce moment, les hommes qui parlaient d’échouer le navire sur la côte, pour reconstruire avec ses débris une embarcation qui les conduirait aux Indes-Orientales, ne songèrent plus qu’à trouver un havre convenable pour le radouber.
Ce havre désiré, ils l’atteignirent le 17 juin, à l’embouchure d’un cours d’eau que Cook appela rivière de l’Endeavour. Les travaux nécessaires pour le carénage du bâtiment furent aussitôt entrepris et menés le plus rapidement possible. Les malades furent débarqués, et l’état-major descendit à terre, à plusieurs reprises, afin d’essayer de tuer quelque gibier et de procurer aux scorbutiques un peu de viande fraîche. Tupia aperçut un animal, que Banks, d’après sa description, jugea devoir être un loup. Mais, quelques jours après, on en chassa plusieurs autres, qui sautaient sur leurs deux pieds de derrière et faisaient des bonds prodigieux. C’étaient des kanguroos, grands marsupiaux qu’on ne rencontre qu’en Australie, et que n’avait encore observés aucun Européen.
En cet endroit, les naturels se montrèrent bien moins farouches que partout ailleurs sur cette côte. Non seulement, ils se laissèrent approcher, mais, traités avec cordialité par les Anglais, ils demeurèrent plusieurs jours dans leur société.
«Ils étaient, en général, dit la relation, d’une taille ordinaire, mais ils avaient les membres d’une petitesse remarquable; leur peau était couleur de suie ou de ce qu’on peut nommer couleur chocolat foncé; leurs cheveux, noirs sans être laineux, étaient coupés courts; les uns les avaient lisses, et les autres bouclés... Plusieurs parties de leur corps avaient été peintes en rouge, et l’un d’eux portait, sur la lèvre supérieure et sur la poitrine, des raies de blanc qu’il appelait «carbanda». Les traits de leur visage étaient bien loin d’être désagréables; ils avaient les yeux très vifs, les dents blanches et unies, la voix douce et harmonieuse.»
Plusieurs portaient un ornement singulier, dont Cook n’avait encore vu d’exemple qu’à la Nouvelle-Zélande: c’était un os d’oiseau de la grosseur du doigt, passé dans le cartilage qui sépare les deux narines.
Un peu plus tard, une querelle éclata à propos de tortues, dont l’équipage s’était emparé et dont les naturels prétendaient avoir leur part, sans avoir, cependant le moins du monde participé à leur capture. Voyant qu’on ne voulait pas accéder à leur demande, ils se retirèrent furieux et mirent le feu aux herbes au milieu desquelles était assis le campement des Anglais. Ceux-ci perdirent dans l’incendie tout ce qui était combustible, et le feu, courant au loin sur les collines, leur offrit durant la nuit un spectacle magnifique.
MM. Banks, Solander et plusieurs autres avaient fait, pendant ce temps, des chasses heureuses; ils avaient tué des kanguroos, des opossums, une espèce de putois, des loups, plusieurs sortes de serpents, dont quelques-uns étaient venimeux. Ils virent aussi des volées d’oiseaux, milans, faucons, cacatois, loriots, perroquets, pigeons, et nombre d’autres qui leur étaient inconnus.
Dès qu’il fut sorti de la rivière Endeavour, Cook put juger de la difficulté de la navigation dans ces parages. De tous côtés, ce n’étaient qu’écueils et hauts fonds. Le soir même, on fut forcé de jeter l’ancre, car il était impossible d’avancer pendant la nuit, à travers ce dédale de brisants, sans risquer d’échouer. A l’extrême portée de la vue, la mer semblait déferler sur une ligne d’écueils avec plus de violence que sur les autres, et il semblait que ce dût être la dernière.
Lorsque Cook y arriva, après cinq jours de lutte contre un vent contraire, il découvrit trois îles, qui gisaient à quatre ou cinq lieues dans le nord. Mais ses tribulations n’étaient pas près de leur fin. Le navire se trouva de nouveau entouré de récifs et de chaînes d’îlots bas et rapprochés, entre lesquels il semblait impossible de se risquer. Cook se demanda s’il ne serait pas plus prudent de retourner en arrière pour chercher un autre passage. Mais le retard que devait occasionner un pareil détour l’aurait certainement empêché d’arriver à temps dans les Indes. Enfin, il y avait à ce projet un obstacle insurmontable: il ne restait que trois mois de provisions sur le bâtiment.
Au moment où la situation semblait désespérée, Cook résolut de s’éloigner le plus possible de la côte et de tenter de franchir la barre extérieure des brisants. Il ne tarda pas à trouver un chenal, qui le conduisit en peu de temps en pleine mer.
«Un si heureux changement de situation se fit vivement sentir, dit Kippis. L’âme des Anglais en était remplie, et leur contenance annonçait leur satisfaction. Ils avaient été près de trois mois continuellement menacés de périr. Quand ils passaient la nuit à l’ancre, ils entendaient autour d’eux une mer impétueuse qui se brisait contre les rochers, et ils savaient que, si malheureusement le câble de l’ancre cassait, ils n’échapperaient pas au naufrage. Ils avaient parcouru trois cent soixante milles, obligés d’avoir sans cesse un homme occupé à jeter le plomb et à sonder les écueils à travers lesquels ils naviguaient, chose dont aucun autre vaisseau ne pourrait peut-être fournir un aussi long exemple.»
S’ils ne venaient pas d’échapper à un danger si imminent, les Anglais auraient encore eu plus d’un sujet d’inquiétude, en songeant à la longueur de la route qu’il leur restait à parcourir, à travers des mers peu connues, sur un navire qui faisait neuf pouces d’eau à l’heure, avec des pompes en mauvais état et des provisions qui tiraient à leur fin.
D’ailleurs, les navigateurs n’avaient échappé à ces dangers terribles que pour être exposés, le 16 août, à un péril presque aussi grand. Entraînés par la marée vers une ligne de brisants, au-dessus de laquelle l’écume de la mer jaillissait à une hauteur prodigieuse, dans l’impossibilité de jeter l’ancre, sans le moindre souffle de vent, il ne leur restait d’autre ressource que de mettre les canots à la mer pour remorquer le navire. Malgré les efforts des matelots, l’Endeavour n’était plus qu’à cent pas du récif, lorsqu’une brise légère, si faible même qu’en toute autre circonstance on ne l’aurait pas remarquée, s’éleva et suffit pour écarter le bâtiment. Mais, dix minutes plus tard, elle tombait, les courants reprenaient leur force, et l’Endeavour était encore une fois emporté à deux cents pieds des brisants. Après plusieurs alternatives non moins décevantes, une ouverture étroite fut aperçue.
«Le danger qu’elle offrait était moins cruel que de demeurer dans une situation si horrible, dit la relation. Un vent léger qui se leva heureusement, le travail des canots et le flux conduisirent le vaisseau devant l’ouverture, à travers laquelle il passa avec une épouvantable rapidité. La force de ce torrent empêcha l’Endeavour de dériver d’aucun côté du canal, qui n’avait pourtant pas plus d’un mille de large, et dont la profondeur était extrêmement inégale, donnant tantôt trente brasses, tantôt sept, d’un fond sale.»
Si nous nous sommes arrêté un peu longuement sur les péripéties de cette campagne, c’est qu’elle s’accomplissait sur des mers inexplorées, au milieu de brisants et de courants, qui, dangereux encore pour les marins, lorsqu’ils sont marqués sur les cartes, le deviennent bien davantage, lorsqu’on s’avance, comme le faisait Cook depuis qu’il suivait la côte de la Nouvelle-Hollande, au milieu d’obstacles inconnus, que la sûreté du coup d’œil et l’instinct du marin ne réussissent pas toujours à éviter.
Une dernière question restait à éclaircir: la Nouvelle-Hollande et la Nouvelle-Guinée ne forment-elles qu’une seule terre? Sont-elles séparées par un bras de mer ou par un détroit?
Cook se rapprocha donc de terre, malgré les dangers de cette route, et suivit la côte de l’Australie vers le nord. Le 21 août, il doubla la pointe la plus septentrionale de la Nouvelle-Hollande, à laquelle il donna le nom de cap York, et s’engagea dans un chenal semé d’îles près de la grande terre, ce qui lui fit concevoir l’espoir d’avoir enfin découvert le passage de la mer de l’Inde. Puis, il atterrit encore une fois, arbora le pavillon anglais, prit solennellement possession, au nom du roi Georges III, de toute la côte orientale, depuis le trente-huitième degré de latitude jusqu’à cet endroit, situé au dixième et demi sud, donna à ce pays le nom de Nouvelle-Galles du Sud, et, pour clore dignement cette cérémonie, fit tirer trois volées de canon.
Cook alors pénétra dans le détroit de Torrès, qu’il appela détroit de l’Endeavour, découvrit et nomma les îles Wallis, situées au milieu de l’entrée sud-ouest, l’île Booby, les îles du prince de Galles, et il se dirigea vers la côte méridionale de la Nouvelle-Guinée, qu’il suivit jusqu’au 3 septembre, sans pouvoir débarquer.
Ce jour-là, avec onze personnes bien armées, parmi lesquelles étaient Solander, Banks et ses domestiques, Cook descendit à terre. A peine étaient-ils éloignés du bateau d’un quart de mille, que trois Indiens sortirent des bois en poussant de grands cris et coururent sus aux Anglais.
«Celui qui s’approcha le plus, dit la relation, lança de sa main quelque chose qui fut porté sur un de ses côtés et qui brûlait comme de la poudre à canon; mais nous n’entendions point de bruit.»
Cook et ses compagnons furent obligés de tirer sur ces naturels pour regagner leur embarcation, d’où ils purent les examiner à loisir. Ils ressemblaient tout à fait aux Australiens, portaient comme eux les cheveux courts et étaient entièrement nus; seulement, leur peau paraissait un peu moins foncée,—sans doute parce qu’elle n’était pas aussi sale.
«Pendant ce temps, les indigènes lâchaient leurs feux par intervalles, quatre ou cinq à la fois. Nous ne pouvons imaginer ce que c’est que ces feux, ni quel était leur but en les jetant; ils avaient dans leurs mains un bâton court, peut-être une canne creuse, qu’ils agitaient de côté et d’autre, et à l’instant nous voyions du feu et de la fumée, exactement comme il en part d’un coup de fusil, et qui ne duraient pas plus longtemps. On observa du vaisseau ce phénomène surprenant, et l’illusion y fut si grande, que les gens à bord crurent que les Indiens avaient des armes à feu; et nous n’aurions pas douté nous-mêmes qu’ils ne tirassent sur nous des coups de fusil, si notre bateau n’avait pas été assez près pour entendre dans ce cas le bruit de l’explosion.»
C’est là un fait resté inexpliqué, malgré le grand nombre de commentaires auxquels il a donné lieu, et que peut seul rendre croyable le témoignage toujours véridique du grand navigateur.
Plusieurs des officiers anglais demandaient instamment à débarquer pour récolter des noix de coco et certains autres fruits; mais le commandant ne voulut pas risquer la vie de ses matelots pour une satisfaction aussi futile. D’ailleurs, il avait hâte de gagner Batavia, afin d’y faire caréner son navire. Enfin, il jugeait inutile de demeurer plus longtemps dans des parages, depuis longtemps fréquentés par les Espagnols et les Hollandais, où il n’y avait plus de découvertes à faire.
Cependant, il rectifia, en passant, la position des îles Arrow et Weasel; puis, il gagna Timor et relâcha à l’île de Savu, où les Hollandais s’étaient établis depuis peu de temps. Là, Cook se ravitailla, et, par une observation soigneuse, détermina sa position par 10° 35′ de latitude sud et 237° 30′ de longitude ouest.
Après cette courte relâche, l’Endeavour atteignit Batavia, où il fut caréné. Mais, après tant de fatigues éprouvées, ce séjour dans un pays malsain, où la fièvre est endémique, fut fatal à l’équipage. Banks, Solander, Cook et la plupart des matelots tombèrent malades; plusieurs moururent, notamment Monckhouse le chirurgien, Tupia et le petit Tayeto. Dix hommes seulement n’éprouvèrent pas les atteintes de la fièvre. Le 27 décembre, l’Endeavour mit en mer, et s’arrêta, le 5 janvier 1771, à l’île du Prince, pour prendre des vivres.
Depuis ce moment, les maladies, qui avaient commencé à sévir parmi l’équipage, s’aggravèrent. Vingt-trois personnes succombèrent, parmi lesquelles on doit particulièrement regretter l’astronome Green.
Après avoir relâché au cap de Bonne-Espérance, où il reçut l’excellent accueil dont il avait si grand besoin, Cook reprit la mer, toucha à Sainte-Hélène, et mouilla aux Dunes, le 11 juin 1772, après une absence qui avait duré près de quatre années.
Ainsi finit le premier voyage de Cook, «voyage, dit Kippis, dans lequel il éprouva tant de dangers, découvrit tant de pays et montra tant de fois qu’il possédait une âme supérieure, digne des périlleuses entreprises et des efforts courageux auxquels il s’était exposé!»
CHAPITRE IV
SECOND VOYAGE DU CAPITAINE COOK
I
La recherche du continent austral. — Deuxième relâche à la Nouvelle-Zélande. — L’archipel Pomotou. — Second séjour à Taïti. — Reconnaissance des îles Tonga. — Troisième relâche à la Nouvelle-Zélande. — Seconde croisière dans l’océan Austral. — Reconnaissance de l’île de Pâques. — Visite aux îles Marquises.
Quand bien même le gouvernement n’aurait pas voulu récompenser James Cook pour la manière dont il venait de s’acquitter de la mission qui lui avait été confiée, la voix publique se serait prononcée en sa faveur. Nommé dans la marine royale au grade de «commander», à la date du 29 août, le grand navigateur, fier des services qu’il avait rendus à l’Angleterre et à la science, ne trouva pas la récompense à la hauteur de son mérite. Il aurait vivement désiré le grade de capitaine de vaisseau. Lord Sandwich, alors à la tête de l’Amirauté, lui fit observer qu’on ne pouvait le lui donner sans déroger à tous les usages admis et blesser l’ordre du service naval.
Quoi qu’il en fût, Cook s’occupait à réunir tous les matériaux nécessaires à la rédaction de son voyage; mais, bientôt, chargé d’une besogne trop importante, il remit ses notes et ses journaux entre les mains du docteur Hawkesworth, qui devait se charger d’en mener à bien la publication.
En même temps, les observations qu’il avait faites, de concert avec M. Green, sur le passage de Vénus, ses calculs et ses relèvements astronomiques, étaient soumis à la Société royale, qui ne tarda pas à en reconnaître tout le mérite.
Les résultats si importants que le capitaine Cook avait obtenus n’étaient cependant pas complets, en ce sens qu’ils ne détruisaient pas d’une manière irrécusable la croyance à un continent austral. Cette chimère tenait encore au cœur de bien des savants. Tout en étant forcés de reconnaître que ni la Nouvelle-Zélande ni l’Australie ne faisaient partie de ce continent, et que l’Endeavour avait navigué par des latitudes sous lesquelles on aurait dû le rencontrer, ils affirmaient qu’il se trouvait plus au sud et déduisaient toutes les conséquences que sa découverte devait produire.
Le gouvernement résolut alors de vider une question en suspens depuis tant d’années et d’envoyer dans ce but une expédition, dont le commandant était tout naturellement désigné. La nature de ce voyage exigeait des bâtiments d’une construction particulière. L’Endeavour ayant été envoyé aux îles Falkland, le bureau de la marine reçut ordre d’acheter les deux navires qui lui paraîtraient le plus propres à ce service. Cook, consulté, exigea qu’ils fussent solides, qu’ils eussent un faible tirant d’eau, et cependant une capacité suffisante pour contenir des vivres et des munitions proportionnés à la force de l’équipage et à la durée de la campagne.
L’Amirauté acheta donc deux bâtiments, construits à Whitby par celui-là même qui avait fait l’Endeavour. Le plus grand jaugeait 462 tonneaux et fut nommé la Résolution. Le second n’en portait que 336, et s’appela l’Aventure. Ils furent armés à Deptford et à Woolwich. Cook reçut le commandement de la Résolution, et le capitaine Tobias Furneaux, qui avait été second lieutenant de Wallis, fut élevé à celui de l’Aventure. Les second et troisième lieutenants, ainsi que plusieurs des bas officiers et des matelots embarqués, avaient déjà fait la campagne de l’Endeavour.
Comme il est facile de le penser, tous les soins imaginables furent donnés à l’armement. Lord Sandwich et le capitaine Palliser en suivirent eux-mêmes les diverses phases.
Chaque vaisseau emportait pour deux ans et demi de provisions de toute espèce. Des articles extraordinaires furent accordés à Cook, qui les avait réclamés comme antiscorbutiques. C’étaient de la drèche, de la choucroute, des choux salés, des tablettes de bouillon, du salep, de la moutarde, ainsi que de la marmelade de carottes et du jus de moût de bière épaissi, qu’on l’avait chargé d’essayer sur la recommandation du baron Storch, de Berlin, et de M. Pelham, secrétaire du Bureau des commissaires aux vivres.
On eut soin également d’embarquer sur chaque bâtiment les couples d’une petite embarcation de vingt tonneaux, destinée à transporter l’équipage pour le cas où les navires viendraient à périr.
Un peintre de paysage, William Hodges, deux naturalistes, Jean Reinhold Forster et son fils Georges, deux astronomes, W. Wales et W. Bayley, furent répartis sur les deux bâtiments avec les meilleurs instruments d’observation.
Rien, en un mot, n’avait été négligé pour tirer parti de cette expédition. Elle allait apporter, en effet, un immense contingent d’informations nouvelles, qui devait singulièrement contribuer aux progrès des sciences naturelles et physiques, de l’ethnographie, de la navigation et de la géographie.
«Je reçus à Plymouth, dit Cook, mes instructions datées du 25 juin. On m’enjoignit de me rendre avec promptitude à l’île Madère; d’y embarquer du vin et de marcher au delà du cap de Bonne-Espérance, où je devais rafraîchir les équipages et me fournir des provisions et des autres choses dont j’aurais besoin; de m’avancer au sud, et de tâcher de retrouver le cap de la Circoncision, qu’on dit avoir été découvert par M. Bouvet dans le 54e parallèle sud et à environ 11° 20′ de longitude est du méridien de Greenwich; si je rencontrais ce cap, de m’assurer s’il fait partie du continent ou si c’est une île; dans le premier cas, de ne rien négliger pour en parcourir la plus grande étendue possible; d’y faire les remarques et observations de toute espèce qui seraient de quelque utilité à la navigation et au commerce et qui tendraient au progrès des sciences naturelles.
«On me recommandait aussi d’observer le génie, le tempérament, le caractère et le nombre des habitants, s’il y en avait, et d’employer tous les moyens honnêtes afin de former avec eux une liaison d’alliance et d’amitié.
«Mes instructions portaient ensuite de tenter des découvertes à l’est ou à l’ouest, suivant la situation où je me trouverais, et de m’approcher du pôle austral le plus qu’il me serait possible et aussi longtemps que l’état des vaisseaux, la santé de l’équipage et les provisions le permettraient; d’avoir soin de toujours réserver assez de provisions pour atteindre quelque port connu, où j’en chargerais de nouvelles pour le retour en Angleterre.
«Elles me prescrivaient en outre, si le cap de la Circoncision est une île, ou si je ne venais pas à bout de le retrouver, d’en faire, dans le premier cas, le relèvement nécessaire, et, dans tous les deux, de cingler au sud tant qu’il me resterait l’espoir de rencontrer le continent; de marcher ensuite à l’est afin de rechercher ce continent et de découvrir les îles qui pourraient être situées dans cette partie de l’hémisphère austral; de tenir toujours des latitudes élevées et de poursuivre mes découvertes, comme on l’a dit ci-dessus, au plus près du pôle, jusqu’à ce que j’eusse fait le tour du globe; de me rendre enfin au cap de Bonne-Espérance et de là à Spithead.»
Le 13 juillet, Cook appareilla du canal de Plymouth et arriva, le 29 du même mois, à Funchal, dans l’île de Madère. Là, il prit quelques rafraîchissements et continua sa route vers le sud. Mais, bientôt, convaincu que l’approvisionnement d’eau ne pourrait suffire pour atteindre le cap de Bonne-Espérance, il résolut de couper sa traversée en s’arrêtant aux îles du Cap-Vert, et mouilla, le 10 août, dans le port de Praya, qu’il quitta quatre jours plus tard.
Cook avait profité de sa relâche dans ce port pour réunir, comme il avait l’habitude de le faire, tous les renseignements qui pouvaient être utiles aux navigateurs. Sa description est aujourd’hui d’autant plus précieuse que les lieux ont complètement changé, et que les conditions de la relâche ont été modifiées par suite des travaux accomplis dans le port.
Le 23 du même mois, à la suite de rafales violentes qui avaient forcé tout le monde à se tenir sur le pont, Cook, connaissant les effets pernicieux de l’humidité dans les climats chauds, et continuellement préoccupé de maintenir son équipage en bonne santé, ordonna d’aérer l’entrepont. Il y fit même allumer du feu, afin de le fumer et de le sécher rapidement, et prit non seulement les précautions qui lui avaient été recommandées par lord Sandwich et sir Hugh Palliser, mais aussi celles qui lui étaient suggérées par l’expérience de sa précédente campagne.
Aussi, grâce à cette prévoyance de tous les instants, n’y avait-il pas un seul malade sur la Résolution lorsqu’elle arriva, le 30 octobre, au cap de Bonne-Espérance. Accompagné du capitaine Furneaux et de MM. Forster, Cook alla rendre aussitôt visite au gouverneur hollandais, le baron de Plettemberg, qui s’empressa de mettre à sa disposition toutes les ressources de la colonie. Là, il apprit que deux vaisseaux français, partis de l’île Maurice au mois de mars, avaient touché au Cap avant de se diriger vers les mers australes, où ils allaient tenter des découvertes sous le commandement du capitaine Marion.
Ce fut également pendant cette relâche, plus longue qu’on n’avait compté, que Forster rencontra le botaniste suédois, Sparmann, élève de Linné, et qu’il l’engagea à l’accompagner en lui promettant des appointements élevés. On ne saurait trop louer, en cette circonstance, le désintéressement de Forster, qui ne craignit pas de s’adjoindre un rival, et qui le paya même de ses deniers, afin de rendre plus complètes les études qu’il devait faire sur l’histoire naturelle des pays à visiter.
Le 22 novembre, l’ancre fut levée, et les deux bâtiments reprirent la route du sud, afin de se mettre à la recherche du cap de la Circoncision, découvert par le capitaine Bouvet, le 1er janvier 1739. Comme la température ne devait pas tarder à se refroidir, Cook fit distribuer à ses matelots les vêtements chauds qui lui avaient été fournis par l’Amirauté.
Du 29 novembre au 6 décembre, une terrible tempête se déchaîna. Les bâtiments, jetés hors de leur route, furent entraînés dans l’est, à ce point qu’il fallut renoncer à chercher le cap de la Circoncision. Une autre conséquence de ce mauvais temps et du passage subit de la chaleur à l’extrême froid, fut la perte de presque tous les animaux vivants, embarqués au Cap. Enfin, l’humidité incommoda si gravement les matelots, qu’il fallut augmenter les rations d’eau-de-vie pour les exciter au travail.
Le 10 décembre, par 50° 40′ de latitude australe, furent rencontrées les premières glaces. La pluie, la neige, se succédaient sans interruption. Le brouillard même ne tarda pas à devenir si intense, que les bâtiments n’aperçurent un de ces écueils flottants que lorsqu’ils en étaient à peine éloignés d’un mille. Une de ces îles, dit la relation, n’avait pas moins de 200 pieds de haut, 400 de large et 2,000 de long.
«En supposant que ce morceau fût d’une forme absolument régulière, sa profondeur au-dessous de l’eau devait être de 1,800 pieds, et sa hauteur entière d’environ 2,000 pieds, et, d’après les dimensions qu’on vient d’énoncer, toute sa masse devait contenir 1,600 millions de pieds cubes de glace.»
Plus on s’enfonçait dans le sud, plus le nombre de ces blocs augmentait. La mer était si agitée, que les lames escaladaient ces montagnes glacées et retombaient de l’autre côté, en une fine et impalpable poussière. Le spectacle frappait l’âme d’admiration! Mais à ce sentiment succédait aussitôt la terreur, quand on songeait que si le bâtiment était frappé d’une de ces masses prodigieuses, il coulerait immédiatement à pic! Cependant, l’habitude du danger ne tardait pas à engendrer l’indifférence, et l’on ne pensait plus qu’aux sublimes beautés de ces luttes du terrible élément.
Le 14 décembre, une énorme banquise, dont l’extrémité se perdait sous l’horizon, empêcha les deux bâtiments de piquer plus longtemps au sud, et il fallut la longer. Ce n’était pas une plaine unie, car on y voyait çà et là des montagnes semblables à celles qu’on avait rencontrées les jours précédents. Quelques personnes crurent apercevoir la terre sous la glace. Cook, lui-même, y fut un instant trompé; mais le brouillard, en se dissipant, rendit évidente une erreur facilement explicable.
On constata le lendemain que les bâtiments étaient entraînés par un vif courant. Forster père et Wales, l’astronome, descendirent dans une embarcation pour mesurer sa vitesse. Tandis qu’ils procédaient à cette opération, le brouillard s’épaissit tellement, qu’ils perdirent complètement de vue le navire. Dans une misérable chaloupe, sans instruments et sans provisions, au milieu d’une mer immense, loin de toute côte, environnés de glaces, leur situation était terrible. Ils errèrent longtemps sur ce désert, ne pouvant parvenir à se faire entendre. Puis, ils cessèrent de ramer afin de ne pas trop s’écarter. Enfin, ils commençaient à perdre tout espoir, lorsque le son lointain d’une cloche parvint à leurs oreilles. Ils firent aussitôt force de rames dans cette direction; l’Aventure répondit à leurs cris et les recueillit, après quelques heures d’une terrible angoisse.
L’opinion alors généralement admise était que les glaces se formaient dans les baies ou à l’embouchure des rivières. Aussi, les explorateurs se croyaient-ils dans le voisinage d’une terre, située sans doute au sud, derrière l’infranchissable banquise.
Déjà plus de trente lieues avaient été parcourues à l’ouest, sans qu’il eût été possible de trouver dans la glace une ouverture qui conduisît au sud. Le capitaine Cook résolut alors de faire une route aussi longue dans l’est. S’il ne rencontrait pas la terre, il espérait du moins doubler la banquise, pénétrer plus avant vers le pôle, et mettre fin aux incertitudes des physiciens.
Cependant, bien qu’on fût au milieu de l’été pour cette partie du globe, le froid devenait chaque jour plus intense. Les matelots s’en plaignaient, et des symptômes de scorbut apparaissaient à bord. Des distributions de vêtements plus chauds et le recours aux médicaments indiqués en pareil cas, moût de bière et jus de citron, eurent bientôt raison de la maladie et permirent aux équipages de supporter les rigueurs de la température.
Le 29 décembre, Cook acquit la certitude que la banquise n’était jointe à aucune terre. Il résolut alors de se porter dans l’est aussi loin que le méridien de la Circoncision, à moins que quelque obstacle ne vînt l’arrêter.
Tandis qu’il mettait ce projet à exécution, le vent devint si violent, la mer si agitée, que la navigation, au milieu des glaces flottantes, qui s’entrechoquaient avec un bruit effrayant, devint excessivement périlleuse. Le danger s’accrut encore, lorsqu’on aperçut dans le nord un champ de glace qui s’étendait à perte de vue. Le navire n’allait-il pas être emprisonné pendant de longues semaines, «pincé», pour employer la locution propre aux baleiniers, et ne courait-il pas risque d’être immédiatement écrasé?
Cook n’essaya de fuir ni à l’ouest ni à l’est. Il s’enfonça droit dans le sud. D’ailleurs, il était par la latitude attribuée au cap de la Circoncision et à soixante-quinze lieues au sud du point où celui-ci avait été relevé. Il était donc prouvé que, si la terre signalée par Bouvet existait réellement,—ce dont on est certain aujourd’hui,—ce ne pouvait être qu’une île peu importante et non pas un grand continent.
Le commandant n’avait plus de raisons pour rester dans les mêmes parages. Par 67° 15′ de latitude sud, une nouvelle barrière de glace, courant de l’est à l’ouest, lui fermait le passage, et il n’y rencontrait aucune ouverture. Enfin, la prudence lui commandait de ne pas demeurer plus longtemps dans cette région, car les deux tiers de l’été étaient écoulés déjà. Il résolut donc de chercher, sans retard, la terre récemment découverte par les Français.
Le 1er février 1773, les bâtiments étaient par 48°30′ de latitude et 38°7′ de longitude ouest, ce qui est presque le méridien attribué à l’île Saint-Maurice. Après une vaine croisière à l’est et à l’ouest, qui ne produisit aucun résultat, on fut amené à conclure que, s’il y avait dans ces parages quelque terre, ce ne pouvait être qu’une très petite île; autrement, elle n’aurait pas échappé à ses recherches.
Le 8 février, le capitaine constata avec peine que l’Aventure ne voguait plus de conserve avec lui. Pendant deux jours, il l’attendit vainement, faisant tirer le canon à intervalles rapprochés et allumer de grands feux sur le tillac durant toute la nuit. La Résolution dut continuer seule la campagne.
Dans la matinée du 17 février, entre minuit et trois heures, l’équipage fut témoin d’un magnifique spectacle, que jamais jusqu’alors Européen n’avait contemplé. C’était une aurore australe.
«L’officier de quart, dit la relation, observa que, de temps en temps, il en partait des rayons en forme spirale et circulaire, et qu’alors sa clarté augmentait et la faisait paraître extrêmement belle. Elle semblait n’avoir aucune direction; au contraire, immobile dans les cieux, elle en remplissait de temps en temps l’étendue en versant sa lumière de toutes parts.»
Après une nouvelle tentative pour franchir le cercle arctique,—tentative à laquelle les brouillards, la pluie, la neige et les blocs énormes de glace flottante le forcèrent à renoncer,—Cook reprit la route du nord, convaincu qu’il ne laissait aucune grande terre derrière lui, et il regagna la Nouvelle-Zélande, où il avait donné rendez-vous à l’Aventure, en cas de séparation.
Le 25 mars, il mouillait dans la baie Dusky, après cent soixante-dix jours de mer consécutifs, pendant lesquels il n’avait pas fait moins de trois mille six cent soixante lieues, sans voir la terre une seule fois.
Aussitôt qu’il eut trouvé un mouillage commode, le commandant s’empressa de prodiguer à son équipage les nombreuses ressources que fournissait le pays en volailles, poissons et végétaux, tandis que lui-même parcourait, le plus souvent la sonde à la main, les environs de la baie, où il ne rencontra qu’un petit nombre d’indigènes, avec lesquels il n’eut que des rapports peu fréquents. Cependant, une famille, se familiarisant un peu, s’établit à cent pas de l’aiguade. Cook lui fit donner un concert, où le fifre et la cornemuse rivalisèrent sans succès, les Néo-Zélandais donnant la palme au tambour.
Le 18 avril, un chef se rendit à bord avec sa fille. Mais, avant d’entrer dans le bâtiment, il en frappa les flancs avec un rameau vert qu’il tenait à la main, et adressa aux étrangers une sorte de harangue ou d’invocation à cadence régulière—coutume générale chez les insulaires de la mer du Sud. A peine eut-il mis le pied sur le pont, qu’il offrit au commandant une pièce d’étoffe et une hache de talc vert, générosité sans précédent chez les Zélandais.
Le chef visita le navire en détail; pour témoigner sa reconnaissance au commandant, il plongea ses doigts dans un sac qu’il portait à sa ceinture et voulut lui oindre les cheveux avec l’huile infecte qu’il contenait. Cook eut toutes les peines du monde à se soustraire à cette preuve d’affection, qui n’avait pas eu le don de plaire davantage à Byron dans le détroit de Magellan; mais le peintre Hodges fut obligé de subir l’opération, à la joie de tout l’équipage. Puis, ce chef disparut pour ne plus revenir, emportant neuf haches et une trentaine de ciseaux de menuisier, dont les officiers lui avaient fait présent. Plus riche que tous les Zélandais réunis, il s’empressa, sans doute, d’aller mettre en sûreté ses trésors, dans la crainte qu’on ne voulût les lui reprendre.
Avant de partir, Cook lâcha cinq oies, les dernières de celles qu’il avait apportées du Cap, pensant qu’elles pourraient se multiplier dans cet endroit peu habité, et il fit défricher un terrain, où il sema quelques graines potagères. C’était travailler à la fois pour les naturels et pour les voyageurs futurs, qui pourraient trouver en ce lieu des ressources précieuses.
Dès que Cook eut fini la reconnaissance hydrographique de la baie Dusky, il mit le cap sur le détroit de la Reine-Charlotte, rendez-vous assigné au capitaine Furneaux.
Le 17 mai, l’équipage fut témoin d’un spectacle magnifique. Six trombes, dont l’une, large de soixante pieds à sa base, passa à cent pieds du vaisseau, s’élevèrent successivement, mettant, par une aspiration énergique, les nuages et la mer en communication. Ce phénomène dura près de trois quarts d’heure, et, au sentiment de frayeur dont il avait tout d’abord frappé l’équipage, avait bientôt succédé l’admiration qu’excitaient, surtout à cette époque, ces météores peu connus.
Le lendemain, au moment où la Résolution pénétrait dans le canal de la Reine-Charlotte, on aperçut l’Aventure, arrivée déjà depuis six semaines. Après avoir atteint, le 1er mars, la Terre de Van-Diemen, Furneaux l’avait suivie pendant dix-sept jours; mais il avait dû la quitter avant d’avoir pu s’assurer, comme il le pensait, si elle faisait partie de la Nouvelle-Hollande. Il était réservé au chirurgien Bass de réfuter cette erreur. Le 9 avril, après avoir atteint le détroit de la Reine-Charlotte, le commandant de l’Aventure avait mis à profit ses loisirs pour ensemencer un jardin et entretenir quelques relations avec les Zélandais, qui lui avaient fourni des preuves irréfutables de leur anthropophagie.
Avant de continuer son voyage de découvertes, Cook obéit à la même pensée qui avait inspiré sa conduite à la baie Dusky. Il mit à terre un bélier et une brebis, un bouc et une chèvre, un cochon et deux truies pleines. Il planta aussi des pommes de terre, dont il n’existait jusqu’alors des échantillons que sur la plus septentrionale des deux îles qui composent la Nouvelle-Zélande.
Les indigènes ressemblaient beaucoup à ceux de la baie Dusky; mais ils paraissaient plus insouciants, couraient d’une chambre à l’autre, pendant le souper, et dévoraient tout ce qu’on leur offrait. Il fut impossible de leur faire avaler une goutte de vin ou d’eau-de-vie, mais ils étaient très sensibles à l’eau mélangée de sucre.
«Ils mettaient les mains, dit Cook, sur tout ce qu’ils voyaient, mais ils le rendaient, du moment où on leur disait par signes que nous ne voulions ou ne pouvions le leur donner. Ils estimaient particulièrement les bouteilles de verre, qu’ils appelaient «Tawhaw»; mais, lorsqu’on leur eut expliqué la dureté et l’usage du fer, ils le préférèrent aux verroteries, aux rubans et au papier blanc. Parmi eux se trouvaient plusieurs femmes, dont les lèvres étaient remplies de petits trous peints en bleu noirâtre; un rouge vif, formé de craie et d’huile, couvrait leurs joues. Elles avaient, comme celles de la baie Dusky, les jambes minces et torses et de gros genoux, ce qui provient sûrement du peu d’exercice qu’elles font, et de l’habitude de s’asseoir les jambes croisées; l’accroupissement presque continuel où elle se tiennent sur leurs pirogues y contribue d’ailleurs un peu. Leur teint était d’un brun clair, leurs cheveux très noirs, leur visage rond; le nez et les lèvres un peu épais, mais non aplatis, les yeux noirs assez vifs et ne manquant pas d’expression... Placés de file, les naturels se dépouillèrent de leurs vêtements supérieurs; l’un d’eux chanta d’une manière grossière, et le reste accompagna les gestes qu’il faisait. Ils étendaient leurs bras et frappaient alternativement du pied contre terre, avec des contorsions de frénétiques; ils répétaient en chœur les derniers mots, et nous y distinguions aisément une sorte de mètre; mais je ne suis pas sûr qu’il y eût de la rime; la musique était très sauvage et peu variée.»
Certains des Zélandais demandèrent des nouvelles de Tupia; lorsqu’ils apprirent sa mort, ils exprimèrent leur douleur par une sorte de lamentation plus factice que réelle.
Cook ne reconnut pas un seul des indigènes qu’il avait vus à son premier voyage. Il en conclut, avec toute apparence de raison, que les naturels qui habitaient le détroit en 1770 en avaient été chassés, ou, de leur plein gré, s’étaient retirés ailleurs. Au surplus, le nombre des habitants était diminué des deux tiers, et «l’i-pah» était abandonné, ainsi qu’un grand nombre d’habitations le long du canal.
Les deux bâtiments étant prêts à remettre en mer, Cook donna ses instructions au capitaine Furneaux. Il voulait s’avancer dans le sud par 41° à 46° de latitude jusqu’à 140° de longitude ouest, et, s’il ne trouvait pas de terre, cingler vers Taïti, où était fixé le lieu de rendez-vous, puis revenir à la Nouvelle-Zélande, et reconnaître toutes les parties inconnues de la mer entre cette île et le cap Horn.
Vers la fin de juillet, le scorbut commença à attaquer l’équipage de l’Aventure, à la suite de quelques jours de chaleur. Celui de la Résolution, grâce aux précautions dont Cook ne s’était pas départi un seul jour, et à l’exemple que lui-même avait constamment donné de manger du céleri et du cochléaria, échappa à la maladie.
Le 1er juillet, les deux navires étaient par 25°1′ de latitude et par 134°6′ de longitude ouest, situation attribuée par Carteret à l’île Pitcairn. Cook la chercha sans la trouver. Il faut dire que l’état des malades de l’Aventure abrégea sa croisière, à son grand regret. Il désirait vérifier ou rectifier la longitude de cette île, et, par cela même, celles de toutes les terres environnantes, découvertes par Carteret, et qui n’avaient pu être confirmées par des observations astronomiques. Mais, n’ayant plus l’espoir de trouver un continent austral, il fit voile au N.-O. et ne tarda pas à reconnaître plusieurs des îles vues par Bougainville.
«Ces îles basses dont la mer du Sud est remplie entre les tropiques, dit-il, sont de niveau avec les flots dans les parties inférieures, et élevées à peine d’une verge ou deux dans les autres. Leur forme est souvent circulaire; elles renferment à leur centre un bassin d’eau de la mer, et la profondeur de l’eau tout autour est incommensurable. Elles produisent peu de chose; les cocotiers sont vraisemblablement ce qu’il y a de meilleur: malgré cette stérilité, malgré leur peu d’étendue, la plupart sont habitées. Il n’est pas aisé de dire comment ces petits cantons ont pu se peupler, et il n’est pas moins difficile de déterminer d’où les îles les plus élevées de la mer du Sud ont tiré leurs habitants.»
Le 15 août, Cook reconnut l’île d’Osnabruck ou Mairea, découverte par Wallis, et fit route pour la baie d’Oaiti-Piha, où il comptait embarquer le plus de rafraîchissements possible, avant de gagner Matavaï.
«A la pointe du jour, dit Forster, nous jouîmes d’une de ces belles matinées que les poètes de toutes les nations ont essayé de peindre. Un léger souffle de vent nous apportait de la terre un parfum délicieux et ridait la surface des eaux. Les montagnes, couvertes de forêts, élevaient leurs têtes majestueuses, sur lesquelles nous apercevions déjà la lumière du soleil naissant. Très près de nous, on voyait une allée de collines, d’une pente plus douce, mais boisées comme les premières, agréablement entremêlées de teintes vertes et brunes; au pied, une plaine parée de fertiles arbres à pain, et par derrière une quantité de palmiers, qui présidaient à ces bocages ravissants. Tout semblait dormir encore. L’aurore ne faisait que poindre, et une obscurité paisible enveloppait le paysage. Nous distinguions cependant des maisons parmi les arbres et des pirogues sur la côte. A un demi-mille du rivage, les vagues mugissaient contre un banc de rochers de niveau avec la mer, et rien n’égalait la tranquillité des flots dans l’intérieur du havre. L’astre du jour commençait à éclairer la plaine; les insulaires se levaient et animaient peu à peu cette scène charmante. A la vue de nos vaisseaux, plusieurs se hâtèrent de lancer leurs pirogues et ramèrent près de nous, qui avions tant de joie à les contempler. Nous ne pensions guère que nous allions courir le plus grand danger et que la destruction menacerait bientôt les vaisseaux et les équipages sur les bords de cette rive fortunée.»
L’habile écrivain, l’heureux peintre, qui sait trouver des couleurs si fraîches et si variées! Peu d’expressions ont vieilli dans ce tableau enchanteur. On regrette de n’avoir pas accompagné ces hardis matelots, ces savants qui comprenaient si bien la nature! Que n’avons-nous avec eux visité ces populations innocentes et paisibles, dans cet âge d’or dont notre siècle de fer nous rend la disparition plus pénible encore!
Les bâtiments étaient à une demi-lieue d’un récif, lorsque le vent tomba. Malgré tous les efforts des chaloupes, ils allaient échouer misérablement sur les écueils, en vue de cette terre si ardemment désirée, quand une habile manœuvre du commandant, heureusement secondée par la marée et par la brise de terre, vint les tirer du danger. Ils avaient fait, cependant, quelques avaries, et l’Aventure avait perdu trois ancres.
Une foule de pirogues entouraient les navires, et des fruits de toute espèce étaient échangés pour quelques grains de verre. Cependant, les indigènes n’apportaient ni volailles ni cochons. Ceux qu’on apercevait autour des cases appartenaient au roi, et ils n’avaient pas la permission de les vendre. Beaucoup de Taïtiens demandaient des nouvelles de Banks et des autres compagnons de Cook à son premier voyage. Quelques-uns s’informèrent aussi de Tupia; mais ils ne parlèrent plus de lui, dès qu’ils eurent appris les circonstances de sa mort.
Le lendemain, les deux bâtiments mouillaient dans la rade d’Oaiti-Piha, à deux encâblures du rivage, et furent encombrés de visiteurs et de marchands. Quelques-uns profitèrent de l’encombrement pour rejeter dans leurs pirogues les denrées qu’ils avaient vendues, afin de les faire payer une seconde fois. Pour mettre fin à cette friponnerie, Cook fit chasser les fripons, après les avoir fait fustiger, châtiment qu’ils supportèrent, d’ailleurs, sans se plaindre.
L’après-midi, les deux capitaines descendirent à terre pour examiner l’aiguade, qu’ils trouvèrent très convenable. Pendant cette petite excursion, une foule d’indigènes vinrent à bord qui se plurent à confirmer la fâcheuse réputation que leur avaient faite les récits antérieurs de Bougainville et de Cook.
«Un des officiers, placé sur le gaillard d’arrière, dit la relation, voulant donner des grains de verre a un enfant de six ans, qui était sur une pirogue, les laissa tomber dans la mer. L’enfant se précipita aussitôt à l’eau, et il plongea jusqu’à ce qu’il les eût rapportés du fond. Afin de récompenser son adresse, nous lui jetâmes d’autres bagatelles; cette générosité tenta une foule d’hommes et de femmes, qui nous amusèrent par des tours surprenants d’agilité au milieu des flots. A voir leur position aisée dans l’eau et la souplesse de leurs membres, nous les regardions presque comme des animaux amphibies.»
Cependant, les Taïtiens, montés à bord, furent surpris à voler différents objets. L’un d’eux, qui était resté la plus grande partie de la journée dans la chambre de Cook, s’empressa de sauter à la mer, et le capitaine, outré de sa conduite, tira deux coups de feu par-dessus sa tête. Un bateau, détaché pour saisir les pirogues des voleurs, fut assailli de pierres, lorsqu’il arriva près du rivage, et il fallut tirer un coup de canon pour déterminer les assaillants à la retraite. Ces hostilités n’eurent pas de suite; les naturels revinrent à bord comme si rien ne s’était passé. Cook apprit d’eux que la plupart de ses anciens amis des environs de Matavaï avaient péri dans une bataille qui avait eu lieu entre les habitants des deux péninsules.
Les officiers firent à terre plusieurs promenades; Forster, poussé par son ardeur pour les recherches botaniques, n’en manqua aucune. Pendant une de ces courses, il fut témoin de la façon dont les Taïtiennes préparent leurs étoffes.
«A peine eûmes-nous marché quelques pas, dit-il, qu’un bruit venant de la forêt frappa nos oreilles. En suivant le son, nous parvînmes à un petit hangar, où cinq ou six femmes, assises sur les deux côtés d’une longue pièce de bois carrée, battaient l’écorce fibreuse du mûrier, afin d’en fabriquer leurs étoffes. Elles se servaient pour cela d’un morceau de bois carré, qui avait des sillons longitudinaux et parallèles, plus ou moins serrés selon les différents côtés. Elles s’arrêtèrent un moment pour nous laisser examiner l’écorce, le maillet et la poutre qui leur servait de table; elles nous montrèrent aussi, dans une grosse noix de coco, une espèce d’eau glutineuse, dont elles se servaient de temps à autre afin de coller ensemble les pièces de l’écorce. Cette colle, qui, à ce que nous comprîmes, vient de l’hibiscus esculentus, est absolument nécessaire dans la fabrique de ces immenses pièces d’étoffe qui, ayant quelquefois deux ou trois verges de large et cinquante de long, sont composées de petits morceaux d’écorce d’arbre d’une très petite épaisseur.... Les femmes occupées à ce travail portaient de vieux vêtements sales et déguenillés, et leurs mains étaient très dures et très calleuses.»
Le même jour, Forster aperçut un homme qui portait des ongles extrêmement longs, ce dont il était très fier, comme d’une preuve qu’il n’était pas obligé de travailler pour vivre. Dans l’empire d’Annam, en Chine, dans bien d’autres contrées, cette manie singulière et puérile a été signalée. Un seul doigt est pourvu d’un ongle moins long; c’est celui qui sert à se gratter,occupation très fréquente dans tous les pays d’extrême Orient.
Pendant une autre de ses promenades, Forster vit un insulaire mollement étendu sur un tapis d’herbe épaisse, qui passait sa journée à se faire gaver par ses femmes. Ce triste personnage, qui s’engraissait sans rendre aucun service à la société, rappela au naturaliste anglais la colère de sir John Mandeville, s’indignant de voir «un pareil glouton qui consumait ses jours sans se distinguer par aucun fait d’armes, et qui vivait dans le plaisir comme un cochon qu’on engraisse dans une étable.»
Le 22 août, Cook, ayant appris que le roi Waheatua était dans le voisinage et manifestait le désir de le voir, descendit à terre avec le capitaine Furneaux, MM. Forster et plusieurs naturels. Il le rencontra qui venait au-devant de lui avec une nombreuse suite, et le reconnut aussitôt, car il l’avait vu plusieurs fois en 1769.
Ce roi était alors enfant et s’appelait Té-Arée, mais il avait changé de nom à la mort de son père Waheatua. Il fil asseoir le capitaine sur son tabouret, et s’informa avec sollicitude de plusieurs Anglais qu’il avait fréquentés au précédent voyage. Cook, après les compliments ordinaires, lui fit présent d’une chemise, d’une hache, de clous et d’autres bagatelles; mais, de tous ces cadeaux, celui qui sembla le plus précieux et qui excita de la part des naturels des cris d’admiration, ce fut une touffe de plumes rouges, montée sur un fil d’archal.
Waheatua, roi de la petite Taïti, pouvait être âgé de dix-sept ou dix-huit ans. Grand, bien fait, il aurait eu l’air majestueux, si l’expression habituelle de sa physionomie n’eût été celle de la crainte et de la méfiance. Il était entouré de plusieurs chefs et nobles personnages, remarquables par leur stature, et dont l’un, tatoué d’une façon singulière, était d’une corpulence énorme. Le roi, qui montrait pour lui beaucoup de déférence, le consultait à tout moment. Cook apprit alors qu’un vaisseau espagnol avait relâché à Taïti, quelques mois auparavant; il sut plus tard que c’était celui de Domingo Buenechea, qui venait de Callao.
Tandis qu’Etée, le gros confident du roi, s’entretenait avec quelques officiers de matières religieuses, et demandait aux Anglais s’ils avaient un dieu, Waheatua s’amusait avec la montre du commandant. Tout étonné du bruit qu’elle faisait, ce qu’il exprimait en disant: «Elle parle,» il demandait à quoi elle pouvait servir. On lui expliqua qu’elle mesurait le temps et qu’en cela elle ressemblait au soleil. Waheatua lui donna aussitôt le nom de «petit soleil» pour montrer qu’il avait compris l’explication.
Les bâtiments mirent à la voile le 24 au matin, et furent longtemps suivis par une quantité de pirogues, chargées de noix de coco et de fruits. Plutôt que de manquer cette occasion d’acquérir des marchandises d’Europe, les indigènes vendirent leurs denrées très bon marché. Il fut même possible de se procurer une douzaine des plus belles noix de coco pour un seul grain de verre. Cette abondance de rafraîchissements ne tarda pas à ramener la santé à bord des bâtiments, et la plupart des matelots, qui, en arrivant à Osnabruck, pouvaient à peine marcher, allaient et venaient au départ.
Le 26, la Résolution et l’Aventure atteignirent la baie de Matavaï. Une foule de Taïtiens eut bientôt envahi les ponts. Le capitaine les connaissait pour la plupart, et le lieutenant Pickersgill, qui avait accompagné Wallis en 1767 et Cook deux ans plus tard, reçut un accueil particulièrement empressé.
Cook fit dresser les tentes pour les malades, les tonneliers et les voiliers; puis, il partit pour Oparrée avec le capitaine Furneaux et les deux Forster. L’embarcation qui les portait ne tarda pas à passer devant un moraï de pierre et un cimetière déjà connu sous le nom de moraï de Tootahah. Lorsque Cook le désigna sous ce nom, un des indigènes qui l’accompagnaient l’interrompit en lui disant que, depuis la mort de Tootahah, on l’appelait moraï d’O-Too.
«Belle leçon pour les princes, qu’on fait souvenir ainsi pendant leur vie qu’ils sont mortels, et qu’après leur mort le terrain qu’occupera leur cadavre ne sera pas à eux! Le chef et sa femme ôtèrent, en passant, leurs vêtements de dessus leurs épaules, marque de respect que donnent les insulaires de tous les rangs devant un moraï, et qui semble attacher à ces lieux une idée particulière de sainteté.»
Cook fut bientôt admis en présence du roi O-Too. Après quelques compliments, il lui offrit tout ce qu’il pensait avoir du prix à ses yeux, car il sentait combien il serait avantageux de gagner l’amitié de cet homme, dont les moindres paroles dénotaient la timidité de caractère. Grand et bien fait, ce roi pouvait avoir trente ans. Il s’informa de Tupia et des compagnons de Cook, bien qu’il n’en eût vu aucun. De nombreux présents furent ensuite distribués à ceux qui parurent les plus influents dans son entourage.
Les femmes envoyèrent aussitôt leurs domestiques «chercher de grandes pièces de leurs plus belles étoffes, teintes en écarlate, de couleur de rose ou de paille, et parfumées de leur huile la plus odorante. Elles les mirent sur nos premiers habits, et nous chargèrent si bien qu’il nous était difficile de remuer.»
Le lendemain, O-Too vint rendre visite au capitaine. Il n’entra dans le bâtiment qu’après que Cook eut été enveloppé d’une quantité considérable d’étoffes indigènes des plus précieuses, et il n’osa descendre dans l’entrepont que lorsque son frère l’eut d’abord visité. On fit asseoir le roi et sa suite pour déjeuner, et tous les indigènes s’extasièrent aussitôt sur la commodité des chaises. O-Too ne voulut goûter à aucun plat, mais ses compagnons furent loin d’imiter sa réserve. Il admira beaucoup un superbe épagneul qui appartenait à Forster et témoigna le désir de l’avoir. On le lui donna immédiatement, et il le fit dès lors porter derrière lui par un des seigneurs de sa suite. Après le déjeuner, le commandant reconduisit lui-même dans sa chaloupe O-Too, à qui le capitaine Furneaux avait fait présent d’une chèvre et d’un bouc. Pendant une excursion qu’il fit dans l’intérieur, M. Pickersgill rencontra la vieille Obéréa, qui avait montré tant d’attachement à Wallis. Elle semblait avoir perdu toutes ses dignités, et elle était si pauvre qu’elle fut dans l’impossibilité de faire un présent à ses amis.
Lorsque Cook partit, le 1er septembre, un jeune Taïtien, nommé Poreo, lui demanda la faveur de l’accompagner. Le commandant y consentit dans l’espoir qu’il pourrait lui être utile. Au moment où il vit disparaître la terre à l’horizon, Poreo ne put retenir ses larmes. Il fallut que les officiers le consolassent en l’assurant qu’ils lui serviraient de pères.
Cook se dirigea alors vers l’île d’Huaheine, qui n’était pas éloignée de plus de vingt-cinq lieues, et y mouilla le 3 au matin. Les insulaires apportèrent quantité de grosses volailles; elles firent d’autant plus de plaisir, qu’il avait été impossible de s’en procurer a Taïti. Bientôt affluèrent sur le marché les cochons, les chiens et les fruits, qu’on échangea avec avantage pour des haches, des clous et de la verroterie.
Cette île, comme Taïti d’ailleurs, présentait des traces d’éruptions volcaniques, et le sommet d’une de ses collines rappelait beaucoup la forme d’un cratère. L’aspect du pays est le même, mais en petit, qu’à Taïti, car la circonférence de Huaheine n’est que de sept ou huit lieues.
Cook alla rendre visite à son vieil ami Orée. Le roi, bannissant tout cérémonial, se jeta au cou du capitaine en pleurant de joie; puis, il lui présenta ses amis, auxquels le capitaine fit quelques présents. Quant au roi, il lui offrit ce qu’il possédait de plus précieux, car il considérait cet homme comme un père. Orée promit d’approvisionner les Anglais de tout ce dont ils auraient besoin, et tint parole avec la plus grande loyauté.
Cependant, le 6 au matin, les matelots qui présidaient aux échanges furent insultés par un naturel couvert de rouge, en habit de guerre, et qui, tenant une massue de chaque main, menaçait tout le monde. Cook, arrivant à terre en ce moment-là, se jeta sur l’indigène, lutta avec lui et finit par s’emparer de sa massue, qu’il brisa.
Le même jour, un autre incident se produisit. Sparrman avait imprudemment pénétré dans l’intérieur de l’île pour y faire des recherches de botanique. Quelques naturels, profitant du moment où il examinait une plante, lui arrachèrent de la ceinture une dague, seule arme qu’il portât sur lui, lui en donnèrent un coup sur la tête et, se précipitant sur lui, arrachèrent par lambeaux une partie de ses vêtements. Cependant, Sparrman parvint à se relever, et se mit à courir vers la plage. Mais, embarrassé par des buissons et des ronces, il fut rejoint par les naturels, qui allaient lui couper les mains pour s’emparer de sa chemise, dont les manches étaient boutonnées, lorsqu’il put déchirer les poignets avec ses dents. D’autres insulaires, le voyant nu et meurtri, lui passèrent leurs vêtements et le conduisirent sur la place du marché, où se trouvait une foule de naturels. Au moment où Sparrman parut en cet état, tous prirent la fuite sans s’être consultés. Cook crut d’abord qu’ils venaient de commettre quelque vol. Détrompé en apercevant le naturaliste, il rappela aussitôt quelques indigènes, les assura qu’il ne se vengerait pas sur des innocents, et porta sa plainte immédiatement à Orée. Celui-ci, désolé et furieux de ce qui s’était passé, accabla son peuple de reproches véhéments, et promit de tout faire pour retrouver les voleurs et les objets volés.
En effet, malgré les supplications des naturels, le roi s’embarqua dans la chaloupe du commandant, et se mit avec lui à la recherche des coupables. Ceux-ci s’étaient dérobés, et, pour le moment, il fallut renoncer à les atteindre. Orée accompagna donc Cook à son bord, dîna avec lui, et, lorsqu’il revint à terre, fut accueilli avec les démonstrations de joie les plus vives par ses sujets, qui n’espéraient plus le revoir.
«C’est une des réflexions les plus agréables que nous ait suggérées ce voyage, dit Forster, qu’au lieu de trouver les habitants de ces îles entièrement plongés dans la volupté, comme l’ont dit faussement les premiers voyageurs, nous avons remarqué parmi eux les sentiments les plus humains et les plus délicats. Dans toutes les sociétés, il y a des caractères vicieux; mais on comptera cinquante fois plus de méchants en Angleterre ou dans tout autre pays civilisé que dans ces îles.»
Au moment où les vaisseaux mettaient à la voile, Orée vint prévenir le commandant que les voleurs étaient pris, et l’invita à descendre à terre pour assister à leur supplice. C’était impossible. Le roi voulut alors accompagner Cook pendant une demi-lieue en mer et lui fit les plus tendres adieux.
Cette relâche avait été très productive. Les deux bâtiments emportaient plus de trois cents cochons, sans compter les volailles et les fruits. Nul doute qu’ils n’eussent pu s’en procurer bien davantage, si leur séjour avait été plus long.
Le capitaine Furneaux avait consenti à prendre à son bord un jeune homme nommé Omaï, dont la retenue et l’intelligence devaient donner une haute idée des habitants des îles de la Société. A son arrivée en Angleterre, ce Taïtien fut présenté au roi par le comte de Sandwich, premier lord de l’Amirauté. En même temps, il trouva en MM. Banks et Solander des protecteurs et des amis, qui lui ménagèrent une réception amicale auprès des premières familles de la Grande-Bretagne. Il résida deux ans dans ce pays, et s’embarqua avec Cook, à son troisième voyage, pour regagner sa patrie.
Le commandant gagna ensuite Uliétea, où l’accueil que lui firent les indigènes fut des plus sympathiques. Ils s’informèrent avec intérêt de Tupia et des Anglais qu’ils avaient vus sur l’Endeavour. Le roi Oreo s’empressa de renouer connaissance avec le capitaine, et lui fournit tous les rafraîchissements que son île produisait. Durant cette relâche, Poreo, qui s’était embarqué sur la Résolution, descendit à terre avec une jeune Taïtienne, qui avait su le captiver, et ne reparut plus à bord. Il y fut remplacé par un jeune homme de dix-sept ou dix-huit ans, natif de Bolabola, appelé Œdidi, qui déclara vouloir venir en Angleterre. La douleur que cet indigène montra en se séparant de ses compatriotes fit bien augurer de son cœur.
Les bâtiments, encombrés de plus de quatre cents cochons, de volailles et de fruits, quittèrent définitivement les îles de la Société, le 17 septembre, et cinglèrent à l’ouest. Six jours plus tard était reconnue l’une des îles Harvey, et, le 1er octobre, l’ancre tombait devant Eoa, l’île Middelbourg de Tasman et de Cook.
L’accueil des naturels fut cordial. Un chef, nommé Taï-One, monta à bord, toucha le nez du capitaine avec une racine de poivrier, et s’assit sans mot dire. L’alliance était conclue et fut ratifiée par le don de quelques babioles.
Taï-One guida les Anglais dans l’intérieur de l’île. Tant que dura cette promenade, les nouveaux venus furent entourés d’une foule compacte d’indigènes, qui leur offraient des étoffes et des nattes pour des clous. Souvent même, les naturels poussèrent la libéralité jusqu’à ne rien vouloir accepter en retour de leurs cadeaux.
Taï-One emmena ses nouveaux amis à son habitation, agréablement située au fond d’une belle vallée, à l’ombre de quelques sadhecks. Il leur fit servir une liqueur qui fut extraite devant eux du jus de l’«eava», et dont l’usage est commun dans presque toutes les îles de la Polynésie.
Voici de quelle manière elle fut préparée. On commença par mâcher des morceaux de cette racine, qui est une sorte de poivrier, puis on la mit dans un grand vase de bois, et l’on versa de l’eau dessus. Lorsque la liqueur fut potable, les indigènes la transvasèrent dans des feuilles vertes pliées en forme de coupe, qui contenaient plus d’une demi-pinte. Cook fut le seul qui y goûta. La façon dont s’était faite la liqueur, avait éteint la soif de ses compagnons; mais les naturels n’eurent pas la même réserve, et le vase fut bientôt vide.
Les Anglais visitèrent ensuite plusieurs plantations ou jardins séparés par des haies de roseaux entrelacés, qui communiquaient entre eux par des portes formées de planches et pendues à des gonds. La perfection de la culture, cet instinct si développé de la propriété, tout annonçait un degré de civilisation supérieur à celui de Taïti.
Malgré l’affabilité de la réception qui lui fut faite, Cook, qui ne pouvait obtenir à aucun prix ni cochons ni volailles, quitta cette île pour gagner celle d’Amsterdam, la Tonga-Tabou des indigènes, où il espérait obtenir les vivres dont il avait besoin.
Les navires ne tardèrent pas à mouiller dans la rade de Van-Diemen, par dix-huit brasses d’eau, à une encâblure des brisants qui bordent la côte. Les naturels, très confiants, apportèrent des étoffes, des nattes, des outils, des armes, des ornements, et, bientôt après, des cochons et des volailles. Œdidi leur acheta avec beaucoup d’empressement des plumes rouges, qui, à ce qu’il assurait, auraient une valeur extraordinaire à Taïti.
Cook descendit à terre avec un indigène, nommé Attago, qui s’était attaché à lui dès le premier moment. Pendant cette promenade, il remarqua un temple assez semblable aux moraïs, et qui était désigné sous le nom générique de Faïtoka. Élevé sur une butte construite de main d’homme à seize ou dix-huit pieds au-dessus du sol, ce temple avait une forme oblongue, et l’on y parvenait par deux escaliers de pierre. Construit comme les habitations des naturels, c’est-à-dire avec des poteaux et des solives, il était couvert de feuilles de palmier. Deux images en bois, grossièrement sculptées, longues de deux pieds, en occupaient les coins.
«Comme je ne voulais offenser ni eux ni leurs dieux, dit le commandant, je n’osai pas les toucher, mais je demandai à Attago si c’étaient des «Eatuas» ou dieux. J’ignore s’il me comprit, mais à l’instant il les mania et les retourna aussi grossièrement que s’il avait touché un morceau de bois, ce qui me convainquit qu’elles ne représentaient pas la divinité.»
Quelques vols se produisirent; mais ils ne troublèrent pas les relations, et l’on put se procurer une quantité considérable de rafraîchissements.
Avant son départ, le capitaine eut une entrevue avec un personnage entouré d’un respect extraordinaire, et que tous les naturels s’accordaient à qualifier de roi.
«Je le trouvai assis, dit Cook, avec une gravité si stupide et si sombre, que, malgré tout ce qu’on m’en avait dit, je le pris pour un idiot que le peuple adorait d’après quelques idées superstitieuses. Je le saluai et je lui parlai, mais il ne me répondit point, et ne fit pas même attention à moi... J’allais le quitter, lorsqu’un naturel s’expliqua de manière à ne me laisser aucun doute que c’était le roi. Je lui offris en présent une chemise, une hache, un morceau d’étoffe rouge, un miroir, quelques clous, des médailles et des verroteries. Il les reçut, ou plutôt souffrit qu’on les mît sur sa personne et autour de lui, sans rien perdre de sa gravité, sans dire un mot, sans même tourner la tête ni à droite ni à gauche.»
Cependant, le lendemain, ce chef envoya des paniers de bananes et un cochon rôti, en disant que c’était un présent de l’«ariki» de l’île à l’«ariki» du vaisseau.
Cet archipel reçut de Cook le nom d’îles des Amis. Ces îles avaient été vues par Schouten et Tasman, qui les désignent sous les noms d’îles des Cocos, des Traîtres, de l’Espérance, et de Horn.
Cook, qui n’avait pu se procurer d’eau douce, fut donc obligé de quitter Tonga plus tôt qu’il l’aurait voulu. Il eut cependant le temps de rassembler un certain nombre d’observations sur les productions du pays et les mœurs des habitants. Nous allons en résumer les plus saillantes.
La nature a semé avec prodigalité ses plus riches trésors sur les îles Tonga et Eoa. Les cocotiers, les palmiers, les arbres à pain, les ignames, les cannes à sucre sont les plus ordinaires. En fait d’animaux comestibles, on n’y rencontre guère que les cochons et la volaille, mais si le chien n’y existe pas, son nom est cependant connu. Les poissons les plus délicats fourmillent sur les côtes.
De même taille, presque aussi blancs que les Européens, les habitants de ces îles sont bien proportionnés et ont des traits agréables. Leurs cheveux sont originairement noirs, mais ils ont l’habitude de les teindre avec une poudre, de sorte qu’il y en a de blancs, de rouges, de bleus, ce qui produit un assez singulier effet. La pratique du tatouage est universelle. Quant aux vêtements, ils sont des plus simples. Une pièce d’étoffe, enroulée autour de la ceinture et pendant jusqu’aux genoux, en fait tous les frais. Mais les femmes, qui sont, à Tonga comme ailleurs, plus coquettes que les hommes, se font un tablier en fibres de cocos, qu’elles parsèment de coquillages, de bouts d’étoffes de couleur et de plumes.
Ces naturels ont quelques coutumes singulières que les Anglais n’avaient pas encore observées. C’est ainsi qu’ils mettent sur leur tête tout ce qu’on leur donne et emploient cette pratique pour conclure un marché. Lorsqu’un de leurs amis ou de leurs parents vient à mourir, ils ont aussi l’habitude de se couper une ou plusieurs phalanges et même plusieurs doigts. Enfin, leurs habitations ne sont pas réunies en villages; elles sont éparses et semées au milieu des plantations. Faites des mêmes matériaux et conçues sur le même plan que celles des îles de la Société, elles sont seulement plus élevées au-dessus du sol.
L’Aventure et la Résolution appareillèrent le 7 octobre, reconnurent le lendemain l’île Pylstart, découverte par Tasman, et jetèrent l’ancre, le 21 du même mois, dans la baie Hawke, à la Nouvelle-Zélande.
Cook débarqua un certain nombre d’animaux, qu’il voulait acclimater dans le pays, et remit à la voile pour entrer dans le canal de la Reine-Charlotte; mais, assailli par une violente tempête, il fut séparé de l’Aventure et ne la revit plus qu’en Angleterre.
Le 5 novembre, le commandant répara les avaries de son bâtiment, et, avant d’entreprendre une nouvelle campagne dans les mers australes, il voulut se rendre compte de la quantité et de la qualité de son approvisionnement. Il constata que quatre mille cinq cents livres de biscuit étaient entièrement gâtées, et que plus de trois milliers n’étaient guère en un meilleur état.
Pendant son séjour en cet endroit, Cook eut une nouvelle preuve, et plus complète que les précédentes, de l’anthropophagie des Néo-Zélandais. Un officier ayant acheté la tête d’un jeune homme qui venait d’être tué et mangé, plusieurs indigènes, qui l’aperçurent, témoignèrent le désir d’en avoir quelque morceau. Cook la leur céda, et, par l’avidité avec laquelle ils se jetèrent sur ce mets répugnant, il put se convaincre du plaisir que ces cannibales éprouvent à se repaître d’un aliment qu’il leur est difficile de se procurer.
La Résolution quitta la Nouvelle-Zélande, le 26 novembre, s’enfonçant dans les régions glacées qu’elle avait déjà parcourues. Mais qu’elles étaient plus pénibles, les circonstances dans lesquelles se faisait cette seconde tentative! Si l’équipage était en bonne santé, les hommes, très affaiblis par les fatigues, offriraient sans doute moins de résistance aux maladies, d’autant plus qu’il n’y avait pas de vivres frais à bord! La Résolution n’avait plus sa conserve, et l’on était maintenant persuadé de la non-existence du continent austral! C’était donc, pour ainsi dire, un voyage «platonique». Il fallait prouver jusqu’à la dernière évidence qu’on ne découvrirait pas de nouvelles terres un peu importantes dans ces parages désolés.
Ce ne fut que le 12 décembre qu’on rencontra les premières glaces, et beaucoup plus au sud que l’année précédente. Depuis ce moment, les incidents propres aux navigations sous ces latitudes se reproduisirent tous les jours. Œdidi était stupéfait de cette pluie blanche, de cette neige qui lui fondait dans la main; mais son étonnement n’eut plus de bornes, lorsqu’il découvrit la première glace, qu’il qualifia de terre blanche.
«Un premier phénomène avait déjà frappé son esprit sous la zone torride, dit la relation. Tant que les vaisseaux étaient restés dans ces parages, nous n’avions eu presque point de nuit et nous avions pu écrire à minuit à la lueur du soleil. Œdidi pouvait à peine en croire ses yeux, et il nous assura que ses compatriotes le traiteraient de menteur, quand il leur parlerait de la pluie pétrifiée et du jour perpétuel.»
Le jeune Taïtien eut d’ailleurs le temps de s’habituer à ce phénomène, car le navire s’avança jusqu’au 76e degré de latitude sud, au travers des glaces flottantes. Alors, convaincu que, s’il existait un continent, les glaces en rendaient l’accès presque impossible, Cook se détermina à porter au nord.
La satisfaction fut générale, il n’était personne à bord qui ne souffrît de rhumes tenaces et violents, ou qui ne fût attaqué du scorbut. Le capitaine était lui-même très sérieusement atteint d’une maladie bilieuse, qui le força de se mettre au lit. Pendant huit jours, il fut en danger de mort, et sa convalescence devait être aussi longue que pénible. La même route fut suivie jusqu’au 11 mars. Quelle joie, lorsque, au soleil levant, la vigie cria: Terre! Terre!
C’était l’île de Pâques de Roggewein, la terre de Davis. En approchant du rivage, la première chose qui frappa les regards des navigateurs, ce furent ces gigantesques statues dressées sur la plage, qui avaient autrefois excité l’étonnement des Hollandais.
«La latitude de l’île de Pâques, dit Cook, correspond, à une minute ou deux près, avec celle qui est marquée dans le journal manuscrit de Roggewein, et sa longitude n’est fautive que d’un degré.»
Ce rivage, composé de roches brisées à l’aspect noir et ferrugineux, annonçait les traces d’une violente éruption souterraine. Au milieu de cette île, stérile et déserte, on apercevait quelques plantations éparses.
Singularité merveilleuse! Le premier mot que prononcèrent les insulaires, en s’approchant du vaisseau pour demander une corde, fut un terme taïtien. Tout, d’ailleurs, annonçait que les habitants avaient la même origine. Comme les Taïtiens, ils étaient tatoués et vêtus d’étoffes qui ressemblaient à celles des îles de la Société.
«L’action du soleil sur leur tête, dit la relation, les a contraints d’imaginer différents moyens de s’en garantir. La plupart des hommes portent un cercle d’environ deux pouces d’épaisseur tressé avec de l’herbe d’un bord à l’autre et couvert d’une grande quantité de ces longues plumes noires qui décorent le col des frégates. D’autres ont d’énormes chapeaux de plumes de goëland brun, presque aussi larges que les vastes perruques des jurisconsultes européens; et plusieurs, enfin, un simple cerceau de bois, entouré de plumes blanches de mouettes, qui se balancent dans l’air. Les femmes mettent un grand et large chapeau d’une natte très propre, qui forme une pointe en avant, un faîte le long du sommet et deux gros lobes derrière chaque côté.»
Toute la campagne, qui fut parcourue par plusieurs détachements, était couverte de pierres noirâtres et poreuses, et offrait l’image de la désolation. Deux ou trois espèces d’herbes ridées, qui croissaient au milieu des rochers, de maigres arbrisseaux, notamment le mûrier à papier, l’hibiscus, le mimosa, quelques bananiers, voilà toute la végétation qui pouvait pousser au milieu de cet amas de lave.
Tout près du lieu de débarquement, s’élevait une muraille perpendiculaire, de pierres de taille carrées, jointes suivant toutes les règles de l’art, et s’emboîtant de manière à durer fort longtemps. Plus loin, au milieu d’une aire bien pavée, se dressait un monolithe, représentant une figure humaine à mi-corps, d’environ vingt pieds[2] de haut et de plus de cinq de large, très grossièrement sculptée, dont la tête était mal dessinée, les yeux, le nez et la bouche à peine indiqués; seules les oreilles, très longues, comme il est de mode de les porter dans le pays, étaient plus finies que le reste.
[2] Dans la première édition de la traduction française du deuxième voyage de Cook (Paris, 1878, 7 vol. in-4), on n’a donné que deux pieds de haut à cette statue, évidemment par suite d’un lapsus typographique. Cette faute, que nous corrigeons ici, avait été reproduite dans les éditions subséquentes.
Ces monuments, très nombreux, ne paraissaient pas avoir été dressés et sculptés par la race que rencontraient les Anglais, ou cette race s’était bien abâtardie. D’ailleurs, si les habitants ne rendaient aucun culte à ces statues, ils les entouraient cependant d’une certaine vénération, car ils témoignaient leur mécontentement lorsqu’on marchait sur l’aire pavée qui les entoure. Ce n’était pas seulement sur le bord de la mer que se voyaient ces sentinelles gigantesques. Sur les flancs des montagnes, dans les anfractuosités des rochers, il s’en trouvait d’autres, les unes debout ou tombées à terre à la suite de quelque commotion, les autres encore imparfaitement dégagées du bloc dans lequel elles étaient taillées. Quelle catastrophe subite a interrompu ces travaux? Que représentent ces monolithes? A quelle époque lointaine remontent ces témoignages de l’activité d’un peuple à jamais disparu ou dont les souvenirs se sont perdus dans la nuit des âges? Problèmes à jamais insolubles!
Les échanges s’étaient faits avec assez de facilité. On n’avait eu qu’à réprimer l’adresse vraiment trop merveilleuse avec laquelle les insulaires savaient vider les poches. Les quelques rafraîchissements qu’on avait pu se procurer avaient été d’un grand secours; toutefois, le manque d’eau potable empêcha Cook de faire un plus long séjour à l’île de Pâques.
Il dirigea donc sa course vers l’archipel des Marquises de Mendana, qui n’avait pas été revu depuis 1595. Mais son navire n’eut pas plus tôt repris la mer, qu’il eut une nouvelle attaque de cette maladie bilieuse dont il avait si grandement souffert. Les scorbutiques retombèrent malades, et tous ceux qui avaient fait de longues courses à travers l’île de Pâques avaient le visage brûlé par le soleil.
Le 7 avril 1774, Cook aperçut enfin le groupe des Marquises, après avoir passé pendant cinq jours consécutifs sur les différentes positions que les géographes lui avaient données. On mouilla à Tao-Wati, la Santa-Cristina de Mendana. La Résolution fut bientôt entourée de pirogues, dont l’avant était chargé de pierres, et chaque homme avait une fronde entortillée autour de la main. Cependant, les relations amicales et les échanges commencèrent.
«Ces insulaires étaient bien faits, dit Forster, d’une jolie figure, d’un teint jaunâtre ou tanné, et des piqûres répandues sur tout leur corps les rendaient presque noirs.... Les vallées de notre havre étaient remplies d’arbres, et tout y répondait à la description qu’en ont faite les Espagnols. Nous voyions plusieurs feux à travers les forêts, fort loin du rivage, et nous conclûmes que le pays était bien peuplé.»
La difficulté de se procurer des vivres décida Cook à un prompt départ. Il eut cependant le temps de réunir un certain nombre d’observations intéressantes sur ce peuple, qu’il considère comme un des plus beaux de l’Océanie. Ces naturels paraissent surpasser tous les autres par la régularité de leurs traits. Cependant, la ressemblance de leur langue avec celle que parlent les Taïtiens, semble dénoter une communauté d’origine.
Les Marquises sont au nombre de cinq: la Magdalena, San-Pedro, Dominica, la Santa-Cristina et l’île Hood, ainsi appelée du volontaire qui la découvrit le premier. Santa-Cristina est coupée par une chaîne de montagnes d’une élévation considérable, sur laquelle viennent s’embrancher des collines qui sortent de la mer. Des vallées resserrées, profondes, fertiles, ornées d’arbres fruitiers et arrosées par des ruisseaux d’une eau excellente, coupent ces montagnes. Le port de Madre-de-Dios, que Cook appela port de la Résolution, gît à peu près au milieu de la côte occidentale de Santa-Cristina. On y trouve deux anses sablonneuses, où viennent déboucher deux ruisseaux.
II
Nouvelle visite à Taïti et à l’archipel des Amis. — Exploration des Nouvelles-Hébrides. — Découverte de la Nouvelle-Calédonie et de l’île des Pins. — Relâche dans le détroit de la Reine-Charlotte. — La Géorgie australe. — Catastrophe de l’Aventure.
Cook avait quitté ces îles le 12 avril et faisait voile pour Taïti, lorsque, cinq jours plus tard, il tomba au milieu de l’archipel des Pomotou. Il aborda à l’île Tioukea de Byron, dont les habitants, qui avaient eu à se plaindre de ce navigateur, accueillirent avec froideur les avances des Anglais. Ceux-ci ne purent s’y procurer que deux douzaines de cocos et cinq cochons, qui paraissaient abonder dans cette île. Dans un autre canton, la réception fut plus amicale. Les indigènes embrassèrent les étrangers et touchèrent leurs nez à la façon des Néo-Zélandais. Œdidi acheta plusieurs chiens, dont le poil long et blanc sert dans son pays à orner les cuirasses des guerriers.
«Les indigènes, dit Forster, nous apprirent qu’ils brisent le cochléaria, qu’ils le mêlent avec des poissons à coquille, et qu’ils le jettent dans la mer lorsqu’ils aperçoivent un banc de poissons. Cette amorce enivre les poissons pour quelque temps, et alors ils viennent à la surface de l’eau, où on les prend très aisément.»
Le commandant vit ensuite plusieurs autres îles de cet immense archipel, qu’il trouva semblables à celle qu’il venait de quitter, et notamment le groupe des îles Pernicieuses, où Roggewein avait perdu sa galère l’Africaine, et auxquelles Cook donna le nom d’îles Palliser. Puis, il mit le cap sur Taïti, que ses matelots, assurés de la bienveillance des indigènes, considéraient comme une nouvelle patrie. La Résolution jeta l’ancre, le 22 avril, dans la baie Matavaï, où la réception fut aussi amicale qu’on l’espérait. Quelques jours plus tard, le roi O-Too et plusieurs autres chefs rendirent visite aux Anglais et leur apportèrent un présent de dix ou douze gros cochons avec des fruits.
Cook avait d’abord eu l’intention de ne rester en cet endroit que le temps nécessaire pour que l’astronome, M. Wales, fît plusieurs observations, mais l’abondance des vivres l’engagea à y prolonger son séjour.
Le 26 au matin, le capitaine, qui était allé à Oparrée avec quelques-uns de ses officiers pour faire au roi une visite en forme, aperçut une immense flotte de plus de trois cents pirogues, rangées en ordre le long de la côte, toutes complètement équipées. En même temps se massait sur la plage un nombre considérable de guerriers. Cet armement formidable, rassemblé en une seule nuit, excita tout d’abord les soupçons des officiers; mais l’accueil qui leur fut fait les rassura bientôt.
Cent soixante grosses doubles pirogues de guerre, décorées de pavillons et de banderolles, cent soixante-dix autres plus petites destinées à transporter les provisions, composaient cette flotte, qui ne comptait pas moins de sept mille sept cent soixante hommes, guerriers ou pagayeurs.
«Le spectacle de cette flotte, dit Forster, agrandissait encore les idées de puissance et de richesse que nous avions de cette île, et tout l’équipage était dans l’étonnement. En pensant aux outils que possèdent ces peuples, nous admirions la patience et le travail qu’il leur a fallu pour abattre des arbres énormes, couper et polir les planches, et, enfin, porter ces lourds bâtiments à un si haut degré de perfection. C’est avec une hache de pierre, un ciseau, un morceau de corail et une peau de raie qu’ils avaient produit ces ouvrages. Les chefs et tous ceux qui occupaient les plates-formes de combat étaient revêtus de leurs habits militaires, c’est-à-dire d’une grande quantité d’étoffes, de turbans, de cuirasses et de casques. La longueur de quelques-uns de ces casques embarrassait beaucoup ceux qui les portaient. Tout leur équipement semblait mal imaginé pour un jour de bataille, et plus propre à la représentation qu’au service. Quoi qu’il en soit, il donnait sûrement de la grandeur à ce spectacle, et ces guerriers ne manquaient pas de se montrer sous le point de vue le plus avantageux.»
En arrivant à Matavaï, Cook apprit que cet armement formidable était destiné à l’attaque d’Eimeo, dont le chef avait secoué le joug de Taïti et s’était rendu indépendant.
Les jours suivants, le capitaine reçut la visite de quelques-uns de ses anciens amis. Tous se montrèrent très désireux de posséder des plumes rouges, qui avaient une valeur considérable. Une seule formait un présent très supérieur à un grain de verre et à un clou. L’empressement était tel de la part des Taïtiens, qu’ils offrirent en échange ces singuliers habits de deuil qu’ils avaient refusé de vendre pendant le premier voyage de Cook.
«Ces vêtements, composés des productions les plus rares de l’île et de la mer qui l’environne, et travaillés avec un soin et une adresse extrêmes, doivent être, parmi eux, d’un prix considérable. Nous n’en achetâmes pas moins de dix, qu’on a rapportés en Angleterre.»
Œdidi, qui avait eu soin de se procurer un nombre considérable de ces plumes, put se passer tous ses caprices. Les Taïtiens le regardaient comme un prodige et semblaient écouter avidement toutes ses histoires. Non seulement les principaux de l’île, mais encore la famille royale, recherchaient sa société. Il épousa la fille du chef de Matavaï et conduisit sa femme à bord, où chacun se plut à lui faire quelque présent. Puis, il se décida à rester à Taïti, où il venait de retrouver sa sœur mariée à un chef puissant.
Malgré les vols, qui troublèrent plus d’une fois ces relations, les Anglais se procurèrent, pendant cette relâche, plus de provisions qu’ils n’avaient fait jusque-là. La vieille Oberea, qui passait pour la reine de l’île, pendant la relâche du Dauphin en 1767, vint elle-même apporter des cochons et des fruits, avec le projet secret de se procurer de ces plumes rouges, qui avaient un si grand succès. On fut très libéral dans les présents, et on amusa les Indiens par des feux d’artifice et des manœuvres militaires.
Le capitaine fut, quelques jours avant son départ, témoin d’une nouvelle revue maritime. O-Too ordonna un simulacre de combat; mais il dura si peu de temps, qu’il fut impossible d’en suivre toutes les péripéties. Cette flotte devait livrer bataille cinq jours après le départ de Cook, et celui-ci avait envie de rester jusque-là; mais, jugeant que les naturels craignaient qu’il n’écrasât vainqueurs et vaincus, il se décida à partir.
A peine la Résolution était-elle hors de la baie, qu’un aide-canonnier, séduit par les délices de Taïti, et peut-être bien aussi par les promesses d’O-Too, qui comptait qu’un Européen lui procurerait de grands avantages, se jeta à la mer. Mais il ne tarda pas à être repris par une embarcation que Cook dépêcha à sa poursuite. Le capitaine regretta beaucoup que la discipline le forçât d’agir ainsi, car, si cet homme, qui n’avait ni parents ni amis en Angleterre, lui avait demandé la permission de rester à Taïti, il ne la lui aurait pas refusée.
Le 15 mai, la Résolution mouilla au havre O-Wharre, à l’île Huaheine. Le vieux chef Orée fut un des premiers à féliciter les Anglais de leur retour et à leur apporter les présents de bienvenue. Le capitaine lui fit cadeau de plumes rouges; mais, ce que semblait préférer le vieux chef, c’était le fer, les haches et les clous. Il semblait plus indolent qu’à la première visite; sa tête était bien affaiblie, ce qu’il faut sans doute attribuer au goût immodéré qu’il montrait pour la boisson enivrante que ces naturels tirent du poivrier. Son autorité semblait aussi de plus en plus méprisée; il fallut que Cook se mît à la poursuite d’une bande de voleurs, réfugiés au centre de l’île, dans les montagnes, qui ne craignaient pas de piller le vieux chef lui-même.
Orée se montra reconnaissant des bons procédés qu’avaient toujours eus les Anglais à son égard. Il quitta le dernier le vaisseau quand celui-ci mit à la voile, le 24 avril, et, lorsque Cook lui eut dit qu’ils ne se reverraient plus, il se prit à pleurer, et répondit: «Laissez venir ici vos enfants, nous les traiterons bien.»
Une autre fois, Orée avait demandé au capitaine le nom du lieu où il serait enterré. «Stepney,» répondit Cook. Orée le pria de répéter ce mot jusqu’à ce qu’il fût en état de le prononcer. Alors cent individus s’écrièrent à la fois: «Stepney, moraï no Toote! Stepney, le tombeau de Cook!» Le grand navigateur ne se doutait guère, en faisant cette réponse, du triste sort qui l’attendait et de la peine que ses compatriotes auraient à retrouver ses restes!
Œdidi, qui avait fini par venir à Huaheine avec les Anglais, n’avait pas trouvé le même accueil empressé qu’à Taïti. D’ailleurs ses richesses étaient singulièrement diminuées, et son crédit s’en ressentait.
«Il vérifiait bien, dit la relation, la maxime qu’on n’est jamais prophète dans sa patrie... Il nous quitta avec des regrets qui montraient bien son estime pour nous; lorsqu’il fallut nous séparer, il courut de chambre en chambre pour embrasser tout le monde. Enfin, je ne puis pas décrire les angoisses qui remplirent l’âme de ce jeune homme, quand il s’en alla; il regardait le vaisseau, il fondit en larmes et se coucha de désespoir au fond de sa pirogue. En sortant des récifs, nous le vîmes encore qui étendait ses bras vers nous.»
Le 6 juin, Cook reconnut l’île Hove de Wallis, appelée Mohipa par les indigènes; puis, quelques jours après, un groupe de plusieurs îlots inhabités, entourés d’une chaîne de brisants, auxquels on donna le nom de Palmerston, en l’honneur d’un des lords de l’Amirauté.
Le 20, une île, escarpée et rocheuse, fut découverte. Tapissée de grands bois et d’arbrisseaux, elle n’offrait qu’une grève sablonneuse étroite, sur laquelle accoururent bientôt plusieurs naturels de couleur très foncée. Une pique, une massue à la main, ils se livrèrent à des démonstrations menaçantes, mais eurent soin de se retirer dès qu’ils virent débarquer les Anglais. Des champions ne tardèrent pas à venir provoquer les étrangers et les assaillir d’une grêle de flèches et de pierres. Sparrman fut blessé au bras, et Cook faillit être traversé par une javeline. Une décharge générale dispersa ces insulaires inhospitaliers, et leur réception peu courtoise valut à leur patrie le nom d’île Sauvage.
Quatre jours plus tard, Cook revoyait l’archipel des Tonga. Il s’arrêta, cette fois, à Namouka, la Rotterdam de Tasman.
A peine le vaisseau avait-il laissé tomber l’ancre, qu’il était entouré d’une multitude de pirogues, chargées de bananes et de fruits de toute sorte, qu’on échangeait pour des clous et de vieux morceaux d’étoffe. Cette réception amicale détermina les naturalistes à descendre à terre et à s’enfoncer dans l’intérieur à la recherche de nouvelles plantes et de productions inconnues. A leur retour, ils ne tarissaient pas sur la beauté et le pittoresque des paysages romantiques qu’ils avaient rencontrés, ni sur l’affabilité et l’empressement des indigènes.
Cependant, plusieurs vols avaient eu lieu, lorsqu’un larcin plus important que les autres vint forcer le commandant à sévir. En cette circonstance, un naturel, qui avait tenté de s’opposer à la capture de deux pirogues que les Anglais voulaient garder jusqu’à ce qu’on leur eût rendu des armes dérobées, fut grièvement blessé d’un coup de feu. C’est durant cette seconde visite que Cook donna à ces îles le nom d’archipel des Amis,—sans doute par antiphrase,—appellation aujourd’hui remplacée par le vocable indigène Tonga.
Continuant à faire voile à l’ouest, l’infatigable explorateur reconnut successivement l’île des Lépreux, Aurore, l’île Pentecôte, et enfin Mallicolo, archipel qui avait reçu de Bougainville le nom de Grandes-Cyclades.
Les ordres qu’avait donnés le capitaine étaient, comme toujours, de tâcher de lier avec les naturels des relations de commerce et d’amitié. La première journée s’était passée sans encombre, et les insulaires avaient célébré par des jeux et des danses l’arrivée des Anglais, lorsqu’un incident faillit, le lendemain, amener une collision générale.
Un des indigènes, qui se vit refuser l’entrée du bâtiment, fit mine de lancer une flèche contre un des matelots. Ses compatriotes l’en empêchèrent tout d’abord. A ce moment, Cook montait sur le pont, un fusil à la main. Son premier soin fut d’interpeller l’insulaire, qui visait une seconde fois le matelot. Sans l’écouter, le sauvage allait décocher sa flèche contre lui, lorsqu’il le prévint et le blessa d’un coup de fusil. Ce fut le signal d’une volée de flèches, qui tombèrent sur le bâtiment sans faire grand mal. Cook dut alors faire tirer un coup de canon par-dessus la tête des assaillants pour les disperser.
Cependant, quelques heures plus tard, les naturels entouraient de nouveau le navire, et les échanges recommençaient, comme si rien ne s’était passé.
Cook profita de ces bonnes dispositions pour descendre à terre avec un détachement en armes, afin de faire du bois et de l’eau. Quatre ou cinq insulaires armés étaient réunis sur la grève. Un chef se détacha du groupe et vint au-devant du capitaine, tenant comme lui une branche verte. Les deux rameaux furent échangés, la paix fut conclue, et quelques menus présents achevèrent de la cimenter. Cook obtint alors la permission de faire du bois, mais sans s’écarter du rivage, et les naturalistes, qui voulaient s’enfoncer dans l’intérieur pour procéder à leurs recherches ordinaires, furent ramenés sur la plage, malgré leurs protestations.
Ces indigènes n’attachaient aucune valeur aux outils en fer. Aussi fut-il très difficile de se procurer des rafraîchissements. Un petit nombre consentit seulement à échanger des armes contre des étoffes et fit preuve, dans ces transactions, d’une probité à laquelle les Anglais n’étaient pas habitués. La Résolution était déjà à la voile que les échanges continuaient encore, et les naturels, sur leurs pirogues, s’efforçaient de la suivre pour livrer les objets dont ils avaient reçu le prix. L’un d’eux, après de très vigoureux efforts, parvint à rejoindre le navire, apportant ses armes à un matelot qui les avait payées et qui ne s’en souvenait plus, tant il y avait longtemps de cela. Lorsque celui-ci voulut lui donner quelque chose, le sauvage s’y refusa, faisant comprendre qu’il en avait déjà reçu le prix.
Cook donna à ce havre, qu’il quitta le 23 juillet au matin, le nom de port Sandwich.
Si le commandant était favorablement impressionné par les qualités morales des insulaires de Mallicolo, il n’en était pas de même de leurs qualités physiques. Petits et mal proportionnés, de couleur bronzée, le visage plat, ces sauvages étaient hideux. Si les théories du darwinisme eussent alors été connues, nul doute que Cook n’eût reconnu en eux cet échelon perdu entre l’homme et le singe, qui fait le désespoir des transformistes. Leurs cheveux noirs, gros, crépus et courts, leur barbe touffue, étaient loin de les avantager. Mais, ce qui achevait de les rendre grotesques, c’est qu’ils avaient l’habitude de se serrer le ventre avec une corde, à ce point qu’ils ressemblaient à une grosse fourmi. Des pendants d’oreille en écaille de tortue, des bracelets de dents de cochon, de grands anneaux d’écaille, une pierre blanche et plate qu’ils se passaient dans la cloison du nez, voilà quels étaient leurs bijoux et leurs parures. Pour armes, ils portaient l’arc et la flèche, la lance et la massue. Les pointes de leurs flèches, qui sont quelquefois au nombre de deux ou de trois, étaient enduites d’une substance que les Anglais crurent être venimeuse, à voir le soin avec lequel les naturels les serraient toujours dans une sorte de carquois.
A peine la Résolution venait-elle de quitter le port Sandwich, que tout l’équipage fut pris de coliques, de vomissements et de violentes douleurs dans la tête et les os. On avait pêché et mangé deux très gros poissons, qui étaient peut-être sous l’influence de la drogue narcotique dont nous avons parlé plus haut. Toujours est-il que dix jours se passèrent avant que les malades fussent entièrement guéris. Un perroquet et un chien, qui s’étaient nourris de ces poissons, moururent le lendemain. Les compagnons de Quiros avaient éprouvé les mêmes effets, et l’on a plus d’une fois constaté dans ces parages, depuis cette époque, les mêmes symptômes d’empoisonnement.
En partant de Mallicolo, Cook gouverna sur l’île d’Ambrym, qui paraît contenir un volcan, et découvrit bientôt un groupe de petites îles, auxquelles il donna le nom de Shepherd, en l’honneur du professeur d’astronomie de Cambridge. Puis il vit l’île des Deux-Collines, Montagu, Hinchinbrook, et, la plus considérable de toutes, l’île Sandwich, qu’il ne faut pas confondre avec le groupe de ce nom. Toutes ces îles, reliées et protégées par des brisants, étaient couvertes d’une riche végétation et comptaient de nombreux habitants.
Deux légers accidents vinrent troubler la tranquillité dont on jouissait à bord. Un incendie se déclara, qui fut bientôt éteint, et l’un des soldats de marine, tombé à la mer, fut sauvé presque aussitôt.
Le 3 août, fut découverte l’île de Koro-Mango, dont, le lendemain, Cook gagna le rivage, dans l’espérance d’y trouver une aiguade et un lieu de débarquement. La plupart de ceux qui avaient été empoisonnés par les poissons de Mallicolo n’avaient pas encore recouvré la santé, et ils espéraient obtenir une amélioration notable dans un séjour à terre. Mais la réception qui leur fut faite par des indigènes, armés de massues, de lances et d’arcs, semblait manquer de franchise. Aussi le capitaine se tint-il sur ses gardes. Voyant qu’ils ne pouvaient déterminer les Anglais à haler leur embarcation sur la plage, les naturels voulurent les y contraindre. Un chef et plusieurs hommes s’efforcèrent d’arracher les avirons des mains des matelots. Cook voulut tirer un coup de fusil, mais l’amorce seule partit. Les Anglais furent aussitôt accablés de pierres et de traits. Le capitaine ordonna alors une décharge générale; heureusement, plus de la moitié des mousquets ratèrent. Sans cette circonstance, le massacre eût été épouvantable.
«Ces insulaires, dit Forster, paraissent être une race différente de celle qui habite Mallicolo; aussi ne parlent-ils pas la même langue. Ils sont d’une médiocre stature, mais bien pris dans leur taille, et leurs traits ne sont point désagréables; leur teint est très bronzé, et ils se peignent le visage, les uns de noir et d’autres de rouge; leurs cheveux sont bouclés et un peu laineux. Le peu de femmes que j’ai aperçues semblaient être fort laides.... Je n’ai vu de pirogues en aucun endroit de la côte; ils vivent dans des maisons couvertes de feuilles de palmiers, et leurs plantations sont alignées et entourées d’une haie de roseaux.»
Il ne fallait pas songer à tenter une nouvelle descente. Cook, après avoir donné à l’endroit où s’était produite cette collision le nom de cap des Traîtres, gagna une île, reconnue la veille, et que les indigènes appellent Tanna.
«La colline la plus basse de toutes celles de la même rangée, et d’une forme conique, dit Forster, avait un cratère au milieu; elle était d’un brun rouge et composée d’un amas de pierres brûlées parfaitement stériles. Une épaisse colonne de fumée, pareille à un grand arbre, en jaillissait de temps en temps, et sa tête s’élargissait à mesure qu’elle montait.»
La Résolution fut aussitôt entourée d’une vingtaine de pirogues, dont les plus grandes portaient vingt-cinq hommes. Ceux-ci cherchèrent aussitôt à s’approprier tout ce qui était à leur portée, bouées, pavillons, gonds du gouvernail, qu’ils essayèrent de faire sauter. Il fallut tirer une pièce de quatre au-dessus de leurs têtes pour les déterminer à regagner la côte. On atterrit; mais, malgré toutes les babioles qui furent distribuées, on ne put jamais faire quitter à ces peuples leur attitude de défiance et de bravade. Il était évident que le moindre malentendu eût suffi pour amener l’effusion du sang.
Cook crut comprendre que ces naturels étaient anthropophages, bien qu’ils possédassent des cochons, des poules, des racines et des fruits en abondance.
Pendant cette relâche, la prudence défendait de s’écarter du bord de la mer. Cependant, Forster s’aventura quelque peu, et découvrit une source d’eau si chaude, qu’on ne pouvait y tenir le doigt plus d’une seconde.
Malgré toute l’envie qu’en avaient les Anglais, il fut impossible d’arriver jusqu’au volcan central, qui projetait jusqu’aux nues des torrents de feu et de fumée, et lançait en l’air des pierres d’une prodigieuse grosseur. Le nombre des solfatares était considérable dans toutes les directions, et le sol était en proie à des convulsions plutoniennes très accusées.
Cependant, sans jamais se départir de leur réserve, les Tanniens se familiarisèrent un peu, et les relations devinrent moins difficiles.
«Ces peuples, dit Cook, se montrèrent hospitaliers, civils et d’un bon naturel, quand nous n’excitions pas leur jalousie.... On ne peut guère blâmer leur conduite, car, enfin, sous quel point de vue devaient-ils nous considérer? Il leur était impossible de connaître notre véritable dessein. Nous entrons dans leurs ports sans qu’ils osent s’y opposer; nous tâchons de débarquer comme amis; mais nous descendons à terre et nous nous y maintenons par la supériorité de nos armes. En pareille circonstance, quelle opinion pouvaient prendre de nous les insulaires? Il doit leur paraître bien plus plausible que nous sommes venus pour envahir leur contrée que pour les visiter amicalement. Le temps seul et les liaisons plus intimes leur apprirent nos bonnes intentions.»
Quoi qu’il en soit, les Anglais ne purent deviner le motif pour lequel les naturels les empêchèrent de pénétrer dans l’intérieur du pays. Était-ce l’effet d’un caractère naturellement ombrageux? Les habitants étaient-ils exposés à des incursions fréquentes de la part de leurs voisins, comme auraient pu le faire supposer leur bravoure et leur adresse à se servir de leur armes? On ne sait.
Comme les indigènes n’attachaient aucun prix aux objets que les Anglais pouvaient leur offrir, ils ne leur apportèrent jamais en grande abondance les fruits et les racines dont ceux-ci avaient besoin. Jamais ils ne consentirent à se défaire de leurs cochons, même pour des haches, dont ils avaient pu cependant constater l’utilité.
L’arbre à pain, les noix de coco, un fruit qui ressemble à la pêche et qu’on nomme «pavie», l’igname, la patate, la figue sauvage, la noix muscade, et plusieurs autres dont Forster ignorait les noms, telles étaient les productions de cette île.
Cook quitta Tanna le 21 août et découvrit successivement les îles Erronam et Annatom, prolongea l’île de Sandwich, et, passant devant Mallicolo et la Terre du Saint-Esprit de Quiros, où il n’eut pas de peine à reconnaître la baie de Saint-Jacques et Saint-Philippe, il quitta définitivement cet archipel, après lui avoir donné le nom de Nouvelles-Hébrides, sous lequel il est aujourd’hui connu.
Le 5 septembre, le commandant fit une nouvelle découverte. La terre qu’il avait en vue n’avait jamais été foulée par le pied d’un Européen. C’était l’extrémité septentrionale de la Nouvelle-Calédonie. Le premier point aperçu fut appelé cap Colnett, du nom de l’un des volontaires qui en eut le premier connaissance. La côte était bordée d’une ceinture de brisants, derrière laquelle deux ou trois pirogues semblaient diriger leur course, de manière à venir à la rencontre des étrangers. Mais, au lever du soleil, elles carguèrent leurs voiles et on ne les vit plus.
Après avoir louvoyé pendant deux heures le long du récif extérieur, Cook aperçut une échancrure, qui devait lui permettre d’accoster. Il y donna, et débarqua à Balade.
Le pays paraissait stérile, uniquement couvert d’une herbe blanchâtre. On n’y voyait que de loin en loin quelques arbres à la tige blanche, dont la forme rappelait celle du saule. C’étaient des «niaoulis». En même temps, on apercevait plusieurs maisons ressemblant à des ruches d’abeilles.
L’ancre ne fut pas plus tôt jetée, qu’une quinzaine de pirogues entourèrent le bâtiment. Les indigènes eurent assez de confiance pour s’approcher et procéder à des échanges. Quelques-uns entrèrent même dans le navire, dont ils visitèrent tous les coins avec une extrême curiosité. Ils refusèrent de toucher aux différents mets qu’on leur offrit, purée de pois, bœuf et porc salés; mais ils goûtèrent volontiers aux ignames. Ce qui les surprit le plus, ce furent les chèvres, les cochons, les chiens et les chats, animaux qui leur étaient totalement inconnus, puisqu’ils n’avaient pas même de mots pour les désigner. Les clous, en général tous les instruments de fer, les étoffes rouges, semblaient avoir un grand prix pour eux. Grands et forts, bien proportionnés, cheveux et barbe frisés, teint d’un châtain foncé, ces indigènes parlaient une langue qui semblait n’avoir aucun rapport avec toutes celles que les Anglais avaient entendues jusqu’alors.
Lorsque le commandant débarqua, il fut reçu avec des démonstrations de joie et la surprise naturelle à un peuple qui voit pour la première fois des objets dont il n’a pas l’idée. Plusieurs chefs, ayant fait faire silence, prononcèrent de courtes harangues, et Cook commença sa distribution de quincaillerie habituelle. Puis, les officiers se mêlèrent à la foule pour faire leurs observations.
Plusieurs de ces indigènes paraissaient affectés d’une sorte de lèpre, et leurs bras ainsi que leurs jambes étaient prodigieusement enflés. Presque entièrement nus, ils n’avaient pour vêtement qu’un cordon, serré à la taille, auquel pendait un lambeau d’étoffe de figuier. Quelques-uns portaient d’énormes chapeaux cylindriques, à jour des deux côtés, qui ressemblaient aux bonnets des hussards hongrois. A leurs oreilles, fendues et allongées, étaient suspendus des boucles en écaille ou des rouleaux de feuilles de canne à sucre. On ne tarda pas à rencontrer un petit village, au-dessus des mangliers qui bordaient le rivage. Il était entouré de plantations de cannes à sucre, d’ignames et de bananiers, arrosées par de petits canaux, très-habilement dérivés du cours d’eau principal.
Cook n’eut pas de peine à constater qu’il ne devait rien attendre de ce peuple, que la permission de visiter librement la contrée.
«Ces indigènes, dit-il, nous apprirent quelques mots de leur langue, qui n’avait aucun rapport avec celles des autres îles. Leur caractère était doux et pacifique, mais très indolent; ils nous accompagnaient rarement dans nos courses. Si nous passions près de leurs huttes, et si nous leur parlions, ils nous répondaient; mais, si nous continuions notre route sans leur adresser la parole, ils ne faisaient pas attention à nous. Les femmes étaient cependant un peu plus curieuses, et elles se cachaient dans des buissons écartés pour nous observer; mais elles ne consentaient à venir près de nous qu’en présence des hommes.
«Ils ne parurent ni fâchés ni effrayés de ce que nous tuions des oiseaux à coups de fusil; au contraire, quand nous approchions de leurs maisons, les jeunes gens ne manquaient pas de nous en montrer, pour avoir le plaisir de les voir tirer. Il semble qu’ils étaient peu occupés à cette saison de l’année; ils avaient préparé la terre et planté des racines et des bananes dont ils attendaient la récolte l’été suivant; c’est peut-être pour cela qu’ils étaient moins en état que dans un autre temps de vendre leurs provisions, car, d’ailleurs, nous avions lieu de croire qu’ils connaissaient ces principes d’hospitalité, qui rendent les insulaires de la mer du Sud si intéressants pour les navigateurs.»
Ce que dit Cook de l’indolence des Néo-Calédoniens est parfaitement exact. Quant à leur caractère, son séjour sur cette côte fut trop court pour qu’il pût l’apprécier avec justesse, et, certainement, il ne soupçonna jamais qu’ils étaient adonnés aux horribles pratiques de l’anthropophagie. Il n’aperçut que fort peu d’oiseaux, bien que la caille, la tourterelle, le pigeon, la poule sultane, le canard, la sarcelle et quelques menus oiseaux vécussent là à l’état sauvage. Il ne constata la présence d’aucun quadrupède, et ses efforts pour se procurer des rafraîchissements furent continuellement infructueux.
A Balade, le commandant fit plusieurs courses dans l’intérieur et escalada une chaîne de montagnes afin d’avoir une vue générale de la contrée. Du sommet d’un rocher, il aperçut la mer des deux côtés et se rendit compte que la Nouvelle-Calédonie, dans cet endroit, n’avait pas plus de dix lieues de large. En général, le pays ressemblait beaucoup à quelques cantons de la Nouvelle-Hollande, situés sous le même parallèle. Les productions naturelles paraissaient être identiques, et les forêts y manquaient encore de sous-bois, comme dans cette grande île. Une autre observation qui fut faite, c’est que les montagnes renfermaient des minéraux,—remarque qui s’est trouvée vérifiée par la découverte récente de l’or, du fer, du cuivre, du charbon et du nickel.
Le même accident, qui avait failli être funeste à une partie de l’équipage dans les parages de Mallicolo, se reproduisit pendant cette relâche.
«Mon secrétaire, dit Cook, acheta un poisson qu’un Indien avait harponné dans les environs de l’aiguade, et me l’envoya à bord. Ce poisson, d’une espèce absolument nouvelle, avait quelque ressemblance avec ceux qu’on nomme soleil; il était du genre que M. Linné nomme tetrodon. Sa tête hideuse était grande et longue. Ne soupçonnant point qu’il eût rien de venimeux, j’ordonnai qu’on le préparât pour le servir le soir même à table. Mais, heureusement, le temps de le dessiner et de le décrire ne permit pas de le cuire, et l’on n’en servit que le foie. Les deux MM. Forster et moi en ayant goûté, vers les trois heures du matin nous sentîmes une extrême faiblesse et une défaillance dans tous les membres. J’avais presque perdu le sentiment du toucher, et je ne distinguais plus les corps pesants des corps légers quand je voulais les mouvoir. Un pot plein d’eau et une plume étaient dans ma main du même poids. On nous fit d’abord prendre de l’émétique, et ensuite on nous procura une sueur dont nous nous sentîmes extrêmement soulagés. Le matin, un des cochons, qui avait mangé les entrailles du poisson, fut trouvé mort. Quand les habitants vinrent à bord, et qu’ils virent le poisson qu’on avait suspendu, ils nous firent entendre aussitôt que c’était une nourriture malsaine; ils en marquèrent de l’horreur; mais, au moment de le vendre et même après qu’on l’eut acheté, aucun d’eux n’avait témoigné cette aversion.»
Cook fit procéder au relèvement d’une grande partie de la côte orientale. Pendant cette excursion, on aperçut un indigène aussi blanc qu’un Européen, blancheur qui fut attribuée à quelque maladie. C’était un albinos semblable à ceux qu’on avait déjà rencontrés à Taïti et aux îles de la Société.
Le commandant, qui voulait acclimater les cochons à la Nouvelle-Calédonie, eut beaucoup de peine à faire accepter aux indigènes un vérat et une truie. Il eut besoin de vanter l’excellence de ces animaux, la facilité de leur reproduction, et d’en exagérer même la valeur, pour qu’ils consentissent à les lui laisser mettre à terre.
En résumé, Cook peint les Néo-Calédoniens comme grands, robustes, actifs, civils, paisibles; il leur reconnaît une qualité bien rare: ils ne sont pas voleurs. Ses successeurs en ce pays, et notamment d’Entrecasteaux, se sont aperçus, à leurs dépens, que ces insulaires n’avaient pas persévéré dans cette honnêteté.
Quelques-uns avaient les lèvres épaisses, le nez aplati, et tout à fait l’aspect du nègre. Leurs cheveux, naturellement bouclés, contribuaient aussi à leur donner cette ressemblance.