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Les grands navigateurs du XVIIIe siècle

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«Il n’est guère possible, dit-il, de trouver une île qui offre un plus bel aspect: un pic d’environ mille toises, qu’on peut apercevoir de dix-huit à vingt lieues, s’élève au milieu de l’île, dont il est sans doute le réservoir; le terrain descend en pente très douce jusqu’à la mer, d’où les habitations paraissent en amphithéâtre. Le sol nous a semblé cultivé jusqu’à une très grande hauteur. Nous apercevions, à l’aide de nos lunettes, les divisions des champs; ils sont très morcelés, ce qui prouve une grande population. Les nuances très variées des différentes cultures rendaient la vue de cette île encore plus agréable.»

Les explorateurs purent heureusement faire les meilleures observations de longitude et de latitude,—ce qui était d’autant plus important que jamais vaisseau européen n’avait parcouru ces mers, qui n’étaient tracées sur nos mappemondes que d’après les cartes chinoises et japonaises publiées par les jésuites.

Le 25 mai, les frégates embouquèrent le détroit de Corée, qui fut minutieusement relevé et dans lequel des sondages furent pratiqués toutes les demi-heures.

Comme elles pouvaient suivre la côte de très près, il fut facile d’y observer quelques fortifications à l’européenne et d’en observer tous les détails.

Le 27, on aperçut une île qui n’était portée sur aucune carte et qui paraissait éloignée d’une vingtaine de lieues de la côte de Corée. Elle reçut le nom d’île Dagelet.

La route fut ensuite dirigée vers le Japon. Les vents contraires ne permirent d’en approcher qu’avec une extrême lenteur. Le 6 juin furent reconnus le cap Noto et l’île Iootsi-Sima.

«Le cap Noto, sur la côte du Japon, dit La Pérouse, est un point sur lequel les géographes peuvent compter; il donnera, avec le cap Nabo sur la côte orientale, déterminé par le capitaine King, la largeur de cet empire dans sa partie septentrionale. Nos déterminations rendront encore un service plus essentiel à la géographie, car elles feront connaître la largeur de la mer de Tartarie, vers laquelle je pris le parti de diriger ma route.»

Ce fut le 11 juin que La Pérouse eut connaissance de la côte de Tartarie. Le point sur lequel il atterrit était précisément à la limite de la Corée et de la Mandchourie. Les montagnes paraissaient avoir de six à sept cents toises de hauteur. Sur leurs cimes, on apercevait de la neige, mais en petite quantité. On ne découvrit aucune trace de culture ou d’habitation. Sur une longueur de côtes de quarante lieues, l’expédition ne rencontra l’embouchure d’aucune rivière. Il eût cependant été désirable qu’on pût relâcher, afin que les naturalistes et les lithologues pussent faire quelques observations.

«Jusqu’au 14 juin, la côte avait couru au nord-est un quart nord; nous étions déjà par 44° de latitude et nous avions atteint celle que les géographes donnent au prétendu détroit de Tessoy; mais nous nous trouvions cinq degrés plus ouest que la longitude donnée à ce détroit; ces cinq degrés doivent être retranchés de la Tartarie et ajoutés au canal qui la sépare des îles situées au nord du Japon.»

Depuis que les frégates prolongeaient cette côte, on n’avait vu aucune trace d’habitation; pas une pirogue ne s’était détachée du rivage; ce pays, quoique couvert d’arbres magnifiques et d’une végétation luxuriante, semblait ne pas avoir un seul habitant.

La 23 juin, la Boussole et l’Astrolabe laissèrent tomber l’ancre dans une baie sise par 45° 13′ de latitude nord et 135° 9′ de longitude orientale. Elle reçut le nom de baie de Ternay.

«Nous brûlions d’impatience, dit La Pérouse, d’aller reconnaître cette terre dont notre imagination était occupée depuis notre départ de France; c’était la seule partie du globe qui eût échappé à l’activité infatigable du capitaine Cook, et nous devons peut-être au funeste événement qui a terminé ses jours le petit avantage d’y avoir abordé les premiers.

«Cinq petites anses forment le contour de cette rade (la baie Ternay); elles sont séparées entre elles par des coteaux couverts d’arbres jusqu’à la cime. Le printemps le plus frais n’a jamais offert en France des nuances d’un vert si vigoureux et si varié.... Avant que nos canots eussent débarqué, nos lunettes étaient tournées vers le rivage, mais nous n’apercevions que des cerfs et des ours qui paissaient tranquillement sur le bord de la mer. Cette vue augmenta l’impatience que chacun avait de descendre.... Le sol était tapissé des mêmes plantes qui croissent dans nos climats, mais plus vertes et plus vigoureuses; la plupart étaient en fleur.

«On rencontrait à chaque pas des roses, des lis jaunes, des lis rouges, des muguets et généralement toutes les fleurs de nos prés. Les pins couronnaient le sommet des montagnes; les chênes ne commençaient qu’à mi-côte et ils diminuaient de grosseur et de vigueur à mesure qu’ils approchaient de la mer. Les bords des rivières et des ruisseaux étaient plantés de saules, de bouleaux, d’érables, et, sur la lisière des grands bois, on voyait des pommiers et des azeroliers en fleurs, avec des massifs de noisetiers dont les fruits commençaient à nouer.»

Ce fut à la suite d’une partie de pêche que les Français découvrirent un tombeau tartare. La curiosité les porta à l’ouvrir, et ils y trouvèrent deux squelettes couchés côte à côte. La tête était couverte d’une calotte de taffetas; le corps était enveloppé d’une peau d’ours; de la ceinture pendaient de petites monnaies chinoises et des bijoux de cuivre. On y trouva également une dizaine de bracelets d’argent, une hache en fer, un couteau et d’autres menus objets, parmi lesquels était un petit sac de nankin bleu rempli de riz.

Le 27 au matin, La Pérouse quitta cette baie solitaire, après y avoir déposé plusieurs médailles et une inscription qui donnait la date de son arrivée.

Un peu plus loin, les embarcations pêchèrent plus de huit cents morues, qui furent aussitôt salées, et elles ramenèrent du fond de la mer une grande quantité d’huîtres à nacre superbes.

Après avoir relâché dans la baie Suffren, située par 47° 51′ de latitude nord et 137° 25′ de longitude orientale, La Pérouse découvrit, le 6 juillet, une île qui n’était autre que Saghalien. La côte en était aussi boisée que celle de Tartarie. A l’intérieur s’élevaient de hautes montagnes, dont la plus élevée reçut le nom de pic Lamanon. Comme on apercevait des fumées et des cabanes, M. de Langle et plusieurs officiers descendirent à terre. Les habitants s’étaient enfuis tout récemment, car les cendres de leurs feux n’étaient pas encore refroidies.

Au moment où les navigateurs allaient se rembarquer, après avoir laissé quelques présents pour les habitants, une pirogue débarquait sept naturels, qui ne parurent nullement effrayés.

«Dans ce nombre, dit la relation, étaient deux vieillards ayant une longue barbe blanche, vêtus d’une étoffe d’écorce d’arbres assez semblable aux pagnes de Madagascar. Deux des sept insulaires avaient des habits de nankin bleu ouatés, et la forme de leur habillement différait peu de celle des Chinois. D’autres n’avaient qu’une longue robe qui fermait entièrement au moyen d’une ceinture et de quelques petits boutons, ce qui les dispensait de porter des caleçons. Leur tête était nue, et, chez deux ou trois, entourée seulement d’un bandeau de peau d’ours; ils avaient le toupet et les faces rasées, tous les cheveux de derrière conservés dans la longueur de huit ou dix pouces, mais d’une manière différente des Chinois, qui ne laissent qu’une touffe de cheveux en rond qu’ils appellent pentsec. Tous avaient des bottes de loup marin avec un pied à la chinoise très artistement travaillé.

«Leurs armes étaient des arcs, des piques et des flèches garnies de fer. Le plus vieux de ces insulaires, celui auquel les autres témoignaient le plus d’égards, avait les yeux dans un très mauvais état. Il portait autour de la tête un garde-vue pour se garantir de la trop grande clarté du soleil. Les manières de ces habitants étaient graves, nobles et très affectueuses.»

M. de Langle leur donna rendez-vous pour le lendemain. La Pérouse et la plupart de ses officiers s’y rendirent. Les renseignements qu’ils obtinrent de ces Tartares étaient importants, et ils devaient déterminer La Pérouse à pousser sa reconnaissance plus au nord.

«Nous parvînmes à leur faire comprendre, dit-il, que nous désirions qu’ils figurassent leur pays et celui des Mandchoux. Alors un des vieillards se leva et, avec le bout de sa pique, il traça la côte de Tartarie, à l’ouest, courant à peu près nord et sud. A l’est, vis-à-vis, et dans la même direction, il figura son île, et, en portant la main sur la poitrine, il nous fit entendre qu’il venait de tracer son propre pays. Il avait laissé entre la Tartarie et son île un détroit, et, se tournant vers nos vaisseaux qu’on apercevait du rivage, il marqua par un trait qu’on pouvait y passer. Au sud de cette île, il en avait figuré une autre et avait laissé un détroit, en indiquant que c’était encore une route pour nos vaisseaux.

«Sa sagacité pour nous comprendre était très grande, mais moindre que celle d’un autre insulaire, âgé à peu près de trente ans, qui, voyant que les figures tracées sur le sable s’effaçaient, prit un de nos crayons avec du papier. Il traça son île, qu’il nomma Tchoka, et indiqua par un trait la petite rivière sur le bord de laquelle nous étions, qu’il plaça aux deux tiers de la longueur de l’île, depuis le nord vers le sud. Il dessina ensuite la terre des Mandchoux, laissant, comme le vieillard, un détroit au fond de l’entonnoir, et, à notre grande surprise, il y ajouta le fleuve Saghalien, dont ces insulaires prononçaient le nom comme nous; il plaça l’embouchure de ce fleuve un peu au sud de la pointe du nord de son île....

«Nous voulûmes ensuite savoir si ce détroit était fort large; nous cherchâmes à lui faire comprendre notre idée; il la saisit et, plaçant ses deux mains perpendiculairement et parallèlement à deux ou trois pouces l’une de l’autre, il nous fit entendre qu’il figurait ainsi la largeur de la petite rivière de notre aiguade; et, les écartant davantage, que cette seconde largeur était celle du fleuve Saghalien; et, en les éloignant enfin beaucoup plus, que c’était la largeur du détroit qui sépare son pays de la Tartarie....

«M. de Langle et moi crûmes qu’il était de la plus grande importance de reconnaître si l’île que nous prolongions était celle à laquelle les géographes ont donné le nom d’île Saghalien, sans en soupçonner l’étendue au sud. Je donnai ordre de tout disposer sur les deux frégates pour appareiller le lendemain. La baie où nous étions mouillés reçut le nom de baie de Langle, du nom de ce capitaine qui l’avait découverte et y avait mis pied à terre le premier.»

Dans une autre baie, sur la même côte, qui fut nommée baie d’Estaing, les canots abordèrent au pied de dix à douze cabanes. Elles étaient plus grandes que celles qu’on avait vues jusqu’alors et divisées en deux chambres. Celle du fond contenait le foyer, les ustensiles de cuisine et la banquette qui règne autour; celle du devant était absolument nue et vraisemblablement destinée à recevoir les étrangers. Les femmes s’étaient sauvées en voyant débarquer les Français. Deux d’entre elles furent cependant atteintes, et, tandis qu’on les rassurait, on eut le temps de les dessiner. Leur physionomie était un peu extraordinaire, mais agréable; leurs yeux étaient petits, leurs lèvres grosses, et la lèvre supérieure était peinte ou tatouée.

M. de Langle trouva les insulaires rassemblés autour de quatre barques chargées de poisson fumé, qu’ils aidaient à mettre à l’eau. C’étaient des Mandchoux venus des bords du fleuve Saghalien. Dans un coin de l’île fut trouvé une espèce de cirque planté de quinze ou vingt piquets, surmontés chacun d’une tête d’ours. On supposa, non sans vraisemblance, que ces trophées étaient destinés à perpétuer le souvenir d’une victoire contre ces animaux.

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CARTE
DES CÔTES D'ASIE
d'après l'atlas du voyage de La Pérouse
publié par le Général Millet-Mureau.

CARTE
DES CÔTES D'ASIE
d'après l'atlas du voyage de La Pérouse
publié par le Général Millet-Mureau.

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Il traça la carte de Tartarie. (Page 286.)

Sur cette côte furent pêchées quantité de morues, et, à l’embouchure d’une rivière, une masse prodigieuse de saumons.

Après avoir reconnu la baie de La Jonquière, La Pérouse jeta l’ancre dans la baie de Castries. Sa provision d’eau tirait à sa fin, et il n’avait plus de bois. Plus il s’enfonçait dans le canal qui sépare Saghalien du continent, plus le fond diminuait. La Pérouse, se rendant compte qu’il ne pourrait doubler, par le nord, l’île de Saghalien, et craignant de ne plus pouvoir sortir du défilé dans lequel il s’était engagé que par le détroit de Sanghar, qui était bien plus au sud, résolut de ne s’arrêter que cinq jours dans la baie de Castries, temps strictement nécessaire pour faire ses provisions.

L’observatoire fut établi sur une petite île, tandis que les charpentiers abattaient le bois et que les matelots remplissaient les pièces à eau.

«Chaque cabane des insulaires, qui se donnaient le nom d’Orotchys, dit la relation, était entourée d’une sècherie de saumons, qui restaient exposés sur des perches aux ardeurs du soleil, après avoir été boucanés pendant trois ou quatre jours autour du foyer qui est au milieu de leur case; les femmes chargées de cette opération ont le soin, lorsque la fumée les a pénétrés, de les porter en plein air, où ils acquièrent la dureté du bois.

«Ils faisaient leur pêche dans la même rivière que nous avec des filets ou des dards, et nous les voyions manger crus, avec une avidité dégoûtante, le museau, les ouïes, les osselets et quelquefois la peau entière du saumon, qu’ils dépouillaient avec beaucoup d’adresse; ils suçaient le mucilage de ces parties comme nous avalons une huître. Le plus grand nombre de leurs poissons n’arrivaient à l’habitation que dépouillés, excepté lorsque la pêche avait été très abondante; alors les femmes cherchaient avec la même avidité les poissons entiers, et en dévoraient, d’une manière aussi dégoûtante, les parties mucilagineuses, qui leur paraissaient le mets le plus exquis.

«Ce peuple est d’une malpropreté et d’une puanteur révoltantes; il n’en existe peut-être pas de plus faiblement constitué, ni d’une physionomie plus éloignée des formes auxquelles nous attachons l’idée de beauté. Leur taille moyenne est au-dessous de quatre pieds dix pouces; leur corps est grêle, leur voix faible et aiguë, comme celle des enfants. Ils ont les os des joues saillants, les yeux petits, chassieux et fendus diagonalement; la bouche large, le nez écrasé, le menton court, presque imberbe, et une peau olivâtre vernissée d’huile et de fumée. Ils laissent croître leurs cheveux et ils les tressent à peu près comme nous. Ceux des femmes leur tombent épars sur les épaules, et le portrait que je viens de tracer convient autant à leur physionomie qu’à celle des hommes, dont il serait assez difficile de les distinguer, si une légère différence dans l’habillement n’annonçait leur sexe. Elles ne sont cependant assujetties à aucun travail forcé qui ait pu, comme chez les Indiens d’Amérique, altérer l’élégance de leurs traits, si la nature les eût pourvues de cet avantage.

«Tous leurs soins se bornent à tailler et à coudre leurs habits, à disposer le poisson pour être séché et à soigner leurs enfants, à qui elles donnent à téter jusqu’à l’âge de trois ou quatre ans. Ma surprise fut extrême d’en voir un de cet âge qui, après avoir bandé un petit arc, tiré assez juste une flèche, donné des coups de bâton à un chien, se jeta sur le sein de sa mère et y prit la place d’un enfant de cinq à six mois, qui s’était endormi sur ses genoux.»

La Pérouse obtint des Bitchys et des Orotchys des informations analogues à celles qui lui avaient été déjà données. Il en résultait que la pointe septentrionale de Saghalien n’était réunie au continent que par un banc de sable, sur lequel poussaient des herbes marines et où il y avait très peu d’eau. Cette concordance de renseignements ne pouvait lui laisser aucun doute, alors surtout qu’il était arrivé à ne plus trouver que six brasses dans le canal. Il ne lui restait plus qu’un point intéressant à éclaircir: relever l’extrémité méridionale de Saghalien, qu’il ne connaissait que jusqu’à la baie de Langle, par 47° 49′.

Le 2 août, l’Astrolabe et la Boussole quittèrent la baie Castries, redescendirent au sud, découvrirent et reconnurent successivement l’île Monneron et le pic de Langle, doublèrent la pointe méridionale de Saghalien, appelée cap Crillon, et donnèrent dans un détroit entre Oku-Jesso et Jesso, qui a reçu le nom de La Pérouse. C’était là un des points de géographie les plus importants que les navigateurs modernes eussent laissés à leurs successeurs. Jusqu’alors la géographie de ces contrées était absolument fantastique: pour Sanson, la Corée est une île, Jesso et Oku-Jesso et le Kamtschatka n’existent point, pour G. Delisle, Jesso et Oku-Jesso ne sont qu’une île terminée au détroit de Sangaar; enfin, Buache, dans ses Considérations géographiques, page 105, dit: «Le Jesso, après avoir été transporté à l’orient, attaché au midi, ensuite à l’occident, le fut enfin au nord.....»

C’était, on le voit, un véritable chaos, auquel mettaient fin les travaux de l’expédition française.

La Pérouse eut quelques relations avec les habitants du cap Crillon, qu’il déclare bien plus beaux hommes, bien plus industrieux, mais aussi bien moins généreux que les Orotchys de la baie Castries.

«Ils ont, dit-il, un objet de commerce très important, inconnu dans la manche de Tartarie et dont l’échange leur procure toutes leurs richesses, c’est l’huile de baleine. Ils en récoltent des quantités considérables. Leur manière de l’extraire n’est cependant pas la plus économique; elle consiste à couper par morceaux la chair des baleines et à la laisser pourrir en plein air sur un talus exposé au soleil. L’huile qui en découle est reçue dans des vases d’écorce ou dans des outres de loup marin.»

Après avoir reconnu le cap d’Aniva des Hollandais, les frégates longèrent la terre de la Compagnie, pays aride, sans arbres et sans habitants, et ne tardèrent pas à apercevoir les Kuriles; puis ils passèrent entre l’île Marikan et celle des Quatre-Frères, donnant à ce détroit, le plus beau que l’on puisse rencontrer entre les Kuriles, le nom de canal de la Boudeuse.

Le 3 septembre, fut aperçue la côte du Kamtschatka, contrée hideuse, «où l’œil se repose avec peine, et presque avec effroi, sur des masses énormes de rochers que la neige couvrait encore au commencement de septembre et qui semblaient n’avoir jamais eu de végétation.»

Trois jours plus tard, on eut connaissance de la baie d’Avatscha, ou Saint-Pierre et Saint-Paul. Les astronomes procédèrent aussitôt à leurs observations, et les naturalistes firent l’ascension très pénible et dangereuse d’un volcan situé à huit lieues dans l’intérieur, tandis que le reste de l’équipage, qui n’était pas occupé aux travaux du bord, se livrait au plaisir de la chasse ou de la pêche. Grâce au bon accueil du gouverneur, les plaisirs furent variés.

«Il nous invita, dit La Pérouse, à un bal qu’il voulut donner à notre occasion à toutes les femmes, tant kamtschadales que russes, de Saint-Pierre et Saint-Paul. Si l’assemblée ne fut pas nombreuse, elle était au moins extraordinaire. Treize femmes vêtues d’étoffes de soie, dont dix kamtschadales avec de gros visages, de petits yeux et des nez plats, étaient assises sur des bancs, autour de l’appartement. Les Kamtschadales avaient, ainsi que les Russes, des mouchoirs de soie qui leur enveloppaient la tête, à peu près comme les femmes mulâtres de nos colonies... On commença par des danses russes, dont les airs sont très agréables et qui ressemblaient beaucoup à la cosaque qu’on a donnée à Paris, il y a quelques années. Les danses kamtschadales leur succédèrent; elle ne peuvent être comparées qu’à celles des convulsionnaires du fameux tombeau de Saint-Médard. Il ne faut que des bras, des épaules et presque point de jambes aux danseurs de cette partie de l’Asie. Les danseuses kamtschadales, par leurs convulsions et leurs mouvements de contraction, inspirent un sentiment pénible à tous les spectateurs; il est encore plus vivement excité par le cri de douleur qui sort du creux de la poitrine de ces danseuses, qui n’ont que cette musique pour mesure de leurs mouvements. Leur fatigue est telle, pendant cet exercice, qu’elles sont toutes dégouttantes de sueur et restent étendues par terre sans avoir la force de se relever. Les abondantes exhalaisons qui émanent de leur corps parfument l’appartement d’une odeur d’huile de poisson, à laquelle des nez européens sont trop peu accoutumés pour en sentir les délices.»

Le bal fut interrompu par l’arrivée d’un courrier d’Okotsch. Les nouvelles qu’il apportait furent heureuses pour tous, mais plus particulièrement pour La Pérouse, qui venait d’être promu au grade de chef d’escadre.

Pendant cette relâche, les navigateurs retrouvèrent la tombe de Louis Delisle de la Croyère, membre de l’Académie des Sciences, qui était mort au Kamtschatka en 1741, au retour d’une expédition faite par ordre du tsar, dans le but de relever les côtes d’Amérique. Ses compatriotes firent placer sur son tombeau une plaque de cuivre gravée, et rendirent le même hommage au capitaine Clerke, le second et le successeur du capitaine Cook.

«La baie d’Avatscha, dit La Pérouse, est certainement la plus belle, la plus commode, la plus sûre qu’il soit possible de rencontrer dans aucune partie du monde. L’entrée en est étroite, et les bâtiments seraient forcés de passer sous le canon des forts qu’on y pourrait établir; la tenue y est excellente; le fond est de vase; deux ports vastes, l’un sur la côte de l’est, l’autre sur celle de l’ouest, pourraient recevoir tous les vaisseaux de la marine de France et d’Angleterre.»

Le 29 septembre 1787, la Boussole et l’Astrolabe mirent à la voile. M. de Lesseps, vice-consul de Russie, qui avait jusqu’alors accompagné La Pérouse, était chargé de gagner la France par terre, voyage aussi long que pénible,—à cette époque surtout,—et de transporter à la cour les dépêches de l’expédition.

Il s’agissait maintenant de retrouver une terre découverte par les Espagnols en 1620. Les deux frégates croisèrent sous 37° 30′ l’espace de trois cents lieues, sans en découvrir aucune trace, coupèrent la ligne pour la troisième fois, passèrent sur la position donnée par Byron aux îles du Danger sans les apercevoir, et eurent connaissance, le 6 décembre, de l’archipel des Navigateurs, dont la découverte était due à Bougainville.

Plusieurs pirogues entourèrent aussitôt les deux bâtiments. Les naturels qui les montaient n’étaient pas pour donner à La Pérouse une bonne idée de la beauté des insulaires.

«Je ne vis que deux femmes, dit-il, et leurs traits n’avaient pas de délicatesse. La plus jeune, à laquelle on pouvait supposer dix-huit ans, avait, sur une jambe, un ulcère dégoûtant. Plusieurs de ces insulaires avaient des plaies considérables, et il serait possible que ce fût un commencement de lèpre, car je remarquai parmi eux deux hommes dont les jambes ulcérées et aussi grosses que le corps ne pouvaient laisser aucun doute sur le genre de leur maladie. Ils nous approchèrent avec crainte et sans armes, et tout annonce qu’ils sont aussi paisibles que les habitants des îles de la Société ou des Amis.»

Le 9 décembre, l’ancre tombait devant l’île de Maouna. Le lendemain, le lever du soleil annonçait une belle journée. La Pérouse résolut d’en profiter pour visiter le pays, faire de l’eau et appareiller ensuite, car le mouillage était trop mauvais pour qu’on y passât une seconde nuit. Toutes les précautions prises, La Pérouse descendit à terre dans l’endroit où ses matelots faisaient de l’eau. Quant au capitaine de Langle, il gagna une petite anse éloignée d’une lieue de l’aiguade, «et cette promenade, dont il revint enchanté, transporté par la beauté du village qu’il avait visité, fut, comme on le verra, la cause de nos malheurs.»

A terre, un marché très achalandé s’était établi. Les hommes et les femmes y vendaient toutes sortes de choses, poules, perruches, cochons et fruits. Pendant ce temps, un indigène, s’étant introduit dans une chaloupe, avait saisi un maillet et en frappait à coups redoublés sur le dos d’un matelot. Empoigné aussitôt par quatre forts gaillards, il avait été lancé à l’eau.

La Pérouse s’enfonça dans l’intérieur, accompagné de femmes, d’enfants et de vieillards, et fit une délicieuse promenade à travers un pays charmant, qui réunissait le double avantage d’une fertilité sans culture et d’un climat qui n’exigeait aucun vêtement.

«Des arbres à pain, des cocos, des bananes, des goyaves, des oranges, présentaient à ces peuples fortunés une nourriture saine et abondante; des poules, des cochons, des chiens, qui vivaient de l’excédant de ces fruits, leur offraient une agréable variété de mets.»

La première visite se passa sans rixe sérieuse. Il y eut cependant quelques querelles; mais, grâce à la prudence et à la réserve des Français, qui se tenaient sur leurs gardes, elles n’avaient pas pris un caractère de gravité. La Pérouse avait donné les ordres nécessaires pour l’appareillage; mais M. de Langle insista pour faire encore quelques chaloupées d’eau.

«Il avait adopté le système du capitaine Cook; il croyait que l’eau fraîche était cent fois préférable à celle que nous avions dans la cale, et comme quelques personnes de son équipage avaient de légers symptômes de scorbut, il pensait, avec raison, que nous leur devions tous les moyens de soulagement.»

Un secret pressentiment empêcha tout d’abord La Pérouse de consentir; il céda cependant aux instances de M. de Langle, qui lui fit comprendre que le commandant serait responsable des progrès de la maladie, que d’ailleurs le port où il comptait descendre était très commode, que lui-même prendrait le commandement de l’expédition et qu’en trois heures tout serait fini.

«M. de Langle, dit la relation, était un homme d’un jugement si solide et d’une telle capacité, que ces considérations, plus que tout autre motif, déterminèrent mon consentement ou plutôt firent céder ma volonté à la sienne...

«Le lendemain donc, deux embarcations, sous les ordres de MM. Boutin et Mouton, portant tous les scorbutiques avec six soldats armés et le capitaine d’armes, en tout vingt-huit hommes, quittèrent l’Astrolabe pour se mettre sous les ordres de M. de Langle. MM. de Lamanon, Collinet, bien que malades, de Vaujuas, convalescent, accompagnèrent M. de Langle dans son grand canot. M. Le Gobien commandait la chaloupe. MM. de La Martinière, Lavaux et le père Receveur faisaient partie des trente-trois personnes envoyées par la Boussole. C’était un total de soixante et un individus, qui composaient l’élite de l’expédition.

«M. de Langle fit armer tout le monde de fusils et plaça six pierriers sur les chaloupes. La surprise de M. de Langle et de tous ses compagnons fut extrême de trouver, au lieu d’une baie vaste et commode, une anse remplie de corail, dans laquelle on ne pénétrait que par un chenal tortueux, étroit, où la houle déferlait avec violence. M. de Langle avait reconnu cette baie à marée haute; aussi, à cette vue, son premier mouvement fut-il de gagner la première aiguade.

«Mais la contenance des insulaires, le grand nombre de femmes et d’enfants qu’il aperçut au milieu d’eux, l’abondance des cochons et des fruits qu’ils allaient offrir en vente, firent évanouir ces velléités de prudence.

«Il mit à terre les pièces à eau des quatre embarcations avec la plus grande tranquillité; ses soldats établirent le meilleur ordre sur le rivage; ils formèrent une haie qui laissa un espace libre à nos travailleurs; mais ce calme ne fut pas de longue durée; plusieurs des pirogues, qui avaient vendu leurs provisions à nos vaisseaux, étaient retournées à terre, et toutes avaient abordé dans la baie de l’aiguade, en sorte que, peu à peu, elle s’était remplie; au lieu de deux cents habitants, y compris les femmes et les enfants, que M. de Langle y avait rencontrés en arrivant à une heure et demie, il s’en trouva mille à douze cents à trois heures.

«La situation de M. de Langle devenait plus embarrassante de moment en moment: il parvint néanmoins, secondé par MM. de Vaujuas, Boutin, Collinet et Gobien, à embarquer son eau. Mais la baie était presque à sec, et il ne pouvait pas espérer de déchouer ses chaloupes avant quatre heures du soir; il y entra cependant, ainsi que son détachement, et se posta en avant avec son fusil et ses fusiliers, défendant de tirer avant qu’il en eût donné l’ordre.

«Il commençait néanmoins à sentir qu’il y serait bientôt forcé: déjà les pierres volaient, et ces Indiens, qui n’avaient de l’eau que jusqu’aux genoux, entouraient les chaloupes à moins d’une toise de distance; les soldats, qui étaient embarqués, faisaient de vains efforts pour les écarter.

«Si la crainte de commencer les hostilités et d’être accusé de barbarie n’eût arrêté M. de Langle, il eût sans doute ordonné de faire sur les Indiens une décharge de mousqueterie et de pierriers, qui aurait certainement éloigné cette multitude; mais il se flattait de les contenir sans effusion de sang, et il fut victime de son humanité.

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Les Orotchys (types.) (Fac-simile. Gravure ancienne.)

«Bientôt, une grêle de pierres, lancées à une très petite distance avec la vigueur d’une fronde, atteignit presque tous ceux qui étaient dans la chaloupe. M. de Langle n’eut que le temps de tirer ses deux coups de fusil; il fut renversé, et tomba malheureusement du côté de bâbord de la chaloupe, où plus de deux cents Indiens le massacrèrent sur-le-champ, à coups de massue et de pierres. Lorsqu’il fut mort, ils l’attachèrent par un de ses bras à un tollet de la chaloupe, afin, sans doute, de profiter plus sûrement de ses dépouilles.

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Portrait de d’Entrecasteaux. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

«La chaloupe de la Boussole, commandée par M. Boutin, était échouée à deux toises de celle de l’Astrolabe, et elles laissaient parallèlement entre elles un petit canal qui n’était pas occupé par les Indiens. C’est par là que se sauvèrent à la nage tous les blessés qui eurent le bonheur de ne pas tomber du côté du large; ils gagnèrent nos canots qui, étant très heureusement restés à flot, se trouvèrent à portée de sauver quarante-neuf hommes sur les soixante et un qui composaient l’expédition.

«M. Boutin avait imité tous les mouvements et suivi toutes les démarches de M. de Langle; il ne se permit de tirer et n’ordonna la décharge de son détachement qu’après le feu de son commandant. On sent qu’à la distance de quatre ou cinq pas, chaque coup de fusil dut tuer un Indien, mais on n’eut pas le temps de recharger. M. Boutin fut également renversé par une pierre; il tomba heureusement entre les deux embarcations échouées; ceux qui s’étaient sauvés à la nage vers les deux canots avaient chacun plusieurs blessures, presque toutes à la tête. Ceux, au contraire, qui eurent le malheur d’être renversés du côté des Indiens, furent achevés dans l’instant, à coups de massue.

«On doit à la sagesse de M. de Vaujuas, au bon ordre qu’il établit, à la ponctualité avec laquelle M. Mouton, qui commandait le canot de la Boussole, sut le maintenir, le salut des quarante-neuf personnes des deux équipages.

«Le canot de l’Astrolabe était si chargé, qu’il échoua. Cet événement fit naître aux insulaires l’idée de troubler les blessés dans leur retraite; ils se portèrent en grand nombre vers les récifs de l’entrée, dont les canots devaient nécessairement passer à dix pieds de distance: on épuisa, sur ces forcenés, le peu de munitions qui restaient, et les canots sortirent enfin de cet antre.»

La Pérouse eut tout d’abord l’idée assez naturelle de venger la mort de ses malheureux compagnons. M. Boutin, que ses blessures retenaient au lit, mais qui avait conservé toute sa tête, l’en détourna très vivement, en lui représentant que si, par malheur, quelque chaloupe venait à s’échouer, la disposition de la baie était telle, les arbres qui descendaient presque dans la mer offraient aux indigènes des abris si sûrs, que pas un Français n’en sortirait. La Pérouse dut louvoyer pendant deux jours devant le théâtre de ce sanglant événement, sans pouvoir donner satisfaction à ses équipages altérés de vengeance.

«Ce qui paraîtra sans doute incroyable, dit La Pérouse, c’est que, pendant ce temps, cinq ou six pirogues partirent de la côte et vinrent, avec des cochons, des pigeons et des cocos, nous proposer des échanges; j’étais à chaque instant obligé de retenir ma colère pour ne pas ordonner de les couler bas.»

On comprend sans peine qu’un événement qui privait les deux bâtiments d’une partie de leurs officiers, de trente-deux de leurs meilleurs matelots et de deux chaloupes, devait modifier les projets de La Pérouse, car le plus petit échec l’aurait forcé de brûler une des frégates pour armer l’autre. Il n’avait d’autre parti à prendre que de faire voile pour Botany-Bay, tout en reconnaissant les différentes îles qu’il rencontrerait, et en déterminant leur position astronomiquement.

Le 14 décembre, on eut connaissance de l’île d’Oyolava, qui fait partie du même groupe, et que Bougainville avait aperçue de très loin. Taïti peut à peine lui être comparée pour la beauté, l’étendue, la fertilité et la densité de la population. De tout point semblables à ceux de Maouna, les habitants d’Oyolava entourèrent bientôt les deux frégates, et offrirent aux navigateurs les productions multiples de leur île. Suivant toute apparence, les Français étaient les premiers à commercer avec ces peuples, qui n’avaient aucune connaissance du fer, car ils préféraient de beaucoup un seul grain de rassade à une hache ou à un clou de six pouces. Parmi les femmes, certaines avaient une physionomie agréable; leur taille était élégante; leurs yeux, leurs gestes annonçaient de la douceur, tandis que la physionomie des hommes indiquait la fourberie et la férocité.

L’île de Pola, devant laquelle l’expédition passa le 17 décembre, appartenait encore à l’archipel des Navigateurs. Il faut croire que la nouvelle du massacre des Français y était parvenue, car aucune pirogue ne se détacha du rivage pour accoster les vaisseaux.

Le 20 décembre, furent reconnues l’île des Cocos et l’île des Traîtres de Schouten. Cette dernière est divisée en deux par un canal dont l’existence aurait échappé aux navigateurs, s’ils n’eussent prolongé l’île de très près. Une vingtaine de pirogues vinrent apporter aux navires les plus beaux cocos que La Pérouse eût jamais vus, quelques bananes, des ignames et un seul petit cochon.

Les îles des Cocos et des Traîtres, que Wallis place d’un degré treize minutes trop à l’ouest, et qu’il désigne sous les noms de Boscawen et Keppel, peuvent être également rattachées à l’archipel des Navigateurs. La Pérouse considère les habitants de cet archipel comme appartenant à la plus belle race de la Polynésie. Grands, vigoureux, bien faits, ils l’emportaient par la beauté du type sur ceux des îles de la Société, dont la langue ressemblait beaucoup à la leur. En toute autre circonstance, le commandant serait descendu dans les belles îles d’Oyolava et de Pola; mais la fermentation était encore trop grande, le souvenir des événements de Maouna trop récent, pour qu’il n’eût pas à craindre de voir s’élever, sous le prétexte le plus futile, une rixe sanglante, qui aurait aussitôt dégénéré en massacre.

«Chaque île que nous apercevions, dit-il, nous rappelait un trait de perfidie de la part des insulaires; les équipages de Roggewein avaient été attaqués et lapidés aux îles de la Récréation, dans l’est de celles des Navigateurs; ceux de Schouten, à l’île des Traîtres, qui était à notre vue, et au sud de l’île de Maouna, où nous avions été, nous-mêmes, assassinés d’une manière si atroce.

«Ces réflexions avaient changé nos manières d’agir à l’égard des Indiens. Nous réprimions par la force les plus petits vols et les plus petites injustices; nous leur montrions, par l’effet de nos armes, que la fuite ne les sauverait pas de notre ressentiment; nous leur refusions la permission de monter à bord, et nous menacions de punir de mort ceux qui oseraient y venir malgré nous.»

On voit, d’après l’amertume de ces réflexions, combien La Pérouse eut raison d’empêcher toute communication ultérieure de ses équipages avec les indigènes. Cette irritation est trop naturelle pour surprendre; mais on ne saurait assez louer la prudence et l’humanité du commandant, qui sut résister à l’entraînement de la vengeance.

Des îles des Navigateurs, la route fut dirigée sur l’archipel des Amis, que Cook n’avait pu explorer en entier. Le 27 décembre, fut découverte l’île de Vavao, une des plus grandes du groupe que le navigateur anglais n’avait pas eu occasion de visiter. Égale à Tonga-Tabou, elle est plus élevée et ne manque point d’eau douce. La Pérouse reconnut plusieurs îles de cet archipel, et il eut quelques relations avec ses habitants, qui ne lui procurèrent pas des vivres en assez grande quantité pour compenser sa consommation. Aussi résolut-il, le 1er janvier 1788, de gagner Botany-Bay, en prenant une route qui n’eût encore été suivie par aucun navigateur.

L’île Pilstaart, qu’avait découverte Tasman ou plutôt ce rocher, car sa plus grande largeur n’est que d’un quart de lieue, n’offre qu’une côte escarpée et ne peut servir de retraite qu’aux oiseaux de mer. C’est pourquoi La Pérouse, qui n’avait aucune raison de s’y arrêter, voulait-il hâter sa route vers la Nouvelle-Hollande; mais il est un facteur avec lequel il faut compter, même encore aujourd’hui, c’est le vent, et La Pérouse fut retenu trois jours devant Pilstaart.

Le 13 janvier, fut aperçue l’île Norfolk et ses deux îlots. Le commandant, en laissant tomber l’ancre à un mille de terre, ne voulait que faire reconnaître par les naturalistes le sol et les productions de l’île. Mais les lames qui déferlaient sur la plage semblaient défendre le littoral contre tout débarquement, et cependant Cook y avait atterri avec la plus grande facilité.

Une journée se passa tout entière en vaines tentatives et fut sans résultats scientifiques pour l’expédition. Le lendemain, La Pérouse mettait à la voile. Au moment où ses frégates entraient dans la passe de Botany-Bay, on aperçut une flotte anglaise. C’était celle du commodore Phillip, qui allait jeter les fondements de Port-Jackson, embryon de cette puissante colonie dont les immenses provinces sont arrivées aujourd’hui, après moins d’un siècle d’existence, au faîte de la civilisation et de la prospérité.

C’est ici que s’arrête le journal de La Pérouse. Nous savons, par une lettre qu’il écrivit de Botany-Bay, le 5 février, au ministre de la marine, qu’il devait y construire deux chaloupes pour remplacer celles qui avaient été détruites à Maouna. Tous les blessés, et notamment M. Lavaux, le chirurgien major de l’Astrolabe, qui avait été trépané, étaient alors en parfaite santé. M. de Clonard avait pris le commandement de l’Astrolabe, et M. de Monti l’avait remplacé sur la Boussole.

Une lettre postérieure de deux jours donnait des détails sur la route que le commandant se proposait de suivre. La Pérouse y disait:

«Je remonterai aux îles des Amis et je ferai absolument tout ce qui m’est enjoint par mes instructions relativement à la partie méridionale de la Nouvelle-Calédonie, à l’île Santa-Cruz de Mendana, à la côte du sud de la terre des Arsacides de Surville et à la terre de la Louisiade de Bougainville, en cherchant à connaître si cette dernière fait partie de la Nouvelle-Guinée ou si elle en est séparée. Je passerai à la fin de juillet 1788 entre la Nouvelle-Guinée et la Nouvelle-Hollande par un autre canal que celui de l’Endeavour, si toutefois il en existe un. Je visiterai, pendant le mois de septembre et une partie d’octobre, le golfe de Carpentarie et toute la côte occidentale de la Nouvelle-Hollande jusqu’à la terre de Diemen, mais de manière, cependant, qu’il me soit possible de remonter au nord assez tôt pour arriver au commencement de décembre de 1788 à l’île de France.»

Non seulement La Pérouse ne fut pas exact au rendez-vous que lui-même avait fixé, mais deux années entières se passèrent sans qu’on eût de nouvelles de son expédition.

Bien que la France traversât, à cette époque, une crise d’une importance exceptionnelle, l’intérêt public, violemment surexcité, finit par se traduire à la barre de l’Assemblée nationale par l’organe des membres de la Société d’histoire naturelle de Paris. Un décret du 9 février 1791 invita le roi à faire armer un ou plusieurs bâtiments pour aller à la recherche de La Pérouse. En supposant qu’un naufrage vraisemblable fût venu arrêter le cours de l’expédition, il était possible que la plus grande partie des équipages eût survécu; il importait donc qu’on lui portât secours le plus rapidement possible.

Des savants, des naturalistes et des dessinateurs devaient faire partie de cette expédition, afin de la rendre utile et avantageuse à la navigation, à la géographie, au commerce, aux arts et aux sciences. Tels sont les termes du décret que nous avons cité plus haut.

Le commandement de l’escadre fut donné au contre-amiral Bruny d’Entrecasteaux. L’attention du ministre avait été appelée sur cet officier par sa campagne dans l’Inde à contre-mousson. On lui donnait les deux flûtes la Recherche et l’Espérance, cette dernière sous le commandement de M. Huon de Kermadec, capitaine de vaisseau. L’état major des deux bâtiments comprenait beaucoup d’officiers qui devaient arriver plus tard à de hautes positions militaires. C’étaient Rossel, Willaumez, Trobriand, La Grandière, Laignel et Jurien. Au nombre des savants embarqués, on comptait le naturaliste La Billardière, les astronomes Bertrand et Pierson, les naturalistes Ventenat et Riche, l’hydrographe Beautemps-Beaupré, l’ingénieur Jouvency.

Les deux vaisseaux emportaient un riche assortiment d’objets d’échange et dix-huit mois de vivres. Le 28 septembre, ils quittèrent Brest, et arrivèrent à Ténériffe le 13 octobre. A cette époque, une ascension au fameux pic était obligatoire.

La Billardière y fut témoin d’un phénomène qu’il avait déjà observé en Asie Mineure: son corps se dessinait avec les belles couleurs de l’arc-en-ciel sur des nuages placés au-dessous de lui du côté opposé au soleil.

Les 23 octobre, c’est-à-dire dès que les provisions consommées eurent été refaites, l’ancre fut levée et la route fut donnée pour le Cap. Pendant cette traversée, La Billardière fit une expérience intéressante et découvrit que la phosphorescence de la mer est due à de petits animalcules de forme globuleuse que les eaux tiennent en suspension. La traversée jusqu’au Cap, où les bâtiments jetèrent l’ancre le 18 janvier 1792, n’avait présenté d’autres incidents que la rencontre d’une quantité inusitée de bonites et d’autres poissons, sans parler d’une légère voie d’eau qui fut facilement aveuglée.

D’Entrecasteaux trouva au Cap une lettre de M. de Saint-Félix, commandant des forces françaises dans l’Inde, qui allait déranger toute l’économie de son voyage et avoir sur son objet une influence défavorable. D’après cette communication, deux capitaines de bâtiments français, venant de Batavia, auraient rapporté que le commodore Hunter, commandant de la frégate anglaise Syrius, aurait vu, «près des îles de l’Amirauté, dans la mer du Sud, des hommes couverts d’étoffes européennes et particulièrement d’habits qu’il a jugés être des uniformes français. Vous y verrez, disait M. de Saint-Félix, que le commodore n’a pas douté que ce ne fussent les débris du naufrage de M. de La Pérouse...»

Hunter se trouvait dans la rade du Cap lors de l’arrivée de d’Entrecasteaux; mais, deux heures après l’arrivée des bâtiments français, il levait l’ancre. Cette conduite parut, tout au moins, bizarre. Le commodore avait eu le temps d’apprendre que c’était l’expédition envoyée à la recherche de La Pérouse, et pourtant, il ne faisait à son commandant aucune communication sur un fait aussi grave! Mais on apprit bientôt que Hunter avait affirmé n’avoir aucune connaissance des faits exposés par M. de Saint-Félix. Fallait-il donc considérer comme nulle et non avenue la communication du commandant français? D’Entrecasteaux ne le pensa pas, malgré tout ce qu’elle avait d’invraisemblable.

La station au Cap avait été mise à profit par les savants, qui avaient fait de nombreuses courses aux environs de la ville, et notamment par La Billardière, qui s’était enfoncé aussi loin dans l’intérieur que le permettait le peu de temps que devait durer le séjour des frégates sur la rade.

L’ancre fut levée le 16 février, et d’Entrecasteaux, résolu à doubler le cap de Diemen pour entrer dans les mers du Sud, fit faire route pour passer entre les îles Saint-Paul et Amsterdam. Découvertes en 1696, par le capitaine Valming, elles avaient été reconnues par Cook à son dernier voyage. L’île Saint-Paul, auprès de laquelle passèrent la Recherche et l’Espérance, était enveloppée de nuages d’épaisse fumée, au-dessus desquels s’élevaient des montagnes. C’étaient ses forêts qui brûlaient.

Le 21 avril, les deux flûtes pénétraient dans une baie de la côte de Van-Diemen qu’on croyait être celle de l’Aventure, mais qui porte en réalité le nom de baie des Tempêtes. Le fond de cette baie reçut le nom de port d’Entrecasteaux. Il fut facile de s’y procurer du bois, et l’on y pêcha en abondance toute sorte de poissons. Parmi les arbres fort beaux qu’on trouva en cet endroit, La Billardière cite plusieurs sortes d’eucalyptus, dont on ignorait encore les qualités multiples. Les chasses nombreuses auxquelles il prit part lui procurèrent des spécimens de cygnes noirs et de kanguros, alors fort peu connus.

Ce fut le 16 mai que les frégates sortirent du port et se dirigèrent vers un détroit, où d’Entrecasteaux avait l’intention de pénétrer, et qui depuis a reçu le nom de cet amiral.

«Plusieurs feux aperçus à peu de distance du rivage, dit la relation, déterminèrent MM. Crétin et d’Auribeau à aborder; et, à peine entrés dans les bois, ils rencontrèrent quatre naturels occupés à entretenir trois petits feux auprès desquels ils étaient assis. Ces sauvages s’enfuirent sur-le-champ, malgré tous les signes d’amitié qu’on leur fit, en abandonnant les homards et les coquillages qu’ils faisaient griller sur les charbons. On voyait tout près autant de cases que de feux....

«Un des sauvages, d’une très grande taille et fortement musclé, avait oublié un petit panier rempli de morceaux de silex; il ne craignit pas de venir le chercher et s’avança tout près de Crétin avec l’air d’assurance que sa force semblait lui donner. Les uns étaient tout nus et les autres avaient une peau de kanguro sur les épaules. Ces sauvages sont d’une couleur noire peu foncée; ils laissent croître leur barbe et ont les cheveux laineux.»

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Quatre naturels occupés à entretenir des feux. (Page 303.)

Lorsqu’elles débouquèrent du détroit de d’Entrecasteaux, les deux frégates firent route pour aller relever la côte sud-ouest de la Nouvelle-Calédonie, que La Pérouse avait dû visiter. Le premier point reconnu fut une partie de l’île des Pins, qui gît au sud de cette grande île. La Recherche faillit périr sur la barrière de récifs madréporiques qui bordent le rivage en laissant entre eux et la terre un canal de cinq à six kilomètres. A l’extrémité septentrionale, furent observés plusieurs îles montagneuses et des rochers détachés qui rendent ces parages excessivement dangereux. Ils ont reçu, des navigateurs reconnaissants, les noms de récifs d’Entrecasteaux et d’îles Huon.

La reconnaissance périlleuse, qui venait d’être faite en vue d’une côte si bien défendue, dura depuis le 16 juin jusqu’au 3 juillet. C’était un service véritable rendu aux géographes et aux marins, et ce fut l’une des parties les plus ingrates de cette campagne de recherches.

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Vue de l’île Bourou. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Comme la saison favorable approchait, d’Entrecasteaux résolut d’en profiter pour gagner la terre des Arsacides, reconnue précédemment par Surville et visitée quelques années après par Shortland, qui, ayant cru faire une nouvelle découverte, lui donna le nom de Nouvelle-Géorgie.

Le 9 juillet, «nous aperçûmes vers quatre heures et demie, à un myriamètre et demi au nord-ouest, le rocher nommé Eddy-Stone, dit La Billardière; de loin nous le primes, comme Shortland, pour un vaisseau à la voile. L’illusion était d’autant plus grande, qu’il a à peu près la couleur des voiles d’un vaisseau; quelques arbustes en couronnaient la sommité. Les terres des Arsacides, vis-à-vis de ce rocher, sont escarpées et couvertes de grands arbres jusque sur leurs sommets.»

Après avoir rectifié la position des roches d’Eddy-Stone et celle des îles de la Trésorie, au nombre de cinq, mais si rapprochées que Bougainville les avait prises pour une seule et même terre, d’Entrecasteaux longea l’île de Bougainville. Séparée par un canal très étroit de l’île Bouka, cette dernière était couverte de plantations et paraissait très peuplée. Quelques échanges furent faits avec les naturels de cette île, mais il fut impossible de les déterminer à monter à bord.

«La couleur de leur peau, dit La Billardière, est d’un noir peu foncé. Ces sauvages sont d’une taille moyenne; ils étaient sans vêtements, et leurs muscles très prononcés annonçaient la plus grande force. Leur figure n’est rien moins qu’agréable, mais elle est remplie d’expression. Ils ont la tête fort grosse, le front large, de même que toute la face, qui est très aplatie, particulièrement au-dessous du nez, le menton épais, les joues un peu saillantes, le nez épaté, la bouche fort large et les lèvres assez minces.

«Le bétel, qui teint d’une couleur sanguinolente leur grande bouche, ajoute encore à la laideur de leur figure. Il paraît que ces sauvages savent tirer de l’arc avec beaucoup d’adresse. Un d’eux avait apporté, à bord de l’Espérance, un fou qu’il venait de tuer; on remarqua au ventre de cet oiseau le trou de la flèche qui l’avait percé.

«Ces insulaires ont particulièrement tourné leur industrie du côté de la fabrication de leurs armes; elles sont travaillées avec beaucoup de soin. Nous admirâmes l’adresse avec laquelle ils avaient enduit d’une résine la corde de leurs arcs, de sorte qu’on l’eût prise au premier coup d’œil pour une corde de boyau; elle était garnie vers le milieu d’écorce de rotin, pour qu’elle s’usât moins en décochant les flèches.»

Le 15 juillet fut terminée la reconnaissance de la côte occidentale de ces deux îles, dont Bougainville avait relevé la partie orientale.

Le lendemain, l’île à laquelle Carteret a donné le nom de sir Charles Hardy et, bientôt après, l’extrémité sud-est de la Nouvelle-Irlande, parurent aux yeux des navigateurs français.

Les deux frégates mouillèrent dans le havre Carteret, et les équipages s’établirent sur l’île des Cocos, couverte de grands arbres toujours verts, qui croissaient avec vigueur, malgré le peu de terre végétale amassée entre les pierres calcaires. Il fut assez difficile de s’y procurer les cocos, qui avaient cependant, par leur abondance, mérité à cette terre le nom qu’elle portait. En revanche, elle offrit aux naturalistes une abondance considérable de végétaux et d’insectes, dont la variété fit la joie de La Billardière.

Pendant toute la relâche, les pluies tombèrent abondamment. C’était un torrent d’eau tiède qui coulait sans cesse.

Après avoir fait l’eau et le bois nécessaires, la Recherche et l’Espérance appareillèrent, le 24 juillet 1792, du port Carteret. Dans cette manœuvre, l’Espérance perdit une ancre dont le câble avait été coupé par les brisants de corail. Les deux frégates embouquèrent alors le canal Saint-Georges, large à son extrémité méridionale de six à sept myriamètres, c’est-à-dire ayant à peu près la moitié de ce que Carteret lui donne. Emportées par des courants rapides, elles passèrent devant les îles de Man et de Sandwich, sans pouvoir s’y arrêter.

Dès qu’il eut pris connaissance des îles Portland, îlots aplatis, au nombre de sept, qui gisent par 2° 39′ 44″ de latitude sud et 147° 15′ de longitude est, d’Entrecasteaux continua sa route vers les îles de l’Amirauté, qu’il se proposait de visiter. D’après les rapports qui auraient été faits au commodore Hunter, c’était sur la plus orientale de ces îles qu’avaient été aperçus des naturels vêtus d’uniformes de la marine française.

«Les sauvages parurent en foule, dit la relation. Les uns couraient le long du rivage; d’autres, les yeux fixés sur nos vaisseaux, nous invitaient par signes à descendre à terre; leurs cris étaient l’expression de la joie... A une heure et demie, on mit en panne, et l’on expédia, de chaque vaisseau, un canot avec différents objets, qui devaient être distribués aux habitants de cette petite île. Tandis que ces canots s’en approchaient le plus possible, les frégates se tenaient à portée de les protéger en cas d’attaque de la part des sauvages, car la perfidie des habitants du sud des îles de l’Amirauté à l’égard de Carteret nous laissait des inquiétudes sur le sort de ceux-ci.»

La côte était ceinte de récifs. Les embarcations ne purent s’en approcher qu’à cent mètres de distance. Un grand nombre de naturels bordaient le rivage et, par leurs signes, engageaient les Français à débarquer.

«Un sauvage, distingué des autres par un double rang de petits coquillages dont il avait le front orné, paraissait jouir de beaucoup d’autorité. Il ordonna à l’un des naturels de se jeter à l’eau pour nous apporter quelques noix de coco. La crainte de s’approcher, à la nage et sans défense, de personnes dont il ne connaissait point les intentions, fit hésiter un moment cet insulaire. Mais le chef, peu accoutumé sans doute à trouver de la résistance à ses volontés, ne lui permit pas de réfléchir; des coups de bâton, qu’il lui donna lui-même sur le ventre, suivirent de près ses ordres, et il fallut obéir sur le champ... Dès qu’il fut rendu sur l’île, la curiosité rassembla tous les autres autour de lui; chacun voulut avoir part à nos présents. Des pirogues furent aussitôt lancées à la mer. Beaucoup d’autres naturels s’avancèrent à la nage, et, dans peu, il y avait un grand concours autour de nos canots. Nous étions étonnés que la force du ressac et celle de la vague sur les brisants ne les eussent pas retenus sur l’île.»

Peut-être ce que ces Indiens avaient fait, les Français auraient-ils pu l’exécuter. Toutefois, il ne paraît pas qu’ils se soient enquis auprès des sauvages si des navires, ou au moins un petit bâtiment, n’avaient pas fait naufrage dans leur archipel.

La seule remarque faite, c’est que ces indigènes connaissaient l’usage du fer et appréciaient ce métal par-dessus toute chose.

D’Entrecasteaux reconnut ensuite la partie septentrionale de cet archipel, fit des échanges avec les naturels, mais ne débarqua nulle part et ne semble pas avoir rempli, avec le soin minutieux et le dévouement qu’on était en droit d’attendre de lui, cette partie de sa mission.

La Recherche et l’Espérance visitèrent ensuite les îles Hermites, découvertes en 1781 par la frégate espagnole la Princesa. Comme tous ceux qu’avait rencontrés jusqu’alors l’expédition, les naturels témoignèrent un vif désir de voir les étrangers débarquer sur leur île, sans pouvoir les y déterminer.

Puis furent vues successivement les îles de l’Échiquier de Bougainville, plusieurs îlots sans nom, bas et couverts d’une végétation luxuriante, les îles Schouten et la côte de la Nouvelle-Guinée, à l’intérieur de laquelle se déroulait une chaîne de montagnes dont les plus élevées paraissaient avoir au moins quinze cents mètres.

Après avoir longé de très près le rivage de cette grande île, la Recherche et l’Espérance donnèrent dans le détroit de Pitt pour gagner les Moluques.

Ce fut avec joie que, le 5 septembre 1792, les Français mouillèrent dans la rade d’Amboine. Il y avait un grand nombre de scorbutiques à bord, et tout le monde, officiers et matelots, avait besoin d’une relâche de quelque durée pour réparer ses forces. Les naturalistes, les astronomes et les divers savants de l’expédition descendirent aussitôt à terre et s’installèrent commodément pour procéder à leurs recherches et à leurs observations ordinaires. L’exploration des naturalistes fut particulièrement fructueuse. La Billardière s’étend avec complaisance sur la multiplicité des plantes et des animaux qu’il put récolter.

«Étant sur le rivage, dit-il, j’entendis des instruments à vent, dont les accords, quelquefois très justes, étaient entremêlés de dissonances qui ne déplaisaient point. Ces sons, bien filés et très harmonieux, semblaient venir de si loin, que je crus, pendant quelque temps, que les naturels faisaient de la musique au delà de la rade, à près d’un myriamètre de distance du lieu où j’étais. Mon oreille était bien trompée par la distance, car je n’étais pas à cent mètres de l’instrument. C’était un bambou de vingt mètres au moins de hauteur, qui avait été fixé dans une situation verticale sur les bords de la mer. On remarquait entre chaque nœud une fente d’environ trois centimètres de long sur un centimètre et demi de large; ces fentes formaient autant d’embouchures, qui, lorsque le vent s’y introduisait, rendaient des sons agréables et variés. Comme les nœuds de ce long bambou étaient fort nombreux, on avait eu soin de faire les entailles en différents sens, afin que de quelque côté que le vent soufflât il pût toujours en rencontrer quelques-unes. Je ne puis mieux comparer les sons de cet instrument qu’à ceux de l’harmonica.»

Pendant cette longue relâche d’un mois, les vaisseaux furent calfatés, les gréements visités avec attention, et l’on prit toutes les mesures de précaution usitées pour les voyages dans ces climats humides et brûlants.

Quelques détails sur la rade d’Amboine, les mœurs et les usages de la population indigène, ne sont pas dépourvus d’intérêt.

«La rade d’Amboine, dit La Billardière, forme un canal d’environ deux myriamètres de long sur une largeur moyenne de deux tiers de myriamètre. Ses bords offrent souvent un bon ancrage, et quelquefois, cependant, un fond de corail.

«Le fort, nommé le fort de la Victoire, est construit en briques; le gouverneur et quelques membres du conseil y ont établi leur résidence. Il tombait alors en ruines, et, lorsqu’on y tirait le canon, il éprouvait toujours quelque dommage très apparent.

«La garnison était composée d’environ deux cents hommes, dont les naturels de l’île formaient le plus grand nombre; les autres étaient quelques soldats de la compagnie venus d’Europe et un faible détachement du régiment de Wurtemberg.....

«Le petit nombre des soldats qui survivent au séjour de l’Inde rend encore plus précieux ceux qui y ont passé quelques années; aussi la compagnie hollandaise est rarement fidèle aux promesses qu’elle leur fait de les laisser repasser en Europe lorsque leur temps est expiré.... J’ai rencontré quelques-uns de ces malheureux qu’on retenait depuis plus de vingt ans, quoique, aux termes des conventions, ils eussent dû être libres depuis longtemps....

«Les habitants d’Amboine parlent le malais, langue fort douce et musicale. Quant aux productions, ce sont les épices, le café, qui est inférieur à celui de la Réunion, et surtout le sagou, qui est cultivé dans tous les endroits marécageux.

«Le riz, qui se consomme à Amboine, n’est pas un produit de l’île; il réussirait cependant très bien dans la plupart des terrains bas. Mais la Compagnie Hollandaise a défendu de cultiver cette denrée, parce que sa vente est un moyen de retirer des mains des naturels le numéraire qu’elle est obligée de leur donner pour le girofle qu’ils lui fournissent. Ils empêchent par là l’augmentation du numéraire et tiennent toujours à un prix très modique le produit du travail des habitants.

«C’est ainsi que le gouvernement, ne consultant que ses propres intérêts, étouffe parmi ces peuples toute industrie, en les forçant d’abandonner, pour ainsi dire, toute autre espèce de culture pour celle des girofliers et des muscadiers.

«Les Hollandais ont soin de limiter la culture des épiceries, afin qu’elle ne dépasse pas de beaucoup la consommation ordinaire. Ces moyens, destructeurs de toute activité, s’accommodent d’ailleurs assez avec la nonchalance de ces peuples.»

Ce fut le 23 vendémiaire de l’an I, pour nous conformer au nouveau style employé par La Billardière, que les deux frégates quittèrent Amboine, amplement pourvues de provisions, poules, canards et oies de Guinée, cochons, chèvres, patates, ignames, bananes et courges. Les viandes, toutefois, étaient en très petite quantité; la farine était de mauvaise qualité; quant au sagou qu’on embarqua pour la remplacer, l’équipage ne put jamais s’y habituer. Il ne nous reste plus à citer de la longue liste des provisions dont les navires furent chargés que les bambous, les clous de girofle confits et l’arack.

«De jeunes pousses de bambou coupées par tranches et confites au vinaigre, dit La Billardière, forment une excellente provision pour un voyage au long cours; nous en emportâmes beaucoup. Ces jeunes pousses sont généralement fort tendres. On prend soin de les recueillir à temps; elles se vendent au marché comme des légumes et peuvent en tenir lieu. Leur longueur est souvent d’un mètre, et leur épaisseur d’un tiers de centimètre.

«Ces jeunes pousses de bambou sont un légume très apprécié des Chinois, qui lui trouvent un goût rappelant singulièrement celui de l’asperge.

«Nous nous étions approvisionnés de clous de girofle et de muscades confites au sucre. Le brou de la muscade est, dans ce cas, la seule partie mangeable; malheureusement, des confiseurs ignorants avaient choisi des muscades trop avancées. Les clous de girofle, déjà aussi gros que des olives moyennes, conservaient encore un goût trop aromatique pour former une confiture agréable; il faut avoir un palais indien pour se délecter de ces friandises; j’en dirai autant du gingembre, dont nous avions aussi des confitures.

«La seule liqueur spiritueuse qu’on put se procurer fut de l’arack, dont on acheta plusieurs barriques. Quelques voyageurs vantent beaucoup trop cette liqueur, qui ne vaut pas même de médiocre eau-de-vie de vin.»

En sortant d’Amboine, l’expédition fit route pour la côte sud-ouest de l’Australie. Successivement furent reconnues, sans qu’on s’y arrêtât, l’île Kisser, la côte septentrionale de Timor, l’île Batou, Savu au coup d’œil enchanteur, et enfin, le 16 frimaire, l’extrémité occidentale de la côte sud-ouest de la Nouvelle-Hollande, qui avait été découverte, en 1622, par Leuwin.

Le rivage ne présentait qu’une suite de dunes aréneuses, au milieu desquelles s’élevaient des roches à pic, qui offraient le spectacle de la plus complète aridité.

La navigation, sur cette côte sans abri, fut fort dangereuse. La mer était forte, le vent violent, et il fallait naviguer au milieu des brisants. La frégate l’Espérance, pendant une forte bourrasque, allait être jetée à la côte, lorsqu’un officier nommé Legrand reconnut, du haut du grand mât, un mouillage où il affirmait que les bâtiments seraient en sûreté.

«Le salut des deux vaisseaux, dit la relation, tenait à cette découverte, car la Recherche, obligée de louvoyer pendant la nuit au milieu de ces écueils périlleux, après avoir lutté aussi longtemps qu’elle eût pu contre la force de la tempête, dans l’espoir qu’un changement de vent lui permît de gagner la pleine mer, se serait infailliblement perdue. Cette baie, qui porte le nom du citoyen Legrand, rappellera le service signalé que cet habile marin a rendu à notre expédition.»

Les îlots qui bordaient cette côte furent reconnus par les navigateurs. L’un d’eux, l’ingénieur-géographe de la Recherche, nommé Riche, qui était descendu sur la grande terre pour y faire quelques observations, s’égara et ne put regagner le bord que deux jours plus tard, exténué de fatigue et mourant de faim.

C’est au petit archipel dont nous venons de parler que se termine la découverte de Nuyts.

«Nous fûmes étonnés, dit La Billardière, de la précision avec laquelle la latitude en avait été déterminée par ce navigateur, à une époque où les instruments d’observation étaient encore très imparfaits. Je dois faire la même remarque à l’égard de presque tout ce que Leuwin avait reconnu de cette terre.»

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Fête donnée à d’Entrecasteaux aux îles des Amis. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Le 15 nivôse, on était par 31° 52′ de latitude et 129° 10′ de longitude orientale, lorsque le capitaine Huon de Kermadec fit savoir à d’Entrecasteaux que son gouvernail avait subi des avaries, qu’on était réduit, à son bord, à trois quarts de bouteille d’eau par jour, qu’il avait été obligé de supprimer la distribution des boissons anti-scorbutiques et qu’il n’avait plus que trente barriques d’eau. La situation n’était pas meilleure sur la Recherche. D’Entrecasteaux fit donc route vers le cap Diemen, après avoir longé cent soixante myriamètres d’une côte excessivement aride et qui ne lui avait pas offert d’observations intéressantes.

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Type de la Nouvelle-Hollande. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Le 3 pluviôse, les navires mouillaient dans la baie des Roches, enfoncement de la baie des Tempêtes, qu’ils avaient reconnu l’année précédente.

Cette station fut extrêmement productive en renseignements de tout genre. La Billardière, émerveillé de la variété de productions de ce coin de la terre de Diemen, ne pouvait se lasser d’admirer les immenses forêts d’arbres véritablement gigantesques et le fouillis d’arbustes et de plantes inconnus, au milieu desquels il était obligé de se frayer un chemin. Pendant une des nombreuses excursions qu’il fit aux environs de la baie, il ramassa de beaux morceaux d’hématite rouge bronzé, et, plus loin, une terre ocreuse d’un rouge assez vif qui décelait la présence du fer. Il ne tarda pas à se trouver en présence de quelques naturels, et les renseignements qu’il donne sur cette race aujourd’hui complètement éteinte sont assez intéressants pour que nous les reproduisions. Ils compléteront d’ailleurs ceux que nous devons au capitaine Cook.

«Ces sauvages étaient au nombre de quarante-deux, dont sept hommes faits et huit femmes; les autres paraissaient être leurs enfants, parmi lesquels nous remarquâmes plusieurs filles déjà nubiles et encore moins vêtues que leurs mères.... Ces naturels ont les cheveux laineux et se laissent croître la barbe. La mâchoire supérieure s’avance, dans les enfants, beaucoup au delà de l’inférieure; mais, s’affaissant avec l’âge, elle se trouve dans l’adulte à peu près sur la même ligne. Leur peau n’est pas d’un noir très foncé; mais c’est sans doute une beauté chez ces peuples d’être très noirs, et, pour le paraître encore beaucoup plus qu’ils ne le sont en effet, ils se couvrent de poussière de charbon, principalement les parties supérieures du corps.

«On voit sur leur peau, particulièrement à la poitrine et aux épaules, des tubercules disposés symétriquement, offrant tantôt des lignes d’un décimètre de long, tantôt des points placés à différentes distances les uns des autres.... L’usage de s’arracher deux des dents incisives supérieures que, d’après le rapport de quelques voyageurs, on avait cru général parmi ces habitants, n’est certainement pas introduit chez cette peuplade, car nous n’en vîmes aucun à qui il en manquât à la mâchoire supérieure, et ils avaient tous de fort belles dents. Ces peuples sont couverts de vermine. Nous admirâmes la patience d’une femme qui fut longtemps occupée à en délivrer un de ses enfants; mais nous vîmes avec beaucoup de répugnance que, comme la plupart des noirs, elle écrasait avec ses dents ces dégoûtants insectes et les avalait sur-le-champ.» Il est à remarquer que les singes ont les mêmes habitudes.

«Les petits enfants étaient fort curieux de tout ce qui avait un peu d’éclat; ils ne se cachaient pas pour détacher les boutons de métal de nos habits. Je ne dois pas oublier de citer l’espièglerie d’un jeune sauvage à l’égard d’un de nos matelots. Celui-ci avait déposé au pied d’un rocher un sac rempli de coquillages. Aussitôt, le naturel le transporta furtivement ailleurs et le lui laissa chercher pendant quelque temps; puis, il le rapporta à la même place, et il s’amusa beaucoup du tour qu’il venait de jouer.»

Dès la pointe du jour, le 26 pluviôse, les deux navires levèrent l’ancre, s’engagèrent dans le détroit d’Entrecasteaux, et mouillèrent, le 5 ventôse, dans la baie de l’Aventure. Après cinq jours de relâche et d’observations dans cette baie, d’Entrecasteaux fit voile vers la Nouvelle-Zélande, dont il rallia l’extrémité septentrionale.

Après une entrevue avec les naturels, trop courte pour ajouter aux renseignements, si nombreux et si précis, que nous devons au capitaine Cook, d’Entrecasteaux fit route pour l’archipel des Amis, que La Pérouse avait dû visiter. Il mouilla dans la rade de Tonga-Tabou. Les navires furent aussitôt entourés d’une foule de pirogues et littéralement pris à l’abordage par une masse d’insulaires, qui venaient vendre des cochons et des fruits de toute espèce.

Un des fils de Poulao, le roi que Cook avait connu, accueillit les navigateurs bienveillamment et surveilla même scrupuleusement les échanges que l’on fit avec les indigènes. Ce n’était pas une tâche facile, car ceux-ci déployaient une adresse merveilleuse pour voler tout ce qui se trouvait à leur portée.

La Billardière raconte un assez bon tour dont il fut victime. Il avait été suivi, sous la tente où étaient déposés les approvisionnements, par deux indigènes qu’il avait pris pour des chefs.

«L’un d’eux, dit-il, montra le plus grand empressement à me choisir les meilleurs fruits. J’avais mis mon chapeau par terre, le croyant dans un lieu sûr; mais ces deux filous faisaient leur métier. Celui qui était derrière moi fut assez adroit pour cacher mon chapeau sous ses vêtements, et il s’en alla avant que je m’en fusse aperçu; l’autre ne tarda pas à le suivre. Je me méfiais d’autant moins de ce tour, que je n’eusse pas cru qu’ils osassent s’emparer d’un objet aussi volumineux, au risque d’être surpris dans l’enceinte où nous les avions laissés entrer; d’ailleurs, un chapeau ne pouvait être que d’une bien faible utilité pour ces peuples, qui ont ordinairement la tête nue. L’adresse qu’ils avaient mise à me voler me prouva que ce n’était pas leur coup d’essai.»

Les Français furent en relations avec un chef qu’ils nomment Finau. C’est sans doute celui dont il est question, sous le nom de Finaou, dans le voyage du capitaine Cook, qu’il appelait Touté. Mais celui-ci n’était qu’un chef secondaire. Le roi, le chef suprême de Tonga-Tabou, de Vavao, d’Annamooka, avait nom Toubau. Il vint visiter les vaisseaux, et rapporta un fusil qui avait été enlevé, quelques jours avant, à une sentinelle. Il fit présent à d’Entrecasteaux de deux pièces d’étoffe d’écorce de mûrier à papier, si grandes, que chacune d’elles, étant déployée, eût facilement couvert le vaisseau; puis, ce furent des nattes et des cochons, en échange desquels on lui fit cadeau d’une belle hache et d’un habit rouge de général, dont il se revêtit sur-le-champ.

Deux jours après, une femme, d’un embonpoint extraordinaire, âgée d’au moins cinquante ans, et à laquelle les naturels donnaient des marques de respect extraordinaire, se fit conduire à bord. C’était la reine Tiné. Elle goûta à tous les mets qu’on lui offrit, mais donna la préférence aux bananes confites. Le maître d’hôtel se tenait derrière elle et attendait le moment de desservir; mais elle lui en évita la peine en s’appropriant l’assiette et la serviette.

Le roi Toubau voulut donner une fête à d’Entrecasteaux. L’amiral fut reçu à terre par les deux chefs, Finau et Omalaï, qui le conduisirent à une esplanade très étendue. Toubau arriva avec ses deux filles; elles avaient répandu sur leurs cheveux une grande quantité d’huile de coco, et elles portaient chacune un collier fait avec les jolies graines de l’abrus precatorius.

«Les insulaires formaient, dit la relation, de toutes parts un grand concours; nous estimâmes qu’ils étaient pour le moins au nombre de quatre mille.

«La place d’honneur était, sans doute, à la gauche du roi, car il invita le général à s’y asseoir. Celui-ci fit apporter aussitôt les présents destinés pour Toubau, qui lui en témoigna beaucoup de reconnaissance. Mais rien de tout ce qui lui fut offert n’excita autant l’admiration de cette nombreuse assemblée qu’une pièce de damas cramoisi, dont la couleur vive leur fit crier de toutes parts: Eho! eho! qu’ils répétèrent longtemps en marquant la plus grande surprise. Ils firent entendre le même cri lorsque nous déroulâmes quelques pièces de ruban, où dominait la couleur rouge. Le général donna ensuite une chèvre pleine, un bouc et deux lapins (un mâle et une femelle). Le roi promit d’en avoir le plus grand soin et de les laisser multiplier dans son île.

«Omalaï, que Toubau nous dit être son fils, reçut aussi du général quelques présents, de même que plusieurs autres chefs.

«Nous avions à notre droite, vers le nord-est, treize musiciens, qui, assis à l’ombre d’un arbre à pain chargé d’un nombre prodigieux de fruits, chantaient ensemble en faisant différentes parties. Quatre d’entre eux tenaient à la main un bambou d’un mètre à un mètre et demi de longueur, dont ils frappaient la terre pour marquer la mesure; le plus long de ces bambous servait quelquefois à en marquer tous les temps. Ces instruments rendaient des sons approchant assez de ceux d’un tambourin, et ils étaient entre eux dans la proportion suivante: les deux bambous de grandeur moyenne formaient l’unisson; le plus long était à un ton et demi au-dessous, et le plus court à deux tons et demi plus haut. Le musicien qui chantait la haute-contre se faisait entendre beaucoup au-dessus de tous les autres, quoique sa voix fût un peu rauque; il s’accompagnait en même temps en frappant avec deux petits bâtons de casuarina sur un bambou long de six mètres et fendu dans toute sa longueur.

«Trois musiciens, placés devant les autres, s’attachaient encore à exprimer le sujet de leur chant par des gestes qu’ils avaient sans doute bien étudiés, car ils les répétaient ensemble de la même manière. De temps en temps, ils tournaient la tête du côté du roi, en faisant avec leurs bras des mouvements qui ne manquaient pas de grâce; d’autres fois, ils inclinaient la tête avec vitesse jusque sur la poitrine et la secouaient à différentes reprises.

«Sur ces entrefaites, Toubau offrit au général des pièces d’étoffe fabriquées avec l’écorce du mûrier à papier, et il les fit déployer avec beaucoup d’ostentation pour nous faire connaître tout le prix de son présent.

«Celui de ses ministres qui était assis à sa droite ordonna qu’on préparât le kava, et bientôt on en apporta plein un vase de bois taillé en ovale, dont la longueur était d’un mètre.

«Les musiciens avaient sans doute réservé pour cet instant leurs plus beaux morceaux, car, à chaque pose qu’ils faisaient, nous entendions crier de toutes parts: Mâli! mâli! et les applaudissements réitérés des habitants nous firent connaître que cette musique faisait sur eux une impression très vive et très agréable.

«Le kava fut ensuite distribué aux différents chefs par celui qui avait ordre de le préparer.....»

Ce concert était bien loin de valoir, on le voit, les fêtes splendides qui avaient eu lieu pour la réception de Cook.

La reine Tiné donna ensuite un grand bal, précédé d’un concert qui avait attiré un grand concours de naturels, parmi lesquels, il est bon de le remarquer, s’étaient glissés un grand nombre de voleurs, dont l’impudence finit par être telle, qu’ils se saisirent par force d’un couteau. Vivement poursuivis par le forgeron de la Recherche, ils se retournèrent, lorsqu’ils le virent seul, le chargèrent et lui fendirent la tête d’un coup de massue. Par bonheur, cette rixe fut aperçue de l’Espérance, d’où l’on tira un coup de canon qui dispersa les assassins. Plusieurs insulaires, à cette occasion, furent tués par des officiers ou des matelots, qui ne savaient pas exactement ce qui s’était passé et croyaient voir des ennemis dans tous les insulaires qu’ils rencontraient.

Les bonnes relations ne tardèrent pas cependant à se rétablir, et elles étaient si cordiales au moment du départ, que plusieurs indigènes demandèrent à s’embarquer pour venir en France.

«Les notions que des insulaires très intelligents nous donnèrent sur les vaisseaux qui avaient mouillé dans cet archipel, dit la relation, nous firent connaître que La Pérouse n’avait relâché dans aucune de ces îles... Ils se souvenaient très bien des différentes époques auxquelles ils avaient vu le capitaine Cook, et, pour nous en faire connaître les intervalles, ils comptaient par récoltes d’ignames et nous en indiquaient deux pour chaque année.»

Cette information relative à La Pérouse est en contradiction absolue avec les renseignements que Dumont-Durville recueillit, trente-cinq ans plus tard, il est vrai, de la Tamaha alors régnante.

«Je voulus savoir, dit-il, si, entre Cook et d’Entrecasteaux, il n’était pas venu d’autres Européens à Tonga. Après avoir réfléchi quelques moments, elle m’expliqua très clairement que, peu d’années avant le passage de d’Entrecasteaux, deux grands navires, semblables aux siens, avec des canons et beaucoup d’Européens, avaient mouillé à Annamooka, où ils étaient restés dix jours. Leur pavillon était tout blanc et non pas semblable à celui des Anglais. Les étrangers étaient fort bien avec les naturels; on leur donna une maison à terre où se faisaient des échanges. Un naturel, qui avait vendu, moyennant un couteau, un coussinet en bois à un officier, fut tué par celui-ci d’un coup de fusil, pour avoir voulu remporter sa marchandise, après en avoir reçu le prix. Du reste, cela ne troubla pas la paix, parce que le naturel avait tort en cette circonstance.»

L’honorabilité de Dumont-Durville le mettant à l’abri de tout soupçon de supercherie, on ne peut s’empêcher de reconnaître que plusieurs parties de cette déposition circonstanciée présentent un grand caractère de vérité. Ce qui a trait à la couleur du pavillon, différent de celui des Anglais, est particulièrement probant. Devons-nous en conclure à la légèreté des recherches faites par d’Entrecasteaux? Cela serait bien grave. Nous allons cependant rapporter tout à l’heure deux circonstances qui sembleraient de nature à lui faire encourir ce reproche.

Ce fut avec les témoignages d’un vif regret que les naturels virent partir les frégates françaises, le 21 germinal. Six jours plus tard, l’Espérance signalait Erronan, la plus orientale des îles du Saint-Esprit, découverte par Quiros, en 1606; puis, ce furent successivement Annatom, Tanna, dont le volcan est toujours en éruption, etc., et les îles Beautemps-Beaupré. Portées bientôt par les courants, les frégates furent en vue des montagnes de la Nouvelle-Calédonie et mouillèrent dans le port de Balade, où le capitaine Cook avait jeté l’ancre en 1774.

Les sauvages connaissaient le fer, mais ils ne l’appréciaient pas autant que d’autres peuples, sans doute parce que les pierres dont ils se servaient étaient extrêmement dures et leur en rendaient la privation moins sensible. Leurs premiers mots, en montant à bord, furent pour demander à manger, et il n’y avait pas à s’y méprendre, car ils montraient leur ventre qui était extrêmement aplati. Leurs pirogues n’étaient pas si artistement construites que celles des îles des Amis, et ils les manœuvraient assez mal,—remarques déjà faites par le capitaine Cook. La plupart de ces insulaires, aux cheveux laineux, à la peau presque aussi noire que les naturels de Van-Diemen, étaient armés de zagaies et de massues; ils portaient en outre, à la ceinture, un petit sac de pierres ovoïdales, qu’ils lancent avec leurs frondes.

Après une promenade à terre, pendant laquelle ils visitèrent les huttes en forme de ruches des naturels, les officiers et les naturalistes songèrent à regagner les navires.

«De retour vers le lieu de notre débarquement, dit la relation, nous trouvâmes plus de sept cents naturels qui étaient accourus de toutes parts. Ils nous demandèrent des étoffes et du fer en échange de leurs effets, et, bientôt, quelques-uns d’entre eux nous prouvèrent qu’ils étaient des voleurs très effrontés.

«Parmi leurs différents tours, j’en citerai un que me jouèrent deux de ces fripons. L’un d’eux m’offrit de me vendre un petit sac qui renfermait des pierres taillées en ovale et qu’il portait à la ceinture. Aussitôt il le dénoua et feignit de vouloir me le donner d’une main, tandis que de l’autre il recevait le prix dont nous étions convenus. Mais, au même instant, un autre sauvage, qui s’était placé derrière moi, jeta un grand cri pour me faire tourner la tête de son côté, et aussitôt le fripon s’enfuit avec son sac et mes effets en cherchant à se cacher dans la foule. Nous ne voulûmes pas le punir, quoique nous fussions pour la plupart armés de fusils. Cependant, il était à craindre que cet acte de douceur ne fût regardé par ces peuples comme un acte de faiblesse et ne les rendit encore plus insolents. Ce qui arriva peu de temps après semble le confirmer.

«Plusieurs d’entre eux furent assez hardis pour jeter des pierres à un officier qui n’était éloigné de nous que de deux cents pas. Nous ne voulûmes pas encore sévir contre eux, car le récit de Forster nous avait prévenus si avantageusement à leur égard, qu’il nous fallait encore d’autres faits pour détruire la bonne opinion que nous avions de la douceur de leur caractère; mais bientôt nous eûmes des preuves incontestables de leur férocité.

«L’un d’eux, ayant un os fraîchement grillé et dévorant un reste de chair qui y était encore attaché, s’avança vers le citoyen Piron et l’engagea à partager son repas; celui-ci, croyant que le sauvage lui offrait un morceau de quelque quadrupède, accepta l’os, qui n’était plus recouvert que de parties tendineuses, et, me l’ayant montré, je reconnus qu’il appartenait au bassin d’un enfant de quatorze à quinze ans. Les naturels qui nous entouraient nous indiquèrent, sur un enfant, la position de cet os; ils convinrent sans difficulté que la chair dont il avait été couvert avait servi aux repas de quelque insulaire, et ils nous firent même connaître que c’était pour eux un mets très friand...

«La plupart de ceux de notre expédition qui étaient restés à bord ne voulurent point ajouter foi au récit que nous leur fîmes du goût barbare de ces insulaires, ne pouvant se persuader que ces peuples, dont le capitaine Cook et Forster avaient fait une peinture si avantageuse, fussent dégradés par un aussi horrible vice; mais il ne fut pas difficile de convaincre les plus incrédules. J’avais apporté l’os déjà rongé, que notre chirurgien major reconnut pour celui d’un enfant; je le présentai aux deux habitants que nous avions à bord; sur-le-champ l’un de ces anthropophages le saisit avec avidité et arracha avec ses dents les ligaments et les cartilages qui y tenaient encore; je le passai ensuite à son camarade, qui y trouva aussi quelque chose à ronger.»

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Néo-Calédoniens.

Les naturels qui étaient venus à bord avaient volé tant d’objets et avec une telle impudence, qu’on avait été obligé de les chasser. Le lendemain, à peine les Français étaient-ils descendus à terre, qu’ils trouvèrent les sauvages prenant leur repas.

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La rivière des Cygnes. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Ceux-ci leur offrirent aussitôt à manger de la chair grillée tout récemment, qu’on reconnut être de la chair humaine.

Quelques-uns s’approchèrent même des Français et «leur tâtèrent à plusieurs reprises les parties les plus musculeuses des bras et des jambes en prononçant le mot karapek d’un air d’admiration et même de désir, ce qui n’était pas trop rassurant pour nous.»

Plusieurs officiers furent assaillis et volés avec la plus grande effronterie. Les intentions des naturels n’étaient pas douteuses; bientôt, même, ils cherchèrent à s’emparer des haches de plusieurs matelots descendus à terre pour faire du bois, et il fallut tirer sur eux pour s’en débarrasser.

Ces hostilités se renouvelèrent à plusieurs reprises et se terminèrent toujours par la fuite des naturels, qui eurent plusieurs hommes tués ou blessés. Le peu de succès de ces tentatives ne les empêcha pas de les recommencer toutes les fois qu’ils crurent trouver l’occasion favorable.

La Billardière fut témoin d’un fait, plusieurs fois observé depuis, mais qui avait longtemps paru invraisemblable. Il vit ces indigènes manger de la stéatite. Cette terre «sert à amortir le sentiment de la faim en remplissant leur estomac et en soutenant ainsi les viscères attachés au diaphragme, et, quoique cette substance ne fournisse aucun aliment nourricier, elle est cependant très utile à ces peuples, qui doivent être fort souvent exposés à de longues privations d’aliments, parce qu’ils s’adonnent très peu à la culture de leurs terres, d’ailleurs très stériles... On ne se serait jamais imaginé que des anthropophages eussent recours à un pareil expédient, lorsqu’ils sont pressés par la faim.»

Les navigateurs n’avaient pu recueillir pendant leur séjour à la Nouvelle-Calédonie aucun renseignement sur La Pérouse. Cependant, une tradition, que M. Jules Garnier a recueillie, veut que, quelque temps après le passage de Cook, deux grands navires se soient approchés de l’extrémité septentrionale de l’île des Pins, et y aient envoyé des embarcations.

«Le premier moment d’effroi passé, dit M. Jules Garnier, dans une communication insérée au Bulletin de la Société de géographie de novembre 1869, les indigènes s’approchèrent de ces étrangers et fraternisèrent avec eux; ils furent d’abord émerveillés de toutes leurs richesses; la cupidité les poussa ensuite à s’opposer par la force au départ de nos marins; mais ceux-ci, par une fusillade, qui jeta plusieurs indigènes à terre, calmèrent leur ardeur. Peu satisfaits de cette sauvage réception, les deux vaisseaux s’éloignèrent dans la direction de la grande terre, après avoir tiré un coup de canon, que les habitants crurent être un coup de tonnerre.»

Il est fort étonnant que d’Entrecasteaux, qui fut en rapport avec les indigènes de l’île des Pins, n’ait pas entendu parler de ces événements. Cette île n’est pas très étendue, sa population n’a jamais été nombreuse. Il faut donc que les indigènes aient tenu à garder secrets leurs rapports avec La Pérouse.

Si, dans sa navigation au long du récif madréporique qui défend des assauts de l’Océan la côte occidentale de la Nouvelle-Calédonie, d’Entrecasteaux avait su découvrir une des nombreuses coupures qui s’y rencontrent, il aurait pu, là encore, trouver quelque trace du passage de La Pérouse, navigateur soigneux et hardi, émule de Cook, qui dut débarquer sur plusieurs points de ce littoral. Un baleinier, dont le rapport est cité par Rienzi, affirmait avoir vu entre les mains des Néo-Calédoniens des médailles et une croix de Saint-Louis provenant de l’expédition française.

M. Jules Garnier, pendant un voyage de Nouméa à Canala, a vu, au mois de mars 1865, entre les mains d’un des indigènes de son escorte, «une vieille épée rouillée, effilée comme l’étaient celles du siècle dernier, et portant sur la garde des fleurs de lis.» Tout ce qu’on put tirer de son propriétaire, c’est qu’il la possédait depuis très longtemps.

Il n’y a pas apparence qu’un membre quelconque de l’expédition ait fait cadeau d’une épée à ces sauvages, encore moins d’une croix de Saint-Louis. Quelque officier aura sans doute été tué dans une rixe, et c’est ainsi que ces objets seront parvenus entre les mains des naturels.

Cette hypothèse a l’avantage d’être d’accord avec l’explication, donnée par M. Garnier, des contradictions flagrantes qu’on rencontre dans la peinture du caractère du peuple de Balade par Cook et d’Entrecasteaux. Pour le premier, ces indigènes ont toutes les qualités: bons, francs, paisibles; pour le second, tous les défauts: voleurs, traîtres, anthropophages.

Quelques faits extraordinaires, suivant M. Garnier, n’auraient-ils pas modifié, entre ces deux visites, la manière d’agir de ces naturels? Une rixe n’aurait-elle pas eu lieu? Les Européens n’auraient-ils pas été forcés de faire usage de leurs armes? N’auraient-ils pas détruit des plantations, brûlé des cases? Ne faudrait-il pas attribuer à quelque événement de ce genre l’accueil hostile qui fut fait à d’Entrecasteaux?

La Billardière, racontant une excursion qu’il fit aux montagnes dont est formée la chaîne de partage des eaux à l’extrémité septentrionale de la Nouvelle-Calédonie, et d’où l’on aperçoit la mer des deux côtés, dit:

«Nous n’étions plus suivis que par trois naturels, qui sans doute nous avaient vus un an auparavant longer la côte occidentale de leur île, car, avant de nous quitter, ils nous parlèrent de deux vaisseaux qu’ils avaient aperçus de ce côté.»

La Billardière eut le tort de ne pas les presser de questions à ce sujet. Étaient-ce les navires de La Pérouse ou ceux de d’Entrecasteaux qu’avaient aperçus ces sauvages? Était-ce bien «un an auparavant?»

On voit, d’après les détails que nous donnons ici, combien il est regrettable que d’Entrecasteaux n’ait pas poussé ses recherches avec plus de zèle. Il eût sans doute retrouvé les traces de ses compatriotes. Nous allons voir, tout à l’heure, qu’avec un peu plus de chance, il les aurait retrouvés, sinon tous, du moins en partie, vivants.

Pendant cette relâche, le capitaine Huon de Kermadec avait succombé aux atteintes d’une fièvre étique qui le dévorait depuis plusieurs mois. Il fut remplacé dans le commandement de l’Espérance par M. d’Hesmivy d’Auribeau.

Parti de la Nouvelle-Calédonie le 21 floréal, d’Entrecasteaux reconnut successivement les îles de Moulin, Huon, et l’île Santa-Cruz de Mendana, séparée de l’île de la Nouvelle-Jersey par un canal où furent attaqués les bâtiments français.

Dans le sud-est paraissait une île que d’Entrecasteaux nomma île de la Recherche, et qu’il aurait pu appeler de la Découverte, s’il avait songé à s’en approcher. C’était Vanikoro, îlot entouré de récifs madréporiques sur lesquels les bâtiments de La Pérouse avaient fait naufrage, et que, suivant toute vraisemblance, habitaient encore à cette époque une partie des malheureux navigateurs. Fatalité inconcevable! arriver aussi près du but et passer à côté! Mais le voile qui cachait le sort des compagnons de La Pérouse ne devait être déchiré que bien longtemps après.

Après avoir reconnu en détail l’extrémité méridionale de Santa-Cruz, sans pouvoir recueillir le moindre renseignement sur l’objet de ses recherches, d’Entrecasteaux se dirigea vers la terre des Arsacides de Surville, dont il reconnut l’extrémité méridionale; puis, il gagna les côtes de la Louisiade, que La Pérouse avait annoncé vouloir visiter en quittant les Salomon, et releva, le 7 prairial, le cap de la Délivrance. Ce cap n’appartient pas à la Nouvelle-Guinée, comme se l’était figuré Bougainville; il forme l’extrémité d’une île, qui fut appelée Rossel, du nom d’un des officiers qui devait être le principal historien de l’expédition.

Après avoir navigué le long d’une suite d’îles basses et rocheuses, de bas-fonds, qui reçurent les noms des principaux officiers, les deux frégates atteignirent les côtes de la Nouvelle-Guinée, à la hauteur du cap du Roi-Guillaume; puis, elles gouvernèrent, afin de donner dans le détroit de Dampier. On longea ensuite la côte septentrionale de la Nouvelle-Bretagne, au nord de laquelle on découvrit plusieurs petites îles très montueuses, inconnues jusqu’alors. Le 17 juillet, on était en vue d’une petite île, voisine de celle des Anachorètes.

D’Entrecasteaux, attaqué depuis longtemps de la dysenterie et du scorbut, était alors à toute extrémité. Cédant aux instances de ses officiers, il se détermina à se séparer de l’Espérance pour gagner plus rapidement Waigiou. Le lendemain, 20 juillet, il s’éteignait à la suite de longues et douloureuses souffrances.

Après une relâche à Waigiou et à Bourou, dont le résident combla les Français de bons procédés, et où quelques habitants avaient conservé le souvenir de Bougainville, l’expédition, d’abord sous le commandement de d’Auribeau, qui tomba bientôt malade, puis sous celui de Rossel, franchit le détroit de Bouton, celui de Saleyer, et arriva le 19 octobre devant Sourabaya.

De graves nouvelles y surprirent les membres de l’expédition. Louis XVI avait été décapité, la France était en guerre avec la Hollande et toutes les puissances de l’Europe. Bien que la Recherche et l’Espérance eussent besoin de nombreuses réparations et que la santé de leurs équipages exigeât un long repos, d’Auribeau se préparait à gagner l’île de France, lorsqu’il fut retenu par le gouverneur hollandais. La mésintelligence qui éclata bientôt entre les membres de l’expédition, dont les opinions politiques étaient très différentes, fit craindre au gouverneur que des troubles ne vinssent à éclater dans sa colonie, et il voulut soumettre ses «prisonniers» à des conditions très humiliantes, par lesquelles il fallut cependant passer. L’irritation et la haine éclatèrent, lorsque d’Auribeau crut à propos d’arborer le pavillon blanc. Mais la plupart des officiers et des savants, parmi lesquels La Billardière, s’y refusèrent obstinément, et, arrêtés par les autorités hollandaises, ils furent répartis dans les différents ports de la colonie.

A la mort de d’Auribeau, arrivée le 21 août 1794, Rossel devint le chef de l’expédition. Il se chargea de faire parvenir, en France, les documents de tout genre qui avaient été recueillis pendant la campagne; mais, fait prisonnier par une frégate anglaise, il fut dépouillé au mépris du droit des gens, et, lorsque la France rentra en possession des objets d’histoire naturelle qui lui avaient été volés (l’expression n’est pas trop forte quand on se rappelle les instructions données par le gouvernement français au sujet de l’expédition du capitaine Cook), ils étaient en si mauvais état, qu’on ne put en tirer tout le fruit qu’on en attendait.

Ainsi finit cette campagne malheureuse. Si son but principal avait été complètement manqué, elle avait du moins opéré quelques découvertes géographiques, complété ou rectifié celles qui étaient dues à d’autres navigateurs, et elle rapportait une ample moisson de faits, d’observations, de découvertes dans les sciences naturelles, dues en grande partie au dévouement du naturaliste La Billardière.

III

Voyage du capitaine Marchand. — Les Marquises. — Découverte de Nouka-Hiva. — Mœurs et coutumes des habitants. — Les îles de la Révolution. — La côte d’Amérique et le port de Tchikitané. — Le canal de Cox. — Relâche aux îles Sandwich. — Macao. — Déception. — Retour en France. — Découvertes de Bass et de Flinders sur les côtes de l’Australie. — Expédition du capitaine Baudin. — La terre de d’Endracht et la terre de Witt. — Relâche à Timor. — Reconnaissance de la terre de Van-Diemen. — Séparation du Géographe et du Naturaliste. — Séjour à Port Jackson. — Les convicts. — Les richesses pastorales de la Nouvelle-Galles du Sud. — Rentrée en France du Naturaliste. — Croisières du Géographe et du Casuarina aux terres de Nuyts, d’Edels, d’Endracht, de Witt. — Second séjour à Timor. — Retour en France.

Un capitaine de la marine marchande, nommé Étienne Marchand, revenait du Bengale en 1788, lorsqu’il rencontra, sur la rade de l’île Sainte-Hélène, le capitaine anglais Portlock. La conversation tomba naturellement sur le commerce, sur les objets d’échange, sur les articles dont la vente procurait les plus grands bénéfices. En homme avisé, Marchand laissa parler son interlocuteur et ne lui répondit que le peu de mots nécessaires pour alimenter la conversation. Il tira de Portlock cette information intéressante, que les fourrures, et particulièrement les peaux de loutre, étaient à vil prix sur la côte occidentale de l’Amérique du Nord et atteignaient en Chine des prix fabuleux; en même temps, on pouvait se procurer facilement dans le Céleste Empire une cargaison pour l’Europe.

De retour en France, Marchand fit part à ses armateurs, MM. Baux, de Marseille, du renseignement précieux qu’il avait recueilli, et ceux-ci résolurent d’en profiter aussitôt. La navigation dans les mers du Pacifique exigeait un bâtiment d’une force exceptionnelle, pourvu de qualités spéciales. MM. Baux firent donc construire un navire de trois cents tonneaux, chevillé et doublé en cuivre, et le pourvurent de tout ce qui était nécessaire pour le défendre en cas d’attaque, le réparer en cas d’accident, faciliter les opérations commerciales et entretenir la santé des équipages pendant cette campagne, qui devait durer trois ou quatre ans.

Au capitaine Marchand, commandant le Solide, furent adjoints deux capitaines, MM. Masse et Prosper Chanal, trois lieutenants, deux chirurgiens et trois volontaires. C’était, avec les trente-neuf matelots, un équipage de cinquante personnes.

Quatre canons, deux obusiers, quatre pierriers, avec les munitions et les armes nécessaires, complétaient l’armement.

Bien qu’on ne dût arriver dans les mers du cap Horn qu’au commencement de l’hiver, le Solide partit de Marseille le 14 décembre 1790. Après une courte relâche à la Praya, aux îles du Cap-Vert, Marchand se dirigea vers la terre des États, qu’il reconnut le 1er avril 1791, doubla la terre de Feu et pénétra dans le grand Océan. L’intention du capitaine Marchand était de se rendre sans relâche à la côte nord-ouest d’Amérique; mais, à partir du commencement de mai, l’eau s’était tellement corrompue dans ses futailles, qu’il fallut songer à la renouveler.

Le capitaine Marchand «se décida pour las Marquesas de Mendoça, îles situées sur le parallèle de dix degrés sud et vers le 141e méridien à l’occident de Paris. «La situation de ces îles, dit Fleurieu, qui a publié la très intéressante relation de ce voyage, convenait d’autant mieux, que, dans la vue d’éviter les calmes dans lesquels on tombe souvent en dirigeant sa route trop à l’est, il s’était proposé de couper la ligne à 142 degrés de longitude occidentale.»

Découvert en 1595 par Mendoça, cet archipel avait été visité par Cook en 1774.

Le 12 juin, on releva l’île de la Magdalena, la plus méridionale du groupe. Les calculs de Marchand et du capitaine Chanal avaient été faits avec une telle précision, que le Solide mouillait aux îles Mendoça «après une traversée de soixante-treize jours, depuis la vue du cap San-Juan de la terre des États, sans prendre connaissance d’aucune autre terre et seulement en tirant de l’emploi constant des observations astronomiques toute la sûreté de sa navigation, au milieu d’une mer où les courants agissent dans des directions et avec des effets qui déconcertent et rendent inutiles tous les moyens, tous les calculs, toutes les méthodes ordinaires du pilotage.»

Marchand se dirigea vers San-Pedro, qui lui restait à l’ouest. Bientôt il aperçut la Dominica, Santa-Cristina et l’île Hood, la plus septentrionale du groupe, et il mouilla à la baie de la Madre-de-Dios, où les naturels lui firent un accueil des plus enthousiastes aux cris mille fois répétés de «tayo! tayo!»

L’impossibilité de se procurer le nombre de cochons dont il avait besoin détermina le capitaine Marchand à visiter plusieurs autres baies de l’île Santa-Christina, qu’il trouva plus peuplées, plus fertiles et plus pittoresques que celle de la Madre-de-Dios.

Les Anglais étaient demeurés trop peu de temps aux Marquises pour avoir pu réunir des observations exactes et détaillées sur le pays et les hommes qui l’habitent. Nous emprunterons donc quelques traits à la description d’Étienne Marchand.

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CARTE D’AUSTRALIE
d’après l’atlas de Perron.

CARTE D’AUSTRALIE
d’après l’atlas de Perron.

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Roi de l’île Timor. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Les habitants sont grands, forts et extrêmement agiles; la couleur de leur peau est d’un brun clair, mais il en est beaucoup qui diffèrent à peine des Européens de la classe du peuple. Ils n’ont d’autre vêtement que le tatouage, le climat n’en exigeant aucun. Ces dessins sont distribués avec la plus grande régularité; ceux d’un bras ou d’une jambe correspondant exactement à ceux de l’autre, et cette bigarrure, en raison de sa symétrie, ne fait pas un mauvais effet. La coiffure varie avec les individus, et la mode règne aussi bien en souveraine aux Marquises que dans tout autre pays. Les uns portent des colliers de graines rouges, d’autres une sorte de hausse-col, composé de petits morceaux d’un bois léger. Bien que tous, hommes et femmes, aient les oreilles percées, on ne les voit pas d’habitude y suspendre des pendants. Cependant, «on a vu une jeune Mendoçaine se pavaner en portant, en manière de hausse-col, le plat à barbe de fer-blanc rouillé qu’elle avait dérobé au frater du Solide, et un homme porter effrontément la baguette du fusil du capitaine Marchand enfilée dans le trou de son oreille et pendant à son côté.»

Cook affirme qu’ils connaissent le «Kava» des Taïtiens. Ce qu’on peut affirmer, c’est qu’ils donnaient le nom de la plante de poivre à l’eau-de-vie qu’on leur fit boire à bord du Solide. Il faut croire qu’ils ne font pas abus de cette liqueur, car jamais on n’en vit un seul en état d’ivresse.

Les Anglais ne parlent point d’un acte de civilité pratiqué par les habitants de la Madre-de-Dios, dont le capitaine Chanal a cru devoir faire une mention particulière; il consiste à offrir à son ami le morceau qu’on a mâché afin qu’il n’ait plus que la peine de l’avaler. On juge bien que, si sensibles que fussent les Français à cette marque distinguée de bienveillance et d’amitié des naturels, ils étaient trop discrets pour abuser à ce point de leur complaisance.

Une autre observation très curieuse qu’on doit à Marchand, c’est que leurs cases, établies sur des plates-formes de pierre, et les échasses dont ils se servent, indiquent que Santa-Christina est exposée à des inondations. On a pu voir une de ces échasses, très bien travaillée et sculptée, à l’exposition du Trocadéro, et l’on doit à M. Hamy, dont la compétence pour tout ce qui touche aux choses de l’Océanie est bien connue, une très intéressante dissertation sur ce curieux objet.

«La principale occupation des naturels de Santa-Christina, après la pêche, la fabrication accidentelle de leurs armes, de leurs pirogues et des ustensiles à l’usage de l’habitation, est de chanter, de danser, de s’amuser. L’expression vulgaire de «tuer le temps» semble avoir été créée pour rendre sensible la nullité des actions qui partagent le cercle de leur vie.»

Pendant les premiers jours de sa relâche dans la baie de la Madre-de-Dios, Marchand avait fait une remarque qui le conduisit à la découverte d’un groupe d’îles, dont les anciens navigateurs et Cook lui-même n’avaient pas eu connaissance. Au coucher du soleil, par un temps des plus clairs, il avait observé à l’horizon une tache fixe qui présentait l’apparence d’un pic élevé, et, cette observation, il avait pu la renouveler plusieurs jours. On ne pouvait douter que ce ne fût une terre, et, comme les cartes n’en indiquaient aucune dans cette direction, ce ne pouvait être qu’une île inconnue.

En quittant Santa-Christina le 20 juin, Marchand résolut de s’en assurer. Il eut la satisfaction de découvrir dans le nord-ouest, par sept degrés de latitude sud, un groupe de petites îles dont la plus importante reçut son nom. Les habitants appartenaient évidemment à la race qui a peuplé les Marquises. Bientôt après on découvrait plusieurs autres îles, telles que l’île Baux, qui n’est autre que Nouka-Hiva, les Deux-Frères, les îles Masse et Chanal, et l’on désigna cet archipel, qui a été réuni par les géographes aux Marquises, sous le nom d’îles de la Révolution.

La route, dès qu’on eut quitté ces parages, fut dirigée vers la côte d’Amérique. La saison était trop avancée pour qu’on s’élevât jusqu’au soixantième parallèle dans le «Williams’ Sound» et la «Cooks’ River». Marchand résolut donc de gagner le cap del Engaño et de faire la traite dans la baie Norfolk de Dixon, qui n’est autre que la baie de la Guadaloupe des Espagnols.

Le 7 août, on eut connaissance de la terre et du cap del Engaño, et, après cinq jours de calme, l’ancre tomba dans la baie de Guadalupe. Jusqu’alors aucun homme à bord n’avait été attaqué du scorbut, et, après deux cent quarante-deux jours de navigation, dont dix seulement pour les relâches à la Praya et à la Madre-de-Dios, après cinq mille huit cents lieues de parcours, c’était un résultat magnifique, uniquement dû aux armateurs, qui n’avaient rien négligé pour la santé de leur équipage, et aux capitaines, qui avaient su faire exécuter toutes les mesures que leur commandait l’expérience.

Le capitaine Marchand, pendant son séjour dans cette baie, dont l’appellation indigène était Tchinkitané, acheta un grand nombre de peaux de loutre, dont une centaine de première qualité.

Les naturels, petits, au corps ramassé quoique assez bien proportionné, au visage rond et aplati, sont assez disgracieux. Des yeux petits, enfoncés et chassieux, ainsi que des pommettes saillantes, ne contribuent pas à les embellir. Quant à la couleur de leur peau, il est assez difficile de la démêler sous l’épaisse couche de crasse et le mélange de substances noires et rouges qui la recouvrent. Leur chevelure, dure, épaisse, hirsute, couverte d’ocre, de duvet d’oiseaux et de toutes les ordures que la négligence et le temps y ont accumulées, contribue encore à rendre leur aspect hideux.

Moins noires que les hommes, les femmes sont encore plus laides; leur taille épaisse, courte, leurs pieds tournés en dedans, leur saleté inouïe en font des êtres repoussants. La coquetterie, qui est innée chez la femme, les a déterminées, pour ajouter à leur beauté naturelle, à employer un ornement labial aussi bizarre qu’incommode, dont nous avons déjà dit quelques mots, à propos du séjour de Cook dans les mêmes parages.

«On pratique, à environ six lignes au-dessous de la lèvre inférieure, par le moyen d’une incision, une fente longitudinale parallèle à la bouche; on y insère, dans le principe, une brochette de fer ou de bois et l’on augmente graduellement, et de temps à autre, le volume de ce corps étranger, en suivant le progrès de l’âge. On parvient enfin à y introduire une pièce de bois proprement travaillée, dont la forme et la grandeur sont à peu près celles du cuilleron d’une cuiller à bouche. L’effet de cet ornement est de rabattre, par le poids de sa partie saillante, la lèvre inférieure sur le menton, de développer les charmes d’une grande bouche béante, qui prend la forme de celle d’un four, et de mettre à découvert une rangée de dents jaunes et sales. Comme ce cuilleron s’ôte et se replace à volonté, lorsqu’il est supprimé, la fente transversale de la lèvre présente une seconde bouche, qui, par son ouverture, ne le cède point à la bouche naturelle, et, chez quelques femmes, elle a plus de trois pouces de longueur.»

Le Solide quitta la baie de Tchinkitané, le 21 août, et se dirigea dans le sud-est pour reconnaître les îles de la Reine-Charlotte, vues, en 1786, par La Pérouse. Elles s’étendent sur une longueur d’à peu près soixante-dix lieues. Le 23, Étienne Marchand aperçut la baie des Manteaux (Cloak-Bay de Dixon), dont la reconnaissance fut faite avec le plus grand soin par le capitaine Chanal.

Le lendemain, les chaloupes entrèrent dans le canal de Cox et traitèrent de l’achat de quelques pelleteries avec les Indiens. L’étonnement des navigateurs fut grand à la vue de deux immenses tableaux, peints très anciennement, et de sculptures gigantesques, qui, pour n’avoir que les plus lointains rapports avec les chefs-d’œuvre de la Grèce, n’en témoignaient pas moins de goûts artistes qu’on était loin d’attendre de ces populations misérables.

Les terres qui forment la baie et le détroit de Cox sont basses et couvertes de sapins. Le sol, composé de débris de plantes et de rochers, ne paraît pas avoir grande profondeur, et les productions sont les mêmes qu’à Tchinkitané.

Le nombre des habitants peut être évalué à quatre cents. Leur taille ne diffère pas sensiblement de celle des Européens. Ils sont moins hideux que les Tchinkitanéens.

Comme cette relâche dans la Cloak-Bay ne produisait pas le nombre de fourrures sur lequel Marchand avait compté, il expédia, sous le commandement du capitaine Chanal, une embarcation qui visita les îles situées au sud. Cette reconnaissance eut pour but de relever la plupart de ces îles qui n’avaient pas encore été visitées. Seul le vaisseau de Dixon avait parcouru ces parages, mais personne de son équipage n’était descendu à terre. Il ne faut donc pas s’étonner si beaucoup de ses assertions furent démenties ou rectifiées par cet examen plus approfondi.

Après avoir vu l’entrée de Nootka, on se rendit à celle de Berkley; mais, au moment où le Solide allait y pénétrer, apparut un trois-mâts qui, par la route qu’il tenait, annonçait devoir visiter le littoral au sud, ce que se promettait de faire le capitaine Marchand. Cette découverte engagea le navigateur français à gagner aussitôt les côtes de la Chine, afin de s’y défaire de sa cargaison, avant que le vaisseau qu’il venait d’apercevoir eût eu le temps de s’y rendre et de lui faire concurrence.

La meilleure route à suivre était celle des îles Sandwich, et, le 5 octobre, les Français purent apercevoir les sommets des Mauna-Loa et Mauna-Koa entièrement libres de neige,—ce qui est en contradiction formelle avec l’assertion du capitaine King.

Dès que l’île O-Whyhee eut été reconnue, Marchand prit le sage parti de faire tous ses achats sous voiles. Il tira de cette île des cochons, des volailles, des cocos, des bananes et d’autres fruits, parmi lesquels on fut heureux de reconnaître des citrouilles et des melons d’eau, provenant sans doute des graines semées par le capitaine Cook.

Quatre jours furent consacrés à l’acquisition de ces rafraîchissements; puis on suivit la route de la Chine en prenant connaissance de Tinian, l’une des Mariannes.

On se rappelle combien était enchanteur le tableau tracé de cette île par le commodore Anson. Byron, avons-nous dit, avait été tout étonné de lui trouver un aspect tout différent. C’est qu’une cinquantaine d’années auparavant, Tinian était florissante et comptait trente mille habitants. Mais une maladie épidémique, apportée par les conquérants espagnols, avait décimé la population, dont les misérables restes furent bientôt arrachés à cette terre pour être transportés à Guaham.

Marchand ne débarqua pas à Tinian, dont la nature sauvage avait repris possession, au dire de tous les voyageurs qui y avaient relâché depuis Byron, et il manœuvra pour prendre connaissance de la pointe méridionale de Formose.

A Macao, qu’il avait atteinte le 28 novembre, Marchand apprit des nouvelles qui le déconcertèrent. Le gouvernement chinois venait de prohiber, sous les peines les plus sévères, toute introduction de fourrures dans les ports du midi de l’empire. Était-ce une clause ignorée de quelque traité secret conclu avec la Russie? Cette défense était-elle due à l’avarice et à la cupidité de quelques mandarins? On ne sait; mais ce qui est certain,c’est qu’il était absolument impossible de l’enfreindre.

Marchand écrivit aux représentants de la maison Baux, à Canton. La même prohibition existait dans cette ville, et il ne fallait pas songer à remonter à Whampoa, où le navire serait taxé à des droits dont le total ne s’élèverait pas à moins de six mille piastres.

Étienne Marchand n’avait plus qu’à gagner l’île de France et, de là, Marseille, son port d’armement. C’est ce qu’il fit. Nous n’avons aucune raison pour nous arrêter sur ce voyage de retour, qui ne présenta que les incidents ordinaires à toutes les traversées de ce genre.

Quels étaient les résultats scientifiques du voyage? Peu considérables au point de vue géographique, ils se décomposaient de la manière suivante: Découverte de la partie des îles Marquises qui avait échappé à Cook et à ses prédécesseurs, reconnaissance plus approfondie du pays, des mœurs et des usages des habitants de Santa-Christina dans le même archipel, des baies Tchinkitané et des Manteaux, de l’archipel de la Reine-Charlotte à la côte d’Amérique. C’eût été bien peu pour une expédition officielle, c’était beaucoup pour un navire armé par de simples particuliers. En même temps, les capitaines Marchand, Chanal et Masse avaient si bien su mettre à profit les nouvelles méthodes, ils avaient étudié avec tant de fruit les relations de leurs devanciers, qu’ils étaient parvenus à donner à leur route une précision que bien peu de navigateurs avaient pu atteindre. A leur tour, ils allaient contribuer à l’instruction de leurs successeurs par l’exactitude de leurs cartes et de leurs relevés.

Les circonstances ne devaient pas être aussi favorables, il s’en faut, pour la publication du récit d’une expédition scientifique que le gouvernement français allait envoyer, quelques années plus tard, dans le but de reconnaître les côtes de l’Australie. Bien que les résultats de la campagne du capitaine Nicolas Baudin aient été des plus abondants, il semble que, jusqu’à ce jour, le mauvais sort se soit attaché à cette expédition, et que tous les dictionnaires biographiques et les relations de voyage se soient donné le mot pour en parler aussi peu que possible.

Depuis le jour où Tasman avait reconnu la côte occidentale de la Nouvelle-Hollande, bien des progrès avaient été accomplis pour la connaissance de cet immense continent mystérieux. Cook avait relevé la côte orientale tout entière, signalé le détroit de l’Endeavour et chaudement recommandé à son gouvernement les avantages qu’on pourrait tirer d’un établissement à la baie Botanique. En 1788, Phillip avait jeté, avec ses convicts, les premiers fondements de Port-Jackson et de la puissance anglaise dans cette cinquième partie du monde.

En 1795 et 1796, le midshipman Flinders et le chirurgien Bass, avec une chétive embarcation, le Tom-Pouce, avaient exploré sur une longueur de vingt milles la rivière Georges et reconnu en détail une longue suite de côtes.

En 1797, Bass avait signalé l’existence d’un port spacieux, qu’il avait nommé Western, à cause de sa situation.

«Ses provisions étaient alors épuisées, dit Desborough Cooley, et, malgré son désir ardent de faire un relèvement exact et détaillé de sa nouvelle découverte, il se vit obligé de revenir sur ses pas. Il n’avait emporté des provisions que pour six semaines, et cependant, à l’aide du poisson et des oiseaux de mer qu’il rencontra en abondance, il réussit à faire durer son voyage cinq semaines de plus, bien qu’il ramenât à son bord deux convicts qu’il avait retrouvés. Ce voyage de six cents milles, dans une barque non pontée, est un des plus remarquables que l’on connaisse. Il ne fut point entrepris sous l’empire d’une nécessité rigoureuse, mais avec l’intention décidée d’explorer des rivages inconnus et dangereux.»

Accompagné de Flinders, Bass avait, en 1798, découvert le détroit qui porte aujourd’hui son nom et sépare la Tasmanie de la Nouvelle-Hollande, et avait accompli sur un schooner de vingt-cinq tonneaux le périple de la terre de Van-Diemen. Les renseignements que rapportaient ces hardis explorateurs sur les rivières, les ports de ce pays, étaient des plus importants pour sa colonisation future. Aussi Bass et Flinders furent-ils reçus avec enthousiasme à Port-Jackson.

De retour en Angleterre, Flinders y avait reçu, avec le brevet de lieutenant de vaisseau, le commandement de l’Investigator, spécialement armé pour un voyage de découvertes sur les rivages de l’Australie. Les côtes méridionale et nord-ouest, le golfe de Carpentarie et le détroit de Torrès, telles devaient être les étapes de cette campagne.

L’attention publique en France était depuis quelque temps attirée sur la Nouvelle-Hollande par les récits de Cook et de d’Entrecasteaux. Pays singulier, aux productions animales étranges, tantôt couvert de forêts d’eucalyptus gigantesques, tantôt dénudé, ne nourrissant qu’un maigre spinifex, ce continent devait longtemps encore se dérober à nos regards curieux et opposer aux explorateurs des obstacles presque infranchissables.

Ce fut l’Institut qui se fit le porte-voix de l’opinion publique, en réclamant du gouvernement une expédition aux terres australes. Sur sa présentation, vingt-quatre savants furent désignés pour prendre part au voyage.

«Jamais un développement aussi considérable n’avait été donné à cette partie de la composition des voyages de découvertes, jamais des moyens aussi grands de succès n’avaient été préparés. Astronomes, géographes, minéralogistes, botanistes, zoologistes, dessinateurs, jardiniers, tous s’y trouvaient en nombre double, triple ou même quintuple.»

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Porteuse d’eau à Timor. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

On remarquait dans cet état-major scientifique Leschenaut de Latour, François Péron et Bory de Saint-Vincent. Les officiers et les matelots avaient été triés sur le volet. Au nombre des premiers, nous devons citer François-André Baudin, Peureux de Mélay, Hyacinthe de Bougainville, Charles Baudin, Emmanuel Hamelin, Pierre Milius, Mangin, Duval d’Ailly, Henri de Freycinet, qui tous parvinrent au grade de contre-amiral ou d’amiral, Le Bas Sainte-Croix, Pierre-Guillaume Gicquel, Jacques-Philippe Montgéry, Jacques de Saint-Cricq, Louis de Freycinet, futurs capitaines de vaisseau.

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Cabane de naturels de la terre d’Endracht. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

«Ce que la composition de ce voyage et son objet promettaient de résultats avantageux, dit la relation, le plan de ses opérations paraissait devoir le garantir. Tout ce que l’expérience des autres navigateurs avait appris, jusqu’à ce jour, sur les parages que nous devions parcourir, tout ce que la théorie et le raisonnement pouvaient en déduire et y ajouter, avait servi de base à cet important travail. Les vents irréguliers, les moussons, les courants avaient été calculés d’une manière tellement exacte, que la source principale des contrariétés que nous éprouvâmes, dans la suite, fut de nous être écartés plusieurs fois de ces précieuses instructions.»

Après avoir équipé à l’île de France un troisième navire d’un faible tirant d’eau, les navigateurs devaient reconnaître toute la terre de Diemen, les détroits de d’Entrecasteaux, de Bass et de Banks, puis, après avoir fixé la situation des îles Hunter, s’enfoncer derrière les îles Saint-Pierre et Saint-François, visiter la portion du continent masquée par elles et y chercher le détroit qui, pensait-on, allait rejoindre le golfe de Carpentarie et coupait en deux la Nouvelle-Hollande.

Cette première partie de la campagne terminée, il fallait reconnaître les terres de Leuwin, d’Edels, d’Endracht, remonter la rivière des Cygnes aussi loin que possible, lever la carte de l’île Rottnest et de la côte qui l’avoisine, compléter la reconnaissance de la baie des Chiens-Marins, fixer certaines positions de la terre de Witt, et, après avoir quitté la côte au cap Nord-Ouest, aller prendre à Timor, dans les Moluques, un repos qu’on aurait bien gagné.

Dès que les équipages seraient remis de leurs fatigues, on devait parcourir la côte de la Nouvelle-Guinée, afin de voir si quelques détroits ne la séparaient pas en plusieurs îles, visiter ensuite le golfe de Carpentarie à fond, reconnaître quelques parties de la terre d’Arnheim, pour gagner enfin l’île de France, d’où l’on reviendrait en Europe.

C’était là un magnifique programme, où l’on reconnaît la main de celui qui avait tracé les instructions de La Pérouse et de d’Entrecasteaux. Les résultats de cette expédition, si elle était conduite avec habileté, devaient être considérables.

Une corvette de trente canons, le Géographe, et une grosse gabarre, le Naturaliste, avaient été armées au Havre pour cette expédition. Rien n’avait été négligé pour que les approvisionnements fussent abondants et de bonne qualité: instruments de physique et d’astronomie construits par les plus habiles fabricants, bibliothèque formée des meilleurs ouvrages sur chaque navire, passeports les plus flatteurs signés par tous les gouvernements de l’Europe, crédits illimités, ouverts sur toutes les places d’Asie et d’Afrique. En un mot, on avait pris toutes les mesures pour assurer le succès de cette importante exploration.

Le 19 octobre 1800, les deux navires sortaient du Havre aux acclamations d’une foule immense. Le port de Santa-Cruz, à Ténériffe, retint quelque temps les navigateurs, qui ne s’arrêtèrent plus qu’à l’île de France, où furent laissés, le 23 avril 1801, plusieurs officiers trop gravement malades pour continuer la campagne.

Ce début n’était pas encourageant. Le mécontentement ne fit qu’augmenter à la nouvelle qu’on n’aurait plus qu’une demi-livre de pain frais par semaine, que la ration de vin serait remplacée par trois seizièmes de bouteille de mauvais tafia de l’île de France, que le biscuit et les salaisons constitueraient à l’avenir la nourriture habituelle. Ces précautions prématurées allaient être la source des maladies qui devaient éprouver les équipages et du mécontentement d’une partie de l’état-major scientifique.

La durée de la traversée d’Europe à l’île de France, le long séjour dans cette dernière île avaient fait perdre une partie de la saison favorable. Baudin, craignant de se porter vers la terre de Diemen, résolut de commencer son exploration par la côte nord-ouest de la Nouvelle-Hollande. Il ne réfléchissait pas qu’en agissant ainsi, il aurait toujours à descendre vers les régions australes, et que ses progrès en ce sens coïncideraient avec la marche de la saison.

Le 27 mai, fut découverte la côte de la Nouvelle-Hollande. Elle était basse, stérile, sablonneuse. Successivement, on reconnut et l’on nomma la baie du Géographe, le cap du Naturaliste, l’anse Depuch et la pointe Piquet. En ce lieu, les naturalistes descendirent à terre, où ils firent une assez riche moisson de plantes et de coquillages. Mais, pendant ce temps, la violence de la mer éloignait les deux navires, et vingt-cinq hommes de l’équipage durent passer plusieurs jours à terre, n’ayant pour boire qu’une eau saumâtre, ne pouvant tuer gibier de poil ou de plume, n’ayant pour se nourrir qu’une sorte de perce-pierre, qui fournit une très grande quantité de carbonate de soude et contient un suc très âcre.

On fut obligé d’abandonner une chaloupe que les flots avaient jetée à terre, des fusils, des sabres, des cartouches, des câbles, des palans et une grande quantité d’objets.

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