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Les grands navigateurs du XVIIIe siècle

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«Cette nation, dit Humboldt, hideuse par les peintures qui défigurent son corps, mange, lorsque l’Orénoque est très haut et que l’on n’y trouve plus de tortues, pendant trois mois, rien ou presque rien que de la terre glaise. Il y a des individus qui mangent jusqu’à une livre et demie de terre par jour. Il y a des moines qui ont prétendu qu’ils mêlaient la terre avec le gras de la queue du crocodile; mais cela est très faux. Nous avons trouvé chez les Otomaques des provisions de terre pure qu’ils mangent; ils ne lui donnent d’autre préparation que de la brûler légèrement et de l’humecter.»

Parmi les plus curieuses découvertes que Humboldt avait encore faites, il faut citer celles du «curare», ce poison si violent qu’il avait vu fabriquer chez les Indiens Catarapeni et Maquiritares, et dont il envoyait un échantillon à l’Institut, et le «dapiche», qui est un état de la gomme élastique jusqu’alors inconnu. C’est la gomme qui s’est échappée naturellement des racines des deux arbres, le «jacio» et le «cucurma», et qui s’est séchée dans la terre.

Ce premier voyage de Humboldt finit par l’exploration des provinces méridionales de Saint-Domingue et de la Jamaïque, et par un séjour à Cuba, où les deux voyageurs tentèrent différentes expériences pour améliorer la fabrication du sucre, levèrent le plan des côtes de l’île et firent des observations astronomiques.

Ces travaux furent interrompus par l’annonce du départ du capitaine Baudin, qui devait, disait-on, doubler le cap Horn et reconnaître les côtes du Chili et du Pérou. Humboldt, qui avait promis de rejoindre l’expédition, partit aussitôt de Cuba pour traverser l’Amérique méridionale et se trouver sur les côtes du Pérou lors de l’arrivée du navigateur français. Ce fut seulement à Quito que Humboldt apprit que Baudin devait, au contraire, entrer dans le Pacifique, en doublant le cap de Bonne-Espérance. Il n’en est pas moins vrai que toutes les actions du voyageur avaient été subordonnées au désir de se trouver à époque fixe dans les parages où il croyait pouvait rencontrer Baudin.

Au mois de mars 1801, Humboldt, accompagné du fidèle Bonpland, débarqua à Carthagène, d’où il se proposait de gagner Santa-Fé-de-Bogota, puis les plaines élevées de Quito. Les deux voyageurs résidèrent tout d’abord, afin d’éviter les chaleurs, au beau village de Turbaco, sur les hauteurs qui dominent la côte, et s’occupèrent de préparer leur voyage. Pendant une de leurs courses dans les environs, ils visitèrent une région extrêmement curieuse, dont leur avaient souvent parlé leurs guides indiens, et qu’on appelle les Volcanitos.

C’est un canton marécageux, situé au milieu d’une forêt de palmiers et d’arbres «tolu», à deux milles environ à l’est de Turbaco. Une légende, qui court le pays, veut que tout ce pays eût été embrasé autrefois; mais un saint aurait éteint ce feu en jetant simplement dessus quelques gouttes d’eau bénite.

Humboldt trouva au milieu d’une vaste plaine une vingtaine de cônes d’une argile grisâtre, hauts de vingt-cinq pieds environ, dont l’orifice, au sommet, était rempli d’eau. Lorsqu’on s’en approche, on entend à intervalles réguliers un son creux, et, quelques minutes après, on voit s’échapper une forte quantité de gaz. Ces cônes sont, au dire des Indiens, dans le même état depuis nombre d’années.

Humboldt reconnut que le gaz qui se dégage de ces petits volcans est un azote beaucoup plus pur que celui qu’on pouvait se procurer jusqu’alors dans les laboratoires de chimie.

Santa-Fé est située dans une vallée élevée de huit mille six cents pieds au-dessus de la mer, qui est de tous côtés enfermée par de hautes montagnes, et semble avoir été autrefois un lac considérable. Le Rio-Bogota, qui rassemble toutes les eaux de cette vallée, s’est frayé un passage au sud-ouest de Santa-Fé et près de la ferme de Tequendama; puis, quittant la plaine par un étroit canal, il passe dans le bassin de la Magdalena. Il en résulte que, si l’on bouchait ce passage, toute la plaine de Bogota serait inondée, et le grand lac, qui existait autrefois, serait reconstitué. De même qu’il existe dans les Pyrénées une légende sur la brèche de Roland, de même les Indiens racontent qu’un de leurs héros, Bochica, fendit les rochers qui bouchaient le passage et dessécha la vallée de Bogota. Après quoi, content de son œuvre, il se retira dans la sainte ville d’Eraca, où il vécut deux mille ans en faisant pénitence et en s’imposant les privations les plus rigoureuses.

La cataracte de Tequendama, sans être la plus grande du globe, n’en offre pas moins un spectacle grandiose. La rivière, grossie de toutes les eaux de la vallée, a encore cent soixante-dix pieds de large à peu de distance au-dessus de sa chute; mais, au moment où elle s’engouffre dans la crevasse, qui paraît avoir été formée par un tremblement de terre, sa largeur n’excède pas quarante pieds. La profondeur de l’abîme, où se précipite le Rio-Bogota, n’est pas inférieure à six cents pieds. Au-dessus de cette chute prodigieuse, s’élève constamment un nuage épais de vapeur, qui retombe presque aussitôt et contribue puissamment, dit-on, à la fertilité de la vallée.

Rien de plus frappant que le contraste entre la vallée de cette rivière et celle de la Magdalena. En haut, le climat et les productions de l’Europe, le blé, les chênes et les arbres de nos contrées; en bas, les palmiers, la canne à sucre et tous les végétaux du tropique.

Une des curiosités naturelles les plus intéressantes que nos voyageurs aient rencontrées sur leur route est le pont d’Icononzo, que MM. de Humboldt et Bonpland passèrent au mois de septembre 1801. Au fond d’une de ces gorges, de ces «cañons» si profondément encaissés qu’on ne rencontre que dans les Andes, un petit ruisseau, le rio de Suma-Paz, s’est frayé un chemin, par une étroite crevasse. Il serait à peu près impossible de le traverser, si la nature n’avait pris soin d’y disposer, l’un au-dessus de l’autre, deux ponts, qui sont à juste titre considérés comme les merveilles de la contrée.

Trois blocs de roches, séparés d’une des montagnes par le tremblement de terre qui produisit cette faille gigantesque, sont tombés de telle façon qu’ils se soutiennent mutuellement et forment une arche naturelle, à laquelle on parvient par un étroit sentier longeant le précipice. Au milieu de ce pont est percée une large ouverture, par laquelle on découvre la profondeur presque insondable de l’abîme, au fond duquel roule le torrent, avec un bruit effroyable, au milieu des cris incessants des oiseaux qui volent par milliers. A soixante pieds au-dessus de ce pont s’en trouve un second de cinquante pieds de long sur quarante de large et dont l’épaisseur au milieu ne dépasse pas huit pieds. Les naturels ont établi sur son bord, en guise de parapet, une faible balustrade de roseaux, et, de là, le voyageur peut apercevoir la scène majestueuse qui se déroule sous ses pieds.

Les pluies et les difficultés de la route avaient rendu extrêmement pénible la route jusqu’à Quito. Cependant, Humboldt et Bonpland ne s’y arrêtèrent que le temps strictement nécessaire pour se reposer; puis, ils regagnèrent la vallée de la Magdalena et les magnifiques forêts qui tapissent les flancs du Quindiu, dans les Andes centrales.

Le passage de cette montagne est considéré comme l’un des plus difficiles de la chaîne. Dans le moment de la saison le plus favorable, il ne faut pas moins d’une douzaine de jours pour traverser ses forêts, où l’on ne rencontre pas un homme, où l’on ne peut trouver de quoi se nourrir. Le point culminant s’élève de douze mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et le sentier qu’il faut suivre n’a souvent qu’un pied de largeur. On passe généralement cet endroit assis et lié sur une chaise, que les Indiens Cargueros portent sur leur dos à la façon d’un crochet.

«Nous préférâmes aller à pied, dit Humboldt dans une lettre à son frère, et, le temps étant très beau, nous ne passâmes que dix-sept jours dans ces solitudes où l’on ne trouve aucune trace qu’elles aient jamais été habitées. On y dort dans des cabanes formées de feuilles d’héliconia, que l’on porte tout exprès avec soi. A la descente occidentale des Andes, il y a des marais dans lesquels on enfonce jusqu’aux genoux. Le temps avait changé, il pleuvait à verse les derniers jours; nos bottes nous pourrirent aux jambes, et nous arrivâmes les pieds nus et couverts de meurtrissures à Carthago, mais enrichis d’une belle collection de nouvelles plantes.

«De Carthago, nous allâmes à Popayan par Buga, en traversant la belle vallée de la rivière Cauca et ayant toujours à nos côtés la montagne de Choca et les mines de platine qui s’y trouvent.

«Nous restâmes le mois de novembre de l’année 1801 à Popayan, et nous y allâmes visiter les montagnes basaltiques de Julusuito, les bouches du volcan de Puracé, qui, avec un bruit effrayant, dégagent des vapeurs d’eau hydro-sulfureuse et les granites porphyritiques de Pisché....

«La plus grande difficulté nous resta à vaincre pour venir de Popayan à Quito. Il fallut passer les Paramos de Pasto, et cela dans la saison des pluies, qui avait commencé en attendant. On nomme «paramo», dans les Andes, tout endroit où, à la hauteur de 1700 à 2000 toises, la végétation cesse et où l’on sent un froid qui pénètre les os. Pour éviter les chaleurs de la vallée de Patia, où l’on prend en une seule nuit des fièvres qui durent trois ou quatre mois et qui sont connues sous le nom de calenturas de Patia, nous passâmes au sommet de la Cordillère par des précipices affreux, pour aller de Popayan à Almager, et de là à Pasto, situé au pied d’un volcan terrible...»

Toute la province de Pasto est un plateau gelé, presque au-dessus du point où la végétation peut durer, et entouré de volcans et de soufrières qui dégagent continuellement des tourbillons de fumée. Les habitants n’ont pour se nourrir que la patate, et, si elle leur manque, ils sont réduits à se repaître d’un petit arbre appelé «achupalla», que les ours des Andes leur disputent. Après avoir été mouillés nuit et jour pendant deux mois, après avoir failli se noyer près de la ville d’Ibarra par suite d’une crue subite accompagnée de tremblement de terre, Humboldt et Bonpland arrivèrent, le 6 janvier 1802, à Quito, où le marquis de Selva-Alegre leur offrit une hospitalité cordiale et splendide.

La ville de Quito est belle; mais le froid très vif et le voisinage des montagnes pelées qui l’entourent en rendent le séjour très triste. Depuis le grand tremblement de terre du 4 février 1797, la température s’était considérablement refroidie, et Bouguer, qui constatait à Quito une température constante de 15 à 16°, eût été étonné de la voir à 4-10° de Réaumur. Le Cotopaxi et le Pichincha, l’Antisana et l’Ilinaça, ces bouches différentes d’un même foyer plutonien, furent examinés en détail par les deux voyageurs, qui demeurèrent quinze jours auprès de chacun d’eux.

Deux fois, Humboldt parvint au bord du cratère du Pichincha, que personne, sauf La Condamine, n’avait encore vu.

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CARTE ITINÉRAIRE DU VOYAGE DE HUMBOLDT
DANS L’AMÉRIQUE ÉQUINOXIALE.

CARTE ITINÉRAIRE DU VOYAGE DE HUMBOLDT
DANS L’AMÉRIQUE ÉQUINOXIALE.

«Je fis mon premier voyage, dit-il, seul avec un Indien. Comme La Condamine s’était approché du cratère par la partie basse de son bord, couverte de neige, c’est là que, en suivant ses traces, je fis ma première tentative. Mais nous manquâmes périr. L’Indien tomba jusqu’à la poitrine dans une crevasse, et nous vîmes avec horreur que nous avions marché sur un pont de neige glacée, car, à quelques pas de nous, il y avait des trous par lesquels le jour donnait. Nous nous trouvions donc, sans le savoir, sur des voûtes qui tiennent au cratère même. Effrayé, mais non pas découragé, je changeai de projet. De l’enceinte du cratère sortent, en s’élançant, pour ainsi dire, sur l’abîme, trois pics, trois rochers, qui ne sont pas couverts de neige, parce que les vapeurs qu’exhale la bouche du volcan la fondent sans cesse. Je montai sur un de ces rochers, et je trouvai à son sommet une pierre, qui, étant soutenue par un côté seulement et minée par-dessous, s’avançait en forme de balcon sur le précipice. Mais cette pierre n’a qu’environ douze pieds de longueur sur six de largeur, et est fortement agitée par des secousses fréquentes de tremblements de terre, dont nous comptâmes dix-huit en moins de trente minutes. Pour bien examiner le fond du cratère, nous nous couchâmes sur le ventre, et je ne crois pas que l’imagination puisse se figurer quelque chose de plus triste, de plus lugubre et de plus effrayant que ce que nous vîmes alors. La bouche du volcan forme un trou circulaire de près d’une lieue de circonférence, dont les bords, taillés à pic, sont couverts de neige par en haut. L’intérieur est d’un noir foncé; mais le gouffre est si immense, que l’on distingue la cime de plusieurs montagnes qui y sont placées; leur sommet semblait être à trois cents toises au-dessous de nous; jugez donc où doit se trouver leur base!

Sur le volcan d’Antisana, Humboldt s’éleva jusqu’à deux mille sept cent soixante-treize toises; mais le sang qui jaillissait des lèvres, des yeux et des gencives des voyageurs les empêcha de monter plus haut. Quant au Cotopaxi, il leur fut impossible de parvenir à la bouche de son cratère.

Le 9 juin 1802, Humboldt, toujours accompagné de Bonpland, partit de Quito pour aller examiner le Chimboraço et le Tunguragua. Ils parvinrent à s’approcher jusqu’à deux cent cinquante toises de la cime du premier de ces volcans. Les mêmes accidents que sur l’Antisana les forcèrent à rétrograder. Quant au Tunguragua, son sommet s’est écroulé pendant le tremblement de terre de 1797, et sa hauteur, estimée par La Condamine être de deux mille six cent vingt toises, ne fut plus trouvée par Humboldt que de deux mille cinq cent trente et une.

De Quito, les voyageurs se rendirent à la rivière des Amazones, en passant par Lactacunga, Hambato et Rio-Bamba, pays dévasté par le tremblement de terre de 1797, et où avaient été engloutis sous l’eau et la boue plus de quarante mille habitants. En descendant les Andes, Humboldt et ses compagnons purent admirer les ruines de la chaussée de Yega, qui va de Cusco à Assuay, appelée le chemin de l’Inca. Elle était entièrement construite de pierres de taille et très bien alignée. On aurait dit un des plus beaux chemins romains. Dans les mêmes environs, se trouvent les ruines du palais de l’Inca Tupayupangi, dont La Condamine a donné la description dans les Mémoires de l’Académie de Berlin.

Après dix jours de séjour à Cuenca, Humboldt gagna le district de Jaen, leva la carte du Marañon, jusqu’au Rio-Napo, et combla, grâce aux observations astronomiques qu’il put faire, le desideratum que présentait la carte levée par La Condamine. Le 23 octobre 1802, Humboldt faisait son entrée à Lima, où il put observer avec succès le passage de Mercure.

Après un séjour d’un mois dans cette capitale, il partit pour Guyaquil, d’où il se rendit par mer à Acapulco, dans la Nouvelle-Espagne.

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Monde connu et inconnu a la fin du xviiie siècle.

Monde connu et inconnu a la fin du xviiie siècle.

La masse prodigieuse de notes que Humboldt recueillit pendant l’année qu’il résida dans ce pays, et qui le mirent à même de publier son Essai sur la Nouvelle-Espagne, suffirait à prouver, s’il en était besoin, après ce que nous avons dit de ses courses antérieures, quelle était sa passion de s’instruire, quelles étaient son indomptable énergie et sa prodigieuse faculté de travail.

Tout à la fois, il s’occupait des antiquités et de l’histoire du Mexique; il étudiait le caractère, les mœurs et la langue des habitants; en même temps, il faisait des observations d’histoire naturelle, de physique, de chimie, d’astronomie et de géographie. Cette universalité est véritablement merveilleuse.

Les mines de Tasco, de Moran, de Guanajuato, qui produisent plusieurs millions de piastres par an, attirent tout d’abord l’attention de Humboldt, dont les premières études avaient porté sur la géologie. Puis il observe le volcan de Jerullo, qui, le 29 septembre 1759, au milieu d’une plaine immense, à trente-six lieues de la mer, à plus de quarante lieues de tout foyer volcanique, avait jailli de la terre et formé une montagne de cendres et de scories haute de dix-sept cents pieds.

A Mexico, les deux voyageurs trouvèrent toutes les ressources nécessaires pour mettre en ordre les collections immenses qu’ils avaient réunies, pour classer et coordonner leurs observations, pour préparer l’atlas géologique qu’ils allaient publier.

Enfin, au mois de janvier 1804, ils quittèrent cette ville afin de reconnaître le versant oriental des Cordillères et mesurer les deux volcans gigantesques de Puebla.

Humboldt, après cette dernière exploration, descendit à la Vera-Cruz, fut assez heureux pour échapper à la fièvre jaune qui dévastait la contrée, gagna la Havane, où il avait, en 1800, déposé la meilleure partie de ses collections, consacra quelques semaines, à Philadelphie, à l’étude nécessairement sommaire de la constitution politique des États-Unis, et revint en Europe au mois d’août 1804.

Les résultats des voyages de Humboldt étaient tels, qu’on peut dire qu’il est le véritable découvreur de l’Amérique équinoxiale. Avant lui, on exploitait cette terre sans la connaître, et quantité des innombrables richesses qu’elle produit étaient absolument ignorées. Il faut le proclamer hautement, jamais voyageur n’avait fait accomplir un tel pas à la géographie physique et à toutes les sciences qui en sont voisines. Humboldt est le type accompli du voyageur.

FIN DES GRANDS NAVIGATEURS DU XVIIIe SIÈCLE

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