Les naufragés du Jonathan
The Project Gutenberg eBook of Les naufragés du Jonathan
Title: Les naufragés du Jonathan
Author: Jules Verne
Illustrator: George Roux
Release date: October 7, 2019 [eBook #60450]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
LES NAUFRAGÉS DU JONATHAN
LES MONDES CONNUS ET INCONNUS
JULES VERNE
LES NAUFRAGÉS DU JONATHAN
COLLECTION HETZEL
LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES
JULES VERNE
LES
NAUFRAGÉS
DU
Jonathan
Illustrations
par
George ROUX
Planches
En Chromotypographie
Collection Hetzel
18, rue Jacob, PARIS, VIe.
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
Copyright 1909, by J. Hetzel.
I
LE GUANAQUE.
C’était un gracieux animal, le cou long et d’une courbure élégante, la croupe arrondie, les jambes nerveuses et effilées, les flancs effacés, la robe d’un roux fauve tacheté de blanc, la queue courte, en panache, très fournie de poils. Son nom dans le pays: guanaco; en français: guanaque. Vus de loin, ces ruminants ont souvent donné l’illusion de chevaux montés, et plus d’un voyageur, trompé par cette apparence, a pris pour une bande de cavaliers un de leurs troupeaux passant au galop à l’horizon.
Seule créature visible dans cette région déserte, ce guanaque vint s’arrêter sur la crête d’un monticule, au milieu d’une vaste prairie où les joncs se frôlaient bruyamment et dardaient leurs pointes aiguës entre des touffes de plantes épineuses. Le museau tourné au vent, il aspirait les émanations qu’une légère brise apportait de l’Est. L’œil attentif, l’oreille dressée, pivotante, il écoutait, prêt à prendre la fuite au moindre bruit suspect.
La plaine ne présentait pas une surface uniformément plate. Çà et là, elle était vallonnée de bosses que les grandes pluies orageuses, en ravinant la terre, avaient laissées après elles. Abrité par un de ces épaulements, à faible distance du monticule, rampait un indigène, un Indien, que le guanaque ne pouvait apercevoir. Aux trois quarts nu, n’ayant pour tout vêtement que les lambeaux d’une peau de bête, il avançait sans bruit, se faufilant dans l’herbe, de manière à se rapprocher du gibier convoité sans l’effaroucher. Celui-ci, cependant, avait la notion d’un péril imminent et commençait à donner des signes d’inquiétude.
Soudain, un lasso coupa l’air en sifflant et se déroula vers l’animal. La longue courroie n’atteignit pas le but; elle glissa et, de la croupe, tomba sur le sol.
Le coup était manqué. Le guanaque s’était enfui à toutes jambes. Il avait déjà disparu derrière un massif d’arbres, lorsque l’Indien arriva au sommet du monticule.
Mais, si le guanaque ne courait plus aucun danger, l’homme était menacé à son tour.
Après avoir ramené à lui le lasso dont le bout était fixé à sa ceinture, il se préparait à redescendre, quand un furieux rugissement éclata à quelques pas de lui. Presque aussitôt, un fauve s’abattit à ses pieds.
C’était un jaguar de grande taille, au pelage grisâtre marbré de tachetures noires à centres plus clairs imitant la pupille d’un œil.
L’indigène connaissait la férocité de cet animal capable de l’étrangler d’un seul coup de mâchoire. Il recula d’un bond. Par malheur, une pierre qui roula sous son pied lui fit perdre l’équilibre. La main haute, il essaya de se défendre à l’aide d’une sorte de couteau, fait d’un os de phoque très effilé, qu’il était parvenu à tirer de sa ceinture. Un instant même, il espéra pouvoir se relever et se mettre en meilleure posture. Il n’en eut pas le temps. Le jaguar légèrement touché le chargea avec fureur. Renversé, les griffes du fauve déchirant sa poitrine, il était perdu.
Juste à ce moment retentit la détonation sèche d’une carabine. Le jaguar, le cœur traversé d’une balle, s’abattit foudroyé.
A cent pas de là une légère vapeur blanche voltigeait au-dessus d’un des rocs de la falaise. Debout sur ce roc, se tenait un homme, sa carabine encore épaulée.
De type arien très accusé, cet homme n’était pas un compatriote du blessé. Il n’avait pas la peau brune, bien qu’il fût fortement halé, ni le nez élargi dans un profond enfoncement des orbites, ni les pommettes saillantes, ni le front bas sous un angle fuyant, ni les petits yeux de la race indigène. Au contraire, sa physionomie était intelligente, son front vaste et zébré des multiples rides du penseur.
Ce personnage portait, coupés ras, des cheveux grisonnants comme sa barbe. Toutefois on n’aurait pu, à dix ans près, indiquer son âge, compris sans doute entre la quarantaine et la cinquantaine. Il était de haute taille, et paraissait doué d’une force athlétique, d’une constitution vigoureuse, d’une santé inattaquable. Les traits de son visage étaient énergiques et graves, et toute sa personne exprimait la fierté, bien différente de l’orgueilleuse vanité des sots, ce qui lui donnait une véritable noblesse d’attitude et de gestes.
Comprenant qu’il ne serait pas nécessaire de décharger une seconde fois sa carabine, le nouveau venu l’abaissa, la désarma, là mit sous son bras, puis se retourna vers le Sud.
Dans cette direction, en contre-bas de la falaise se développait une large étendue de mer. L’homme, se penchant, appela: «Karroly!...» et ajouta deux ou trois mots dans une langue rude et gutturale.
Quelques minutes plus tard, par une coupure de la falaise, apparut un adolescent d’environ dix-sept ans, que suivit de près un homme dans la maturité de l’âge. Assurément, tous deux étaient Indiens, à en juger par leur type bien différent de celui de ce blanc, qui venait de prouver son adresse par un si brillant coup de fusil. Bien musclé, larges épaules, torse puissant, grosse tête carrée portée sur un cou robuste, taille de cinq pieds, très brun de peau, très noir de cheveux, des yeux perçants sous une arcade sourcilière peu fournie, barbe réduite à quelques poils, tel était l’homme, qui paraissait avoir dépassé la quarantaine. Les caractères de l’animalité, mais d’une animalité douce et caressante, le disputaient à ceux de l’humanité, chez cet être de race inférieure, qu’on eût été tenté de comparer, plutôt qu’à un fauve, à un bon et fidèle chien, à l’un de ces courageux terre-neuve, qui peuvent devenir le compagnon, mieux que le compagnon, l’ami de leur maître. Et ce fut bien comme un de ces dévoués animaux qu’il accourut à l’appel de son nom.
Quant au jeune garçon, son fils selon toute apparence, dont le corps souple comme celui d’un serpent était entièrement nu, il semblait très supérieur à son père au point de vue intellectuel. Son front plus développé, ses yeux pleins de feu, exprimaient l’intelligence et, ce qui vaut mieux encore, la droiture et la franchise.
Lorsque les trois personnages furent réunis, les deux hommes échangèrent quelques mots dans ce langage indigène caractérisé par une aspiration courte à la moitié de la plupart des mots, puis tous se dirigèrent vers le blessé, qui gisait sur le sol près du jaguar abattu.
Le malheureux avait perdu connaissance. Le sang coulait de sa poitrine labourée par les griffes de la bête féroce. Cependant, ses yeux fermés se rouvrirent lorsqu’il sentit une main écarter son grossier vêtement.
En apercevant celui qui venait à son secours, son regard s’éclaira d’une faible lueur de joie, et ses lèvres décolorées murmurèrent un nom:
«Le Kaw-djer!...»
Le Kaw-djer, un mot qui signifie l’ami, le bienfaiteur, le sauveur, en langue indigène, et ce beau nom appartenait évidemment à ce blanc, car celui-ci fit un signe affirmatif.
Pendant qu’il donnait les premiers soins au blessé, Karroly redescendit par la coupée de la falaise pour revenir bientôt avec un carnier renfermant une trousse et quelques flacons pleins du suc de certaines plantes du pays. Tandis que l’Indien soutenait sur ses genoux la tête du blessé, dont la poitrine était à découvert, le Kaw-djer lava les blessures et en étancha le sang. Il rapprocha ensuite les lèvres des plaies, qui furent recouvertes par des tampons de charpie imbibée du contenu de l’un des flacons, puis, détachant sa ceinture de laine, il en entoura la poitrine de l’indigène, de manière à maintenir tout le pansement.
Le malheureux survivrait-il? Le Kaw-djer ne le pensait pas. Aucun remède ne pourrait sans doute provoquer la cicatrisation de ces déchirures, qui semblaient intéresser jusqu’à l’estomac et jusqu’aux poumons.
Karroly, profitant de ce que les yeux du blessé venaient de se rouvrir, demanda:
«Où est ta tribu?...
—Là... là..., murmura l’indigène, en indiquant de la main la direction de l’Est.
—Ce doit être, à huit ou dix milles d’ici, sur la rive du canal, dit le Kaw-djer, ce campement dont nous avons aperçu les feux la nuit dernière.
Karroly approuva de la tête.
—Il n’est que quatre heures, ajouta le Kaw-djer, mais le flot va bientôt monter. Nous ne pourrons partir qu’au soleil levant...
—Oui, dit Karroly.
Le Kaw-djer reprit:
—Halg et toi, vous allez transporter cet homme et vous l’étendrez dans la barque. Nous ne pouvons rien de plus pour lui.»
Karroly et son fils se mirent en devoir d’obéir. Chargés du blessé, ils commencèrent à descendre vers la grève. L’un d’eux reviendrait ensuite chercher le jaguar, dont la dépouille se vendrait cher aux trafiquants étrangers.
Pendant que ses compagnons s’acquittaient de cette double besogne, le Kaw-djer s’éloigna de quelques pas et escalada l’un des rochers qui dentelaient la falaise. De là, son regard rayonnait vers tous les points de l’horizon.
A ses pieds, se découpait un littoral capricieusement dessiné, qui formait la limite nord d’un canal large de plusieurs lieues. La rive opposée, que des bras de mer échancraient à perte de vue, s’estompait en vagues linéaments, semis d’îles et d’îlots qui semblaient des vapeurs dans le lointain. Ni à l’Est, ni à l’Ouest on n’apercevait les extrémités de ce canal, le long duquel courait la haute et puissante falaise.
Vers le Nord, se développaient interminablement des prairies et des plaines, zébrées de nombreux cours d’eau qui se déversaient dans la mer, soit en torrents tumultueux, soit par des chutes retentissantes. De la surface de ces immenses prairies jaillissaient, par endroits, des îlots de verdure, forêts épaisses, au milieu desquelles on eût vainement cherché un village, et dont les cimes s’empourpraient des rayons du soleil alors à son déclin. Au delà, bornant l’horizon de ce côté, se profilaient les masses pesantes d’une chaîne de montagnes, que couronnait la blancheur éclatante des glaciers.
Dans la direction de l’Est, le relief du pays s’accentuait plus encore. A l’aplomb du littoral, la falaise se haussait par étages successifs, puis se redressait enfin brusquement en pics aigus qui allaient se perdre dans les zones élevées du ciel.
La contrée paraissait totalement déserte. Même solitude aussi sur le canal. Pas une embarcation en vue, fût-ce un canot d’écorce, ou une pirogue à voiles. Enfin, si loin que le regard pût atteindre, ni des îles du Sud, ni d’aucun point du littoral, ni d’aucune saillie de la falaise ne s’élevait une fumée témoignant de la présence de créatures humaines.
Le jour en était arrivé à cette heure, toujours empreinte de quelque mélancolie, qui précède immédiatement le crépuscule. De grands oiseaux planeurs, en quête de leur gîte nocturne, fendaient l’air de leurs troupes bruyantes.
Le Kaw-djer, les bras croisés, debout sur la roche qu’il avait gravie, gardait une immobilité de statue. Mais une extase illuminait son visage, ses paupières palpitaient, ses yeux étincelaient d’une sorte d’enthousiasme sacré, pendant qu’il contemplait cette étendue prodigieuse de terre et de mer, dernière parcelle du globe qui n’appartînt à personne, dernière région qui ne fût pas courbée sous le joug des lois.
Longtemps, il demeura ainsi, baigné dans la lumière et fouetté par la brise, puis il ouvrit les bras, les tendit vers l’espace, et un profond soupir gonfla sa poitrine, comme s’il eût voulu embrasser d’une étreinte, aspirer d’une haleine tout l’infini. Alors, tandis que son regard semblait braver le ciel et parcourait orgueilleusement la terre, de ses lèvres s’échappa un cri, qui résumait son appétit sauvage d’une liberté absolue, sans limite.
Ce cri, c’était celui des anarchistes de tous les pays, c’était la formule célèbre, si caractéristique qu’on l’emploie couramment comme un synonyme de leur nom, dans laquelle est contenue en quatre mots toute la doctrine de cette secte redoutable.
«Ni Dieu, ni maître!...» proclamait-il d’une voix éclatante, tandis que, le corps à demi penché au-dessus des flots, hors de l’arête de la falaise, il semblait, d’un geste farouche, balayer l’immense horizon.
II
MYSTÉRIEUSE EXISTENCE.
Les géographes désignent sous le nom de Magellanie l’ensemble des îles et îlots groupés, entre l’Atlantique et le Pacifique, à la pointe sud du continent américain. Les terres les plus australes de ce continent, c’est-à-dire le territoire patagon, prolongées par les deux vastes presqu’îles du Roi Guillaume et de Brunswick, se terminent par un des caps de cette dernière, le cap Froward. Tout ce qui ne leur est pas directement rattaché, tout ce qui en est séparé par le détroit de Magellan, constitue ce domaine, auquel a été justement réservé le nom de l’illustre navigateur portugais du XVIe siècle.
La conséquence de cette disposition géographique, c’est que, jusqu’en 1881, cette partie du Nouveau-Monde n’était rattachée à aucun État civilisé, pas même à ses plus proches voisins, le Chili et la République Argentine, qui se disputaient alors les pampas de la Patagonie. La Magellanie n’appartenait à personne, et des colonies pouvaient s’y fonder en conservant leur entière indépendance.
Elle n’est cependant pas d’une étendue insignifiante, cette contrée qui, sur une aire de cinquante mille kilomètres superficiels, comprend, outre un grand nombre d’autres îles de moindre importance, la Terre de Feu, la Terre de Désolation, les îles Clarence, Hoste, Navarin, plus l’archipel du cap Horn, formé lui-même des îles Grévy, Wollaston, Freycinet, Hermitte, Herschell, et des îlots et récifs, par lesquels s’achève en poussière la masse énorme du continent américain.
Des diverses parcelles de la Magellanie, la Terre de Feu est de beaucoup la plus vaste. Au Nord et à l’Ouest, elle a pour limite un littoral très déchiqueté, depuis le promontoire d’Espiritu Santo jusqu’au Magdalena Sound. Après avoir projeté vers l’Ouest une presqu’île tout effilochée que domine le mont Sarmiento, elle se prolonge, au Sud-Est, par la pointe de San-Diego, sorte de sphinx accroupi dont la queue trempe dans les eaux du détroit de Lemaire.
C’est dans cette grande île, au mois d’avril 1880, que se sont passés les faits qui viennent d’être racontés. Ce canal que le Kaw-djer avait sous les yeux pendant sa fiévreuse méditation, c’est le canal du Beagle, qui court au sud de la Terre de Feu et dont la rive opposée est formée par les îles Gordon, Hoste, Navarin et Picton. Plus au Sud encore, s’éparpille le capricieux archipel du cap Horn.
Près de dix ans avant le jour choisi comme point de départ à ce récit, celui que les Indiens devaient plus tard appeler le Kaw-djer avait été pour la première fois rencontré sur le littoral fuégien. Comment s’y était-il transporté? Sans doute à bord de l’un des nombreux bâtiments, voiliers et steamers, qui suivent les détours du labyrinthe maritime de la Magellanie et des îles qui la prolongent sur l’Océan Pacifique, en faisant avec les indigènes le commerce des pelleteries de guanaques, de vigognes, de nandous et de loups marins.
La présence de cet étranger pouvait s’expliquer aisément de la sorte, mais, quant à savoir quel était son nom, de quelle nationalité il relevait, s’il se rattachait par sa naissance à l’Ancien ou au Nouveau-Monde, c’étaient là autant de questions auxquelles il eût été malaisé de répondre.
On ignorait tout de lui. Nul, d’ailleurs, il convient de l’ajouter, n’avait jamais cherché à se renseigner à son sujet. Dans ce pays où n’existait aucune autorité, qui aurait eu qualité pour l’interroger? Il n’était pas dans un de ces États organisés où la police s’inquiète du passé des gens et où il est impossible de demeurer longtemps inconnu. Ici, personne n’était dépositaire d’une puissance quelconque, et l’on pouvait vivre en dehors de toutes coutumes, de toutes lois, dans la plus complète liberté.
Pendant les deux premières années qui suivirent son arrivée à la Terre de Feu, le Kaw-djer ne chercha pas à se fixer sur un point plutôt que sur un autre. Sillonnant la contrée de ses courses vagabondes, il se mit en relations avec les indigènes, mais sans jamais approcher des rares factoreries exploitées çà et là par des colons de race blanche. S’il entrait en rapports avec un des navires relâchant en quelque point de l’archipel, c’était toujours par l’intermédiaire d’un Fuégien, et uniquement pour renouveler ses munitions et ses substances pharmaceutiques. Ces achats, il les payait, soit au moyen d’échanges, soit en monnaie espagnole ou anglaise, dont il ne semblait pas dépourvu.
Le reste du temps, il allait de tribus en tribus, de campements en campements. Il vivait, comme les indigènes, des produits de sa chasse et de sa pêche, tantôt parmi les familles du littoral, tantôt chez les peuplades de l’intérieur, partageant leur ajoupa ou leur tente, soignant les malades, secourant les veuves et les orphelins, adoré par ces pauvres gens, qui ne tardèrent pas à lui décerner le glorieux surnom sous lequel il était connu maintenant d’un bout à l’autre de l’archipel.
Que le Kaw-djer fût un homme instruit, aucun doute à cet égard, et il avait dû faire notamment des études très complètes en médecine. Il connaissait aussi plusieurs langues, et Français, Anglais, Allemands, Espagnols et Norvégiens auraient pu indifféremment le prendre pour un compatriote. A son bagage de polyglotte, cet énigmatique personnage n’avait pas tardé à ajouter le yaghon. Il parlait couramment cet idiome, qui est le plus employé dans la Magellanie, et dont les missionnaires se sont servis pour traduire quelques passages de la Bible.
Loin d’être inhabitable, ainsi qu’on le croit généralement, la Magellanie, où le Kaw-djer avait fixé sa vie, est très supérieure à la réputation que lui ont value les récits de ses premiers explorateurs. Certes, il serait exagéré de la transformer en paradis terrestre, et l’on aurait mauvaise grâce à contester que sa pointe extrême, le cap Horn, ne soit balayée par des tempêtes dont la fréquence n’a d’égale que la fureur. Mais il ne manque pas de pays, en Europe même, qui nourrissent une population nombreuse, bien que les conditions d’existence y soient beaucoup plus rudes. Si le climat y est humide au plus haut point, cet archipel doit à la mer qui l’entoure une incontestable régularité de température, et il n’a pas à subir les froids rigoureux de la Russie septentrionale, de la Suède et de la Norvège. La moyenne thermométrique ne descend pas au-dessous de cinq degrés centigrades en hiver si elle ne s’élève pas au-dessus de quinze degrés en été.
A défaut d’observations météorologiques, l’aspect de ces îles aurait dû mettre en garde contre toute appréciation d’un pessimisme exagéré. La végétation y atteint une ampleur qui lui serait interdite dans la zone glaciale. Il y existe d’immenses pâturages qui suffiraient à la nourriture d’innombrables troupeaux, et de vastes forêts où se rencontrent en abondance le hêtre antarctique, le bouleau, l’épine-vinette et l’écorce de Winter. Sans aucun doute, nos végétaux comestibles s’y acclimateraient aisément, et beaucoup d’entre eux, jusques et y compris le froment, pourraient y prospérer.
Pourtant, cette contrée, qui n’est pas inhabitable, est à peu près inhabitée. Sa population ne comprend qu’un petit nombre d’Indiens, catalogués sous le nom de Fuégiens ou de Pêcherais, véritables sauvages au dernier rang de l’humanité, qui vivent presque entièrement nus et mènent, à travers ces vastes solitudes, une vie errante et misérable.
Longtemps déjà avant l’époque où commence cette histoire, le Chili, en fondant la station de Punta-Arenas sur le détroit de Magellan, avait paru prêter quelque attention à ces régions méconnues. Mais à cela s’était borné son effort, et, malgré la prospérité de sa colonie, il n’avait fait aucune tentative pour prendre pied sur l’archipel magellanique proprement dit.
Quelle succession d’événements avait conduit le Kaw-djer dans cette contrée ignorée de la plupart des hommes? Cela aussi était un mystère, mais ce mystère, du moins, le cri lancé du haut de la falaise, comme un défi au ciel et comme un remerciement passionné à la terre, permettait de le percer en partie.
«Ni Dieu, ni maître!» c’est la formule classique des anarchistes. Il était donc à supposer que le Kaw-djer appartenait, lui aussi, à cette secte, foule hétéroclite de criminels et d’illuminés. Ceux-là, rongés d’envie et de haine, toujours prêts à la violence et au meurtre; ceux-ci, véritables poètes qui rêvent une humanité chimérique d’où le mal serait banni à jamais par la suppression des lois imaginées pour le combattre.
A laquelle de ces deux classes appartenait le Kaw-djer? Était-il un de ces libertaires aigris, un de ces apologistes de l’action directe et de la propagande par le fait, et, successivement rejeté par toutes les nations, n’avait-il trouvé de refuge qu’à cette extrémité du monde habitable?
Une telle hypothèse se serait mal accordée avec la bonté dont il avait donné tant de preuves depuis son arrivée dans l’archipel magellanique. Qui s’était acharné si souvent à sauver des existences humaines n’avait jamais dû songer à en détruire. Qu’il fût anarchiste, oui, puisqu’il le proclamait lui-même, mais alors il appartenait à la section des rêveurs et non à celle des professionnels de la bombe et du couteau. S’il en était effectivement ainsi, son exil ne devait être que le dénouement logique d’un drame intérieur, et non pas un châtiment édicté par une volonté étrangère. Sans doute, tout enivré par son rêve, il n’avait pu supporter ces règles d’airain qui, dans l’Univers civilisé, conduisent l’homme en laisse du berceau jusqu’à la mort, et un moment était venu où l’air lui avait semblé irrespirable dans cette forêt de lois innombrables par lesquelles les citoyens achètent, au prix de leur indépendance, un peu de bien-être et de sécurité. Son caractère lui interdisant de vouloir imposer par la force ses idées et ses répugnances, il n’avait pu, dès lors, que partir à la recherche d’un pays où l’on ne connût pas l’esclavage, et c’est ainsi peut-être qu’il avait échoué finalement en Magellanie, le seul point, sur toute la surface de la terre, où régnât encore la liberté intégrale.
Pendant les premiers temps de son séjour, deux ans environ, le Kaw-djer ne quitta point la grande île où il avait débarqué.
La confiance qu’il inspirait aux indigènes, son influence sur leurs tribus ne tarda pas à s’accroître. On venait le consulter des autres îles parcourues par des Indiens Canoes, ou Indiens à pirogues, dont la race est quelque peu différente de celle des Yacanas qui peuplent la Terre de Feu. Ces misérables Pêcherais, qui vivent, comme leurs congénères, de chasse et de pêche, se rendaient près du «Bienfaiteur», quand celui-ci se trouvait sur le littoral du canal du Beagle. Le Kaw-djer ne refusait à personne ses conseils ni ses soins. Souvent même, dans certaines circonstances graves, lorsque sévissait quelque épidémie, il risqua sans marchander sa vie pour combattre le fléau. Bientôt sa renommée se répandit dans toute la contrée. Elle franchit le détroit de Magellan. On sut qu’un étranger, installé sur la Terre de Feu, avait reçu des indigènes reconnaissants le titre de Kaw-djer, et, à plusieurs reprises, il fut sollicité de venir à Punta-Arenas. Mais il répondit invariablement par un refus dont aucune instance ne put triompher. Il semblait qu’il ne voulût pas remettre le pied là où il ne sentait plus le sol libre.
Vers la fin de la deuxième année de son séjour, il se produisit un incident dont les conséquences devaient avoir une certaine influence sur sa vie ultérieure.
Si le Kaw-djer s’obstinait à ne pas aller à la bourgade chilienne de Punta-Arenas, qui est située sur le territoire de la Patagonie, les Patagons ne se privent pas d’envahir parfois le territoire magellanique. Eux et leurs chevaux transportés en quelques heures sur la rive sud du détroit de Magellan, ils font de longues excursions, ce qu’on appelle en Amérique de grands raids, d’une extrémité à l’autre de la Terre de Feu, attaquant les Fuégiens, les rançonnant, les pillant, s’emparant des enfants qu’ils emmènent en esclavage dans les tribus patagones.
Entre les Patagons ou Tchnelts et les Fuégiens, il existe des différences ethniques assez sensibles sous le rapport de la race et des mœurs, les premiers étant infiniment plus redoutables que les seconds. Ceux-ci vivent de la pêche et ne se réunissent guère que par familles, tandis que ceux-là sont chasseurs et forment des tribus compactes sous l’autorité d’un chef. En outre, la taille des Fuégiens est un peu inférieure à celle de leurs voisins du continent. On les reconnaît à leur grosse tête carrée, aux pommettes saillantes de leur face, à leurs sourcils clairsemés, à la dépression de leur crâne. En somme, on les tient pour des êtres assez misérables, dont la race n’est pas près de finir cependant, car le nombre des enfants est considérable, autant, pourrait-on dire, que celui des chiens qui grouillent autour des campements.
Quant aux Patagons, ils sont de haute stature, vigoureux et bien proportionnés. Dénués de barbe, ils laissent pendre leurs longs cheveux noirs maintenus sur le front par un bandeau. Leur figure olivâtre est plus large aux mâchoires qu’aux tempes, leurs yeux s’allongent quelque peu suivant le type mongol, et, de part et d’autre d’un nez largement épaté, leurs yeux brillent du fond d’orbites assez rétrécies. Intrépides et infatigables cavaliers, il leur faut de larges espaces à franchir avec leurs non moins infatigables montures, d’immenses pâturages pour la nourriture de leurs chevaux, des terrains de chasse où ils poursuivent le guanaque, la vigogne et le nandou.
Plus d’une fois, le Kaw-djer les avait rencontrés pendant leurs incursions sur la Terre de Feu, mais jusqu’alors il n’avait jamais pris contact avec ces farouches déprédateurs, que le Chili et l’Argentine sont impuissants à contenir.
Ce fut en novembre 1872, alors que ses pérégrinations l’avaient conduit sur la côte ouest de la Fuégie, près du détroit de Magellan, que le Kaw-djer eut pour la première fois à intervenir contre eux, en faveur de Pêcherais de la baie Inutile.
Cette baie, limitée au Nord par des marécages, forme une profonde découpure à peu près en face de l’emplacement où Sarmiento avait établi sa colonie de Port-Famine, de sinistre mémoire.
Un parti de Tchnelts, après avoir débarqué sur la rive sud de la baie Inutile, attaqua un campement de Yacanas, qui ne comptait qu’une vingtaine de familles. La supériorité numérique se trouvait du côté des assaillants, en même temps plus robustes et mieux armés que les indigènes.
Ceux-ci essayèrent de lutter cependant, sous le commandement d’un Indien Canoe qui venait d’arriver au campement avec sa pirogue.
Cet homme s’appelait Karroly. Il faisait le métier de pilote et guidait les bâtiments de cabotage qui s’aventurent sur le canal du Beagle et entre les îles de l’archipel du cap Horn. C’est en revenant de conduire un navire à Punta-Arenas qu’il avait relâché dans la baie Inutile.
Karroly organisa la résistance et, aidé des Yacanas, tenta de repousser les agresseurs. Mais la partie était par trop inégale. Les Pêcherais ne pouvaient opposer une défense sérieuse. Le campement fut envahi, les tentes furent renversées, le sang coula. Les familles furent dispersées.
Pendant la lutte, le fils de Karroly, Halg, alors âgé de neuf ans environ, était resté dans la pirogue, où il attendait son père, lorsque deux Patagons se précipitèrent de son côté.
Le jeune garçon ne voulut pas s’éloigner de la grève, ce qui l’eût mis hors d’atteinte, mais ce qui eût aussi empêché son père de chercher refuge à bord de la pirogue.
Un des Tchnelts sauta dans l’embarcation et saisit l’enfant entre ses bras.
A ce moment, Karroly fuyait le campement au pouvoir des agresseurs. Il courut au secours de son fils que le Tchnelt emportait. Une flèche envoyée par l’autre Patagon siffla à son oreille sans le toucher.
Avant qu’un second trait ne fût lancé, la détonation d’une arme à feu retentit. Le ravisseur mortellement frappé roula à terre, tandis que son compagnon prenait la fuite.
Le coup de feu avait été tiré par un homme de race blanche que le hasard amenait sur le lieu du combat. Cet homme, c’était le Kaw-djer.
Il n’y avait pas à s’attarder. La pirogue fut vigoureusement halée par son amarre. Le Kaw-djer et Karroly sautèrent à bord avec l’enfant et poussèrent au large. Ils étaient déjà à une encâblure du rivage lorsque les Patagons les couvrirent d’une nuée de flèches dont l’une atteignit Halg à l’épaule.
Cette blessure présentant une certaine gravité, le Kaw-djer ne voulut pas quitter ses compagnons tant que ses soins pouvaient être nécessaires. C’est pourquoi il resta dans la pirogue, qui contourna la Terre de Feu, suivit le canal du Beagle, et vint enfin s’arrêter dans une petite crique bien abritée de l’île Neuve, où Karroly avait établi sa résidence.
Alors, il n’y avait plus rien à craindre pour le jeune garçon, dont la blessure était en voie de guérison. Karroly ne savait comment exprimer sa reconnaissance.
Lorsque, sa pirogue amarrée au fond de la crique, l’Indien eut débarqué, il pria le Kaw-djer de le suivre.
«Ma maison est là, lui dit-il; c’est ici que je vis avec mon fils. Si tu n’y veux rester que quelques jours, tu seras le bienvenu, puis ma pirogue te ramènera de l’autre côté du canal. Si tu veux y rester toujours, ma demeure sera la tienne et je serai ton serviteur.»
A dater de ce jour, le Kaw-djer n’avait plus quitté l’île Neuve, ni Karroly, ni son enfant. Grâce à lui, l’habitation de l’Indien Canoe était devenue plus confortable, et Karroly fut bientôt à même d’exercer son métier de pilote dans de meilleures conditions. A sa fragile pirogue fut substituée cette solide chaloupe, la Wel-Kiej, achetée à la suite du naufrage d’un navire norvégien, dans laquelle l’homme blessé par le jaguar venait d’être déposé.
Mais cette nouvelle existence ne détourna pas le Kaw-djer de son œuvre humanitaire. Ses visites aux familles indigènes ne furent pas supprimées, et il continua de courir partout où il y avait un service à rendre ou une douleur à guérir.
Plusieurs années se passèrent ainsi, et tout portait à croire que le Kaw-djer continuerait à jamais sa vie libre sur cette terre libre, lorsqu’un événement imprévu vint en troubler profondément le cours.
III
LA FIN D’UN PAYS LIBRE.
L’Ile Neuve commande l’entrée du canal du Beagle par l’Est. Longue de huit kilomètres, large de quatre, elle affecte la forme d’un pentagone irrégulier. Les arbres n’y manquent pas, plus particulièrement le hêtre, le frêne, l’écorce de Winter, des myrtacées et quelques cyprès de taille moyenne. A la surface des prairies poussent des houx, des berbéris, des fougères de petite venue. En de certaines places abritées se montre le bon sol, la terre végétale, propre à la culture des légumes. Ailleurs, là où l’humus existe en couche insuffisante, et plus spécialement aux abords des grèves, la nature a brodé sa tapisserie de lichens, de mousses et de lycopodes.
C’était sur cette île, au revers d’une haute falaise, face à la mer, que l’Indien Karroly résidait depuis une dizaine d’années. Il n’aurait pu choisir une station plus favorable. Tous les navires, au sortir du détroit de Lemaire, passent en vue de l’Ile Neuve. S’ils cherchent à gagner l’Océan Pacifique en doublant le cap Horn, ils n’ont besoin de personne. Mais si, désireux de trafiquer à travers l’archipel, ils veulent en suivre les divers canaux, un pilote leur est indispensable.
Toutefois, relativement rares sont les navires qui fréquentent les parages magellaniques, et leur nombre n’eût pas suffi à assurer l’existence de Karroly et de son fils. Il s’adonnait donc à la pêche et à la chasse, afin de se procurer des objets d’échange qu’il troquait contre tout ce qui était pour eux de première nécessité.
Sans doute, cette île de dimensions restreintes ne pouvait renfermer qu’en petit nombre les guanaques et les vigognes, dont la fourrure est recherchée, mais, dans le voisinage, sont d’autres îles d’une étendue beaucoup plus considérable: Navarin, Hoste, Wollaston, Dawson, sans parler de la Terre de Feu avec ses immenses plaines et ses forêts profondes où ne manquent ni les ruminants ni les fauves.
Longtemps Karroly n’avait eu pour demeure qu’une grotte naturelle creusée dans le granit, préférable en somme à la hutte des Yacanas. Depuis l’arrivée du Kaw-djer, la grotte avait fait place à une maison dont les forêts de l’île avaient fourni la charpente, dont les roches avaient fourni les pierres, et dont les myriades de coquillages: térébratules, mactres, tritons, licornes, qui en parsèment les grèves, avaient fourni la chaux.
A l’intérieur de cette maison, trois chambres. Au milieu, la salle commune à vaste cheminée. A droite, la chambre de Karroly et de son fils. Celle de gauche appartenait au Kaw-djer, qui retrouvait là, rangés sur des rayons, ses papiers et ses livres, pour la plupart ouvrages de médecine, d’économie politique et de sociologie. Une armoire contenait son assortiment de fioles et d’instruments de chirurgie.
C’est dans cette maison qu’il revint avec ses deux compagnons après son excursion sur la Terre de Feu, dont l’épisode final a servi de thème aux premières lignes de ce récit. Auparavant, toutefois, la Wel-Kiej s’était dirigée vers le campement de l’Indien blessé. Ce campement était situé à l’extrémité orientale du canal du Beagle. Autour de ses huttes capricieusement groupées au bord d’un ruisseau, gambadaient d’innombrables chiens, dont les aboiements annoncèrent l’arrivée de la chaloupe. Dans la prairie avoisinante pâturaient deux chevaux d’un aspect chétif. De minces filets de fumée s’échappaient du toit de quelques ajoupas.
Dès que la Wel-Kiej eut été signalée, une soixantaine d’hommes et de femmes apparurent et dévalèrent en toute hâte vers le rivage. Une foule d’enfants nus couraient à leur suite.
Lorsque le Kaw-djer mit pied à terre, on s’empressa au devant de lui. Tous voulaient lui presser les mains. L’accueil de ces pauvres Indiens témoignait de leur ardente reconnaissance pour tous les services qu’ils avaient reçus de lui. Il écouta patiemment les uns et les autres. Des mères le conduisirent près de leurs enfants malades. Elles le remerciaient avec effusion, à demi consolées par sa présence.
Il entra enfin dans l’une des huttes pour en ressortir bientôt, suivi de deux femmes, l’une âgée, l’autre toute jeune qui tenait par la main un petit enfant. C’étaient la mère, la femme et le fils de l’Indien blessé par le jaguar, et qui était mort au cours de la traversée, malgré les soins dont on l’avait entouré.
Son cadavre fut déposé sur la grève, et tous les indigènes du campement l’entourèrent. Le Kaw-djer raconta alors les circonstances de la mort du défunt, puis il remit à la voile, en laissant généreusement à la veuve la dépouille du jaguar, dont la fourrure représentait une valeur immense pour ces créatures déshéritées.
Avec la saison d’hiver qui s’approchait, la vie habituelle reprit son cours dans la maison de l’Ile Neuve. On reçut la visite de quelques caboteurs falklandais qui vinrent acheter des pelleteries avant que les tourmentes de neige n’eussent rendu ces parages impraticables. Les peaux furent avantageusement vendues ou échangées contre les provisions et les munitions nécessaires pendant la rigoureuse période qui va de juin à septembre.
Dans la dernière semaine de mai, un de ces bâtiments ayant réclamé les services de Karroly, Halg et le Kaw-djer restèrent seuls à l’Ile Neuve.
Le jeune garçon, alors âgé de dix-sept ans, portait une affection toute filiale au Kaw-djer qui, de son côté, avait pour lui les sentiments du plus tendre des pères. Celui-ci s’était efforcé de développer l’intelligence de cet enfant. Il l’avait tiré de l’état sauvage et en avait fait un être bien différent de ses compatriotes de la Magellanie si en dehors de toute civilisation.
Le Kaw-djer, il est superflu de le dire, n’avait jamais inspiré au jeune Halg que des idées d’indépendance, celles qui lui étaient chères entre toutes. Ce n’était pas un maître, c’était un égal que Karroly et son fils devaient voir en lui. De maître, il n’en est pas, il ne peut y en avoir pour un homme digne de ce nom. On n’a de maître que soi-même, et, d’ailleurs, il n’en est pas besoin d’autre, ni dans le ciel, ni sur la terre.
Cette semence tombait sur un terrain admirablement préparé pour la recevoir. Les Fuégiens ont, en effet, la folie de la liberté. Ils lui sacrifient tout et renoncent pour elle aux avantages que leur assurerait une vie plus sédentaire. Quel que soit le bien-être relatif dont on les entoure, quelque sécurité qu’on leur assure, rien ne peut les retenir, et ils ne tardent pas à s’enfuir pour reprendre leur éternel vagabondage, affamés, misérables, mais libres.
Au début de juin, l’hiver se jeta sur la Magellanie. Si le froid ne fut pas excessif, toute la région fut balayée à grands coups de rafales. De terribles tourmentes troublèrent ces parages, et l’Ile Neuve disparut sous la masse des neiges.
Ainsi s’écoulèrent juin, juillet, août. Vers la mi-septembre la température s’adoucit sensiblement, et les caboteurs des Falkland recommencèrent à se montrer dans les passes.
Le 19 septembre, Karroly, laissant Halg et le Kaw-djer à l’Ile Neuve, partit à bord d’un steamer américain qui avait embouqué le canal du Beagle, un pavillon de pilote au mât de misaine. Son absence dura une huitaine de jours.
Lorsque la chaloupe eut ramené l’Indien, le Kaw-djer, selon son habitude, l’interrogea sur les divers incidents du voyage,
«Il n’y a rien eu, répondit Karroly. La mer était belle et la brise favorable.
—Où as-tu quitté le navire?
—Au Darwin Sound, à la pointe de l’île Stewart, où nous avons croisé un aviso qui marchait à contre-bord.
—Où allait-il?
—A la Terre de Feu. En revenant, je l’ai retrouvé mouillé dans une anse où il avait débarqué un détachement de soldats.
—Des soldats!... s’écria le Kaw-djer. De quelle nationalité?
—Des Chiliens et des Argentins.
—Que faisaient-ils?
—D’après ce qu’ils m’ont dit, ils accompagnaient deux commissaires en reconnaissance sur la Terre de Feu et les îles voisines.
—D’où venaient ces commissaires?
—De Punta-Arenas, où le gouverneur avait mis l’aviso à leur disposition.»
Le Kaw-djer ne posa pas d’autres questions. Il demeura pensif. Que signifiait la présence de ces commissaires? A quelle opération se livraient-ils dans cette partie de la Magellanie? S’agissait-il d’une exploration géographique ou hydrographique, et leur but était-il de procéder, dans un intérêt maritime, à une vérification plus rigoureuse des relevés?
Le Kaw-djer était plongé dans ses réflexions. Il ne pouvait se défendre contre une vague inquiétude. Cette reconnaissance n’allait-elle pas s’étendre à tout l’archipel magellanique, et l’aviso ne viendrait-il pas mouiller jusque dans les eaux de l’Ile Neuve?
Ce qui donnait une réelle importance à cette nouvelle, c’est que l’expédition était envoyée par les gouvernements du Chili et de l’Argentine. Y avait-il donc accord entre les deux Républiques qui, jusqu’ici, n’avaient jamais pu s’entendre, à propos d’une région sur laquelle toutes deux prétendaient, à tort d’ailleurs, avoir des droits?
Ces quelques demandes et réponses échangées, le Kaw-djer avait gagné l’extrémité du morne au pied duquel était bâtie la maison. De là, il découvrait une grande étendue de mer, et ses regards se portèrent instinctivement vers le Sud, dans la direction de ces derniers sommets de la terre américaine, qui constituent l’archipel du cap Horn. Lui faudrait-il aller jusque-là pour trouver un sol libre?... Plus loin encore peut-être?... Par la pensée, il franchissait le cercle polaire, il se perdait à travers les immenses régions de l’Antarctique dont le mystère impénétrable brave les plus intrépides découvreurs...
Quelle n’aurait pas été la douleur du Kaw-djer s’il avait su à quel point ses craintes étaient justifiées! Le Gracias a Dios, aviso de la marine chilienne, transportait bien à son bord deux commissaires: M. Idiaste pour le Chili, M. Herrera pour la République Argentine, lesquels avaient reçu de leurs gouvernements respectifs la mission de préparer le partage de la Magellanie entre les deux États qui en réclamaient la possession.
Cette question, qui traînait depuis nombre d’années déjà, avait donné lieu à des discussions interminables, sans qu’il fût possible de la résoudre à la satisfaction commune. Une telle situation cependant risquait d’engendrer, en se prolongeant, quelque grave conflit. Non seulement au point de vue commercial, mais au point de vue politique, il importait d’autant plus qu’elle prît fin, que l’absorbante Angleterre n’était pas loin. De son archipel des Falkland, elle pouvait aisément étendre la main jusqu’à la Magellanie. Déjà ses caboteurs en fréquentaient assidûment les passes, et ses missionnaires ne cessaient d’accroître leur influence sur la population fuégienne. Un beau jour, son pavillon serait planté quelque part, et rien n’est difficile à déraciner comme le pavillon britannique! Il était temps d’agir.
MM. Idiaste et Herrera, leur exploration achevée, regagnèrent, l’un Santiago, l’autre Buenos-Ayres. Un mois plus tard, le 17 janvier 1881, un traité signé dans cette dernière ville entre les deux Républiques mit fin à l’irritant problème magellanique.
Aux termes de ce traité, la Patagonie était annexée à la République Argentine, à l’exception d’un territoire borné par le 52e degré de latitude et par le 70e méridien à l’ouest de Greenwich. En compensation de ce qui lui était ainsi attribué, le Chili renonçait de son côté à l’île des États et à la partie de la Terre de Feu située à l’est du 68e degré de longitude. Toutes les autres îles sans exception appartenaient au Chili.
Cette convention, qui fixait les droits des deux États, privait la Magellanie de son indépendance. Qu’allait faire le Kaw-djer, dont le pied foulerait désormais un sol devenu chilien?
Ce fut le 25 février qu’on eut connaissance du traité à l’Ile Neuve, où Karroly, au retour d’un pilotage, en apporta la nouvelle.
Le Kaw-djer ne put retenir un mouvement de colère. Pas une parole ne lui échappa, mais ses yeux s’imprégnèrent de haine, et, dans un terrible geste de menace, sa main se tendit vers le Nord. Incapable de maîtriser son agitation, il fit quelques pas désordonnés. On eût dit que le sol se dérobait sous ses pieds, qu’il ne lui offrait plus un point d’appui suffisant.
Enfin, il parvint à reprendre possession de lui-même. Son visage, un instant convulsé, recouvra sa froideur habituelle. Il alla rejoindre Karroly et l’interrogea d’un ton calme.
«La nouvelle est certaine?
—Oui, répondit l’Indien. Je l’ai apprise à Punta-Arenas. Il paraît que deux pavillons sont hissés à l’entrée du détroit sur la Terre de Feu: l’un chilien au cap Orange, l’autre argentin au cap Espiritu Santo.
—Et, demanda le Kaw-djer, toutes les îles au sud du canal du Beagle dépendent du Chili?
—Toutes.
—Même l’Ile Neuve?
—Oui.
—Cela devait arriver,» murmura le Kaw-djer dont une violente émotion altérait la voix.
Puis il regagna la maison et s’enferma dans sa chambre.
Quel était donc cet homme? Quelles raisons l’avaient contraint à quitter l’un ou l’autre des continents pour s’ensevelir dans la solitude de la Magellanie? Pourquoi l’humanité semblait-elle être réduite pour lui à ces quelques tribus fuégiennes, auxquelles il consacrait toute son existence et tout son dévouement?
Les événements, dont la réalisation était prochaine et qui vont faire le sujet de ce récit, devaient se charger de renseigner sur le premier point. Quant aux deux autres questions, la vie antérieure du Kaw-djer permet d’y répondre succinctement.
De grande valeur, ayant aussi profondément creusé les sciences politiques que les sciences naturelles, homme de courage et d’action, le Kaw-djer n’était pas le premier savant qui eût commis la double faute de considérer comme certains des principes qui ne sont après tout que des hypothèses, et de pousser ces principes jusqu’à leurs extrêmes conséquences. Le nom de quelques-uns de ces réformateurs redoutables est dans toutes les mémoires.
Le socialisme, cette doctrine dont la prétention ne va à rien moins qu’à refaire la société de la base au faîte, n’a pas le mérite de la nouveauté. Après beaucoup d’autres qui se perdent dans la nuit des temps, Saint-Simon, Fourier, Proudhon et tutti quanti sont les précurseurs du collectivisme. Des idéologues plus modernes, tels que les Lassalle, les Karl Marx, les Guesde, n’ont fait que reprendre leurs idées, en les modifiant plus ou moins, et en les appuyant sur la socialisation des moyens de production, l’anéantissement du capital, l’abolition de la concurrence, la substitution de la propriété sociale à la propriété individuelle. Aucun d’eux ne veut tenir compte des contingences de la vie. Leur doctrine réclame une application immédiate et totale. Ils exigent l’expropriation en masse, imposent le communisme universel.
Qu’on approuve ou qu’on blâme une telle théorie, le moins qu’on en puisse dire, c’est qu’elle est audacieuse. Il en est pourtant une qui l’est plus encore: la théorie anarchiste.
La réglementation tyrannique que nécessiterait le fonctionnement de la société collectiviste, les anarchistes la repoussent. Ce qu’ils préconisent, c’est l’individualisme absolu, intégral. Ce qu’ils veulent, c’est la suppression de toute autorité, la destruction de tout lien social.
C’est parmi ces derniers qu’il fallait ranger le Kaw-djer, âme farouche, indomptable, intransigeante, incapable d’obéissance, réfractaire à toutes les lois, imparfaites sans doute, par lesquelles les hommes essayent en tâtonnant de réglementer les rapports sociaux. Certes, il n’avait jamais été compromis dans les violences des propagandistes par le fait. Non pas chassé de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre ou des États-Unis, mais dégoûté de leur prétendue civilisation, ayant hâte de secouer le poids d’une autorité quelle qu’elle fût, il avait cherché un coin de la Terre où un homme pût encore vivre en complète indépendance.
Il crut l’avoir trouvé au milieu de cet archipel, aux confins du monde habité. Ce qu’il n’eût rencontré nulle part ailleurs, la Magellanie allait le lui offrir à l’extrémité de l’Amérique du Sud.
Or, voici que le traité signé entre le Chili et la République Argentine faisait perdre à cette région l’indépendance dont elle avait joui jusqu’alors. Voici que, d’après ce traité, toute la portion des territoires magellaniques située au sud du canal du Beagle passait sous la domination chilienne. Rien de l’archipel n’échapperait à l’autorité du gouverneur de Punta-Arenas, pas même cette Ile Neuve où le Kaw-djer avait trouvé asile.
Avoir fui si loin, avoir fait tant d’efforts, s’être imposé une telle existence, pour aboutir à ce résultat!
Le Kaw-djer fut longtemps à se remettre du coup qui le frappait, comme la foudre frappe un arbre en pleine vigueur et l’ébranle jusque dans ses racines. Sa pensée l’entraînait vers l’avenir, un avenir qui ne lui offrait plus aucune sécurité. Des agents viendraient sur cette île, où l’on savait qu’il avait établi sa résidence. Plusieurs fois, il ne l’ignorait pas, on s’était inquiété de la présence d’un étranger en Magellanie, de ses rapports avec les indigènes, de l’influence qu’il exerçait. Le gouverneur chilien voudrait l’interroger, apprendre qui il était; on fouillerait sa vie, on l’obligerait à rompre cet incognito auquel il tenait par-dessus tout...
Quelques jours s’écoulèrent. Le Kaw-djer n’avait plus reparlé du changement apporté par le traité de partage, mais il était plus sombre que jamais. Que méditait-il donc? Songeait-il à quitter l’Ile Neuve, à se séparer de son fidèle Indien, de cet enfant pour lequel il éprouvait une si profonde affection?...
Où irait-il? En quel autre coin du monde retrouverait-il l’indépendance, sans laquelle il semblait qu’il ne pût vivre? Lors même qu’il se réfugierait sur les dernières roches magellaniques, fût-ce à l’îlot du cap Horn, échapperait-il à l’autorité chilienne?...
On était alors au début de mars. La belle saison devait durer près d’un mois encore, la saison que le Kaw-djer employait à visiter les campements fuégiens, avant que l’hiver eût rendu la mer impraticable. Cependant, il ne s’apprêtait pas à s’embarquer sur la chaloupe. La Wel-Kiej, dégréée, restait au fond de la crique.
Ce fut seulement le 7 mars, dans l’après-midi, que le Kaw-djer dit à Karroly:
«Tu pareras la chaloupe pour demain dès la première heure.
—Un voyage de plusieurs jours? demanda l’Indien.
—Oui.
Le Kaw-djer se décidait-il à retourner au milieu des tribus fuégiennes? Allait-il remettre les pieds sur cette Terre de Feu devenue argentine et chilienne?...
—Halg doit-il nous accompagner? interrogea Karroly.
—Oui.
—Et le chien?
—Zol aussi.»
La Wel-Kiej appareilla dès l’aube. Le vent soufflait de l’Est. Un assez fort ressac battait les roches au pied du morne. Dans la direction du Nord, au large, la mer se soulevait en longues houles.
Si l’intention du Kaw-djer eût été de rallier la Terre de Feu, la chaloupe aurait dû lutter, car la brise augmentait à mesure que le soleil s’élevait. Mais il n’en fut rien. Sur son ordre, après avoir contourné l’Ile Neuve, on se dirigea vers l’île Navarin dont le double sommet s’estompait vaguement dans les brumes matinales de l’Ouest.
Ce fut à la pointe sud de cette île, l’une des moyennes de l’archipel magellanique, que la Wel-Kiej vint relâcher avant le coucher du soleil, au fond d’une petite anse à rive très accore, où la tranquillité devait lui être assurée pour la nuit.
Le lendemain, la chaloupe, coupant obliquement la baie de Nassau, mit le cap sur l’île Wollaston, près de laquelle elle mouilla le soir même.
Le temps devenait mauvais. Le vent fraîchissait en hâlant le Nord-Est. D’épais nuages s’accumulaient à l’horizon. La tempête n’était pas loin. La chaloupe devant, pour se conformer aux instructions du Kaw-djer, continuer à gagner vers le Sud, il importait de choisir les passes où la mer serait moins dure. C’est ce qui fut fait en quittant l’île Wollaston. Karroly en contourna la partie occidentale de manière à donner dans le détroit qui sépare l’île Hermitte de l’île Herschell.
Quel but poursuivait le Kaw-djer? Lorsqu’il aurait atteint les dernières limites de la Terre, lorsqu’il serait arrivé au cap Horn, lorsqu’il ne verrait plus devant lui que l’immense Océan, que ferait-il?...
Ce fut à cette extrémité de l’archipel que la chaloupe vint relâcher dans l’après-midi du 15 mars, non sans avoir couru les plus grands dangers au milieu d’une mer démontée. Aussitôt le Kaw-djer débarqua. Sans rien dire de ses intentions, ayant renvoyé le chien qui cherchait à le suivre, laissant Karroly et Halg sur la grève, il se dirigea vers le cap.
L’île Horn n’est qu’une agglomération chaotique de roches énormes dont les bois flottés, les laminaires gigantesques, apportés par les courants, jonchent la base. Au delà, des pointes de récifs piquent de centaines de taches noires la blancheur neigeuse du ressac.
On accède assez facilement au sommet peu élevé du cap par son revers septentrional en pentes très allongées, sur lesquelles se rencontrent quelques parcelles de terre cultivable.
Le Kaw-djer avait entrepris cette ascension.
Qu’allait-il donc faire là-haut? Voulait-il porter ses regards jusqu’aux limites de l’horizon du Sud?... Mais qu’y verrait-il, si ce n’est l’immense nappe de la mer?
La tempête était maintenant à son paroxysme. A mesure qu’il montait, le Kaw-djer était plus furieusement accueilli par le vent déchaîné. Parfois, il lui fallait s’arc-bouter pour ne pas être emporté. Les embruns, violemment projetés, lui cinglaient le visage. D’en bas, Halg et Karroly apercevaient sa silhouette graduellement décroissante. Ils voyaient quelle lutte il soutenait contre la rafale.
Cette pénible ascension exigea près d’une heure. Parvenu au point culminant, le Kaw-djer s’avança jusqu’au bord de la falaise, et, là, debout dans la tourmente, il demeura immobile, le regard dirigé vers le Sud.
La nuit commençait à se faire du côté de l’Est, mais l’horizon opposé s’éclairait encore des dernières lueurs du soleil. De gros nuages échevelés par le vent, des haillons de vapeur qui traînaient dans la houle, passaient avec une vitesse d’ouragan. De toutes parts, rien que la mer.
Mais enfin, qu’était venu faire là cet homme à l’âme si profondément troublée? Avait-il un but, un espoir?... Ou bien, arrivé à la fin de la Terre, arrêté par l’impossible, avait-il soif seulement du grand repos de la mort?...
Le temps s’écoula, l’obscurité devint complète. Toutes choses disparurent, englouties par les ténèbres.
Ce fut la nuit...
Soudain, un éclair brilla faiblement dans l’espace, une détonation vint mourir à la grève.
C’était le coup de canon d’un navire en détresse.
IV
A LA CÔTE.
Il était alors huit heures du soir. Le vent, qui depuis un certain temps déjà soufflait du Sud-Est, battait en côte avec une prodigieuse violence. Un navire n’aurait pu doubler l’extrême pointe de l’Amérique sans risquer de se perdre corps et biens.
C’était le danger qui menaçait le bâtiment dont cette détonation avait révélé la présence. Sans doute, dans l’impossibilité de porter assez de toile, au milieu de ces rafales furieuses, pour tenir la cape courante, il était invinciblement drossé contre les récifs.
Une demi-heure plus tard, le Kaw-djer n’était plus seul au sommet de l’îlot. Au bruit de la détonation, l’Indien et son fils, s’accrochant aux roches du cap, aux touffes poussées dans les fentes, pour abréger l’escalade, étaient venus le rejoindre.
Un second coup de canon retentit. Dans ces parages déserts, par ce temps déchaîné, quel secours espérait donc le malheureux navire?
«Il est dans l’Ouest, dit Karroly en constatant que la détonation lui arrivait de ce côté.
—Et il marche tribord amures, approuva le Kaw-djer, car il s’est rapproché du cap depuis le premier coup de canon.
—Il ne doublera pas, affirma Karroly.
—Non, répondit le Kaw-djer, la mer est trop dure... Pourquoi ne prend-il pas un bord au large?
—Peut-être qu’il ne le peut pas.
—C’est possible, mais peut-être aussi n’a-t-il pas aperçu la terre... Il faut la lui montrer... Un feu, allumons un feu!» s’écria le Kaw-djer.
Fiévreusement ils se hâtèrent de réunir par brassées des branches sèches arrachées aux arbustes qui hérissaient les flancs du cap, les longues herbes et les varechs entassés par le vent dans les anfractuosités, et ils accumulèrent ce combustible à la cime de l’énorme croupe.
Le Kaw-djer battit le briquet. Le feu se communiqua à l’amadou, puis aux brindilles, puis, activé par le vent, ne tarda pas à gagner tout le foyer. En moins d’une minute, une colonne de flammes se dressa sur le plateau, se tordit en projetant une lueur intense, tandis que la fumée se rabattait vers le Nord en épais tourbillons. Au rugissement de la tempête se joignaient les crépitements du bois dont les nœuds éclataient comme des cartouches.
Le cap Horn est tout indiqué pour porter un phare, qui éclairerait cette limite commune des deux océans. La sécurité de la navigation l’exige, et bien certainement le nombre des sinistres, si fréquents en ces parages, en serait diminué.
Nul doute que, à défaut de phare, le foyer allumé par la main du Kaw-djer n’eût été vu. Le capitaine du navire ne pouvait ignorer à tout le moins qu’il se trouvait à proximité du cap. Renseigné par ce feu sur sa position exacte, il lui serait possible de chercher le salut en se jetant dans les passes sous le vent de l’île Horn.
Mais quels épouvantables dangers comportait cette manœuvre dans une obscurité si profonde! Si aucun pratique de ces parages n’était à bord, combien peu de chances avait-il de se diriger parmi les récifs!
Cependant, le feu continuait à projeter sa lumière dans la nuit. Halg et Karroly ne cessaient de l’alimenter. Le combustible ne manquait pas et durerait jusqu’au matin, s’il le fallait.
Le Kaw-djer, debout en avant du foyer, essayait vainement de relever la position du navire. Soudain, par une brève déchirure des nuages, la lune illumina l’espace. Un instant, il put apercevoir un grand quatre-mâts, dont la coque noire se découpait sur l’écume de la mer. Le bâtiment courait à l’Est, en effet, et luttait péniblement contre le vent et contre la mer.
Au même instant, au milieu d’un de ces silences qui séparent les rafales, de sinistres craquements se firent entendre. Les deux mâts d’arrière venaient de se briser au ras de leurs emplantures.
«Il est perdu! s’écria Karroly.
—A bord!» commanda le Kaw-djer.
Tous trois, dévalant, non sans risques, les talus du cap, atteignirent la grève en quelques minutes. Le chien sur leurs talons, ils embarquèrent dans la chaloupe, qui sortit de la crique, Halg au gouvernail, le Kaw-djer et Karroly aux avirons, car il n’eût pas été possible de larguer un morceau de toile.
Bien que les avirons fussent maniés par des bras vigoureux, la Wel-Kiej eut grand’peine à se dégager des récifs contre lesquels la houle brisait avec fureur. La mer était démontée. La chaloupe, secouée à se démembrer, bondissait, se renversait d’un flanc sur l’autre, se mâtait parfois, comme disent les marins, toute son étrave hors de l’eau, puis retombait pesamment. De lourds paquets de mer embarquaient, s’écrasaient en douches sur le tillac et roulaient jusqu’à l’arrière. Alourdie par cette charge d’eau, elle risquait de sombrer. Il fallait alors que Halg abandonnât le gouvernail pour manier l’écope.
Malgré tout, la Wel-Kiej s’approchait du navire dont on distinguait maintenant les feux de position. On en apercevait la masse qui tanguait comme une bouée gigantesque plus noire que la mer, plus noire que le ciel. Les deux mâts brisés, retenus par leurs haubans, flottaient à sa suite, tandis que le mât de misaine et le grand mât décrivaient des arcs d’un demi-cercle, en déchirant les brumailles.
«Que fait donc le capitaine, s’écria le Kaw-djer, et comment ne s’est-il pas débarrassé de cette mâture? Il ne sera pas possible de traîner une pareille queue à travers les passes.
En effet, il était urgent de couper les agrès qui retenaient les mâts tombés à la mer. Mais, sans doute, le navire était en plein désordre. Peut-être même n’avait-il plus de capitaine. On eût été tenté de le croire, en constatant l’absence de toute manœuvre dans une circonstance si critique.
Cependant l’équipage ne pouvait plus ignorer que le navire était affalé sous la terre et qu’il ne tarderait pas à s’y fracasser. Le foyer allumé au faîte du cap Horn jetait encore des flammes qui s’échevelaient comme des lanières démesurées, lorsque le brasier s’activait au souffle de la tourmente.
—Il n’y a donc plus personne à bord!» dit l’Indien, répondant à l’observation du Kaw-djer.
Il se pouvait après tout que le bâtiment eût été abandonné de son équipage, et que celui-ci s’efforçât en ce moment de gagner la terre dans les embarcations. A moins qu’il ne fût plus qu’un énorme cercueil transportant des mourants et des morts dont les corps allaient se déchirer bientôt sur la pointe des récifs, puisque, durant les accalmies, pas un cri, pas un appel ne se faisait entendre.
La Wel-Kiej arriva enfin par le travers du navire, au moment où il faisait une embardée sur bâbord, qui faillit la couler. Un heureux coup de barre lui permit de raser la coque le long de laquelle pendaient des agrès. L’Indien put adroitement saisir un bout d’aussière, qui fut, en un tour de main, amarrée à l’avant de la chaloupe.
Puis son fils et lui, le Kaw-djer ensuite enlevant dans ses bras le chien Zol, franchirent les bastingages et retombèrent sur le pont.
Non, le navire n’avait point été délaissé. Bien au contraire, une foule éperdue d’hommes, de femmes et d’enfants l’encombrait. Étendus pour la plupart contre les roufs, dans les coursives, on eût compté plusieurs centaines de malheureux au paroxysme de l’épouvante, et qui n’auraient pu rester debout, tant les coups de roulis étaient insoutenables.
Au milieu de l’obscurité, personne n’avait aperçu ces deux hommes et ce jeune garçon qui venaient de sauter à bord.
Le Kaw-djer se précipita vers l’arrière, espérant trouver l’homme de barre à son poste... La barre était abandonnée. Le navire, à sec de toile, allait où le poussaient la houle et le vent.
Le capitaine, les officiers, où étaient-ils donc? Avaient-ils, lâchement, au mépris de tout devoir, déserté leur navire?
Le Kaw-djer saisit un matelot par le bras.
«Ton commandant? interrogea-t-il en anglais.
Cet homme n’eut pas même l’air de s’apercevoir qu’il était interpellé par un étranger et se borna à hausser les épaules.
—Ton commandant? reprit le Kaw-djer.
—Élingué par-dessus bord, et plus d’un autre avec, dit le matelot d’un ton d’étrange indifférence.
Ainsi le bâtiment n’avait plus de capitaine, et une partie de son équipage lui manquait.
—Le second? demanda le Kaw-djer.
Nouveau haussement d’épaules du matelot évidemment frappé de stupeur.
—Le second?... répondit-il. Les deux jambes cassées, la tête broyée, affalé dans l’entrepont.
—Mais le lieutenant?... le maître?... où sont-ils?
D’un geste, le matelot fit entendre qu’il n’en savait rien.
—Enfin, qui commande à bord? s’écria le Kaw-djer.
—Vous! dit Karroly.
—A la barre donc, ordonna le Kaw-djer, et laisse arriver en grand!»
Karroly et lui revinrent en toute hâte à l’arrière et pesèrent sur la roue, pour faire abattre le bâtiment. Celui-ci, obéissant péniblement au gouvernail, vint avec lenteur sur bâbord.
«Brasse carré partout!» commanda le Kaw-djer.
Tombé dans le lit du vent, le navire avait pris un peu d’erre. Peut-être réussirait-on à passer dans l’Ouest de l’île Horn.
Où allait ce navire?... On le saurait plus tard. Quant à son nom et à celui de son port d’attache—Jonathan, San-Francisco—il fut possible de les lire sur la roue, à la lueur d’un falot.
Les violentes embardées rendaient très difficile la manœuvre du gouvernail, dont l’action était, d’ailleurs, peu efficace, le bâtiment n’ayant qu’une faible vitesse propre. Cependant, le Kaw-djer et Karroly essayaient de le maintenir dans la direction de la passe, en s’orientant sur les derniers éclats que, pour quelques minutes encore, continuait à jeter le feu allumé au sommet du cap Horn.
Mais, quelques minutes, il n’en fallait pas plus pour atteindre l’entrée du canal, qui se creusait, sur tribord, entre l’île Hermitte et l’île Horn. Que le bâtiment parvint à parer les écueils émergeant dans la partie moyenne de ce canal, et il gagnerait peut-être un mouillage abrité du vent et de la mer. Là, on attendrait en sûreté jusqu’au lever du jour.
Tout d’abord, Karroly, aidé de quelques matelots dont le trouble était si grand qu’ils ne remarquèrent même pas que des ordres leur étaient donnés par un Indien, se hâta de couper les haubans et galhaubans de bâbord qui retenaient les deux mâts à la traîne. Leurs chocs violents contre la coque eussent fini par la défoncer. Les agrès tranchés à coups de hache, la mâture partit en dérive, et il n’y eut plus à s’en occuper. Quant à la Wel-Kiej, sa bosse la ramena vers l’arrière de manière à prévenir toute collision.
La fureur de la tempête s’accroissait. Les énormes paquets de mer qui embarquaient par-dessus les bastingages augmentaient l’affolement des passagers. Mieux aurait valu que tout ce monde se fût réfugié dans les roufs ou dans l’entrepont. Mais le moyen de se faire entendre et comprendre de ces malheureux? Il n’y fallait pas songer.
Enfin, non sans d’effrayantes embardées qui exposaient tour à tour ses flancs aux assauts des lames, le bâtiment doubla le cap, frôla les récifs qui le hérissaient à l’Ouest et, sous l’impulsion d’un morceau de toile hissé à l’avant en guise de foc, passa sous le vent de l’île Horn, dont les hauteurs le couvrirent en partie contre les violences de la bourrasque.
Pendant cette accalmie relative, un homme monta sur la dunette et s’approcha de la barre que manœuvraient le Kaw-djer et Karroly.
«Qui êtes-vous? demanda-t-il.
—Pilote, répondit le Kaw-djer. Et vous?
—Maître d’équipage.
—Vos officiers?
—Morts.
—Tous?
—Tous.
—Pourquoi n’étiez-vous pas à votre poste?
—J’ai été assommé par la chute des mâts. Je viens à peine de reprendre connaissance.
—C’est bon. Reposez-vous. Mon compagnon et moi nous suffirons à la tâche. Mais, quand vous le pourrez, réunissez vos hommes. Il faut mettre de l’ordre ici.»
Tout danger n’avait pas disparu, loin de là. Lorsque le navire arriverait à la pointe septentrionale de l’île, il serait pris par le travers et de nouveau exposé à toutes les brutalités des lames et du vent, qui enfilaient le bras de mer entre l’île Horn et l’île Herschell. Aucun moyen, d’ailleurs, d’éviter ce passage. Outre que la côte du cap n’offre aucun abri où le Jonathan pût mouiller, le vent, qui hâlait de plus en plus le Sud, ne tarderait pas à rendre intenable cette partie de l’archipel.
Le Kaw-djer n’avait plus qu’un espoir, gagner vers l’Ouest et atteindre la côte méridionale de l’île Hermitte. Cette côte, assez franche, longue d’une douzaine de milles, n’est pas dépourvue de refuges. Au revers de l’une des pointes, il n’était pas impossible que le Jonathan trouvât un abri. La mer redevenue calme, Karroly essaierait, en choisissant un vent favorable, de gagner le canal du Beagle, et de conduire le navire, bien qu’il fût à peu près désemparé, à Punta-Arenas par le détroit de Magellan.
Mais, que de périls présentait la navigation jusqu’à l’île Hermitte! Comment éviter les nombreux récifs dont la mer est semée dans ces parages? Avec la voilure réduite à un bout de foc, comment assurer la direction dans ces profondes ténèbres?...
Après une heure terrible, les dernières roches de l’île Horn furent dépassées et la mer recommença à battre en grand le navire.
Le maître d’équipage, aidé d’une douzaine de matelots, établit alors un tourmentin au mât de misaine. Il ne fallut pas moins d’une demi-heure pour y réussir. Au prix de mille peines, la voile fut enfin hissée à bloc, amurée et bordée à l’aide de palans, non sans que les hommes y eussent employé toute leur vigueur.
Assurément, pour un navire de ce tonnage, l’action de ce morceau de toile serait à peine sensible. Il la ressentit pourtant, et telle était la force du vent, que les sept ou huit milles séparant l’île Horn de l’île Hermitte furent enlevés en moins d’une heure.
Un peu avant onze heures, le Kaw-djer et Karroly commençaient à croire au succès de leur tentative, lorsqu’un effroyable fracas domina un instant les hurlements de la bourrasque.
Le mât de misaine venait de se rompre à une dizaine de pieds au-dessus du pont. Entraînant dans sa chute une partie du grand mât, il tomba en écrasant les bastingages de bâbord et disparut.
Cet accident fit plusieurs victimes, car des cris déchirants s’élevèrent. En même temps, le Jonathan embarqua une lame gigantesque et donna une telle bande qu’il menaça de chavirer.
Il se releva cependant, mais un torrent courut de bâbord à tribord, de l’arrière à l’avant, balayant tout sur son passage. Par bonheur, les agrès s’étaient rompus, et les débris de la mâture, emportés par la houle, ne menaçaient pas la coque.
Devenu désormais une épave inerte en dérive, le Jonathan ne sentait plus sa barre.
«Nous sommes perdus! cria une voix.
—Et pas d’embarcations! gémit une autre.
—Il y a la chaloupe du pilote! hurla une troisième.
La foule se rua vers l’arrière, où la Wel-Kiej suivait à la traîne.
—Halte!» commanda le Kaw-djer d’une voix si impérieuse qu’il fut obéi sur-le-champ.
En quelques secondes, le maître d’équipage eut établi un cordon de matelots, qui barra la route aux passagers affolés. Il n’y avait plus qu’à attendre le dénouement.
Une heure après, Karroly entrevit une énorme masse dans la région du Nord. Par quel miracle le Jonathan avait-il suivi sans dommage le chenal séparant l’île Herschell de l’île Hermitte? Le certain, c’est qu’il l’avait franchi, puisqu’il avait maintenant devant lui les hauteurs de l’île Wollaston. Mais le flot se faisait alors sentir, et l’île Wollaston fut presque aussitôt laissée sur tribord.
Lequel serait le plus fort, du vent ou du courant? Le Jonathan, poussé par le premier, allait-il passer à l’Est de l’île Hoste, ou bien, drossé par le second, la doubler par le Sud? Ni l’un, ni l’autre. Un peu avant une heure du matin, un formidable choc l’ébranla dans toute sa membrure, et il demeura immobile, en donnant une forte gîte sur bâbord.
Le navire américain venait de se mettre au plein sur la côte orientale de cette extrémité de l’île Hoste qui porte le nom de Faux cap Horn.
V
LES NAUFRAGÉS.
Quinze jours avant cette nuit du 15 au 16 mars, le clipper américain Jonathan avait quitté San-Francisco de Californie, à destination de l’Afrique australe. C’est là une traversée qu’un navire bon marcheur peut accomplir en cinq semaines, s’il est favorisé par le temps.
Ce voilier de trois mille cinq cents tonneaux de jauge était gréé de quatre mâts, le mât de misaine et le grand mât à voiles carrées, les deux autres à voiles auriques et latines: brigantines et flèches. Son commandant, le capitaine Leccar, excellent marin dans la force de l’âge, avait sous ses ordres le second Musgrave, le lieutenant Maddison, le maître Hartlepool et un équipage de vingt-sept hommes, tous Américains.
Le Jonathan n’avait pas été affrété pour un transport de marchandises. C’est un chargement humain qu’il contenait dans ses flancs. Plus de mille émigrants, réunis par une Société de colonisation, s’y étaient embarqués pour la baie de Lagoa, où le Gouvernement portugais leur avait accordé une concession.
La cargaison du clipper, en dehors des provisions nécessaires au voyage, comprenait tout ce qu’exigerait la colonie à son début. L’alimentation de ces centaines d’émigrants était assurée pour plusieurs mois en farine, conserves et boissons alcooliques. Le Jonathan emportait aussi du matériel de première installation: tentes, habitations démontables, ustensiles nécessaires aux besoins des ménages. Afin de favoriser la mise en valeur immédiate des terres concédées, la Société s’était préoccupée de fournir aux colons des instruments agricoles, des plants de diverses natures, des graines de céréales et de légumes, un certain nombre de bestiaux des espèces bovine, porcine et ovine, et tous les hôtes habituels de la basse-cour. Les armes et les munitions ne manquant pas davantage, le sort de la nouvelle colonie était donc garanti pour une période suffisante. D’ailleurs, il n’était pas question qu’elle fût abandonnée à elle-même. Le Jonathan, de retour à San Francisco, y reprendrait une seconde cargaison qui compléterait la première, et, si l’entreprise paraissait réussir, transporterait un autre personnel de colons à la baie de Lagoa. Il ne manque pas de pauvres gens pour lesquels l’existence est trop pénible, impossible même dans la mère-patrie, et dont tous les efforts tendent à s’en créer une meilleure en terre étrangère.
Dès le début du voyage, les éléments semblèrent se liguer contre le succès de l’entreprise. Après une traversée très dure, le Jonathan n’était arrivé à la hauteur du cap Horn que pour y être assailli par une des plus furieuses tempêtes dont ces parages aient été le théâtre.
Le capitaine Leccar, qui, faute d’observation solaire, ne pouvait connaître sa position exacte, se croyait plus loin de la terre. C’est pourquoi il donna la route au plus près, tribord amures, espérant passer d’une seule bordée dans l’Atlantique, où il trouverait sans doute un temps plus maniable. On venait à peine d’exécuter ses ordres, quand un furieux coup de mer, capelant la joue de tribord, l’enleva avec plusieurs passagers et matelots. On tenta vainement de porter secours à ces malheureux qui, en moins d’une seconde, eurent disparu.
Ce fut après cette catastrophe que le Jonathan commença à tirer le canon d’alarme, dont la première détonation avait été entendue par le Kaw-djer et par ses compagnons.
Le capitaine Leccar n’avait donc pas vu le feu allumé au sommet du cap, qui lui eût montré son erreur et permis peut-être de la réparer. A son défaut, le second Musgrave essaya de virer de bord afin de gagner du champ. C’était une entreprise presque irréalisable, étant donné l’état de la mer et la voilure réduite que nécessitait la violence du vent. Après beaucoup d’efforts infructueux, il allait cependant la mener à bonne fin, lorsqu’il fut précipité à la mer avec le lieutenant Maddison par la chute de la mâture arrière. Au même instant, une poulie, violemment balancée par la houle, atteignait le maître d’équipage à la tête et le jetait évanoui sur le pont.
On sait le reste.
Maintenant, le voyage était terminé. Le Jonathan, solidement encastré entre les pointes des récifs, gisait, à jamais immobile, sur la côte de l’île Hoste. A quelle distance était-il de la terre? On le saurait au jour. En tous cas, il n’y avait plus de danger immédiat. Le navire, emporté par sa force vive, était entré très avant au milieu des écueils, et ceux que son élan lui avait permis de franchir le couvraient de la mer, qui n’arrivait plus jusqu’à lui que sous forme d’inoffensive écume. Il ne serait donc pas démoli, cette nuit-là du moins. D’autre part, il ne pouvait être question de couler, la cale qui le supportait ne devant sûrement pas s’enfoncer sous son poids.
Cette situation nouvelle, le Kaw-djer, aidé du maître Hartlepool, réussit à la faire comprendre au troupeau affolé qui encombrait le pont. Quelques émigrants, les uns volontairement, les autres emportés par le choc, étaient passés par-dessus bord au moment de l’échouage. Ils étaient tombés sur les récifs, où le ressac les roulait, mutilés et sans vie. Mais l’immobilité du navire commençait à rassurer les autres. Peu à peu, hommes, femmes et enfants allèrent chercher sous les roufs ou dans l’entrepont un abri contre les torrents de pluie que les nuages déversaient en cataractes. Quant au Kaw-djer, en compagnie d’Halg, de Karroly et du maître d’équipage, il continua à veiller pour le salut de tous.
Lorsqu’ils furent dans l’intérieur du navire, où régnait un silence relatif, les émigrants ne tardèrent pas à s’endormir pour la plupart. Allant d’un extrême à l’autre, les pauvres gens avaient repris confiance dès qu’ils avaient senti au-dessus d’eux une énergie et une intelligence, et docilement ils avaient obéi. Comme si la chose eût été toute naturelle, ils s’en remettaient au Kaw-djer et lui laissaient le soin de décider pour eux et d’assurer leur sécurité. Rien ne les avait préparés à subir de telles épreuves. Forts par leur patiente résignation contre les misères courantes de l’existence, ils étaient désarmés en de si exceptionnelles circonstances, et, inconsciemment, ils souhaitaient que quelqu’un se chargeât de distribuer à chacun sa besogne. Français, Italiens, Russes, Irlandais, Anglais, Allemands, et jusqu’aux Japonais, étaient représentés plus ou moins largement parmi ces émigrants, dont le plus grand nombre, toutefois, provenaient des États du Nord-Amérique. Et, cette diversité de races, on la retrouvait dans les professions. Si pour l’immense majorité ils faisaient partie de la classe agricole, certains appartenaient à la classe ouvrière proprement dite, et quelques-uns même avaient exercé, avant de s’expatrier, des professions libérales. Célibataires en général, cent ou cent cinquante d’entre eux seulement étaient mariés et traînaient à leur suite un véritable troupeau d’enfants.
Mais tous avaient ce trait commun d’être des épaves. Victimes, les uns d’un hasard défavorable de la naissance, d’autres d’un défaut d’équilibre moral, ceux-ci d’une insuffisance d’intelligence ou de force, ceux-là de malheurs immérités, tous avaient dû se reconnaître mal adaptés à leur milieu et se résoudre à chercher fortune sous d’autres cieux.
Cette population hybride, c’était un microcosme, une réduction de la gent humaine où, à l’exclusion de la richesse, toutes les situations sociales étaient représentées. L’extrême misère, d’ailleurs, en était pareillement bannie, la Société de colonisation ayant exigé de ses adhérents la possession d’un capital minimum de cinq cents francs, capital qui, selon les facultés individuelles, avait été, par quelques-uns, porté à un chiffre vingt et trente fois plus fort. C’était une foule, en somme, ni meilleure, ni pire qu’une autre; c’était la foule avec ses inégalités, ses vertus et ses tares, amas confus de désirs et de sentiments contradictoires, la foule anonyme, d’où se dégage parfois une volonté unique et totale, comme un courant se forme et s’isole dans la masse amorphe de la mer.
Cette foule que le hasard jetait sur une côte inhospitalière, qu’allait-elle devenir? Comment allait-elle résoudre l’éternel problème de la vie?
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
DEUXIÈME PARTIE
I
A TERRE.
Même en cette région si bouleversée, l’île Hoste est remarquable par la fantaisie de son plan. Si la côte septentrionale, qui borde le canal du Beagle sur la moitié de son étendue, en est sensiblement rectiligne, le littoral, sur le reste de son périmètre, est hérissé de caps aigus ou creusé de golfes étroits, dont quelques-uns profonds jusqu’à traverser l’île presque de part en part.
L’île Hoste est une des grandes terres de l’archipel magellanique. Sa largeur peut être estimée à cinquante kilomètres, et sa longueur à plus de cent, non compris cette presqu’île Hardy, recourbée comme un cimeterre, qui projette à huit ou dix lieues dans le Sud-Ouest la pointe connue sous le nom de Faux cap Horn.
C’est à l’Est de cette presqu’île, au revers d’une énorme masse granitique séparant la baie Orange de la baie Scotchwell, que le Jonathan était venu s’échouer.
Au jour naissant, une falaise sauvage apparut dans les brumes de l’aube, que ne tardèrent pas à dissiper les derniers souffles de la tempête expirante. Le Jonathan gisait à l’extrémité d’un promontoire dont l’arête, formée d’un morne très à pic du côté de la mer, se rattachait par un faîte élevé à l’ossature de la presqu’île. Au pied du morne s’étendait un lit de roches noirâtres, toutes visqueuses de varechs et de goëmons. Entre les récifs brillait par places un sable lisse et encore humide, prodigieusement constellé de ces coquillages: térébratules, fissurelles, patelles, tritons, peignes, licornes, oscabrions, mactres, vénus, si abondants sur les plages magellaniques. En somme, l’île Hoste ne semblait pas des plus accueillantes à première vue.
Dès que la lumière leur permit de distinguer confusément la côte, la plupart des naufragés se laissèrent glisser sur les récifs alors presque entièrement découverts, et s’empressèrent de gagner la terre. C’eût été folie de vouloir les retenir. On imagine aisément quelle hâte ils devaient avoir de fouler un sol ferme après les affres d’une pareille nuit. Une centaine d’entre eux se mirent en devoir d’escalader le morne en le prenant à revers, dans l’espoir de reconnaître du sommet une plus vaste étendue de pays. Du surplus de la foule, une partie s’éloigna en contournant le rivage sud de la pointe, une autre suivit le rivage nord, tandis que le plus grand nombre stationnaient sur la grève, absorbés dans la contemplation du Jonathan échoué.
Quelques émigrants toutefois, plus intelligents ou moins impulsifs que les autres, étaient restés à bord et tenaient leurs regards fixés sur le Kaw-djer, comme s’ils eussent attendu un mot d’ordre de cet inconnu dont l’intervention leur avait déjà été si profitable. Celui-ci ne montrant aucune velléité d’interrompre la conversation qu’il soutenait avec le maître d’équipage, l’un de ces émigrants se détacha enfin d’un groupe de quatre personnes, parmi lesquelles figuraient deux femmes, et se dirigea vers les causeurs. A l’expression de son visage, à sa démarche, à mille signes impalpables, il était aisé de reconnaître que cet homme, âgé d’environ cinquante ans, appartenait à une classe supérieure au milieu dans lequel il se trouvait placé.
«Monsieur, dit-il en abordant le Kaw-djer, que je vous remercie, avant tout. Vous nous avez sauvés d’une mort certaine. Sans vous et sans vos compagnons, nous étions inévitablement perdus.
Les traits, la voix, le geste de ce passager disaient son honnêteté et sa droiture. Le Kaw-djer serra avec cordialité la main qui lui était tendue, puis, employant la langue anglaise dans laquelle on lui adressait la parole:
—Nous sommes trop heureux, mon ami Karroly et moi, répondit-il, que notre expérience de ces parages nous ait permis d’éviter une si effroyable catastrophe.
—Permettez-moi de me présenter. Je suis émigrant et je m’appelle Harry Rhodes. J’ai avec moi ma femme, ma fille et mon fils, reprit le passager en désignant les trois personnes qu’il avait quittées pour aborder le Kaw-djer.
—Mon compagnon, dit en échange le Kaw-djer, est le pilote Karroly, et voici Halg, son fils. Ce sont des Fuégiens, comme vous pouvez le voir.
—Et vous? interrogea Harry Rhodes.
—Je suis un ami des Indiens. Ils m’ont baptisé le Kaw-djer, et je ne me connais plus d’autre nom.
Harry Rhodes regarda avec étonnement son interlocuteur qui soutint cet examen d’un air calme et froid. Sans insister, il demanda:
—Quel est votre avis sur ce que nous devons faire?
—Nous en parlions précisément, M. Hartlepool et moi, répondit le Kaw-djer. Tout dépend de l’état du Jonathan. Je n’ai pas, à vrai dire, beaucoup d’illusions à ce sujet. Cependant, il est nécessaire de l’examiner avant de rien décider.
—En quelle partie de la Magellanie sommes-nous échoués? reprit Harry Rhodes.
—Sur la côte sud-est de l’île Hoste.
—Près du détroit de Magellan?
—Non. Fort loin, au contraire.
—Diable!... fit Harry Rhodes.
—C’est pourquoi, je vous le répète, tout dépend de l’état du Jonathan. Il faut d’abord s’en rendre compte. Nous prendrons ensuite une décision.»
Suivi du maître Hartlepool, d’Harry Rhodes, d’Halg et de Karroly, le Kaw-djer descendit sur les récifs, et, tous ensemble, ils firent le tour du clipper.
On eut vite acquis la certitude que le Jonathan devait être considéré comme absolument perdu. La coque était crevée en vingt endroits, déchirée sur presque toute la longueur du flanc de tribord, avaries particulièrement irrémédiables quand il s’agit d’un bâtiment en fer. On devait donc renoncer à tout espoir de le remettre à flot et l’abandonner à la mer qui ne tarderait pas à en achever la démolition.
«Selon moi, dit alors le Kaw-djer, il conviendrait de débarquer la cargaison et de la mettre en lieu sûr. Pendant ce temps, on réparerait notre chaloupe qui a subi de sérieuses avaries au moment de l’échouage. Les réparations terminées, Karroly conduirait à Punta-Arenas un des émigrants qui apprendrait le sinistre au gouverneur. Sans aucun doute, celui-ci s’empressera de faire le nécessaire pour vous rapatrier.
—C’est fort sagement dit et pensé, approuva Harry Rhodes.
—Je crois, reprit le Kaw-djer, qu’il serait bon de communiquer ce plan à tous vos compagnons. Pour cela, il faudrait les réunir sur la grève, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.»
On dut attendre assez longtemps le retour des diverses bandes qui s’étaient plus ou moins éloignées dans des directions opposées. Avant neuf heures du matin, cependant, la faim eut ramené tous les émigrants en face du navire échoué. Harry Rhodes, montant sur un quartier de roc en guise de tribune, transmit à ses compagnons la proposition du Kaw-djer.
Elle n’obtint pas un succès absolument unanime. Quelques auditeurs ne parurent pas satisfaits. On entendit des réflexions désobligeantes.
«Décharger un navire de trois mille tonneaux, maintenant!... Il ne manquait plus que ça! murmurait l’un.
—Pour qui nous prend-on? bougonnait un autre.
—Comme si l’on n’avait pas assez trimé! disait en sourdine un troisième.
Une voix s’éleva enfin nettement de la foule.
—Je demande la parole, articulait-elle en mauvais anglais.
—Prenez-la, acquiesça, sans même connaître le nom de l’interrupteur, Harry Rhodes, qui descendit sur-le-champ de son piédestal.
Il y fut aussitôt remplacé par un homme dans la force de l’âge. Son visage, aux traits assez beaux, éclairé par des yeux bleus un peu rêveurs, était encadré par une barbe touffue de couleur châtain. Le propriétaire de cette magnifique barbe en tirait, selon toute apparence, quelque vanité, car il en caressait avec amour les poils longs et soyeux, d’une main dont nul travail grossier n’avait altéré la blancheur.
—Camarades, prononça ce personnage en arpentant le rocher comme Cicéron devait jadis arpenter les rostres, la surprise que plusieurs d’entre vous ont manifestée est des plus naturelles. Que nous propose-t-on, en effet? De séjourner un temps indéterminé sur cette côte inhospitalière et de travailler stupidement au sauvetage d’un matériel qui n’est pas à nous. Pourquoi attendrions-nous ici le retour de la chaloupe, alors qu’elle peut être utilisée à nous transporter les uns après les autres jusqu’à Punta-Arenas?
Des: «Il a raison!», «C’est évident!», coururent parmi les auditeurs.
Cependant le Kaw-djer répliquait du milieu de la foule:
—La Wel-Kiej est à votre disposition, cela va sans dire. Mais il lui faudra dix ans pour transporter tout le monde à Punta-Arenas.
—Soit! concéda l’orateur. Restons donc ici en attendant son retour. Ce n’est pas une raison pour décharger le matériel à grand renfort de bras. Que nous retirions des flancs du navire les objets qui sont notre propriété personnelle, rien de mieux, mais le reste!... Devons-nous quelque chose à la Société à laquelle tout cela appartient? Bien au contraire, c’est elle qui est responsable de nos malheurs. Si elle n’avait pas fait preuve de tant d’avarice, si son bateau avait été meilleur et mieux commandé, nous n’en serions pas où nous en sommes. Et d’ailleurs, quand bien même il n’en serait pas ainsi, devrions-nous pour cela oublier que nous faisons partie de l’innombrable classe des exploités, et nous transformer bénévolement en bêtes de somme des exploiteurs?
L’argument parut apprécié. Une voix dit: «Bravo!». Il y eut de gros rires.
L’orateur, ainsi encouragé, poursuivit avec une chaleur nouvelle:
—Exploités, nous le sommes à coup sûr, nous autres travailleurs—et l’orateur, ce disant, se frappait la poitrine avec énergie—qui n’avons pu, fût-ce au prix d’un labeur acharné, gagner dans les lieux qui nous ont vus naître le pain qu’aurait trempé notre sueur. Nous serions bien sots maintenant de charger nos échines de toute cette ferraille fabriquée par des ouvriers comme nous et qui n’en est pas moins la propriété de ce capitalisme oppresseur, dont l’incommensurable égoïsme nous a contraints à quitter nos familles et nos patries?
Si la plupart des émigrants écoutaient d’un air ahuri ces tirades prononcées dans un anglais vicié par un fort accent étranger, plusieurs d’entre eux en paraissaient ébranlés. Un petit groupe, réuni au pied de la tribune improvisée, donnait notamment des marques d’approbation.
Ce fut encore le Kaw-djer qui remit les choses au point.
—J’ignore à qui appartient la cargaison du Jonathan, dit-il avec calme, mais mon expérience de ce pays m’autorise à vous affirmer qu’elle pourra éventuellement vous être utile. Dans l’ignorance où nous sommes tous de l’avenir, il est sage, selon moi, de ne pas l’abandonner.»
Le précédent orateur ne manifestant aucune velléité de réplique, Harry Rhodes escalada de nouveau le rocher et mit aux voix la proposition de Kaw-djer. Elle fut adoptée à mains levées sans autre opposition.
«Le Kaw-djer demande, ajouta Harry Rhodes transmettant une question qui lui était faite à lui-même, s’il n’y aurait pas parmi nous des charpentiers qui consentiraient à l’aider pour réparer sa chaloupe.
—Présent! fit un homme à l’aspect solide, qui éleva un bras au-dessus des têtes.
—Présent!» répondirent presque en même temps deux autres émigrants.
«Le premier qui a parlé, c’est Smith, dit Hartlepool au Kaw-djer, un ouvrier embauché par la Compagnie. C’est un brave homme. Je ne connais pas les deux autres. Tout ce que je sais, c’est que l’un s’appelle Hobard.
—Et l’orateur, le connaissez-vous?
—C’est un émigrant, un Français, je crois. On m’a dit qu’il se nommait Beauval, mais je n’en suis pas sûr.»
Le maître d’équipage ne se trompait pas. Tels étaient bien le nom et la nationalité de l’orateur, dont l’histoire assez mouvementée peut cependant être résumée en quelques lignes.
Ferdinand Beauval avait commencé par être avocat, et peut-être eût-il réussi dans cette profession, car il ne manquait ni d’intelligence, ni de talent, s’il n’avait eu le malheur d’être piqué, dès le début de sa carrière, par la tarentule politique. Pressé de réaliser une ambition à la fois ardente et confuse, il s’était enrôlé dans les partis avancés et n’avait pas tardé à lâcher le Palais pour les réunions publiques. Il serait, sans doute, parvenu à se faire élire député tout comme un autre, s’il avait pu attendre assez longtemps. Mais ses modestes ressources furent épuisées avant que le succès eût couronné ses efforts. Réduit aux expédients, il s’était alors compromis dans des affaires douteuses, et, de ce jour, datait pour lui la dégringolade qui, de chute en chute, l’avait fait rouler dans la gêne, puis dans la misère, et l’avait enfin contraint à chercher une meilleure fortune sur le sol de la libre Amérique.
Mais, en Amérique, le sort ne lui avait pas été plus clément. Après avoir passé de ville en ville, en exerçant successivement tous les métiers, il avait finalement échoué à San Francisco, où, le destin ne lui souriant pas davantage, il s’était vu acculé à un second exil.
Ayant réussi à se procurer le capital minimum nécessaire, il s’était inscrit dans ce convoi d’émigrants sur le vu d’un prospectus qui promettait monts et merveilles aux premiers colons de la concession de la baie de Lagoa. Son espoir risquait fort d’être trompé de nouveau, après le naufrage du Jonathan, qui le jetait, avec tant d’autres misérables, sur le littoral de la presqu’île Hardy.
Toutefois, les échecs perpétuels de Ferdinand Beauval n’avaient aucunement ébranlé sa confiance en lui-même et dans son étoile. Ces échecs, qu’il attribuait à la méchanceté, à l’ingratitude, à la jalousie, laissaient intacte sa foi en sa valeur propre, qui triompherait, un jour ou l’autre, à la première occasion favorable.
C’est pourquoi pas un instant il n’avait laissé dépérir les dons de conducteur d’hommes qu’il s’attribuait modestement. A peine à bord du Jonathan, il s’était efforcé de répandre autour de lui la bonne semence, et parfois avec une telle intempérance de langage que le capitaine Leccar avait cru devoir intervenir.
Malgré cette entrave apportée à sa propagande, Ferdinand Beauval n’était pas sans avoir remporté quelques petits succès pendant le commencement de ce voyage qui venait de prendre fin d’une manière si dramatique. Certains de ses compagnons d’infortune, en nombre insignifiant, il est vrai, n’avaient pas laissé de prêter une oreille complaisante aux suggestions démagogiques qui faisaient le fond de son éloquence habituelle. Autour de lui, ils formaient maintenant un groupe compact, dont le seul défaut était de compter de trop rares unités.
Plus grande sans doute eût été la quantité de ses adeptes, si Beauval, continuant à jouer de malheur, ne se fût heurté, à bord du Jonathan, à un redoutable concurrent. Ce concurrent n’était autre qu’un Américain du Nord, du nom de Lewis Dorick, homme au visage rasé, à l’aspect glacial, à la parole tranchante comme un couteau. Ce Lewis Dorick professait des théories analogues à celles de Beauval, en les poussant d’un degré plus avant. Alors que celui-ci préconisait un socialisme, dans lequel l’État, unique propriétaire des moyens de production, répartirait à chacun son emploi, Dorick vantait un plus pur communisme, dans lequel tout serait à la fois propriété de tous et de chacun.
Entre les deux leaders sociologues, on pouvait encore noter une différence plus caractéristique que le désaccord de leurs principes. Tandis que Beauval, Latin imaginatif, se grisait de mots et de rêves, tout en pratiquant pour son propre compte des mœurs assez douces, de Dorick, sectaire plus farouche et plus, absolu doctrinaire, le cœur de marbre ignorait la pitié. Alors que l’un, fort capable au demeurant d’affoler un auditoire jusqu’à la violence, était personnellement inoffensif, l’autre constituait par lui-même un danger.
Dorick prônait l’égalité d’une manière telle qu’il la rendait haïssable. Ce n’est pas en bas, c’est en haut qu’il regardait. La pensée du sort misérable auquel est vouée l’immense majorité des humains ne faisait battre son cœur de nulle émotion, mais qu’un petit nombre d’entre eux occupassent un rang social supérieur au sien, cela lui donnait des convulsions de rage.
Vouloir l’apaiser eût été folie. Pour le plus timide des contradicteurs, il devenait sur-le-champ un ennemi implacable qui, s’il eût été libre, n’eût employé d’autre argument que la violence et le meurtre.
A cette âme ulcérée, Dorick devait tous ses malheurs. Professeur de littérature et d’histoire, il n’avait pu résister au désir de répandre, du haut de sa chaire, un tout autre enseignement. Volontiers, il y proclamait ses maximes libertaires, non pas sous la forme d’une pure discussion théorique, mais sous celle d’affirmations péremptoires devant lesquelles on a le devoir étroit de s’incliner.
Cette conduite n’avait pas tardé à porter ses fruits naturels. Dorick, remercié par son directeur, avait été invité à chercher une autre place. Les mêmes causes continuant à produire les mêmes effets, sa nouvelle place lui avait échappé comme la première, la troisième comme la deuxième, et ainsi de suite, tant qu’enfin la porte de la dernière institution s’était irrévocablement refermée derrière lui. Il était alors tombé sur le pavé, d’où, professeur transformé en émigrant, il avait rebondi sur le pont du Jonathan.
Au cours de la traversée, Dorick et Beauval avaient recruté chacun leurs partisans, celui-ci par la chaleur d’une éloquence que n’alourdit pas la critique consciencieuse des idées, celui-là par l’autorité inhérente à un homme qui s’affirme possesseur de la vérité intégrale. Cette modeste clientèle, dont ils s’étaient érigés les chefs, ils n’arrivaient pas à se la pardonner réciproquement. Si, en apparence, ils se faisaient encore bon visage, leurs âmes étaient pleines de colère et de haine.
A peine débarqué sur la grève de l’île Hoste, Beauval n’avait pas voulu perdre un instant pour s’assurer un avantage sur son rival. Trouvant l’occasion favorable, il avait gravi la tribune et pris la parole de la manière que l’on sait. Peu importait que sa thèse n’eût pas finalement triomphé. L’essentiel est de se mettre en vedette. La foule s’habitue à ceux qu’elle voit souvent, et pour devenir tout naturellement un chef, il suffit de s’en attribuer le rôle assez longtemps.
Pendant le court dialogue du Kaw-djer et d’Hartlepool, Harry Rhodes avait continué à haranguer ses compagnons.
«Puisque la proposition est adoptée, leur dit-il du haut de son rocher, il faudrait confier à l’un de nous la direction du travail. Ce n’est pas peu de chose que de décharger entièrement un navire de trois mille cinq cents tonneaux, et une telle entreprise exige de la méthode. Vous conviendrait-il de faire appel au concours de M. Hartlepool, maître d’équipage? Il nous répartirait la besogne et nous indiquerait les meilleurs moyens de la mener à bonne fin. Que ceux qui sont de mon avis veuillent bien lever la main.
Toutes les mains, à de rares exceptions près, se levèrent d’un même mouvement.
—Voilà donc qui est entendu, constata Harry Rhodes, qui ajouta en se tournant vers le maître d’équipage: Quels sont les ordres?
—D’aller déjeuner, répondît Hartlepool avec rondeur. Pour travailler, il faut des forces.»
En tumulte, les émigrants réintégrèrent le bord où un repas formé de conserves leur fut distribué par l’équipage. Pendant ce temps, Hartlepool avait pris le Kaw-djer à l’écart.
«Si vous le permettez, Monsieur, dit-il d’un air soucieux, j’oserai prétendre que je suis un bon marin. Mais j’ai toujours eu un capitaine, Monsieur.
—Qu’entendez-vous par là? interrogea le Kaw-djer.
—J’entends, répondit Hartlepool en faisant une mine de plus en plus longue, que je peux me flatter de savoir exécuter un ordre, mais que l’invention n’est pas mon affaire. Tenir ferme la barre, tant qu’on voudra. Quant à donner la route, c’est autre chose.
Le Kaw-djer examina du coin de l’œil le maître d’équipage. Il existait donc des hommes, bons, forts et droits au demeurant, pour lesquels un chef était une nécessité?
—Cela veut dire, expliqua-t-il, que vous vous chargeriez volontiers du détail du travail, mais que vous seriez heureux d’avoir au préalable quelques indications générales?
—Juste! fit Hartlepool.
—Rien de plus simple, poursuivit le Kaw-djer. De combien de bras pouvez-vous disposer?
—Au départ de San-Francisco, le Jonathan avait un équipage de trente-quatre hommes, compris l’état-major, le cuisinier et les deux mousses, et transportait onze cent quatre-vingt-quinze passagers. Au total, douze cent vingt-neuf personnes. Mais beaucoup sont morts maintenant.
—On en fera le compte plus tard. Adoptons pour le moment le nombre rond de douze cents. En défalquant les femmes et les enfants, il reste à vue d’œil sept cents hommes. Vous allez diviser votre monde en deux groupes. Deux cents hommes resteront à bord et commenceront à monter la cargaison sur le pont. Moi, je conduirai les autres dans une forêt qui n’est pas loin d’ici. Nous y couperons une centaine d’arbres. Ces arbres, une fois ébranchés, seront croisés sur double épaisseur et liés solidement entre eux. On obtiendra ainsi une série de parquets, que vous mettrez bouta à bout de façon à former un large chemin réunissant le navire à la grève. A marée haute, vous aurez un pont flottant. A marée basse, ces radeaux reposeront sur les têtes de récifs, et vous les étayerez afin d’assurer leur stabilité. En procédant de cette manière, et avec un si nombreux personnel, le déchargement peut être terminé en trois jours.
Hartlepool se conforma intelligemment à ces instructions, et, comme l’avait prévu le Kaw-djer, toute la cargaison du Jonathan fut déposée sur la grève, hors de l’atteinte de la mer, le soir du 19. Vérification faite, le treuil à vapeur s’était par bonheur trouvé en parfait état, et cette circonstance avait grandement facilité le levage des colis les plus lourds.
En même temps, avec l’aide des trois charpentiers Smith, Hobard et Charley, les réparations de la chaloupe avaient été activement poussées. A cette date du 19 mars, elle fut en état de prendre la mer.
Il s’agit alors pour les émigrants de choisir un délégué. Ferdinand Beauval eut ainsi une nouvelle occasion de monter à la tribune et de solliciter des électeurs. Mais il jouait décidément de malheur. S’il eut la satisfaction de réunir une cinquantaine de voix, tandis que Lewis Dorick, qui d’ailleurs n’avait pas fait acte de candidat, n’en récoltait aucune, ce fut sur un certain Germain Rivière, agriculteur de race franco-canadienne, père d’une fille et de quatre superbes garçons, que se porta la majorité des suffrages. Celui-ci, du moins, les électeurs étaient bien sûrs qu’il reviendrait.
Sous la conduite de Karroly, qui laissait à l’île Hoste Halg et le Kaw-djer, la Wel-Kiej mit à la voile dans la matinée du 20 mars, et l’on procéda aussitôt à une installation sommaire. Il n’était pas question de fonder un établissement durable, mais seulement d’attendre le retour de la chaloupe, dont le voyage devait exiger environ trois semaines. Il n’y avait donc pas lieu d’utiliser les maisons démontables, et l’on se contenta de dresser les tentes trouvées dans la cale du navire. Augmentées des voiles de rechange dont regorgeait une soute spéciale, elles suffirent à abriter tout le monde, et même la partie fragile du matériel. On ne négligea pas non plus d’improviser des basses-cours avec quelques panneaux de grillages, ni d’établir des enclos à l’aide de cordes et de pieux, pour les bêtes à deux et à quatre pattes que transportait le Jonathan.
En somme, cette foule n’était pas dans la situation de naufragés jetés sans espoir, sans ressources sur une terre ignorée. La catastrophe avait eu lieu dans l’archipel fuégien, en un point exactement porté sur les cartes, à une centaine de lieues tout au plus de Punta-Arenas. D’autre part, les vivres abondaient. Les circonstances ne justifiaient, par conséquent, aucune inquiétude sérieuse, et, si ce n’est le climat un peu plus dur, les émigrants vivraient là, jusqu’au jour prochain du rapatriement, comme ils eussent vécu au début de leur séjour sur la terre africaine.
Il va sans dire que, pendant le déchargement, ni Halg ni le Kaw-djer n’étaient restés inactifs. Tous deux avaient bravement payé de leur personne. Du Kaw-djer notamment le concours avait été particulièrement utile. Quelle que fût sa modestie, quelque soin qu’il prît de passer inaperçu, sa supériorité était si évidente qu’elle s’imposait par la force des choses. Aussi ne se fit-on pas faute de recourir à ses conseils. S’agissait-il du transport d’un poids spécialement lourd, de l’arrimage des colis, du montage des tentes, on s’adressait à lui, et non seulement Hartlepool, mais encore la plupart de ces pauvres gens, peu habitués a de semblables travaux, qui formaient la grande masse des émigrants.
L’installation était fort avancée, sinon terminée, quand, le 24 mars on eut un nouvel aperçu de la rigueur de ces parages. Durant trois fois vingt-quatre heures, la pluie ruissela en torrents, le vent souffla en tempête. Lorsque l’atmosphère reprit un peu de calme, on eût vainement cherché le Jonathan sur son lit de récifs. Des tôles, des barres de fer tordues, voilà ce qui restait du beau clipper dont, quelques jours auparavant, l’étrave fendait si allégrement la mer.
Bien que tout ce qui pouvait avoir la moindre valeur eût été retiré alors du navire, ce ne fut pas sans un serrement de cœur que les émigrants constatèrent sa disparition définitive. Ils étaient ainsi isolés et complètement séparés de l’humanité qui, si la chaloupe se perdait en cours de navigation, ignorerait peut-être à jamais leur destin.
A la tempête succéda une période de calme. On en profita pour dénombrer les survivants du naufrage. L’appel nominal, auquel procéda Hartlepool, en s’aidant des listes du bord, montra que la catastrophe avait fait trente et une victimes, dont quinze parmi l’équipage et seize parmi les passagers. Il subsistait onze cent soixante-dix-neuf passagers et dix-neuf des trente-quatre inscrits sur le rôle d’équipage. En ajoutant à ces nombres les deux Fuégiens et leur compagnon, la population de l’île Hoste s’élevait donc à douze cent une personnes des deux sexes et de tout âge.
Le Kaw-djer résolut de mettre le beau temps à profit pour visiter les parties de l’île Hoste les plus voisines du campement. Il fut convenu que Hartlepool, Harry Rhodes, Halg et trois émigrants, Gimelli, Gordon et Ivanoff, d’origine italienne pour le premier, américaine pour le deuxième, russe pour le troisième, l’accompagneraient dans cette excursion. Mais, au dernier moment, il se présenta deux candidats imprévus.
Le Kaw-djer allait à l’endroit fixé pour le rendez-vous, lorsque son attention fut attirée par deux enfants d’une dizaine d’années qui, l’un suivant l’autre, se dirigeaient évidemment de son côté. L’un de ces deux enfants, la mine éveillée, légèrement impertinente même, marchait le nez au vent, en affectant une allure crâne qui ne laissait pas d’être un peu comique. L’autre, suivait à cinq pas, d’un air modeste qui convenait à sa petite figure timide.
Le premier aborda le Kaw-djer.
«Excellence... dit-il
A cette appellation imprévue, le Kaw-djer fort amusé considéra le bambin. Celui-ci soutint bravement l’examen, sans se troubler ni baisser les yeux.
—Excellence!... répéta le Kaw-djer en riant. Pourquoi m’appelles-tu Excellence, mon garçon?
L’enfant sembla fort étonné.
—N’est-ce pas comme ça qu’on doit dire pour les rois, les ministres et les évêques? demanda-t-il sur un ton qui exprimait sa crainte de n’avoir pas suffisamment respecté les règles de la politesse.
—Bah!... s’écria le Kaw-djer abasourdi. Et où as-tu vu qu’on devait appeler Excellence les rois, les ministres et les évêques?
—Sur les journaux, répondit l’enfant avec assurance.
—Tu lis donc les journaux?
—Pourquoi pas?... Quand on m’en donne.
—Ah!... ah!... fit le Kaw-djer.
Il reprit:
—Comment t’appelles-tu?
—Dick.
—Dick quoi?
L’enfant n’eut pas l’air de comprendre.
—Enfin, quel est le nom de ton père?
—Je n’en ai pas.
—De ta mère, alors?
—Pas plus de mère que de père, Excellence.
—Encore!... se récria le Kaw-djer qui s’intéressait de plus en plus à ce singulier enfant. Je ne suis cependant, que je sache, ni roi, ni ministre, ni évêque!
—Vous êtes le gouverneur! déclara le gamin avec emphase.
Le gouverneur!... Le Kaw-djer tombait des nues.
—Où as-tu pris cela? demanda-t-il.
—Dame!... fit Dick embarrassé.
—Eh bien?... insista le Kaw-djer.
Dick parut légèrement troublé. Il hésita.
—Je ne sais pas, moi... dit-il enfin. C’est parce que c’est vous qui commandez... Et puis, tout le monde vous appelle comme ça.
—Par exemple!... protesta le Kaw-djer.
D’une voix plus grave il ajouta:
—Tu te trompes, mon petit ami. Je ne suis ni plus ni moins que les autres. Ici, personne ne commande. Ici, il n’y a pas de maître.
Dick ouvrit de grands yeux et regarda le Kaw-djer avec incrédulité. Était-il possible qu’il n’y eût pas de maître? Pouvait-il le croire, cet enfant, pour qui, jusqu’alors, le monde n’avait été peuplé que de tyrans? Pouvait-il croire qu’il existât quelque part un pays sans maître?
—Pas de maître, affirma de nouveau le Kaw-djer.
Après un court silence, il demanda:
—Où es-tu né?
—Je ne sais pas.
—Quel âge as-tu?
—Bientôt onze ans, à ce qu’on dit.
—Tu n’en es pas plus sûr que ça?
—Ma foi! non.
—Et ton compagnon, qui reste là figé à cinq pas sans bouger d’une semelle, qui est-ce?
—C’est Sand.
—C’est ton frère?
—C’est tout comme... C’est mon ami.
—Vous avez peut-être été élevés ensemble?
—Élevés?... protesta Dick. Nous n’avons pas été élevés, Monsieur!
Le cœur de Kaw-djer se serra. Que de tristesse dans ces quelques mots que prononçait cet enfant d’une voix batailleuse, comme un jeune coq dressé sur ses ergots! Il existait donc des enfants que personne n’avait «élevés»!
—Où l’as-tu connu, alors?
—A Frisco[1], sur le quai.
[1] San Francisco.
—Il y a longtemps?
—Très, très longtemps... Nous étions encore petits, répondit Dick en cherchant à rassembler ses souvenirs. Il y a au moins... six mois!
—En effet, il y a très longtemps, approuva le Kaw-djer sans sourciller.
Il se retourna vers le compagnon silencieux du singulier petit bonhomme.
—Avance à l’ordre, toi, dit-il, et surtout ne m’appelle pas Excellence. Tu as donc ta langue dans ta poche?
—Non, Monsieur, balbutia l’enfant en tordant entre ses doigts un béret de marin.
—Alors, pourquoi ne dis-tu rien?
—C’est parce qu’il est timide, Monsieur, expliqua Dick.
De quel air dégoûté Dick rendit cet arrêt!
—Ah! dit en riant le Kaw-djer, c’est parce qu’il est timide?... Tu ne l’es pas, toi.
—Non, Monsieur, répondit Dick avec simplicité.
—Et tu as, parbleu! bien raison... Mais, enfin, qu’est-ce que vous faites tous les deux ici?
—C’est nous les mousses, Monsieur.
Le Kaw-djer se souvint qu’Hartlepool avait en effet cité deux mousses en énumérant l’équipage du Jonathan. Il ne les avait pas remarqués jusqu’alors parmi les enfants des émigrants. Puisqu’ils l’avaient abordé aujourd’hui, c’est donc qu’ils désiraient quelque chose.
—Qu’y a-t-il pour votre service? demanda-t-il.
Ce fut Dick, comme toujours, qui prit la parole.
—Nous voudrions aller avec vous, comme M. Hartlepool et M. Rhodes.
—Pourquoi faire?
Les yeux de Dick brillèrent.
—Pour voir des choses...
Des choses!... Tout un monde dans ce mot. Tout le désir de ce qui jamais n’a été vu encore, tous les rêves merveilleux et confus des enfants. Le visage de Dick implorait, toute sa petite personne était tendue vers son désir.
—Et toi, insista le Kaw-djer en s’adressant à Sand, tu veux aussi voir des choses?
—Non, Monsieur.
—Que veux-tu, dans ce cas?
—Aller avec Dick, répondit l’enfant doucement.
—Tu l’aimes donc bien, Dick?
—Oh oui, Monsieur! affirma Sand dont la voix eut une profondeur d’expression au-dessus de son âge.
Le Kaw-djer, de plus en plus intéressé, regarda un moment les deux bambins. Le drôle de petit ménage! Mais charmant et touchant aussi. Il rendit enfin son arrêt.
—Vous viendrez avec nous, dit-il.
—Vive le Gouverneur!...» s’écrièrent, en jetant leur béret en l’air, les deux enfants qui se mirent à sauter comme des cabris.
Par Hartlepool, le Kaw-djer apprit l’histoire de ses deux nouvelles connaissances, tout ce que le maître d’équipage en savait du moins, et à coup sûr plus que les intéressés n’en savaient eux-mêmes.
Enfants abandonnés un soir au coin d’une borne, le fait qu’ils eussent vécu était un de ces phénomènes que la raison est impuissante à expliquer. Ils avaient vécu cependant, gagnant leur pain dès l’âge le plus tendre, grâce à de menues besognes: cirage de chaussures, commissions, ouverture de portières, vente de fleurs des champs, autant d’inventions merveilleuses pour d’aussi jeunes cerveaux, mais le plus souvent trouvant leur nourriture, comme des moineaux, entre les pavés de San-Francisco.
Ils ignoraient réciproquement leur triste existence six mois plus tôt, quand le sort les mit soudain face à face, dans des circonstances que la qualité et l’échelle réduite des acteurs empêchent seules de qualifier de tragiques. Dick passait sur le quai, les mains dans les poches, le béret sur l’oreille, en sifflant entre les dents une chanson favorite, quand il aperçut Sand aux trousses duquel un gros chien aboyait en découvrant des crocs menaçants. L’enfant, épouvanté, reculait en pleurant, le visage gauchement caché sous son coude replié. Dick ne fit qu’un bond et sans hésiter se plaça entre le peureux et son terrifiant adversaire, puis, se campant résolument sur ses petites jambes, il regarda le chien droit dans les yeux et attendit de pied ferme.
L’animal fut-il intimidé par cette attitude de matamore? Le certain, c’est qu’il recula à son tour, pour s’enfuir finalement la queue basse. Sans s’occuper davantage de lui, Dick s’était retourné vers Sand.
«Comment t’appelles-tu? lui avait-il demandé d’un air superbe.
—Sand, avait dit l’autre au milieu de ses larmes. Et toi?
—Dick... Si tu veux nous serons amis.»
Pour toute réponse, Sand s’était jeté dans les bras du héros, scellant ainsi une indestructible amitié.
De loin, Hartlepool avait assisté à la scène. Il interrogea les deux enfants, et connut ainsi leur triste histoire. Désireux de venir en aide à Dick, dont il avait admiré le courage, il lui proposa de le prendre comme mousse sur le Josuah Brener, trois-mâts carré à bord duquel il était alors embarqué. Mais, au premier mot, Dick avait posé cette condition sine qua non que Sand serait pris avec lui. Il fallut de gré ou de force en passer par là, et, depuis lors, Hartlepool n’avait plus quitté les deux inséparables qui l’avaient suivi du Josuah Brener sur le Jonathan. Il s’était fait leur professeur et leur avait appris à lire et à écrire, c’est-à-dire à peu près tout ce qu’il savait lui-même. Ses bienfaits, du reste, étaient tombés dans un bon terrain. Il n’avait jamais eu qu’à se louer des deux enfants qui éprouvaient pour lui une reconnaissance passionnée. Certes, chacun d’eux avait son caractère; l’un colère, susceptible, batailleur, toujours prêt à se mesurer contre n’importe qui et n’importe quoi, l’autre silencieux, doux, effacé, craintif; l’un protecteur, l’autre protégé; mais tous deux montrant le même cœur à l’ouvrage, ayant la même conscience du devoir, la même affection pour leur grand ami commun, le maître d’équipage Hartlepool.
C’est de telles recrues que s’augmenta le personnel de l’excursion.
Le 28 mars, on se mit en route dès les premières heures du matin. On n’avait pas la prétention d’explorer toute l’île Hoste, mais seulement la partie avoisinant le campement. On passa d’abord par-dessus les crêtes médianes de la presqu’île Hardy, de manière à en atteindre la côte occidentale, puis on suivit cette côte en remontant vers le Nord, afin de revenir au campement par le littoral opposé, en traversant la région sud de l’île proprement dite.
Dès le début de la promenade, on eut l’impression qu’il ne fallait pas juger le pays d’après l’aspect rébarbatif du lieu de l’échouage, et cette impression ne fit que s’accentuer à mesure que l’on gagna vers le Nord. Si la presqu’île Hardy apparaissait rocailleuse et stérile jusqu’aux arides pointes du Faux cap Horn, il n’en était pas ainsi de la contrée verdoyante dont les hauteurs se profilaient au Nord-Ouest.
De vastes prairies, au pied de collines boisées, succédaient, dans cette direction, aux roches tapissées de goëmons, aux ravins hérissés de bruyères. Là s’entremêlaient les doronics à fleurs jaunes et les asters maritimes à fleurs bleues et violettes, des séneçons à tige d’un mètre, et nombre de plantes naines: calcéolaires, cytises rampants, stipes, pimprenelles minuscules en pleine floraison. Le sol était velouté d’une herbe luxuriante capable de nourrir des milliers de ruminants.
La petite troupe des excursionnistes s’était divisée, selon les affinités individuelles, en groupes, autour desquels gambadaient Dick et Sand, qui triplaient par leurs crochets la longueur de la route. Les trois cultivateurs échangeaient des paroles rares en jetant autour d’eux des regards étonnés, tandis que Harry Rhodes et Halg marchaient en compagnie du Kaw-djer. Celui-ci ne se livrait pas et gardait sa réserve habituelle. Cette réserve toutefois ne laissait pas d’être entamée par la sympathie que lui inspirait la famille Rhodes. De cette famille, tous les membres lui plaisaient: la mère, sérieuse et bonne; les enfants, Edward âgé de dix-huit ans et Clary âgée de quinze ans, aux visages ouverts et francs; le père, caractère d’une droiture certaine et d’un ferme bon sens.
Les deux hommes causaient amicalement de ce qui les intéressait en ce moment l’un et l’autre. Harry Rhodes profitait de l’occasion pour se renseigner au sujet de la Magellanie. En échange, il documentait son compagnon sur les plus remarquables échantillons de la foule des émigrants. Le Kaw-djer apprit ainsi beaucoup de choses.
Il sut d’abord comment Harry Rhodes, possesseur d’une assez belle fortune, avait été ruiné à cinquante ans par la faute d’autrui, et comment, après ce malheur immérité, il s’était expatrié sans hésitation afin d’assurer, s’il était possible, l’avenir de sa femme et de ses enfants. Il apprit ensuite, Harry Rhodes ayant été à même de puiser ces renseignements dans les documents du bord, que, défalcation faite des morts, les émigrants du Jonathan se décomposaient de la manière suivante, au point de vue des professions antérieures: Sept cent cinquante cultivateurs—parmi lesquels cinq Japonais!—comprenant cent quatorze hommes mariés accompagnés de leurs cent quatorze femmes et de leurs enfants, dont quelques-uns majeurs, au nombre de deux cent soixante-deux; trois représentants des professions libérales, cinq ex-rentiers et quarante et un ouvriers de métier. A ces derniers, il convenait d’ajouter quatre autres ouvriers non émigrants, un maçon, un menuisier, un charpentier et un serrurier, embauchés par la compagnie de colonisation pour faciliter le début de l’installation, ce qui portait à onze cent soixante-dix-neuf le nombre des passagers survivants, ainsi que l’appel nominal l’avait indiqué.
Ayant énuméré ces diverses catégories, Harry Rhodes entra dans quelques détails sur chacune d’elles. Touchant la grande masse des paysans, il n’avait pas fait de bien nombreuses observations. Tout au plus avait-il cru remarquer que les frères Moore, dont l’un s’était signalé d’ailleurs pendant le déchargement par sa brutalité, semblaient de tempérament violent, et que les familles Rivière, Gimelli, Gordon et Ivanoff paraissaient composées de braves gens, solides, bien portants et disposés à l’ouvrage. Quant au reste, c’était la foule. Sans doute, les qualités devaient s’y trouver fort inégalement réparties, et des vices même, la paresse et l’ivrognerie notamment, s’y rencontraient nécessairement; mais rien de saillant ne s’étant produit jusqu’alors, on manquait de base pour asseoir des jugements individuels.
Harry Rhodes fut plus prolixe sur les autres catégories. Les quatre ouvriers embauchés par la Compagnie étaient des hommes d’élite, des premiers dans leur profession. Selon l’expression courante, on les avait triés sur le volet. Quant à leurs collègues émigrants, tout portait à croire qu’ils étaient infiniment moins reluisants. En grande majorité, ils avaient fâcheuse mine et donnaient l’impression d’être des habitués du cabaret plutôt que de l’atelier. Deux ou trois même, à l’aspect de véritables malfaiteurs, n’avaient sans doute d’ouvriers que l’étiquette.
Des cinq rentiers, quatre étaient représentés par la famille Rhodes. Quant au cinquième, nommé John Rame, c’était un assez triste sire. Agé de vingt-cinq à vingt-six ans, épuisé par une vie de fêtes, dans laquelle il avait laissé sa fortune jusqu’au dernier sou, il n’était évidemment bon à rien, et l’on était en droit de s’étonner qu’il eût fait, lui si mal armé pour la lutte, cette dernière folie de se joindre à un convoi d’émigrants.
Restaient les trois ratés des professions libérales. Ceux-ci provenaient de trois pays différents: l’Allemagne, l’Amérique et la France. L’Allemand avait nom Fritz Gross. C’était un ivrogne invétéré. Avili par l’alcool au point d’en être repoussant, il promenait en soufflant ses chairs flasques et son ventre énorme, que souillait continuellement un filet de salive. Son visage était écarlate, son crâne chauve, ses joues pendantes, ses dents gâtées. Un tremblement perpétuel agitait ses doigts en forme de boudin. Même parmi cette population peu raffinée, son incroyable saleté l’avait rendu célèbre. Ce dégénéré était un musicien, un violoniste, et par instants un violoniste de génie. Son violon avait seul le pouvoir de réveiller sa conscience abolie. Calme, il le caressait, il le dorlotait avec amour, incapable toutefois de former une note à cause du tremblement convulsif de ses mains. Mais, sous l’influence de l’alcool, ses mouvements retrouvaient leur sûreté, l’inspiration faisait vibrer son cerveau, et il savait alors tirer de son instrument des accents d’une extraordinaire beauté. Par deux fois, Harry Rhodes avait eu l’occasion d’assister à ce prodige.
Quant au Français et à l’Américain, ils n’étaient autres que Ferdinand Beauval et Lewis Dorick qui ont été présentés au lecteur. Harry Rhodes ne manqua pas d’exposer au Kaw-djer leurs théories subversives.
«Ne pensez-vous pas, demanda-t-il en manière de conclusion, qu’il serait prudent de prendre quelques précautions contre ces deux agités? Pendant le voyage, ils ont déjà fait parler d’eux.
—Quelles précautions voulez-vous qu’on prenne? répliqua le Kaw-djer.
—Mais les avertir énergiquement d’abord, et les surveiller avec soin ensuite. Si ce n’est pas suffisant, les mettre hors d’état de nuire, en les enfermant, au besoin.
—Bigre! s’écria ironiquement le Kaw-djer, vous n’y allez pas de main morte! Qui donc oserait s’arroger le droit d’attenter à la liberté de ses semblables?
—Ceux pour qui ils sont un danger, riposta Harry Rhodes.
—Où voyez-vous, je ne dirai pas un danger, mais seulement la possibilité d’un danger? objecta le Kaw-djer.
—Où je le vois?... Dans l’excitation de ces pauvres gens, de ces hommes ignorants, aussi faciles à duper que des enfants et prêts à se laisser griser par toute parole sonore qui flatte leur passion du jour.
—Dans quel but les exciterait-on?
—Pour s’emparer de ce qui est à autrui.
—Autrui a donc quelque chose?... demanda railleusement le Kaw-djer. Je ne le savais pas. En tout cas, ici, où il n’y a rien, autrui comme le roi perd ses droits.
—Il y a la cargaison du Jonathan.
—La cargaison du Jonathan est une propriété collective qui représenterait, le cas échéant, le salut commun. Tout le monde se rend compte de cela, et personne n’aura garde d’y toucher.
—Puissent les événements ne pas vous donner un démenti! dit Harry Rhodes que ce désaccord inattendu échauffait. Mais il n’est pas besoin d’intérêt matériel pour des gens comme Dorick et Beauval. Le plaisir de faire le mal se suffit à lui-même, et, d’ailleurs, c’est une ivresse de dominer, d’être le maître.
—Qu’il soit maudit, celui qui pense ainsi! s’écria le Kaw-djer avec une violence soudaine. Tout homme qui aspire à régenter les autres devrait être supprimé de la terre.
Harry Rhodes, étonné, regarda son interlocuteur. Quelle passion farouche dormait en cet homme dont la parole avait d’ordinaire tant de mesure et de calme!
—Il faudrait alors supprimer Beauval, dit-il non sans ironie, car, sous couleur d’une égalité outrancière, les théories de ce bavard n’ont qu’un but: assurer le pouvoir au réformateur.
—Le système de Beauval est du pur enfantillage, répliqua le Kaw-djer d’une voix tranchante. C’est une manière d’organisation sociale, voilà tout. Mais une organisation ou une autre, c’est toujours même iniquité et même sottise.
—Approuveriez-vous donc les idées de Lewis Dorick? demanda vivement Harry Rhodes. Voudriez-vous, comme lui, nous faire retourner à l’état sauvage, et réduire les sociétés à une agrégation fortuite d’individus sans obligations réciproques? Ne voyez-vous donc pas que ces théories sont basées sur l’envie, qu’elles suent la haine?
—Si Dorick connaît la haine, c’est un fou, répondit gravement le Kaw-djer. Eh quoi! un homme, venu sur la terre sans l’avoir demandé, y découvre une infinité d’êtres pareils à lui, douloureux, misérables, périssables comme lui, et, au lieu de les plaindre, il prend la peine de haïr! Un tel homme est un fou, et l’on ne discute pas avec les fous. Mais, de ce que le théoricien soit aliéné, il ne résulte pas nécessairement que la théorie soit mauvaise.
—Des lois sont indispensables cependant, insista Harry Rhodes, lorsque les hommes, au lieu d’errer solitaires, en viennent à se grouper dans un intérêt commun. Regardez plutôt ici même. La foule qui nous entoure n’a pas été choisie pour les besoins de la cause, et sans doute elle n’est pas différente de toute autre foule prise au hasard. Eh bien! ne m’a-t-il pas été possible de vous signaler plusieurs de ses membres qui, pour une raison ou une autre, sont dans l’impossibilité de se gouverner eux-mêmes, et il y en a d’autres, assurément, que je ne connais pas encore. Que de mal ne feraient pas de tels individus, si les lois ne tenaient pas en bride leurs mauvais instincts!
—Ce sont les lois qui les leur ont donnés, riposta le Kaw-djer avec une conviction profonde. S’il n’y avait pas de lois, l’humanité ne connaîtrait pas ces tares, et l’homme s’épanouirait harmonieusement dans la liberté.
—Hum!... fit Harry Rhodes d’un air de doute.
—Y a-t-il des lois ici? Et tout ne marche-t-il pas à souhait?
—Pouvez-vous choisir un tel exemple? objecta Harry Rhodes. Ici, c’est un entr’acte dans le drame de la vie. Tout le monde sait que la situation actuelle est transitoire et ne doit pas se perpétuer.
—Il en serait de même si elle devait durer, affirma le Kaw-djer.
—J’en doute, dit Harry Rhodes avec scepticisme, et je préfère, je l’avoue, que l’expérience ne soit pas tentée.»
Le Kaw-djer ne répliquant rien, la marche fut poursuivie silencieusement.
En revenant par la côte de l’Est, on contourna la baie Scotchwell, dont le site, bien que l’on fût au déclin du jour, acheva de séduire les explorateurs. Leur admiration égalait leur surprise. Entretenus par un réseau de petits creeks, qui se déversaient dans une rivière aux eaux limpides venant des collines du centre, les riches pâturages témoignaient de la fertilité du sol. La végétation arborescente était à la hauteur de cette luxuriante tapisserie. Occupant de vastes espaces, les forêts se composaient d’arbres d’une venue superbe enracinés dans un sol tourbeux mais résistant, et offraient des sous-bois très dégagés, parfois veloutés de mousses rameuses. A l’abri de ces voûtes verdoyantes s’ébattait tout un monde de volatiles, des tinamous de six espèces, les uns gros comme des cailles, les autres comme des faisans, des grives, des merles, ceux qu’on peut appeler des ruraux, et aussi bon nombre de représentants des espèces marines, oies, canards, cormorans et goëlands, tandis que les nandous, les guanaques et les vigognes bondissaient à travers les prairies.
Le littoral sud de cette baie, heureusement exposé par conséquent, le Nord de ce côté de l’équateur correspondant au Midi de l’autre hémisphère, était éloigné de moins de deux milles de l’endroit où s’était perdu le Jonathan. Là, débouchait le cours d’eau aux rives ombragées, accru de ses multiples affluents, qui se jetait à la mer au fond d’une petite crique. Sur ses bords, distants d’une centaine de pieds, il eût été facile de bâtir une bourgade pour une installation définitive. Au besoin, la crique, abritée des grands vents, aurait pu servir de port.
L’obscurité était presque complète lorsqu’on atteignit le campement. Le Kaw-djer, Harry Rhodes, Halg et Hartlepool venaient de prendre congé de leurs compagnons quand, dans le silence de la nuit, les sons d’un violon arrivèrent jusqu’à eux.
«Un violon!... murmura le Kaw-djer à l’adresse d’Harry Rhodes. Serait-ce ce Fritz Gross dont vous m’avez parlé?
—C’est alors qu’il est ivre,» répondit sans hésiter Harry Rhodes.
Il ne se trompait pas, Fritz Gross était ivre, en effet. Lorsqu’on l’aperçut quelques minutes plus tard, son regard vague, son visage congestionné, sa bouche baveuse révélèrent aisément son état. Incapable de se tenir debout, il s’accotait contre un rocher, afin de conserver son équilibre. Mais l’alcool avait ranimé l’étincelle. L’archet volait sur l’instrument d’où jaillissait une mélodie sublime. Autour de lui se pressaient une centaine d’émigrants. En ce moment, ces gueux oubliaient tout, l’injustice, du sort, leur éternelle misère, leur triste condition présente, l’avenir pareil au passé, et s’envolaient dans le monde du rêve, emportés sur les ailes de la musique.
«L’art est aussi nécessaire que le pain, dit au Kaw-djer Harry Rhodes en montrant Fritz Gross et ses auditeurs absorbés. Dans le système de Beauval, quelle serait la place d’un tel homme?
—Laissons Beauval où il est, répondit le Kaw-djer avec humeur.
—C’est que tant de pauvres êtres croient à ces songe-creux! répliqua Harry Rhodes.
Ils reprirent leur route.
—Ce qui m’intrigue, murmura Harry Rhodes au bout de quelques pas, c’est le moyen qu’a employé Fritz Gross pour se procurer son alcool.
Quel que fût le moyen, d’autres que Fritz Gross l’avaient employé. Les excursionnistes ne tardèrent pas, en effet, à se heurter à un corps étendu.
—C’est Kennedy, dit Hartlepool en se penchant sur le dormeur. Un failli chien, d’ailleurs. Le seul de l’équipage qui ne vaille pas la corde pour le pendre.
Kennedy était ivre, lui aussi. Et ivres encore, ces émigrants que l’on trouva, cent mètres plus loin, vautrés sur le sol.
—Ma parole! dit Harry Rhodes, on a profité de l’absence du chef pour mettre le magasin au pillage!
—Quel chef? demanda le Kaw-djer.
—Vous, parbleu!
—Je ne suis pas chef plus qu’un autre, objecta le Kaw-djer avec impatience.
—Possible, accorda Harry Rhodes. N’empêche que tout le monde vous considère comme tel.»
Le Kaw-djer allait répondre, quand, d’une tente voisine, le cri rauque d’une femme qu’on étrangle s’éleva dans la nuit.
II
LA PREMIÈRE LOI.
La famille Ceroni, composée du père, Lazare, de la mère, Tullia, et d’une fille, Graziella, était originaire du Piémont. Dix-sept ans auparavant, Lazare, alors âgé de vingt-cinq ans, et Tullia, de six ans plus jeune, avaient associé leurs deux misères. Hors soi-même, ni l’un ni l’autre ne possédait rien, mais ils s’aimaient, et un amour honnête est une force qui aide à supporter, parfois à vaincre, les difficultés de la vie.
Il n’en fut malheureusement pas ainsi pour le ménage Ceroni. L’homme, entraîné par de mauvaises fréquentations, ne tarda pas à faire connaissance avec l’alcool, que des cabarets innombrables ont, au nom de la liberté, le droit d’offrir, comme un appât, à la multitude des déshérités. En peu de temps, il tomba dans l’ivrognerie, et son ivresse de plus en plus fréquente se fit, par degrés, sombre, puis colère, puis cruelle, puis féroce. Alors, presque chaque jour, il y eut des scènes atroces, dont les voisins perçurent les éclats. Injuriée, battue, meurtrie, martyrisée, Tullia gravit le calvaire, sur les flancs duquel tant de malheureuses se sont douloureusement traînées avant elle et se traîneront à son exemple.
Certes, elle aurait pu, elle aurait dû peut-être quitter cet homme transformé en bête fauve. Elle n’en fit rien pourtant. Elle était de ces femmes qui ne se reprennent jamais, quelque martyre qui leur soit imposé, quand une fois elles se sont données. Au point de vue de l’intérêt matériel et tangible, de tels caractères méritent assurément l’épithète d’absurdes, mais ils ont aussi quelque chose d’admirable, et par eux il nous est donné de concevoir quelle peut être la beauté du sacrifice et à quelle hauteur morale est capable d’atteindre la créature humaine.
C’est dans cet enfer que grandit Graziella. Dès ses plus jeunes ans, elle vit son père ivre et sa mère battue, elle assista aux scènes quotidiennes, elle entendit le torrent d’injures qui sortaient de la bouche de Lazare, comme les immondices d’un égout. A un âge où les petites filles ne pensent encore qu’au jeu, elle entra de cette manière en contact avec les réalités de la vie et fut astreinte à une âpre lutte de tous les instants.
A seize ans, Graziella était une jeune fille sérieuse, armée, par sa volonté forte, contre les douleurs de l’existence, dont elle avait eu la précoce expérience. D’ailleurs, quelle que fût sa cruauté, jamais l’avenir ne dépasserait en horreur le passé! Physiquement, elle était grande, maigre et brune. Sans beauté proprement dite, son plus grand charme résidait dans ses yeux et dans l’expression intelligente de son visage.
La conduite de Lazare Ceroni avait porté ses fruits naturels, et la gêne était bientôt entrée dans la maison. Il ne saurait en être autrement. Boire, cela coûte, et, pendant qu’on boit, on ne gagne rien. Double dépense. Graduellement, la gêne devint pauvreté, et la pauvreté misère noire. On suivit alors le chemin que suivent tous les dégénérés. On changea de pays, dans l’espoir d’un sort meilleur sous d’autres cieux. C’est ainsi que, d’exode en exode, la famille Ceroni, ayant traversé la France, l’Océan, l’Amérique, avait échoué à San Francisco. Le voyage avait duré quinze ans! A San Francisco, le dénuement en arriva à ce point que Lazare ouvrit les yeux et prit conscience de son œuvre de destruction. Prêtant enfin l’oreille aux supplications de sa femme, pour la première fois depuis tant d’années, il promit de s’amender.
Il avait tenu parole. En six mois, grâce à son assiduité à l’ouvrage et à la suppression du cabaret, l’aisance était revenue et l’on avait pu réunir cette grosse somme de cinq cents francs exigée par la Société de colonisation de la baie de Lagoa. Tullia recommençait à croire à la possibilité du bonheur, lorsque le naufrage du Jonathan et l’oisiveté qui en était la conséquence inévitable étaient venus remettre tout en question.
Pour tuer ces longues heures d’inaction, Lazare s’était lié avec d’autres émigrants, et, bien entendu, ses sympathies l’avaient porté vers ses pareils. Ceux-ci, également accablés par l’ennui et inconsolables d’être privés de leurs excès habituels, n’auraient eu garde de manquer l’occasion que leur fournissait le départ de celui que tout le monde, sans même s’en rendre compte, considérait comme le chef. A peine le Kaw-djer éloigné avec ses compagnons, cette bande peu recommandable s’était approprié un des barils de rhum sauvés du Jonathan et une orgie en règle en était résultée. Par entraînement, et aussi par lâcheté devant son vice réveillé, Lazare avait imité les autres et ne s’était décidé à regagner la tente où l’attendaient en pleurant sa femme et sa fille, que les jambes molles et la raison perdue.
Dès son entrée, l’inévitable scène commença. Prétextant d’abord que le repas n’était pas prêt, il s’irrita, quand ce repas lui eut été servi, de la tristesse des deux femmes et, s’excitant lui-même, en arriva rapidement aux plus effroyables injures.
Graziella, immobile et glacée, regardait avec épouvante cet être avili qui était son père. En elle, la honte la disputait au chagrin. Mais, de Tullia, qui ne connaissait que la douleur, le cœur ulcéré creva. Eh quoi! tous ses espoirs une fois de plus à vau-l’eau, la retombée dans l’enfer!... Des larmes jaillirent de ses yeux, noyèrent son visage flétri. Il n’en fallut pas plus pour déchaîner la tempête.
«J’vas t’aider à fondre, moi!» cria Lazare devenu furieux.
Il saisit sa femme à la gorge, tandis que Graziella s’efforçait d’arracher la malheureuse à l’étreinte meurtrière.
Drame silencieux. A part la voix sourde de Lazare, qui continuait à proférer des injures, il se déroulait sans bruit. Ni Graziella, ni sa mère n’appelaient à leur aide. Qu’un père martyrise sa fille, qu’un mari assassine sa femme, ce sont des tares honteuses qu’il faut cacher à tous, fût-ce au prix de la vie. Dans un moment où son bourreau relâchait son étreinte, la douleur cependant arracha à Tullia le cri rauque que le Kaw-djer avait entendu. Cette plainte involontaire mit au comble la fureur du dément. Ses doigts se refermèrent plus violemment.
Tout à coup, une main de fer broya son épaule. Contraint de lâcher prise, il alla rouler de l’autre côté de la tente.
«De quoi?... De quoi?... balbutia-t-il.
—Silence!» ordonna une voix impérieuse.
L’ivrogne ne se le fit pas répéter. Son excitation subitement éteinte, il chut, comme dans un trou, dans un sommeil de plomb.
Le Kaw-djer s’était penché sur la femme évanouie et s’empressait à la secourir. Halg, Rhodes et Hartlepool, entrés derrière lui, contemplaient la scène avec émotion.
Tullia enfin ouvrit les yeux. En apercevant des visages étrangers, elle comprit sur-le-champ ce qui s’était passé. Sa première pensée fut d’excuser celui dont la brutalité venait de se manifester de si abominable manière.
«Merci, Monsieur, dit-elle en se soulevant. Ce n’était rien... C’est fini, maintenant... Suis-je sotte de m’être ainsi effrayée!
—On le serait à moins! s’écria le Kaw-djer.
—Pas du tout, répliqua vivement Tullia. Lazare n’est pas méchant... Il voulait plaisanter...
—Est-ce qu’il lui arrive souvent de plaisanter ainsi? demanda le Kaw-djer.
—Jamais, Monsieur, jamais! affirma Tullia. Lazare est un bon mari... De plus brave garçon, il n’y en a pas...
—C’est faux, interrompit une voix décidée.
Le Kaw-djer et ses compagnons se retournèrent. Ils aperçurent Graziella qu’ils n’avaient pas distinguée jusqu’ici dans la pénombre de la tente, à peine éclairée par la lueur jaunâtre d’un fanal.
—Qui êtes-vous, mon enfant? interrogea le Kaw-djer.
—Sa fille, répondit Graziella en montrant l’ivrogne dont le bruit ne troublait pas le ronflement sonore. Quelque honte que j’en éprouve, il faut que je le dise pour qu’on me croie et qu’on vienne en aide à ma pauvre maman.
—Graziella!... implora Tullia en joignant les mains.
—Je dirai tout, affirma la jeune fille avec force. C’est la première fois que nous trouvons des défenseurs. Je ne les laisserai pas partir sans avoir fait appel à leur pitié.
—Parlez, mon enfant, dit le Kaw-djer avec bonté, et comptez sur nous pour vous secourir et vous défendre.
Ainsi encouragée, Graziella, d’une voix haletante, raconta la vie de sa mère. Elle ne cacha rien. Elle dit la sublime tendresse de Tullia et de quel prix on l’avait payée. Elle dit l’avilissement de son père. Elle le montra traînant sa femme par les cheveux, la rouant de coups, la piétinant avec rage. Elle évoqua les jours de misère, sans vêtements, sans feu, sans pain, parfois sans domicile, glorifiant sa mère martyrisée, dont l’héroïque douceur, au milieu de si cruelles épreuves, ne s’était jamais démentie.
En écoutant l’épouvantable récit, celle-ci pleurait doucement. A la voix de sa fille, les tortures subies sortaient de l’ombre du passé et semblaient, pour mieux broyer son cœur, redevenir présentes, toutes à la fois. Sous leur poids accumulé, Tullia fléchissait. Elle s’abandonnait. La force lui manquait enfin pour défendre et protéger le bourreau.