Les naufragés du Jonathan
—Très facile, au contraire, répliqua Dorick.
—Comment?
—C’est bien simple...
Sirdey intervint.
—Ta! ta! ta!... Vous allez!... Vous allez!... Qu’est-ce que vous ferez, quand le Kaw-djer sera... supprimé, comme dit Dorick?
—Ce que nous ferons?...
—Oui... Un homme de moins, c’est un homme de moins, pas plus. Il restera les autres. Dorick a beau dire, je ne suis pas si sûr que ça qu’ils marcheraient avec nous.
—Ils marcheront, affirma Dorick.
—Hum! fit Sirdey sceptique. Pas tous, en tous cas.
—Pourquoi pas?... La veille, on n’a personne, et, le lendemain, on a tout le monde... D’ailleurs, pas besoin de les avoir tous. Il suffit de quelques-uns pour donner le mouvement. Le reste suit.
—Et ces quelques-uns?...
—On les a.
—Hum!... fit de nouveau Sirdey.
—Il y a nous quatre, d’abord, dit Dorick que cette discussion échauffait.
—Ça ne fait que quatre, observa placidement Sirdey.
—Et Kennedy?... Peut-on le compter, celui-là?...
—Oui, accorda Sirdey. Cinq.
—Et Jackson, énuméra Dorick, Smirnoff, Reede, Blumenfeldt, Loreley?
—Dix.
—Il y en a d’autres. C’est un compte à faire.
—Comptons alors, proposa Sirdey.
—Soit!» accorda Dorick en tirant de sa poche un crayon et un calepin.
Tous quatre s’assirent sur le sol, et, à tête reposée, firent le dénombrement des forces dont ils croyaient pouvoir disposer, après la disparition de l’homme, qui seul, d’après Dorick, rendait redoutable la puissance éparse de la foule. Chacun citait des noms, qu’on n’inscrivait sur le carnet qu’après discussion approfondie.
Du point élevé qu’ils occupaient, un vaste panorama se développait sous leurs yeux. La rivière, venue de l’Ouest, passait à leurs pieds, puis, se recourbant, repartait dans le Nord-Ouest, c’est-à-dire presque parallèlement à elle-même, vers le Bourg-Neuf où elle se jetait dans la mer. Au coude de la rivière, Libéria s’étendait, déployée comme une carte, puis, au delà, la plaine marécageuse qui séparait la ville du rivage.
On était au 25 février 1884. Depuis le jour où le Kaw-djer avait pris le pouvoir, plus de dix-huit mois s’étaient écoulés. L’œuvre accomplie pendant ce court espace de temps tenait réellement du prodige.
De nouveaux contingents d’ouvriers comblant perpétuellement les vides laissés par ceux qui ne pouvaient se faire à l’existence de l’île Hoste, le nombre des habitants de Libéria s’était encore accru et dépassait le millier. Mais les maisons, en bois pour la plupart, s’étaient multipliées elles aussi et suffisaient à abriter tout le monde. Limitée à l’Ouest par la rivière, la ville s’était largement développée dans la direction opposée et vers le Sud.
C’était une ville et non plus un campement, en effet. Rien n’y manquait maintenant de ce qui est nécessaire ou seulement agréable à la vie. Boulangers, épiciers, bouchers, assuraient l’alimentation publique. Des produits qu’ils mettaient en vente, la campagne hostelienne fournissait déjà sa part, et cette part représentait largement la consommation des producteurs. Dès l’année suivante, selon toute probabilité, l’île se suffirait à elle-même, en fait de froment, légumes et viandes de boucherie, en attendant le jour prochain où on pourrait passer de l’importation à l’exportation.
Les enfants ne vagabondaient plus. Une école avait été ouverte, dont M. et Mme Rhodes assumaient alternativement la direction.
Après toute une année d’absence, Harry Rhodes était revenu au mois d’octobre précédent, en rapportant avec lui une quantité considérable de marchandises. Aussitôt de retour, il avait eu une longue conférence avec le Kaw-djer, puis il s’était consacré à ses affaires, sans donner aucune explication sur la durée insolite de son voyage.
Le temps que M. et Mme Rhodes consacraient à l’école n’était aucunement préjudiciable au bazar, dont Edward et Clary, aidés de Tullia et Graziella Ceroni, s’occupaient activement, et dont le succès allait grandissant.
Un médecin, le Dr Samuel Arvidson, et un pharmacien étaient venus de Valparaiso s’installer à Libéria et y faisaient des affaires d’or. Un magasin de confections et un magasin de chaussures s’étaient ouverts et prospéraient. Ceux des émigrants qui, une première fois, avaient essayé de s’établir à leur compte dans leurs parties, avaient recommencé leur tentative avec un meilleur résultat. Libéria possédait plusieurs entrepreneurs employant un assez grand nombre d’ouvriers: un maçon, un charpentier, deux menuisiers, un tourneur sur bois, deux serruriers, dont l’un, très sérieusement outillé, eût mérité le qualificatif de constructeur.
A proximité de la ville, vers le Sud, non loin de l’endroit où stationnaient alors Lewis Dorick et ses compagnons, une briqueterie s’était ouverte et produisait des briques d’excellente qualité. Vers l’Est, dans les contreforts des montagnes de la pointe, on avait découvert des gisements considérables de ces corps si abondants dans la nature: le sulfate et le carbonate de chaux. On ne manquait, par conséquent, ni de plâtre, ni de chaux, et même il s’était trouvé un audacieux pour entreprendre, par des moyens rudimentaires, la fabrication du ciment, dont le port en construction absorbait de grandes quantités.
La large route qui passait au bas de la pente était celle-là même par où était venu le quatuor de mécontents, jusqu’au moment où ceux-ci l’avaient quittée pour un raidillon escaladant la montagne. Cette route, qui épousait toutes les sinuosités de la rivière disparaissait dans l’Ouest, un kilomètre plus loin, entre deux collines. Mais ils n’ignoraient pas, et personne n’ignorait qu’elle se prolongeait au delà et qu’on y travaillait sans relâche. Deux mois auparavant elle avait atteint, puis dépassé l’exploitation des Rivière, et depuis lors elle continuait, en se ramifiant sans cesse, à se dérouler vers le Nord.
Une autre route, complètement achevée, traversait la rivière sur un solide pont de pierre et réunissait la capitale à son faubourg.
Ce dernier n’avait subi que peu de changements, mais la digue soudée au rivage gagnait progressivement sur la mer. Déjà, elle abritait contre les vents d’Est l’anse du Bourg-Neuf, qu’elle transformait par degrés en un port vaste et tranquille. Ce jour-là précisément, on avait commencé à battre des pieux, première armature d’un batardeau destiné à l’édification d’un quai, le long duquel les navires pourraient un jour s’amarrer en eau profonde.
Ils n’avaient pas attendu l’achèvement de ce quai, ni celui de la digue, pour trafiquer à l’île Hoste. L’année précédente, il en était venu trois, au compte exclusif du Kaw-djer. Cette année, il en était venu sept, dont deux seulement affrétés par l’administration de la Colonie, le voyage des cinq autres étant motivé par des opérations privées et des entreprises individuelles.
En ce moment, un grand voilier stationnait en face du Bourg-Neuf, à demi chargé des planches débitées par la scierie des Rivière, tandis qu’un autre voilier, qui, son plein fait de la même marchandise, avait levé l’ancre quelques heures plus tôt, disparaissait derrière la pointe de l’Est.
Tout, dans le spectacle offert à Lewis Dorick et à ses compagnons, exprimait éloquemment la prospérité grandissante de la Colonie. Mais, ce spectacle éloquent, aucun d’eux ne voulait le voir ni l’entendre. Il leur était familier, d’ailleurs, et l’accoutumance en diminuait beaucoup la valeur. Des changements progressifs passent aisément inaperçus, et, ce qu’ils découvraient, ils l’avaient vu naître jour par jour. Même s’ils se fussent reportés par la pensée au lendemain du naufrage, dont près de trois ans les séparaient alors, se fussent-ils rendu compte du progrès accompli? Ce n’est pas sûr. Habitués à ce spectacle, ils l’eussent, sans doute, trouvé naturel, et il leur eût semblé que les choses avaient toujours été ainsi.
Pour le moment, du reste, ils avaient d’autres pensées en tête. Soigneusement ils énuméraient les habitants de Libéria et pointaient les noms au passage.
«Je ne vois plus personne, dit enfin Sirdey. Où en sommes-nous?
Dorick compta les noms inscrits sur le carnet.
—Cent dix-sept, dit-il.
—Sur mille!... acheva Sirdey.
—Et après?... répliqua Dorick. Cent dix-sept, c’est quelque chose. Croyez-vous que le Kaw-djer en ait davantage, j’entends des gens décidés, prêts à tout? Les autres sont des moutons qui suivront n’importe qui.
Sirdey ne répondit pas, mais il ne paraissait pas convaincu.
—Et puis, assez causé, trancha violemment Dorick. Nous sommes quatre. Mettons la chose aux voix.
—Moi, s’écria Fred Moore en brandissant son gros poing, j’en ai assez. Il arrivera ce qui arrivera. Je vote pour qu’on marche.
—Moi de même, dit son frère.
—Avec moi, ça fait trois voix... Et toi, Sirdey?...
—Je ferai comme les autres, dit sans enthousiasme l’ancien cuisinier. Mais...
Dorick lui coupa la parole:
—Pas de mais. Ce qui est voté est voté.
—Il faut bien cependant, insista Sirdey sans se laisser intimider, convenir des moyens. Se débarrasser du Kaw-djer, c’est bientôt dit. Reste à savoir comment.
—Ah!... si nous avions des armes... un fusil... un revolver... un pistolet seulement!... s’écria Fred Moore.
—Mais voilà, on n’en a pas, dit Sirdey avec flegme.
—Le couteau?... suggéra William Moore.
—Excellent pour te faire pincer, le couteau, mon vieux, répliqua Sirdey. Tu sais bien que le Kaw-djer est gardé comme un roi... Sans compter qu’il est de taille à donner du fil à retordre, quand même on s’y mettrait à quatre.
Fred Moore fronça les sourcils et serra les dents, en ponctuant cette mimique d’un geste violent. Sirdey avait raison. Il connaissait la poigne du Kaw-djer et se rappelait combien peu son grand corps avait pesé entre ses mains.
—J’ai mieux que ça à vous offrir, dit tout à coup Dorick au milieu du silence qui avait suivi la réplique de Sirdey.
Ses compagnons se tournèrent vers lui, l’interrogeant du regard.
—La poudre.
—La poudre?... répétèrent-ils tous trois sans comprendre. L’un d’eux demanda:
—Qu’en ferons-nous?
—Une bombe... Ah! le Kaw-djer est, dit-on, un anarchiste repenti. Eh bien! nous emploierons contre lui l’arme des anarchistes.
Les auditeurs de Dorick ne semblaient pas très emballés.
—Qui est-ce qui la fera, cette bombe? bougonna Fred Moore, Pas moi, toujours.
—Moi, dit Dorick. Sans compter que ça ne sera peut-être pas la peine. J’ai une idée, et, si elle est bonne, le Kaw-djer ne sautera pas tout seul. Hartlepool et les hommes qui seront dans le poste sauteront en même temps... Autant d’ennemis en moins que nous aurons le lendemain.
Les trois hommes regardèrent leur camarade avec admiration. Sirdey lui-même fut gagné.
—Comme ça!... murmura-t-il à bout d’arguments contraires.
Il se ravisa.
—Sapristi! s’écria-t-il. Nous parlons de poudre comme si nous en avions.
—Il y en a dans l’entrepôt, répliqua Dorick. Nous n’avons qu’à la prendre.
—Tu en parles à ton aise!... riposta Sirdey qui jouait décidément le rôle de l’opposition. Avec ça que c’est commode!... Qui est-ce qui se chargera de la besogne?
—Pas moi, dit Dorick.
—Naturellement! approuva Sirdey d’un ton railleur.
—Non, expliqua Dorick, je ne suis pas assez fort. Pas toi non plus: tu es trop poltron. Et pas davantage Fred Moore ni William: ils sont trop brutaux et trop maladroits.
—Qui, alors?
—Kennedy.
Personne ne fit d’objection. Oui, Kennedy, ancien matelot, leste, débrouillard, habile de ses doigts, apte à tous les métiers, pouvait réussir là ou d’autres échoueraient. Le choix de Dorick était bon.
Celui-ci interrompit leurs réflexions.
—Voilà qu’il se fait tard, dit-il; si vous voulez, rendez-vous ici demain à la même heure. Kennedy sera là. Nous nous expliquerons, et nous conviendrons de tout.»
En approchant des premières maisons, ils estimèrent prudent de s’écarter les uns des autres, et, le lendemain, ils prirent une précaution semblable pour se rendre à l’endroit convenu. Chacun sortit de la ville isolément, et c’est seulement quand ils furent hors de vue qu’ils laissèrent peu à peu décroître les distances qui les séparaient.
Ils étaient cinq, ce soir-là, Kennedy, averti par Dorick, s’étant joint au quatuor.
«Il est des nôtres,» annonça Dorick en frappant sur l’épaule du matelot.
On échangea des poignées de mains, puis, sans perdre de temps, on examina le moyen d’exécuter le projet de la veille. La conversation fut longue. Il faisait nuit noire, quand les cinq hommes commencèrent à redescendre vers la ville. Leur accord était complet. On allait agir le soir même.
Bien que l’obscurité fût profonde, ils se divisèrent comme ils l’avaient fait le jour précédent. Laissant entre eux un intervalle de quelques minutes, ils quittèrent la route, s’engagèrent à travers champs et contournèrent les maisons par le Sud jusqu’à la rivière, puis, revenant sur leurs pas, ils pénétrèrent en ville, en longeant l’enclos de Patterson. Tout était silencieux. Sans être vus, ils arrivèrent jusqu’au Gouvernement, où dormaient en ce moment le Kaw-djer, Hartlepool et les mousses. A l’ombre d’une maison, leur groupe se reforma, invisible. Là, ils s’immobilisèrent, l’oreille tendue, leurs yeux fouillant la nuit...
Ils avaient devant eux la porte du Tribunal. Du poste de police, situé sur la façade opposée, de faibles bruits leur parvenaient. Là-bas, des hommes veillaient. Mais, de ce côté, il n’y avait personne. La rue était silencieuse et déserte.
Pourquoi eût-on gardé la salle du Tribunal? Elle ne contenait rien qu’une table, un siège grossier, et quelques bancs fixés dans le plancher.
Lorsqu’ils furent bien certains que la solitude était complète, Dorick et Kennedy quittèrent leur abri et traversèrent rapidement l’espace découvert. En un instant, ils atteignirent la porte du Tribunal, que Kennedy entreprit de forcer, tandis que Dorick faisait le guet. Pendant ce temps, les frères Moore, laissant Sirdey à la place qu’ils occupaient tous auparavant, s’éloignaient à leur tour, l’un à gauche, l’autre à droite, pour s’arrêter au bout de quelques pas. D’où ils étaient maintenant, ils pouvaient surveiller, celui-ci, la façade principale et la place ménagée devant le Gouvernement, celui-là, le mur sans issue, qui, au Sud, clôturait la prison, et la rue séparant ce mur des autres maisons. Kennedy était bien gardé. Au moindre danger, il serait prévenu à temps pour s’enfuir.
Aucun incident ne survint. L’ancien matelot put travailler tout à son aise. Travail facile au surplus, car ce n’était pas une serrure bien solide qui fermait la porte du Tribunal. Celle-ci céda aux premières pesées et s’ouvrit béante sur les ténèbres intérieures.
Kennedy entra, laissant Dorick en surveillance au dehors.
On ne voyait goutte dans la salle. Kennedy frotta une allumette et alluma une bougie. Il savait où il allait, Dorick lui ayant soigneusement fait sa leçon. Des trois cloisons limitant la pièce dans laquelle il pénétrait, celle de droite séparait le Tribunal de la prison; celle de gauche était commune avec le Gouvernement proprement dit qui servait en même temps de domicile au Kaw-djer, Derrière celle qui lui faisait face, c’était l’entrepôt.
Kennedy traversa obliquement la salle, jusqu’à l’encoignure formée par la jonction de cette dernière cloison avec celle de la prison. La prison étant vide pour l’instant, personne, par conséquent, ne pourrait l’entendre. Là, il fit halte et, promenant sa bougie contre la paroi, examina la manière dont il convenait de procéder.
Il sourit joyeusement. Percer cette cloison ne serait qu’un jeu. Bâtie dès les premiers jours qui avaient suivi le coup d’État du Kaw-djer, à un moment où l’essentiel était d’aller vite, cette cloison ne constituait pas un bien sérieux obstacle. Elle était faite de madriers verticaux encastrés à leurs extrémités dans le plafond et dans le plancher, et laissant entre eux des intervalles qu’on avait remplis avec des pierrailles noyées dans un mortier de qualité médiocre et dont la dureté n’était pas des plus grandes. Le couteau de Kennedy entama sans peine ce mortier, et peu à peu les pierres descellées sortirent de leurs alvéoles. Il n’y avait à craindre que le bruit de leur chute. C’est pourquoi, dès qu’elles étaient ébranlées, Kennedy les arrachait une à une et les déposait doucement sur le sol.
En une heure il eut pratiqué un trou de taille à lui livrer passage dans le sens de la hauteur. En largeur également, ce trou eût été suffisant, sans un madrier qui le traversait, et qu’il était, par conséquent, nécessaire de couper. Ce fut la partie la plus pénible du travail. Une heure encore fut employée à le mener à bonne fin.
De temps à autre, Kennedy s’arrêtait et prêtait l’oreille aux bruits extérieurs. Tout était tranquille. Aucun appel des guetteurs n’annonçait l’approche d’un danger.
Lorsque le trou fut assez grand, il passa de l’autre côté de la cloison. Là, les choses se compliquèrent. Au milieu des caisses et des marchandises de toutes sortes qui remplissaient l’entrepôt, se mouvoir sans bruit était fort difficile. Une extrême prudence était de rigueur.
Où avait-on placé les barils de poudre?... Nulle part il ne les apercevait... Les barils devaient être là, cependant...
Il se mit à leur recherche. Lentement, surveillant le moindre de ses gestes, il s’insinua entre les caisses, obligé d’en déplacer parfois pour gagner du terrain.
Près de deux heures s’écoulèrent. Au dehors, on devait ne rien comprendre à ce retard, et lui-même commençait à désespérer. Il s’énervait. La nuit avançait; le jour ne tarderait pas à se lever. Lui faudrait-il donc partir sans avoir réussi dans une entreprise que trahirait l’effraction de la porte et qu’il serait par conséquent impossible de renouveler?
De guerre lasse, il allait se résigner à battre en retraite, quand il découvrit enfin ce qu’il cherchait. Les tonnelets de poudre étaient là, sous ses yeux. Il y en avait cinq, rangés en bon ordre près d’une porte qui s’ouvrait de l’autre côté dans le poste de police. Kennedy, retenant son souffle, entendait les hommes de veille causer entre eux. Il distinguait nettement leurs paroles. Plus que jamais, il était nécessaire d’agir en silence.
Kennedy souleva un des barils, mais ce fut pour le reposer tout de suite sur le sol. Ce baril était trop lourd pour qu’un seul homme pût l’emporter sans bruit par le chemin compliqué qu’il fallait suivre. Se glissant entre les caisses, il regagna la salle du Tribunal et, passant sa tête dans le trou de la cloison, appela Dorick, dont la silhouette noire se découpait sur la nuit moins profonde de l’extérieur.
Celui-ci se rendit à l’appel du marin.
«Comme tu as été long! dit-il à voix basse, en se penchant vers l’ouverture. Que t’est-il donc arrivé?
—Rien, répondit Kennedy sur le même ton, mais ce n’est pas facile de naviguer là-dedans.
—As-tu les barils?
—Non. Ils sont trop lourds... Il faut être deux... Viens!»
Dorick s’introduisit dans l’ouverture et, guidé par Kennedy, traversa l’entrepôt. Les deux hommes saisirent un des barils, et, le faisant passer par-dessus les caisses, l’amenèrent dans la salle du Tribunal. Dorick, aussitôt, franchit de nouveau la cloison.
«Où vas-tu? demanda Kennedy en étouffant sa voix,
—Chercher un second baril, répondit Dorick. Dépêchons-nous. Le jour va se lever.
—Un baril? répéta Kennedy étonné. Avec celui-ci on ferait sauter Libéria tout entière!
—Nous emporterons l’autre, dit Dorick.
—Pour quoi faire?
—C’est mon idée... Quand on sera débarrassé du Kaw-djer, il faudra être les maîtres... La poudre pourra nous servir.
—Où la mettras-tu, en attendant?
—J’ai une cachette sûre... Ne t’inquiète pas.»
Kennedy obéit de mauvaise grâce. Un quart d’heure plus tard, le second baril était déposé à côté du premier.
L’un d’eux fut rapidement placé contre la cloison de gauche, puis, vers le bas, Kennedy le perça d’un trou, par où une petite quantité de poudre s’écoula.
Pendant ce temps, Dorick avait sorti de sa poche une sorte de tresse faite de brins de coton lâchement entrelacés. Cette tresse, qu’il avait eu soin d’humecter au préalable, il la roula dans la poudre, puis, en prélevant un bout d’un coup de couteau, il alluma cet échantillon à titre d’expérience. Le feu grésilla, courut, s’éteignit.
«Parfait! déclara Dorick. Cinq centimètres pour une minute. Donc, la mèche entière en durera vingt. C’est plus qu’il ne nous en faut.»
Il se rapprocha du baril...
A ce moment, un bruit violent se fit entendre, Dorick s’arrêta sur place, Kennedy et lui se regardèrent. Ils étaient livides...
Leur angoisse fut courte. Dorick, reprenant son sang-froid, se mit à rire.
«La pluie,» dit-il, en haussant les épaules.
Il alla jusqu’à la porte et regarda au dehors. La pluie tombait à verse, en effet, et le bruit qui les avait épouvantés était celui des gouttes qui crépitaient furieusement contre le toit. En somme, c’était une circonstance favorable. La pluie effacerait toutes les traces, et rien ne pourrait les dénoncer, si par hasard les soupçons se portaient sur eux. D’autre part, ce vacarme couvrirait l’inévitable pétillement de la mèche.
Par exemple, il n’y avait pas de temps à perdre. Le ciel s’empourprait déjà vers l’Est. Dans quelques instants, il ferait grand jour, et Dorick connaissait assez les habitudes du Kaw-djer pour savoir que celui-ci ne tarderait pas beaucoup à paraître au dehors.
«Vite!» dit-il.
La mèche déroulée, l’un des bouts fut introduit dans le tonneau, puis Dorick enflamma une allumette qu’il approcha de l’autre extrémité. Hâtivement, les deux hommes sortirent alors, Kennedy le premier en emportant le second baril, puis Dorick qui tira de son mieux la porte derrière lui.
Les frères Moore et Sirdey étaient fidèlement à leurs postes.
Dorick, appelant leur attention par un léger sifflement, leur apprit d’un geste le succès de la tentative.
Aussitôt, tous s’éloignèrent rapidement, tandis que, sur la place déserte, l’orage continuait à verser son déluge.
IV
DANS LES GROTTES.
Quand le Kaw-djer sortit du Gouvernement, l’orage était apaisé. Il ne pleuvait plus. Chassant devant lui les nuages, le soleil avait jailli de la mer et dorait Libéria de ses rayons obliques.
Le Kaw-djer regarda autour de lui. Il ne vit personne. Comme chaque jour, il sortait le premier du sommeil.
Aspirant largement l’air matinal, il s’avança de quelques pas sur la place transformée par l’orage en un lac de boue. La porte entr’ouverte du Tribunal attira aussitôt son attention. Sans attacher à cette négligence beaucoup d’importance, il s’approcha de la porte dans l’intention de la fermer. Il aperçut alors qu’elle avait été fracturée, ce qui le surprit grandement. Quel était le sens d’une telle effraction? Y avait-il donc des gens si dénués de tout que le misérable contenu de cette salle eût été capable de les tenter?
Le Kaw-djer poussa la porte et, dès le seuil, vit le tonnelet. Il ne comprit pas tout d’abord, mais un rapide examen l’eut bientôt renseigné. Cette poudre répandue... cette mèche aux trois quarts consumée qui traînait sur le parquet... Il n’y avait pas à s’y tromper: on avait voulu le faire sauter, et le Gouvernement avec lui.
Cette découverte le plongea dans la stupéfaction. Eh quoi! il existait des colons qui le haïssaient à ce point!... Puis il réfléchit, cherchant quels pouvaient être les auteurs d’un pareil attentat. Certes, il n’était en état d’accuser personne. Mais il connaissait trop bien cependant la population de la ville, pour que ses soupçons pussent s’égarer hors d’un cercle assez restreint. Ferdinand Beauval, malgré ses nouvelles fonctions?... Peut-être, à la rigueur. Lewis Dorick?... Plus probablement. En tous cas, quelqu’un de ceux qui évoluaient dans leurs sillages.
Le Kaw-djer fit du regard le tour de la salle et remarqua le trou pratiqué dans la cloison. L’aventure était limpide. Ce tonneau, on l’avait dérobé dans l’entrepôt, amené où il se trouvait maintenant, puis le coupable s’était enfui, après avoir allumé la mèche qui devait provoquer la déflagration de la poudre... Mais, contrairement à l’espoir du criminel, l’explosion ne s’était pas produite. La mèche, après avoir brûlé sur les deux tiers de sa longueur, s’était éteinte au contact d’une flaque d’eau qui recouvrait son dernier tiers.
D’où venait cette eau? Pour le savoir, le Kaw-djer n’eut qu’à lever la tête. Elle était venue du ciel, par une fissure du toit, à travers le plafond fait de planches à peine assemblées. Entre deux lames disjointes, des traces d’humidité étaient visibles. De là, l’eau était tombée goutte à goutte, jusqu’à former cette flaque qui avait opposé au feu une infranchissable barrière.
Le Kaw-djer ne put réprimer un frisson, sinon pour lui-même, du moins pour ceux que le Gouvernement abritait avec lui, c’est-à-dire pour Hartlepool, qui y avait élu domicile avec ses deux enfants adoptifs, et pour les hommes de garde la nuit précédente. Leur vie n’avait dépendu que d’une circonstance fortuite. Sans l’orage qui avait éclaté aux premières lueurs de l’aube, tous seraient morts à l’heure actuelle.
Réflexions faites, le Kaw-djer jugea préférable de tenir secrète cette tentative avortée. Il n’avait nul besoin de ce surcroît de popularité, et mieux valait, en dernière analyse, ne pas jeter le trouble dans cette population paisible.
Tirant la porte derrière lui, il alla réveiller Hartlepool, qu’il conduisit au Tribunal et qu’il mit au courant des événements, Hartlepool fut atterré. Pas plus que son chef, il ne pouvait désigner les coupables, mais, pas plus que lui, il n’hésitait sur les noms de ceux qu’il était logique de suspecter.
Le Kaw-djer ayant résolu de ne pas ébruiter cette affaire, il lui fallait boucher l’ouverture de la cloison sans aucun concours étranger. Hartlepool partit donc à la recherche des matériaux nécessaires, tandis que le Kaw-djer transportait le baril de poudre à l’endroit qu’il occupait antérieurement dans l’entrepôt.
Il put ainsi constater qu’un autre des tonnelets avait disparu. En y comprenant celui qu’il avait trouvé dans la salle du Tribunal, il n’en restait que quatre, au lieu de cinq. Que voulait-on faire de cette poudre? Pas un bon usage assurément. Pourtant, en l’absence de toute arme à feu, elle n’était guère utilisable, les voleurs devant bien supposer qu’on allait rendre impossible une tentative semblable à celle qu’un hasard favorable venait de faire échouer.
Dès qu’Hartlepool fut de retour, les deux maçons improvisés remirent en place le morceau de madrier coupé par Kennedy, puis le vide fut bouché comme précédemment avec des pierrailles noyées dans du mortier. Bientôt il ne subsista aucune trace de l’attentat. Alors seulement le Kaw-djer se retira chez lui, en se faisant suivre d’Hartlepool qu’il informa de la disparition d’un second baril de poudre.
La chose méritait considération. Puisque les coupables s’étaient emparés de cette poudre, c’est qu’ils méditaient de recommencer leur tentative, et il convenait d’aviser aux moyens de se protéger contre eux.
Après que la question eut été examinée sous toutes ses faces, il fut définitivement convenu que l’attentat ne serait pas ébruité, et qu’on agirait avec prudence de façon à ne pas attirer l’attention. En premier lieu, on résolut d’augmenter les forces de police et de les porter de quarante à soixante hommes, en attendant mieux, si la nécessité en était ultérieurement démontrée. Pour l’instant, il faudrait se contenter de huit gardes supplémentaires, puisqu’on ne possédait en réserve que ce nombre d’armes à feu, mais il fut entendu que le Kaw-djer ferait venir deux cents nouveaux fusils, de manière à pouvoir parer dans l’avenir à toutes les éventualités. Il s’était créé à Libéria des intérêts déjà considérables et qui grandissaient de jour en jour. Il importait d’être en mesure de les défendre au besoin.
On convint, en outre, que les hommes de veille monteraient dorénavant leur garde en plein air et non dans le poste de police. Ils se relèveraient deux par deux et, pendant leur faction, feraient les cent pas autour du Gouvernement, qui serait ainsi à l’abri d’une surprise.
Le Kaw-djer ne crut pas devoir s’arrêter pour l’instant à d’autres mesures, mais Hartlepool se promit in petto de les compléter en entourant son chef d’une protection aussi vigilante que discrète.
Quant à découvrir les coupables, il n’y fallait pas compter, sous peine de mettre la ville en ébullition. Ils n’avaient laissé aucune trace, et seule la découverte du baril de poudre dérobé les eût démasqués. Mais, pour trouver ce baril, il aurait fallu se livrer à de nombreuses perquisitions, qui eussent causé une émotion que le Kaw-djer entendait éviter à tout prix.
Les choses ainsi réglées, la vie reprit son cours normal. Les jours passèrent après les jours, effaçant le souvenir d’un incident auquel le temps écoulé enlevait beaucoup de son importance première et dont la nouvelle organisation rendait le retour impossible.
Le Kaw-djer, tout au moins, cessa bientôt d’y penser. Il avait d’autres soucis en tête. Emporté par son œuvre comme par un torrent, il goûtait l’ivresse sublime des créateurs. Son cerveau surchauffé élaborait sans cesse de nouvelles entreprises, et l’exécution d’un projet n’était pas terminée qu’il passait au projet suivant.
Il n’avait même pas attendu que le batardeau du futur quai fût achevé, pour concevoir d’autres rêves. L’un, très réalisable à coup sûr, consistait à utiliser une chute de la rivière située à quelques kilomètres en amont, pour y établir une station électrique qui distribuerait partout la lumière et la force. Libéria éclairée à l’électricité!... Qui, deux ans auparavant, eût pu prévoir cela?
Pourtant ce projet n’était pas celui qui passionnait le plus le Kaw-djer. Il en rêvait un autre plus grandiose. Éclairer Libéria, cela était utile, certes, mais utile seulement à une très petite fraction de l’humanité, et, d’autre part, l’entreprise présentait si peu de difficultés qu’on pouvait la considérer comme une simple distraction. L’œuvre qui le passionnait réellement était plus générale et plus vaste. Elle intéressait l’humanité tout entière.
Il en devait la première pensée au naufrage même du Jonathan. Quand les coups de canon s’étaient fait entendre dans la nuit, le Kaw-djer avait, on s’en souvient, allumé un feu au sommet du cap Horn, Mais ce n’était là qu’un expédient, et, après comme avant, rien n’avertissait du péril les navires en détresse. L’agonie du Jonathan n’avait été, en effet, qu’une des innombrables scènes du drame qui se joue perpétuellement dans ces parages. Des centaines de bâtiments doublent, au milieu des tourmentes, l’extrême pointe de l’Amérique. Moins heureux que le Jonathan, ils n’ont pas de feu pour les guider, et trop souvent ils couvrent de leurs débris les récifs de l’archipel. Il en serait autrement si un phare s’allumait chaque soir au coucher du soleil. Prévenus à temps, les bâtiments prendraient le large, et une multitude de naufrages seraient évités.
Depuis que le Kaw-djer avait mis le pied sur le cap Horn, pas un jour ne s’était écoulé sans qu’il fût tenté par cette grande œuvre. Toutefois il n’en méconnaissait pas les difficultés, et longtemps il y avait pensé comme à une irréalisable chimère. Mais les choses étaient changées à présent. Gouverneur d’un État en voie d’ascension rapide, il pouvait employer un nombre presque illimité de travailleurs. La chimère cessait d’être irréalisable.
D’autre part, la question d’argent, qui se fût autrefois posée, était désormais résolue. Il est à croire, en effet, que le Kaw-djer avait à sa disposition des ressources considérables, puisqu’il avait pu faire à l’État hostelien les avances qui en avaient permis le développement. Longtemps il s’était refusé à puiser dans ces richesses dont il avait volontairement oublié l’existence, mais, maintenant qu’il les avait une première fois utilisées, ses répugnances n’avaient plus de raison d’être. Le sacrifice était accompli; il n’y avait aucun motif de ne pas faire encore ce qu’il avait déjà fait.
D’ailleurs, sa prospérité croissante permettrait bientôt à l’État hostelien de commencer le remboursement des avances que son créateur lui avait consenties. Ces capitaux, celui-ci n’allait pas les placer à la manière d’un bourgeois. Il n’allait pas thésauriser, lui qui professait pour l’argent un si dédaigneux mépris. Quel meilleur usage pourrait-il en faire que de les utiliser à la construction d’un phare au sommet du tragique promontoire sur la rude écorce duquel tant de navires viennent s’écraser?
Une grave difficulté subsistait cependant. Si l’île Hoste était libre, l’île Horn demeurait chilienne. Mais cette difficulté n’était peut-être pas insurmontable. Il n’était pas impossible que le Chili consentît à un abandon de ses droits sur un rocher inculte, en considération de l’usage que s’engagerait à en faire le nouveau possesseur. Cette négociation, il convenait de la tenter, tout au moins. Et c’est pourquoi le premier navire en partance emporta une note officielle adressée sur ce sujet par le Gouverneur de l’État hostelien à la République du Chili.
Pendant que le Kaw-djer s’absorbait ainsi dans son œuvre, le danger dont il perdait le souvenir restait suspendu au-dessus de sa tête. Les auteurs de l’attentat étaient demeurés inconnus. Impunis, et ayant toujours en leur possession le baril de poudre qui constituait entre leurs mains la plus terrible des menaces, ils vivaient librement, noyés dans la foule des colons.
Si le Kaw-djer, justifiant par la crainte de troubler la population de Libéria la répugnance de toute mesure policière, qui subsistait au fond de son cœur comme un vieux reste de ses anciennes idées libertaires, ne se fût pas interdit, dès le début, de procéder à une enquête sérieuse, peut-être eût-il mis la main sur les coupables. Le baril de poudre n’était pas loin, en effet, Dorick et Kennedy l’ayant transporté, le matin même de leur attentat, dans une de ces grottes de la pointe de l’Est que le Kaw-djer ne pouvait ignorer, puisque c’est dans l’une d’elles qu’Hartlepool avait autrefois déposé la réserve de fusils.
Ces grottes, on ne l’aura peut-être pas oublié, étaient au nombre de trois: deux inférieures, dont l’une, prenant jour sur le versant Sud, communiquait avec la seconde, évidée en plein cœur de la montagne, et une supérieure, située une cinquantaine de mètres plus haut, cette dernière s’ouvrant au contraire sur le versant Nord et dominant par conséquent Libéria. Une étroite fissure réunissait les deux systèmes. Praticable à la rigueur malgré sa forte inclinaison, cette fissure présentait, vers le milieu de son parcours, un étranglement qui obligeait à ramper pendant quelques mètres, en évitant soigneusement de toucher, de frôler même un bloc instable qui supportait seul la voûte en cet endroit et dont la chute eût risqué de provoquer une catastrophe.
C’est dans la grotte supérieure que les fusils avaient été déposés autrefois par Hartlepool. C’est dans l’une des deux grottes inférieures que Dorick et Kennedy avaient porté la poudre.
Ils n’avaient même pas jugé utile de la dissimuler dans la seconde, creusée en plein massif par un caprice de la nature. Après avoir rapidement examiné celle-ci sans remarquer la fissure qui allait s’épanouir sur l’autre versant à une altitude plus élevée, ils s’étaient contentés de cacher le baril sous un amoncellement de branches et l’avaient laissé dans la première grotte où, par une haute et large arcade, l’air et la lumière pénétraient à flots.
Grande avait été leur surprise, quand, en revenant de cette expédition le matin du 27 février, ils avaient constaté que le Gouvernement était toujours debout. Pendant qu’ils s’éloignaient de la ville pour se débarrasser de leur baril, puis, tandis qu’ils s’en rapprochaient, ils avaient, de seconde en seconde, attendu l’explosion. Cette explosion ne devait pas se produire, on le sait, et les deux malfaiteurs parvinrent à leurs domiciles respectifs sans que rien d’insolite fût arrivé.
C’était à n’y rien comprendre.
Quelle que fût leur curiosité, les coupables ne se hâtèrent pas, cependant, de chercher à la satisfaire. L’échec de leur tentative justifiait toutes les craintes, et leur unique objectif fut d’abord de passer inaperçus. Ils se mêlèrent donc aux autres travailleurs et s’appliquèrent à éviter tout ce qui eût été susceptible d’attirer l’attention sur eux.
Ce fut seulement au cours de l’après-midi que Lewis Dorick osa passer devant le Gouvernement. De loin, il lança un rapide coup d’œil du côté du Tribunal et vit le serrurier Lawson en train de réparer la porte fracturée. Lawson ne semblait pas attacher à son travail une importance particulière. On lui avait dit de mettre une serrure neuve; il la mettait, voilà tout.
La tranquillité de Lawson ne rassura nullement Dorick. Puisqu’on réparait la porte, c’est que l’effraction était connue. Par conséquent, on avait nécessairement découvert le baril de poudre et la mèche consumée. Qui avait fait cette découverte? Dorick n’en savait rien. Mais il ne pouvait douter qu’un événement aussi grave n’eût été immédiatement porté à la connaissance du Gouverneur, et il en concluait avec raison que des mesures allaient être prises, qu’on allait exercer une surveillance rigoureuse, et, se sachant coupable, il s’estimait en grand péril.
Une plus juste notion des choses lui rendit le sang-froid. Rien ne prouvait sa culpabilité après tout. Quand bien même on le soupçonnerait, ce n’est pas sur des soupçons qu’on peut arrêter, emprisonner, ni surtout condamner les gens. Pour cela, il faut des preuves. Et, des preuves, il n’en existerait pas contre lui, tant que ses complices garderaient le silence.
Ces réflexions rassurantes ne l’empêchèrent pas d’éprouver une violente émotion lorsque, vers la fin du jour, il se trouva à l’improviste face à face avec le Kaw-djer, qui venait, comme de coutume, surveiller les travaux du port. Celui-ci avait son air habituel, et l’on n’eût pas deviné, en le voyant, que rien d’insolite fût arrivé! Dorick jugea ce calme plus effrayant que la colère. Il se dit que, pour être si paisible, le Gouverneur devait avoir la certitude de mettre la main sur les coupables. Tremblant, il feignit de s’absorber dans son travail, en évitant de relever les yeux sur le Kaw-djer dont il n’aurait pu supporter le regard. Si celui-ci lui avait parlé, le misérable se fût trahi.
Mais, le Kaw-djer ne lui adressant pas la parole, il reprit confiance. Cette confiance ne fit que croître à mesure que les jours s’écoulaient. Sans parvenir à le comprendre, il constatait que rien n’était changé dans la ville, bien que l’attentat fût certainement connu, ainsi que le prouvaient les modifications apportées à la garde de nuit.
Longtemps, toutefois, la peur fut la plus forte. Pendant quinze jours, les cinq complices s’évitèrent et menèrent une vie exemplaire qui eût suffi à les rendre suspects à des observateurs plus attentifs. Puis, ces deux semaines écoulées, ils commencèrent à s’enhardir. Ils échangèrent d’abord quelques mots au passage, et enfin, la sécurité persistante leur donnant du courage, ils reprirent leurs promenades du soir et leurs anciens conciliabules.
Leur assurance grandissant de jour en jour, ils ne tardèrent pas alors à s’aventurer dans la grotte où le baril de poudre était caché. Ils le trouvèrent tel qu’ils l’y avaient mis, ce qui acheva de les tranquilliser.
Peu à peu, la caverne devint le but ordinaire de leurs promenades. Un mois après leur tentative avortée, ils s’y réunissaient tous les soirs.
Le sujet qu’ils y traitaient était toujours le même. Il n’avait pas plus changé que les causes de leur mécontentement. Ce qu’était leur vie avant l’attentat, elle l’était restée après. Ils continuaient à être soumis, comme tout le monde, à la loi du travail, et c’est bien cela, au fond, qui les exaspérait, en dépit de leurs grandiloquentes diatribes.
S’excitant réciproquement de leurs récriminations incessantes, ils oublièrent graduellement leur échec et commencèrent à chercher les moyens de le réparer. Enfin, leur rage impuissante augmentant sans cesse, le jour vint où ils furent mûrs pour un nouvel acte de révolte.
Ce jour-là, le 30 mars, les cinq compagnons avaient quitté isolément Libéria et s’étaient, comme de coutume, rejoints à quelque distance de la ville. Leur groupe était au complet quand ils arrivèrent au lieu habituel de leurs séances.
La route s’était faite en silence. Dorick n’ayant pas ouvert la bouche et semblant perdu dans ses méditations, les autres avaient imité son mutisme. Et, de même que les lèvres, les visages étaient fermés. L’orage était dans l’air. Des pensées de haine gonflaient les âmes ulcérées.
Dorick, en pénétrant le premier dans la grotte, eut un geste d’effroi. Un feu brûlait près de l’entrée. Quelqu’un était donc venu là, et la flamme encore claire prouvait qu’il s’était écoulé peu de temps depuis le départ de l’intrus.
Un feu!... Dorick songea tout à coup à la poudre. Si le foyer avait été placé quelques mètres plus loin, l’imprudent qui l’avait allumé eût sauté sans recours. Quel danger il avait frôlé, sans le savoir!
Dorick courut au baril... Non, on ne l’avait pas découvert... Il était toujours sous l’amoncellement de branchages, dont on n’avait prélevé qu’un petit nombre pour former le foyer qui pétillait joyeusement.
Pendant ce temps, Kennedy, s’éclairant avec une des branches enflammées, visitait la deuxième grotte. Il en ressortit bientôt rassuré. Il n’y avait personne. Le visiteur inconnu était décidément parti.
Cette nouvelle transmise à ses compagnons, il éparpilla d’un coup de pied le feu qui, malgré son éloignement de la poudre, ne laissait pas de constituer un danger. Mais Dorick l’arrêta et, rassemblant les tisons dispersés, reconstitua le foyer sur lequel il jeta de nouveaux branchages, tandis que ses compagnons le regardaient faire avec surprise.
«Camarades, dit-il en se relevant, je suis à bout... Déjà, tout à l’heure, j’étais décidé à l’action... Ce que nous avons vu me confirme dans mon projet... On est venu ici... c’est une raison de plus de se hâter, car on peut revenir, et ce qu’on n’a pas trouvé aujourd’hui, on peut le trouver demain.
La voix de Dorick était fébrile, sa parole haletante, ses gestes violents. Visiblement, il était à bout, ainsi qu’il le disait.
A l’exception de Sirdey qui demeura impassible, les autres approuvèrent bruyamment.
—Pour quand, l’opération? demanda Fred Moore.
—Pour ce soir même... répondit Dorick.
Il ajouta, hachant les mots comme un homme dominé par ses nerfs:
—J’ai bien réfléchi... Puisque nous n’avons pas d’armes, je m’en fabriquerai... Une bombe... ce soir même... en comprimant par couches successives de la poudre entre des toiles trempées dans du goudron... C’est pour cela que j’ai besoin de feu... pour faire fondre le goudron... Certes, ma bombe ne vaudra pas les engins perfectionnés à mouvement d’horlogerie ou à renversement... Mais on fait ce qu’on peut... Je ne suis pas un chimiste, moi... Telle quelle, d’ailleurs, elle fera son effet... Une mèche la traversera de part en part... La mèche durera trente secondes... J’en ai fait l’expérience... Juste le temps d’allumer et de lancer...
Les auditeurs de Dorick étaient frappés malgré eux de son air étrange. Son regard était brûlant et, dans une certaine mesure, égaré. Lewis Dorick était-il donc fou?
Non, il n’était pas fou, ou du moins il ne l’était pas au sens pathologique du mot. Si toute sa vie d’amertume et d’envie lui remontait aux lèvres à cette heure et donnait à son attitude cette fébrilité, il gardait autant de lucidité qu’en peut conserver un homme devenu la proie de la fureur.
—Qui la jettera, cette bombe? demanda Sirdey froidement.
—Moi, répondit Dorick.
—Quand?
—Cette nuit... Vers deux heures, j’irai frapper au Gouvernement... Le Kaw-djer viendra ouvrir... Aussitôt que je l’entendrai, j’allumerai la mèche... j’aurai ce qu’il faut pour cela... la porte ouverte, je lancerai la bombe dans l’intérieur...
—Et toi?
—J’aurai le temps de me sauver... D’ailleurs, quand je devrais sauter aussi, il faut en finir.
Un silence tomba sur le groupe. On se regardait avec stupeur, épouvantés du projet de Dorick.
—Dans ce cas, dit Sirdey d’une voix calme, tu n’as pas besoin de nous.
—Je n’ai besoin de personne, répliqua violemment Dorick Les lâches peuvent s’en aller, s’ils le veulent.
Le mot fouetta les amours-propres.
—Moi, je reste, dit Kennedy.
—Moi aussi, dit William Moore.
—Moi aussi,» dit Fred Moore.
Seul. Sirdey ne dit rien.
Les voix s’étaient enflées peu à peu. Sans même s’en apercevoir, on en était arrivé au ton de la dispute. Malgré l’avertissement donné par le feu qu’on avait trouvé allumé, on ne se disait pas qu’il pouvait y avoir à proximité des écouteurs pour recueillir ces paroles imprudentes.
Il y en avait cependant, mais un seul, à vrai dire, et qui était de taille trop réduite pour inspirer des craintes, alors même qu’on eût connu sa présence. Celui qui, bien involontairement au surplus, se tenait alors aux écoutes, n’était autre que Dick, et cinq hommes robustes n’avaient, en effet, rien à redouter d’un enfant.
Le 30 mars étant pour eux jour de congé, Dick et Sand avaient quitté la ville de bonne heure, en ayant pour objectif les grottes qu’ils avaient autrefois fait retentir si souvent de leurs ébats. L’enfance est capricieuse. Les amusements qu’elle aime avec le plus de passion, elle les délaisse un beau jour subitement, la lassitude venue, pour les reprendre ensuite avec la même soudaineté, quand d’autres distractions ont à leur tour cessé de lui plaire. Après avoir eu leur succès, les grottes avaient été abandonnées. Elles redevenaient à la mode.
Tout en marchant d’un pas vif, Dick et Sand traitaient l’importante question du jeu qui allait être pratiqué ce jour-là. Plus exactement, Dick, comme c’était assez la coutume, formulait d’autorité des ukases que Sand enregistrait d’un air soumis,
«Mon vieux, prononça Dick, lorsqu’ils eurent dépassé les dernières maisons, je vais te dire une bonne chose.
Sand alléché tendit l’oreille.
—On va jouer au restaurant.
Sand approuva de la tête. Mais, en réalité, il ne comprenait pas, il faut l’avouer.
—Pige-moi ça, mon vieux! annonça Dick triomphalement.
—Des allumettes!... s’écria Sand émerveillé par un si prodigieux joujou.
—Et ça!... reprit Dick en sortant péniblement de sa poche la demi-douzaine de pommes de terre qu’il y avait fait entrer de force avant de partir.
Sand battit des mains.
—Comme ça, décréta Dick dominateur, tu seras le patron du restaurant. Moi, je serai le client.
—Pourquoi?... demanda Sand avec innocence.
—Parce que!... répondit Dick.
Devant cet argument péremptoire, il ne restait à Sand qu’à s’incliner. C’est pourquoi, lorsqu’ils furent tous deux dans la grotte, les choses se passèrent comme l’avait arrêté son tyrannique camarade. Dans un coin, il y avait un tas de branches venues on ne savait d’où. Quelques-unes de ces branches furent bientôt transformées en un feu magnifique, et les pommes de terre commencèrent à cuire.
Quand elles furent cuites, le véritable jeu commença. Sand joua à merveille le rôle du restaurateur, et Dick ne lui fut pas inférieur dans celui du client de passage. Il aurait fallu voir avec quelle désinvolture il entra dans la grotte,—car, bien entendu, il en était ressorti pour augmenter la vraisemblance,—avec quelle distinction il s’assit par terre devant l’illusion d’une table, avec quelle autorité il réclama tous les mets qui lui venaient à l’esprit. Il demanda des œufs, du jambon, du poulet, du corned-beef, du riz, du pudding, et plusieurs autres choses. Dieu merci, le client pouvait impunément se montrer exigeant. Jamais on n’avait vu un restaurant si bien garni. Le restaurateur avait de tout. Quelle que fût la commande, il répondait sans hésiter par des «Voilà, Monsieur!», en apportant sans aucun retard les mets indiqués, qui étaient en effet, il n’en faut pas douter, des œufs, du jambon ou du poulet, bien qu’un observateur superficiel les eût peut-être confondus avec de simples pommes de terre.
Malheureusement, il n’est pas d’office si merveilleusement garni qu’il ne s’épuise, comme il n’est pas d’appétit si robuste qu’il ne finisse par être rassasié. Par une étonnante coïncidence, ces deux événements se produisirent en même temps, et, phénomène non moins merveilleux, ce fut au moment précis où il ne restait plus une seule pomme de terre.
Sand éprouva un gros chagrin en faisant cette désolante constatation.
—Tu les a toutes mangées!... soupira-t-il d’un air désappointé.
Dick daigna s’expliquer.
—Puisque c’est moi le client... répondit-il comme si la chose allait de soi. Un patron ne mange pas sa marchandise, peut-être!
Mais Sand, cette fois, ne parut pas convaincu.
—En attendant, moi, je n’ai rien, fit-il remarquer tout penaud.
Dick le prit de très haut.
—Non, mais, dis donc un peu que je suis un gourmand!... Et puis, zut! je ne joue plus, là!
—Dick!... implora Sand terrifié par cette menace.
Il n’en fallut pas davantage. Dick renonça immédiatement à ses projets de vengeance.
—Alors, dit-il d’un air magnanime, c’est moi qui ferai le patron... C’est à toi d’être le client.
Le jeu s’organisa d’après ce nouveau programme. Ce fut Sand qui sortit de la grotte, y rentra et s’assit par terre devant la table imaginaire. Cette mise en scène terminée, Dick s’approcha de son client ravi en lui présentant un caillou. Mais Sand, dont l’intelligence était moins vive, ne comprit pas tout de suite et regarda le caillou d’un air ahuri.
—Bête!... expliqua Dick. C’est la note.
—Je n’ai rien eu, objecta Sand révolté.
—Puisqu’il n’y a plus rien... il n’y a plus qu’à payer le dîner... Dans un restaurant, on paye, peut-être!... Tu diras: «Garçon, donnez-moi la note, je vous prie». Moi, je dirai: «Voilà, Monsieur!» Toi, tu diras: «Voilà, garçon, un cent pour le dîner et un cent pour vous.» Moi, je dirai: «Merci, Monsieur.» Et tu me donneras deux cents.
Tout se passa conformément à ce plan fort logique. Sand eut le ton qu’il fallait pour demander: «Garçon, donnez-moi la note, je vous prie», et Dick cria si parfaitement: «Voilà, Monsieur!», qu’on l’eût pris pour un garçon véritable. C’était à s’y méprendre. Sand enchanté donna les deux cents.
Une réflexion ne laissa pas toutefois de gâter son plaisir.
—C’est toi qui as mangé les pommes de terre, et c’est moi qui les paye! dit-il un peu mélancoliquement.
Dick n’eut pas l’air d’entendre. Il avait parfaitement entendu cependant. Et la preuve en est qu’il avait rougi jusqu’aux oreilles.
—Nous achèterons un réglisse au bazar Rhodes, promit-il pour se mettre en repos avec sa conscience.
Puis, en profond politique, afin de couper court à l’incident:
—On va jouer à autre chose, déclara-t-il.
—A quoi? demanda Sand.
—Au lion, décida Dick, qui, sans hésiter, se distribua le beau rôle. Tu seras un voyageur. Moi, je suis un lion. Tu vas sortir. Alors, tu entreras dans la grotte pour te reposer, et je sauterai sur toi pour te manger. Alors, tu crieras: «Au secours!...» Alors, je m’en irai et je reviendrai en courant. Je serai un chasseur et je tuerai le lion.
—Puisque c’est toi, le lion! objecta Sand non sans une certaine logique.
—Non, je serai un chasseur.
—Alors, qui est-ce qui me mangera?
—Bête!... c’est moi, quand je serai le lion.
Sand se plongea en de profondes réflexions, en regardant son camarade d’un air rêveur. Celui-ci interrompit sa recherche.
—Tu n’as pas besoin de comprendre, dit-il, Va-t-en. Après, tu reviendras. Le lion te guettera dans les rochers... Tu as le temps... Une demi-heure au moins... C’est moi, le lion, tu sais... Alors, je suis à l’affût... Un lion, ça n’y reste pas deux minutes à l’affût... Monte par la galerie jusqu’à la grotte d’en haut, et reviens par dehors... Mais tu ne te méfies pas, tu comprends, tu ne te doutes de rien... C’est seulement quand tu entendras le rugissement du lion...»
Et Dick poussa un rugissement terrifiant.
Sand était déjà parti. Il remontait la galerie et tout à l’heure il redescendrait docilement pour se faire dévorer par le lion.
Pendant que son camarade s’éloignait, Dick s’était tapi entre les rochers. Il avait une demi-heure à attendre, mais cela ne lui semblait pas long. Il était le lion. Or, ainsi qu’il l’avait fait observer précieusement, un lion doit savoir garder l’affût avec patience. Pour rien au monde il n’eût montré le bout de sa frimousse, et consciencieusement il poussait de temps à autre, bien qu’il fût tout seul, de petits rugissements, préludes du grand, du terrible, qui éclaterait quand le lion dévorerait le malheureux voyageur.
Il fut interrompu dans ces exercices préparatoires. Plusieurs personnes gravissaient la pente de la montagne. Dick, absolument convaincu qu’il était un lion véritable, n’eut garde de se montrer, mais sa transformation en roi du désert ne l’empêcha pas de reconnaître au passage Lewis Dorick, les frères Moore, Kennedy et Sirdey. Dick fit la grimace. Il n’aimait pas tous ces gens-là et particulièrement Fred Moore qu’il considérait comme son ennemi personnel.
Les cinq hommes disparurent dans la grotte, à la grande colère de Dick, qui entendit leurs exclamations d’étonnement lorsqu’ils découvrirent le feu.
«Elle n’est pas à eux, la grotte,» murmura-t-il entre ses dents.
Mais d’autres paroles arrivèrent jusqu’à lui et lui firent dresser l’oreille. On parlait de poudre et de bombe, et ce dernier mot, qu’il comprenait mal, on le mêlait aux noms du Gouverneur et d’Hartlepool.
Peut-être était-il trop loin et avait-il mal entendu... Avec précaution il s’approcha de l’entrée de la grotte, jusqu’à une place d’où il pouvait entendre distinctement tout ce qu’on y disait.
Quelqu’un parlait précisément en ce moment. Dick reconnut la voix de Sirdey.
«Et après?... demandait l’ancien cuisinier qui continuait à jouer auprès de Dorick le rôle du critique.
—Après?... répéta Dorick d’un ton interrogateur.
—Oui... reprit Sirdey. Ta bombe, ce n’est pas comme le baril. Tu n’as pas la prétention de les tuer tous... Quand tu auras fait sauter le Kaw-djer, il restera Hartlepool et les hommes du poste.
—Qu’importe!... répondit Dorick avec violence. Je ne les crains pas... La tête coupée, le corps ne compte plus.»
Tuer!... Couper la tête au Gouverneur!... Dick, devenu soudain sérieux, écoutait en tremblant ces paroles terribles.
V
UN HÉROS.
Couper la tête du Gouverneur!... Dick, en oubliant son rôle de lion, ne pensa plus qu’à s’enfuir. Il fallait courir à Libéria... raconter ce qu’il venait d’entendre...
Malheureusement pour lui, l’excès de sa précipitation l’empêcha de calculer ses mouvements avec assez de prudence. Une pierre se détacha et dégringola bruyamment. Aussitôt quelqu’un se montra sur le seuil de la caverne, en lançant de tous côtés des regards soupçonneux. Dick effrayé reconnut Fred Moore.
De son côté, celui-ci avait aperçu l’enfant.
«Ah!... c’est toi, moucheron!... dit-il. Que fais-tu là?
Dick, paralysé par la terreur, ne répondit pas.
—Tu as donc ta langue dans ta poche, aujourd’hui?... reprit la grosse voix de Fred Moore. Elle est bien pendue, pourtant... Attends un peu. Je vais t’aider à la retrouver, moi...
La peur rendit à Dick l’usage de ses jambes. Il prit sa course et s’élança sur la pente. Mais en quelques enjambées son ennemi l’eut rejoint. Saisi à la ceinture par une main robuste, il fut soulevé comme une plume.
—Voyez-vous ça!... grondait Fred Moore en élevant à la hauteur de son visage l’enfant terrifié. Je t’apprendrai à espionner, petite vipère!
En un instant, Dick fut transporté dans la grotte et jeté comme un paquet aux pieds de Lewis Dorick.
—Voilà, dit Fred Moore, ce que j’ai trouvé dehors, en train de nous écouter!
D’une taloche, Dorick releva l’enfant.
—Qu’est-ce que tu faisais là? demanda-t-il sévèrement.
Dick avait grand’peur. Même, pour être franc, il tremblait comme la feuille. Malgré tout, cependant, son orgueil fut plus fort. Il se redressa sur ses petites jambes, tel un coq de combat sur ses ergots.
—Ça ne vous regarde pas, répliqua-t-il avec arrogance... On a bien le droit de jouer au lion dans la grotte... Elle n’est pas à vous, la grotte.
—Tâche de répondre poliment, morveux, dit Fred Moore, en administrant une nouvelle taloche à son captif.
Mais les coups n’étaient pas des arguments à employer avec Dick. On l’eût haché comme chair à pâté, qu’on ne l’eût pas fait céder. Au lieu de plier l’échine, il grandit au contraire de tout son pouvoir sa taille exiguë, serra les poings, puis, regardant son adversaire bien en face:
—Grand lâche!... dit-il.
Fred Moore ne parut pas autrement sensible à cette injure.
—Qu’est-ce que tu as entendu? demanda-t-il. Tu vas nous le dire, ou sinon!...
Mais Fred Moore eut beau lever la main, et même la faire retomber à plusieurs reprises avec une force toujours croissante, Dick s’obstina dans un silence farouche.
Dorick intervint.
—Laissez cet enfant dit-il. Vous n’en tirerez rien... D’ailleurs, peu nous importe. Qu’il ait entendu ou non, je présume que nous ne serons pas assez bêtes pour lui rendre la clef des champs...
—On ne va pas le tuer, je pense? interrompit Sirdey qui semblait décidément peu enclin aux solutions violentes.
—Il n’en est pas question, répondit Dorick en haussant les épaules. On va le boucler simplement... Quelqu’un a-t-il sur lui un bout de corde?
—Voilà, dit Fred Moore en tirant de sa poche l’objet demandé.
—Et voilà, ajouta son frère William, en offrant sa ceinture de cuir.
En un tour de main, Dick fut étroitement ligotté. Les chevilles serrées l’une contre l’autre, les mains liées derrière le dos, il ne pouvait plus faire un mouvement. Puis Fred Moore le transporta dans la seconde grotte où il le jeta sur le sol comme un paquet.
—Tâche de te tenir tranquille, recommanda-t-il à son prisonnier avant de s’éloigner. Sans ça, tu auras affaire à moi, mon garçon!»
Cette recommandation donnée, il retourna près de ses compagnons, et l’éternelle conversation fut reprise. Toutefois, elle était proche de son terme, et l’heure de l’action allait de nouveau sonner. Pendant qu’on parlait autour de lui, Dorick avait placé le goudron sur le feu, et bientôt, avec des soins méticuleux, il commença la fabrication de son engin meurtrier.
Tandis que les cinq misérables se préparaient ainsi au crime, leur destinée s’élaborait à leur insu. La capture de Dick avait eu un témoin. Sand, en allant au rendez-vous, où, selon les conventions, il devait être victime de la férocité du lion, avait assisté à toute la scène. Il avait vu son camarade capturé, emporté, ligotté et enfin jeté dans la deuxième grotte.
Sand fut plongé dans un affreux désespoir. Pourquoi s’était-on emparé de Dick?... Pourquoi l’avait-on frappé?... Pourquoi Fred Moore l’avait-il emporté?... Qu’avait-on fait de lui?... On l’avait tué, peut-être!... A moins qu’il fût seulement blessé, et qu’il attendît du secours.
Dans ce cas, Sand lui en apporterait. Il s’élança à l’assaut de la montagne, grimpa comme un chamois jusqu’à la grotte supérieure, redescendit la galerie étroite qui réunissait les deux systèmes. Moins d’un quart d’heure plus tard, il arrivait au bas de la pente, à l’endroit où la galerie s’épanouissait pour former le ténébreux évidement creusé en plein massif, dans lequel Dick avait été incarcéré.
Par le passage faisant communiquer cet évidement avec la caverne extérieure, un peu de lumière filtrait. Par là arrivaient également, sourdes, effacées, les voix de Lewis Dorick et de ses quatre complices. Sand, comprenant la nécessité de la prudence, ralentit son allure et s’approcha de son ami à pas de loup.
Les mousses, en leur qualité d’apprentis marins, ont toujours un couteau en poche. Sand eut tôt fait d’ouvrir le sien et de couper les liens du prisonnier. A peine libre de ses mouvements, celui-ci, sans prononcer un seul mot, courut vers la galerie par laquelle lui était venu le salut. Il ne s’agissait pas d’une plaisanterie. Lui seul savait, grâce aux quelques mots surpris, à quel point la situation était grave et combien il importait d’agir vite. C’est pourquoi, sans perdre son temps à de vains remercîments, il s’élança dans la galerie et en escalada la pente en toute hâte tandis que, sur ses talons, s’époumonait le pauvre Sand.
La double évasion aurait facilement réussi, si le malheur n’avait voulu que Fred Moore, en cet instant précis, n’eût la fantaisie de venir jeter un coup d’œil sur son prisonnier. Dans la lumière incertaine qui arrivait de la première grotte, il crut voir remuer une forme vague. A tout hasard, il s’élança sur ses traces et découvrit ainsi la galerie ascendante dont il n’avait pas jusqu’alors soupçonné l’existence. Comprenant aussitôt qu’il était joué et que son prisonnier s’échappait, il poussa un furieux juron et se mit, lui troisième, à gravir la pente.
Si les enfants avaient une quinzaine de mètres d’avance, Fred Moore, d’un autre côté, possédait de longues jambes, et le passage étant relativement vaste, dans sa partie inférieure tout au moins, rien ne s’opposait à ce qu’il profitât de cet avantage. L’obscurité profonde qui l’entourait constituait, il est vrai, un sérieux obstacle à sa marche dans cette galerie inconnue, que Dick et Sand connaissaient si bien au contraire. Mais Fred Moore était en colère, et, quand on est en colère, on n’écoute pas les conseils de la prudence. Aussi courait-il à corps perdu dans les ténèbres, les mains étendues en avant, au risque de se briser la tête contre une saillie de la voûte.
Fred Moore ignorait qu’il y eût deux fugitifs devant lui. Il ne voyait absolument rien, et les enfants n’avaient garde de parler. Seul, le bruit des pierres qui roulaient sur la pente lui indiquait qu’il était en bonne voie, et, ce bruit devenant plus proche d’instant en instant, il en concluait qu’il gagnait du terrain.
Les enfants faisaient de leur mieux. Ils savaient qu’on était à leur poursuite et comprenaient parfaitement qu’on les rattrapait progressivement. Ils ne désespéraient pas cependant. Tous leurs efforts tendaient à atteindre cet étranglement de la galerie où le toit n’était supporté que par un rocher que le moindre choc eût fait basculer. Au delà, la galerie était plus basse et plus étroite, et leur petite taille les servirait. Ils pourraient continuer à courir, tandis que leur ennemi serait dans l’obligation de se courber.
Cet étranglement, objet de leurs vœux, ils l’atteignirent enfin. Plié en deux, Dick le franchit heureusement le premier. Sand, marchant sur les mains et sur les genoux, se glissait à sa suite, quand il se sentit tout à coup immobilisé, sa cheville saisie par une main brutale.
«Je te tiens, bandit!...» disait en même temps derrière lui une voix furieuse.
Fred Moore était, en effet, au comble de la fureur. Rien ne l’ayant averti que la galerie fût brusquement abaissée et rétrécie en un point de son parcours, il s’en était fallu de peu qu’il ne se fracassât la tête. Son front était entré en contact avec la voûte si rudement que le contre-coup l’avait fait choir à demi assommé. Ce fut précisément à cette chute qu’il dut le succès de sa poursuite, la main qu’il étendait instinctivement étant tombée par fortune sur la jambe du fuyard.
Sand se vit perdu... On allait se débarrasser de lui et on repartirait à la poursuite de Dick qui serait rejoint à son tour... Alors, que ferait-on à Dick?... On l’emprisonnerait... on le tuerait peut-être!... Il fallait empêcher cela, l’empêcher à tout prix!...
Sand fit-il, en réalité, cette série de raisonnements? Même, fut-ce de propos délibéré qu’il adopta le moyen désespéré auquel il eut recours? Ce n’est pas sûr, car le temps de la réflexion lui manqua, et, de son commencement à sa fin, le drame tout entier n’eut pas la durée d’une seconde.
Il semblerait que nous ayons en nous-même un autre être qui, dans certains cas, agit pour notre compte. Ce serait lui, le sub-conscient des philosophes, qui nous fait trouver soudain, alors que nous n’y pensons plus, la solution d’un problème longtemps cherchée en vain. Ce serait lui qui gouvernerait nos réflexes et serait cause des gestes instinctifs que peuvent provoquer les excitations extérieures. Ce serait lui enfin qui nous déciderait parfois à l’improviste à des actes dont la source profonde est en nous, mais que notre volonté n’a pas formellement décidés.
Sand n’eut qu’une idée claire: la nécessité de sauver Dick et d’arrêter la poursuite. Le sub-conscient fit le reste. D’eux-mêmes ses bras s’étendirent et s’accrochèrent au bloc instable qui soutenait le toit de la galerie, tandis que Fred Moore, ignorant du danger, le tirait violemment en arrière.
Le bloc glissa. La voûte s’écroula en faisant un bruit sourd.
A ce bruit, Dick, saisi d’un trouble vague, s’arrêta sur place, écoutant. Il n’entendit plus rien. Le silence était revenu, profond comme les ténèbres dans lesquelles il était plongé. Il appela Sand, à voix basse d’abord, puis plus fort, puis plus fort encore... Enfin, comme il n’obtenait pas de réponse, il revint sur ses pas et se heurta à un amoncellement de rocs qui ne laissaient entre eux aucune issue. Il comprit aussitôt. La galerie s’était écroulée, Sand était là-dessous...
Un instant, Dick resta immobile, hébété, puis il repartit brusquement à toute vitesse, et, parvenu au jour, se rua sur la descente comme un fou.
Le Kaw-djer était en train de lire paisiblement avant de se mettre au lit, quand la porte du Gouvernement s’ouvrit avec violence. Une sorte de boule d’où sortaient des cris et des mots inarticulés vint rouler à ses pieds. La première surprise passée, il reconnut Dick.
«Sand... Gouverneur... Sand!... gémissait celui-ci.
Le Kaw-djer prit une voix sévère.
—Que signifie cela?... Qu’y a-t-il?
Mais Dick ne parut pas comprendre. Il avait des yeux égarés, les larmes ruisselaient de son visage, et de sa poitrine haletante s’échappaient des mots sans suite.
—Sand... Gouverneur!... Sand... disait-il en tirant le Kaw-djer par la main comme s’il eût voulu l’entraîner. La grotte... Dorick... Moore... Sirdey... la bombe... couper la tête... Et Sand... écrasé!... Sand... Gouverneur!... Sand!...
En dépit de leur incohérence, ces mots étaient clairs, cependant. Quelque chose d’insolite avait dû se produire aux grottes, une chose à laquelle, d’une manière ou d’une autre, Dorick, Moore et Sirdey étaient mêlés et dont Sand avait été la victime. Quant à tirer de Dick des renseignements plus précis, il n’y fallait pas songer. Le petit garçon, au paroxysme de l’épouvante, continuait à prononcer les mêmes paroles qu’il répétait interminablement et semblait avoir perdu la raison.
Le Kaw-djer se leva, et, appelant Hartlepool, il lui dit rapidement:
—Il se passe quelque chose aux grottes... Prenez cinq hommes, munissez-vous de torches, et venez m’y rejoindre. Hâtez-vous.»
Puis, sans attendre la réponse, il obéit à l’appel de la petite main dont la sollicitation se faisait de plus en plus pressante, et partit en courant dans la direction de la pointe. Deux minutes plus tard, Hartlepool, à la tête de cinq hommes armés, se mettait en marche à son tour.
Malheureusement, dans la nuit presque complète, le Kaw-djer était déjà hors de vue. «Aux grottes,» avait-il dit. Hartlepool alla donc vers les grottes, c’est-à-dire vers celle qu’il connaissait le mieux et dans laquelle jadis il avait caché les fusils, tandis que le Kaw-djer, guidé par Dick, se dirigeait plus au Nord, de manière à contourner l’extrémité de la pointe et à atteindre, sur l’autre versant, celle des deux grottes inférieures dont Dorick avait fait son quartier général.
Celui-ci, à l’exclamation poussée par Fred Moore en découvrant la fuite du prisonnier, avait interrompu son travail et, suivi de ses trois compagnons, il s’était avancé jusqu’à la seconde grotte, prêt à donner main forte au camarade qui venait d’y entrer. Toutefois, Fred Moore n’ayant affaire qu’à un enfant, il ne s’était pas attardé, et, après un rapide coup d’œil que l’obscurité avait rendu inutile, il s’était remis à son travail.
Fred Moore n’étant pas revenu quand ce travail fut terminé, on commença à s’étonner de la prolongation de son absence; s’éclairant avec un brandon, on pénétra de nouveau dans la grotte intérieure, William Moore en tête, Dorick, puis Kennedy derrière lui. Sirdey suivit ses camarades, mais ce fut pour se raviser et rebrousser chemin presque aussitôt. Puis, tandis que ses amis s’aventuraient dans la deuxième grotte, il sortit de la première au contraire, et, profitant de la nuit tombante, se dissimula dans les rochers de l’extérieur. Cette disparition de Fred Moore ne lui disait rien de bon. Il prévoyait des complications désagréables. Or, ce n’était pas un foudre de guerre, que Sirdey, loin de là. La ruse, la tromperie, les moyens cauteleux et sournois, rien de mieux! mais les coups n’étaient pas son affaire. Il garait donc sa précieuse personne, bien décidé à ne se compromettre qu’à coup sûr et selon la tournure qu’allaient prendre les événements.
Pendant ce temps, Dorick et ses deux compagnons découvraient la galerie dans laquelle Fred Moore s’était engagé à la suite de Dick et de Sand. La grotte n’ayant pas d’autre issue, aucune erreur n’était possible. Celui qu’on cherchait en était nécessairement sorti par là. Ils s’y engagèrent donc à leur tour, mais, après une centaine de mètres, il leur fallut s’arrêter. Une masse de rochers entassés les uns sur les autres leur barrait le passage. La galerie n’était qu’une impasse dont ils avaient atteint le fond.
Devant cet obstacle inattendu, ils se regardèrent, littéralement ahuris. Où diable pouvait bien être Fred Moore?... Incapables de répondre à cette question, ils redescendirent la pente sans soupçonner que leur camarade fût enseveli sous cet amas de décombres.
Fort troublés par cet indéchiffrable mystère, ils regagnèrent en silence la première grotte. Une désagréable surprise les y attendait. Au moment même où ils y mettaient le pied, deux formes humaines, celles d’un homme et d’un enfant, apparurent tout à coup sur le seuil.
Le feu brillait joyeusement, et sa flamme claire dissipait les ténèbres. Les misérables reconnurent l’homme et reconnurent l’enfant.
«Dick!... firent-ils tous trois, stupéfaits de voir revenir de ce côté le mousse que, moins d’une demi-heure plus tôt, on avait enfermé et si solidement garrotté.
—Le Kaw-djer!...» grondèrent-ils ensuite, avec un mélange de colère et d’effroi.
Un instant ils hésitèrent, puis la rage fut la plus forte, et, d’un même mouvement, William Moore et Kennedy se ruèrent en avant.
Immobile sur le seuil, sa haute silhouette vivement éclairée par la flamme, le Kaw-djer attendit ses adversaires de pied ferme. Ceux-ci avaient tiré leurs couteaux. Il ne leur laissa pas le temps de s’en servir. Saisis à la gorge par des mains de fer, le crâne de l’un heurta rudement la tête de l’autre. Ensemble, ils tombèrent, assommés.
Kennedy avait son compte, comme on dit. Il demeura étendu, inerte, tandis que William Moore se relevait en chancelant.
Sans s’occuper de lui, le Kaw-djer fit un premier pas vers Dorick...
Celui-ci, affolé par la foudroyante rapidité de ces événements, avait assisté à la bataille sans y prendre part. Il était resté en arrière, tenant à la main sa bombe d’où pendaient quelques centimètres de mèche. Paralysé par la surprise, il n’avait pas eu le temps d’intervenir, et le résultat de la lutte lui montrait maintenant de quelle inutilité serait une plus longue résistance. Au mouvement que fit le Kaw-djer, il comprit que tout était perdu...
Alors, une folie le saisit... Une vague de sang monta à son cerveau: selon l’énergique expression populaire, il vit rouge... Une fois au moins dans sa vie, il vaincrait... Dût-il périr, l’autre périrait!...
Il bondit vers le feu et saisit un tison qu’il approcha de la mèche, puis son bras ramené en arrière se détendit pour lancer le terrible projectile...
Le temps manqua à son geste de meurtre. Fut-ce par suite d’une maladresse, d’une défectuosité de la mèche, ou pour toute autre cause? La bombe éclata dans ses mains. Soudain, une violente détonation retentit... Le sol trembla. La gueule béante de la grotte vomit une gerbe de feu...
A l’explosion, un cri d’angoisse répondit au dehors. Hartlepool et ses hommes, ayant enfin reconnu leur erreur, arrivaient au pas de course, juste à temps pour assister au drame. Ils virent la flamme, divisée en deux langues ardentes, jaillir de part et d’autre du Kaw-djer, dont le petit Dick terrifié embrassait les genoux, et qui demeurait debout, immobile comme un marbre, au milieu de ce cercle de feu. Ils s’élancèrent au secours de leur chef.
Mais celui-ci n’avait pas besoin d’être secouru. L’explosion l’avait miraculeusement épargné. L’air déplacé s’était séparé en deux courants qui l’avaient frôlé sans l’atteindre. Immobile et debout comme on l’avait aperçu au moment du péril, on le trouva, le péril passé. Il arrêta de la main ceux qui accouraient à son aide.
«Gardez l’entrée, Hartlepool,» ordonna-t-il de sa voix habituelle.
Stupéfaits de cet incroyable sang-froid, Hartlepool et ses hommes obéirent, et une barrière humaine se tendit en travers de l’ouverture de la grotte. La fumée se dissipait peu à peu, mais, le feu ayant été éteint par l’explosion, l’obscurité était profonde.
—De la lumière, Hartlepool, dit le Kaw-djer.
Une torche fut allumée. On pénétra dans la caverne.
Aussitôt, profitant de la solitude et de l’obscurité revenues, une ombre se détacha des roches de l’entrée. Sirdey était renseigné maintenant. Dorick tué ou pris, il jugeait opportun, dans tous les cas, de se mettre à l’abri. Lentement, d’abord, il s’éloigna. Puis, quand il estima la distance suffisante, il accéléra sa fuite. Il disparut dans la nuit.
Pendant ce temps, le Kaw-djer et ses hommes exploraient le théâtre du drame. Le spectacle y était affreux. Sur le sol éclaboussé de sang, traînaient partout d’effroyables débris. On eut peine à identifier Dorick, dont les bras et la tête avaient été emportés par l’explosion. A quelques pas, gisait William Moore, le ventre ouvert. Plus loin, Kennedy, sans blessure apparente, semblait dormir. Le Kaw-djer s’approcha de ce dernier.
—Il vit, dit-il.
Vraisemblablement, l’ancien matelot, à demi étranglé par le Kaw-djer et incapable par suite de se relever, avait dû le salut à cette circonstance.
—Je ne vois pas Sirdey, fit observer le Kaw-djer en regardant autour de lui. Il en était, pourtant, paraît-il.
La grotte fut en vain méticuleusement visitée. On ne releva aucune trace du cuisinier du Jonathan. Par contre, sous l’amas de branches qui le dissimulait, Hartlepool découvrit le baril de poudre dont Dorick n’avait prélevé qu’une faible partie.
—Voilà l’autre baril!... s’écria-t-il triomphalement. Ce sont nos gens de l’autre fois.
A ce moment, une main saisit celle du Kaw-djer, tandis qu’une faible voix gémissait doucement.
—Sand!... Gouverneur!... Sand!...
Dick avait raison. Tout n’était pas fini. Il restait encore à trouver Sand, puisque d’après son ami, il était mêlé à cette affaire.
—Conduis-nous, mon garçon, dit le Kaw-djer.
Dick s’engagea dans le passage intérieur, et sauf un homme qui fut laissé à la garde de Kennedy, tout le monde s’y engagea derrière lui. A sa suite, on traversa la seconde grotte, puis on remonta la galerie, jusqu’au point où l’éboulement s’était produit,
—Là!... fit Dick en montrant de la main l’amoncellement de rochers.
Il semblait en proie à une affreuse douleur, et son air égaré fit pitié à ces hommes forts dont il implorait l’assistance. Il ne pleurait plus, mais ses yeux secs brûlaient de fièvre, et ses lèvres avaient peine à prononcer les mots.
—Là?... répondit le Kaw-djer avec douceur. Mais tu vois bien, mon petit, qu’on ne peut avancer plus loin.
—Sand! répéta Dick avec obstination en tendant dans la même direction sa main tremblante.
—Que veux-tu dire, mon garçon? insista le Kaw-djer. Tu ne prétends pas, je suppose, que ton ami Sand soit là-dessous?
—Si!... articula péniblement Dick. Avant, on passait... Ce soir... Dorick m’avait pris... Je me suis sauvé... Sand était derrière moi... Fred Moore allait nous attraper... Alors Sand... a fait tomber tout... et tout s’est écroulé... sur lui... pour me sauver!...
Dick s’arrêta, et, se jetant aux pieds du Kaw-djer.
—Oh!... Gouverneur... implora-t-il, Sand!...
Le Kaw-djer, vivement ému, s’efforça d’apaiser l’enfant.
—Calme-toi, mon garçon, dit-il avec bonté, calme-toi!... Nous tirerons ton ami de là, sois tranquille... Allons! à l’œuvre, nous autres!... commanda-t-il, en se tournant vers Hartlepool et ses hommes.
On se mit fiévreusement au travail. Un à un, les rochers furent arrachés et évacués en arrière. Les blocs fort heureusement n’étaient pas de grande taille, et ces bras robustes pouvaient les mouvoir.
Dick, obéissant aux instructions du Kaw-djer, s’était docilement retiré dans la première grotte, où Kennedy, surveillé par son gardien, reprenait conscience de lui-même. Là, il s’était assis sur une pierre, près de l’entrée, et, le regard fixe, sans faire un mouvement, il attendait que la promesse du Gouverneur fût accomplie.
Pendant ce temps, à la lueur des torches, on travaillait avec acharnement dans la galerie. Dick n’avait pas menti. Il y avait des corps là-dessous. A peine les premiers rochers eurent-ils été enlevés qu’on aperçut un pied. Ce n’était pas un pied d’enfant, et il ne pouvait appartenir à Sand. C’était un pied d’homme et même d’un homme de grande taille.
On se hâta. Après le pied, une jambe, puis un torse, et enfin le corps d’un homme allongé sur le ventre apparurent. Mais, lorsqu’on voulut tirer l’homme à la lumière, on rencontra une résistance. Sans doute, son bras, étendu en avant et s’enfonçant entre les pierres, était accroché à quelque chose. Il en était ainsi, en effet, et, quand le bras fut complètement dégagé, on vit que la main étreignait une cheville d’enfant.
La main détachée, l’homme fut retourné sur le dos. On reconnut Fred Moore. La tête en bouillie, la poitrine défoncée, il était mort.
Alors, on travailla plus fiévreusement encore. Ce pied, que tenait Fred Moore dans ses doigts crispés ne pouvait être que celui de Sand.
Les découvertes se succédèrent dans le même ordre que tout à l’heure. Après le pied, la jambe apparut. Toutefois, elles se succédaient plus vite, la seconde victime étant moins grande que la première.
Le Kaw-djer tiendrait-il la promesse qu’il avait faite à Dick de lui rendre son ami? Cela paraissait peu croyable, à en juger par ce qu’on voyait déjà du malheureux enfant. Meurtries, écrasées, aplaties, les os brisés, ses jambes n’étaient plus que d’informes lambeaux, et l’on pouvait prévoir par là dans quel état on allait trouver le reste du corps.
Quelque grande que fût leur hâte, les travailleurs durent cependant s’arrêter et prendre le temps de la réflexion, au moment de s’attaquer à un bloc plus gros que les précédents qui broyait de sa masse énorme les genoux du pauvre Sand. Ce bloc soutenant ceux qui l’entouraient, il importait d’agir avec prudence afin d’éviter un nouvel éboulement.
La durée du travail fut augmentée par cette complication, mais enfin, centimètre par centimètre, le bloc fut enlevé à son tour...
Les sauveteurs poussèrent une exclamation de surprise. Derrière, c’était le vide, et, dans ce vide, Sand gisait comme dans un tombeau. De même que Fred Moore, il était couché sur le ventre, mais des rochers, en s’arc-boutant les uns contre les autres, avaient protégé sa poitrine. La partie supérieure de son corps semblait intacte, et, n’eût été l’état pitoyable de ses jambes, il fût sorti sans dommage de sa terrible aventure.
Avec mille précautions, il fut tiré en arrière et étendu sous la lumière de la torche. Ses yeux étaient clos, ses lèvres blanches et fortement serrées, son visage d’une pâleur livide. Le Kaw-djer se pencha sur l’enfant...
Longtemps, il écouta. Si un souffle restait à cette poitrine, le souffle était à peine perceptible...
—Il respire!» dit-il enfin.
Deux hommes soulevèrent le léger fardeau et l’on descendit la galerie en silence. Sinistre descente sur cette route souterraine dont la torche fuligineuse semblait rendre tangibles les profondes ténèbres! La tête inerte oscillait lamentablement, et plus lamentablement encore les jambes broyées, d’où coulait, à grosses gouttes, du sang.
Quand le triste cortège apparut dans la grotte extérieure, Dick se leva en sursaut et regarda avidement. Il vit les jambes mortes, le visage exsangue...
Alors, dans ses yeux exorbités passa un regard d’agonie, et, poussant un cri rauque, il s’écroula sur le sol.
VI
PENDANT DIX-HUIT MOIS.
L’aube du 31 mars se leva sans que le Kaw-djer, agité par les rudes émotions de la veille, eût trouvé le sommeil. Quelles épreuves il venait de traverser! Quelle expérience il venait de faire! Il avait touché le fond de l’âme humaine capable à la fois du meilleur et du pire, des instincts les plus féroces et de la plus pure abnégation.
Avant de s’occuper des coupables, il s’était hâté de secourir les innocentes victimes de cet épouvantable drame. Deux brancards improvisés les avaient rapidement transportées au Gouvernement.
Lorsque Sand fut déshabillé et reposa sur sa couchette, son état parut plus effrayant encore. Les jambes, littéralement en bouillie, n’existaient plus. Le spectacle de ce jeune corps martyrisé était si pitoyable qu’Hartlepool en eut le cœur chaviré, et que de grosses larmes coulèrent sur ses joues tannées par toutes les brises de la mer.
Avec une patience maternelle, le Kaw-djer pansa cette pauvre chair en lambeaux. De ses jambes terriblement laminées, Sand était condamné, de toute évidence, à ne jamais plus se servir, et, jusqu’à son dernier jour, il lui faudrait mener une vie d’infirme. A cela, rien à faire, mais ce serait quand même un résultat appréciable, si l’on pouvait éviter une amputation qui eût risqué d’être fatale à ce frêle organisme.
Le pansement terminé, le Kaw-djer fit couler quelques gouttes d’un cordial entre les lèvres décolorées du blessé qui commença à pousser de faibles plaintes et à murmurer de confuses paroles.
Dick, dont le Kaw-djer s’occupa en second lieu, paraissait également en grand danger. Ses yeux clos, son visage d’un rouge brique parcouru de frémissements nerveux, une respiration courte sifflant entre ses dents serrées, il brûlait d’une fièvre intense. Le Kaw-djer, en constatant ces divers symptômes, hocha la tête d’un air inquiet. En dépit de l’intégrité de ses membres et de son aspect moins impressionnant, l’état de Dick était en réalité beaucoup plus grave que celui de son sauveur.
Les deux enfants couchés, le Kaw-djer, malgré l’heure tardive, se rendit chez Harry Rhodes et le mit au courant des événements. Harry Rhodes fut bouleversé par ce récit et ne marchanda pas le concours des siens. Il fut convenu que Mme Rhodes et Clary, Tullia Ceroni et Graziella, veilleraient à tour de rôle au chevet des deux enfants, les jeunes filles pendant le jour, et leurs mères pendant la nuit. Mme Rhodes prit la garde la première. Habillée en un instant, elle partit avec le Kaw-djer.
Alors seulement celui-ci, ayant paré de cette manière au plus pressé, alla chercher un repos qu’il ne devait pas réussir à trouver. Trop d’émotions agitaient son cœur, un trop grave problème était posé devant sa conscience.
Des cinq assassins, trois étaient morts, mais deux subsistaient. Il fallait prendre un parti à leur sujet. Si l’un, Sirdey, avait disparu et errait à travers l’île, où on ne tarderait pas sans doute à le reprendre, l’autre, Kennedy, attendait, solidement verrouillé dans la prison, que l’on statuât sur son sort.
Le bilan de l’affaire se soldant par trois hommes tués, un autre en fuite et deux enfants en péril de mort, il ne pouvait, cette fois, être question de l’étouffer. Pour que l’on pût espérer la tenir secrète, trop de personnes, d’ailleurs, étaient dans la confidence. Il fallait donc agir. Dans quel sens?
Certes les moyens d’action adoptés par les gens qu’il venait de combattre n’avaient rien de commun avec ceux que le Kaw-djer était enclin à employer, mais, au fond, le principe était le même. Il se réduisait en somme à ceci, que ces gens, comme lui-même, répugnaient à la contrainte et n’avaient pu s’y résigner. La différence des tempéraments avait fait le reste. Ils avaient voulu abattre la tyrannie, tandis qu’il s’était contenté de la fuir. Mais, au demeurant, leur besoin de liberté, quelque opposé qu’il fût dans ses manifestations, était pareil dans son essence, et ces hommes n’étaient après tout que des révoltés comme il avait été lui-même un révolté. Alors qu’il se reconnaissait en eux, allait-il, sous prétexte qu’il était le plus fort, s’arroger le droit de punir?
Le Kaw-djer, dès qu’il fut levé, se rendit à la prison, où Kennedy avait passé la nuit, effondré sur un banc. Celui-ci se leva avec empressement à son approche, et, non content de cette marque de respect, il retira humblement son béret. Pour faire ce geste, l’ancien matelot dut élever ensemble ses deux mains qu’unissait une courte et solide chaîne de fer. Après quoi, il attendit, les yeux baissés.
Kennedy ressemblait ainsi à un animal pris au piège. Autour de lui, c’était l’air, l’espace, la liberté... Il n’avait plus droit à ces biens naturels dont il avait voulu priver d’autres hommes et dont d’autres hommes le privaient à son tour.
Sa vue fut intolérable au Kaw-djer.
«Hartlepool!... appela-t-il en avançant la tête dans le poste.
Hartlepool accourut.
—Retirez cette chaîne, dit le Kaw-djer en montrant les mains entravées du prisonnier.
—Mais, Monsieur... commença Hartlepool.
—Je vous prie... interrompit le Kaw-djer d’un ton sans réplique.
Puis, s’adressant à Kennedy, lorsque celui-ci fut libre.
—Tu as voulu me tuer. Pourquoi? interrogea-t-il.
Kennedy, sans relever les yeux, haussa les épaules, en se dandinant gauchement et en roulant entre les doigts son béret de marin, par manière de dire qu’il n’en savait rien.
Le Kaw-djer, après l’avoir considéré un instant en silence, ouvrit toute grande la porte donnant sur le poste, et, s’effaçant:
—Va-t-en! dit-il.
Puis, Kennedy le regardant d’un air indécis:
—Va-t-en!» dit-il une seconde fois d’une voix calme.
Sans se faire prier, l’ancien matelot sortit en arrondissant le dos. Derrière lui, le Kaw-djer referma la porte, et se rendit auprès de ses deux malades, en abandonnant à ses réflexions Hartlepool fort perplexe.
L’état de Sand était stationnaire, mais celui de Dick semblait très aggravé. En proie à un furieux délire, ce dernier s’agitait sur sa couche en prononçant des paroles sans suite. On ne pouvait plus en douter, l’enfant avait une congestion cérébrale d’une telle violence qu’une terminaison fatale était à craindre. La médication habituelle était inapplicable dans la circonstance présente. Où se fût-on procuré de la glace pour rafraîchir son front brûlant? Les progrès réalisés sur l’île d’Hoste n’étaient pas tels encore qu’il fût possible d’y trouver cette substance, en dehors de la période hivernale.
Cette glace, dont le Kaw-djer déplorait l’absence, la nature n’allait pas tarder à la lui fournir en quantités illimitées. L’hiver de l’année 1884 devait être d’une extrême rigueur et fut aussi exceptionnellement précoce. Il débuta dès les premiers jours d’avril par de violentes tempêtes qui se succédèrent pendant un mois, presque sans interruption. A ces tempêtes fit suite un excessif abaissement de température qui provoqua finalement des chutes de neige telles que le Kaw-djer n’en avait jamais vu de pareilles depuis qu’il s’était fixé en Magellanie. Tant que cela fut au pouvoir des hommes, on lutta courageusement contre cette neige, mais, dans le courant du mois de juin, les implacables flocons tombèrent en tourbillons si épais qu’il fallut se reconnaître vaincu. Malgré tous les efforts, la couche neigeuse atteignit, vers le milieu de juillet, une épaisseur de plus de trois mètres, et Libéria fut ensevelie sous un linceul glacé. Aux portes habituelles furent substituées les fenêtres des premiers étages. Quant aux maisons limitées à un simple rez-de-chaussée, elles n’eurent plus d’autre issue qu’un trou percé dans le toit. La vie publique fut, on le conçoit, entièrement arrêtée, et les relations sociales réduites au minimum indispensable pour assurer la subsistance de chacun.
La santé générale se ressentit nécessairement de cette rigoureuse claustration. Quelques maladies épidémiques firent de nouveau leur apparition, et le Kaw-djer dut venir en aide à l’unique médecin de Libéria qui ne suffisait plus à la peine.
Heureusement pour le repos de son esprit, il n’avait plus, à ce moment d’inquiétudes pour Dick ni pour Sand. Des deux, Sand avait été le premier à s’acheminer vers la guérison. Une dizaine de jours après le drame dont il avait été la victime volontaire, on fut en droit de le considérer comme hors de danger, et il n’y eut plus de motif de mettre en doute que l’amputation serait évitée. Les jours suivants, en effet, la cicatrisation gagna de proche en proche avec cette rapidité, on peut dire cette fougue qui est l’apanage des tissus jeunes. Deux mois ne s’étaient pas écoulés que Sand fut autorisé à quitter le lit.
Quitter le lit?... L’expression est impropre, à vrai dire. Sand ne pouvait plus, ne pourrait plus jamais quitter le lit, ni se mouvoir d’aucune manière sans un secours étranger. Ses jambes mortes ne supporteraient jamais plus son corps d’infirme condamné désormais à l’immobilité.
Le jeune garçon ne semblait pas, d’ailleurs, s’en affecter outre mesure. Lorsqu’il eut repris conscience des choses, sa première parole ne fut pas pour gémir sur lui-même, mais pour s’informer du sort de Dick, au salut duquel il s’était si héroïquement dévoué. Un pâle sourire entr’ouvrit ses lèvres quand on lui donna l’assurance que Dick était sain et sauf, mais bientôt cette assurance ne lui suffit plus, et, à mesure que les forces lui revenaient, il commença à réclamer son ami avec une insistance grandissante.
Longtemps, il fut impossible de le satisfaire. Pendant plus d’un mois, Dick ne sortit pas du délire. Son front fumait littéralement, malgré la glace que le Kaw-djer pouvait maintenant employer sans ménagement. Puis, lorsque cette période aiguë se résolut enfin, le malade était si faible que sa vie paraissait ne tenir qu’à un fil.
A dater de ce jour, toutefois, la convalescence fit de rapides progrès. Le meilleur des remèdes fut, pour lui, d’apprendre que Sand était également sauvé. A cette nouvelle, le visage de Dick s’illumina d’une joie céleste, et, pour la première fois depuis tant de jours, il s’endormit d’un paisible sommeil.
Dès le lendemain, il put assurer lui-même Sand qu’on ne l’avait pas trompé, et celui-ci, à partir de cet instant, fut délivré de tout souci. Quant à son malheur personnel, il en faisait bon marché. Rassuré sur le sort de Dick, il réclama aussitôt son violon, et, lorsqu’il tint entre ses bras l’instrument chéri, il parut au comble du bonheur.
Quelques jours plus tard, il fallut céder aux instances des deux enfants et les réunir dans la même pièce. Dès lors, les heures coulèrent pour eux avec la rapidité d’un rêve. Dans leurs couchettes placées proches l’une de l’autre, Dick lisait tandis que Sand faisait de la musique, et, de temps en temps, pour se reposer, ils se regardaient en souriant. Ils s’estimaient parfaitement heureux.
Un triste jour fut celui où Sand quitta le lit. La vue de son ami ainsi martyrisé jeta Dick, alors levé depuis une semaine, dans un abîme de désespoir. L’impression qu’il reçut de ce spectacle fut aussi durable que profonde. Il fut transformé soudainement, comme s’il eût été touché par une baguette de fée. Un autre Dick naquit, plus déférent, plus réfléchi, d’allures moins effrontées et moins combatives.
On était alors au début du mois de juin, c’est-à-dire au moment où la neige commençait à bloquer les Libériens dans leurs demeures. Un mois plus tard, on entra dans la période la plus froide de ce rude hiver. Il n’y avait plus à compter sur le dégel avant le printemps.
Le Kaw-djer s’efforça de réagir contre les effets déprimants de ce long emprisonnement. Sous sa direction, des jeux en plein air furent organisés. Par une saignée faite à grand renfort de bras dans la berge de la rivière, l’eau, prise au-dessous de la glace, se répandit sur la plaine marécageuse, qui fut ainsi transformée en un admirable champ de patinage. Les adeptes de ce sport, très pratiqué en Amérique, purent s’en donner à cœur joie. Pour ceux auxquels il n’était pas familier, on institua des courses de skis ou des glissades vertigineuses en traîneaux le long des pentes des collines du Sud.
Peu à peu, les hivernants s’endurcirent à ces sports de la glace et y prirent goût. La gaîté et en même temps la santé publique en reçurent la plus heureuse influence. Vaille que vaille, on atteignit ainsi le 5 octobre.
Ce fut à cette date qu’apparut le dégel. La neige qui recouvrait la plaine située du côté de la mer fondit tout d’abord. Le lendemain celle qui encombrait Libéria fondit à son tour, changeant les rues en torrents, tandis que la rivière brisait sa prison de glace. Puis, le phénomène se généralisant, la fonte des premières pentes du Sud alimenta pendant plusieurs jours les torrents boueux qui s’écoulaient à travers la ville, et enfin, le dégel continuant à se propager dans l’intérieur, la rivière se mit à gonfler rapidement. En vingt-quatre heures, elle atteignit le niveau des rives. Bientôt, elle se déverserait sur la ville. Il fallait intervenir, sous peine de voir détruite l’œuvre de tant de jours.
Le Kaw-djer mit à contribution tous les bras. Une armée de terrassiers éleva un barrage suivant un angle qui embrassait la ville, et dont le sommet fut placé au Sud-Ouest. L’une des branches de cet angle se dirigeait obliquement vers les monts du Sud, tandis que l’autre, tracée à une certaine distance de la rivière, en épousait sensiblement le cours. Un petit nombre de maisons, et notamment celle de Patterson, édifiées trop près de la rive, restaient hors du périmètre de protection. On avait dû se résigner à ce sacrifice nécessaire.
En quarante-huit heures, ce travail poursuivi de jour et de nuit fut terminé. Il était temps. De l’intérieur, un déluge accourait vers la mer. Le barrage fendit comme un coin cette immense nappe d’eau. Une partie en fut rejetée dans l’Ouest, vers la rivière, tandis que, dans l’Est, l’autre s’écoulait en grondant vers la mer.
Malgré l’inclinaison du sol, Libéria devint en quelques heures une île dans une île. De tous côtés on n’apercevait que de l’eau, d’où, vers l’Est et le Sud, émergeaient les montagnes, et, vers le Nord-Ouest, les maisons du Bourg-Neuf protégé par son altitude relative. Toutes communications étaient coupées. Entre la ville et son faubourg, la rivière précipitait en mugissant des flots centuplés.
Huit jours plus tard, l’inondation ne montrait encore aucune tendance à décroître, quand se produisit un grave accident. A la hauteur du clos de Patterson, la berge, minée par les eaux furieuses, s’écroula tout à coup, en entraînant la maison de l’Irlandais. Celui-ci et Long disparurent avec elle et furent emportés dans un irrésistible tourbillon.
Depuis le commencement du dégel, Patterson, sourd à toutes les objurgations, s’était énergiquement refusé à quitter sa demeure. Il n’avait pas cédé en se voyant exclu de la protection du barrage, ni même quand le bas de son enclos eut été envahi. Il ne céda pas davantage lorsque l’eau vint battre le seuil de sa maison.
En un instant, sous les yeux de quelques spectateurs qui, du haut du barrage, assistaient impuissants à la scène, maison et habitants furent engloutis.
Comme si le double meurtre eût satisfait sa colère, l’inondation montra bientôt après une tendance à décroître. Le niveau de l’eau baissa peu à peu, et enfin, le 5 novembre, un mois jour pour jour après le commencement du dégel, la rivière reprit son lit habituel.
Mais quels ravages le phénomène laissait après lui! Les rues de Libéria étaient ravinées comme si la charrue y avait passé. Des routes, emportées par endroits, et recouvertes en d’autres points par une épaisse couche de boue, il ne restait que des vestiges.
On s’occupa tout d’abord de rétablir les communications supprimées. Construite en plein marécage, la route qui conduisait au Bourg-Neuf était celle qui avait subi les plus sérieux dommages. Ce fut elle aussi qui revint au jour la dernière. Plus de trois semaines furent nécessaires pour rendre le passage de nouveau praticable.
A la surprise générale, la première personne qui l’utilisa fut précisément Patterson. Aperçu par les pêcheurs du Bourg-Neuf, au moment où, désespérément cramponné à un morceau de bois, il arrivait à la mer, l’Irlandais avait eu la chance d’être sorti sain et sauf de ce mauvais pas. Par contre, Long n’avait pas eu le même bonheur. Toutes les recherches faites pour retrouver son corps étaient restées infructueuses.
Ces renseignements, on les eut ultérieurement des sauveteurs, mais non de Patterson, qui, sans donner la plus mince explication, s’était rendu en droite ligne à l’ancien emplacement de sa maison. Quand il vit qu’il n’en subsistait aucune trace, son désespoir fut immense. Avec elle, disparaissait tout ce qu’il avait possédé sur la terre. Ce qu’il avait apporté à l’île Hoste, ce qu’il avait accumulé depuis, à force de labeur, de privations, d’impitoyable dureté envers les autres et envers lui-même, tout était perdu sans retour. A lui, dont l’or était l’unique passion, dont le seul but avait toujours été d’amasser et d’amasser plus encore, il ne restait rien, et il était le plus pauvre parmi les plus pauvres de ceux qui l’entouraient. Nu et démuni de tout comme en arrivant sur la terre, il lui fallait recommencer sa vie.
Quel que fût son accablement, Patterson ne se permit ni gémissements, ni plaintes. En silence, il médita d’abord, les yeux fixés sur la rivière qui avait emporté son bien, puis il alla délibérément trouver le Kaw-djer. L’ayant abordé avec une humble politesse, et après s’être excusé de la liberté grande, il exposa que l’inondation, après avoir failli lui coûter la vie, le réduisait à la plus affreuse misère.
Le Kaw-djer, à qui le requérant inspirait une profonde antipathie, répondit d’une voix froide:
«C’est fort regrettable, mais que puis-je à cela? Est-ce un secours que vous demandez?
Contrepartie de son implacable avarice, Patterson avait une qualité: l’orgueil. Jamais il n’avait imploré personne. S’il s’était montré peu scrupuleux sur le choix des moyens, du moins avait-il à lui seul tenu tête au reste du monde, et sa lente ascension vers la fortune, il ne la devait qu’à lui-même.
—Je ne demande pas la charité, répliqua-t-il en redressant son échine courbée. Je réclame justice.
—Justice!... répéta le Kaw-djer surpris. Contre qui?
—Contre la ville de Libéria, répondit Patterson, contre l’État hostelien tout entier.
—A propos de quoi? demanda le Kaw-djer de plus en plus étonné.
Reprenant son attitude obséquieuse, Patterson expliqua sa pensée en termes doucereux. A son sens, la responsabilité de la Colonie était engagée, d’abord parce qu’il s’agissait d’un malheur général et public, dont le dommage devait être supporté proportionnellement par tous, ensuite parce qu’elle avait gravement manqué à son devoir, en n’élevant pas le barrage, qui avait sauvé la ville, en bordure même de la rivière, de manière à protéger toutes les maisons sans exception.
Le Kaw-djer eut beau répliquer que le tort dont il se plaignait était imaginaire, que, si la digue avait été élevée plus près de la rivière, elle se fût écroulée avec la berge, et que le reste de la ville eût été par conséquent envahi, Patterson ne voulut rien entendre, et s’entêta à ressasser ses précédents arguments. Le Kaw-djer, à bout de patience, coupa court à cette discussion stérile.
Patterson n’essaya pas de la prolonger. Tout de suite, il alla reprendre sa place parmi les travailleurs du port. Sa vie détruite, il s’employait, sans perdre une heure, à la réédifier.
Le Kaw-djer, considérant cet incident comme clos, avait immédiatement cessé d’y penser. Le lendemain, il fallut déchanter. Non, l’incident n’était pas clos, ainsi que le prouvait une plainte reçue par Ferdinand Beauval en sa qualité de président du Tribunal. Puisqu’on avait une première fois démontré à l’Irlandais qu’il y avait une justice à l’île Hoste, il y recourait une seconde fois.
Bon gré, mal gré, on fut obligé de plaider ce singulier procès, que Patterson perdit, bien entendu. Sans montrer la colère que devait lui faire éprouver son échec, sourd aux brocards qu’on ne ménageait pas à une victime universellement détestée, il se retira, la sentence rendue, et retourna paisiblement à son poste de travailleur.
Mais un levain nouveau fermentait dans son âme. Jusqu’alors il avait vu la terre divisée en deux camps: lui d’un côté, le reste de l’humanité de l’autre. Le problème à résoudre consistait uniquement à faire passer le plus d’or possible du second camp dans le premier. Cela impliquait une lutte perpétuelle, cela n’impliquait pas la haine. La haine est une passion stérile; ses intérêts ne se payent pas en monnaie ayant cours. Le véritable avare ne la connaît pas. Or, Patterson haïssait désormais. Il haïssait le Kaw-djer qui lui refusait justice; il haïssait tout le peuple hostelien qui avait allégrement laissé périr le produit si durement acquis de tant de peines et tant d’efforts.
Sa haine, Patterson l’enferma en lui-même, et, dans cette âme, serre chaude favorable à la végétation des pires sentiments, elle devait prospérer et grandir. Pour le moment, il était impuissant contre ses ennemis. Mais les temps pouvaient changer... Il attendrait.
La plus grande partie de la belle saison fut employée à réparer les dommages causés par l’inondation. On procéda à la réfection des routes, au relèvement des fermes quand il y avait lieu. Dès le mois de février 1885, il ne restait plus trace de l’épreuve que la colonie venait de subir.
Pendant que ces travaux s’accomplissaient, le Kaw-djer sillonna l’Ile en tous sens selon sa coutume. Il pouvait maintenant multiplier ces excursions, qu’il faisait à cheval, une centaine de ces animaux ayant été importés. Au hasard de ses courses, il eut, à plusieurs reprises, l’occasion de s’informer de Sirdey. Les renseignements qu’il obtint furent des plus vagues. Rares étaient les émigrants qui pouvaient donner la moindre nouvelle du cuisinier du Jonathan. Quelques-uns seulement se rappelèrent l’avoir aperçu, l’automne précédent, remontant à pied vers le Nord. Quant à dire ce qu’il était devenu, personne n’en fut capable.
Dans le dernier mois de 1884, un navire apporta les deux cents fusils commandés après le premier attentat de Dorick. L’État hostelien possédait désormais près de deux cent cinquante armes à feu, non compris celles qu’un petit nombre de colons pouvaient s’être procurées.
Un mois plus tard, au début de l’année 1885, l’île Hoste reçut la visite de plusieurs familles fuégiennes. Comme chaque année, ces pauvres Indiens venaient demander secours et conseils au Bienfaiteur, puisque telle était la signification du nom indigène que leur reconnaissance avait décerné au Kaw-djer. S’il les avait abandonnés, eux n’avaient pas oublié et n’oublieraient jamais celui qui leur avait donné tant de preuves de son dévouement et de sa bonté.
Toutefois, quel que fût l’amour que lui portaient les Fuégiens, le Kaw-djer n’avait jamais réussi jusqu’alors à décider un seul d’entre eux à se fixer à l’île Hoste. Ces peuplades sont trop indépendantes pour se plier à une règle quelconque. Pour elles, il n’est pas d’avantage matériel qui vaille la liberté. Or, avoir une demeure, c’est déjà être esclave. Seul est vraiment libre l’homme qui ne possède rien. C’est pourquoi, à la certitude du lendemain, ils préfèrent leurs courses vagabondes à la poursuite d’une nourriture rare et incertaine.
Pour la première fois, le Kaw-djer décida, cette année-là, trois familles de Pêcherais à planter leur tente et à faire l’essai d’une vie sédentaire. Ces trois familles, comptant parmi les plus intelligentes de celles qui erraient à travers l’archipel, se fixèrent sur la rive gauche de la rivière, entre Libéria et le Bourg-Neuf, et fondèrent un hameau, qui fut l’amorce des villages indigènes qui devaient s’établir par la suite.
Cet été vit encore s’accomplir deux événements remarquables à des titres divers.
L’un de ces événements est relatif à Dick.
Depuis le 15 juin précédent, les deux enfants pouvaient être considérés comme rétablis, Dick, en particulier était complètement guéri, et, s’il était encore un peu maigre, ce reste d’amaigrissement ne pouvait résister longtemps au formidable appétit dont il faisait preuve. Quant à Sand, son état général ne laissait plus rien à désirer, et, pour le surplus, il n’y avait pas lieu de s’en préoccuper, car la science humaine était impuissante à empêcher qu’il fût condamné à l’immobilité jusqu’à la fin de ses jours. Le petit infirme acceptait, d’ailleurs, fort paisiblement cet inévitable malheur. La nature lui avait donné une âme douce et aussi peu encline à la révolte que son ami Dick y était porté. Sa douceur le servit dans cette circonstance. Non, en vérité, il ne regrettait pas les jeux violents auxquels il se livrait autrefois, plutôt pour faire plaisir aux autres que pour satisfaire ses goûts personnels. Cette vie de reclus lui plaisait et elle lui plairait toujours, à la condition qu’il eût son violon et que son ami Dick fût près de lui, lorsque l’instrument cessait exceptionnellement de chanter.
A cet égard, il n’avait pas à se plaindre, Dick s’était constitué son garde-malade de tous les instants. Il n’eût cédé sa place à personne pour aider Sand à sortir du lit et à gagner le fauteuil sur lequel celui-ci passait ses longues journées. Il restait ensuite près du blessé, attentif à ses moindres désirs, faisant montre d’une patience inaltérable, dont on n’eût pas cru capable le bouillant petit garçon de jadis.
Le Kaw-djer assistait à ce touchant manège. Pendant la maladie des deux enfants, il avait eu tout le loisir de les observer, et il s’était également attaché à eux. Mais Dick, outre l’affection paternelle qu’il lui portait, l’intéressait en même temps. Jour par jour, il avait pu reconnaître quelle âme droite, quelle exquise sensibilité et quelle vive intelligence possédait ce jeune garçon, et, peu à peu, il en était arrivé à trouver lamentable que des dons aussi rares demeurassent improductifs.
Pénétré de cette idée, il résolut de s’occuper tout particulièrement de cet enfant qui deviendrait ainsi l’héritier de ses connaissances dans les diverses branches de l’activité humaine. C’est ce qu’il avait fait pour Halg. Mais, avec Dick, les résultats seraient tout autres. Sur ce terrain préparé par une longue suite d’ascendants civilisés, la semence lèverait plus énergiquement, à la seule condition que Dick voulût bien mettre en œuvre les dons exceptionnels que la nature lui avait départis.
C’est vers la fin de l’hiver, que le Kaw-djer avait commencé son rôle d’éducateur. Un jour, emmenant Dick avec lui, il fit appel à son cœur.
«Voilà Sand guéri, lui dit-il, alors qu’ils étaient seuls tous deux dans la campagne. Mais il restera infirme. Il ne faudra jamais oublier, mon garçon, que c’est pour sauver ta vie qu’il a perdu ses jambes.
Dick leva vers le Kaw-djer un regard déjà mouillé. Pourquoi le Gouverneur lui parlait-il ainsi? Ce qu’il devait à Sand, il n’y avait aucun danger qu’il l’oubliât jamais.
—Tu n’as qu’une bonne manière de le remercier, reprit le Kaw-djer, c’est de faire en sorte que son sacrifice serve à quelque chose, en rendant ta vie utile à toi-même et aux autres. Jusqu’ici, tu as vécu en enfant. Il faut te préparer à être un homme.
Les yeux de Dick brillèrent. Il comprenait ce langage.
—Que faut-il faire pour cela, Gouverneur? demanda-t-il.
—Travailler, répondit le Kaw-djer d’une voix grave. Si tu veux me promettre de travailler avec courage, c’est moi qui serai ton professeur. La science est un monde que nous parcourrons ensemble.
—Ah! Gouverneur!...» fit Dick, incapable d’ajouter autre chose.
Les leçons commencèrent immédiatement. Chaque jour, le Kaw-djer consacrait une heure à son élève. Après quoi, Dick étudiait auprès de Sand. Tout de suite, il fit des progrès merveilleux qui frappaient d’étonnement son professeur. Les leçons achevaient la transformation que le sacrifice de Sand avait commencée. Il n’était plus question maintenant de jouer au restaurant, ni au lion, ni à aucun autre jeu de l’enfance. L’enfant était mort, engendrant un homme prématurément mûri par la douleur.
Le second événement remarquable fut le mariage, de Halg et de Graziella Ceroni. Halg avait alors vingt-deux ans, et Graziella approchait de ses vingt ans.
Ce mariage n’était pas, de beaucoup, le premier célébré à l’île Hoste. Dès le début de son gouvernement, le Kaw-djer avait organisé l’état civil, et l’établissement de la propriété avait eu pour conséquence immédiate de donner aux jeunes gens en âge de le faire, le désir de fonder des familles. Mais celui de Halg avait une importance toute particulière aux yeux du Kaw-djer. C’était la conclusion de l’une de ses œuvres, de celle qui, pendant longtemps, avait été la plus chère à son cœur. Le sauvage transformé par lui en créature pensante allait se perpétuer dans ses enfants.
L’avenir du nouveau ménage était largement assuré. L’entreprise de pêche conduite par Halg avec son père Karroly donnait les meilleurs résultats. Il était même question d’installer à proximité du Bourg-Neuf une fabrique de conserves, d’où les produits maritimes de l’île Hoste se répandraient sur le monde entier. Mais, quand bien même ce projet encore vague ne dût jamais être réalisé, Halg et Karroly trouvaient sur place des débouchés assez larges pour ne pas redouter la gêne.
Vers la fin de l’été, le Kaw-djer reçut du Gouvernement chilien une réponse à ses propositions relatives au cap Horn. Rien de décisif dans cette réponse. On demandait à réfléchir. On ergotait. Le Kaw-djer connaissait trop bien les usages officiels pour s’étonner de ces atermoiements. Il s’arma de patience et se résigna à continuer une conversation diplomatique, qui, en raison des distances, n’était pas près d’arriver à sa conclusion.
Puis l’hiver revint, ramenant les frimas. Les cinq mois qu’il dura n’eussent rien présenté de saillant, si, pendant cette période, une agitation d’ordre politique, au demeurant assez anodine, ne se fût révélée dans la population.
Circonstance curieuse, l’auteur occasionnel de cette agitation n’était autre que Kennedy. Le rôle de l’ancien marin n’était ignoré de personne. La mort de Lewis Dorick et des frères Moore, l’héroïque dévouement de Sand, la longue maladie de Dick, la disparition de Sirdey n’avaient pu passer inaperçus. Toute l’histoire était connue, y compris la manière quasi-miraculeuse dont le Kaw-djer avait échappé à la mort.
Aussi, quand Kennedy revint se mêler aux autres colons, l’accueil qu’il en reçut ne fut pas des plus chauds. Mais, peu à peu, l’impression première s’effaça, tandis que, par un étrange phénomène de cristallisation, tous les mécontentements épars s’amalgamaient autour de lui. En somme, son aventure n’était pas ordinaire. C’était un personnage en vue. Criminel pour l’immense majorité des Hosteliens, nul du moins ne pouvait contester qu’il fût un homme d’action, prêt aux résolutions énergiques. Cette qualité fit de lui le chef naturel des mécontents.
Des mécontents, il y en a toujours et partout. Satisfaire tout le monde est, pour le moment du moins, un rêve irréalisable. Il y en avait donc à Libéria.
Outre les paresseux, qui formaient, bien entendu, le gros de cette armée, on y comptait ceux qui n’avaient pas réussi à sortir de l’ornière, ou qui, après en être sortis, y étaient retombés pour une cause quelconque. Les uns et les autres rendaient, comme c’est l’usage, l’administration de la colonie responsable de leur déception. A ce premier noyau, venaient s’ajouter ceux que leur tempérament entraînait à se nourrir de verbiage, les politiques purs, ceux-ci professant ces mêmes doctrines, considérées malheureusement d’un point de vue moins élevé, qui avaient eu jadis les préférences du Kaw-djer, ceux-là communistes à l’exemple de Lewis Dorick, ou collectivistes selon l’évangile de Karl Marx et de Ferdinand Beauval.
Ces divers éléments, quelque hétérogènes qu’ils fussent, s’accordaient très bien entre eux, pour cette raison qu’il ne s’agissait que de faire œuvre d’opposition. Tant qu’il n’est question que de détruire, toutes les ambitions s’allient aisément. C’est au jour de la curée que les appétits se donnent libre carrière et transforment en implacables adversaires les alliés de la veille.
Pour le moment, l’accord était donc complet, et il en résultait une agitation, d’ailleurs superficielle, qui, au cours de l’hiver, se traduisit par des réunions et des meetings de protestation. Les citoyens présents à ces séances n’étaient jamais très nombreux, une centaine tout au plus, mais ils faisaient du bruit comme mille, et le Kaw-djer les entendit nécessairement.
Loin de s’indigner de cette nouvelle preuve de l’ingratitude humaine, il examina froidement les revendications formulées, et, sur un point tout au moins, il les trouva fondées. Les mécontents avaient raison, en effet, en soutenant que le Gouverneur ne tenait son mandat de personne et, qu’en se l’attribuant de sa propre volonté, il avait commis un acte de tyran.
Certes, le Kaw-djer ne regrettait nullement d’avoir violenté la liberté. Les circonstances ne permettaient pas alors l’hésitation. Mais la situation était fort différente aujourd’hui. Les Hosteliens s’étaient canalisés d’eux-mêmes, chacun dans sa direction préférée, et la vie sociale battait son plein. La population était peut-être mûre pour qu’une organisation plus démocratique pût être tentée sans imprudence.
Il résolut donc de donner satisfaction aux protestations, en se soumettant de lui-même à l’épreuve de l’élection et en faisant nommer en même temps par les électeurs un Conseil de trois membres qui assisterait le Gouverneur dans l’exercice de ses fonctions.
Le collège électoral fut convoqué pour le 20 octobre 1885, c’est-à-dire dans les premiers jours du printemps. La population totale de l’île Hoste s’élevait alors à plus de deux mille âmes, dont douze cent soixante-quinze hommes majeurs; mais, certains électeurs trop éloignés de Libéria ne s’étant pas rendus à la convocation, mille vingt-sept suffrages seulement furent exprimés, sur lesquels neuf cent soixante-huit firent masse sur le nom du Kaw-djer. Pour former le Conseil, les électeurs eurent le bon sens de choisir Harry Rhodes par huit cent trente-deux voix, Hartlepool qui le suivit de près avec huit cent quatre bulletins, et enfin Germain Rivière qui fut désigné par sept cent dix-huit votants. C’étaient là d’écrasantes majorités, et, quelle que fût sa mauvaise humeur, le parti de l’opposition dut reconnaître son impuissance.
Le Kaw-djer mit à profit la liberté relative que lui assurait la collaboration du Conseil pour accomplir un voyage qu’il désirait faire depuis longtemps. En vue de la discussion engagée avec le Chili au sujet du cap Horn, il n’estimait pas inutile de parcourir l’archipel et d’examiner tout particulièrement l’île formant l’objet des négociations en cours.
Le 25 novembre, il partit sur la Wel-Kiej en compagnie de Karroly, pour ne revenir, ses idées définitivement fixées, que le 10 décembre, après quinze jours de navigation qui n’avait pas toujours été des plus faciles.
Au moment où il débarquait, un cavalier entrait dans Libéria par la route du Nord. A la poussière dont ce cavalier était couvert, on pouvait connaître qu’il venait de loin et qu’il avait couru à toute bride.
Ce cavalier se dirigea directement vers le Gouvernement et l’atteignit en même temps que le Kaw-djer. S’annonçant porteur de graves nouvelles, il demanda une audience particulière qui lui fut accordée sur-le-champ.
Un quart d’heure plus tard, le Conseil était réuni et des émissaires partaient de tous côtés à la recherche des hommes de la police. Une heure ne s’était pas écoulée depuis l’arrivée du Kaw-djer, que celui-ci, à la tête de vingt-cinq cavaliers, s’élançait vers l’intérieur de l’île à toute vitesse.
Le motif de ce départ précipité ne fut pas longtemps un secret. Bientôt les bruits les plus sinistres commencèrent à courir. On disait que l’île Hoste était envahie, et qu’une armée de Patagons, ayant traversé le canal du Beagle, avait débarqué sur la côte nord de la presqu’île Dumas et marchait sur Libéria.
VII
L’INVASION.
Ces bruits étaient justifiés, mais la rumeur publique exagérait. Comme d’usage, la vérité s’amplifiait en passant de bouche en bouche. La horde de Patagons, qui, au nombre de sept cents environ, avaient débarqué, vingt-quatre heures plus tôt, sur le rivage nord de l’Ile ne méritait nullement l’appellation d’armée.
Sous le nom de Patagons, on comprend, dans le langage courant, l’ensemble des peuplades, en réalité fort différentes les unes des autres au point de vue ethnologique, qui vivent dans les pampas de l’Amérique du Sud. De ces peuplades, les plus septentrionales, c’est-à-dire les plus voisines de la République Argentine, sont relativement pacifiques. Adonnées à l’agriculture, elles ont formé de nombreux villages, et leur pays n’est même pas dépourvu de villes d’une importance plus ou moins grande. Mais, à mesure qu’on descend vers le Sud, elles tendent à changer de caractère. Les plus australes sont à la fois moins sédentaires et infiniment plus redoutables. Vivant surtout du produit de leur chasse, les indigènes qui les composent, les Patagons proprement dits, sont en général d’habiles tireurs et d’incomparables cavaliers. Ils pratiquent encore l’esclavage, que de perpétuels pillages alimentent. Chez eux, les guerres de tribu à tribu sont incessantes, et ils n’épargnent guère les rares étrangers qui s’aventurent dans ces régions presque inexplorées. Ce sont des sauvages.
L’absence de tout gouvernement régulier, une complète anarchie entretenue jusque dans ces dernières années par la rivalité des États civilisés limitrophes, ont permis à cette sauvagerie et à ce brigandage de se perpétuer trop longtemps. Nul doute que la République Argentine et le Chili enfin d’accord ne sachent y mettre un terme, mais il ne faut pas se dissimuler que l’œuvre sera longue et laborieuse, dans une contrée immense, à population clairsemée, sans moyens de communications, et qui, depuis l’origine du monde, a joui d’une indépendance illimitée.
Les envahisseurs de l’île Hoste appartenaient à cette catégorie d’Indiens. Comme on l’a déjà vu au début de ce récit, les Patagons sont coutumiers de ces incursions en territoires voisins, et bien souvent ils franchissent le détroit de Magellan pour razzier avec une cruauté impitoyable cette grande île de la Magellanie à laquelle appartient plus spécialement le nom de Terre de Feu. Toutefois, ils ne s’étaient jamais aventurés aussi loin jusqu’alors.
Pour arriver à l’île Hoste, ils avaient dû, soit traverser la Terre de Feu de part en part et ensuite le canal du Beagle, soit suivre depuis le littoral américain les canaux sinueux de l’archipel. Dans tous les cas, ils n’avaient accompli un pareil exode qu’au prix des plus grandes difficultés, tant pour se ravitailler pendant leur route terrestre, que pour naviguer dans les bras de mer, au risque de voir chavirer leurs légères pirogues sous le poids des chevaux.
Tout en galopant à la tête de ses vingt-cinq compagnons, le Kaw-djer se demandait quel motif avait décidé les Patagons à une entreprise si en dehors de leurs habitudes séculaires? Sans doute, la fondation de Libéria pouvait expliquer dans une certaine mesure ce fait anormal. Il est à croire que la réputation de la cité nouvelle s’était répandue dans les contrées environnantes et que la renommée lui avait attribué de merveilleuses richesses. L’imagination sauvage les amplifiant encore, rien de plus naturel qu’elles eussent excité des convoitises.
Oui, les choses pouvaient à la rigueur s’expliquer ainsi. Mais malgré tout, cependant, l’audace des envahisseurs demeurait surprenante, et, quelle que soit leur rapacité bien connue, il était difficile de concevoir qu’ils se fussent risqués à affronter une si nombreuse agglomération d’hommes blancs. Pour se lancer dans une telle aventure, ils avaient eu vraisemblablement des raisons particulières que le Kaw-djer cherchait sans les trouver.