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Les naufragés du Jonathan

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Tullia pleurait... (Page 76.)

—Vous avez bien fait de parler, mon enfant, dit le Kaw-djer d’une voix émue, quand Graziella eut achevé son récit. Soyez certaine que nous ne vous abandonnerons pas et que nous viendrons en aide à votre mère. Pour ce soir, elle n’a besoin que de repos. Qu’elle s’efforce donc de dormir et qu’elle espère en un avenir meilleur.»

Lorsqu’ils se retrouvèrent au dehors, le Kaw-djer, Harry Rhodes et Hartlepool se regardèrent un instant en silence. Était-il possible qu’un homme en arrivât à ce degré d’ignominie! Puis, ayant d’une large aspiration dilaté leur poitrine oppressée, ils allaient se mettre en marche, quand le premier s’aperçut que la petite troupe comptait un membre de moins. Halg n’était plus avec eux.

Supposant que le jeune homme était resté dans la tente de la famille Ceroni, le Kaw-djer y entra de nouveau. Halg était bien là, en effet, si absorbé qu’il n’avait pas remarqué le départ de ses compagnons et qu’il ne remarqua pas davantage le retour de l’un d’eux. Debout contre la paroi de toile, il regardait Graziella, et son visage, en même temps que la pitié, exprimait avec éloquence un véritable ravissement. A quelques pas, Graziella, les yeux baissés, se prêtait à cette contemplation avec une sorte de complaisance. Les deux jeunes gens ne parlaient pas. Après ces violentes secousses, ils laissaient leurs cœurs s’ouvrir silencieusement à de plus douces émotions.

Le Kaw-djer sourit.

«Halg!...» appela-t-il à demi-voix.

Le jeune homme tressaillit et, sans se faire prier, sortit de la tente. On se mit en route aussitôt.

Les quatre excursionnistes marchaient en silence, chacun suivant le fil de sa pensée. Le Kaw-djer, les sourcils froncés, réfléchissait à ce qu’il venait de voir et d’entendre. Le plus grand service à rendre à ces deux femmes serait évidemment de sevrer d’alcool leur tortionnaire. Était-ce réalisable? Assurément, et même sans difficulté notable, l’alcool étant inconnu sur l’île Hoste, hormis celui provenant du Jonathan et déposé sur la grève avec le reste de la cargaison. Il suffirait donc d’une ou deux sentinelles...

Soit! mais qui les placerait, ces sentinelles? Qui oserait donner des ordres et formuler des interdictions? Qui s’arrogerait le droit de limiter d’une manière quelconque la liberté de ses semblables et de substituer son initiative à la leur? C’était faire acte de chef, cela, et il n’existait pas de chef sur l’île Hoste.

Allons donc!... En puissance tout au moins, un chef y existait, au contraire. Et qui était-il, sinon celui qui, seul, avait sauvé les autres d’une mort certaine; qui, seul, avait l’expérience de cette contrée déserte; qui, seul, possédait à un degré supérieur à tous intelligence, savoir et caractère?

C’eût été lâcheté de se mentir à soi-même. Le Kaw-djer ne pouvait l’ignorer, c’est vers lui que cette population misérable tournait ses regards attentifs, c’est entre ses mains qu’elle avait remis l’exercice de l’autorité collective, c’est de lui qu’elle attendait, confiante, secours, conseils et décisions. Qu’il le voulût ou non, il ne pouvait échapper à la responsabilité que cette confiance impliquait. Qu’il le voulût ou non, le chef, désigné par la force des choses et par le consentement tacite de l’immense majorité des naufragés, c’était lui.

Eh quoi! lui, le libertaire, l’homme incapable de supporter aucune contrainte, il était dans le cas d’en imposer aux autres, et des lois devaient être édictées par celui qui rejetait toutes les lois! Suprême ironie, c’était l’apôtre anarchiste, l’adepte de la formule fameuse: «Ni Dieu, ni maître», qu’on transformait en maître; c’est à lui qu’on attribuait cette autorité dont son âme haïssait le principe avec tant de sauvage fureur!

Fallait-il accepter l’odieuse épreuve? Ne valait-il pas mieux s’enfuir loin de ces êtres aux âmes d’esclave?...

Mais alors, que deviendraient-ils, livrés à eux-mêmes? De combien de souffrances le déserteur ne serait-il pas responsable? Si on a le droit de chérir des abstractions, il n’est pas digne du nom d’homme, celui qui, pour l’amour d’elles, ferme les yeux devant les réalités de la vie, nie l’évidence et ne peut se résoudre à sacrifier son orgueil pour atténuer la misère humaine. Quelque certaines que paraissent des théories, il est grand d’en faire table rase, lorsqu’il est démontré que le bien des autres l’exige.

Or, démonstration pouvait-elle être plus nette et plus claire? N’avait-on pas constaté, ce soir même, de nombreux cas d’ivresse, sans parler de ceux, plus nombreux encore peut-être, qui demeuraient ignorés? Devait-on tolérer dans cette foule paisible un tel abus de l’alcool, au risque d’y provoquer des altercations, des rixes, voire des meurtres? Les effets du poison, d’ailleurs, ne s’étaient-ils pas déjà fait sentir? N’en avait-on pas, chez les Ceroni, constaté les ravages?

On approchait de la tente habitée par la famille Rhodes, on allait se séparer, que le Kaw-djer hésitait toujours. Mais il n’était pas homme à fuir les responsabilités. Au dernier moment, quelque douleur qu’il en dût éprouver, sa résolution fut prise. Il se tourna vers Hartlepool.

«Croyez-vous pouvoir compter sur la fidélité de l’équipage du Jonathan? demanda-t-il.

—A l’exception de Kennedy et de Syrdey, le cuisinier, j’en réponds, dit Hartlepool.

—De combien d’hommes disposez-vous?

—De quinze hommes, moi compris.

—Les quatorze autres vous obéiront?

—Assurément.

—Et vous?

—Moi?...

—Y a-t-il quelqu’un ici dont vous soyez disposé à reconnaître l’autorité?

—Mais... vous, Monsieur... naturellement, répondit Hartlepool, comme si la chose était évidente.

—Pourquoi?

—Dame! Monsieur... fit Hartlepool embarrassé. Enfin, il faut bien, ici comme ailleurs, que les gens aient un chef. Cela va de soi, que diable!

—Et pourquoi serais-je le chef?

—Il n’y en a pas d’autre, dit Hartlepool, en ponctuant de ses bras ouverts son irréfutable argument.

La réponse était péremptoire, en effet. Il n’y avait rien à répliquer.

Après un nouvel instant de silence, le Kaw-djer prononça d’une voix ferme:

—A partir de ce soir, vous ferez garder le matériel débarqué du Jonathan. Vos hommes se relayeront deux par deux et ne laisseront approcher personne. Ils surveilleront l’alcool avec une attention particulière.

—Bien, Monsieur, répondit simplement Hartlepool. Ce sera fait dans cinq minutes.

—Bonsoir,» dit le Kaw-djer qui s’éloigna à grand pas, mécontent de lui-même et des autres.


III
A LA BAIE SCOTCHWELL.

La Wel-Kiej revint le 15 avril de Punta-Arenas. Dès qu’on l’aperçut, les émigrants, impatients de connaître leur sort, se massèrent en rangs serrés sur le point du rivage vers lequel elle se dirigeait.

Le groupement de cette foule s’effectua de lui-même suivant les lois immuables qui régissent les attroupements sur toute la surface de notre planète imparfaite, ce qui revient à dire que les plus forts s’emparèrent des meilleures places. En arrière, furent reléguées les femmes. De là, elles ne pouvaient rien voir, ni rien entendre, mais elles n’en bavardaient qu’avec plus d’entrain en échangeant des commentaires aussi assourdissants que prématurés sur les nouvelles encore inconnues qu’apportait la chaloupe. En avant, c’était les hommes, à une distance du bord de l’eau inversement proportionnelle à leur vigueur et à leur brutalité. Quant aux enfants, pour qui tout est prétexte à jeux, il s’en trouvait un peu partout. Les plus petits pépiaient comme des moineaux, en gambadant à la périphérie du groupe; d’autres étaient noyés dans sa masse, sans pouvoir ni avancer, ni reculer; d’autres, ayant réussi à le traverser de part en part, tendaient leurs frimousses curieuses entre les jambes du premier rang; de quelques-uns, enfin, les plus dégourdis, le corps tout entier, après la tête, était passé.

Le jeune Dick figurait, cela va sans dire, parmi ces débrouillards, et, non seulement il avait triomphé de tous les obstacles pour son compte personnel, mais il avait entraîné dans son sillage son inséparable Sand et un autre enfant avec lequel les deux mousses avaient noué, depuis huit jours, une amitié qui se perdait déjà dans la nuit des temps. Cet enfant, Marcel Norely, du même âge que ses deux camarades, possédait le meilleur des titres à leur affection, puisqu’il avait besoin de leur protection. C’était un être chétif, au visage souffreteux, et, qui plus est, un infirme, sa jambe droite, frappée de paralysie, étant demeurée de quelques centimètres plus courte que la gauche. Cet inconvénient n’altérait nullement, d’ailleurs, la bonne humeur du petit Marcel, ni son ardeur aux jeux, dans lesquels il brillait tout comme un autre, grâce à une béquille dont il se servait avec une remarquable habileté.

Pendant que les émigrants accouraient en tumulte sur la grève, Dick, et à sa suite Sand et Marcel, s’était insinué entre les premiers arrivés, dont son front atteignait tout au plus la taille, et avait réussi à se placer devant eux. Ce haut fait ne put malheureusement s’accomplir sans déranger plus ou moins les précédents occupants, et le hasard voulut que l’un de ceux-ci fût Fred Moore, l’aîné de ces deux frères dont Harry Rhodes avait signalé au Kaw-djer la nature violente.

Fred Moore, homme bien en chair et haut de près de six pieds, poussa un juron sonore en se sentant ébranlé vers la base. Cela suffit pour exciter la verve gouailleuse de Dick. Il se retourna vers Sand et Marcel en train de forcer le passage à son exemple.

«Eh là!... dit-il, ne poussez donc pas comme ça ce gentleman, mille diables!... A quoi cela sert-il? Nous n’avons qu’à nous placer derrière lui et à regarder par-dessus sa tête.

La prétention, étant donné la stature réduite du minuscule orateur, était si outrecuidante que les voisins ne purent s’empêcher de rire, ce qui mit Fred Moore de très mauvaise humeur. Le sang afflua à son visage.

—Moucheron!... fit-il d’un ton méprisant.

—Merci du compliment, Votre Honneur, quoique vous prononciez mal l’anglais. C’est «gentil» qu’il faut dire, railla Dick, en abusant des consonances analogues de «gnat» (moustique) et de «natty» (gentil).

Fred Moore fit un pas en avant, mais ses plus proches voisins le retinrent, en lui conseillant de laisser ces enfants. Dick en profita pour s’éloigner avec ses deux amis, en suivant le bord de la mer devant d’autres émigrants d’humeur plus conciliante.

—Tout à l’heure, menaça Fred Moore obligé à l’immobilité, je te tirerai les oreilles, mon garçon.

Dick, bien à l’abri maintenant, toisa de bas en haut son adversaire.

—Pour ça, il faudrait une échelle, camarade!» dit-il d’un air superbe qui déchaîna de nouveaux rires.

Fred Moore haussa les épaules, et Dick, satisfait d’avoir eu le dernier mot, cessa de s’occuper de lui, pour reporter toute son attention sur la chaloupe, dont l’étrave faisait crier au même instant le gravier du rivage.

Dès qu’elle fut arrêtée, Karroly sauta dans l’eau et vint fixer solidement son ancre sur la terre ferme. Il aida ensuite son passager à débarquer, puis s’éloigna avec Halg et le Kaw-djer, tout heureux de les revoir après cette longue absence.

S’il est vrai que, chez les Fuégiens, les sentiments affectifs soient, en général, assez peu développés, il ne l’est pas moins que le pilote faisait exception à la règle. Les regards dont il couvrait son fils et le Kaw-djer en eussent au besoin témoigné. Pour ce dernier, il était bien le bon chien fidèle et dévoué dont son aspect évoquait l’idée.

Son aveugle dévouement ne pouvait être égalé que par celui, aussi vif, mais plus conscient de Halg. Si Karroly était le père du jeune homme au sens naturel du mot, le Kaw-djer était son père spirituel. A l’un il devait la vie, à l’autre son intelligence, que les leçons du mystérieux solitaire avaient façonnée et qu’elles avaient meublée de sentiments et d’idées inconnues des indigènes déshérités de l’archipel.

Cette affection qu’il portait au Kaw-djer, celui-ci la lui rendait largement. Halg était le seul être capable d’émouvoir encore cet homme désenchanté, qui ne connaissait plus d’autre amour, hors celui qu’il éprouvait pour un enfant, qu’un altruisme collectif et impersonnel, d’une grandeur admirable assurément, mais dont l’ampleur même semble plus adéquate au cœur infini d’un Dieu qu’à l’âme médiocre des créatures. Est-ce pour cela, est-ce parce qu’ils ont l’obscure notion de cette disproportion, que, malgré sa beauté resplendissante, un tel sentiment étonne plus qu’il ne charme les autres hommes, et leur semble-t-il inhumain à force d’être au-dessus d’eux? Peut-être, en jugeant par la pauvreté de leur propre cœur, estiment-ils que la part de chacun est bien petite d’un amour ainsi divisé entre tous et que, s’il est moins sublime, il est meilleur de se donner sans réserve à quelques-uns.

Pendant que ces trois êtres si étroitement unis s’entretenaient des incidents du voyage et s’abandonnaient au plaisir de se revoir, les émigrants, pressés autour de Germain Rivière, s’enquéraient des résultats de sa mission. Les questions se croisaient, diversement formulées, mais se réduisant en somme à celle-ci: Pourquoi la chaloupe était-elle revenue, et pourquoi n’apercevait-on pas à sa place un navire assez grand pour rapatrier tout le monde?

Germain Rivière, ne sachant auquel entendre, réclama de la main le silence, puis, en réponse à une interrogation précise formulée par Harry Rhodes, il raconta brièvement son voyage. A Punta-Arenas, il avait vu le gouverneur, M. Aguire, qui, au nom du Gouvernement chilien, avait promis de secourir les victimes de la catastrophe. Toutefois, aucun bateau d’un tonnage suffisant pour transporter les naufragés ne se trouvant alors à Punta-Arenas, ceux-ci devaient s’armer de patience. La situation ne présentait, d’ailleurs, rien d’inquiétant. Puisqu’on disposait d’un matériel en bon état et de vivres pour près de dix-huit mois, on pourrait attendre sans danger.

Or, il ne fallait pas se dissimuler que l’attente serait forcément assez longue. L’automne commençait à peine, et il n’eût pas été prudent d’envoyer sans urgence absolue un bâtiment dans ces parages à cette époque de l’année. Il était de l’intérêt commun que le voyage fût remis au printemps. Dès le début d’octobre, c’est-à-dire dans six mois, un navire serait expédié à l’île Hoste.

La nouvelle, passant de bouche en bouche, fut instantanément transmise du premier au dernier rang. Elle produisit chez les naufragés un effet de stupeur. Eh quoi! on était dans la nécessité de perdre six longs mois dans ce pays où il était impossible de rien entreprendre, puisqu’il faudrait le quitter au printemps après y avoir inutilement subi les rigueurs de l’hiver! La foule, naguère si bruyante, était devenue silencieuse. On échangeait des regards accablés. Puis l’accablement fit place à la colère. Des invectives violentes furent proférées à l’adresse du gouverneur de Punta-Arenas. La colère, cependant, ne tarda pas à s’apaiser, faute d’aliments, et les émigrants commencèrent à se disperser et à regagner les tentes d’un air morne.

Mais, attirés au passage par un autre groupe en voie de formation, ils s’arrêtaient machinalement, sans même s’apercevoir qu’en s’agrégeant à ce second groupe alimenté par les éléments désassociés du premier, ils se transformaient ipso facto en auditeurs de Ferdinand Beauval. Celui-ci avait jugé, en effet, l’occasion favorable au placement d’un nouveau discours et, comme précédemment, il haranguait ses compagnons du haut d’un rocher élevé à la dignité de tribune. Ainsi qu’on peut le supposer, l’orateur socialiste n’était pas tendre pour le régime capitaliste en général et, en particulier, pour le gouverneur de Punta-Arenas qui, d’après lui, en était le produit naturel. Il stigmatisait avec éloquence l’égoïsme de ce fonctionnaire dénué de la plus élémentaire humanité, qui laissait si allégrement un tel nombre de malheureux exposés à tous les dangers et à toutes les misères.

Les émigrants ne prêtaient qu’une oreille distraite à la diatribe du tribun. A quoi tendait ce verbiage? Beauval pouvait bien en clamer pire encore, ce n’est pas cela qui ferait avancer d’un pas leurs affaires. Pour améliorer leur sort il fallait des actes, non des mots. Mais quels actes? Personne, à vrai dire, n’en savait rien. Et péniblement, ils cherchaient, sans grand espoir de la trouver, la solution du problème, en tenant baissés vers le sol leurs yeux ingénus.

Une idée, pourtant, naissait peu à peu dans ces cervelles obscures. Ce qu’il fallait faire, quelqu’un le savait peut-être. Peut-être celui qui les avait déjà tirés de plus d’un mauvais pas donnerait-il le moyen de remédier à cette situation, quand il en serait instruit. C’est pourquoi ils coulaient de timides regards du côté du Kaw-djer, vers lequel se dirigeaient précisément Harry Rhodes et Germain Rivière. Chaque membre d’une population de douze cents âmes ne pouvant prendre à lui seul une décision pour l’ensemble, le plus simple, après tout, était de s’en rapporter au Kaw-djer, à son dévouement, à son expérience, un tel parti ayant, en tous cas, l’inappréciable avantage de rendre superflue la réflexion pour les autres.

S’étant ainsi libérés de tout souci immédiat, les émigrants délaissèrent, les uns après les autres, Ferdinand Beauval, dont l’auditoire fut bientôt réduit à son ordinaire noyau de fidèles.

Harry Rhodes, accompagné de Germain Rivière, se mêlant au groupe formé par les deux Fuégiens et le Kaw-djer, mit celui-ci au courant des événements, lui fit connaître la réponse du gouverneur de Punta-Arenas, et lui exposa les angoisses des émigrants redoutant la rigueur d’un hiver antarctique.

Sur ce dernier point, le Kaw-djer rassura son interlocuteur. L’hiver, en Magellanie, est à la fois moins rude et moins long qu’en Islande, au Canada ou dans les États septentrionaux de l’Union américaine, et le climat de l’Archipel vaut bien, à tout prendre, celui de la basse Afrique, où se rendait le Jonathan.

«J’en accepte l’augure, dit Harry Rhodes, conservant néanmoins un peu de scepticisme. Quoi qu’il en soit, ne serait-il pas, en tous cas, préférable d’hiverner sur la Terre de Feu, qui offre peut-être quelques ressources, plutôt que sur l’île Hoste où nous n’avons jusqu’ici rencontré âme qui vive?

—Non, répondit le Kaw-djer. Se transporter sur la Terre de Feu n’aurait aucun avantage et présenterait au contraire de grands inconvénients au point de vue du matériel qu’on serait contraint d’abandonner. Il faut rester sur l’île Hoste, mais quitter sans retard l’endroit où l’on a campé jusqu’ici.

—Pour aller où?

—A la baie Scotchwell que nous avons contournée pendant notre excursion. Là, nous trouverons sans peine un emplacement convenable pour les maisons démontables provenant de la cargaison du Jonathan, alors qu’il n’existe pas ici un pouce de terrain plat.

—Quoi! s’écria Harry Rhodes, vous conseillez de transporter à deux milles d’ici un matériel aussi lourd et de procéder à une véritable installation!

—C’est absolument nécessaire, affirma le Kaw-djer. Outre que l’exposition de la baie Scotchwell est excellente et à l’abri des vents d’Ouest et du Sud, la rivière qui s’y jette fournira l’eau potable en abondance. Quant à s’installer plus sérieusement, non seulement c’est nécessaire, mais c’est urgent. Le grand ennemi dans cette région, c’est l’humidité. Il importe avant tout de se défendre contre elle. J’ajoute qu’il n’y a pas de temps à perdre, l’hiver pouvant débuter d’un jour à l’autre.

—Vous devriez dire tout cela à nos compagnons, proposa Harry Rhodes. Ils se rendraient un compte plus exact de leur situation quand elle leur aurait été exposée par vous.

—Je préfère que vous vous chargiez de ce soin, répliqua le Kaw-djer. Mais je reste, bien entendu, à la disposition de tous, si on a besoin de moi.»

Harry Rhodes s’empressa de rapporter cette conversation aux émigrants. A sa grande surprise, ils ne reçurent pas la communication aussi mal qu’on aurait pu s’y attendre. La déception qu’ils venaient d’éprouver avait semé parmi eux le découragement, et ils étaient trop heureux de se trouver en présence d’une besogne précise dont quelqu’un prenait la responsabilité de garantir les bons effets. L’invincible espoir qui sommeille jusqu’à la mort dans le cœur de l’homme faisait le reste. Tout autre changement eût également paru devoir être le salut. On se fit une fête de l’installation à la baie Scotchwell et l’on s’en promit des merveilles.

Seulement, par quel bout commencer? Quels moyens employer pour mener à bien le transport du matériel sur un parcours de deux milles, le long de cette grève rocheuse où n’existait même pas l’apparence d’un sentier? A la prière générale, Harry Rhodes dut retourner auprès du Kaw-djer, pour lui demander de bien vouloir organiser le travail dont il avait signalé l’urgence.

Celui-ci ne fit aucune difficulté pour obtempérer à ce désir, et, sous sa direction, on se mit à l’œuvre sur-le-champ.

On créa d’abord, à la limite des plus hautes marées, un rudiment de route, en aplanissant le sol autour des roches les plus grosses, et en écartant celles qu’il était possible de déplacer sans trop de peine. Dès le 20 avril ce travail préliminaire était terminé. On s’attaqua aussitôt au transport proprement dit.

On utilisa dans ce but les plates-formes créées pour le déchargement du Jonathan. Fractionnées en plateaux plus petits et munies, en guise de roues, de troncs d’arbres soigneusement arrondis et dressés, elles fournirent un grand nombre de véhicules primitifs, auxquels s’attelèrent les émigrants, hommes, femmes et enfants. Bientôt, la longue théorie de ces chariots grossiers traînés par leurs attelages humains s’égrena sur le rivage entre la falaise et la mer. Le spectacle ne manquait pas de pittoresque. Que de cris s’échappaient de ces douze cents poitrines haletantes!

La chaloupe était d’un puissant secours. On la chargeait des pièces les plus lourdes ou les plus fragiles, et, du lieu du naufrage à la baie Scotchwell, elle faisait un incessant va-et-vient, sous la conduite de Karroly et de son fils. Le travail allait être, grâce à elle, notablement abrégé.

Il convenait de s’en féliciter, car à plusieurs reprises, on fut retardé par le mauvais temps. L’hiver préludait à ses colères par des troubles avant-coureurs. Il fallait alors se réfugier sous les tentes laissées en place jusqu’au dernier moment et attendre l’accalmie permettant de se remettre à l’ouvrage.

Non content de prodiguer encouragements et conseils, le Kaw-djer prêchait d’exemple. Jamais il ne restait inactif. Sans cesse en marche sur le chemin suivi par le convoi, il se trouvait toujours à point nommé pour donner un conseil ou un coup de main. Les émigrants considéraient avec étonnement cet homme infatigable qui s’astreignait volontairement à partager leurs rudes travaux, alors que rien ne l’eût empêché de repartir comme il était venu.

En vérité, le Kaw-djer n’y songeait pas. Tout entier à la tâche que le hasard lui avait fait entreprendre, il s’y livrait sans arrière-pensée, satisfait de pouvoir être utile à cette foule misérable, et, par cela même, près de son cœur.

Mais tout le monde n’atteignait pas à sa hauteur morale, et d’autres caressaient pour leur propre compte ces projets de désertion qui, pas un instant, n’avaient effleuré son esprit. Rien de plus facile, en somme, que de s’emparer de la chaloupe, de hisser la voile et de cingler vers une région plus clémente. On n’avait pas à craindre d’être poursuivi, puisque les émigrants ne disposaient d’aucune embarcation. Cela était si simple qu’il y avait lieu d’être surpris que personne ne l’eût tenté jusqu’ici.

Ce qui s’y était opposé, sans doute, c’est que la Wel-Kiej ne restait jamais sans gardiens, Halg et Karroly, qui la pilotaient pendant le jour, y couchant, la nuit venue, en compagnie du Kaw-djer. Force avait donc été à ceux qui projetaient de s’en rendre maître, d’attendre une occasion favorable.

Cette occasion se présenta enfin le 10 mai. Ce jour-là, au retour de son premier voyage à la baie Scotchwell, le Kaw-djer aperçut les deux Fuégiens qui gesticulaient sur le rivage, tandis que la Wel-Kiej, distante déjà de plus de trois cents mètres, s’éloignait cap au large, toutes voiles dehors. A bord, on distinguait quatre hommes dont la distance empêchait de reconnaître les traits.

Le spectacle ne manquait pas de pittoresque. (Page 87.)

Quelques mots rapidement échangés lui apprirent ce qui s’était passé. On avait profité, pour sauter à bord du bateau, d’une courte absence de Karroly et de son fils. Quand ceux-ci s’étaient aperçus du rapt, il était trop tard pour s’en défendre.

A mesure qu’ils revenaient du nouveau campement, les émigrants se rassemblaient en nombre croissant autour du Kaw-djer et de ses deux compagnons. Impuissants et désarmés, ils regardaient en silence la chaloupe que la brise inclinait gracieusement. C’était un malheur sérieux pour tous les naufragés, qui perdaient à la fois un précieux moyen d’accélérer leur travail actuel, et la possibilité de se mettre au besoin en communication avec le reste du monde. Mais, pour les propriétaires de la Wel-Kiej, le malheur se transformait en désastre.

Toutefois, le Kaw-djer ne montrait par aucun signe la colère dont son cœur devait déborder. Le visage fermé, froid, impassible, comme toujours, il suivait des yeux le bateau. Bientôt, celui-ci disparut derrière une saillie du rivage. Aussitôt le Kaw-djer se retourna vers le groupe qui l’entourait:

«Au travail!» dit-il d’une voix calme.

On se remit à l’ouvrage avec une nouvelle ardeur. La perte de la chaloupe rendait nécessaire une hâte plus grande, si l’on voulait être prêt ayant que l’hiver ne fût définitivement installé. Même, il y avait lieu de s’applaudir que ce vol abominable n’eût pas été commis dès les premiers jours du transport. Peut-être, dans ce cas, eût-il été impossible d’en venir à bout. Fort heureusement, à cette date du 10 mai, il était presque terminé et un peu de courage devait suffire à le mener à bonne fin.

Les émigrants admiraient la sérénité du Kaw-djer. Rien n’était changé dans son attitude habituelle, et il continuait à faire preuve de la même bonté et du même dévouement que par le passé. Son influence en fut notablement accrue.

Un incident, au cours de cette journée du 10 mai, acheva de le rendre tout à fait populaire.

Il aidait à ce moment à traîner l’un des chariots sur lequel étaient entassés plusieurs sacs de semences, quand son attention fut attirée par des cris de douleur. S’étant dirigé rapidement vers l’endroit d’où venaient ces cris, il découvrit un enfant d’une dizaine d’années qui gisait sur le sol et poussait de lamentables gémissements. A ses questions, l’enfant répondit qu’il était tombé du haut d’un rocher, qu’il ressentait une vive douleur dans la jambe droite et qu’il lui était impossible de se relever.

Un certain nombre d’émigrants, rangés en cercle derrière le Kaw-djer, échangeaient des réflexions saugrenues. Les parents de l’enfant ne tardèrent pas à se joindre à l’attroupement, et leurs plaintes bruyantes augmentèrent la confusion.

Le Kaw-djer imposa, d’une voix ferme, silence à tout ce monde et procéda à l’examen du blessé. Autour de lui, les émigrants tendaient le cou, s’émerveillant de la sûreté et de l’adresse de ses gestes. Il diagnostiqua sans peine une fracture simple du fémur, et la réduisit habilement. Au moyen de bouts de bois transformés en attelles, il immobilisa alors le membre brisé qu’il banda avec des lambeaux de toile, puis l’enfant fut transporté à la baie Scotchwell sur un brancard improvisé.

Tout en surveillant le travail de ses mains, le Kaw-djer rassurait les parents éplorés. Cela ne serait rien. L’accident n’aurait pas de suite fâcheuse, et dans deux mois il n’en subsisterait aucune trace. Peu à peu le père et la mère reprenaient confiance. Ils furent complètement rassérénés, quand, le pansement terminé leur fils déclara qu’il ne souffrait plus.

De ces faits, qui furent en un instant connus de tout le monde, un grand respect rejaillit sur le Kaw-djer. Il était décidément le génie bienfaisant des naufragés. On n’en était plus à compter ses services. Désormais, on s’attendit à mieux encore. De plus en plus, on prit l’habitude de se reposer sur lui, et, de plus en plus, ces êtres rudes et puérils se sentirent rassurés et réconfortés par sa présence au milieu d’eux.

Le soir même du 10 mai, on procéda à une rapide enquête afin de découvrir les auteurs du vol de la Wel-Kiej. Dans cette foule ondoyante où ne régnait aucune discipline, les résultats de l’enquête furent nécessairement fort incertains. Elle permit toutefois de suspecter avec une grande vraisemblance quatre individus que personne n’avait aperçus pendant tout le cours de la journée. Deux appartenaient à l’équipage, le cuisinier Sirdey et le matelot Kennedy. Les autres étaient deux émigrants fort mal notés dans l’esprit public, deux prétendus ouvriers du nom de Furster et de Jackson.

A l’égard des premiers, les événements ne devaient pas permettre d’obtenir une certitude, mais on ne tarda à avoir la preuve que les soupçons s’étaient à bon droit portés sur les deux autres. Le lendemain matin, en effet, Kennedy et Sirdey étaient de nouveau présents et accomplissaient comme de coutume leur part de travail. A vrai dire, ils paraissaient brisés de fatigue. Sirdey même semblait blessé. Il marchait avec peine, et de profondes écorchures labouraient son visage.

Hartlepool connaissait de longue main ce triste sire dont la nature vile lui inspirait un complet mépris. Il l’interpella rudement:

«Où étais-tu, hier, coq[2]?

[2] Nom donné au cuisinier à bord des bâtiments de commerce.

—Où j’étais?... répondit hypocritement Sirdey. Mais où je suis tous les jours bien entendu.

—Personne ne t’a vu, cependant, maître fourbe. Ne te serais-tu pas égaré plutôt du côté de la chaloupe?

—De la chaloupe?... répéta Sirdey du ton d’un homme qui n’y comprend rien.

—Hum!... fit Hartlepool.

Il reprit:

—Pourrais-tu me dire d’où te viennent ces écorchures?

—Je suis tombé, expliqua Sirdey. Il me sera même impossible de prêter la main aux autres aujourd’hui. C’est à peine si je peux marcher.

—Hum!...» fit encore en s’éloignant Hartlepool, comprenant qu’il ne tirerait rien du cauteleux personnage.

Quant à Kennedy, il n’y avait même pas de prétexte pour l’interroger. Bien qu’il fût d’une pâleur de cire et parût être fort mal en point, il avait repris sans mot dire ses occupations ordinaires.

On se mit donc au travail le 11 mai à l’heure habituelle sans que le problème fût résolu. Mais une surprise attendait à la baie Scotchwell ceux qui y arrivèrent les premiers. Sur le rivage, à peu de distance de l’embouchure de la rivière, deux cadavres étaient étendus, ceux de Jackson et de Furster. Près d’eux gisait la chaloupe éventrée, aux trois quarts pleine d’eau et de sable.

Dès lors, l’aventure se reconstituait aisément. Le bateau mal dirigé avait dû toucher sur des récifs, un peu au delà de la baie. Une voie d’eau s’était déclarée, et l’embarcation alourdie avait chaviré. Des quatre hommes qui la montaient, deux, Kennedy et Sirdey selon toute probabilité, avaient réussi à gagner la terre à la nage, mais les deux autres n’avaient pu échapper à la mort, et, à la première marée leurs corps étaient venus à la côte, en même temps que la Wel-Kiej à demi fracassée par la houle.

Après sérieux examen, le Kaw-djer reconnut que les débris de la chaloupe étaient encore utilisables. Si la plupart des bordés étaient plus ou moins brisés, la membrure n’avait que très peu souffert, et la quille était intacte. Ce qui restait de la Wel-Kiej fut donc hissé à force de bras hors de l’atteinte de la mer en attendant le moment où l’on aurait le loisir de la réparer.

Le transport du matériel fut entièrement achevé le 13 mai. Sans perdre de temps, on se mit en devoir d’installer les maisons démontables. On vit celles-ci, d’un très ingénieux système, s’élever à vue d’œil avec une rapidité prodigieuse. Aussitôt terminées, elles étaient immédiatement occupées, non sans donner chaque fois prétexte à de violentes altercations. Il s’en fallait de beaucoup, en effet, qu’elles fussent en assez grand nombre pour contenir douze cents personnes. C’est tout au plus si les deux tiers des naufragés pouvaient raisonnablement espérer y trouver place. De là, nécessité de procéder à une sélection.

Cette sélection s’opéra à coups de poings. Les plus robustes, ayant commencé par s’emparer des divers éléments des maisons démontables, prétendirent défendre l’accès de celles-ci, lorsqu’elles furent édifiées. Quelle que fût leur vigueur, il leur fallut toutefois céder au nombre et entrer en composition avec une partie de ceux qu’ils essayaient d’évincer. Il y eut ainsi une seconde série d’élus, et par conséquent une seconde sélection basée, comme la première, sur la force des compétiteurs. Puis, quand les maisons abritèrent des garnisons assez imposantes pour être en état de braver sans péril le surplus des émigrants, ces derniers furent définitivement éliminés.

«Pourrais-tu me dire d’où te viennent ces écorchures?» (Page 91.)

Près de cinq cents personnes, des femmes et des enfants en majorité, furent ainsi réduites à se contenter de l’abri des tentes. Plus rares étaient les hommes, en général des pères et des maris obligés de suivre le sort de leur famille. Parmi les autres, figuraient le Kaw-djer et ses deux compagnons fuégiens, qui n’en étaient plus à redouter les nuits passées en plein air, ainsi que les survivants de l’équipage du Jonathan auxquels Hartlepool avait intimé l’abstention. Ces braves gens s’étaient inclinés sans un murmure, jusques et y compris Kennedy et Sirdey, qui, depuis l’aventure de la chaloupe, faisaient montre d’un zèle et d’une docilité inaccoutumés. Au nombre des moins favorisés, on comptait également John Rame et Fritz Gross que leur faiblesse physique avait écartés de la lutte, et pareillement la famille Rhodes, dont le chef n’était pas d’un caractère à faire appel à la violence.

Ces cinq cents personnes se logèrent donc sous les tentes. La diminution du nombre des occupants permit d’employer deux enveloppes superposées et séparées par une couche d’air, ce qui les rendit, en somme, assez confortables. Pendant ce temps, les uns achevaient l’aménagement intérieur des maisons, en bouchaient les joints, en obstruaient les moindres fissures, l’important, d’après les indications du Kaw-djer, étant de se défendre contre la pénétrante humidité de la région; les autres faisaient provision de bois aux dépens de la forêt voisine ou répartissaient les vivres en quantité suffisante pour assurer à tous quatre mois d’existence, tandis que les maçons, dont on comptait une vingtaine parmi les ouvriers émigrants, construisaient en hâte des poêles rudimentaires.

Ces travaux n’étaient pas encore tout à fait terminés le 20 mai, quand l’hiver, heureusement très en retard cette année, fondit sur l’île Hoste sous forme d’une tempête de neige d’une effroyable violence. En quelques minutes, la terre fut recouverte d’un blanc linceul d’où jaillissaient les arbres couverts de givre. Le lendemain, les communications étaient devenues très difficiles entre les diverses fractions du campement.

Mais désormais on était paré contre l’inclémence de la température. Calfeutrés dans leurs maisons ou sous la double enveloppe des tentes, chauffés par d’ardentes flambées de bois, les naufragés du Jonathan étaient prêts à braver les rigueurs d’un hivernage antarctique.


IV
HIVERNAGE.

Quinze jours durant, la tempête hurla sans interruption, la neige tomba en épais flocons. Pendant ces deux semaines, les émigrants, contraints de se terrer sous leurs abris, purent à peine se risquer en plein air.

Triste pour tous, cette claustration forcée, assurément, mais plus peut-être pour ceux qui s’étaient attribué la jouissance des maisons démontables. Ces maisons n’étaient formées, en somme, que de panneaux boulonnés entre eux et manquaient du plus élémentaire confortable. Pourtant, séduits par leur aspect—à moins que ce fût seulement par ce nom de maisons!—les émigrants se les étaient disputées, et maintenant ils s’y entassaient au delà de toute raison. Elles étaient transformées en véritables dortoirs, où se touchaient les paillasses jetées à même sur le parquet, dortoirs qui devenaient salles communes et cuisines pendant les courtes heures de jour. De cet entassement, de cette cohabitation de plusieurs ménages résultait nécessairement une promiscuité de tous les instants, aussi fâcheuse au point de vue de l’hygiène, que défavorable au maintien de la bonne entente. Le désœuvrement et l’ennui sont, en effet, fertiles en disputes, et l’on s’ennuyait ferme dans ces demeures bloquées par la neige.

A vrai dire, les hommes trouvaient encore à occuper leurs loisirs. Ils s’ingéniaient à meubler grossièrement ces maisons dépourvues du plus petit commencement de mobilier. A coups de hachettes, ils taillaient sièges et tables dont on se débarrassait, la nuit venue, afin de pouvoir étendre les paillasses. Mais les femmes ne disposaient pas de cette ressource. Quand elles avaient donné leurs soins aux enfants, quand elles avaient vaqué à la cuisine que l’usage des conserves simplifiait notablement, il ne leur restait plus que le bavardage pour user les heures lentes. Elles ne s’en privaient pas. A défaut des jambes, les langues marchaient, et, on ne l’ignore pas, l’intempérance de langue est trop souvent, elle aussi, génératrice de discordes. C’était merveille qu’il n’en fût pas survenu dès le premier jour.

Si ceux qui occupaient les tentes étaient moins bien garantis contre les intempéries, ils ne laissaient pas de bénéficier de certains avantages à d’autres égards. Ils disposaient de plus de place, et même quelques familles, parmi lesquelles les familles Rhodes et Ceroni, avaient la jouissance d’une tente entière. Les cinq Japonais, étroitement unis entre eux, habitaient aussi l’une des tentes où ils vivaient à l’écart.

Tentes et maisons étaient disséminées selon les caprices individuels. Personne n’ayant dirigé le travail d’installation, le dessin du campement ne répondait à aucun plan préconçu. Il ressemblait, non à une bourgade, mais à l’agglomération fortuite de maisons isolées, et l’on eût été bien embarrassé s’il se fût agi de tracer des rues.

Cela, d’ailleurs, était sans importance, puisqu’il ne s’agissait pas de fonder un établissement durable. Au printemps, on démolirait maisons et tentes, et chacun retrouverait sa patrie et sa misère.

Le campement s’étendait sur la rive droite de la rivière qui, venue de l’Ouest, le touchait en un point, puis se recourbait aussitôt sur elle-même et courait au Nord-Ouest pour aller se jeter dans la mer trois kilomètres plus loin. La construction la plus occidentale s’élevait sur la rive même. C’était une maison démontable de proportions si exiguës que trois personnes seulement avaient pu y trouver place. Sans dispute, sans cris, procédant en silence, un des émigrants, du nom de Patterson, s’était adjugé, dès le premier jour, les éléments constitutifs de cette maison et, afin que personne ne la lui disputât, il avait tout de suite porté le nombre de ses habitants au maximum pratique, en en offrant la jouissance indivise à deux autres naufragés. Cette offre n’avait pas été faite au hasard. Patterson, de complexion plutôt débile, s’étaient adjoint fort intelligemment deux compagnons taillés en hercules et disposant de poings capables de défendre au besoin la propriété collective.

Tous deux de nationalité américaine, l’un se nommait Blaker et l’autre Long. Le premier était un jeune paysan de vingt-sept ans, de caractère assez jovial, mais affligé d’une boulimie qui compliquait déplorablement sa vie. La misère qui formait son lot ne lui permettant pas d’apaiser son insatiable appétit, il avait eu faim depuis sa naissance, au point qu’il s’était finalement résigné à s’expatrier dans l’unique espoir d’arriver à manger tout son saoul. Le second était un ouvrier, forgeron de son état, à la cervelle petite et aux muscles énormes, une brute solide et malléable comme le fer rouge qu’il martelait.

Quant à Patterson, s’il faisait aujourd’hui partie de cette foule de naufragés, lui du moins n’y avait pas été poussé par l’excès de sa misère, mais par un âpre désir de gain. Le sort s’était montré pour lui hostile et secourable à la fois. Il l’avait fait naître, il est vrai, seul, pauvre et nu sur le bord d’une route irlandaise, mais, à titre de compensation, il l’avait doué d’une avarice prodigieuse, c’est-à-dire du moyen d’acquérir tous les biens qui lui manquaient lors de sa venue sur la terre. Grâce à elle, il avait en effet réussi à amasser dès l’âge de vingt-cinq ans un respectable pécule. Travail acharné, privations de cénobite, voire, quand l’occasion s’en présentait, cynique exploitation d’autrui, rien ne l’avait rebuté pour obtenir ce résultat.

Cependant, quel que soit son génie, un paysan, dénué du moindre capital initial, ne peut progresser que lentement sur le chemin de la fortune. Le champ qui lui est offert est trop petit pour permettre une rapide ascension. Patterson ne s’élevait donc que péniblement, à force de courage, de renoncement et d’astuce, quand de mirifiques récits sur les chances qu’un homme sans scrupules rencontre en Amérique étaient parvenus à ses oreilles. Grisé par ces merveilleux racontars, il ne rêva plus que Nouveau Monde et projeta d’aller, après tant d’autres, y chercher aventure, non pour suivre les traces de ces milliardaires sortis comme lui-même, pourtant, des dernières couches sociales, mais dans l’espoir moins inaccessible d’y faire grossir son bas de laine plus vite que dans la mère patrie.

A peine sur le sol de l’Amérique, il fut sollicité par la réclame intensive de la Société de la baie de Lagoa. Confiant dans les séduisantes promesses de cette Société, il se dit qu’il trouverait là un champ vierge où son petit capital pourrait s’employer fructueusement et, avec mille autres, il s’embarqua sur le Jonathan.

Certes, l’événement trompait son espoir. Mais Patterson n’était pas de ceux qui se découragent. En dépit du naufrage, sans rien montrer de la déception qu’il devait éprouver, il s’entêtait à poursuivre sa chance avec la même patiente obstination. Si, dans le malheur commun, un seul des naufragés devait arriver à gagner quelque chose, ce serait lui assurément.

Aidé de Blaker et de Long, il avait placé sa maisonnette à quelque distance de la mer, sur le bord même de la rivière et à l’unique point où elle fût accessible. En amont, la rive brusquement relevée devenait une sorte de falaise de près de quinze mètres de hauteur. En aval, après une petite étendue de terrain plat devant la maison, le sol cédait tout à coup, et la rivière tombait en cascade sur l’étage inférieur. Entre cette cascade et la mer s’étendait un marécage impraticable. A moins de s’imposer un détour de plus d’un kilomètre vers l’amont, les émigrants étaient donc dans la nécessité de passer devant Patterson pour aller remplir cruches et barils.

Les autres maisons et les tentes s’égrenaient dans un pittoresque désordre parallèlement à la mer dont elles étaient séparées par le marais. Quant au Kaw-djer, il logeait avec Halg et Karroly dans une ajoupa fuégienne édifiée par les deux Indiens. Rien de plus rudimentaire que cet abri formé d’herbes et de branchages, et il fallait, pour s’en contenter, ne pas craindre les rigueurs de ce climat. Mais l’ajoupa, située sur la rive gauche du rio, avait l’avantage d’être à proximité du lieu d’échouage de la chaloupe, ce qui permettrait de profiter de toutes les éclaircies pour activer les réparations.

Pendant les deux semaines que dura le premier assaut sérieux de l’hiver, il ne put être question de les entreprendre. Il ne faudrait pas en conclure que le Kaw-djer vécût en reclus, comme la foule moins aguerrie des naufragés. Chaque jour, en compagnie de Halg, il traversait la rivière sur un pont léger construit en quarante-huit heures par Karroly, et se rendait au campement.

Il y avait fort à faire. Dès le début du froid, quelques émigrants atteints d’affections aiguës, en général de bronchites assez bénignes, avaient demandé le secours du Kaw-djer qui, depuis son intervention chirurgicale, jouissait d’une réputation solidement établie. L’enfant blessé allait, en effet, de mieux en mieux, et tout indiquait que le favorable pronostic de l’opérateur se réaliserait au jour dit.

Celui-ci, après sa tournée médicale, entrait dans la tente de la famille Rhodes, et on causait une heure ou deux de tout ce qui intéressait les naufragés. Le Kaw-djer s’attachait de plus en plus à cette famille. Il goûtait la bonté simple de Mme Rhodes et de sa fille Clary qui jouaient avec dévouement le rôle d’infirmières près des malades qu’il leur signalait. Quant à Harry Rhodes, il en appréciait le sens droit et l’esprit bienveillant, et, entre les deux hommes, naissaient peu à peu des sentiments de véritable amitié.

«J’en arrive à me féliciter, dit un jour Harry Rhodes au Kaw-djer, que ces coquins aient essayé de s’emparer de votre chaloupe. Peut-être, si elle était en bon état, auriez-vous eu le désir de nous quitter, une fois tout le monde installé. Tandis que, maintenant, vous êtes notre prisonnier.

—Il faudra bien que je parte, cependant, objecta le Kaw-djer.

—Pas avant le printemps, répliqua Harry Rhodes. Voyez combien vous êtes utile à tous. Il y a ici nombre de femmes et d’enfants que vous seul êtes capable de soigner. Que deviendraient-ils sans vous?

—Pas avant le printemps, soit! concéda le Kaw-djer. Mais à ce moment, comme tout le monde s’en ira, rien ne s’opposera à ce que je reprenne la mer.

—Pour retourner à l’Ile Neuve?

Le Kaw-djer ne répondit que par un geste évasif. Oui, l’Ile Neuve était sa demeure. Là il avait vécu de longues années. Y retournerait-il? Les raisons qui l’en avaient éloigné existaient toujours. L’Ile Neuve, terre libre naguère, était désormais soumise à l’autorité du Chili.

—Si j’avais voulu partir, dit-il, désireux de passer à un autre sujet, je crois que mes deux compagnons n’en eussent pas été également satisfaits. Halg, sinon Karroly, n’eût quitté l’île Hoste qu’à regret, et peut-être même s’y serait-il refusé avec énergie.

—Pourquoi cela? demanda Mme Rhodes.

—Pour la raison bien simple que Halg, je le crains, a le malheur d’être amoureux.

—Le beau malheur! plaisanta Harry Rhodes. Être amoureux, c’est de son âge.

—Je ne dis pas non, reconnut le Kaw-djer. N’importe! le pauvre garçon se prépare là de grands chagrins quand viendra le jour de la séparation.

—Mais pourquoi se séparerait-il de celle qu’il aime, au lieu de l’épouser tout simplement? demanda Clary qui, comme toutes les jeunes filles, s’intéressait aux affaires de cœur.

—Parce qu’il s’agit de la fille d’un émigrant. Elle ne consentirait jamais à rester en Magellanie. Et, d’un autre côté, je ne vois pas très bien ce que ferait Halg, transporté dans un de vos pays soi-disant civilisés. Sans compter qu’il ne nous quitterait pas, je pense, d’un cœur léger, son père et moi.

—Une fille d’émigrant, dites-vous?... interrogea Harry Rhodes. Ne s’agirait-il pas de Graziella Ceroni?

—Je l’ai rencontrée plusieurs fois, dit Edward qui se mêla à la conversation. Elle n’est pas mal.

—Halg la trouve merveilleuse! s’écria le Kaw-djer en souriant. C’est bien naturel, d’ailleurs. Jusqu’ici, il n’avait vu que des femmes fuégiennes, et je suis obligé de reconnaître qu’on peut être mieux très facilement.

—C’est donc bien d’elle qu’il s’agit? demanda Harry Rhodes.

—Oui. Le jour où nous avons dû intervenir dans les affaires de sa famille, comme vous vous le rappelez, sans doute, j’avais déjà remarqué la vive impression qu’elle avait faite sur Halg. Une vraie révélation, on peut le dire. Vous n’ignorez pas à quel point cette jeune fille et sa mère sont malheureuses, et de la pitié à l’amour il n’y a pas loin, bien souvent.

—C’est même le plus beau de tous les chemins qui y conduisent, fit remarquer Mme Rhodes.

—Quel qu’il soit, je vous prie de croire que, depuis ce jour-là, Halg le suit allégrement. Vous n’avez pas idée du changement qui s’est opéré en lui. En voulez-vous un exemple?... Les indigènes de la Magellanie ne sont pas précisément remarquables par leur coquetterie, ainsi que vous pouvez le supposer. Malgré la rigueur du climat, ils poussent l’indifférence à cet égard jusqu’à vivre radicalement nus. Halg, perverti par la civilisation, dont j’ai eu le tort d’apporter un vieux reste dans les plis de mes vêtements, était déjà un raffiné parmi ses congénères, puisqu’il consentait depuis le naufrage du Jonathan à se couvrir de peaux de phoque ou de guanaque. Mais maintenant, c’est bien autre chose! Il a déniché un barbier parmi les émigrants et s’est fait couper les cheveux. C’est peut-être le premier Fuégien qui ait jamais fait montre d’une telle élégance! Ce n’est pas tout. Il s’est procuré, je ne sais par quel moyen, un costume complet, et il ne sort plus qu’habillé à l’européenne pour la première fois de sa vie, et chaussé de souliers, qui, d’ailleurs, doivent bien le gêner! Karroly n’en revient pas. Moi, je ne comprends que trop ce que cela veut dire.

Halg se montrait vêtu à l’européenne. (Page 103.)

—Et Graziella, s’enquit Mme Rhodes, est-elle touchée de ces efforts accomplis pour lui plaire?

—Vous pensez que je ne le lui ai pas demandé, répliqua le Kaw-djer. Mais, à en juger par le visage joyeux de Halg, je présume que ses affaires ne vont pas mal.

—Cela ne m’étonne pas, dit Harry Rhodes, c’est un beau garçon que votre jeune compagnon.

—Physiquement, il n’est pas mal, j’en conviens, approuva le Kaw-djer avec une évidente satisfaction, mais moralement il est mieux encore. C’est un brave cœur, fidèle, bon, dévoué et intelligent, ce qui ne gâte rien.

—C’est votre élève, je crois? demanda Mme Rhodes.

—Vous pouvez dire: mon fils, rectifia le Kaw-djer, car je l’aime comme un père. C’est pourquoi je suis affligé qu’il ait de pareilles idées, dont il ne résultera, en fin de compte, que des chagrins.»

Les suppositions du Kaw-djer n’étaient point erronées. Une sympathie naissante attirait, en effet, l’un vers l’autre le jeune Fuégien et Graziella. De la première minute où il l’avait aperçue, toutes les pensées de Halg étaient allées vers elle, et, depuis lors, il n’avait pas laissé passer un jour sans la voir. Témoin de la scène qui avait motivé l’intervention du Kaw-djer, il connaissait la plaie de la famille, et, avec l’adresse ordinaire des amoureux, il tirait parti sans scrupule de la situation. Sous prétexte de s’enquérir des besoins des deux femmes et de veiller sur leur sécurité, il restait près d’elles de longues heures, l’anglais que tous parlaient couramment leur permettant d’échanger leurs pensées.

Halg, à cet égard comme aux autres, ne ressemblait en rien à ses compatriotes si étonnamment réfractaires à l’étude des langues. Lui, au contraire, avait appris sans peine l’anglais et le français, et maintenant, excellent prétexte pour fréquenter assidûment la famille Ceroni, il était en train de faire en italien de merveilleux progrès sous la direction de Graziella.

Celle-ci n’avait pas eu de peine à discerner les causes de cette ardeur au travail, mais les sentiments qu’elle inspirait au jeune Indien l’avaient d’abord plus amusée que charmée. Halg, avec ses longs cheveux plats, ses tempes étroites, son nez légèrement épaté, son teint un peu bistré, lui faisait l’effet d’être d’une autre espèce qu’elle-même. D’après sa classification fantaisiste, les habitants de notre planète se divisaient en deux races distinctes: les hommes et les sauvages. Halg, étant un sauvage, ne pouvait par conséquent être un homme. Le raisonnement était rigoureux. L’idée qu’un lien quelconque pût exister entre cet exotique, à peine couvert de peaux de bêtes, et une Italienne qui se jugeait d’essence supérieure, ne lui vint pas à l’esprit.

Peu à peu, cependant, elle s’habitua aux traits et au costume sommaire de son timide adorateur, et elle en arriva par degrés à le considérer comme un adolescent pareil aux autres. Halg, il est vrai, fit tous ses efforts pour provoquer cette évolution de sa pensée. Un beau jour, Graziella le vit apparaître, ses cheveux coupés avec art et séparés en deux versants par une raie tracée d’une main habile. Peu après, transformation plus étonnante encore, Halg se montrait vêtu à l’européenne. Pantalon, vareuse, forts souliers, rien ne manquait à sa toilette. Sans doute, tout cela était rude et grossier, mais tel n’était pas l’avis de Halg, qui s’estimait d’une suprême élégance et s’admirait volontiers dans un fragment de miroir provenant du Jonathan.

Que d’industrie il lui avait fallu pour découvrir l’émigrant de bonne volonté qui avait joué à son profit le rôle de coiffeur, et pour se procurer le superbe complet qui, à son estime, le rendait irrésistible! La recherche des vêtements avait été notamment des plus ardues, et peut-être même serait-elle restée vaine s’il n’avait eu la chance d’entrer en rapport avec Patterson.

Patterson vendait de tout, et jamais l’avare n’eût consenti à laisser perdre l’occasion d’un troc. S’il n’avait pas l’objet demandé, il le trouvait toujours, donnant d’une main, recevant de l’autre, en prélevant au passage un honnête courtage. Patterson avait donc fourni les habits demandés. Par exemple, toutes les économies du jeune homme y étaient passées.

Celui-ci ne les regrettait pas, car il avait eu la récompense de son sacrifice. L’attitude de Graziella avait changé sur-le-champ. Selon sa classification personnelle, Halg cessait d’être un sauvage et devenait un homme.

Dès lors, les choses avaient marché à pas de géant, et l’affection s’était développée rapidement dans le cœur des deux jeunes gens. Harry Rhodes avait raison. Halg, si l’on faisait abstraction du type spécial de sa race, était réellement un beau garçon. Grand, robuste, habitué à la vie libre dans le plein air, il possédait cette grâce d’attitude que donnent la souplesse des membres et l’harmonie des mouvements. D’autre part, outre que son intelligence, ouverte par les leçons du Kaw-djer, n’était pas médiocre, la bonté et la droiture se lisaient dans ses yeux. C’en était là plus qu’il ne fallait pour toucher le cœur d’une jeune fille malheureuse.

Du jour où, sans s’être dit un seul mot, Halg et Graziella se sentirent complices, les heures coulèrent vite pour eux. Que leur importait la tempête? Que leur importait le froid? Les intempéries rendaient l’intimité plus douce, et, loin de souhaiter, ils redoutaient le retour du beau temps.

Il reparut pourtant, et les émigrants, qui n’avaient pas les mêmes raisons d’indifférence, apprécièrent vivement le changement. Comme d’un coup de baguette, le campement s’anima. Maisons et tentes se vidèrent. Tandis que les hommes étiraient leurs membres engourdis par cette longue claustration, les commères, heureuses de renouveler interlocutrices et auditoires, allèrent de porte en porte, échangeant des visites, ébauchant des amitiés, dont l’objet, fait digne de remarque, n’était jamais l’une de celles avec qui elles venaient de vivre près de quinze jours côte à côte.

Karroly mit à profit le temps favorable pour commencer les réparations de la Wel-Kiej avec les charpentiers qui l’avaient déjà aidé une première fois. Les constructeurs étant dans l’obligation de faire eux-mêmes tous les travaux préparatoires: abattage, débitage et cintrage du bois, ces réparations exigeraient un mois de travail, c’est-à-dire qu’elles ne seraient pas achevées avant trois mois, en tenant compte des interruptions imposées par le mauvais temps.

Pendant que Karroly et ses compagnons manœuvraient varlope et scie, le Kaw-djer, désireux de se procurer pour lui-même et pour les malades des provisions fraîches, partit en chasse avec son chien Zol. De ce que l’archipel subit les rigueurs de l’hiver, de ce que la neige commençât à couvrir les plaines et la glace à coiffer les hauteurs, il ne s’ensuivait pas que la vie animale fût supprimée. Les forêts abritaient toujours des ruminants en grand nombre, des nandous, des guanaques, des vigognes, des renards. Au-dessus des prairies voletaient toujours des oies de montagne, de petites perdrix, des bécasses et des bécassines. Sur le littoral pullulaient les mouettes comestibles. Des baleines venaient souffler en vue de l’île, et les loups marins abondaient sur ses grèves.

Les Rivière étaient en train d’établir une roue. (Page 107.)

Par contre, il ne pouvait être question de pêche. Le poisson, merluches et lamproies en majorité, ne fréquente qu’en été les eaux de l’île Hoste. En hiver, il remonte plus au Nord, dans le canal du Beagle et dans le détroit de Magellan.

De son excursion, le Kaw-djer, outre du gibier en assez grande quantité, rapporta des nouvelles de quatre familles qui avaient cru devoir s’éloigner du campement et s’établir à quelques lieues dans l’intérieur. Ces dissidents n’étaient autres que les familles Rivière, Gimelli, Gordon et Ivanoff, dont les chefs avaient, les trois derniers, accompagné le Kaw-djer et Harry Rhodes lors de la première exploration de l’île, celui-là, navigué jusqu’à Punta-Arenas en qualité de délégué des émigrants. C’est au retour de Rivière qu’ils avaient pris d’un commun accord la résolution de faire bande à part. Tous quatre, cultivateurs de profession, appartenaient à la même classe morale, la classe des braves gens, sains, bien équilibrés, bien portants. Aussi éloignés de la rapacité d’un Patterson que de la veulerie d’un John Rame, c’étaient des travailleurs, simplement. Le travail était un besoin pour eux; ils s’y astreignaient sans peine, de même que leurs femmes et leurs enfants, incapables autant qu’eux-mêmes de ne pas chercher toujours à employer utilement leur temps.

Des raisons semblables les avaient incités au départ. Rivière, lors de l’abattage d’arbres nécessité par le déchargement du Jonathan, avait été frappé de la richesse de ces forêts qu’aucune cognée n’avait encore attaquées. Ce souvenir lui revint à Punta-Arenas, au moment où il apprenait qu’il lui faudrait séjourner six mois à l’île Hoste, et il eut aussitôt la pensée de tirer parti des circonstances pour faire une tentative d’exploitation. Il se procura, dans ce but, un matériel élémentaire de scierie et il en chargea la chaloupe. Au point de vue de l’abattage, son entreprise ne pouvait être que fructueuse. Ces forêts n’étant la propriété de personne, le bois, par conséquent, ne coûtait rien. Restait le problème du transport. Mais Rivière estimait que cette difficulté se résoudrait plus tard d’elle-même, et qu’il arriverait toujours, quand le bois serait débité, à le monnayer d’une manière ou d’une autre.

Sur le point de réaliser son projet, il en avait fait confidence à Gimelli, à Gordon et à Ivanoff, avec lesquels il s’était lié sur le Jonathan. Ceux-ci avaient vivement approuvé le Franco-Canadien, en déplorant de ne pouvoir l’imiter pour leur compte. Toutefois, une idée en appelant une autre, un projet similaire leur vint bientôt à l’esprit. Pendant l’excursion faite en compagnie du Kaw-djer, il leur avait été possible d’apprécier la fertilité du sol. Pourquoi ne tenteraient-ils pas, l’un un essai d’élevage, les deux autres un essai de culture? Si, au bout de six mois, le résultat paraissait devoir être favorable, rien ne les obligerait à partir. Magellanie ou Afrique, le pays dans lequel on vit importe peu, du moment qu’on n’est pas dans le sien. Si le résultat semblait, au contraire, devoir être mauvais, il n’y aurait de perdu que du travail. Mais le travail est une denrée inépuisable quand on possède de bons bras et du cœur, et mieux valait au surplus travailler six mois en pure perte que de rester si longtemps inactif. Dans le champ le plus stérile, on récolterait du moins la santé.

Ces quatre familles, pourvues d’hommes sages, de femmes sérieuses, de filles et de garçons robustes et bien portants, avaient en mains tous les atouts pour réussir là où d’autres eussent échoué. Leur décision fut donc arrêtée, et ils la mirent à exécution, avec l’approbation et le concours d’Hartlepool et du Kaw-djer.

Pendant que les émigrants s’occupaient de transporter le matériel à la baie Scotchwell, les dissidents préparèrent activement leur départ. A coups de hache, ils improvisèrent un chariot à essieux de bois et à roues pleines, très primitif assurément, mais vaste et solide. Sur ce chariot furent entassés des provisions de bouche, des semences, des graines, des instruments aratoires, des ustensiles de ménage, des armes, des munitions, tout ce qui pouvait être nécessaire en un mot au début des exploitations. Ils ne négligèrent pas d’emporter quatre ou cinq couples de volailles, et les Gordon, qui se destinaient plus particulièrement à l’élevage, y joignirent des lapins et des représentants des deux sexes des races bovine, ovine et porcine. Ainsi nantis des éléments de leur future fortune, ils s’éloignèrent vers le Nord, à la recherche d’un emplacement convenable.

Ils le rencontrèrent à douze kilomètres de la baie Scotchwell, A cet endroit s’étendait un vaste plateau, borné à l’Ouest par d’épaisses forêts et, dans l’Est, par une large vallée au fond de laquelle serpentait une rivière. Cette vallée, tapissée d’une herbe drue, constituait un magnifique pâturage où d’innombrables troupeaux eussent aisément trouvé leur nourriture. Quant au plateau, il semblait recouvert d’une couche d’humus qui deviendrait excellent, lorsque la pioche l’aurait défriché et débarrassé de l’inextricable réseau de racines qui le sillonnaient de toutes parts.

Les colons se mirent à l’œuvre. Leur premier soin fut d’élever quatre petites fermes, aux murs formés de troncs d’arbres. Mieux valait, au prix d’un travail supplémentaire, être chacun chez soi; la bonne entente en bénéficierait par la suite.

Le mauvais temps, la neige et le froid ne retardèrent pas d’une heure la construction de ces habitations. Elles étaient achevées lors de la visite du Kaw-djer. Celui-ci revint émerveillé de ce que peut accomplir une volonté tendue vers son but. Déjà, les Rivière étaient en train d’établir une roue à aubes pour utiliser une chute naturelle du cours d’eau. Cette roue fournirait la force à la scierie, où la pesanteur ferait descendre automatiquement le bois abattu sur le plateau. Les Gimelli et les Ivanoff avaient, de leur côté, attaqué le sol à coups de pioche, et le préparaient pour la charrue, que traîneraient, quand le temps en serait venu, ces mêmes bêtes à cornes à l’intention desquelles les Gordon limitaient concurremment de vastes enclos.

Dussent ces efforts rester stériles, le Kaw-djer estima ce besoin d’agir préférable à l’apathie des autres émigrants.

Ceux-ci, comme de grands enfants qu’ils étaient, jouirent du soleil tant qu’il brilla, puis, le ciel redevenu inclément, ils se terrèrent sous leurs abris et y vécurent confinés comme la première fois, pour en ressortir dès que revint une éclaircie. Un mois s’écoula ainsi, avec des alternatives de beaux jours en minorité et de mauvais beaucoup plus nombreux. On arriva au 21 juin, date du solstice d’hiver pour l’hémisphère austral.

Pendant ce mois passé à la baie Scotchwell, des changements étaient déjà survenus dans la répartition des émigrants. Des brouilles et de nouvelles amitiés avaient motivé des permutations entre les habitants des diverses maisons démontables. D’autre part, des groupements particuliers commençaient à se dessiner dans la foule, de même que des îlots s’élèvent hors de la surface unie d’un fleuve.

L’un de ces groupements était formé du Kaw-djer, des deux Fuégiens, d’Hartlepool et de la famille Rhodes. Autour de lui gravitait l’équipage du Jonathan, y compris Dick et Sand, comme un satellite autour d’un centre d’attraction.

Un deuxième groupe, également composé de gens tranquilles et sérieux, comprenait les quatre travailleurs embauchés par la Compagnie de décolonisation, Smith, Wright, Lawson et Fock, et une quinzaine des ouvriers embarqués sur le Jonathan à leurs risques et périls.

Le troisième ne comptait que cinq membres: les cinq Japonais qui vivaient dans le silence et le mystère, et dont on n’apercevait presque jamais les faces jaunes et les yeux bridés.

Un quatrième reconnaissait pour chef Ferdinand Beauval. Dans le champ magnétique du tribun évoluaient une cinquantaine d’émigrants. Quinze à vingt de ceux-ci méritaient le qualificatif d’ouvriers. Le surplus provenait de la grande masse agricole.

Le cinquième, assez réduit comme nombre, s’inspirait de Lewis Dorick. A ce dernier étaient plus particulièrement inféodés le matelot Kennedy, le maître-coq Sirdey, et cinq ou six individus unanimes à se réclamer de la classe ouvrière, mais dont la moitié au moins appartenaient avec évidence à la corporation des malfaiteurs de profession. Moins activement que passivement, Lazare Ceroni, John Rame et une douzaine d’alcooliques que leur avachissement transformait en pantins, se rattachaient à ce noyau de militants.

Un sixième et dernier groupe absorbait tout le surplus de la foule. Cette foule se divisait assurément en un grand nombre d’autres fractions distinctes, au gré des sympathies et des antipathies individuelles, mais, dans son ensemble, elle avait ce caractère commun de n’en avoir aucun, d’être flottante, inerte, en état d’équilibre indifférent, et prête par conséquent à obéir à toutes les impulsions.

Restaient les isolés, les indépendants, tels que Fritz Gross, parvenu au dernier degré de l’abrutissement, les frères Moore auxquels leur nature violente interdisait de fréquenter plus de trois jours de suite les mêmes personnes, et plus encore Patterson, qui cachait son existence, ne frayait avec ses semblables que lorsqu’il y avait quelque intérêt et vivait à l’écart, flanqué de ses deux acolytes, Blaker et Long.

De tous ces partis, si le mot n’est pas trop ambitieux, celui qui profitait le mieux des circonstances présentes était incontestablement le groupe qui reconnaissait pour chef Lewis Dorick, et, de tous les membres de ce groupe, le plus heureux était non moins incontestablement Lewis Dorick lui-même.

Celui-ci appliquait ses principes. Lorsque le temps le permettait, il allait volontiers de tente en tente, de maison en maison, et faisait dans chacune d’elles des séjours plus ou moins prolongés. Sous le fallacieux prétexte que la propriété individuelle est une notion immorale, que tout appartient à tous et que rien n’appartient à personne, il s’emparait des meilleures places et s’attribuait imperturbablement ce qui était à sa convenance. Un flair subtil lui faisait discerner ceux dont il y avait lieu de craindre une sérieuse résistance. Il ne se frottait pas à ceux-là. Par contre, il mettait en coupe réglée les faibles, les indécis, les timides et les sots. Ces malheureux, littéralement terrorisés par l’incroyable audace et par la parole impérieuse du communiste détrousseur, se laissaient plumer sans une plainte. Pour étouffer leurs protestations, il suffisait à Dorick d’abaisser sur eux ses yeux d’acier. Jamais l’ex-professeur n’avait été à pareille fête. Cette île Hoste, c’était pour lui le pays de Chanaan.

Pour être juste, on doit reconnaître qu’il ne se refusait nullement à pratiquer ses théories en sens contraire. S’il prenait sans scrupule ce que possédaient les autres, il déclarait trouver naturel que les autres prissent ce qu’il possédait lui-même. Générosité d’autant plus admirable qu’il ne possédait absolument rien. Toutefois, du train dont allait les choses, il était aisé de prévoir qu’il n’en serait pas toujours ainsi.

Ses disciples marchaient sur les traces du maître. Sans prétendre en égaler la maëstria, ils faisaient de leur mieux. Il n’en fallait pas plus, d’ailleurs, pour que les richesses collectives devinssent, en fait, au bout de l’hiver, la propriété particulière de ces farouches négateurs du droit de propriété.

Le Kaw-djer n’ignorait pas ces abus de la force, et il s’étonnait de cette application singulière de doctrines libertaires voisines de celles qu’il professait lui-même avec tant de passion. Remédier à cette tyrannie? A quel titre l’aurait-il fait? De quel droit eût-il soulevé un conflit, en protégeant proprio motu des gens qui n’appelaient même pas au secours, contre d’autres hommes, leurs pareils après tout?

Au surplus, il avait assez de préoccupations personnelles pour perdre de vue celles des autres. Plus l’hiver avançait, plus les malades devenaient nombreux. Il ne suffisait plus à la tâche. Le 18 juin, il y eut un décès, celui d’un enfant de cinq ans emporté par une broncho-pneumonie qu’aucune médication ne put enrayer. C’était le troisième cadavre que, depuis l’atterrissage, recevait le sol de l’île Hoste.

L’état d’esprit de Halg donnait aussi beaucoup de souci au Kaw-djer. Celui-ci lisait comme dans un livre dans l’âme ingénue du jeune Fuégien, et il devinait le trouble croissant de son cœur. Comment cela finirait-il, lorsque cette foule s’éloignerait à jamais de la Magellanie? Halg ne voudrait-il pas suivre Graziella et n’irait-il pas mourir au loin de chagrin et de misère?

Ce 18 juin précisément, Halg revint plus soucieux que d’ordinaire de sa visite quotidienne à la famille Ceroni. Le Kaw-djer n’eut pas besoin de le questionner pour en connaître les motifs. Spontanément, Halg lui confia que, la veille, après son départ, Lazare Ceroni s’était de nouveau enivré. Comme de coutume, il en était résulté une scène terrible, heureusement moins violente que la précédente.

Cela donna à penser au Kaw-djer. Puisque Ceroni s’était enivré, c’est donc qu’il avait eu de l’alcool à sa disposition. Le matériel provenant du Jonathan n’était-il plus gardé par les hommes de l’équipage?

Hartlepool, interrogé, déclara n’y rien comprendre et l’assura que la surveillance ne s’était pas relâchée. Toutefois, le fait étant indéniable, il promit de redoubler d’attention afin d’en éviter le retour.

Ce fut le 24 juin, trois jours après le solstice, que survint le premier incident de quelque importance, non par lui même, mais par les conséquences indirectes qu’il devait avoir dans l’avenir. Ce jour-là, il faisait beau. Une légère brise du Sud avait déblayé le ciel, et le sol était durci par un froid sec de quatre à cinq degrés centigrades. Attirés par les pâles rayons du soleil traçant sur l’horizon un arc surbaissé, les émigrants s’étaient répandus au dehors.

Dick et Sand, qu’aucune intempérie n’était capable de retenir au logis, figuraient bien entendu parmi ces amateurs de plein air. En compagnie de Marcel Norely et de deux autres enfants de leur âge, ils avaient organisé un jeu de marelle qui les passionnait au plus haut point. Tout entiers à leur amusement, ils ne remarquèrent même pas une autre bande de joueurs, des adultes ceux-ci, qui se distrayaient à proximité. Jouer n’est pas, en effet, le propre des enfants, et l’âge mûr s’y complaît volontiers. Ces adultes avaient engagé une partie de boules. Ils étaient six, dont ce Fred Moore qui avait déjà eu avec Dick un commencement d’altercation.

Il arriva que le cochonnet des joueurs de boules vint rouler dans la marelle des enfants. Sand s’appliquait précisément à mener à bien des quadruples de la plus grande difficulté. Tout à son affaire, il eut le malheur de ne pas voir la petite boule et de la déplacer involontairement du pied. Il fut aussitôt saisi par l’oreille.

«Eh! gamin, disait en même temps une grosse voix, tu ne pourrais pas faire un peu attention?

Les doigts qui tenaient l’oreille serrant avec quelque rudesse, le sensible Sand se mit à pleurer.

Les choses sans doute en fussent restées là, si Dick, entraîné par son tempérament belliqueux, n’eût jugé à propos d’intervenir.

Tout à coup, Fred Moore—car tel était l’ennemi redoutable que Sand avait offensé—fut obligé de lâcher son prisonnier pour se défendre à son tour. Un allié inconnu de ce prisonnier—on emploie les armes qu’on peut!—le pinçait cruellement par derrière. Il se retourna vivement et se trouva face à face avec l’impertinent qui déjà l’avait une première fois bravé.

—C’est encore toi, morveux!» s’écria-t-il, en allongeant le bras pour appréhender cet infime adversaire.

Mais Sand et Dick, cela faisait deux. Si la capture de l’un était aisée, il n’en était pas de même de celle de l’autre. Dick fit un bond de côté et prit la fuite, poursuivi par Fred Moore sacrant et jurant comme un templier.

La poursuite se prolongea. Chaque fois que son ennemi allait l’atteindre, Dick s’échappait par un crochet, et Moore, de plus en plus irrité, ne trouvait devant lui que le vide. Toutefois, la partie était trop inégale pour qu’elle pût s’éterniser. Entre les jambes de Dick et celles de Fred Moore, aucune comparaison n’était possible. Malgré la belle défense du fuyard, l’instant vint où il lui fallut renoncer à tout espoir.

A ce moment précis, au moment où Fred Moore, lancé en pleine course, n’avait plus qu’à étendre la main pour en finir, son pied heurta un obstacle malencontreux, et, perdant l’équilibre, il tomba rudement sur le sol, au grand dommage de ses genoux et de ses mains. Dick et Sand, profitant de la diversion, s’empressèrent de se mettre hors d’atteinte.

L’obstacle qui avait causé la chute de Fred Moore était un bâton, et ce bâton n’était autre chose que la béquille de Marcel Norely. Pour secourir son ami en péril, l’enfant avait employé le seul moyen qui fût en son pouvoir, en lançant sa béquille dans les jambes de l’émigrant. Maintenant, heureux du succès obtenu, il riait de bon cœur, sans se douter qu’il eût accompli un acte tout simplement héroïque. Héroïque, son intervention l’était, pourtant, au premier chef, puisque le petit infirme, en se privant d’un accessoire indispensable, et en se condamnant par cela même à l’immobilité, attirait nécessairement sur lui la correction que Fred Moore destinait à un autre.

Celui-ci se redressa furieux. D’un bond, il fut sur Marcel Norely qu’il enleva comme une plume. Ainsi ramené à la saine réalité des choses, l’enfant cessa de rire et poussa incontinent des cris perçants. Mais l’autre n’en avait cure. Sa grosse main se leva, pleine d’une averse de soufflets...

Elle ne retomba pas. Quelqu’un l’avait arrêtée par derrière et la retenait d’une étreinte impérieuse, tandis que, sur un ton de blâme, une voix prononçait:

«Eh quoi! monsieur Moore... un enfant!...

Fred Moore se retourna. Qui se permettait de lui donner des leçons? Il reconnut le Kaw-djer qui, accentuant le blâme, continuait de sa voix calme:

—Et infirme encore!

—De quoi vous mêlez-vous? cria Fred Moore. Lâchez-moi, ou sinon!...

Le Kaw-djer ne paraissant nullement disposé à obéir à la sommation, Fred Moore, d’un violent effort, essaya de se dégager. Mais la prise était bonne et ne céda pas. Hors de lui, il repoussa Marcel Norely et leva l’autre main, prêt à frapper. Sans faire un geste, sans qu’un muscle de son visage bougeât, le Kaw-djer se contenta d’aggraver le tenaillement de ses doigts. La douleur dut être vive, car Fred Moore n’acheva pas le geste commencé. Ses genoux fléchirent.

Le Kaw-djer aussitôt desserra son étreinte et lâcha la main qu’il retenait prisonnière. Cette main, Fred Moore, ivre de rage, la porta à sa ceinture et la brandit armée d’un large coutelas de paysan. Il voyait rouge, comme on dit. Dans ses yeux luisait la folie du meurtre.

Fort heureusement, les autres joueurs de boule, épouvantés de la tournure que prenaient les choses, s’interposèrent et maîtrisèrent l’énergumène, que le Kaw-djer contemplait avec un étonnement mêlé de tristesse.

Il était donc possible qu’un homme, sous l’influence de la colère, devînt à ce point l’esclave de ses nerfs? C’était bien un homme, cependant, cet être qui se débattait comme un insensé, en écumant et en poussant des cris qui s’étranglaient dans sa gorge! Devant un tel spectacle, le Kaw-djer ne modifierait-il pas ses théories libertaires? En arriverait-il à admettre que l’humanité a besoin d’être aidée par une salutaire contrainte dans sa lutte éternelle contre les passions bestiales qui l’entraînent?

—On se retrouvera, camarade!» parvint enfin à articuler Fred Moore, que maintenaient solidement quatre robustes gaillards.

Le Kaw-djer haussa les épaules et s’éloigna sans retourner la tête. Au bout de quelques pas, il avait chassé de son esprit le souvenir de cette absurde querelle. Faisait-il preuve de sagesse en attribuant si peu d’importance à l’incident? Un avenir encore lointain devait lui prouver que Fred Moore en conservait plus durable mémoire.


V
UN NAVIRE EN VUE.

Au début de juillet, Halg eut une grosse émotion. Il se découvrit un rival. Cet émigrant du nom de Patterson, qui lui avait procuré à prix d’or les vêtements dont il était si fier, était entré en relations avec la famille Ceroni et tournait visiblement autour de Graziella.

Halg fut désespéré de cette complication. Un adolescent de dix-huit ans, à demi sauvage, pouvait-il lutter contre un homme fait, pourvu de richesses qui semblaient fabuleuses au pauvre Indien? Malgré l’affection qu’elle lui témoignait, était-il admissible que Graziella hésitât?

Celle-ci n’hésitait pas, en effet, mais ses préférences n’allaient pas dans le sens qu’il redoutait. L’innocente tendresse et la jeunesse de Halg triomphaient sans peine des avantages de son compétiteur. Si l’Irlandais s’entêtait à s’imposer, c’est qu’il n’était pas sensible à l’éloignement que lui témoignaient Graziella et sa mère. Elles lui répondaient à peine, quand il leur adressait la parole, et feignaient de ne pas s’apercevoir de sa présence.

Patterson n’en montrait aucun trouble. Cela ne l’empêchait pas de continuer son manège avec la froide persévérance qui avait jusqu’ici assuré le succès de ses entreprises. Il ne laissait pas, d’ailleurs, d’avoir un allié dans la place, et cet allié n’était autre que Lazare Ceroni. S’il était mal reçu par les deux femmes, le père, du moins, lui faisait bon visage et paraissait approuver la recherche dont sa fille était l’objet. Patterson et lui étaient dans les meilleurs termes. Parfois même, ils s’isolaient pour de mystérieux conciliabules, comme s’ils eussent traité des affaires qui ne regardaient personne. Quelles affaires pouvaient bien être communes à cet ivrogne invétéré et à ce paysan madré, à ce panier percé et à cet avare?

Ces conciliabules étaient pour Halg une cause de sérieux soucis, qu’aggravait encore la conduite de Lazare Ceroni. Le misérable continuait à s’enivrer, et les scènes recommençaient à intervalles variables, mais de plus en plus rapprochés. Halg ne manquait pas d’en informer chaque fois le Kaw-djer, et celui-ci portait le fait à la connaissance d’Hartlepool. Mais ni le Kaw-djer, ni Hartlepool ne pouvaient arriver à découvrir comment Lazare Ceroni se procurait cette quantité d’alcool, alors qu’il n’en existait pas une goutte sur l’île Hoste, en dehors des provisions sauvées du Jonathan.

La tente abritant ces provisions était gardée jour et nuit, en effet, par les seize survivants de l’équipage, divisés en huit sections de deux hommes, qui se relevaient toutes les trois heures. Ceux-ci, y compris Kennedy et Sirdey, subissaient, du reste, docilement l’ennui de ces trois heures de garde quotidiennes. Aucun d’eux ne se permettait le moindre murmure et ils faisaient preuve de la même obéissance envers Hartlepool que lorsqu’ils naviguaient sous ses ordres. Leur esprit de discipline demeurait intact. Ils formaient un groupe numériquement faible, mais que l’union rendait fort, sans même tenir compte du précieux concours que Dick et Sand n’eussent pas manqué cependant de lui apporter, le cas échéant.

Pour le moment, tout au moins, personne ne songeait à mettre à contribution la bonne volonté des deux enfants. Dispensés de garde à cause de leur âge, ils jouissaient d’une liberté complète qu’ils employaient à s’amuser à cœur perdu. Le temps passé sur l’île Hoste ferait certainement époque dans leur existence et resterait gravé dans leur esprit comme une période de plaisirs incessants. Ils modifiaient leurs jeux selon les circonstances. La neige tombait-elle en épais flocons? Ils y creusaient des cachettes où se livraient de prodigieuses parties. La température s’abaissait-elle au-dessous du point de congélation? C’était le moment des glissades, ou bien, à cheval sur une planche en guise de traîneau, ils s’élançaient le long des pentes et goûtaient l’ivresse des chutes vertigineuses. Le soleil brillait-il au contraire? Accompagnés d’innombrables galopins de leur espèce, ils se répandaient alors dans les environs du campement et inventaient mille jeux dont l’agrément se mesurait à la violence.

Au cours d’une de leurs randonnées au bord de la mer, ils découvrirent, un jour qu’ils n’étaient accompagnés par hasard que de trois ou quatre enfants, une grotte naturelle creusée dans les flancs de la falaise, au revers du cap limitant à l’Est la baie Scotchwell. Cette grotte, dont l’ouverture, orientée au Sud, regardait par conséquent le rivage sur lequel s’était perdu le Jonathan, n’eût pas retenu longtemps leur attention sans une particularité qui la rendait infiniment plus intéressante. Au fond s’ouvrait une fissure aboutissant, après deux ou trois mètres, à une seconde caverne entièrement souterraine, où naissait une galerie sinueuse, qui s’élevait, au travers du massif, jusqu’à une grotte supérieure, ouverte, celle-ci, sur le versant nord de la falaise. De là, on apercevait le campement, où l’on pouvait descendre en se laissant glisser sur la pente rocailleuse.

Cette découverte remplit d’aise les petits explorateurs. Ils se gardèrent bien de la publier. Ce chapelet de grottes, c’était un domaine qui leur appartenait et dont ils étaient friands de conserver l’exclusive propriété. Ils y allèrent, au contraire, en grand mystère, afin d’y organiser des amusements supérieurs. Ils y furent successivement des sauvages, des Robinsons, des voleurs, avec la même passion.

De quels cris retentirent ces voûtes souterraines! De quelles effrénées galopades résonna la galerie qui réunissait les deux étages du système!

La traversée de cette galerie n’était pas sans danger, cependant. En un point de son parcours, elle paraissait prête à s’effondrer. Là, son toit, élevé d’un mètre tout au plus, n’était soutenu que par un bloc unique, dont la base mordait à peine sur un autre roc incliné, et que le plus petit effort eût fait glisser. De là, nécessité de s’avancer sur les genoux et de s’insinuer avec la plus extrême prudence dans l’espace étroit restant libre entre le bloc instable et la paroi de la galerie. Mais ce danger, pour terrifiant qu’il fût en réalité, n’effrayait pas les enfants, et son seul effet était de donner plus de piquant à leurs jeux.

Ainsi Dick et Sand occupaient joyeusement leur temps. Ils ne se souciaient de rien, pas même de leur ennemi, Fred Moore, qu’ils rencontraient parfois de loin et devant lequel ils prenaient alors la fuite sans vergogne. L’émigrant n’essayait pas, d’ailleurs, de les poursuivre. Sa colère était tombée, et ce n’est pas contre les deux enfants que subsistait sa rancune.

De là, on apercevait le campement... (Page 116.)

Au surplus, que Fred Moore fût irrité ou non, ceux-ci ne songeaient pas à se le demander. Rien n’existait pour eux que leurs jeux, grâce auxquels les jours passaient avec une rapidité qu’ils estimaient déplorable.

Si, par un référendum, on eût consulté les émigrants, Dick et Sand eussent probablement été les seuls de cet avis. Autant le temps leur semblait court, autant il semblait long aux autres, confinés le plus souvent dans leurs inconfortables demeures.

Bien entendu, il convient de faire exception pour Lewis Dorick et son cortège de chapardeurs. Pour ceux-ci, l’hivernage s’écoulait agréablement. Ces malins avaient résolu la question sociale. Ils vivaient comme en pays conquis, ne se privant de rien, thésaurisant même, en vue de mauvais jours possibles.

C’était merveille que leurs victimes fissent preuve d’une telle longanimité. Il en était ainsi cependant. Les exploités représentaient assurément le nombre, mais ils l’ignoraient, et il ne leur venait même pas à la pensée de grouper leurs forces éparses. La bande de Dorick formait au contraire un faisceau compact et s’imposait par la peur à chaque émigrant individuellement. En fait, personne n’osait résister aux exactions de ces tyrans.

Par des moyens moins répréhensibles, une cinquantaine d’autres naufragés avaient également réussi à lutter contre la dépression qui résultait de cette vie stagnante. Sous la direction de Karroly, ils occupaient leurs loisirs à pourchasser les loups marins.

C’est un difficile métier que celui de louvetier. Après avoir attendu patiemment que les amphibies, dont la méfiance est très grande, s’aventurent sur le rivage, il faut faire en sorte de les cerner sans leur laisser le temps de prendre la fuite. L’opération ne va pas sans risques, ces animaux choisissant toujours les points les plus escarpés pour s’y livrer à leurs ébats.

Bien guidés par Karroly, les chasseurs obtinrent un brillant succès. Ils firent un butin considérable de loups marins, dont la graisse pouvait être utilisée pour l’éclairage et le chauffage, et dont les peaux assureraient un bénéfice important, au jour du rapatriement.

Abstraction faite de ces énergiques, les émigrants, très déprimés, préféraient se terrer frileusement dans leurs demeures. La température n’était pas excessive pourtant. Pendant la période la plus froide, qui s’étendit du 15 juillet au 15 août, le minimum thermométrique fut de douze degrés, et la moyenne de cinq degrés au-dessous de zéro. Les affirmations du Kaw-djer étaient donc justifiées, et la vie dans cette région n’aurait rien eu de particulièrement cruel, n’eût été la fréquence du mauvais temps et la pénétrante humidité qui en était la conséquence.

Cette humidité perpétuelle avait de déplorables résultats au point de vue hygiénique. Les maladies se multipliaient. Le Kaw-djer arrivait généralement à les enrayer, mais il n’en était pas ainsi quand elles se développaient dans des organismes affaiblis, et par suite incapables de réagir. Au cours de l’hiver, il se produisit pour cette raison huit décès, dont Lewis Dorick dut être désolé, car ils frappèrent en majorité dans la partie de la population qui se laissait le plus bénévolement mettre à contribution.

Un de ces décès désespéra Dick et Sand. Ce fut celui de Marcel Norely. Le petit infirme ne put résister à ce rude climat. Sans souffrance, sans agonie, il s’éteignit un soir en souriant.

Les survivants ne semblaient pas fort émus de ces disparitions. Outre qu’elles étaient en quelque sorte noyées dans la foule, on se flatte volontiers d’échapper personnellement aux malheurs du voisin. L’annonce d’une mort nouvelle n’interrompait qu’un instant leur léthargie. A vrai dire, ils paraissaient ne plus avoir de vitalité, hormis pour s’égosiller dans des disputes aussi violentes d’expression que futiles dans leur principe.

La fréquente répétition de ces querelles inspirait au Kaw-djer d’amères réflexions. Il était trop intelligent pour ne pas voir les choses sous leur vrai jour, trop sincère pour échapper aux conséquences logiques de ses observations.

Dans cette réunion fortuite d’hommes venus de tous les points du monde, la maîtresse passion était décidément la haine. Non pas la haine blâmable encore, du moins logique, qui gonfle le cœur de celui qui souffrit un grave et injuste dommage, mais une haine réciproque et latente, essentielle pour ainsi dire, qui, dans une catastrophe si exceptionnelle, et tout réduits qu’ils fussent aux dernières limites du malheur, et toutes pareilles que fussent leurs destinées sans joie, les jetait pour des riens les uns contre les autres, comme si la nature mêlait aux germes de vie un obscur, un impérieux instinct de détruire ce qu’elle crée.

La veulerie de ses compagnons frappait aussi le Kaw-djer. A peine si quelques-uns, tels que les quatre familles dissidentes et les chasseurs de loups marins, avaient eu le courage de réagir. Les autres se laissaient aller au jour le jour. Ils avaient pitance et logis. Ils n’en demandaient pas davantage. Aucun besoin de lutter contre la matière pour la soumettre à leur volonté, aucun désir d’améliorer leur sort au prix d’un effort, aucune prévision d’avenir. Esclaves dociles, disposés à exécuter ce qu’on leur commanderait, ils ne faisaient rien de leur initiative propre, et s’en remettaient à autrui du soin de décider pour eux.

Le Kaw-djer ne pouvait méconnaître enfin cette lâcheté générale, qui permettait à un petit nombre de dominer une majorité immense, qui créait quelques rares exploiteurs aux dépens d’un troupeau d’exploités.

L’homme est-il donc ainsi? Ces lois imparfaites qui le contraignent à penser et à tirer parti de son intelligence contre la force brute des choses, qui tendent à limiter le despotisme des uns et l’esclavage des autres, qui tiennent en bride les instincts haineux, ces lois sont-elles donc nécessaires, et est-elle nécessaire l’autorité qui les applique?

Le Kaw-djer n’en était pas encore à répondre par l’affirmative à une pareille question, mais qu’il pût seulement se la poser, cela suffisait à indiquer quelle transformation s’opérait dans sa pensée. Il était obligé de s’avouer que l’homme se montrait fort différent, dans la réalité, de la créature idéale qu’il s’était complu à imaginer de toutes pièces. Il n’y avait rien d’absurde a priori, par conséquent, à admettre qu’il fût bon de le protéger contre lui-même, contre sa faiblesse, son avidité et ses vices, ni à professer, chacun réclamant cette protection dans son intérêt propre, que les lois ne fussent en somme que l’expression transactionnelle des aspirations individuelles, comme serait en mécanique la résultante de forces divergentes.

Pris dans l’inextricable réseau de prescriptions qui ligottent les citoyens du Vieux Monde, lorsque, avant de s’exiler en Magellanie, il avait vécu parmi eux, le Kaw-djer n’avait ressenti que la gêne imposée par l’amas formidable des lois, des ordonnances, des décrets, et leur incohérence, leur caractère trop souvent vexatoire l’avaient aveuglé sur la nécessité supérieure de leur principe. Mais, à présent, mêlé à ce peuple placé par le sort dans des conditions voisines de l’état primitif, il assistait, comme un chimiste penché sur son fourneau, à quelques-unes des incessantes réactions qui s’opèrent dans le creuset de la vie. A la lumière d’une telle expérience, cette nécessité commençait à lui apparaître, et les bases de sa vie morale en étaient ébranlées. Toutefois, le vieil homme se débattait en lui. S’il ne pouvait empêcher sa raison d’évoluer, son tempérament libertaire protestait. A tout instant, le problème se posait à son esprit, et c’était alors la bataille des arguments, ceux-là étayant sa doctrine, ceux-ci la sapant sans relâche. Lutte incessante, lutte cruelle, dont il était déchiré et meurtri.

Plus encore peut-être que l’imperfection des hommes, leur impuissance à rompre avec leur routine habituelle était, pour le Kaw-djer, un sujet d’étonnement. Sur cette côte déserte, à ces confins du monde, les naufragés n’avaient rien abandonné de leurs idées antérieures. Les principes, voire les conventions et les préjugés qui régissaient leur vie d’autrefois, gardaient sur eux le même empire. La notion de propriété, notamment, restait un article de foi. Pas un qui ne dit comme la chose la plus naturelle du monde: «Ceci est à moi», et nul n’avait conscience du comique intense—comique tellement éblouissant pour les yeux d’un philosophe libertaire!—de cette prétention d’un être si fragile et si périssable à monopoliser pour lui, pour lui tout seul, une fraction quelconque de l’univers. Quelque absurde que l’estimât le Kaw-djer, cette prétention était cependant ancrée dans leurs cerveaux, et ils n’en démordaient pas. Personne ne consentait à se séparer au profit d’autrui du plus misérable des objets en sa possession, qu’en échange d’une contre-valeur, objet d’une autre nature ou service rendu. Dans tous les cas, il s’agissait d’une vente. Donner, le mot semblait rayé de leur vocabulaire et la chose de leur esprit.

Le Kaw-djer songeait que ses amis les Fuégiens, dont les hordes errantes sillonnent les terres magellaniques, eussent été bien surpris de pareilles théories, eux qui n’ont jamais rien possédé que leur personne.

Lors de ces échanges, ou, pour employer le mot juste, de ces ventes qui se renouvelaient constamment, il arrivait que le cédant n’eût besoin d’aucun service, ni d’aucun des objets possédés par l’autre partie. Dans ce cas, l’or servait à conclure la transaction. Le Kaw-djer admirait grandement cette pérennité de la valeur de l’or. Ce métal est, cependant, un bien imaginaire, il ne se mange pas, il ne peut servir à protéger contre le froid ni contre la pluie, et pourtant il est convoité à l’égal des biens réels qui possèdent ces avantages. Quel étrange et merveilleux phénomène que l’humanité entière s’incline, d’un consentement unanime, devant une matière essentiellement inutile et dont la convention générale fait tout le prix! Les hommes, en cela, ne sont-ils pas semblables à des enfants, qui, par manière de jeu, vendent sérieusement de petits cailloux que leur imagination transforme en objets précieux? Pour que le jeu finît, il suffirait que l’un d’eux découvrît et proclamât que ces objets précieux ne sont en vérité que des cailloux.

Certes, le Kaw-djer ne niait pas, le principe de la propriété étant admis, la commodité qui résultait de l’emploi d’une valeur arbitraire représentative de toutes les autres. Mais cette commodité n’allait pas, à ses yeux, sans un inconvénient beaucoup plus grave que l’avantage n’était précieux. C’est l’or qui, dans le régime de la propriété individuelle, permet la création et l’accroissement perpétuel des fortunes. Sans lui, les hommes, tous dans un état médiocre il est vrai, seraient du moins à peu près pareils. C’est grâce à lui qu’une seule et même main peut contenir en puissance tant de pouvoir et tant de plaisirs, tandis que d’innombrables êtres, pour en recevoir quelques parcelles, consentent à subir ce pouvoir et à procurer ces plaisirs auxquels ils n’auront point de part.

Le Kaw-djer se trompait assurément. L’or n’est qu’un moyen de satisfaire le besoin d’acquérir inhérent à la nature de l’homme. A défaut de ce moyen, il en eût imaginé un autre, qui eût présenté une même proportion d’inconvénients et d’avantages, et, dans tous les cas, il eût été ce qu’il est, un être illogique et divers, où se rencontrent à doses égales le meilleur et le pire.

Tels étaient, entre cent autres, les arguments pour et contre qui se heurtaient dans le cerveau du Kaw-djer, comme des soldats sur un champ de bataille. Le temps était passé où le droit à une liberté intégrale avait à ses yeux la force d’un dogme. Maintenant, ses maximes libertaires avaient perdu leur apparence de certitude irréfragable. Il en arrivait à discuter avec lui-même la nécessité de l’autorité et d’une hiérarchie sociale.

Les faits devaient se charger de lui fournir de nouvelles raisons en faveur de l’affirmative, en lui prouvant qu’il existe, parmi les hommes, comme parmi les animaux, de véritables bêtes fauves, dont il est nécessaire de juguler les dangereux instincts. Capables de tout pour satisfaire la passion qui les domine, de tels êtres sèmeraient, en effet, la désolation et la mort autour d’eux, sans la loi qui leur crie: halte-là!

Un drame de ce genre, drame poignant à coup sûr, puisque la faim, ce besoin primordial de tout organisme vivant, en était le ressort, se jouait précisément alors dans la maison occupée par Patterson en compagnie de Long et de Blaker, ce pauvre diable que la nature ironique avait doué de l’insatiable appétit catalogué en pathologie sous le nom de boulimie.

Ainsi que tout le monde, Blaker, au moment de la distribution, avait reçu sa part de vivres, mais, en raison de sa voracité maladive, cette part, prévue pour quatre mois, avait été épuisée en moins de deux. Depuis, comme par le passé, plus encore même que par le passé, il connaissait les tortures de la faim.

Sans doute, s’il eût été d’un naturel moins timide, il aurait aisément trouvé un remède à ses souffrances. Il aurait suffi d’un mot à Hartlepool ou au Kaw-djer pour qu’un supplément de nourriture lui fût distribué. Mais Blaker, peu avantagé au point de vue intellectuel, était bien loin de songer à une démarche si audacieuse. Placé, dès sa naissance, tout au bas de l’échelle sociale, son malheur avait depuis longtemps cessé de l’étonner, et il ne connaissait plus que cette passivité résignée qui est l’ultime ressource des misérables. Peu à peu, il avait pris l’habitude d’obéir comme un fétu impalpable à des forces irrésistibles dont il n’essayait même pas d’imaginer la nature, et c’est pourquoi il n’aurait jamais conçu le fol espoir de modifier d’une manière quelconque la distribution des vivres qu’il supposait avoir été ordonnée par une de ces forces supérieures.

Plutôt que de se plaindre, il fût mort d’inanition, si Patterson n’était venu à son secours.

L’Irlandais n’avait pas été sans remarquer avec quelle rapidité son compagnon consommait les aliments mis à sa disposition, et cette observation lui avait aussitôt fait entrevoir la possibilité d’une opération avantageuse. Tandis que Blaker dévorait, Patterson se rationna, au contraire. Poussant aux dernières limites ses instincts de sordide avarice, il se nourrit à peine, se priva du nécessaire, allant jusqu’à ramasser sans vergogne les restes dédaignés par les autres.

Le jour vint où Blaker n’eut plus rien à manger. C’était le moment qu’attendait Patterson. Sous couleur de lui rendre service, il proposa à son compagnon de lui rétrocéder à prix débattu une partie de ses provisions. Marché accepté d’enthousiasme, et aussitôt exécuté que conclu; marché qui se répéta à l’infini, tant que l’acheteur eut de l’argent, le vendeur prétextant de la rareté croissante des vivres pour augmenter graduellement ses prix. Par exemple, les poches de Blaker vidées, Patterson changea de ton. Il ferma incontinent boutique, sans accorder la plus légère attention aux regards éperdus du malheureux qu’il condamnait ainsi à mourir de faim.

Considérant son malheur comme un nouvel effet de la force des choses, celui-ci ne se plaignit pas plus qu’auparavant. Écroulé dans un coin, comprimant à deux mains son estomac torturé, il laissa passer les heures, immobile, ne trahissant ses sensations cruelles que par les tressaillements de son visage. Patterson le considérait d’un œil sec. Qu’importait que souffrît, qu’importait que mourût un homme qui ne possédait plus rien?

La douleur eut enfin raison de la résignation du patient. Après quarante-huit heures de supplice, il sortit en chancelant, erra dans le campement, disparut...

Un soir, le Kaw-djer, en regagnant son ajoupa, heurta du pied un corps étendu. Il se pencha et secoua le dormeur qui ne répondit que par un gémissement. Le dormeur était un malade. Après l’avoir ranimé avec quelques gouttes d’un cordial, le Kaw-djer l’interrogea:

«Qu’avez-vous? demanda-t-il.

—J’ai faim, répondit Blaker d’une voix faible.

Le Kaw-djer fut abasourdi.

—Faim!... répéta-t-il. N’avez-vous pas reçu votre part de vivres comme tout le monde?»

Blaker, alors, en phrases hachées, lui raconta brièvement sa triste histoire. Il lui dit sa maladie et le besoin morbide de manger qui en était la conséquence, comment, ses provisions épuisées, il avait vécu en achetant celles de Patterson, comment et pourquoi enfin celui-ci l’avait laissé, depuis trois jours, agoniser.

Le Kaw-djer écoutait avec stupéfaction cet incroyable récit. Il s’était donc trouvé un homme pour avoir le courage de se livrer à cet affreux négoce, un homme qui, en dépit de tous les drames et de tous les cataclysmes, avait conservé intacte une si effroyable avidité! Marchand voleur qui avait menti afin de pouvoir céder contre espèces ce que d’autres que lui eussent donné, marchand éhonté qui avait impitoyablement vendu la vie à son semblable!

Le Kaw-djer garda ses réflexions pour lui. Quelle que fût l’infamie du coupable, mieux valait la laisser impunie, plutôt que de créer, en la dévoilant, une cause supplémentaire de discorde. Il se contenta de faire délivrer de nouvelles provisions à Blaker, en l’assurant qu’on lui en donnerait à l’avenir autant qu’il serait nécessaire.

Mais le nom de Patterson resta gravé dans sa mémoire, et l’individu qui le portait demeura pour lui le prototype de ce que l’âme humaine peut contenir de plus abject. Aussi ne fut-il pas surpris quand, trois jours plus tard, Halg prononça ce même nom à propos d’une autre histoire presque aussi répugnante que la première.

Le jeune homme revenait de sa visite quotidienne à Graziella. Dès qu’il aperçut le Kaw-djer, il courut à sa rencontre.

«Je sais, lui dit-il d’une haleine, qui fournit l’alcool à Ceroni.

—Enfin!... dit le Kaw-djer avec satisfaction. Qui est-ce?

—Patterson.

—Patterson!...

—Lui-même, affirma Halg. Tout à l’heure, je l’ai vu lui remettre du rhum. Je m’explique maintenant pourquoi ils sont si bons amis, tous les deux.

—Tu es sûr de ne pas te tromper? insista le Kaw-djer.

—Absolument. Le plus curieux, c’est que Patterson ne donne pas sa marchandise. Il la vend, et même assez cher. J’ai entendu leur discussion. Ceroni se plaignait. Il disait que toutes ses économies étaient passées dans la poche de Patterson et qu’il n’avait plus rien. L’autre ne répondait pas, mais il paraissait peu disposé à continuer, du moment que c’était gratuitement.

Halg s’arrêta un instant, puis s’écria avec colère:

—Si Ceroni n’a plus d’argent, il est capable de tout. Que vont devenir sa femme et sa fille?

—On avisera, répondit le Kaw-djer.

Et, après une pause:

—Puisque nous avons entamé ce sujet, dit-il d’un ton d’affectueux reproche, épuisons-le. Si je n’ai jamais voulu t’en parler, je n’ignore pas quels sont tes rêves. Où te mèneront-ils, mon garçon?

Halg, les yeux baissés, garda le silence. Le Kaw-djer reprit:

—Dans peu de temps, dans un mois peut-être, tous ces gens-là vont disparaître de notre vie. Graziella comme les autres.

—Pourquoi ne resterait-elle pas avec nous? objecta le jeune Fuégien en relevant la tête.

—Et sa mère?

—Sa mère aussi, bien entendu.

—Crois-tu qu’elle consentirait à quitter son mari? objecta le Kaw-djer.

Halg eut un geste violent.

—Il faudra quelle y consente! affirma-t-il d’une voix sourde.

Le Kaw-djer hocha la tête d’un air de doute.

—Graziella m’aidera à la persuader. Pour elle, son parti est pris. Elle est décidée à rester ici, si vous le permettez. Non seulement elle est lasse de la vie que lui fait son père, mais il y a aussi des émigrants dont elle a peur.

—Peur?... répéta le Kaw-djer surpris.

—Oui. Patterson d’abord. Voilà un mois qu’il tourne autour d’elle, et, s’il a vendu du rhum à Ceroni, c’est pour mettre celui-ci dans son jeu. Depuis quelques jours, il y en a un autre, un nommé Sirk, un de la bande à Dorick. C’est le plus à craindre de tous.

—Qu’a-t-il fait?

—Graziella ne peut sortir sans le rencontrer. Il l’a abordée et lui a parlé grossièrement. Elle l’a remis à sa place, et Sirk l’a menacée. C’est un homme dangereux. Graziella en a peur. Heureusement, je suis là!

Le Kaw-djer sourit de cette explosion de juvénile vanité. Du geste, il apaisa son pupille.

—Calme-toi, Halg, calme-toi. Attendons le jour du départ et nous verrons alors comment les choses tourneront. D’ici là je te recommande le sang-froid. La colère est, non seulement inutile, mais nuisible. Souviens-toi que la violence n’a jamais produit rien de bon et qu’il n’est pas de cas, sauf quand on est forcé de se défendre, où l’on soit excusable d’y recourir.»

Les soucis du Kaw-djer furent accrus par cette conversation. Outre l’ennui de voir Halg engagé dans cette fâcheuse aventure, il comprenait que l’intervention de rivaux allait encore compliquer les choses, en excitant la jalousie du premier en date et en provoquant peut-être des scènes regrettables.

En ce qui concernait la question de l’alcool, la découverte de Halg n’avait fait que déplacer la difficulté sans la résoudre. On avait découvert le fournisseur de Ceroni. Mais où ce fournisseur se procurait-il l’alcool qu’il vendait? Patterson, dont il connaissait l’abominable nature, possédait-il un stock en réserve quelque part? C’était peu croyable. En admettant qu’il eût réussi, malgré la sévérité des règlements et la surveillance du capitaine Leccar, à embarquer une pacotille prohibée au départ, où l’eût-il cachée depuis le naufrage? Non, il puisait nécessairement dans la cargaison du Jonathan. Mais par quel moyen, puisqu’elle était gardée nuit et jour? Que le voleur fût Ceroni ou Patterson, la difficulté restait la même.

Les jours suivants n’amenèrent pas la solution du problème. Tout ce qu’il fut possible de constater, c’est que Lazare Ceroni continuait à s’enivrer comme par le passé.

Le temps s’écoula. On arriva au 15 septembre. Les réparations de la Wel-Kiej furent terminées à cette date. La chaloupe était remise en bon état au moment où la mer allait redevenir praticable.

La longueur croissante des jours annonçait l’équinoxe du printemps. Dans une semaine, on en aurait fini avec l’hiver.

Toutefois, avant de céder la place, la mauvaise saison eut un retour offensif. Pendant huit jours, un ouragan plus violent que ceux qui l’avaient précédé hurla sur l’île Hoste, obligeant les émigrants à se terrer une dernière fois. Puis le beau temps revint, et aussitôt la nature endormie commença à se réveiller.

Au début d’octobre, le campement reçut la visite de quelques Fuégiens. Ces indigènes se montrèrent très surpris de trouver l’île Hoste habitée par une si nombreuse population. Le naufrage du Jonathan, survenu au début de la période hivernale, était, en effet, resté inconnu des Indiens de l’archipel. Nul doute que la nouvelle ne s’en répandît désormais rapidement.

Les émigrants n’eurent qu’à se louer de leurs rapports avec ces quelques familles de Pêcherais. Par contre, il n’est pas certain que ceux-ci en eussent pu dire autant. Il y eut, en très petit nombre il est vrai, des civilisés, tels que les frères Moore, par exemple, qui crurent devoir affirmer la supériorité qu’ils s’attribuaient en se montrant brutaux et grossiers envers ces sauvages inoffensifs. L’un d’eux alla même plus loin et poussa la cupidité au point d’être tenté par les misérables richesses de cette horde vagabonde. Le Kaw-djer, attiré par des cris d’appel, dut un jour venir au secours d’une jeune Fuégienne que malmenait ce même Sirk dont Halg avait prononce le nom. Le lâche individu cherchait à s’emparer des anneaux de cuivre dont la jeune fille ornait ses poignets, et qu’il s’imaginait être en or. Rudement châtié, il se retira l’injure à la bouche. C’était, tous comptes faits, le deuxième émigrant qui se déclarait ouvertement l’ennemi du Kaw-djer.

Celui-ci avait vu arriver avec grand plaisir ses amis Fuégiens. Il retrouvait en eux sa clientèle et, à leur empressement, à leurs témoignages de reconnaissance, on voyait quelle affection, on pourrait dire quelle adoration les mettait à ses pieds. Un jour,—on était alors le 15 octobre—Harry Rhodes ne put lui cacher combien le touchait la conduite de ces pauvres gens.

«Je comprends, lui dit-il, que vous soyez attaché à ce pays où vous faites œuvre si humaine, et que vous ayez hâte de retourner au milieu de ces tribus. Vous êtes un dieu pour elles...

—Un dieu?... interrompit le Kaw-djer. Pourquoi un dieu? Il suffit d’être un homme pour faire le bien!

Harry Rhodes, sans insister, se borna à répondre:

—Soit, puisque ce mot vous révolte. Je dirai donc, pour exprimer autrement ma pensée, qu’il n’eût tenu qu’à vous de devenir roi de la Magellanie, au temps où elle était indépendante.

—Les hommes, ne fussent-ils que des sauvages, répliqua le Kaw-djer, n’ont aucun besoin d’un maître... D’ailleurs, un maître, les Fuégiens en ont un maintenant...

Le Kaw-djer avait prononcé ces derniers mots presque à voix basse. Il semblait plus préoccupé que d’habitude. Les quelques paroles échangées lui rappelaient quelle serait l’incertitude de sa destinée, le jour prochain où il devrait se séparer de cette honnête famille qui avait réveillé en lui les instincts de sociabilité si naturels à l’homme. Ce serait pour lui un chagrin profond de quitter cette femme si dévouée dont il avait pu apprécier la charitable bonté, son mari, d’un caractère si sincère et si droit, devenu pour lui un ami, ces deux enfants, Edward et Clary, auxquels il s’était attaché. Ce chagrin, la famille Rhodes l’éprouverait au même degré. Leur désir à tous eût été que le Kaw-djer consentit à les suivre dans la colonie africaine, où il serait apprécié, aimé, honoré comme à l’île Hoste. Mais Harry Rhodes n’espérait pas l’y décider. Il comprenait que ce n’était pas sans motifs graves qu’un tel homme avait rompu avec l’humanité, et le mot de cette étrange et mystérieuse existence lui échappait encore.

—Voici l’hiver achevé, dit Mme Rhodes abordant un autre sujet, et vraiment il n’aura pas été trop rigoureux...

—Et nous constatons, ajouta Harry Rhodes en s’adressant au Kaw-djer, que le climat de cette région est bien tel que nous l’avait affirmé notre ami. Aussi plusieurs d’entre nous auront-ils quelque regret de quitter l’île Hoste.

—Alors ne la quittons pas, s’écria le jeune Edward, et fondons une colonie en terre magellanique!

—Bon! répondit en souriant Harry Rhodes, et notre concession du fleuve Orange?... Et nos engagements avec la Société de colonisation?... Et le contrat avec le Gouvernement portugais?...

—En effet! approuva le Kaw-djer d’un ton quelque peu ironique, il y a le Gouvernement portugais... Ici, d’ailleurs, ce serait le Gouvernement chilien. L’un vaut l’autre.

—Neuf mois plus tôt... commença Harry Rhodes.

—Neuf mois plus tôt, interrompit le Kaw-djer, vous auriez abordé une terre libre, à laquelle un traité maudit a volé son indépendance.

Le Kaw-djer, les bras croisés, la tête redressée, portait ses regards dans la direction de l’Est, comme s’il se fût attendue à voir apparaître, venant de l’océan Pacifique en contournant la Pointe de la presqu’île Hardy, le navire promis par le gouverneur de Punta-Arenas.

Le moment fixé était arrivé. On allait entrer dans la seconde quinzaine d’octobre. La mer, cependant, restait déserte.

Les naufragés commençaient à concevoir de ce retard des inquiétudes assez justifiées. Certes ils ne manquaient de rien. Les réserves de la cargaison étaient loin d’être épuisées et ne le seraient pas avant de longs mois encore. Mais enfin ils n’étaient pas à destination, ils n’entendaient pas se résigner à un second hivernage, et déjà quelques-uns parlaient de renvoyer la chaloupe à Punta-Arenas.

Tandis que le Kaw-djer s’oubliait dans ses tristes pensées, Lewis Dorick et une dizaine de ses compagnons ordinaires vinrent à passer, bruyants et provocateurs, au retour d’une excursion dans l’intérieur de l’île. Cette famille Rhodes justement respectée dans ce petit monde, ce Kaw-djer dont on ne pouvait nier l’influence, ils n’avaient jamais caché les mauvais sentiments qu’ils leur inspiraient. Harry Rhodes le savait, d’ailleurs, et le Kaw-djer ne l’ignorait pas.

—Voilà des gens, dit le premier, que je laisserais ici sans regret. Il n’y a rien de bon à attendre de leur part. Ils seront une cause de trouble dans notre nouvelle colonie. Ils ne veulent admettre aucune autorité et ne rêvent que le désordre... Comme si ordre et autorité ne s’imposaient pas à toute réunion d’hommes.»

Le Kaw-djer ne répondit pas, soit qu’il n’eût pas entendu, tant il était absorbé dans ses pensées, soit qu’il voulût ne pas répondre.

Ainsi, la conversation tournait, quoi qu’on fît, dans le même cercle, et l’on en revenait toujours à des considérations sociales sur lesquelles un accord était impossible.

Harry Rhodes, en constatant le silence du Kaw-djer, regrettait d’avoir maladroitement abordé un pareil sujet, quand Hartlepool pénétra dans la tente et fit diversion.

«Je voudrais vous parler, Monsieur, dit-il en s’adressant au Kaw-djer.

—Nous vous laissons..., commença Harry Rhodes.

—Inutile, interrompit le Kaw-djer qui, se tournant vers le maître d’équipage, ajouta: Qu’avez-vous à me dire, Hartlepool?

—J’ai à vous dire, répondit celui-ci, que je suis fixé au sujet de l’alcool.

—C’est donc bien celui du Jonathan qui est vendu à Ceroni?

—Oui.

—Il y a par conséquent des coupables?

—Deux: Kennedy et Sirdey.

—Vous en avez la preuve?

—Irréfutable.

—Quelle preuve?

—Voilà. Du jour où vous m’avez parlé de Patterson, j’ai eu de la méfiance. Ceroni est incapable d’avoir une idée tout seul, mais Patterson est un finaud. J’ai donc fait surveiller le particulier...

—Par qui? interrompit, en fronçant le sourcil, le Kaw-djer qui répugnait à l’espionnage.

—Par les mousses, répondit Hartlepool. Ils ne sont pas bêtes non plus, et ils ont déniché le pot aux roses. Ils ont pincé en flagrant délit Kennedy hier et Sirdey ce matin, au moment où, profitant de l’inattention de leur compagnon de garde, ils vidaient une moque de rhum dans la gourde de Patterson.

Le souvenir du martyre de Tullia et de Graziella, et aussi la pensée de Halg, firent oublier pour un instant au Kaw-djer ses doctrines libertaires.

—Ce sont des traîtres, dit-il. Il faut sévir contre eux.

—C’est aussi mon avis, approuva Hartlepool, et c’est pourquoi je suis venu vous chercher.

—Moi?... Pourquoi ne pas faire le nécessaire vous-même?

Hartlepool secoua la tête, en homme qui voit clairement les choses.

—Depuis la perte du Jonathan, je n’ai plus d’autre autorité que celle qu’on veut bien me reconnaître, expliqua-t-il. Ceux-là ne m’écouteraient pas.

—Pourquoi m’écouteraient-ils davantage?

—Parce qu’ils vous craignent.

Le Kaw-djer fut très frappé de la réponse. Quelqu’un le craignait donc? Ce ne pouvait être qu’à cause de sa force supérieure. Toujours le même argument: la force, à la base des premiers rapports sociaux.

—J’y vais,» dit-il d’un air sombre.

Il se dirigea en droite ligne vers la tente qui abritait la cargaison du Jonathan. Kennedy précisément venait de reprendre la garde.

«Vous avez trahi la confiance qu’on avait en vous... prononça sévèrement le Kaw-djer.

—Mais, Monsieur... balbutia Kennedy.

—Vous l’avez trahie, affirma le Kaw-djer d’un ton froid. A partir de cet instant, Sirdey et vous ne faites plus partie de l’équipage du Jonathan.

—Mais... voulut encore protester Kennedy.

—J’espère que vous ne vous le ferez pas répéter.

—C’est bon, Monsieur... c’est bon... bégaya Kennedy, retirant humblement son béret.

A ce moment, derrière le Kaw-djer, une voix demanda:

—De quel droit donnez-vous des ordres à cet homme?

Le Kaw-djer se retourna et aperçut Lewis Dorick qui, en compagnie de Fred Moore, avait assisté à l’exécution de Kennedy.

—Et de quel droit m’interrogez-vous? répondit-il d’une voix hautaine.

Se voyant soutenu, Kennedy avait remis son béret. Il ricanait avec insolence.

—Si je ne l’ai pas, je le prends, riposta Lewis Dorick. Ce ne serait pas la peine d’habiter une île Hoste pour y obéir à un maître.

Un maître!... Il se trouvait quelqu’un pour accuser le Kaw-djer d’agir en maître!

—Eh!... c’est assez la coutume de Monsieur, intervint Fred Moore, en prononçant ce dernier mot avec emphase. Monsieur n’est pas comme les autres, sans doute. Il commande, il tranche... Monsieur est l’empereur, peut-être?

Le cercle se resserra autour du Kaw-djer.

—Cet homme, dit Dorick de sa voix cinglante, n’est tenu d’obéir à personne. Il reprendra, si cela lui plaît, sa place dans l’équipage.

Le Kaw-djer garda le silence, mais, ses adversaires faisant un nouveau pas en avant, il serra les poings.

Allait-il donc être obligé de se défendre par la force? Certes, il ne craignait pas de tels ennemis. Ils étaient trois. Ils auraient pu être dix. Mais quelle honte qu’un être pensant fût obligé d’employer les mêmes arguments que la brute!

Le Kaw-djer n’en fut pas réduit à cette extrémité. Harry Rhodes et Hartlepool l’avaient suivi, prêts à lui prêter main forte. Ils apparaissaient au loin. Dorick, Moore et Kennedy battirent aussitôt en retraite.

Le Kaw-djer les suivait d’un regard attristé, quand des vociférations éclatèrent du côté de la rivière. Il se porta dans cette direction avec ses deux compagnons. Ils ne tardèrent pas à distinguer un groupe nombreux d’où s’élevaient les cris qui avaient attiré leur attention. Presque tous les émigrants semblaient être réunis au même point en une foule serrée que de grands remous faisaient ondoyer. Au-dessus de la foule, des poings étaient brandis en gestes de menace. Quelle pouvait être la cause de ces troubles qui ressemblaient fort à une émeute?

Il n’en existait point. Ou du moins la cause initiale était d’une telle insignifiance et remontait si loin, que nul des belligérants n’eût été capable de la dire.

Cela avait commencé six semaines plus tôt, à propos d’un objet de ménage qu’une femme prétendait avoir prêté à une autre qui, de son côté, soutenait l’avoir rendu. Qui avait raison? Personne ne le savait. De fil en aiguille, les deux femmes avaient fini par s’injurier abondamment pour ne s’arrêter qu’à bout de souffle. Trois jours plus tard, la dispute avait repris, en s’aggravant, car les maris, cette fois, s’en étaient mêlés. D’ailleurs, il n’était plus question de la cause première du litige. Déjà on avait perdu de vue l’origine de l’animosité, mais l’animosité subsistait. Pour lui obéir, par simple besoin de nuire, les quatre adversaires s’étaient reproché toutes les abominations de la terre, s’accusant réciproquement d’un grand nombre de mauvaises actions, parfois imaginaires, qu’ils faisaient sortir des ombres du passé. Plus une trouvaille était cruelle, plus elle rendait fier son auteur, et chacun s’enorgueillissait du mal qu’il faisait aux autres. «Eh bien! et moi?... Vous avez vu, quand je lui ait dit...», cette forme de discours devait souvent revenir dans leurs conversations ultérieures.

L’escarmouche, toutefois, n’avait pas été plus loin, mais ensuite les langues ne s’étaient plus arrêtées. Auprès de leurs amis respectifs, les deux partis s’étaient livrés à un débinage en règle allant, suivant une marche progressive, des appréciations méprisantes et des insinuations, aux médisances et aux calomnies. Ces propos, répétés complaisamment aux oreilles des intéressés avaient déchaîné la tempête. Les hommes en étaient venus aux mains, et l’un d’eux avait eu le dessous. Le lendemain, le fils du vaincu avait prétendu venger son père, et il en était résulté une seconde bataille plus sérieuse que la précédente, les habitants des deux maisons où logeaient les combattants n’ayant pu résister au désir d’intervenir dans la querelle.

La guerre ainsi déclarée, les deux groupes avaient fait une active propagande, chacun recrutant des partisans. Maintenant, la majorité des émigrants se trouvait divisée en deux camps. Mais, à mesure que les armées étaient devenues plus nombreuses, le débat avait augmenté d’ampleur. Nul ne se souvenait plus de l’origine du litige. On discutait présentement sur la destination qu’il conviendrait d’adopter, lorsqu’on serait embarqué sur le navire de rapatriement. Continuerait-on à voguer vers l’Afrique? Ne vaudrait-il pas mieux au contraire retourner en Amérique? Tel était désormais le sujet de la dispute. Par quel chemin sinueux en était-on arrivé, parti d’un vulgaire objet de ménage, à débattre cette grave question? C’était un impénétrable mystère. Au surplus, on était convaincu de n’avoir jamais discuté autre chose, et les deux thèses en présence étaient défendues avec une égale passion. On s’abordait, on se quittait, après s’être jeté à la tête, en manière de projectiles, des arguments pour et contre, tandis que les cinq Japonais, unis en un groupe paisible à quelques mètres de la foule bourdonnante, regardaient avec étonnement leurs compagnons enfiévrés.

Ferdinand Beauval, tout guilleret de se sentir dans son élément, essayait en vain de se faire entendre. Il allait de l’un à l’autre, il se multipliait en pure perte. On ne l’écoutait pas. Personne d’ailleurs n’écoutait personne. Tout se passait en altercations particulières, chaque murmure partiel se fondant en une harmonie générale dont la tonalité montait de minute en minute. L’orage n’était pas loin. La foudre allait tomber. Le premier qui frapperait déclencherait ipso facto tous les poings, et la scène menaçait de finir par un pugilat général...

Comme une petite pluie abat parfois un grand vent, ainsi que l’assure le proverbe, il suffit d’un seul homme pour calmer cette exaspération un peu superficielle. Cet homme, l’un de ces émigrants qui avaient entrepris la chasse des loups marins, accourait de toute la vitesse de ses jambes vers la foule en ébullition. Et, tout en courant, avec de grands gestes d’appel:

«Un navire!... criait-il à pleins poumons. Un navire en vue!...»


VI
LIBRES.

Un navire en vue!... Aucune autre nouvelle n’eût été capable d’émouvoir au même point ces exilés. L’émeute en fut apaisée du coup, et la foule se rua, comme un torrent, vers le rivage. On ne songeait plus à se disputer. On se pressait, on se bousculait silencieusement. En un instant, tous les émigrants furent réunis à l’extrémité de la pointe de l’Est, d’où l’on découvrait une large étendue de mer.

Harry Rhodes et Hartlepool avaient suivi le mouvement général et, non sans émotion, ils ouvraient avidement leurs yeux dans la direction du Sud où une traînée de fumée barrait, en effet, le ciel et annonçait un navire à vapeur.

On n’apercevait pas encore sa coque, mais elle surgit de minute en minute hors de la ligne de l’horizon. Bientôt il fut possible de reconnaître un bâtiment d’environ quatre cents tonneaux, à la corne duquel flottait un pavillon dont l’éloignement empêchait de discerner les couleurs.

Les émigrants échangèrent des regards désappointés. Jamais un bateau d’un aussi faible tonnage ne pourrait embarquer tout le monde. Ce steamer était-il donc un simple cargo-boat de nationalité quelconque, et non le navire de secours promis par le gouverneur de Punta-Arenas?

La question ne tarda pas à être élucidée. Le navire arrivait rapidement. Avant que la nuit ne fût complète, il restait à moins de trois milles dans le Sud.

«Le pavillon chilien,» dit le Kaw-djer, au moment où une risée, tendant l’étamine, permettait d’en distinguer les couleurs.

Trois quarts d’heure plus tard, au milieu de l’obscurité devenue profonde, un bruit de chaînes grinçant contre le fer des écubiers indiqua que le navire venait de mouiller. La foule alors se dispersa, chacun regagnant sa demeure en commentant l’événement.

La nuit s’écoula sans incident. A l’aube, on aperçut le navire à trois encâblures du rivage. Hartlepool consulté déclara que c’était un aviso de la marine militaire chilienne.

Hartlepool ne se trompait pas. Il s’agissait bien d’un aviso chilien, dont, à huit heures du matin, le commandant se fit mettre à terre.

Il fut aussitôt entouré de visages anxieux. Autour de lui, les questions se croisèrent. Pourquoi avait-on envoyé un bateau si petit? Quand viendrait-on enfin les chercher? Ou bien, est-ce donc qu’on avait l’intention de les laisser mourir sur l’île Hoste? Le commandant ne savait auquel entendre.

Sans répondre à cet ouragan de questions, il attendit une accalmie, puis, quand il eut obtenu le silence à grand’peine, il prit la parole d’une voix qui parvint aux oreilles de tous.

Ses premiers mots furent pour rassurer ses auditeurs. Ceux-ci pouvaient compter sur la bienveillance du Chili. La présence de l’aviso prouvait d’ailleurs qu’on ne les avait pas oubliés.

Il expliqua ensuite que, si son Gouvernement avait cru devoir leur envoyer un bâtiment de guerre au lieu du navire de rapatriement promis, c’est qu’il désirait leur soumettre auparavant une proposition qui serait probablement de nature à les séduire, proposition en vérité très singulière et des plus inattendues, que le commandant exposa sans autre préambule.

Mais, pour le lecteur, un préambule ne sera peut-être pas superflu, afin qu’il puisse sainement apprécier la pensée du Gouvernement chilien.

Dans la mise en valeur de la partie ouest et sud de la Magellanie que lui attribuait le traité du 17 janvier 1881, le Chili avait voulu débuter par un coup de maître, en profitant du naufrage du Jonathan et de la présence sur l’île Hoste de plusieurs centaines d’émigrants.

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