Les naufragés du Jonathan
Quand tout fut terminé, quand le mort fut rendu à la terre, le Kaw-djer n’abandonna pas la malheureuse Tullia. Prostrée, accablée, elle semblait à son tour sur le bord de la tombe. Des années et des années au milieu des pires douleurs, elle n’avait vécu que pour aimer, aimer malgré tout celui qui l’abandonnait à mi-côte du calvaire de la vie. Le ressort qui l’avait soutenue étant maintenant brisé, elle s’affaissait, lasse de son inutile effort.
Le Kaw-djer emmena la pauvre femme au Bourg-Neuf, près de Graziella. S’il existait un remède capable de guérir ce cœur déchiré, l’amour maternel accomplirait le miracle.
Inerte, à demi-inconsciente, Tullia se laissa conduire et, chargée de ses humbles richesses, quitta docilement sa maison.
Dans cet état de profond anéantissement, comment eût-elle aperçu Sirk, qu’elle croisa au moment d’atteindre le ponceau réunissant les deux rives?
Le Kaw-djer ne l’aperçut pas davantage. Ignorants de la rencontre, tout deux passèrent en silence.
Mais Sirk les avait vus, lui, et s’était arrêté sur place, le visage pâli par une soudaine fureur. Lazare Ceroni mort, Graziella réfugiée au Bourg-Neuf, Tullia allant s’y fixer à son tour, c’était, il le comprenait, la ruine définitive de ses projets si âprement poursuivis. Longtemps, il suivit des yeux cet homme et cette femme qui s’éloignaient côte à côte. Si le Kaw-djer s’était retourné, il aurait surpris ce regard et peut-être, malgré son courage, eût-il alors connu la peur.
X
DU SANG.
Le défilé de ceux qui venaient se réfugier à Libéria dura interminablement. Pendant tout l’hiver, il en arriva chaque jour. L’île Hoste semblait être un réservoir inépuisable, et on eût dit vraiment qu’elle rendait plus de misérables qu’elle n’en avait reçu. Ce fut au début de juillet que le flot atteignit son maximum, puis il se ralentit de jour en jour, pour cesser définitivement le 29 septembre.
Ce jour-là, on vit encore un émigrant descendre des hauteurs et se traîner péniblement jusqu’au campement. A demi-nu, d’une maigreur de squelette, il était dans un état lamentable. Il s’affaissa en arrivant aux premières maisons.
Pareille aventure était trop ordinaire pour qu’on s’émût outre mesure. On releva le malheureux, on le réconforta, et l’on ne s’occupa plus de lui.
La source, à partir de ce moment, fut tarie. Qu’en fallait-il inférer? Que ceux dont on était sans nouvelles avaient eu meilleure fortune, ou bien qu’ils étaient morts?
Plus de sept cent cinquante colons étaient alors revenus à la côte, au dernier degré, pour la plupart, de la dégradation physique et de l’affaissement moral. Ces organismes affaiblis offraient aux maladies le meilleur des terrains, et le Kaw-djer se surmenait à lutter contre elles. A mesure que l’hiver avançait, les décès se multipliaient. C’était une véritable hécatombe. Hommes, femmes et enfants, jeunes et vieux, la mort les frappait tous indistinctement.
Mais elle avait beau supprimer tant de bouches voraces, il en restait trop encore pour que les provisions du Ribarto fussent suffisantes. Quand Beauval s’était résolu, bien tardivement déjà, à rationner ses administrés, il ne pouvait prévoir que leur nombre augmenterait dans de telles proportions et, lorsqu’il connut son erreur et voulut la réparer, il n’était plus temps. Le mal était fait. Le 25 septembre, le magasin des provisions distribua ses derniers biscuits, et la foule épouvantée vit se lever le hideux spectre de la faim.
Par la faim, la faim qui déchire les entrailles, la faim qui ronge, et tord, et vrille, telle était la mort dont allaient cruellement, lentement,—si lentement!—périr les naufragés du Jonathan!
Sa première victime fut Blaker. Il mourut le troisième jour dans des souffrances atroces, malgré les soins du Kaw-djer que l’on prévint trop tard. Celui-ci n’était plus, cette fois, en droit d’incriminer Patterson, victime lui-même de la famine, et qui subissait le sort de tous.
Les jours qui suivirent, de quoi vécurent les colons? Qui pourrait le dire? Ceux qui avaient eu la prudence de constituer des réserves de vivres les entamèrent. Mais les autres?...
Le Kaw-djer ne sut où donner de la tête pendant cette sinistre période. Non seulement il lui fallait accourir au chevet des malades, mais aussi venir en aide aux affamés. On le suppliait, on s’accrochait à ses vêtements, les mères tendaient vers lui leurs enfants. Il vivait au milieu d’un affreux concert d’imprécations, de prières et de plaintes. Nul ne l’implorait en vain. Généreusement, il distribuait les provisions accumulées sur la rive gauche, s’oubliant lui-même, ne voulant pas se dire que le danger dont il reculait l’échéance pour les autres le menacerait fatalement à son tour.
Cela ne pouvait tarder cependant. Le poisson salé, le gibier fumé, les légumes secs, tout diminuait rapidement. Que cette situation se prolongeât un mois, et, comme ceux de Libéria, les habitants du Bourg-Neuf auraient faim.
Le péril était si évident que, dans l’entourage du Kaw-djer, on commençait à lui opposer quelque résistance. On refusait de se dessaisir des vivres. Il lui fallait longtemps discuter avant de les obtenir, et l’on ne cédait que de guerre lasse et plus difficilement de jour en jour.
Harry Rhodes essaya de représenter à son ami l’inutilité de son sacrifice. Qu’espérait-il? Il était évidemment impossible que la faible quantité de vivres existant sur la rive gauche suffît à sauver toute la population de l’île. Que ferait-on quand ils seraient épuisés? Et quel intérêt y avait-il à reculer, au détriment de ceux qui avaient fait preuve de courage et de prévoyance, une catastrophe dans tous les cas inévitable et prochaine?
Harry Rhodes ne put rien obtenir. Le Kaw-djer n’essaya même pas de lui répondre. Devant une telle détresse, on n’avait que faire d’arguments et il s’interdisait de réfléchir. Laisser de sang-froid périr toute une multitude, voilà ce qui était impossible. Partager avec elle jusqu’à la dernière miette, quoi qu’il en dût résulter, voilà ce qui était impérieusement nécessaire. Après?... Après, on verrait. Quand on n’aurait plus rien, on partirait, on irait plus loin, on chercherait un autre lieu d’établissement, où, comme au Bourg-Neuf, on vivrait de chasse et de pêche, et l’on s’éloignerait du campement que peu de jours suffiraient alors à transformer en effroyable charnier. Mais du moins on aurait fait tout ce qui était au pouvoir des hommes, et l’on n’aurait pas eu l’affreux courage de condamner délibérément à mort un si grand nombre d’autres hommes.
Sur la proposition d’Harry Rhodes, on examina l’opportunité de distribuer aux émigrants les quarante-huit fusils cachés par Hartlepool. Avec ces armes à feu, peut-être réussiraient-ils à vivre de leur chasse. Cette proposition fut repoussée. Dans cette saison, le gibier était très rare, et des fusils, entre les mains de paysans inexpérimentés, seraient d’un bien faible secours pour assurer l’alimentation d’une si nombreuse population. En revanche, ils seraient susceptibles de créer de graves dangers. A certains signes précurseurs, gestes brutaux, regards farouches, altercations fréquentes, il était facile de reconnaître que la violence fermentait dans les couches profondes de la foule. Les colons ne cherchaient plus à dissimuler la haine qu’ils éprouvaient les uns pour les autres. Ils s’accusaient réciproquement de leur échec, et chacun attribuait à son voisin la responsabilité de l’état de choses actuel.
Toutefois, il en était un qu’on s’accordait à maudire unanimement, et celui-là, c’était Ferdinand Beauval qui avait imprudemment assumé la mission redoutable de gouverner ses semblables.
Bien que son incapacité éclatante justifiât amplement la rancune des émigrants, on le supportait encore. Livrée à elle-même, une foule, tourbillon confus de volontés qui se neutralisent, est incapable d’agir. Son inertie rend sa patience infinie, et, quels que soient ses griefs, elle s’arrête interdite au moment de toucher au chef, comme saisie d’un religieux effroi devant son prestige qu’elle seule pourtant a créé. Il en était ainsi une fois de plus, et peut-être les colons de l’île Hoste n’eussent-ils manifesté leur colère que par des conciliabules privés et de platoniques menaces en sourdine, s’il ne s’était trouvé un des leurs pour les entraîner à l’exprimer par des actes.
C’est une chose merveilleuse que, dans cette situation terrible, le fantôme de pouvoir détenu par Beauval ait pu exciter des convoitises. Pauvre pouvoir qui consistait à être le maître nominal d’une multitude d’affamés!
Il en fut ainsi cependant.
En présence d’une si poignante réalité, Lewis Dorick n’estima pas négligeable cette apparence d’autorité, et peut-être n’avait-il pas tort après tout. Le bon sens populaire n’emploie-t-il pas, pour désigner la puissance politique, l’expression vulgaire, mais expressive et pittoresque, d’assiette au beurre? Dans la plus déshéritée des sociétés, la première place assure, en effet, à son possesseur des avantages relatifs. Beauval en savait quelque chose, lui qui en était encore à connaître les souffrances de ses compagnons d’infortune. Ces avantages, Dorick entendait les assurer à lui-même et à ses amis.
Jusqu’alors, il avait impatiemment supporté la grandeur de son rival. Jugeant l’occasion favorable, il entreprit une campagne, à laquelle le malheur public donnait une base solide. Les sujets de juste critique n’étaient que trop nombreux. Il n’avait que l’embarras du choix. Peut-être aurait-il été fort embarrassé, si on lui avait demandé ce qu’il eût fait à la place de son adversaire. Mais, personne ne lui posant cette indiscrète question, il n’avait pas le souci d’y répondre.
Beauval n’était pas sans discerner le travail de son concurrent. Souvent, de la fenêtre de la demeure décorée par lui du nom pompeux de Palais du Gouvernement, il regardait tout songeur passer la foule, de jour en jour plus nombreuse à mesure que l’approche du printemps adoucissait la température. Aux regards qu’on lançait de son côté, aux poings qu’on brandissait parfois dans sa direction, il comprenait que la campagne de Dorick portait ses fruits et, peu enclin à descendre du pavois, il élaborait des plans de défense.
Certes, il ne pouvait nier l’état de délabrement de la colonie, mais il en accusait les circonstances et, en particulier, le climat. Son imperturbable confiance en lui-même n’en était aucunement diminuée. S’il n’avait rien fait, parbleu, c’est qu’il n’y avait rien à faire, et un autre n’en eût pas fait davantage.
Ce n’est pas uniquement par orgueil que Beauval se cramponnait à sa fonction. Malgré tout, dans les circonstances présentes, il avait perdu beaucoup de ses illusions sur le lustre qu’il en recevait. Il songeait aussi, avec inquiétude et complaisance à la fois, à l’abondante réserve de vivres qu’il était parvenu à mettre à l’abri. En aurait-il été ainsi, s’il n’avait pas été le chef? En serait-il encore ainsi, s’il ne l’était plus?
C’est donc pour défendre sa vie, en même temps que sa place, qu’il se jeta ardemment dans la lutte. Très habilement, il ne contesta aucun des griefs énumérés par Dorick. Sur ce terrain il eût été vaincu d’avance. Il les accentua au contraire. De tous les mécontents, ce fut lui le plus ardent.
Par exemple, les deux adversaires différèrent, d’avis sur le remède qu’il convenait d’appliquer. Tandis que Dorick prônait un changement de gouvernement, Beauval conseillait l’union et faisait remonter à d’autres la responsabilité des malheurs qui accablaient la colonie.
Les auteurs responsables de ces malheurs, qui étaient-ils? Nuls autres, d’après lui, que le petit nombre d’émigrants qui n’avaient pas été dans la nécessité de se réfugier à la côte au cours de l’hiver. Le raisonnement de Beauval était simple. Puisqu’on ne les avait pas revus, c’est qu’ils avaient réussi. Ils possédaient, par conséquent, des vivres, et ces vivres, on avait le droit de les confisquer au profit de tous.
Ces excitations trouvèrent de l’écho dans une population réduite au désespoir, et on leur obéit sans attendre. D’abord, on battit la campagne dans les environs de Libéria, puis, en vue d’expéditions plus lointaines, des bandes se formèrent, augmentèrent rapidement d’importance, et enfin, le 15 octobre, ce fut une véritable armée de plus de deux cents hommes qui, sous la conduite des frères Moore, se rua à la conquête du pain.
Pendant cinq jours, cette troupe parcourut l’île en tous sens. Qu’y faisait-elle? On le devinait en voyant affluer ses victimes, affolées de la catastrophe imprévue qui avait annihilé leurs efforts. L’un après l’autre, ils couraient au Gouverneur et lui demandaient justice. Mais celui-ci les renvoyait rudement en leur reprochant leur honteux égoïsme. Eh quoi! ils auraient consenti à se gorger tandis que leurs frères mouraient de faim? Ahuris, les malheureux battaient en retraite, et Beauval triomphait. Leurs plaintes lui prouvaient que la piste indiquée par lui était bonne. Il ne s’était pas trompé. Ainsi qu’il l’avait affirmé au petit bonheur, ceux qui n’étaient pas revenus pendant l’hiver avaient vécu dans l’abondance.
Maintenant, en tous cas, leur sort était pareil à celui des autres. Leur patient travail était rendu inutile et ils se trouvaient aussi pauvres et démunis que ceux qui avaient consommé leur ruine. Non seulement on était passé chez eux en trombe et l’on avait fait main basse sur tout ce qui pouvait se mettre sous la dent, mais encore on s’était livré à ces excès dont les foules, dussent-elles être les premières à en pâtir, sont assez volontiers coutumières. Les champs ensemencés avaient été piétinés, les basses-cours saccagées et vidées de leur dernier habitant.
Bien maigre cependant était le butin des pillards. La réussite de ceux qu’ils rançonnaient était en somme très relative. Avoir réussi, cela voulait dire simplement que ces colons plus courageux, plus habiles ou moins malchanceux que leurs compagnons, avaient assuré vaille que vaille leur subsistance, mais non pas qu’ils fussent devenus riches par miracle. On ne découvrait donc rien dans ces pauvres fermes.
De là, parmi ceux qui sillonnaient la campagne, grande désillusion, qui se traduisait souvent par des actes de véritable sauvagerie.
Plus d’un colon fut soumis à la torture, afin qu’il dévoilât la cachette dans laquelle on l’accusait de dissimuler des vivres imaginaires. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’île Hoste, comme jadis la France, avait sa Jacquerie.
Le cinquième jour après son départ, la bande des pillards se heurta aux palissades qui limitaient les enclos de la famille Rivière et des trois autres familles, leurs voisines. Depuis qu’on s’était mis en route, on n’avait cessé de penser à ces exploitations, les plus anciennes et les plus prospères de la colonie, et l’on se promettait merveille de leur pillage.
Il fallut déchanter.
Attenantes les unes aux autres, les quatre fermes, bâties sur les côtés d’un vaste quadrilatère, constituaient, dans leur ensemble, une sorte de citadelle, et une citadelle inexpugnable, car, seuls de tous les colons, ses défenseurs étaient armés. Ils reçurent à coups de fusils les assaillants, qui eurent, à la première décharge, sept hommes tués ou blessés. Les autres n’en demandèrent pas davantage et s’enfuirent en tumulte.
Cette escarmouche calma sur-le-champ l’ardeur des pillards. Ceux-ci reprirent aussitôt la route de Libéria, qu’ils atteignirent à la nuit tombante. Le bruit de leurs imprécations furieuses les y précéda et annonça leur arrivée. On s’avança à leur rencontre, en prêtant l’oreille à cette clameur venue de la campagne assombrie.
Tout d’abord, l’éloignement ne permettant pas de comprendre ce qu’ils criaient ainsi, on crut à des chants de joie et de victoire, Mais les mots, bientôt, se précisèrent, et l’on se regarda effarés.
«Trahison!... Trahison!...» criaient-ils.
Trahison!... Ceux qui n’avaient pas quitté Libéria furent saisis de crainte, et, plus que tous les autres, Beauval trembla. Il pressentit un malheur dont, quel qu’il fût, on le rendrait responsable, et, sans savoir au juste quel danger le menaçait, il courut s’enfermer dans le «Palais».
Il achevait à peine de s’y verrouiller que le bruyant cortège faisait halte à sa porte.
Que lui voulait-on? Que signifiaient ces blessés et ces morts qu’on déposait sur le sol du terre-plein ménagé devant sa demeure? De quel drame étaient-ils les victimes? Pourquoi cette multitude en rumeur?
Pendant que Beauval s’efforçait vainement de percer ce mystère, un autre drame se jouait, qui allait désoler les habitants du Bourg-Neuf et frapper le Kaw-djer en plein cœur.
Celui-ci n’était pas sans connaître les troubles qui agitaient la population de Libéria. En circulant dans le campement, il apprenait nécessairement tout ce qui s’y passait. Il ignorait néanmoins l’existence de la bande de pillards, partie avant son arrivée et revenue après son départ pour la rive gauche. Si la diminution du nombre des émigrants, durant ces quelques jours, avait, en effet, attiré son attention, il n’avait pu qu’en être étonné, sans en discerner la cause.
Troublé cependant par une sourde inquiétude, il était sorti, ce soir-là, après le coucher du soleil et, avec ses compagnons habituels, Harry Rhodes, Hartlepool, Halg et Karroly, il s’était avancé jusqu’au bord de la rivière. La rive gauche dominant de quelques mètres la rive droite, il eût, de ce point, aperçu Libéria, pendant le jour. Mais, à cette heure, le campement disparaissait dans l’obscurité. Seules, une rumeur lointaine et une vague lueur en indiquaient l’emplacement.
Les cinq promeneurs, assis sur la berge, le chien Zol à leurs pieds, contemplaient la nuit en silence, quand une voix s’éleva de l’autre côté de la rivière.
«Kaw-djer!... appelait un homme haletant, comme s’il eût été essoufflé par une course rapide.
—Présent!... répondit le Kaw-djer.
Une ombre traversa le ponceau et s’approcha du groupe. On reconnut Sirdey, l’ancien cuisinier du Jonathan.
—On a besoin de vous là-bas, dit-il en s’adressant au Kaw-djer.
—Qu’y a-t-il? demanda celui-ci en se levant.
—Des morts et des blessés.
—Des blessés!... Des morts!... qu’est-il donc arrivé?
—On est allé en bande chez les Rivière... Paraît qu’ils ont des fusils... Et voilà!
—Les malheureux!...
—Bilan: trois morts et quatre blessés. Les morts ne demandent rien, mais peut-être que les blessés...
—J’y vais,» interrompit le Kaw-djer, qui se mit en marche, tandis que Halg courait chercher la trousse des instruments de chirurgie.
Chemin faisant, le Kaw-djer interrogeait, mais Sirdey ne pouvait le renseigner. Il ne savait rien. Lui, il n’avait pas accompagné la bande et il n’en connaissait les aventures que par ouï-dire. Personne, d’ailleurs, ne l’avait envoyé. Voyant qu’on rapportait sept corps inertes, il avait cru bien faire en accourant prévenir le Kaw-djer.
«Vous avez très bien fait,» approuva celui-ci.
En compagnie de Karroly, d’Hartlepool et d’Harry Rhodes, il avait franchi le ponceau et s’était avancé d’une centaine de mètres sur la rive droite, quand, en se retournant, il aperçut Halg, qui revenait avec la trousse. Le jeune Indien, qui traversait à son tour la rivière, rattraperait sans peine ses amis. Le Kaw-djer se remit en marche à pas pressés.
Trois minutes plus tard un cri d’agonie l’arrêtait sur place. On eût dit la voix de Halg!... Le cœur étreint d’une affreuse angoisse, il se hâta de rebrousser chemin. Si grand était son trouble que Sirdey put, sans être vu, lui fausser compagnie et s’éloigner du côté de Libéria de toute la vitesse de ses jambes, et qu’il ne distingua pas davantage une ombre qui s’enfuyait dans la même direction après avoir fait un grand crochet vers l’amont.
Mais si vite que le Kaw-djer courût, Zol courait plus vite encore. En deux bonds, le chien eut disparu dans l’ombre. Quelques instants plus tard, il donnait de la voix. A ses aboiements plaintifs succédèrent des grondements furieux qui allèrent bientôt en s’affaiblissant, comme si l’animal eût pris chasse et se fût lancé sur une piste.
Puis, tout à coup, un nouveau cri d’agonie s’éleva dans la nuit.
Ce deuxième cri, le Kaw-djer ne l’entendit pas. Il venait d’arriver à l’endroit d’où le premier était parti, et là, à ses pieds, il venait d’apercevoir Halg, le visage contre le sol, couché au milieu d’une mare de sang, un large coutelas fiché jusqu’au manche entre les deux épaules.
Karroly s’était jeté sur son fils. Le Kaw-djer l’écarta rudement. Ce n’était pas l’heure de se lamenter, mais d’agir. Ramassant sa trousse, tombée à côté du jeune garçon, il fendit d’un seul coup, de haut en bas, le vêtement de celui-ci. Puis, avec d’infinies précautions, l’arme homicide fut retirée de son fourreau de chair, et la blessure apparut à nu. Elle était terrible. La lame, pénétrant entre les omoplates, avait traversé la poitrine presque de part en part. En admettant que, par miracle, la moelle épinière ne fût pas intéressée, le poumon était nécessairement perforé. Halg, livide, les yeux clos, respirait à peine, et une mousse sanglante coulait de ses lèvres.
En quelques minutes, le Kaw-djer, ayant découpé en lanières sa blouse de peau de guanaque, eut fait un pansement provisoire, puis, sur un signe de lui, Karroly, Hartlepool et Harry Rhodes se mirent en devoir de transporter le blessé.
A ce moment, l’attention du Kaw-djer fut enfin attirée par les grondements de Zol. Évidemment le chien était aux prises avec quelque ennemi. Tandis que le triste cortège se mettait en marche, il s’avança dans la direction du bruit, dont la source ne paraissait pas très éloignée.
Cent pas plus loin, un horrible spectacle frappait sa vue. Sur le sol, un corps, celui de Sirk, ainsi qu’il le reconnut à la lumière de la lune, était étendu, la gorge ouverte par une affreuse blessure. Des carotides tranchées net le sang giclait à flots. Cette blessure, ce n’était pas une arme qui l’avait faite. Elle était l’œuvre de Zol, qui s’acharnait encore, ivre de rage, à l’agrandir.
Le Kaw-djer fit lâcher prise au chien, puis s’agenouilla dans la boue sanglante près de l’homme.
Tous soins étaient inutiles, Sirk était mort.
Le Kaw-djer, songeur, considérait le cadavre qui ouvrait dans la nuit des yeux déjà vitreux. Le drame se reconstituait aisément. Pendant qu’il suivait Sirdey, complice peut-être du crime projeté, Sirk, à l’affût, avait bondi sur Halg qui revenait en courant et l’avait assassiné par derrière. Puis, tandis qu’on s’empressait autour du blessé, Zol s’était lancé sur les traces du coupable, dont le châtiment avait suivi de près le crime.
Quelques minutes avaient suffi pour que le drame déroulât ses foudroyantes péripéties. Les deux acteurs gisaient abattus, l’un mort, l’autre mourant.
La pensée du Kaw-djer se reporta sur Halg. Le groupe des trois hommes qui soutenaient le corps inerte du jeune Indien commençait à s’effacer dans la nuit. Il soupira profondément. Cet enfant représentait tout ce qu’il aimait sur la terre. Avec lui disparaîtrait sa plus forte, presque son unique raison de vivre.
Au moment de s’éloigner, il laissa tomber un dernier regard sur le mort. La flaque ne s’était pas élargie. A mesure que jaillissait le flot ralenti du sang, il disparaissait dans la terre qui l’absorbait avidement. Depuis l’origine des âges elle a coutume de s’en abreuver, et ce n’est pas un fait d’importance que des gouttes de plus ou de moins dans l’intarissable pluie rouge.
Jusqu’ici, cependant, l’île Hoste avait échappé à la loi commune. Inhabitée, elle était ainsi restée pure. Mais des hommes étaient venus peupler ses déserts, et aussitôt le sang des hommes avait coulé.
C’était la première fois peut-être qu’elle en était souillée...
Ce ne devait pas être la dernière.
XI
UN CHEF.
Quand Halg, toujours privé de sentiment, eut été déposé sur son lit, le Kaw-djer changea son pansement de fortune contre un autre moins sommaire. Les paupières du blessé battirent, ses lèvres s’agitèrent, un peu de rose colora ses joues livides, puis, après quelques faibles gémissements, il passa de l’anéantissement de la syncope à celui du sommeil.
Survivrait-il à sa terrible blessure? La science humaine ne pouvait l’affirmer. En somme, la situation était grave, mais non désespérée, et il n’était pas absolument impossible que la plaie du poumon se cicatrisât.
Après avoir donné tous les soins que son affection et son expérience lui dictèrent, le Kaw-djer recommanda pour Halg le calme le plus complet et la plus rigoureuse immobilité, et courut à Libéria, où d’autres avaient peut-être besoin de lui.
Le malheur personnel qui venait de l’accabler laissait intact son admirable instinct de dévouement et d’altruisme. Le drame rapide qui déchirait son cœur ne lui faisait pas oublier ces morts et ces blessés, qui, d’après l’ancien cuisinier du Jonathan, attendaient du secours à Libéria. Y avait-il réellement des blessés et des morts, et Sirdey n’avait-il pas menti? Dans le doute, il fallait se rendre compte par soi-même de la vérité des choses.
Il était à ce moment près de dix heures du soir. La lune, dans son premier quartier, commençait à décliner vers le couchant, et du firmament obscurci de l’orient tombait inépuisablement la cendre impalpable de l’ombre. Dans la nuit grandissante, une vague lueur continuait à rougeoyer au loin. Libéria ne dormait pas encore.
Le Kaw-djer se mit en marche à grands pas. A travers la campagne silencieuse, une rumeur, d’abord légère, puis de plus en plus violente à mesure qu’il approchait, parvenait jusqu’à lui.
En vingt minutes il eut atteint le campement. Passant rapidement entre les maisons noires, il allait déboucher sur l’espace laissé libre devant la maison du Gouverneur, quand un spectacle étrange et du plus intense pittoresque l’arrêta un instant.
Éclairée par un cercle de torches fuligineuses, la population entière de Libéria semblait s’être donné rendez-vous sur le terre-plein. Tout le monde était là, hommes, femmes, enfants, divisés en trois groupes distincts. Le plus important de beaucoup au point de vue du nombre était massé juste en face du Kaw-djer. Ce groupe, qui comprenait la totalité des enfants et des femmes, demeurait silencieux et semblait composé en somme des spectateurs des deux autres. De ceux-ci, l’un se tenait rangé en bataille devant le palais du Gouvernement, comme s’il eût voulu en défendre l’entrée, tandis que l’autre avait pris position de l’autre côté de la place.
Non, Sirdey n’avait pas menti. Au milieu du terre-plein, sept corps s’allongeaient, en effet. Des blessés ou des morts? A cette distance, le Kaw-djer n’en pouvait rien savoir, la flamme mouvante des torches leur prêtant à tous les mêmes apparences de vie.
A en juger par leur attitude, il paraissait impossible de mettre en doute l’hostilité réciproque des deux groupes les moins nombreux. Cependant, de part et d’autre des corps déposés sur le sol, il semblait exister une zone neutre que nul des partis adverses ne se hasardait à franchir. Ceux qu’on était en droit, selon toute apparence, de considérer comme les assaillants n’esquissaient aucun geste d’attaque, et les défenseurs de Beauval n’avaient pas l’occasion de montrer leur courage. La bataille n’était pas engagée. On n’en était encore qu’aux paroles, mais, par exemple, on ne s’en faisait pas faute. Par-dessus les blessés ou les morts, on poursuivait une discussion fiévreuse; on échangeait, en guise de balles, des paroles qui, tantôt s’amenuisaient en arguments, et tantôt s’enflaient jusqu’à l’invective.
On fit silence, quand le Kaw-djer pénétra dans le cercle de lumière. Sans s’occuper de ceux qui l’entouraient, il alla droit aux corps étendus et se pencha sur l’un d’eux. Celui-ci n’étant plus qu’un cadavre, il passa aussitôt au suivant, puis à tous les autres, entr’ouvrant les vêtements quand il y avait lieu et procédant rapidement à des pansements sommaires. Ce qu’avait annoncé Sirdey était exact. Il y avait bien, en effet, trois morts et quatre blessés.
Quand tout fut terminé, le Kaw-djer regarda autour de lui et, malgré sa tristesse, il ne put s’empêcher de sourire en se voyant entouré d’un millier de visages qui exprimaient la plus respectueuse et la plus puérile curiosité. Pour mieux l’éclairer, les porteurs de torches s’étaient rapprochés. Les trois groupes, suivant le mouvement, s’étaient peu à peu fondus en un seul dont il formait le centre, et dans lequel le silence était devenu profond.
Le Kaw-djer demanda qu’on vînt à son aide. Personne ne faisant mine de bouger, il désigna par leur nom ceux dont il réclamait le concours. Ce fut alors très différent. Sans la moindre hésitation, l’émigrant désigné sortait de la foule à l’appel de son nom et se conformait avec zèle aux instructions qui lui étaient données.
En quelques minutes, morts et blessés furent enlevés et transportés dans leurs demeures respectives, sous la conduite du Kaw-djer, dont le rôle n’était pas terminé. Il lui restait à visiter successivement les quatre blessés, à procéder à l’extraction des projectiles et aux pansements définitifs, avant de regagner le Bourg-Neuf.
Tout en parachevant de cette manière son œuvre de dévouement, il s’informait des causes du massacre. Il apprit ainsi la rentrée en scène de Lewis Dorick, l’animosité de la foule à l’égard de Ferdinand Beauval et le dérivatif imaginé par celui-ci, les razzias faites dans les environs du campement et enfin la tentative de pillage dont il pouvait constater de visu le piteux résultat.
Piteux, il ne pouvait l’être, en effet, davantage. Repoussés à coups de fusils, comme il a été dit, par les quatre familles solidement retranchées dans leur enclos, les pillards avaient battu en retraite, ne rapportant, en fait de butin, que leurs camarades tués ou blessés. Combien le retour avait été différent de l’aller! Ils étaient partis à grand bruit, s’excitant les uns les autres, grisés d’une sorte de joie féroce, au milieu d’un concert d’exclamations, de lazzi brutaux, de vociférations, de menaces contre ceux qu’on se disposait à mettre à rançon. Ils revenaient en silence, l’oreille basse, n’ayant gagné dans l’aventure que des horions. Les bouches étaient muettes, les cœurs amers, les yeux sombres. L’excitation sauvage du départ avait fait place à une sourde fureur, qui ne demandait qu’un prétexte pour éclater.
Ils s’estimaient dupes. De qui? Ils ne savaient trop. Pas de leur sottise, ni de leurs illusions, dans tous les cas. Selon la coutume universelle, ils eussent accusé la terre entière avant de s’accuser eux-mêmes.
Ils connaissaient bien, pour l’avoir éprouvé trop souvent, ce sentiment d’amertume et de honte qui succède à l’avortement des entreprises de violence. Avant d’être jetés sur l’île Hoste, ils avaient compté parmi les prolétaires des deux mondes, et plus d’une fois ils s’étaient laissé prendre aux discours vibrants des rhéteurs. Ils avaient pratiqué la grève, digne et calme pendant les premiers jours, quand les bourses sont encore pleines, mais que la misère menaçante rend impatiente et fébrile, et qui devient furieuse enfin, quand les marmots crient devant la huche vide. C’est alors, qu’on voit rouge, qu’on se rue en trombe, et qu’on tue et qu’on meurt pour revenir... Victorieux parfois, il est vrai, mais plus souvent vaincu, c’est-à-dire dans une condition pire, l’échec ayant démontré la faiblesse de ceux qui voulaient triompher par la force.
Eh bien! ce retour à travers les champs saccagés, c’était tout à fait le dernier acte d’une grève qui finit mal. L’état des âmes était pareil. Les pauvres diables s’estimaient joués et ils enrageaient de leur sottise. Les chefs, Beauval, Dorick, où étaient-ils?... Parbleu! loin des coups. C’était toujours et partout la même chose. Des renards et des corbeaux. Des exploiteurs et des exploités.
Mais la grève, quand elle est sanglante, l’émeute, les révolutions ont leur rituel que les acteurs de ce drame savaient par cœur pour s’y être plus d’une fois scrupuleusement conformés. Il est d’usage que, dans ces convulsions, où l’homme, oubliant qu’il est un être pensant, emploie comme arguments la violence et le meurtre, les victimes deviennent des drapeaux.
Drapeaux donc étaient devenues celles que rapportait la bande des pillards, et c’est pourquoi on les avait étendues sous les yeux de Ferdinand Beauval qui, détenant le pouvoir, était par essence responsable de tous les maux. Mais, là, on s’était heurté à ses partisans, et l’on avait commencé par s’injurier copieusement avant d’en arriver aux coups.
L’heure des coups, d’ailleurs, n’avait pas encore sonné. Un protocole inflexible indiquait nettement la marche à suivre. Quand on aurait suffisamment discouru, quand les gosiers seraient fatigués de crier, on rentrerait chez soi, puis, le lendemain, pour que tout fût accompli conformément aux rites, on ferait aux morts de solennelles funérailles. C’est alors seulement que les désordres seraient à craindre.
L’intervention du Kaw-djer avait brusqué les choses. Grâce à lui, les colères avaient fait trêve, et l’on s’était souvenu qu’il n’y avait pas là que des morts, mais aussi des blessés auxquels des soins rapides étaient peut-être susceptibles de conserver la vie.
Le terre-plein était désert, quand il le traversa pour retourner au Bourg-Neuf. Avec sa mobilité coutumière, la foule, toujours prête à s’enflammer soudainement, s’était soudainement apaisée. Les maisons étaient closes. On dormait.
Tout en cheminant dans la nuit, le Kaw-djer pensait à ce qu’il avait appris. Aux noms de Dorick et de Beauval, il avait simplement haussé les épaules, mais la randonnée des pillards à travers la campagne lui semblait mériter plus sérieuse considération. Ces déprédations, ces vols, ces actes de barbarie étaient du plus fâcheux augure. La colonie, déjà si compromise, était perdue sans retour, si les colons entraient en lutte ouverte les uns contre les autres.
Que devenaient, au contact des faits, les théories sur lesquelles le généreux illuminé avait édifié sa vie? Le résultat était là, certain, tangible, incontestable. Livrés à eux-mêmes, ces hommes s’étaient montrés incapables de vivre, et ils allaient mourir de faim, troupeau imbécile qui ne saurait pas trouver sa pâture sans un berger pour la lui donner. Quant à leur être moral, la qualité n’en excédait pas celle de leur sens pratique. L’abondance, la médiocrité et la misère, les brûlures du soleil et les morsures du froid, tout avait été prétexte pour que se révélassent les tares indélébiles des âmes. Ingratitude et égoïsme, abus de la force et lâcheté, intempérance, imprévoyance et paresse, voilà de quoi étaient pétris un trop grand nombre de ces hommes, dont l’intérêt, à défaut de plus noble mobile, eût dû faire une seule volonté aux mille cerveaux. Et voici qu’on arrivait aux dernières lignes de cette lamentable aventure! Dix-huit mois avaient suffi pour qu’elle commençât et se conclût. Comme si la nature eût regretté son œuvre et reconnu son erreur, elle rejetait ces hommes qui s’abandonnaient eux-mêmes. La mort les frappait sans relâche. L’un après l’autre, ils disparaissaient; l’un après l’autre, ils étaient repris par la terre, creuset où tout s’élabore et se transforme, qui, continuant le cycle éternel, referait de leur substance d’autres êtres, hélas! sans doute, pareils à eux.
Encore estimaient-ils que la grande faucheuse n’allait pas assez vite en besogne, puisqu’ils l’aidaient de leurs propres mains. Là-bas, d’où le Kaw-djer venait, des blessés et des morts. Ici, où il passait, le cadavre de Sirk. Au Bourg-Neuf, la poitrine trouée d’un enfant, par qui son cœur désenchanté avait réappris la douceur d’aimer. De tous côtés, du sang.
Avant d’aller chercher le sommeil, le Kaw-djer s’approcha du chevet de Halg. La situation était la même, ni meilleure, ni pire. Une hémorragie soudaine était toujours à craindre et, pendant plusieurs jours, ce danger resterait redoutable.
Brisé par la fatigue, il se réveilla tard le lendemain. Le soleil était déjà haut sur l’horizon, quand il sortit de sa maison, après une visite à Halg, dont l’état demeurait stationnaire. La brume s’était levée. Il faisait beau. Hâtant le pas, afin de rattraper le temps perdu, le Kaw-djer se mit en route, comme chaque jour, pour Libéria, où l’appelaient ses malades ordinaires, en nombre, il est vrai, décroissant depuis le commencement du printemps, et les quatre blessés de la veille.
Mais il se heurta à une barrière humaine dressée en travers du ponceau. A l’exception de Halg et de Karroly, elle comprenait toute la population masculine du Bourg-Neuf. Il y avait là quinze hommes et, circonstance singulière, quinze hommes armés de fusils, qui paraissaient le guetter. Ce n’étaient point des soldats, et pourtant leur attitude avait quelque chose de militaire. Calmes, sévères même, ils demeuraient l’arme au pied, comme dans l’attente des ordres d’un chef.
Harry Rhodes, à quelques pas en avant d’eux, arrêta du geste le Kaw-djer. Celui-ci fit halte, et dénombra la petite troupe d’un regard étonné.
«Kaw-djer, dit Harry Rhodes, non sans une sorte de solennité, depuis longtemps je vous conjure de venir au secours de la malheureuse population de l’île Hoste, en acceptant de vous placer à sa tête. Une dernière fois, je renouvelle ma prière.
Le Kaw-djer, sans répondre, ferma les yeux, comme pour mieux voir en lui-même. Harry Rhodes poursuivit:
—Les derniers événements ont dû vous faire réfléchir. Nous, en tous cas, nous sommes fixés. C’est pourquoi, cette nuit, Hartlepool, moi et quelques autres, nous sommes allés reprendre ces quinze fusils qui ont été distribués aux hommes du Bourg-Neuf. Nous sommes armés maintenant et maîtres par conséquent d’imposer nos volontés. Or, les choses en sont arrivées à un point qu’une plus longue patience serait un véritable crime. Il faut agir. Mon parti est pris. Si vous persistez dans votre refus, je me mettrai moi-même à la tête de ces braves gens. Malheureusement, je n’ai, ni votre influence, ni votre autorité. On ne m’écoutera pas, et le sang coulera. A vous, au contraire, on obéira sans murmure. Décidez.
—Qu’y a-t-il donc de nouveau? demanda le Kaw-djer avec son calme habituel.
—Ceci, répondît Harry Rhodes, en étendant la main vers la maison où Halg agonisait.
Le Kaw-djer tressaillit.
—Et ceci encore, ajouta Harry Rhodes, en l’entraînant de quelques pas vers l’amont.
Tous deux gravirent la berge qui, en cet endroit, dominait la rive droite. Libéria et la plaine marécageuse qui les en séparait apparurent à leurs regards.
Dès les premières heures du matin, on s’était, au campement, réveillé avec la fièvre. Il s’agissait de compléter l’œuvre de la veille, en procédant aux funérailles solennelles des trois morts. La perspective de cette cérémonie mettait tout le monde en ébullition. Pour les camarades des victimes, il s’agissait d’une manifestation; pour les partisans de Beauval, d’un danger; pour les autres, d’un spectacle.
La population tout entière, à l’exception du seul Beauval, qui avait jugé plus sage de se tenir enfermé, suivit donc les trois cercueils. On ne négligea pas de faire passer le cortège devant la maison du Gouverneur, ni de s’arrêter sur le terre-plein, ce dont Lewis Dorick profita pour débiter une violente diatribe. Puis on se remit en marche.
Sur les tombes, Dorick, prenant de nouveau la parole, prononça, pour la centième fois, un trop facile réquisitoire contre l’administration de la colonie. A l’entendre, l’imprévoyance, l’incapacité, les principes rétrogrades de son titulaire avaient causé tous les malheurs. Le moment était venu de renverser cet incapable et de nommer à sa place un autre chef.
Le succès de Dorick fut éclatant. On lui répondit par un tonnerre de cris. D’abord, ce furent des «Vive Dorick!» puis on hurla «Au palais!... Au palais!...» et une centaine d’hommes s’ébranlèrent, en martelant le sol de leurs pieds lourds. Ils étaient chauffés à point. Leurs yeux étincelaient, leurs poings vers le ciel se tendaient menaçants, et les bouches grandes ouvertes par des clameurs de haine faisaient dans les visages des trous noirs.
Bientôt le mouvement s’accéléra. Ils pressèrent le pas, puis coururent, et enfin, se poussant, se bousculant, ils dévalèrent comme un torrent.
Un obstacle brisa leur élan. Ceux qui, ayant part aux avantages du pouvoir, redoutaient que le détenteur n’en fût changé, s’étaient constitués ses défenseurs. Poings contre poings, poitrines contre poitrines, les deux bandes se heurtèrent, et les coups commencèrent à pleuvoir.
Toutefois, le parti de Beauval, visiblement le plus faible, dut reculer. Pas à pas, mètre à mètre, il fut refoulé jusqu’au Palais, Sur le terre-plein, la bataille reprit plus ardente. Longtemps elle demeura indécise. De temps à autre, un combattant, forcé de se retirer de la lutte, allait s’abattre dans quelque coin. Des mâchoires furent brisées, des côtes enfoncées, des membres cassés.
Plus on frappait, plus on s’exaspérait. Le moment vint où les couteaux sortirent tout seuls de leurs gaines. Une fois de plus, le sang coula.
Après une résistance héroïque, les défenseurs de Beauval furent enfin débordés, et les assaillants, ayant tout balayé devant eux, se ruèrent en désordre dans l’intérieur du Palais. Avec des hurlements de sauvages, ils le parcoururent de haut en bas. S’ils avaient trouvé Beauval, celui-ci eût été inévitablement écharpé. Par bonheur, il fut impossible de le découvrir. Beauval avait disparu. En voyant de quelle manière tournaient les choses, il avait déguerpi à temps, et, en ce moment, il fuyait à toutes jambes dans la direction du Bourg-Neuf.
L’inutilité de leurs recherches porta au paroxysme la rage des vainqueurs. Il est de l’essence même de la foule de perdre toute mesure dans le bien comme dans le mal. A défaut d’autre victime, on s’en prit aux choses. La demeure de Beauval fut pillée de fond en comble. Son misérable mobilier, ses papiers, ses objets personnels, tout fut jeté pêle-mêle par les fenêtres, et amoncelé en un tas auquel on mit le feu. Quelques instants plus tard,—fut-ce par inadvertance? fut-ce par la volonté de l’un des émeutiers?—le Palais lui-même flambait à son tour.
Chassés par la fumée, les envahisseurs se précipitèrent au dehors. Alors, ils n’étaient plus des hommes. Ivres de cris, de saccage et de meurtre, ils n’avaient plus de pensée ni de but. Rien qu’un irrésistible besoin de frapper, d’assommer, de détruire et de tuer.
Sur le terre-plein stationnait, comme au spectacle, la foule des enfants, des femmes et des indifférents, éternels badauds à qui on ne cesse de rendre les coups qu’ils n’ont pas donnés. Ils formaient, en somme, le gros de la population, mais, en dépit de leur nombre, ils étaient trop pacifiques pour être redoutables. La bande de Lewis Dorick, maintenant grossie de ses anciens adversaires qui jugeaient opportun de se ranger du côté du plus fort, se rua sur cette multitude inoffensive, cognant des pieds et des poings.
Ce fut une fuite éperdue. Hommes, femmes et enfants se répandirent dans la plaine, poursuivis par ces énergumènes qui eussent été bien embarrassés de donner la raison de leur sauvage fureur.
Du haut de la berge qu’il venait de gravir avec Harry Rhodes, le Kaw-djer, en regardant du côté du campement, n’aperçut qu’un nuage de fumée, dont les lourdes volutes allaient rouler jusqu’à la mer. Les maisons disparaissaient dans ce nuage, d’où s’élevaient des cris confus: appels, jurons, exclamations de douleur et d’angoisse. Un seul être vivant, un homme, se montrait dans la plaine, au delà de la rivière. Il courait de toutes ses forces, bien que personne ne fût à sa poursuite. Sans ralentir son allure, cet homme atteignit le ponceau, le franchit, et vint tomber, hors d’haleine, en arrière de la petite troupe armée. On reconnut alors Ferdinand Beauval.
Voilà ce que vit d’abord le Kaw-djer. Dans sa simplicité, le tableau était éloquent, et il en comprit sur-le-champ la signification: Beauval honteusement chassé, contraint à la fuite, et l’émeute semant dans Libéria l’incendie et la mort.
Quel sens avait tout cela? Qu’on se fût débarrassé de Beauval, rien de mieux. Mais pourquoi cette dévastation, dont les auteurs seraient les premières victimes? Pourquoi cette tuerie, dont les cris lointains disaient la sauvage fureur?
Ainsi donc, les hommes pouvaient en arriver là! Non seulement le plus médiocre intérêt les rendait capables du mal, mais ils l’étaient encore, le cas échéant, de détruire pour détruire, de frapper pour frapper, de tuer pour le plaisir de tuer! Il n’y avait pas que les besoins, les passions et l’orgueil pour lancer les hommes les uns contre les autres; il y avait aussi la folie, cette folie qui existe en puissance dans toutes les foules, et qui fait qu’ayant une fois goûté de la violence, elles ne s’arrêtent que saoules de destruction et de carnage.
C’est par une telle folie—héroïsme ou brigandage, selon l’occurrence—que le bandit abat sans raison le passant inoffensif, c’est par elle que les révolutions font des innocents et des coupables une indistincte hécatombe, comme c’est elle aussi qui enflamme les armées et gagne les batailles.
Que devenaient, devant de pareils faits, les rêves du Kaw-djer? Si la liberté intégrale était le bien naturel des hommes, n’était-ce pas à la condition qu’ils restassent des hommes et qu’ils ne fussent pas susceptibles de se transformer en bêtes fauves, comme ceux dont il contemplait les exploits?
Le Kaw-djer n’avait rien répondu à Harry Rhodes. Droit et ferme au point culminant de la berge, il regarda pendant quelques minutes en silence. Ses réflexions douloureuses, son visage impassible ne les trahissait pas.
Et pourtant, quel débat cruel dont son âme était déchirée! Fermer les yeux à l’évidence et s’entêter égoïstement dans une religion menteuse, tandis que ces malheureux insensés se massacraient les uns les autres, ou bien reconnaître l’évidence, obéir à la raison, intervenir dans ce désordre et les sauver malgré eux, poignant dilemme! Ce que commandait le bon sens, c’était, hélas! la négation de toute sa vie. Voir brisée à ses pieds l’idole élevée dans son cœur, reconnaître qu’on a été dupe d’un mirage, se dire qu’on a bâti sur un mensonge, que rien n’est vrai de ce qu’on a pensé, et qu’on s’est sacrifié stupidement à une chimère, quelle faillite!
Tout à coup, hors de la fumée qui recouvrait Libéria, jaillit un fuyard, puis un autre, puis dix autres, puis cent autres, dont beaucoup de femmes et d’enfants. Quelques-uns cherchaient à se réfugier dans les hauteurs de l’Est, mais le plus grand nombre, serrés de près par leurs adversaires, couraient éperdument dans la direction du Bourg-Neuf. La dernière de ceux-ci était une femme. Un peu forte, elle ne pouvait aller vite. Un homme la rejoignit en quelques enjambées, la saisit par les cheveux, la renversa sur le sol, leva le poing...
Le Kaw-djer se retourna vers Harry Rhodes et dit d’une voix grave:
—J’accepte.»
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.
TROISIÈME PARTIE.
I
PREMIÈRES MESURES.
Le Kaw-djer, à la tête des quinze volontaires, traversa la plaine au pas de course. Il lui suffit de quelques minutes pour atteindre Libéria.
On se battait encore sur le terre-plein, mais avec moins d’ardeur, et uniquement par suite de la vitesse acquise, car, déjà, on ne savait plus très bien pourquoi.
L’arrivée de la petite troupe armée frappa de stupeur les belligérants. C’était une éventualité qu’ils n’avaient pas prévue. A aucun moment, les émeutiers n’avaient admis qu’ils pussent avoir à lutter contre une force supérieure, de taille à mettre le holà à leurs fantaisies meurtrières. Les combats singuliers en furent subitement arrêtés. Ceux qui recevaient les coups prirent du champ, ceux qui les donnaient s’immobilisèrent aux endroits où ils se trouvaient, les uns tout ahuris de leur inexplicable aventure, les autres l’air un peu égaré, la respiration haletante, en hommes qui, dans un moment d’aberration, auraient accompli quelque travail pénible dont ils ne comprendraient plus la raison. Sans transition, la surexcitation faisait place à la détente.
Le Kaw-djer s’occupa en premier lieu de combattre l’incendie que les flammes, rabattues par une légère brise du Sud, risquaient de communiquer au campement tout entier. L’ancien «palais» de Beauval était alors plus qu’aux trois quarts consumé. Quelques coups de crosse suffirent à jeter bas cette construction légère, dont il ne subsista bientôt plus qu’un tas de débris calcinés d’où s’élevait une fumée âcre.
Cela fait, laissant cinq de ses hommes de garde près de la foule assagie, il partit avec les dix autres à travers la plaine, afin de rallier le surplus des émigrants. Il y réussit sans peine. De tous côtés on revenait vers Libéria, les assaillants, dont la fatigue avait apaisé la fureur insensée, formant l’avant-garde, et, derrière eux, les badauds étrillés, qui, encore mal remis de leur terreur, se rapprochaient craintivement en conservant un prudent intervalle. Quand ceux-ci aperçurent le Kaw-djer, ils reprirent confiance et pressèrent le pas, si bien que les uns et les autres arrivèrent confondus à Libéria.
En moins d’une heure, toute la population fut rassemblée sur le terre-plein. A voir ses rangs serrés, sa masse homogène, il eût été impossible de soupçonner que des partis adverses l’eussent jamais divisée. Sans les nombreuses victimes qui jonchaient le sol, il ne serait resté aucune trace des troubles qui venaient de finir.
La foule ne montrait pas d’impatience. De la curiosité simplement. Tout étonnée de l’incompréhensible rafale qui l’avait secouée et meurtrie, elle regardait placidement le groupe compact des quinze hommes armés qui lui faisait face, et attendait ce qui allait s’ensuivre.
Le Kaw-djer s’avança au milieu du terre-plein, et, s’adressant aux colons dont les regards convergeaient vers lui, il dit d’une voix forte:
«Désormais, c’est moi qui serai votre chef.»
Quel chemin il lui avait fallu parcourir pour en arriver à prononcer ces quelques mots! Ainsi donc, non seulement il acceptait enfin le principe d’autorité, non seulement il consentait, en dépit de ses répugnances, à en être le dépositaire, mais encore, allant d’un extrême à l’autre, il dépassait les plus absolus autocrates. Il ne se contentait pas de renoncer à son idéal de liberté, il le foulait aux pieds. Il ne demandait même pas l’assentiment de ceux dont il se décrétait le chef. Ce n’était pas une révolution. C’était un coup d’État.
Un coup d’État d’une étonnante facilité. Quelques secondes de silence avaient suivi la brève déclaration du Kaw-djer, puis un grand cri s’éleva de la foule. Applaudissements, vivats, hurras partirent à la fois en ouragan. On se serrait les mains, on se congratulait, les mères embrassaient leurs enfants. Ce fut un enthousiasme frénétique.
Ces pauvres gens passaient du découragement à l’espoir. Du moment que le Kaw-djer prenait leurs affaires en mains, ils étaient sauvés. Il saurait bien les tirer de leur misère. Comment?... Par quel moyen?... Personne n’en avait aucune idée, mais là n’était pas la question. Puisqu’il se chargeait de tout, il n’y avait pas à chercher plus loin.
Quelques-uns, cependant, étaient sombres. Toutefois, si les partisans, dispersés, noyés dans la foule, de Beauval et de Lewis Dorick ne poussaient pas de vivats, ils ne se risquaient pas à manifester autrement que par leur silence. Qu’eussent-ils pu faire de plus? Leur minorité infime devait compter avec la majorité, depuis que celle-ci avait un chef. Ce grand corps possédait une tête désormais, et le cerveau rendait redoutable ces innombrables bras jusqu’ici dédaignés.
Le Kaw-djer étendit la main. Le silence s’établit comme par enchantement.
«Hosteliens, dit-il, le nécessaire sera fait pour améliorer la situation, mais j’exige l’obéissance de tous et je compte que personne ne m’obligera à employer la force. Que chacun de vous rentre chez soi et attende les instructions qui ne tarderont pas à être données.»
L’énergique laconisme de ce discours eut les plus heureux effets. On comprit qu’on allait être dirigé, et qu’il suffirait dorénavant de se laisser conduire. Rien ne pouvait mieux réconforter des malheureux qui venaient de faire de la liberté une si déplorable expérience et qui l’eussent volontiers aliénée contre la certitude d’un morceau de pain. La liberté est un bien immense, mais qu’on ne peut goûter qu’à la condition de vivre. Et vivre, à cela se réduisaient pour l’instant les aspirations de ce peuple en détresse.
On obéit avec célérité, sans faire entendre le plus léger murmure. La place se vida, et tous, jusqu’à Lewis Dorick, se conformant aux ordres reçus, s’enfermèrent dans les maisons ou sous les tentes.
Le Kaw-djer suivit des yeux la foule qui s’écoulait, et ses lèvres eurent un imperceptible pli d’amertume. S’il lui était resté des illusions, elles se fussent envolées. L’homme, décidément, ne haïssait pas la contrainte autant qu’il se l’était imaginé. Tant de veulerie—de lâcheté presque!—ne s’accordait pas avec l’exercice d’une liberté sans limite.
Une centaine de colons n’avaient pas suivi les autres. Le Kaw-djer se tourna en fronçant les sourcils vers ce groupe indocile. Aussitôt, un de ceux qui le composaient s’avança en avant de ses compagnons et prit la parole en leur nom. S’ils n’allaient pas, eux aussi, s’enfermer dans leurs demeures, c’est qu’ils n’en avaient pas. Chassés de leurs fermes envahies par une horde de pillards, ils venaient d’arriver à la côte, ceux-là depuis quelques jours, ceux-ci de la veille, et ils ne possédaient plus d’autre abri que le ciel.
Le Kaw-djer, les ayant assurés qu’il serait promptement statué sur leur sort, les invita à dresser les tentes qui existaient encore en réserve, puis, tandis qu’ils se mettaient en devoir d’obéir, il s’occupa sans plus tarder des victimes de l’émeute.
Il y en avait sur le terre-plein même et dans la campagne environnante. On partit à la recherche de ces dernières, et bientôt toutes furent ramenées au campement. Vérification faite, les troubles coûtaient la vie à douze colons, en y comprenant les trois pillards qui avaient trouvé la mort dans l’assaut de la ferme des Rivière. En général, il n’y avait pas lieu de beaucoup regretter les défunts. Un d’entre eux seulement, un des émigrants revenus de l’intérieur au cours de l’hiver, devait être compté dans la portion saine du peuple hostelien. Quant aux autres, ils appartenaient aux clans de Beauval et de Dorick, et le parti du travail et de l’ordre ne pouvait qu’être fortifié par leur disparition.
Les dommages les plus sérieux avaient été soufferts, en effet, par les émeutiers eux-mêmes, acharnés dans l’attaque comme dans la défense. Parmi les curieux inoffensifs qu’ils avaient assaillis avec tant de sauvagerie après l’incendie du «palais», tout se réduisait, hormis le colon assassiné, à des blessures: contusions, fractures, voire quelques coups de couteau, qui fort heureusement ne mettaient en danger la vie de personne.
C’était de la besogne pour le Kaw-djer. Il n’en fut pas effrayé. Ce n’est pas en aveugle qu’il avait pris en charge l’existence d’un millier d’êtres humains, et, quelle que fût la grandeur de la tâche, elle ne serait pas au-dessus de son courage.
Les blessés examinés, pansés quand il y avait lieu, et enfin dirigés sur leurs demeures habituelles, le terre-plein fut complètement vide. Y laissant cinq hommes en surveillance, le Kaw-djer reprit, avec les dix autres, le chemin du Bourg-Neuf. Là-bas, un autre devoir l’appelait; là-bas, il y avait Halg, mourant, mort peut-être...
Halg était dans le même état, et les soins intelligents ne lui manquaient pas. Graziella et sa mère étaient accourues rejoindre Karroly au chevet du blessé, et l’on pouvait compter sur le dévouement de telles gardes-malades. Élevée à une rude école, la jeune fille y avait appris à commander à sa douleur. Elle montra au Kaw-djer un visage tranquille et répondit avec calme à ses questions. Halg, ainsi qu’elle le lui dit, n’avait que peu de fièvre, mais il ne sortait de sa continuelle somnolence que pour pousser de temps à autre quelques faibles gémissements. Une mousse sanguinolente coulait toujours entre ses lèvres pâlies. Toutefois, elle était moins abondante et sa coloration moins prononcée. Il y avait là un symptôme favorable.
Pendant ce temps, les dix hommes qui avaient accompagné le Kaw-djer s’étaient chargés de vivres prélevés sur la réserve du Bourg-Neuf. Sans s’accorder un instant de repos, on repartit pour Libéria, où on alla de porte en porte donner à chacun sa ration. La répartition terminée, le Kaw-djer distribua la garde pour la nuit, puis, s’enroulant dans une couverture, il s’étendit sur le sol et chercha le sommeil.
Il ne put le trouver. En dépit de sa lassitude physique, son cerveau s’obstinait à élaborer la pensée.
A quelques pas, les deux hommes de veille gardaient une immobilité de statue. Rien ne troublait le silence. Les yeux ouverts dans l’ombre, le Kaw-djer rêva.
Que faisait-il là?... Pourquoi avait-il permis que sa conscience fût violentée par les faits et qu’une telle souffrance lui fut imposée?... S’il vivait auparavant dans l’erreur, du moins y vivait-il heureux... Heureux! qui l’empêchait de l’être encore? il lui suffirait de vouloir. Que fallait-il pour cela? Moins que rien. Se lever, fuir, demander l’oubli de cette cruelle aventure à l’ivresse des courses vagabondes qui, si longtemps, lui avaient donné le bonheur...
Hélas! maintenant, lui rendraient-elles ses illusions détruites? Et quelle serait sa vie, avec le remords de tant de vies immolées à la gloire d’un faux dieu?... Non, cette foule qu’il avait prise en charge, il en était comptable vis-à-vis de lui-même. Il ne serait quitte envers elle que lorsque, d’étape en étape, il l’aurait conduite jusqu’au port.
Soit! Mais quelle route choisir?... N’était-il pas trop tard?... Avait-il le pouvoir, un homme quel qu’il fût avait-il le pouvoir de faire remonter la pente à ce peuple, que ses tares, ses vices, son infériorité intellectuelle et morale semblaient vouer d’avance à un inévitable anéantissement?
Froidement, le Kaw-djer évalua le poids du fardeau qu’il entreprenait de porter. Il fit le tour de son devoir et chercha les meilleurs moyens de l’accomplir. Empêcher ces pauvres gens de mourir de faim?... Oui, cela d’abord. Mais c’était peu de chose en regard de l’ensemble de l’œuvre. Vivre, ce n’est pas seulement satisfaire aux besoins matériels des organes, c’est aussi, plus encore peut-être, être conscient de la dignité humaine; c’est ne compter que sur soi et se donner aux autres; c’est être fort; c’est être bon. Après avoir sauvé de la mort ces vivants, il resterait à faire, de ces vivants, des hommes.
Étaient-ils capables, ces dégénérés, de s’élever à un tel idéal? Tous, non assurément, mais quelques-uns peut-être, si on leur montrait l’étoile qu’ils n’avaient pas su voir dans le ciel, si on les conduisait au but en les tenant par la main.
Ainsi, dans la nuit, songeait le Kaw-djer. Ainsi, l’une après l’autre, ses dernières résistances furent renversées, ses dernières révoltes vaincues, et peu à peu s’élabora dans son esprit le plan directeur auquel il allait désormais conformer tous ses actes.
L’aube le trouva debout et revenant déjà du Bourg-Neuf, où il avait eu la joie de constater que l’état de Halg avait une légère tendance à s’améliorer. Aussitôt de retour à Libéria, il entra dans son rôle de chef.
Son premier acte fut de nature à étonner ceux-là mêmes qui le touchaient de plus près. Il commença par battre le rappel des vingt ou vingt-cinq ouvriers maçons et des menuisiers faisant partie du personnel de la colonie, puis, leur ayant adjoint une vingtaine de colons choisis parmi ceux auxquels était familier le maniement de la pelle et de la pioche, il distribua à chacun sa besogne. En un point qu’il indiqua, des tranchées devaient être ouvertes, en vue de recevoir les murailles de l’une des maisons démontables qui serait édifiée à cet endroit. La maison une fois en place, les maçons en consolideraient les parois au moyen de contre-murs et la diviseraient par des cloisons selon un plan qui fut séance tenante tracé sur le sol. Ces instructions données, tandis qu’on se mettait à l’œuvre sous la direction du charpentier Hobard promu aux fonctions de contremaître, le Kaw-djer s’éloigna avec dix hommes d’escorte.
A quelques pas s’élevait la plus vaste des maisons démontables. Là demeuraient cinq personnes. En compagnie des frères Moore, de Sirdey et de Kennedy, Lewis Dorick y avait élu domicile. C’est là que le Kaw-djer se rendit en droite ligne.
Au moment où il entra, les cinq hommes étaient engagés dans une discussion véhémente. En l’apercevant, ils se levèrent brusquement.
«Que venez-vous faire ici? demanda Lewis Dorick d’un ton rude.
Du seuil, le Kaw-djer répondit froidement:
—La colonie hostelienne a besoin de cette maison.
—Besoin de cette maison!... répéta Lewis Dorick qui n’en pouvait croire, comme on dit, ses oreilles. Pourquoi faire?
—Pour y loger ses services. Je vous invite à la quitter sur-le-champ.
—Comment donc!... approuva ironiquement Dorick. Où irons-nous?
—Où il vous plaira. Il ne vous est pas interdit de vous en bâtir une autre.
—Vraiment!... Et en attendant?
—Des tentes seront mises à votre disposition.
—Et moi, je mets la porte à la vôtre, s’écria Dorick rouge de colère.
Le Kaw-djer s’effaça, démasquant son escorte armée qui était restée au dehors.
—Dans ce cas, dit-il posément, je serai dans la nécessité d’employer la force.
Lewis Dorick comprit d’un coup d’œil que toute résistance était impossible. Il battit en retraite.
—C’est bon, grommela-t-il. On s’en va... Le temps seulement de réunir ce qui nous appartient, car on nous permettra bien, je suppose, d’emporter...
—Rien, interrompit le Kaw-djer. Ce qui vous est personnel vous sera remis par mes soins. Le reste est la propriété de la colonie.
C’en était trop. Dans sa rage, Dorick en oublia la prudence.
—C’est ce que nous verrons!» s’écria-t-il en portant la main à sa ceinture.
Le couteau n’était pas hors de sa gaine qu’il lui était arraché. Les frères Moore s’élancèrent à la rescousse. Saisi à la gorge par le Kaw-djer, le plus grand fut renversé sur le sol. Au même instant, les gardes du nouveau chef faisaient irruption dans la pièce. Ils n’eurent pas à intervenir. Les cinq émigrants, tenus en respect, renonçaient à la lutte. Ils sortirent sans opposer une plus longue résistance.
Le bruit de l’altercation avait attiré un certain nombre de curieux. On se pressait devant la porte. Les vaincus durent se frayer un passage dans ce populaire, dont ils étaient jadis si redoutés. Le vent avait tourné. On les accabla de huées.
Le Kaw-djer, aidé de ses compagnons, procéda rapidement à une visite minutieuse de la maison dont il venait de prendre possession. Ainsi qu’il l’avait promis, tout ce qui pouvait être considéré comme la propriété personnelle des précédents occupants fut mis de côté pour être ultérieurement rendu aux ayants-droit. Mais, en dehors de cette catégorie d’objets, il fit d’intéressantes trouvailles. L’une des pièces, la plus reculée, avait été transformée en véritable garde-manger. Là s’amoncelait une importante réserve de vivres. Conserves, légumes secs, corned-beef, thé et café, les provisions étaient aussi abondantes qu’intelligemment choisies. Par quel moyen Lewis Dorick et ses acolytes se les étaient-ils procurées? Quel que fût ce moyen, ils n’avaient jamais eu à souffrir de la disette générale, ce qui ne les avait pas empêchés, d’ailleurs, de crier plus fort que les autres et d’être les fauteurs des troubles dans lesquels avait sombré le pouvoir de Beauval.
Le Kaw-djer fit transporter ces vivres sur le terre-plein, où ils furent déposés sous la protection des fusils, puis des ouvriers réquisitionnés à cet effet, et auxquels le serrurier Lawson fut adjoint à titre de contremaître, commencèrent le démontage de la maison.
Pendant que ce travail se poursuivait, le Kaw-djer, accompagné de quelques hommes d’escorte, entreprit, par tout le campement, une série de visites domiciliaires qui fut continuée sans interruption jusqu’à son complet achèvement. Maisons et tentes furent fouillées de fond en comble. Le produit de ces investigations, qui occupèrent la majeure partie de la journée, fut d’une richesse inespérée. Chez tous les émigrants se rattachant plus ou moins étroitement à Lewis Dorick ou à Ferdinand Beauval, et aussi chez quelques autres qui avaient réussi à se constituer une réserve en se privant aux jours d’abondance relative, on découvrit des cachettes analogues à celle qu’on avait déjà trouvée.
Pour échapper aux soupçons sans doute, leurs possesseurs ne s’étaient pas montrés les derniers à se plaindre, lorsque la famine était venue. Le Kaw-djer en reconnut plus d’un, parmi eux, qui avaient imploré son aide et qui avaient accepté sans scrupule sa part des vivres prélevés sur ceux du Bourg-Neuf. Se voyant dépistés, ils étaient fort embarrassés maintenant, bien que le Kaw-djer ne manifestât par aucun signe les sentiments que leur ruse pouvait lui faire éprouver.
Elle était cependant de nature à lui ouvrir de profondes perspectives sur les lois inflexibles qui gouvernent le monde. En fermant l’oreille aux cris de détresse que la faim arrachait à leurs compagnons de misère, en y mêlant hypocritement les leurs afin d’éviter le partage de ce qu’ils réservaient pour eux-mêmes, ces hommes avaient démontré une fois de plus l’instinct de féroce égoïsme qui tend uniquement à la conservation de l’individu. En vérité, leur conduite eût été la même s’ils eussent été, non des créatures raisonnables et sensibles, mais de simples agrégats de substance matérielle contraints d’obéir aveuglément aux fatalités physiologiques de la cellule initiale dont ils étaient sortis.
Mais le Kaw-djer n’avait plus besoin, pour être convaincu, de cette démonstration supplémentaire et qui ne serait malheureusement pas la dernière. Si son rêve en s’écroulant n’avait laissé qu’un vide affreux dans son cœur, il ne songeait pas à le réédifier. L’éloquente brutalité des choses lui avait prouvé son erreur. Il comprenait qu’en imaginant des systèmes il avait fait œuvre de philosophe, non de savant, et qu’il avait ainsi péché contre l’esprit scientifique qui, s’interdisant les spéculations hasardeuses, s’attache à l’expérience et à l’examen purement objectif des faits. Or, les vertus et les vices de l’humanité, ses grandeurs et ses faiblesses, sa diversité prodigieuse, sont des faits qu’il faut savoir reconnaître et avec lesquels il faut compter.
Et, d’ailleurs, quelle faute de raisonnement n’avait-il pas commise en condamnant en bloc tous les chefs, sous prétexte qu’ils ne sont pas impeccables et que la perfection originelle des hommes les rend inutiles! Ces puissants, envers lesquels il s’était montré si sévère, ne sont-ils pas des hommes comme les autres? Pourquoi auraient-ils le privilège d’être imparfaits? De leur imperfection, n’aurait-il pas dû, au contraire, logiquement conclure à celle de tous, et n’aurait-il pas dû reconnaître, par suite, la nécessité des lois et de ceux qui ont mission de les appliquer?
Sa formule fameuse s’effritait, tombait en poussière. «Ni Dieu, ni maître», avait-il proclamé, et il avait dû confesser la nécessité d’un maître. De la deuxième partie de la proposition il ne subsistait rien, et sa destruction ébranlait la solidité de la première. Certes, il n’en était pas à remplacer sa négation par une affirmation. Mais, du moins, il connaissait la noble hésitation du savant qui, devant les problèmes dont la solution est actuellement impossible, s’arrête au seuil de l’inconnaissable et juge contraire à l’essence même de la science de décréter sans preuves qu’il n’y a dans l’univers rien d’autre que de la matière et que tout est soumis à ses lois. Il comprenait qu’en de telles questions une prudente expectative est de mise, et que, si chacun est libre de jeter son explication personnelle du mystère universel dans la bataille des hypothèses, toute affirmation catégorique ne peut être que présomption ou sottise.
De toutes les trouvailles, la plus remarquable fut faite dans la bicoque que l’Irlandais Patterson occupait avec Long, seul survivant de ses deux compagnons. On y était entré par acquit de conscience. Elle était si petite qu’il semblait difficile qu’une cachette de quelque importance pût y être ménagée. Mais Patterson avait remédié par son industrie à l’exiguïté du local, en y creusant une manière de cave que dissimulait un plancher grossier.
Prodigieuse fut la quantité de vivres qu’on y trouva. Il y avait là de quoi nourrir la colonie entière pendant huit jours. Cet incroyable amas de provisions de toute nature prenait une signification tragique, quand on évoquait le souvenir du malheureux Blaker, mort de faim au milieu de ces richesses, et le Kaw-djer ressentit comme un sentiment d’effroi, en songeant à ce que devait être, pour avoir laissé le drame s’accomplir, l’âme ténébreuse de Patterson.
L’Irlandais, d’ailleurs, n’avait aucunement figure de coupable. Il se montra arrogant, au contraire, et protesta avec énergie contre la spoliation dont il était victime. Le Kaw-djer, faisant en vain preuve de longanimité, eut beau lui expliquer la nécessité où chacun était de contribuer au salut commun, Patterson ne voulut rien entendre. La menace d’employer la force n’eut pas un meilleur succès. On ne réussit pas à l’intimider comme Lewis Dorick. Que lui importait l’escorte du nouveau chef? L’avare eût défendu son bien contre une armée. Or, elles étaient à lui, elles étaient son bien, ces provisions accumulées au prix de privations sans nombre. Ce n’est pas dans l’intérêt général, mais dans le sien propre, qu’il se les était imposées. S’il était inévitable qu’il fût dépouillé, encore fallait-il lui verser en argent l’équivalent de ce qu’on lui prenait.
Une pareille argumentation eût fait rire autrefois le Kaw-djer. Elle le faisait réfléchir aujourd’hui. Après tout, Patterson avait raison. Si l’on voulait rendre confiance aux Hosteliens désemparés, il convenait de remettre en honneur les règles qu’ils avaient coutume de voir universellement respectées. Or, la première de toutes ces règles consacrées par le consentement unanime des peuples de la terre, c’est le droit de propriété.
C’est pourquoi le Kaw-djer écouta avec patience le plaidoyer de Patterson, et c’est pourquoi il l’assura qu’il ne s’agissait nullement de spoliation, tout ce qui était réquisitionné dans l’intérêt général devant être payé à son juste prix par la communauté. L’avare aussitôt cessa de protester, mais ce fut pour se mettre à gémir. Toutes les marchandises étaient si rares et, partant, si chères à l’île Hoste!... La moindre des choses y acquérait une incroyable valeur!... Avant d’avoir la paix, le Kaw-djer dut longuement discuter l’importance de la somme à payer. Par exemple, quand on fut d’accord, Patterson aida lui-même au déménagement.
Vers six heures du soir, toutes les provisions retrouvées étaient enfin déposées sur le terre-plein. Elles y formaient un amoncellement respectable. Les ayant évaluées d’un coup d’œil, et leur ajoutant par la pensée les réserves du Bourg-Neuf, le Kaw-djer estima qu’un rationnement sévère les ferait durer près de deux mois.
On procéda immédiatement à la première distribution. Les émigrants défilèrent, et chacun d’eux reçut pour lui-même et pour sa famille la part qui lui était attribuée. Ils ouvraient de grands yeux en découvrant une telle accumulation de richesses, alors qu’ils se croyaient à la veille de mourir de faim. Cela tenait du miracle, un miracle dont le Kaw-djer eût été l’auteur.
La distribution terminée, celui-ci retourna au Bourg-Neuf en compagnie d’Harry Rhodes, et tous deux se rendirent auprès de Halg. Ainsi qu’ils eurent la joie de le constater, l’amélioration persistait dans l’état du blessé, que continuaient à veiller Tullia et Graziella.
Tranquillisé de ce côté, le Kaw-djer reprit avec une froide obstination l’exécution du plan qu’il s’était tracé pendant sa longue insomnie de la nuit précédente. Il se tourna vers Harry Rhodes et dit d’une voix grave:
«L’heure est venue de parler, monsieur Rhodes. Suivez-moi, je vous prie.»
L’expression sévère, douloureuse même, de son visage frappa Harry Rhodes qui obéit en silence. Tous deux disparurent dans la chambre du Kaw-djer, dont la porte fut soigneusement verrouillée.
La porte se rouvrit une heure plus tard, sans que rien eût transpiré de ce qui s’était dit au cours de cette entrevue. Le Kaw-djer avait son air habituel, plus glacé encore peut-être, mais Harry Rhodes semblait transfiguré par la joie. Devant son hôte, qui l’avait reconduit jusqu’au seuil de la maison, il s’inclina avec une sorte de déférence, avant de serrer chaleureusement la main que celui-ci lui tendait, puis, au moment de le quitter:
«Comptez sur moi, dit-il.
—J’y compte,» répondit le Kaw-djer qui suivit des yeux son ami s’éloignant dans la nuit.
Quand Harry Rhodes eut disparu, ce fut au tour de Karroly.
Il le prit à l’écart et lui donna ses instructions que l’Indien écouta avec son respect habituel; puis, infatigable, il traversa une dernière fois la plaine et alla, comme la veille, chercher le sommeil sur le terre-plein de Libéria.
Ce fut lui qui, dès l’aube, donna le signal du réveil. Bientôt, tous les colons convoqués par lui étaient réunis sur la place.
«Hosteliens, dit-il au milieu d’un profond silence, il va vous être fait, pour la dernière fois, une distribution de vivres. Dorénavant les vivres seront vendus, à des prix que j’établirai, au profit de l’État. L’argent ne manquant à personne, nul ne risque de mourir de faim. D’ailleurs, la colonie a besoin de bras. Tous ceux d’entre vous qui se présenteront seront employés et payés. A partir de ce moment, le travail est la loi.»
On ne saurait contenter tout le monde, et il n’est pas douteux que ce bref discours déplût cruellement à quelques-uns; mais il galvanisa littéralement par contre la majorité des auditeurs. Leurs fronts se relevèrent, leurs torses se redressèrent, comme si une force nouvelle leur eût été infusée. Ils sortaient donc enfin de leur inaction! On avait besoin d’eux. Ils allaient servir à quelque chose. Ils n’étaient plus inutiles. Ils acquéraient à la fois la certitude du travail et de la vie.
Un immense «hourra!» sortit de leurs poitrines, et, vers le Kaw-djer, les bras se tendirent, muscles durcis, prêts à l’action.
Au même instant, comme une réponse à la foule, un faible cri d’appel retentit dans le lointain.
Le Kaw-djer se retourna et, sur la mer, il aperçut la Wel-Kiej dont Karroly tenait la barre; Harry Rhodes, debout à l’avant, agitait la main en geste d’adieu, tandis que la chaloupe, toutes voiles dehors, s’éloignait dans le soleil.
II
LA CITÉ NAISSANTE.
Immédiatement, le Kaw-djer organisa le travail. De tous ceux qui les offrirent, et ce fut, il faut le dire, l’immense majorité des colons, les bras furent acceptés. Divisés par équipes sous l’autorité de contremaîtres, les uns amorcèrent une route charretière qui réunirait Libéria au Bourg-Neuf, les autres furent affectés au transfert des maisons démontables jusqu’ici édifiées au hasard et qu’il s’agissait de disposer d’une manière plus logique. Le Kaw-djer indiqua les nouveaux emplacements, ceux-là parallèlement, ceux-ci à l’opposé de l’ancienne demeure de Dorick, laquelle commençait déjà à s’élever à peu près à l’endroit occupé antérieurement par le «palais» de Beauval.
Une difficulté se révéla tout de suite. Pour ces divers travaux, on manquait d’outils. Les émigrants qui, pour une cause ou une autre, avaient dû abandonner leurs exploitations de l’intérieur, ne s’étaient pas mis en peine de rapporter ceux qu’ils y avaient emportés. Force leur fut d’aller les rechercher, si bien que le premier travail de la majeure partie des travailleurs fut précisément de se procurer des outils de travail.
Il leur fallut refaire une fois de plus le chemin si péniblement parcouru lorsqu’ils étaient venus se réfugier à Libéria. Mais les circonstances n’étaient plus les mêmes, et il leur parut infiniment moins pénible. Le printemps avait remplacé l’hiver, ils ne manquaient plus de vivres, et la certitude de gagner leur vie au retour leur faisait un cœur joyeux. En une dizaine de jours, les derniers étaient rentrés. Les chantiers battirent alors leur plein. La route s’allongea à vue d’œil. Les maisons se groupèrent peu à peu harmonieusement, entourées de vastes espaces qui seraient dans l’avenir des jardins, et séparées par de larges rues, qui donnaient à Libéria des airs de ville au lieu de son aspect de campement provisoire. En même temps, on procédait à l’enlèvement des détritus et des immondices que l’incurie des habitants avait laissés s’amonceler.
Commencée la première, l’ancienne maison de Dorick fut également la première à être à peu près habitable. Il n’avait pas fallu beaucoup de temps pour démonter cette construction légère et pour la réédifier à son nouvel emplacement, bien qu’on l’eût notablement agrandie. Certes elle n’était pas terminée, mais ses parois, encastrées dans le sol, étaient debout et le toit était en place, de même que les cloisons séparatives de l’intérieur. Pour s’installer dans la maison, il n’était pas nécessaire d’attendre l’achèvement des contre-murs extérieurs.
Ce fut le 7 novembre que le Kaw-djer en prit possession. Le plan en était des plus simples. Au centre, un entrepôt dans lequel fut déposé le stock de provisions, et, autour de cet entrepôt, une série de pièces communiquant entre elles. Ces pièces s’ouvraient sur les façades Nord, Est et Ouest; une seule, au Sud, sans issue à l’extérieur, était commandée par les autres.
Des inscriptions, tracées en lettres peintes sur des panneaux de bois, indiquaient la destination de ces diverses salles. Gouvernement, Tribunal, Police, disaient respectivement les inscriptions du Nord, de l’Ouest et de l’Est. Quant au dernier de ces locaux rien n’en révélait l’usage, mais le bruit courut bientôt que là se trouverait la Prison.
Ainsi donc, le Kaw-djer ne s’en reposait plus uniquement sur la sagesse de ses semblables, et, pour que l’Autorité fût solidement assise, il la fondait sur ce trépied: la Justice, au sens social du mot, la Force et le Châtiment. Sa longue et stérile révolte n’aboutissait qu’à appliquer, jusque dans ce qu’elles ont de plus absolu, les règles hors desquelles l’imperfection humaine depuis l’origine des temps, rendu toute civilisation et tout progrès impossibles.
Mais des locaux, des inscriptions précisant l’usage qu’on en devait faire, tout cela n’était en somme qu’un squelette d’administration. Il fallait des fonctionnaires pour exercer les fonctions. Le Kaw-djer les désigna sans tarder. Hartlepool fut placé à la tête de la police portée à quarante hommes choisis, après une sélection rigoureuse, exclusivement parmi les gens mariés. Quant au Tribunal, le Kaw-djer, tout en s’en réservant personnellement la présidence, en confia le service courant à Ferdinand Beauval.
Assurément, la seconde de ces désignations avait de quoi étonner. Pourtant, ce n’était pas la première de ce genre. Quelques jours auparavant, le Kaw-djer en avait fait une autre au moins aussi surprenante.
Le paiement des salaires et la vente des rations représentaient maintenant une besogne absorbante. L’échange du travail et des vivres, bien que l’opération fût simplifiée par l’intermédiaire de l’argent, exigeait une véritable comptabilité, et cette comptabilité un comptable. Le Kaw-djer nomma en cette qualité ce John Rame, à qui une existence de plaisirs avait coûté à la fois santé et fortune. Quel but avait poursuivi ce dégénéré en participant à une entreprise de colonisation? Sans doute, il ne le savait pas lui-même, et il avait obéi à des rêves imprécis de vie facile dans un pays vague et chimérique. La réalité, infiniment plus rude, lui avait donné les hivers de l’île Hoste, et c’était miracle que cet être débile y eût résisté. Poussé par la nécessité, il avait vainement essayé, depuis l’établissement du nouveau régime, de se mêler aux terrassiers occupés à la construction de la route. Dès le soir du premier jour, il avait dû y renoncer, surmené, brisé de fatigue, ses blanches mains déchirées par les quartiers de roc. Il fut trop heureux d’accepter l’emploi que le Kaw-djer lui attribuait et par lequel son insignifiante personnalité fut rapidement absorbée. Il se rétrécit encore, s’identifia à ses colonnes de chiffres, disparut dans sa fonction comme dans un tombeau. On ne devait plus entendre parler de lui.
Savoir utiliser pour la grandeur de l’État jusqu’à la plus infime des forces sociales dont il dispose est peut-être la qualité maîtresse d’un conducteur d’hommes. Devant l’impossibilité de tout faire par soi-même, il lui faut nécessairement s’entourer de collaborateurs, et c’est dans leur choix que se manifeste avec le plus d’évidence le génie du chef.
Pour singuliers qu’ils fussent, ceux du Kaw-djer étaient les meilleurs qu’il pût faire dans la situation où le sort le plaçait. Il n’avait qu’un but: obtenir de chacun le maximum de rendement au profit de la collectivité. Or, Beauval, malgré son incapacité à d’autres égards, n’en restait pas moins un avocat de valeur. Il était donc, plus que tout autre, qualifié pour assurer le cours de la justice, la surveillance du maître devant au besoin tenir en bride ses fantaisies.
Quant à John Rame, c’était le plus inutile des colons. Il y avait lieu d’admirer qu’on eût réussi à tirer quelque chose de ce chiffon sans énergie ni vouloir, qui n’était bon à rien.
Pendant que l’administration de l’État hostelien s’organisait de cette manière, le Kaw-djer déployait une activité prodigieuse.
Il avait définitivement quitté le Bourg-Neuf. Ses instruments, livres, médicaments transportés au «Gouvernement»,—ainsi qu’on désignait déjà l’ancienne maison de Lewis Dorick—il y prenait chaque jour quelques heures de sommeil. Le reste du temps, il était partout à la fois. Il encourageait les travailleurs, résolvait les difficultés au fur et à mesure qu’elles se présentaient, maintenait avec calme et fermeté le bon ordre et la concorde. Nul ne se fût avisé d’élever une contestation, d’entamer une dispute en sa présence. Il n’avait qu’à paraître pour que le travail s’activât, pour que les muscles rendissent leur maximum de force.
Certes, dans ce peuple misérable qu’il avait entrepris de conduire vers de meilleures destinées, la plupart ignoraient de quel drame sa conscience avait été le théâtre, et, l’eussent-ils connu, ils n’étaient pas assez psychologues et manquaient par trop d’idéalité pour soupçonner seulement quels ravages y avait fait un conflit de pures abstractions si différent de leurs soucis matériels. Du moins, il leur suffirait de regarder leur chef pour comprendre qu’une douleur secrète le dévorait. Si le Kaw-djer n’avait jamais été un homme expansif, il semblait maintenant de marbre. Son visage impassible ne souriait plus, ses lèvres ne s’entr’ouvraient que pour dire l’indispensable avec le minimum de mots. Autant peut-être à cause de son aspect qu’en raison de sa vigueur herculéenne et de la force armée dont il disposait, il apparaissait redoutable. Mais, si on le craignait, on admirait en même temps son intelligence et son énergie, et on l’aimait pour la bonté qu’on sentait vivante sous son attitude glaciale, pour tous les services qu’on avait reçus de lui et qu’on en recevait encore.
La multiplicité de ses occupations n’épuisait pas, en effet, l’activité du Kaw-djer, et le chef n’avait pas fait tort au médecin. Pas un jour il ne manquait d’aller voir les malades et les blessés de l’émeute. Il avait, d’ailleurs, de moins en moins à faire. Sous la triple influence de la saison plus clémente, de la paix morale et du travail, la santé publique s’améliorait rapidement.
De tous les malades et blessés, Halg était, bien entendu, le plus cher à son cœur. Quelque temps qu’il fît, quelle que fût sa fatigue, il passait matin et soir au chevet du jeune Indien, d’où Graziella et sa mère ne s’éloignaient pas. Il avait le bonheur de constater un mieux progressif. On fut bientôt certain que la blessure du poumon commençait à se fermer. Le 15 novembre, Halg put enfin quitter le lit sur lequel il gisait depuis près d’un mois.
Ce jour-là, le Kaw-djer se rendit à la maison habitée par la famille Rhodes.
«Bonjour, madame Rhodes!... Bonjour, les enfants! dit-il en entrant.
—Bonjour, Kaw-djer! lui répondit-on à l’unisson.
Dans cette atmosphère si cordiale, il perdait toujours un peu de sa froideur. Edward et Clary se pressèrent contre lui. Paternellement il embrassa la jeune fille et caressa la joue du jeune garçon.
—Enfin, vous voici, Kaw-djer!... s’écria Mme Rhodes. Je vous croyais mort.
—J’ai eu beaucoup à faire, madame Rhodes.
—Je le sais, Kaw-djer. Je le sais, approuva Mme Rhodes. C’est égal, je suis contente de vous voir... J’espère que vous allez me donner des nouvelles de mon mari.
—Votre mari est parti, madame Rhodes. Voilà tout ce que je peux vous dire.
—Grand merci du renseignement!... Reste à savoir quand il doit revenir.
—Pas de si tôt, madame Rhodes. Votre veuvage est loin d’être fini.
Mme Rhodes soupira tristement.
—Il ne faut pas être triste, madame Rhodes, reprit le Kaw-djer. Tout s’arrangera avec un peu de patience... D’ailleurs, je vous apporte de l’occupation, c’est-à-dire de la distraction. Vous allez déménager, madame Rhodes.
—Déménager!...
—Oui... Pour aller vous fixer à Libéria.
—A Libéria.!... Qu’irais-je y faire, Seigneur?
—Du commerce, madame Rhodes. Vous serez tout simplement la plus notable commerçante du pays, d’abord—et c’est une raison!—parce qu’il n’y en pas d’autres, et aussi, je l’espère bien, parce que vos affaires vont étonnamment prospérer.
—Commerçante!... Mes affaires?... répéta Mme Rhodes étonnée. Quelles affaires, Kaw-djer?
—Celles du bazar Harry Rhodes. Vous n’avez pas oublié, je suppose, que vous possédez une pacotille magnifique? Le moment est venu de l’utiliser.
—Comment!., objecta Mme Rhodes, vous voulez que, toute seule... sans mon mari...
—Vos enfants vous aideront, interrompit le Kaw-djer. Ils sont en âge de travailler, et tout le monde travaille ici. Je ne veux pas d’oisifs sur l’île Hoste.
La voix du Kaw-djer s’était faite plus sérieuse. Sous l’ami qui conseillait perçait le chef qui allait ordonner.
—Tullia Ceroni et sa fille, reprit-il, vous donneront aussi un coup de main, quand Halg sera complètement guéri... D’autre part, vous n’avez pas le droit de laisser plus longtemps inutilisés des objets susceptibles d’accroître le bien-être de tous.
—Mais ces objets représentent presque toute notre fortune, objecta Mme Rhodes qui paraissait fort émue. Que dira mon mari, quand il apprendra que je les ai risqués dans un pays si troublé, où la sécurité...
—Est parfaite, madame Rhodes, termina le Kaw-djer, parfaite, vous pouvez m’en croire. Il n’y a pas de pays plus sûr.
—Mais enfin, que voulez-vous que j’en fasse, de toutes ces marchandises? demanda Mme Rhodes,
—Vous les vendrez.
—A qui?
—Aux acheteurs.
—Il y en a donc, et ils ont donc de l’argent?
—En doutez-vous? Vous savez bien que tout le monde en avait au départ. Maintenant on en gagne.
—On gagne de l’argent à l’île Hoste!...
—Parfaitement. En travaillant pour la colonie qui emploie et qui paye.
—La colonie a donc de l’argent, elle aussi?... Voilà du nouveau, par exemple!
—La colonie n’a pas d’argent, expliqua le Kaw-djer, mais elle s’en procure en vendant les vivres qu’elle est seule à posséder. Vous devez en savoir quelque chose, puisqu’il vous faut payer les vôtres.
—C’est vrai, reconnut Mme Rhodes. Mais s’il ne s’agit que d’un échange, si les colons sont obligés de rendre pour se nourrir ce qu’ils ont gagné par leur travail, je ne vois pas très bien comment ils deviendront mes clients.
—Soyez tranquille, madame Rhodes. Les prix ont été établis par moi, et ils sont tels que les colons peuvent faire de petites économies.
—Alors, qui donne la différence?
—C’est moi, madame Rhodes.
—Vous êtes donc bien riche, Kaw-djer?
—Il paraît.
Mme Rhodes regarda son interlocuteur d’un air ébahi. Celui-ci ne sembla pas s’en apercevoir.
—Je considère comme très important, madame Rhodes, reprit-il avec fermeté, que votre magasin soit ouvert à bref délai.
—Comme il vous plaira, Kaw-djer,» accorda Mme Rhodes sans enthousiasme.
Cinq jours plus tard, le Kaw-djer était obéi. Quand, le 20 novembre, Karroly revint avec la Wel-Kiej, il trouva le bazar Rhodes en plein fonctionnement.
Karroly revenait seul, après avoir débarqué M. Rhodes à Punta-Arenas; il ne put répondre autre chose aux questions anxieuses de Mme Rhodes, qui demanda tout aussi vainement des explications au Kaw-djer. Celui-ci se contenta de l’assurer qu’elle ne devait concevoir aucune inquiétude, mais simplement s’armer de patience, l’absence de M. Rhodes devant se prolonger assez longtemps encore.
Quant à Karroly, il était émerveillé de ce qu’il voyait. Quel changement en moins d’un mois! Libéria n’était plus reconnaissable. A peine si quelques rares maisons étaient encore à leurs anciennes places. La plupart étaient maintenant groupées autour de celle qu’on désignait sous le nom de Gouvernement. Les plus voisines abritaient les quarante ménages, dont les chefs, armés aux dépens de la réserve de fusils, constituaient la police de la colonie. Les huit fusils sans emploi avaient été déposés dans le poste situé entre le logis du Kaw-djer et celui d’Hartlepool, et que plusieurs hommes gardaient jour et nuit. Quant à la provision de poudre, on l’avait mise à l’abri dans l’entrepôt ménagé au centre de l’immeuble et sans aucune issue à l’extérieur.
Un peu plus loin, s’ouvrait le bazar Rhodes. Ce bazar surtout émerveillait Karroly. Aucun des magasins de Punta-Arenas, seule ville que l’Indien eût jamais vue, n’en égalait à ses yeux la splendeur.
Au delà, vers l’Est et vers l’Ouest, le travail se poursuivait. On aplanissait le sol destiné à recevoir les dernières maisons démontables et, plus loin, de tous les côtés, on travaillait également. Déjà d’autres maisons, celles-ci en bois, celles-là en maçonnerie, commençaient à s’élever hors de terre.
Entre les maisons disposées selon un plan rigoureux qui ne laissait aucune place aux fantaisies individuelles, de véritables rues se croisaient à angles droits, suffisamment larges pour permettre le passage simultané de quatre véhicules. A vrai dire, ces rues étaient bien encore quelque peu boueuses et ravinées, mais le piétinement des colons en durcissait le sol de jour en jour.
La route commencée dans la direction du Bourg-Neuf avait traversé la plaine marécageuse et rejoignait déjà obliquement la rivière. Sur les berges s’amoncelaient une multitude de pierres, en vue de la construction d’un pont plus solide que le ponceau existant.
Le Bourg-Neuf était à peu près déserté. A l’exception de quatre marins du Jonathan et de trois autres colons résolus à gagner leur vie en pêchant, ses anciens habitants l’avaient quitté pour Libéria, où les appelaient leurs occupations. Du Bourg-Neuf devenu ainsi exclusivement un port de pêche, les embarcations partaient chaque matin pour y rentrer aux approches du soir, chargées de poissons qui trouvaient aisément preneurs.
Toutefois, malgré la diminution de sa population, aucune des maisons du faubourg n’avait été abattue. Ainsi l’avait décidé le Kaw-djer. Celle de Karroly était donc toujours debout, et l’Indien eut la joie d’y trouver Halg presque entièrement guéri.
Ce lui fut, par contre, un grand chagrin d’y rentrer sans le Kaw-djer, dont la nouvelle existence le séparait à jamais. Finie, cette vie commune de tant d’années!... Comme il était changé!... En revoyant son fidèle Indien, à peine avait-il esquissé un sourire, à peine avait-il consenti à interrompre quelques minutes sa dévorante activité.
Ce jour-là, comme tous les autres jours, le Kaw-djer, après une matinée consacrée aux divers travaux en cours, examina la situation de la colonie, tant au point de vue financier qu’au point de vue de l’état du stock des vivres, puis il retourna sur le chantier de la route.
C’était l’heure du repos. Pics et pioches abandonnés, la plupart des terrassiers sommeillaient sur les bas côtés, en offrant au soleil leurs poitrines velues; d’autres mâchaient lentement leur ration en échangeant des mots vides et rares. A mesure que le Kaw-djer passait, les gens étendus se redressaient, les causeurs s’interrompaient, et tous soulevaient leurs casquettes, en accompagnant le geste d’une parole de bon accueil.
«Salut, Gouverneur!» disaient l’un après l’autre ces hommes rudes.
Sans s’arrêter, le Kaw-djer répondait de la main.
Il avait déjà parcouru la moitié du chemin, quand il aperçut, non loin de la rivière, un groupe d’une centaine d’émigrants, parmi lesquels on distinguait quelques femmes. Il pressa le pas. Bientôt, partis de ce groupe, les sons d’un violon vinrent frapper son oreille.
Un violon?... C’était la première fois qu’un violon chantait sur l’île Hoste depuis la mort de Fritz Gross.
Il se mêla à l’attroupement, dont les rangs s’ouvrirent devant lui. Au centre, il y avait deux enfants. C’était l’un d’eux qui jouait, assez gauchement d’ailleurs. L’autre, pendant ce temps, disposait sur le sol des corbeilles de joncs tressés et des bouquets de fleurs des champs: seneçons, bruyères et branches de houx.
Dick et Sand... Le Kaw-djer, dans cette tourmente qui avait bouleversé sa vie, les avait oubliés. Au reste, pourquoi eût-il songé à ceux-ci plutôt qu’aux autres enfants de la colonie? Eux aussi, ils avaient une famille, dans la personne du brave et honnête Hartlepool. En vérité, le petit Sand n’avait pas perdu son temps. Moins de trois mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait hérité du violon de Fritz Gross, et il fallait qu’il eût de bien rares dispositions musicales pour être arrivé si vite, sans maître, sans conseils, à un pareil résultat. Certes il n’était pas un virtuose, et même il n’y avait pas lieu de croire qu’il le devint jamais, car la technique élémentaire lui ferait toujours défaut, mais il jouait avec justesse et trouvait, sans paraître les chercher, des mélodies naïves, ingénieuses et charmantes, qu’il engrenait les unes aux autres par des modulations d’une audace heureuse.
Le violon se tut, Dick, ayant terminé son éventaire, prit la parole.
«Honorables Hosteliens! dit-il avec une comique emphase, en redressant de son mieux sa petite taille, mon associé plus spécialement chargé du rayon artistique et musical de la maison Dick and Co, l’illustre maestro Sand, violoniste ordinaire de Sa Majesté le Roi du cap Horn et autres lieux, remercie vos Honneurs de l’attention qu’on a bien voulu lui accorder...
Dick poussa un ouf! sonore, reprit sa respiration, et repartit de plus belle.
—Le concert, honorables Hosteliens, est gratuit, mais il n’en est pas de même de nos autres marchandises, lesquelles sont, j’ose le dire, plus merveilleuses encore et surtout plus solides. La Maison Dick and Co met aujourd’hui en vente des bouquets et des paniers. Ceux-ci seront de la plus grande commodité pour aller au marché... quand il y en aura un à l’île Hoste! Un cent[4], le bouquet!... Un cent, le panier!... Allons! honorables Hosteliens! la main à la poche, je vous prie!...
[4] Environ cinq centimes.
Ce disant, Dick faisait le tour du cercle, en présentant des échantillons de sa marchandise, tandis que, pour chauffer l’enthousiasme, le violon se mettait à chanter de plus belle.
Quant aux spectateurs, ils riaient, et, d’après leurs propos, le Kaw-djer comprenait qu’ils n’assistaient pas pour la première fois à une scène de ce genre. Dick et Sand avaient sans doute l’habitude de parcourir les chantiers aux heures de repos et de faire ce singulier commerce. C’était miracle qu’il ne les eût pas encore aperçus!
Cependant, Dick eut en un clin d’œil vendu bouquets et corbeilles.
—Il ne reste plus qu’un panier, Mesdames et Messieurs, annonça-t-il. C’est le plus beau! A deux cents, le dernier et le plus beau panier!
Une ménagère versa les deux cents.
—Merci bien, Messieurs et Dames! Huit cents!... C’est la fortune s’écria Dick en esquissant un pas de gigue.
La gigue fut arrêtée net. Le Kaw-djer avait saisi le danseur par l’oreille.
—Que veut dire ceci? interrogea-t-il sévèrement.
D’un coup d’œil sournois, l’enfant s’efforça de deviner l’humeur réelle du Kaw-djer, puis, rassuré sans doute, il répondit avec le plus grand sérieux:
—Nous travaillons, Gouverneur.
—C’est ça que tu appelles travailler! s’écria le Kaw-djer qui lâcha son prisonnier.
Celui-ci en profita pour se retourner complètement, et, regardant le Kaw-djer bien en face:
—Nous nous sommes établis, dit-il en se rengorgeant. Sand joue du violon, et moi je suis marchand de fleurs et de vannerie... Quelquefois, nous faisons des commissions... ou nous vendons des coquillages... Je sais aussi la danse... et des tours... C’est des professions, ça, peut-être, Gouverneur!
Le Kaw-djer sourit malgré lui,
—En effet!... reconnut-il. Mais qu’avez-vous besoin d’argent?
—C’est pour votre subrécargue[5], pour M. John Rame, Gouverneur.
[5] Comptable qui existe parfois à bord des navires.
—Comment!... s’écria le Kaw-djer, John Rame vous prend votre argent!...
—Il ne nous le prend pas, Gouverneur, répliqua Dick, vu que c’est nous qui le donnons pour les rations.
Cette fois, le Kaw-djer fut tout à fait abasourdi. Il répéta:
—Pour les rations?... Vous payez votre nourriture!... N’habitez-vous donc plus avec M. Hartlepool?
—Si, Gouverneur, mais ça ne fait rien...
Dick gonfla ses joues, puis, imitant le Kaw-djer lui-même à s’y méprendre malgré la réduction de l’échelle, il dit avec une impayable gravité:
—Le travail est la loi!
Sourire ou se fâcher?... Le Kaw-djer prit le parti de sourire. Aucune hésitation n’était possible, en effet. Dick n’avait évidemment nulle intention de railler. Dès lors, pourquoi blâmer ces deux enfants si ardents à se «débrouiller», alors que tant de leurs aînés avaient une telle propension à s’en reposer sur autrui.
Il demanda:
—Votre «travail» vous rapporte-t-il au moins de quoi vivre?
—Je crois bien! affirma Dick avec importance. Des douze cents, par jour, quelquefois quinze, voilà ce qu’il nous rapporte, notre travail, Gouverneur!... Avec ça, un homme peut vivre, ajouta-t-il le plus sérieusement du monde.
Un homme!... Les auditeurs partirent d’un éclat de rire. Dick, offensé, regarda les rieurs.
—Qu’est-ce qu’ils ont, ces idiots-là?... murmura-t-il entre ses dents d’un air vexé.
Le Kaw-djer le ramena à la question.
—Quinze cents, ce n’est pas mal, en effet, reconnut-il. Vous gagneriez davantage cependant, si vous aidiez les maçons ou les terrassiers.
—Impossible, Gouverneur, répliqua Dick vivement.
—Pourquoi impossible? insista le Kaw-djer.
—Sand est trop petit. Il n’aurait pas la force, expliqua Dick, dont la voix exprima une véritable tendresse qui ne laissait pas d’être nuancée d’un soupçon de dédain.
—Et toi?
—Oh!... moi!...
Il fallait entendre ce ton!... Lui, il aurait la force, assurément. C’eût été lui faire injure que d’en douter.
—Alors?...
—Je ne sais pas... balbutia Dick tout songeur. Ça ne me dit rien...
Puis, dans une explosion:
—Moi, Gouverneur, j’aime la liberté!
Le Kaw-djer considérait avec intérêt le petit bonhomme, qui, tête nue, les cheveux emmêlés par la brise, se tenait droit devant lui, sans baisser ses yeux brillants. Il se reconnaissait dans cette nature généreuse mais excessive. Lui aussi avait par-dessus tout aimé la liberté, lui aussi s’était montré impatient de toute entrave, et la contrainte lui avait paru si haïssable qu’il avait prêté à l’humanité entière ses répugnances. L’expérience lui avait démontré son erreur, en lui donnant la preuve que les hommes, loin d’avoir l’insatiable besoin de liberté qu’il leur supposait, peuvent aimer, au contraire, un joug qui les fait vivre, et qu’il est bon parfois que les enfants grands et petits aient un maître.
Il répliqua:
—La liberté, il faut d’abord la gagner, mon garçon, en se rendant utile aux autres et à soi-même, et, pour cela, il est nécessaire de commencer par obéir. Vous irez trouver Hartlepool de ma part, et vous lui direz qu’il vous emploie selon vos forces. Je veillerai, d’ailleurs, à ce que Sand puisse continuer à travailler sa musique. Allez, mes enfants!»
Cette rencontre attira l’attention du Kaw-djer sur un problème qu’il importait de résoudre. Les enfants pullulaient dans la colonie. Désœuvrés, loin de la surveillance des parents, ils vagabondaient du matin au soir. Pour fonder un peuple, il fallait préparer les générations futures à recueillir la succession de leurs devanciers. La création d’une école s’imposait à bref délai.
Mais on ne saurait tout faire à la fois. Quelle que fût l’importance de cette question, il en remit l’examen à son retour d’une tournée qu’il désirait accomplir dans l’intérieur de l’île. Depuis qu’il avait assumé la charge du pouvoir, il projetait ce voyage d’inspection, que de plus pressants soucis l’avaient forcé à remettre de jour en jour. Maintenant, il pouvait s’éloigner sans imprudence. La machine avait reçu une impulsion suffisante pour fonctionner toute seule pendant quelque temps.
Deux jours après l’arrivée de Karroly, il allait enfin partir, quand un incident l’obligea à un nouveau retard. Un matin, son attention fut attirée par le bruit d’une altercation violente. S’étant dirigé du côté d’où venait le vacarme, il aperçut une centaine de femmes discutant avec animation devant une clôture de forts madriers qui leur barrait la route. Le Kaw-djer ne comprit pas tout d’abord. Cette clôture, c’était celle qui limitait l’enclos de Patterson, mais elle ne lui avait pas semblé, les jours précédents, s’avancer aussi loin.
Il fut bientôt renseigné.
Patterson, qui, dès le printemps précédent, s’était adonné à la culture maraîchère, avait vu, cette année, ses efforts couronnés de succès. Travailleur infatigable, il avait obtenu une abondante récolte, et, depuis le renversement de Beauval, les autres habitants de Libéria s’approvisionnaient couramment chez lui de légumes frais.
Son succès était dû, pour une grande part, à l’emplacement qu’il avait choisi. Au bord même de la rivière, il y trouvait de l’eau en abondance. C’est précisément cette situation privilégiée qui était cause du conflit actuel.
Les cultures de Patterson, étendues sur un espace de deux ou trois cents mètres, commandaient le seul point où la rivière fût accessible, dans le voisinage immédiat de Libéria. En aval, elle était bordée, sur la rive droite, par une plaine marécageuse qui en interdisait l’approche jusqu’au ponceau établi près de l’embouchure, c’est-à-dire à plus de quinze cents mètres dans l’Ouest. En amont, la berge brusquement relevée tombait, pendant plus d’un mille, à pic dans le courant.
Les ménagères de Libéria étaient donc dans l’obligation de traverser l’enclos de Patterson pour aller puiser l’eau nécessaire aux besoins de leurs ménages, et c’est pourquoi, jusqu’alors, le propriétaire de cet enclos avait ménagé un hiatus dans la barrière qui le délimitait. Mais, à la fin, il s’était avisé que ce passage incessant à travers sa propriété était attentatoire à ses droits et causait de multiples dommages. La nuit précédente, il avait donc, avec l’aide de Long, barré solidement l’ouverture, d’où grave déception et grande colère des ménagères venues de bon matin chercher de l’eau.
Le calme se rétablit quand on aperçut le Kaw-djer, et l’on s’en rapporta à sa justice. Patiemment, il écouta les arguments pour et contre, puis il rendit sa sentence. A la surprise générale, elle fut favorable à Patterson. A la vérité, le Kaw-djer décida que la clôture devait être abattue sur-le-champ et qu’une voie de vingt mètres de large devait être rendue à la circulation publique, mais il reconnut les droits de l’occupant à une indemnité pour la parcelle de terrain cultivé dont il était privé dans l’intérêt public. Quant à l’importance de cette indemnité, elle serait fixée dans les formes régulières. Il y avait des juges à l’île Hoste. Patterson était invité à s’adresser à eux.
La cause fut plaidée le jour même. Ce fut la première que Beauval eut à juger. Après débat contradictoire, il condamna l’État hostelien à payer une indemnité de cinquante dollars. Cette somme fut aussitôt versée à l’Irlandais qui ne chercha pas à dissimuler sa satisfaction.
L’incident fut diversement commenté, mais, en général, on goûta fort la manière dont il avait été réglé. On eut le sentiment que nul ne pourrait désormais être dépouillé de ce qu’il possédait, et la confiance publique en fut énormément accrue. C’est ce résultat qu’avait voulu le Kaw-djer.
Cette affaire terminée, celui-ci se mit en route. Pendant trois semaines, il sillonna l’île en tous sens, jusqu’à son extrémité Nord-Ouest, jusqu’aux pointes orientales des presqu’îles Dumas et Pasteur. L’une après l’autre, il visita toutes les exploitations, sans en omettre une seule, tant celles qui avaient été volontairement délaissées au cours du précédent hiver que celles dont les tenanciers avaient été chassés au moment des troubles.
De son enquête, il résulta finalement que cent soixante et un colons, formant quarante-deux familles, séjournaient encore dans l’intérieur. Ces quarante-deux familles pouvaient toutes être considérées comme ayant réussi dans leur exploitation, mais à des degrés très inégaux. Les unes devaient borner leur espoir à assurer leur propre subsistance, tandis que d’autres, les mieux pourvues en garçons robustes, auraient pu agrandir considérablement leurs cultures.
De vingt-huit familles, comptant cent dix-sept autres colons, contraintes, au moment des troubles, de se réfugier à Libéria, les exploitations, aujourd’hui très compromises, semblaient également avoir été prospères au moment où on avait dû les abandonner.
Enfin, cent quatre-vingt-dix-sept tentatives d’exploitation n’avaient abouti qu’à un échec. De leurs propriétaires, une quarantaine étaient morts, et le surplus, au nombre de plus de sept-cent quatre-vingts, avait successivement cherché refuge à la côte au cours de l’hiver.
Les renseignements ne manquaient pas au Kaw-djer. Les colons se mettaient avec empressement à sa disposition. L’enthousiasme était unanime, quand on apprenait la nouvelle organisation de la colonie, et cet enthousiasme croissait encore à mesure qu’il faisait part de ses projets. Lui parti, on reprenait le travail avec une ardeur décuplée par l’espoir.
De tout ce qu’il observait, de tout ce qu’il entendait, le Kaw-djer prit soigneusement note. En même temps, il relevait un plan grossier des diverses exploitations et de leurs situations respectives.
Ces documents, il les utilisa dès son retour. En quelques jours il dressa une carte de l’île, carte approximative au point de vue géographique, mais d’une exactitude plus que suffisante au point de vue des exploitations agricoles qui se limitaient les unes les autres, puis il répartit la moitié de l’île entre cent soixante-cinq familles qu’il choisit sans appel, et auxquelles il délivra des concessions régulières.
Donner à la propriété cette base solide, c’était accomplir une véritable révolution. Au régime du bon plaisir, il substituait la légalité, à la possession de fait, un titre inattaquable par celui-là même qui l’avait délivré. Aussi ces simples feuilles de papier furent-elles reçues par leurs bénéficiaires avec autant de joie peut-être que les champs qu’elles représentaient. Jusqu’alors ils avaient vécu instables, dans l’incertitude du lendemain. Ces feuilles de papier changeaient tout. Cette terre était à eux. Ils pourraient la léguer à leurs enfants. Ils se fixaient, prenaient racine, et devenaient vraiment, de colons, des Hosteliens.
Le Kaw-djer commença par consolider les droits des quarante-deux familles qui étaient demeurées attachées à la glèbe et par rétablir dans les leurs les vingt-huit exploitants qui ne l’avaient quittée que sous la menace des émeutiers. Cela fait, il sélectionna entre toutes quatre-vingt-quinze autres familles, qui lui parurent dignes d’en appeler de leur échec. Il ne s’occupa aucunement des autres.
C’était de l’arbitraire. Ce ne fut pas le seul. Si l’égalité n’eut rien à voir dans la répartition des concessions, elle ne fut pas mieux respectée au point de vue de leur importance. A ceux-ci le Kaw-djer laissa juste le terrain sur lequel ils s’étaient d’abord établis, tandis qu’il diminuait la surface attribuée à ceux-là. En même temps, il augmentait considérablement certaines exploitations. Dans toutes ses décisions, il n’obéit qu’à une unique loi, l’intérêt supérieur de la colonie. A ceux qui avaient montré le plus d’intelligence, de force et de vaillance, les concessions les plus vastes. Rien au contraire à ceux dont il avait pu constater l’incapacité, et qu’il condamnait sans appel à rester des prolétaires et des salariés jusqu’à la mort.
Le salariat, en effet, allait nécessairement faire son apparition sur l’île Hoste. Quelques exploitations, celles par exemple des quatre familles dont les Rivière formaient le centre, étaient d’une telle étendue et d’une telle prospérité, qu’elles eussent suffi à occuper plusieurs centaines d’ouvriers. L’ouvrage ne manquerait donc pas à ceux qui préféreraient le travail des champs à celui de la ville.
Pour la deuxième fois, Libéria se dépeupla. Son titre de concession à peine en poche, chaque titulaire partait avec les siens, bien pourvu de vivres, dont la provision pourrait,—d’ailleurs, le Kaw-djer l’affirmait—être ultérieurement renouvelée. Quelques-uns de ceux qui n’avaient pas été favorisés les imitèrent, et allèrent louer leurs bras dans la campagne.
Le 10 janvier, la population fut réduite à quatre cents habitants environ, dont deux cent cinquante hommes en âge de travailler. Les autres, soit un peu moins de six cents, y compris les femmes et les enfants, étaient maintenant disséminés dans l’intérieur. Ainsi que le Kaw-djer avait pu s’en assurer au cours de son voyage, la population totale n’atteignait plus en effet le millier. Le surplus était mort, dont près de deux cents dans le seul hiver qui venait de finir. Encore quelques hécatombes de ce genre, et l’île Hoste redeviendrait un désert.
L’avancement du travail se ressentit de la diminution du nombre des travailleurs. Le Kaw-djer ne parut pas s’en soucier. On comprit bientôt sa tranquillité. Quelques jours plus tard, le 17 janvier, un vapeur mouillait en face du Bourg-Neuf. C’était un grand navire de deux mille tonneaux. Dès le lendemain son déchargement commençait, et les Libériens émerveillés virent défiler d’incalculables richesses. Ce fut d’abord du bétail, des moutons, des chevaux et jusqu’à deux chiens de berger. Puis, ce fut du matériel agricole: charrues, herses, batteuses, faneuses; des semences de toute nature; des vivres en quantité considérable, des voitures et des chariots; des métaux: plomb, fer, acier, zinc, étain, etc.; du petit outillage: marteaux, scies, burins, limes, et cent autres; des machines-outils: forge, perceuse, fraiseuse, tours à bois et à métaux, et beaucoup d’autres choses encore.
En outre, le steamer ne contenait pas que ces objets matériels. Deux cents hommes, composés par moitié de terrassiers et d’ouvriers de bâtiment avaient été amenés par lui. Quand le déchargement du navire fut terminé, ils se joignirent aux colons, et les travaux menés par quatre cent cinquante bras robustes recommencèrent à avancer rapidement.
En quelques jours la route du Bourg-Neuf fut terminée. Pendant que les maçons s’occupaient, les uns, de la construction du pont, les autres, de celle des maisons, on amorça vers l’intérieur une seconde route qui, divisée en nombreuses branches, serpenterait plus tard entre les exploitations, et porterait la vie à travers l’île, artères et veines de ce grand corps jusque-là inerte.
Les Libériens n’étaient pas au bout de leurs surprises. Le 30 janvier, un second steamer arriva. Il provenait de Buenos-Ayres et apportait dans ses flancs, outre des objets analogues aux précédents, une cargaison importante destinée au bazar Rhodes. Il y avait de tout dans cette cargaison, jusqu’à des futilités: plumes, dentelles, rubans, dont pourrait désormais se parer la coquetterie des Hosteliennes.
Deux cents nouveaux travailleurs débarquèrent de ce deuxième steamer, et deux cents encore d’un troisième qui mouilla en rade le 15 février. A dater de ce jour, on disposa de plus de huit cents bras. Le Kaw-djer estima ce nombre suffisant pour commencer la réalisation d’un grand projet. A l’ouest de l’embouchure de la rivière, furent jetées les premières assises d’une digue, qui, dans un avenir prochain, transformerait l’anse du Bourg-Neuf en un port vaste et sûr.
Ainsi peu à peu, sous l’effort de ces centaines de bras que dirigeait une volonté, la ville se bâtissait, se redressait, s’assainissait, se vivifiait. Ainsi peu à peu, surgissait, du néant, la cité.
III
L’ATTENTAT.
«Ça ne peut pas durer comme ça! s’écria Lewis Dorick, que ses compagnons approuvèrent d’un geste énergique.
La journée de travail finie, ils se promenaient tous les quatre, Dorick, les frères Moore et Sirdey, au sud de Libéria, sur les premières pentes des montagnes détachées de la chaîne centrale de la presqu’île Hardy, qui allaient plus loin se perdre dans la mer en formant l’ossature de la pointe de l’Est.
—Non! ça ne peut pas durer comme ça! répéta Lewis Dorick avec une colère croissante. Nous ne sommes pas des hommes, si nous ne mettons pas à la raison ce sauvage qui prétend nous faire la loi!
—Il vous traite comme des chiens, renchérit Sirdey. On est moins que rien... «Faites ci»... «Faites ça», qu’il dit, sans même vous regarder... On le dégoûte, quoi, ce peau-rouge-là!
—A quel titre nous commande-t-il? interrogea rageusement Dorick. Qui est-ce qui l’a nommé Gouverneur?
—Pas moi, dit Sirdey.
—Ni moi, dit Fred Moore.
—Ni moi, dit son frère William.
—Ni vous, ni personne, conclut Dorick. Pas si bête, le gaillard!... Il n’a pas attendu qu’on lui donne la place. Il l’a prise.
—Ça n’est pas légal, protesta doctoralement Fred Moore.
—Légal!... Parbleu! il s’en moque bien! riposta Dorick. Pourquoi se gênerait-il avec des moutons qui tendent le dos pour qu’on les tonde?... A-t-il demandé notre avis pour rétablir la propriété? Avant, on était tous pareils. Maintenant, il y a des riches et des pauvres.
—C’est nous, les pauvres, constata mélancoliquement Sirdey... Il y a trois jours, ajouta-t-il avec indignation, il m’a annoncé que ma journée serait réduite de dix cents...
—Comme ça?... Sans donner de raisons?...
—Si. Il prétend que je ne travaille pas assez... J’en fais toujours autant que lui, qui se promène du matin au soir les mains dans les poches... Dix cents de rabais sur une journée d’un demi-dollar!... S’il compte sur moi pour les travaux du port, il peut attendre!...
—Tu crèveras de faim, répliqua Dorick d’un ton glacial.
—Misère!... jura Sirdey en serrant les poings.
—Avec moi, dit William Moore, c’est il y a quinze jours qu’il a fait ses embarras. Il a trouvé que je rouspétais trop fort contre John Rame, son garde-magasin. Paraît que je dérangeais Monsieur... Si vous aviez vu ça!... Un empereur!... Faut payer leur camelote et dire encore merci!
—Moi, dit à son tour Fred Moore, c’était la semaine dernière... sous prétexte que je me battais avec un collègue... On n’a donc plus le droit maintenant de se battre de bonne amitié?... Non, mais, ce que ses flics m’ont empoigné!... Un peu plus ils me faisaient coucher au poste!...
—On est des domestiques, quoi! conclut Sirdey.
—Des esclaves, gronda William Moore.
Ce sujet, ils le traitaient pour la centième fois ce soir-là. C’était le thème presque exclusif de leurs conversations quotidiennes.
En édictant, puis en imposant la loi du travail, le Kaw-djer avait nécessairement lésé un certain nombre d’intérêts particuliers, ceux notamment des paresseux qui eussent préféré vivre aux frais d’autrui. De là, grandes colères.
Autour de Dorick gravitaient tous les mécontents. Sa bande et lui-même avaient inutilement essayé de continuer les errements passés. Les anciennes victimes, jadis si dociles, avaient pris conscience de leurs droits en même temps que de leurs devoirs, et la certitude d’être au besoin soutenus avait donné des griffes à ces agneaux. Les exploiteurs en avaient donc été pour leurs tentatives d’intimidation et s’étaient vus contraints de gagner, comme les autres, leur vie par le travail.
Aussi étaient-ils furieux et se répandaient-ils en récriminations, par lesquelles se soulageait et s’entretenait à la fois leur exaspération grandissante.
Jusqu’ici, à vrai dire, tout s’était passé en paroles. Mais, ce soir-là, les choses devaient tourner d’autre sorte. Les plaintes cent fois ressassées allaient se muer en actes, les colères amassées conduire aux résolutions les plus graves.
Dorick avait écouté ses compagnons sans les interrompre. Ceux-ci s’étaient tournés vers lui, comme s’ils eussent fait appel à son témoignage et quêté son approbation.
—Tout ça, ce sont des mots, dit-il d’une voix mordante. Vous êtes des esclaves qui méritez l’esclavage. Si vous aviez du cœur au ventre, il y a longtemps que vous seriez libres. Vous êtes mille et vous supportez la tyrannie d’un seul!
—Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse? objecta piteusement Sirdey. Il est le plus fort.
—Allons donc! répliqua Dorick. Sa force, c’est la faiblesse des poules mouillées qui l’entourent.
Fred Moore hocha la tête d’un air sceptique.
—Possible!... dit-il. N’empêche qu’il y en a beaucoup de son bord. Nous ne pouvons cependant pas, à nous quatre...
—Imbécile!... interrompit durement Dorick. Ce n’est pas le Kaw-djer, c’est le Gouverneur qu’ils soutiennent. On le conspuerait, s’il était renversé. Si j’étais à sa place, on serait à plat ventre devant moi, comme on l’est devant lui.
—Je ne dis pas non, accorda William Moore un peu goguenard. Mais, voilà le hic, c’est lui qui tient la place, et pas toi.
—Je ne t’ai pas attendu pour le savoir, répliqua Dorick pâle de colère. C’est précisément la question. Je ne dis qu’une chose, c’est que nous n’avons pas à nous occuper du tas de caniches qui suivent le Kaw-djer et qui marcheraient aussi bien derrière son successeur. C’est le chef seul qui les rend redoutables, c’est le chef seul qui nous gêne... Eh bien! supprimons-le!
Il y eut un instant de silence. Les trois compagnons de Dorick échangèrent un regard peureux.
—Le supprimer! dit enfin Sirdey. Comme tu y vas!... Ne compte pas sur moi pour ce travail-là!
Lewis Dorick haussa les épaules.
—On se passera de toi, voilà tout, dit-il avec mépris.
—Et de moi, ajouta William Moore.
—Moi, j’en suis, affirma énergiquement son frère, qui n’avait pas oublié l’humiliation que le Kaw-djer lui avait autrefois infligée. Seulement... voilà... ça ne me paraît pas commode.