← Retour

Les naufragés du Jonathan

16px
100%
Ils foncèrent en trombe dans la trouée. (Page 340.)

Il ignorait en quel point de l’île il rencontrerait les ennemis. Peut-être ceux-ci étaient-ils déjà en marche. Peut-être n’avaient-ils pas quitté le lieu de leur débarquement. Dans ce cas, en s’en référant aux renseignements fournis par le porteur de la nouvelle, il s’agissait d’un parcours de cent vingt à cent vingt-cinq kilomètres. Les grandes vitesses étant interdites sur les routes hosteliennes, qui laissaient encore beaucoup à désirer au point de vue de la viabilité, le voyage exigerait au moins deux jours. Parti de bonne heure le 10 décembre, le Kaw-djer n’arriverait au but que le 11 dans la soirée.

A quelque distance de Libéria, la route, après avoir traversé la presqu’île Hardy dans sa largeur, s’orientait vers le Nord-Ouest et en suivait d’abord pendant une trentaine de kilomètres le rivage ouest battu par les flots du Pacifique, puis elle remontait au Nord, et, traversant une seconde fois l’Ile en sens contraire selon le caprice des vallées, elle allait frôler, trente-cinq kilomètres plus loin, le fond du Tekinika Sound, profonde indentation de l’Atlantique délimitant le sud de la presqu’île Pasteur, qu’un autre golfe plus profond encore, le Ponsonby Sound, sépare au Nord de la presqu’île Dumas. Au delà, la route, faisant de nombreux lacets, empruntait un col élevé de l’importante chaîne de montagnes qui, venues de l’Ouest, se prolongent jusqu’à l’extrémité orientale de la presqu’île Pasteur, puis elle s’infléchissait de nouveau dans l’Ouest à la hauteur de l’isthme qui réunit cette presqu’île à l’ensemble de l’île Hoste. Enfin, après avoir laissé en arrière le fond du Ponsonby Sound, elle se recourbait dans l’Est, et, franchissant, à quatre-vingt-quinze kilomètres de Libéria, l’isthme étroit de la presqu’île Dumas, elle en côtoyait ensuite le rivage nord baigné par les eaux du canal du Beagle.

Telle est la route que dut suivre le Kaw-djer. Chemin faisant, la troupe qu’il commandait s’accrut de quelques unités. Ceux des colons qui possédaient un cheval se joignirent à elle. Quant aux autres, le Kaw-djer leur donnait ses instructions au passage. Ils devaient battre le rappel et réunir le plus possible de combattants. Ceux qui avaient un fusil se porteraient de part et d’autre de la chaussée, en choisissant les endroits les plus inaccessibles, de telle sorte que des cavaliers ne pussent les y poursuivre. De là, ils enverraient du plomb aux envahisseurs, quand ceux-ci apparaîtraient, et battraient aussitôt en retraite vers un point plus élevé de la montagne. La consigne était de viser de préférence les chevaux, un Patagon démonté cessant d’être à redouter. Quant aux colons qui n’avaient que leurs bras, ils couperaient la route par des tranchées aussi rapprochées que possible et se retireraient en ne laissant derrière eux qu’un désert. Sur une étendue d’un kilomètre de part et d’autre du chemin, les champs devaient être saccagés dans les vingt-quatre heures, les fermes vidées de leurs ustensiles et de leurs provisions. Ainsi serait rendu plus difficile le ravitaillement des envahisseurs. Tout le monde irait ensuite s’enfermer dans l’enclos des Rivière, ceux qui pouvaient faire parler la poudre comme ceux n’ayant d’autres armes que la hache et la faux. Cet enclos, entouré d’une solide palissade et défendu par cette nombreuse garnison, deviendrait une véritable place forte qui ne courrait aucun risque d’être enlevée d’assaut.

Conformément à ses prévisions, le Kaw-djer atteignit l’isthme de la presqu’île Dumas le 11 décembre vers six heures du soir. On n’avait encore aperçu nulle trace des Patagons. Mais, à partir de ce point, on approchait du lieu de leur débarquement, et une extrême prudence était nécessaire. On se trouvait, en effet, dans la période des longs jours, et on n’aurait que très tard la protection de l’obscurité. On mit près de cinq heures pour arriver en vue du camp adverse. Il était alors près de minuit, et une obscurité relative couvrait la terre. On apercevait nettement la lueur des foyers. Les Patagons n’avaient pas bougé de place. Par nécessité sans doute de laisser reposer les chevaux, ils étaient restés à l’endroit même où ils avaient atterri.

La petite armée du Kaw-djer comptait maintenant trente-deux fusils, le sien compris. Mais, en arrière, des centaines de bras s’employaient à défoncer la route, à y accumuler des troncs d’arbres, à y élever des barricades, de manière à compliquer le plus possible la marche des envahisseurs.

Le camp de ceux-ci reconnu, on rétrograda, et on fit halte cinq ou six kilomètres en avant de l’isthme de la presqu’île Dumas. Les chevaux furent alors ramenés en deçà de cet isthme par quelques colons qui les tiendraient en réserve dans les montagnes, puis les cavaliers devenus piétons, dissimulés sur les pentes abruptes qui bordaient le sud de la route, attendirent l’ennemi.

Le Kaw-djer n’avait pas l’intention d’engager une bataille franche, que la disproportion des forces eût rendue insensée. Une tactique de guérillas était tout indiquée. De leurs postes élevés les défenseurs de l’île tireraient à loisir leurs adversaires, puis, pendant que ceux-ci perdraient leur temps à se dépêtrer des obstacles accumulés devant eux, ils se replieraient de crête en crête, par échelons qui s’assureraient successivement une mutuelle protection. On ne courrait aucun danger sérieux tant que les Patagons ne se résoudraient pas à abandonner leurs montures pour se lancer à la poursuite des tirailleurs. Mais cette éventualité n’était pas à craindre. Les Patagons ne renonceraient évidemment pas à leur habitude invétérée de ne combattre qu’à cheval, pour s’aventurer sur un terrain chaotique, où chaque rocher pouvait dissimuler une embuscade.

Il était neuf heures du matin, quand, le lendemain 12 décembre, les premiers d’entre eux apparurent. Partis à six heures, ils avaient employé trois heures à parcourir vingt-cinq kilomètres. Inquiets de se voir si loin de leur pays dans une contrée totalement inconnue, ils suivaient avec circonspection cette route bordée d’un côté par la mer et, de l’autre, par d’abruptes montagnes. Ils marchaient coude à coude, dans une formation serrée qui allait rendre plus facile la tâche des tireurs.

Trois détonations éclatant sur leur gauche jetèrent tout à coup le trouble parmi eux. La tête de colonne recula, mettant le désordre dans les rangs suivants. Mais, d’autres détonations n’ayant pas suivi les trois premières, ils reprirent confiance et s’ébranlèrent de nouveau. Tous les coups avaient porté. Un homme se tordait sur le bord du chemin dans les convulsions de l’agonie. Deux chevaux gisaient, l’un le poitrail troué, l’autre une jambe cassée.

Cinq cents mètres plus loin, les Patagons se heurtaient à une barricade de troncs d’arbres amoncelés. Pendant qu’ils s’occupaient de la détruire, des coups de fusils résonnèrent encore. L’une des balles fut efficace et mit un troisième cheval hors de service.

Dix fois, on avait renouvelé la manœuvre avec succès, quand la tête de colonne parvint à l’isthme de la presqu’île Dumas. En ce point, où la route encaissée n’avait d’autre issue qu’une gorge étroite, la défense s’était faite plus sérieuse. En avant d’une barricade plus épaisse et plus haute que les précédentes, une large et profonde excavation coupait la route. Au moment où les Patagons abordaient cet ouvrage, la fusillade crépita sur leur flanc gauche. Après un mouvement de recul, ils revinrent à la charge et ripostèrent au jugé, tandis qu’une centaine des leurs faisaient de leur mieux pour rétablir le passage.

Aussitôt la fusillade redoubla d’intensité. Une véritable pluie de balles siffla en travers du chemin et le rendit intenable. Les premiers qui s’aventurèrent dans la zone dangereuse ayant été frappés sans merci, cela donna à réfléchir à leurs compagnons, et la horde tout entière parut hésiter à pousser plus avant.

Les tireurs hosteliens la découvraient de bout en bout. Elle occupait plus de six cents mètres de route. Parcourue de violents remous, elle oscillait parfois en masse, tandis que des cavaliers galopaient d’une extrémité à l’autre, comme s’ils eussent été porteurs des ordres d’un chef.

Chaque fois qu’un de ces cavaliers arrivait à la tête de la colonne, une nouvelle tentative était faite contre la barricade, tentative bientôt suivie d’un nouveau recul quand un homme ou un cheval, blessé ou tué, démontrait en tombant combien la place était périlleuse.

Les heures s’écoulèrent ainsi. Enfin, aux approches du soir, la barricade fut renversée. Seule, la pluie des balles barrait désormais la route. Les Patagons prirent alors une résolution désespérée. Soudain, ils rassemblèrent leurs chevaux, et, partant au galop de charge, foncèrent en trombe dans la trouée. Trois hommes et douze chevaux y restèrent, mais la horde passa.

Cinq kilomètres plus loin, profitant d’un endroit découvert, où elle n’avait à redouter aucune surprise, elle fit halte et prit ses dispositions pour la nuit. Les Hosteliens, sans s’accorder un instant de repos, continuèrent au contraire leur retraite savante et allèrent se mettre en position pour le lendemain. La journée était bonne. Elle coûtait aux envahisseurs trente chevaux et cinq hommes hors de combat, contre un seul des leurs légèrement blessé. Il n’y avait pas à s’occuper des hommes démontés. Mauvais marcheurs, ils resteraient en arrière, et on aurait facilement raison de ces traînards.

Le jour suivant, la même manœuvre fut adoptée. Vers deux heures de l’après-midi, les Patagons, ayant fait au total une soixantaine de kilomètres depuis qu’ils s’étaient ébranlés, atteignirent le sommet du col emprunté par la route pour franchir la chaîne centrale de l’île. Depuis près de trois heures, ils montaient alors sans interruption. Gens et bêtes étaient pareillement exténués. Au moment de s’engager dans le défilé qui commençait en cet endroit, ils firent halte. Le Kaw-djer en profita pour se poster à quelque distance en avant.

Sa troupe, grossie de tirailleurs ralliés pendant la retraite et de ceux qui se trouvaient déjà au sommet, comptait alors près de soixante fusils. Ces soixante hommes, il les disposa sur une centaine de mètres, au point où la tranchée était la plus profonde, tous du même côté de la route. Bien abrités derrière les énormes rocs qui la surplombaient, les Hosteliens se riraient des projectiles ennemis. Ils allaient tirer presque à bout portant, comme à l’affût.

Dès que les Patagons se remirent en mouvement, le plomb jaillit de la crête et faucha leurs premiers rangs. Ils reculèrent en désordre, puis revinrent à la charge sans plus de succès. Pendant deux heures, cette alternative se renouvela. Si les Patagons étaient braves, ils ne brillaient pas précisément par l’intelligence. Ce fut seulement quand ils eurent vu tomber un grand nombre des leurs, qu’ils s’avisèrent de la manœuvre qui leur avait si bien réussi la veille. Des appels retentirent. Les chevaux se rapprochèrent les uns des autres. Les naseaux touchant les croupes, la horde fut un bloc. Puis, prête enfin pour la charge, elle s’ébranla tout entière à la fois et partit dans un galop furieux. Les sabots frappaient le sol avec un bruit de tonnerre, la terre tremblait. Aussitôt les fusils hosteliens crachèrent plus hâtivement la mort.

C’était un spectacle admirable. Rien n’arrêtait ces cavaliers changés en météores. L’un d’eux vidait-il les arçons? Ceux qui venaient à sa suite le piétinaient sans pitié. Un cheval blessé ou tué tombait-il? Les autres bondissaient par-dessus l’obstacle et continuaient sans arrêt leur course enragée.

Les Hosteliens ne songeaient guère à admirer ces prouesses. Pour eux, c’était une question de vie ou de mort. Ils ne pensaient qu’à ceci: charger, viser, tirer, puis charger, et viser, et tirer, et ainsi de suite, sans un instant d’interruption. Les canons brûlaient leurs mains; ils tiraient toujours. Dans la folie de la bataille, ils en oubliaient toute prudence. Ils s’écartaient de leurs abris, s’offraient aux coups de l’ennemi. Celui-ci aurait eu la partie belle, s’il lui eût été possible de riposter.

Mais, au train qu’ils menaient, les Patagons ne pouvaient faire usage de leurs armes. A quoi bon, d’ailleurs? La médiocre étendue du front de bataille révélant le petit nombre des adversaires, leur seul objectif était de franchir la zone dangereuse, quitte à faire pour cela les sacrifices qui seraient nécessaires.

Ils la franchirent en effet. Bientôt les balles ne sifflèrent plus. Ils ralentirent alors leur allure et suivirent au grand trot la route qui, après avoir dépassé le point culminant du col, descendait maintenant en lacets. Tout était tranquille autour d’eux. De loin en loin, un coup de feu éclatait sur leur gauche ou sur leur droite, lorsque des rochers surplombaient la chaussée. D’ailleurs, ce coup de feu, tiré par l’un des colons transformés en guérillas, manquait généralement le but. Dans tous les cas, les Patagons ripostaient, par une grêle de balles qu’ils envoyaient au jugé, et ils poursuivaient leur chemin.

Instruits par l’expérience, ils ne commirent pas, cette fois, la faute de s’arrêter à trop faible distance du lieu du dernier combat. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, ils dévalèrent rapidement la pente et ne s’arrêtèrent pour camper que parvenus en terrain plat.

C’était pour eux une rude journée. Ils avaient franchi soixante-cinq kilomètres, dont trente-cinq depuis le sommet du col. A leur droite, ils apercevaient les flots du Pacifique venant battre un rivage sablonneux. A leur gauche, c’était un pays de plaine, où les surprises cessaient d’être à craindre. Le lendemain, ils seraient de bonne heure au but, devant Libéria, éloigné de trente kilomètres à peine.

Désormais, il ne pouvait plus être question pour le Kaw-djer de se porter en avant des envahisseurs. Outre que la nature du pays ne se prêtait plus à la manœuvre qui lui avait si bien réussi jusque-là, trop grande était la distance qui le séparait d’eux. Sur son ordre, on ne s’entêta pas dans une poursuite inutile, et l’on prit, couchés sur la terre nue, à la lueur des étoiles, quelques heures d’un repos que rendaient nécessaire les fatigues supportées pendant trois nuits consécutives.

Le Kaw-djer n’avait pas lieu d’être mécontent du résultat de sa tactique. Au cours de cette dernière journée, les ennemis avaient perdu au moins cinquante chevaux et une quinzaine d’hommes. C’est donc diminuée d’une centaine de cavaliers et moralement ébranlée que leur troupe arriverait devant Libéria. Contrairement à son attente sans doute, elle n’y entrerait pas sans peine.

Le lendemain matin, on fit rallier les chevaux, mais on ne put les avoir avant le milieu du jour. Il était près de midi quand les tirailleurs redevenus cavaliers, et réduits par conséquent au nombre de trente-deux, purent à leur tour commencer la descente.

Rien ne s’opposait à ce qu’on avançât rapidement. La prudence n’était plus nécessaire. On était renseigné par ceux des colons qui, en embuscade sur les bords de la route, avaient salué l’ennemi au passage. On savait que les Patagons avaient continué leur marche en avant et qu’on ne courait pas le risque de se heurter tout à coup à la queue de leur colonne.

Vers trois heures, on atteignit l’endroit où la horde avait campé. Nombreuses étaient ses traces, et on ne pouvait s’y méprendre. Mais, depuis les premières heures du matin, elle s’était remise en mouvement, et, selon toute probabilité, elle devait être maintenant sous Libéria.

Deux heures plus tard, on commençait à longer la palissade limitant l’enclos des Rivière, quand on aperçut, sur la route, un fort parti d’hommes à pied. Leur nombre dépassait certainement la centaine. Lorsqu’on en fut plus près, on vit qu’il s’agissait des Patagons démontés au cours des rencontres précédentes.

Soudain, des coups de feu furent tirés de l’enclos. Une dizaine de Patagons tombèrent. Des survivants, les uns ripostèrent et envoyèrent contre la palissade des balles inoffensives, les autres esquissèrent un mouvement de fuite. Ils découvrirent alors les trente-deux cavaliers qui leur interdisaient la retraite et dont les rifles se mirent à leur tour à parler.

Au bruit de ces détonations, plus de deux cents hommes armés de fourches, de haches et de faux firent irruption hors de l’enclos, barrant la route vers Libéria. Cernés de toutes parts, à droite par des rocs infranchissables, en avant par les paysans que leur nombre rendait redoutables, à gauche par les fusils dont les canons luisaient au-dessus de la palissade, en arrière enfin par le Kaw-djer et ses cavaliers, les Patagons perdirent courage et jetèrent leurs armes sur le sol. On les captura sans autre effusion de sang. Pieds et mains entravés, ils furent enfermés dans une grange à la porte de laquelle on plaça des factionnaires.

C’était une opération merveilleuse. Non seulement les envahisseurs avaient perdu une centaine de cavaliers, mais aussi une centaine de fusils, et ces fusils, de médiocre valeur assurément, allaient au contraire accroître la force des Hosteliens. Ceux-ci pourraient disposer de trois cent cinquante armes à feu, contre six cents environ qui leur étaient opposées. La partie devenait presque égale.

La garnison réunie à l’enclos des Rivière put renseigner le Kaw-djer sur la marche des Patagons. En passant devant la palissade au cours de la matinée, ils n’avaient fait que de timides tentatives pour la franchir. Dès les premiers coups de fusils, ils y avaient renoncé et s’étaient contentés d’envoyer quelques balles sans se livrer à une attaque plus sérieuse. Décidément, ces sauvages étaient peut-être des guerriers, mais sûrement ils n’étaient pas des hommes de guerre. Leur objectif étant Libéria, ils y allaient tout droit, sans s’inquiéter des ennemis qu’ils laissaient derrière eux.

Puisqu’on avait la chance d’avoir fait d’aussi nombreux prisonniers, le Kaw-djer ne voulut pas s’éloigner sans essayer de les interroger. Il se rendit donc au milieu d’eux.

Dans la grange où on les avait enfermés régnait un silence profond. Accroupis le long des murailles, cette centaine d’hommes attendaient, dans une immobilité farouche, que l’on décidât de leur sort. Vainqueurs, ils eussent des vaincus fait des esclaves. Vaincus, ils estimaient naturel qu’un pareil traitement leur fût infligé. Pas un seul d’entre eux ne daigna remarquer la présence du Kaw-djer.

«Quelqu’un de vous comprend-il l’espagnol? demanda celui-ci à voix haute.

—Moi, dit un des prisonniers en relevant la tête.

—Ton nom?

—Athlinata.

—Qu’es-tu venu faire dans ce pays?

Accroupis le long de la muraille... (Page 344.)

L’Indien, sans un geste, répondit:

—La guerre.

—Pourquoi nous faire la guerre? objecta le Kaw-djer. Nous ne sommes pas tes ennemis.

Le Patagon garda le silence.

Le Kaw-djer reprit:

—Jamais tes frères ne sont venus jusqu’ici. Pourquoi sont-ils allés, cette fois, si loin de leur pays?

—Le chef a commandé, dit l’Indien avec calme. Les guerriers ont obéi.

—Mais enfin, insista le Kaw-djer, quel est votre but?

—La grande ville du Sud, répondit le prisonnier. Là, sont des richesses, et les Indiens sont pauvres.

—Mais, ces richesses, il faut les prendre, répliqua le Kaw-djer, et les habitants de cette ville se défendront.

Le Patagon sourit ironiquement.

—La preuve, c’est que toi et tes frères êtes maintenant prisonniers, ajouta le Kaw-djer sous forme d’argument ad hominem.

—Les guerriers patagons sont nombreux, riposta l’Indien sans se laisser troubler. Les autres retourneront dans leur patrie en traînant tes frères à la queue de leurs chevaux.

Le Kaw-djer haussa les épaules.

—Tu rêves, mon garçon, dit-il. Pas un de vous n’entrera dans Libéria.

Le Patagon sourit de nouveau d’un air incrédule.

—Tu ne me crois pas? interrogea le Kaw-djer.

—L’homme blanc a promis, répliqua l’Indien avec assurance. Il donnera la grande ville aux Patagons.

—L’homme blanc?... répéta le Kaw-djer étonné. Il y a donc un blanc parmi vous?»

Mais toutes ses questions demeurèrent vaines, L’Indien avait dit évidemment tout ce qu’il savait, et il fut impossible d’en obtenir plus de détails.

Le Kaw-djer se retira soucieux. Quel était cet homme blanc, traître à sa race, qui s’alliait contre d’autres blancs à une bande de sauvages? En tous cas, c’était une nouvelle raison de se hâter. Bien qu’Hartlepool, se conformant aux ordres reçus, eût sûrement pris les mesures les plus urgentes, il n’était pas sans intérêt d’apporter du renfort à la garnison de Libéria.

Vers huit heures du soir, on partit. La troupe commandée par le Kaw-djer comptait maintenant cent cinquante-six hommes, dont cent deux armés aux dépens des Patagons. Des fantassins la composaient exclusivement, les chevaux ayant été laissés à l’enclos des Rivière. Pour s’introduire dans Libéria et franchir la ligne des ennemis, le Kaw-djer n’avait pas l’intention, en effet, d’appliquer la méthode, assurément courageuse, mais insensée, que ceux-ci avaient mise en pratique lorsqu’il s’était agi de forcer les passages difficiles. Son plan étant d’employer la ruse plutôt que la force, les chevaux eussent été plus gênants qu’utiles.

En trois heures de marche, on arriva en vue de la ville. Dans la nuit alors complètement tombée, une ligne de feux dessinait le camp des Patagons, établi selon un vaste demi-cercle, qui à droite, s’arrêtait au commencement du marécage et s’appuyait, à gauche, sur la rivière. L’investissement était complet. Se glisser inaperçus entre les postes espacés de cent en cent mètres était impraticable.

Le Kaw-djer fit faire halte à son monde. Avant de pousser plus loin, il fallait décider quelle tactique il convenait d’adopter.

Mais les envahisseurs n’étaient pas tous sur la rive droite de la rivière. Quelques-uns au moins avaient dû traverser l’eau en amont de la ville. Tandis que le Kaw-djer réfléchissait, une vive lumière éclata tout à coup dans le Nord-Ouest. C’étaient les maisons du Bourg-Neuf qui brûlaient.


VIII
UN TRAÎTRE.

Harry Rhodes et Hartlepool, auxquels, en l’absence du Kaw-djer, revenait naturellement l’autorité, n’avaient pas perdu leur temps, pendant que celui-ci retardait de son mieux la marche des Patagons. Les quatre jours de répit qu’ils devaient à la tactique savante de leur chef leur avaient suffi pour mettre la ville en état de défense.

Deux larges et profonds fossés, en arrière desquels les terres rejetées formaient un épaulement à l’épreuve de la balle, rendaient un coup de main impossible. L’un de ces fossés, celui du Sud, long de deux mille pas environ, partait de la rivière, puis, se recourbant en demi-cercle, embrassait la ville et allait jusqu’au marécage, qui constituait à lui seul un obstacle infranchissable. L’autre, celui du Nord, long de cinq cents pas à peine, naissait pareillement à la rivière pour aller mourir au marécage, en traversant la route réunissant Libéria au Bourg-Neuf.

La ville était ainsi défendue sur toutes les faces. Au Nord et au Nord-Est, par le marais, où un cheval se fût enlisé jusqu’au ventre; au Nord-Ouest, et du Sud-Ouest à l’Est par les remparts improvisés; à l’Ouest, par le cours d’eau qui opposait sa barrière liquide aux assiégeants.

Le Bourg-Neuf avait été évacué. Les habitants s’étaient réfugiés à Libéria avec tout ce qu’ils possédaient, laissant leurs maisons condamnées à une destruction certaine.

Dès le premier soir, avant même que les travaux fussent achevés et alors que le péril n’avait rien d’imminent, on commença à monter autour de la ville une garde vigilante. Une cinquantaine d’hommes étaient constamment affectés à ce service. Espacés de trente en trente mètres au sommet des épaulements et sur la berge de la rivière, ils surveillaient les environs et devaient appeler à leur aide au premier signe de danger. Cent soixante-quinze hommes, armés du reste des fusils et massés au cœur de la ville, se tenaient en réserve, prêts à se porter du côté où l’alarme serait donnée. Le surplus de la population dormait pendant ce temps. Tous les citoyens figuraient à tour de rôle dans ces trois groupes.

La défense n’aurait pu être mieux organisée. En avant, la ligne de couverture formée par les cinquante sentinelles que relevaient à intervalles fixes les cent soixante-quinze hommes de la réserve centrale. En troisième plan, le reste des Libériens, qui ne seraient pas longs à prêter main forte à la moindre alerte. Ces derniers, il est vrai, ne possédaient guère, en fait d’armes offensives, que des haches, des barres d’anspect ou des couteaux, mais ces armes n’eussent pas été négligeables dans le cas d’un assaut amenant un combat corps à corps.

L’obligation de la garde était générale. Personne ne pouvait s’y soustraire. Patterson y était donc astreint comme les autres. D’ailleurs, quels que fussent ses sentiments, il avait paru se résigner de bonne grâce à cette corvée, et, en vérité, ses pensées intimes étaient si contradictoires qu’il eût été incapable de dire s’il en était fâché ou satisfait.

Pendant ses heures de faction, il réfléchissait à ce problème, et, pour la première fois de sa vie, il faisait de l’analyse.

L’animosité qu’il avait conçue contre ses concitoyens, contre la ville de Libéria, contre l’île Hoste tout entière, était toujours aussi vivante au fond de son cœur, et il lui semblait dur, par conséquent, de contribuer dans une mesure quelconque au salut de gens qu’il exécrait. Considérée à ce point de vue, sa faction l’exaspérait.

Mais la haine ne venait qu’en troisième ligne chez Patterson. Pour la haine franche, comme pour l’amour véritable, il faut des cœurs ardents et vastes, et l’âme étriquée d’un avare ne saurait loger d’aussi amples passions. Après la cupidité, le sentiment dominant chez lui, c’était la peur.

Or, son sort étant lié à celui de ses concitoyens, et tous les Libériens étant solidaires, la peur lui conseillait d’étouffer sa haine. S’il lui eût été agréable de voir flamber une ville qu’il abhorrait, c’était à la condition qu’il en fût sorti au préalable, et il n’y avait aucune possibilité de la quitter. Dans l’île, erraient des bandes de Patagons dont la férocité était légendaire et qui seraient bientôt en vue de Libéria. En la défendant, Patterson, après tout, se défendait lui-même.

Tout compte fait, il préférait donc, en somme, monter la garde, bien qu’elle fût pour lui la source des plus pénibles sensations. Il n’éprouvait aucun plaisir, en effet, à rester seul, parfois la nuit, au premier rang, au risque d’être surpris par un ennemi. Aussi, la peur faisait-elle de lui une excellente sentinelle. Avec quelle énergie il ouvrait les yeux dans l’ombre! Avec quelle conscience il fouillait les ténèbres, le fusil à l’épaule et le doigt sur la gâchette au moindre bruit suspect!

Les quatre premiers jours se passèrent sans incident, mais il n’en fut pas de même du cinquième. Vers midi, ce jour-là, on avait vu les Patagons apparaître et installer leur camp au sud de la ville. La faction devenait tout à fait sérieuse. Désormais, l’ennemi était là, sans cesse menaçant.

Le soir de ce jour, Patterson venait de prendre la garde sur l’épaulement du Nord, entre la rivière et la route du Bourg-Neuf, quand une lueur intense brilla dans la direction du port. Il n’y avait pas à se faire d’illusion, les Patagons commençaient la danse. Peut-être allaient-ils donner l’assaut sans plus attendre, et vraisemblablement en face de lui, puisque sa mauvaise étoile l’avait placé tout près de la route du Bourg-Neuf.

Quelle ne fut pas sa terreur lorsque, précisément sur cette route, un vacarme éclata tout à coup. Une troupe qui paraissait nombreuse courait sur la chaussée et approchait rapidement. Certes, et Patterson le savait, la route était coupée par un fossé qu’une dérivation de la rivière avait rempli d’eau. Mais combien cette défense, qui lui inspirait tant de confiance pendant le jour, lui parut faible au moment du danger! Il vit le fossé traversé, l’épaulement escaladé, la ville envahie...

Cependant les assaillants présumés avaient fait halte au bord du fossé. Patterson, placé trop loin pour entendre les mots, comprit qu’on parlementait. Puis il y eut un remue-ménage. On apportait des planches, des madriers, des perches, afin d’établir un passage de fortune. Quelques instants plus tard, Patterson rassuré vit de loin défiler les nouveaux venus. Ils étaient nombreux, en effet, et leurs fusils jetaient de faibles éclairs sous la lumière de la lune qui allait entrer dans son dernier quartier. A leur tête marchait un homme de haute taille autour duquel on se pressait. Son nom courait de bouche en bouche. C’était le Kaw-djer.

Patterson en conçut à la fois de la joie et de la colère. De la colère, parce que c’était le Kaw-djer qu’il détestait par-dessus tous les autres. De la joie aussi, parce qu’il était rassuré par l’appoint de si importants renforts.

Si le Kaw-djer arrivait de ce côté, c’est qu’il venait effectivement du Bourg-Neuf. En apercevant dans la nuit la lumière de l’incendie qui dévorait le faubourg, il avait improvisé un plan d’action. Passant, à l’exemple des Patagons, la rivière à trois kilomètres en amont avec sa petite armée, il s’était dirigé, à travers la campagne, vers la flamme qui le guidait comme un phare.

D’après le nombre des feux de bivouac qui brillaient au sud de la ville, il supposait justement que le gros des envahisseurs y était campé. Dans ce cas, on n’en rencontrerait, dans la direction du Bourg-Neuf, qu’un faible parti qu’il serait aisé de disperser. Cela fait, on entrerait dans Libéria tout bonnement par la route.

Les événements s’étaient déroulés conformément à ses prévisions. On surprit les incendiaires du port, alors que, dans leur rage de n’y avoir rien découvert qui valût la peine d’être pillé, ils étaient encore fort occupés à en activer la destruction. Arrivés sans rencontrer la plus légère résistance jusqu’à cette agglomération de maisons et l’ayant trouvée complètement déserte, ils étaient si tranquilles qu’ils n’avaient même pas jugé utile de se garder.

Le Kaw-djer tomba sur eux comme la foudre. Autour d’eux, la fusillade crépita soudain de tous côtés. Les Patagons éperdus prirent la fuite, en laissant entre les mains du vainqueur quinze nouveaux fusils et cinq prisonniers. On n’essaya pas de les poursuivre. Les coups de feu avaient pu être entendus de l’autre côté de la rivière, et un retour offensif était à redouter. Sans s’attarder, les Hosteliens se replièrent sur Libéria. La bataille n’avait pas duré dix minutes.

Le retour inopiné du Kaw-djer ne fut pas la seule émotion que le sort ménageait à Patterson. Trois jours plus tard, il en éprouva une seconde beaucoup plus intense et dont les conséquences devaient être autrement graves.

Il étouffa un cri. (Page 354.)

Son tour de garde le plaçait, cette fois, de six heures du soir à deux heures du matin, sur la berge de la rivière, à une centaine de mètres du point où l’épaulement du Nord venait s’appuyer. Entre cet épaulement et lui, trois autres sentinelles s’échelonnaient. Cette place n’était pas mauvaise. On s’y trouvait gardé soi-même de tous côtés.

Quand Patterson arriva à son poste, il faisait jour encore, et la situation lui parut des plus rassurantes. Mais, peu à peu, la nuit tomba, et il fut repris alors de ses habituelles terreurs. De nouveau, il prêta l’oreille au moindre bruit et jeta des coups d’œil rapides dans toutes les directions, en s’efforçant de voir si un mouvement suspect ne se dessinait pas quelque part.

Il regardait bien loin, alors que le danger était tout près. Quelle ne fut pas son épouvante, quand il s’entendit tout à coup appelé à mi-voix!

«Patterson!... murmurait-on à deux pas de lui.

Il étouffa un cri prêt à jaillir de ses lèvres, car déjà, sur un ton menaçant, on commandait sourdement:

—Silence!

La voix demanda:

—Me reconnais-tu?

Et comme l’Irlandais, incapable d’articuler un mot, ne répondait pas.

—Sirdey, dit-on dans la nuit.

Patterson reprit sa respiration. Celui qui parlait était un camarade. Le dernier, par exemple, qu’il se fût attendu à trouver là.

—Sirdey?... répéta-t-il d’un ton interrogateur on se mettant au diapason.

—Oui... Sois prudent... Parle bas... Es-tu seul?... N’y a-t-il personne autour de toi?

Patterson fouilla la nuit des yeux.

—Personne, dit-il.

—Ne bouge pas... recommanda Sirdey. Reste debout... Qu’on te voie... Je vais m’approcher, mais ne te retourne pas de mon côté.

Il y eut un glissement dans l’herbe de la berge.

—M’y voici, dit Sirdey, qui resta étendu sur le sol.

Malgré la défense faite, Patterson risqua un coup d’œil du côté de son visiteur inattendu, et constata que celui-ci était trempé des pieds à la tête.

—D’où viens-tu? demanda-t-il en reprenant son attitude précédente.

—De la rivière... Je suis avec les Patagons.

—Avec les Patagons!... s’exclama sourdement Patterson.

—Oui!... Il y a dix-huit mois, quand j’ai quitté l’île Hoste, des Indiens m’ont fait passer le canal du Beagle. Je voulais aller à Punta-Arenas et, de là, en Argentine ou ailleurs. Mais les Patagons m’ont cueilli en route.

—Qu’ont-ils fait de toi?

—Un esclave.

—Un esclave!... répéta Patterson. Tu es libre, cependant, il me semble.

—Regarde, répondit simplement Sirdey.

Patterson, obéissant à l’invitation, distingua une corde que son interlocuteur lui montrait et qui paraissait fixée à sa ceinture. Mais celui-ci ayant agité cette prétendue corde, il reconnut que c’était une mince chaîne de fer.

—Voilà comme je suis libre, reprit Sirdey. Sans compter que j’ai là, à dix pas, deux Patagons qui me guettent, cachés dans l’eau jusqu’au cou. Quand même j’arriverais à briser cette chaîne dont ils tiennent l’autre bout, ils sauraient bien me rattraper avant que je sois loin.

Patterson trembla d’une manière si évidente que Sirdey s’en aperçut.

—Qu’as-tu? demanda-t-il.

—Des Patagons!... bégaya Patterson épouvanté.

—N’aie pas peur, dit Sirdey. Ils ne te feront rien. Ils ont besoin de nous. Je leur ai dit que je pouvais compter sur toi, et c’est pourquoi ils m’ont envoyé ici en ambassadeur.

—Qu’est-ce qu’ils veulent? balbutia Patterson.

Il y eut un instant de silence avant que Sirdey se décidât à répondre:

—Que tu les fasses entrer dans la ville.

—Moi!... protesta Patterson.

—Oui, toi. Il le faut... Écoute!... C’est pour moi une question de vie ou de mort. Quand je suis tombé entre leurs mains, je suis devenu leur esclave, je te l’ai dit. Ils m’ont torturé de cent façons. Un jour, ils ont appris, par quelques mots qui m’ont échappé, que j’arrivais de Libéria. Ils ont eu l’idée de se servir de moi pour piller la ville qu’ils connaissaient déjà de réputation, et ils m’ont offert la liberté si je pouvais les y aider. Moi, tu comprends...

—Chut! interrompit Patterson.

Une des sentinelles voisines, lassée de son immobilité, s’avançait de leur côté. Mais, à une quinzaine de mètres des causeurs, elle s’arrêta, parvenue à la limite du secteur dont la surveillance lui était attribuée.

«Un peu frisquet, ce soir, dit l’Hostelien avant de retourner sur ses pas.

—Oui, répondit Patterson d’une voix étranglée.

—Bonsoir, camarade!

—Bonsoir!»

La sentinelle fit volte-face, s’éloigna et disparut dans l’ombre. Sirdey reprit aussitôt:

—Moi, tu comprends, j’ai promis... Alors ils ont organisé cette expédition, et ils m’ont traîné avec eux en me surveillant nuit et jour. Maintenant, ils me somment de tenir ma promesse. Au lieu de trouver un passage facile, ils ont perdu beaucoup de monde, et on leur a fait plus de cent prisonniers. Ils sont furieux... Ce soir, je leur ai dit que j’avais des intelligences dans la place, un camarade qui ne me refuserait pas un coup de main... Je t’avais reconnu de loin... S’ils découvrent que je les ai trompés, mon affaire est claire!

Pendant que Sirdey le mettait au courant de son histoire, Patterson réfléchissait. Certes il aurait eu plaisir à voir cette ville détruite, et tous ses habitants, y compris spécialement leur chef, massacrés ou dispersés. Mais que de risques à courir dans une pareille aventure! Tous comptes faits, Patterson opta pour la sécurité.

—Que puis-je à cela? demanda-t-il froidement.

—Nous aider à passer, répondit Sirdey.

—Vous n’avez pas besoin de moi, objecta Patterson. La preuve, c’est que tu es là.

—Un homme seul passe sans être vu, répliqua Sirdey. Cinq cents hommes, c’est autre chose.

—Cinq cents!...

—Parbleu!... T’imagines-tu que c’est dans le but de faire une promenade dans la ville que je m’adresse à toi? Pour moi, Libéria est aussi malsaine que la compagnie des Patagons... A propos...

—Silence! commanda brusquement Patterson.

On entendait un bruit de pas qui s’approchait. Bientôt, trois hommes sortirent de l’ombre. L’un d’eux aborda Patterson, et, démasquant une lanterne qu’il tenait cachée sous son manteau, en projeta un instant la lumière sur le visage de la sentinelle.

«Rien de neuf?» (Page 357.)

«Rien de neuf? demanda le nouveau venu qui n’était autre qu’Hartlepool.

—Rien.

—Tout est tranquille?

—Oui.

La ronde continua son chemin.

—Tu disais?... interrogea Patterson, quand elle fut suffisamment éloignée.

—Je disais: à propos, que sont devenus les autres?

—Quels autres?

—Dorick?

—Mort.

—Fred Moore?

—Mort.

—William Moore?

—Mort.

—Bigre!... Et Kennedy?

—Il se porte comme toi et moi.

—Pas possible!... Il a donc réussi a s’en tirer?

—Probable.

—Sans être même soupçonné?

—C’est à croire, car il n’a jamais cessé de circuler librement.

—Où est-il maintenant?

—Il monte la garde quelque part, d’un côté ou de l’autre... Je ne sais où.

—Tu ne pourrais pas t’en informer?

—Impossible. Il m’est interdit de quitter mon poste. D’ailleurs, que lui veux-tu, à Kennedy?

—M’adresser à lui, puisque ma proposition ne semble pas te plaire.

—Et tu crois que je t’y aiderai? protesta Patterson. Tu crois que j’aiderai les Patagons à venir nous massacrer tous?

—Pas de danger, affirma Sirdey. Les camarades n’auront rien à craindre. Au contraire, ils auront leur part du pillage. C’est convenu.

—Hum!... fit Patterson qui ne semblait pas convaincu.

Il était ébranlé cependant. Se venger des Hosteliens et s’enrichir en même temps de leurs dépouilles, c’était tentant... Mais se fier à la parole de ces sauvages!... Une fois de plus, la prudence l’emporta.

—Tout ça, c’est des mots en l’air, dit-il d’un ton décidé. Quand même on le voudrait, ni Kennedy ni moi ne pourrions faire entrer cinq cents hommes incognito.

—Pas besoin qu’ils entrent tous à la fois, objecta Sirdey. Une cinquantaine, trente même, ce serait suffisant. Pendant que les premiers tiendraient le coup, les autres passeraient.

—Cinquante, trente, vingt, dix, c’est encore trop.

—C’est ton dernier mot?

—Le premier et le dernier.

—C’est non?

—C’est non.

—N’en parlons plus, conclut Sirdey qui commença à ramper dans la direction de la rivière.

Mais presque aussitôt il s’arrêta, et, relevant les yeux vers Patterson:

—Les Patagons payeraient, tu sais.

—Combien?

Le mot jaillit tout seul des lèvres de Patterson. Sirdey se rapprocha.

—Mille piastres, dit-il.

Mille piastres!... Cinq mille francs!... Malgré l’importance de la somme, Patterson autrefois n’en eût pas été ébloui. La rivière lui avait pris bien davantage. Mais, maintenant, il ne possédait plus rien. A peine si, depuis un an, au prix d’un travail acharné, il avait réussi à économiser vingt-cinq piastres. Ces vingt-cinq misérables piastres constituaient à cette heure toute sa fortune. Sans doute elle croîtrait désormais plus vite. Les occasions de l’augmenter ne manqueraient pas. Le plus dur, il le savait par expérience, c’est la première mise. Mais mille piastres!... Gagner en un instant quarante fois le produit de dix-huit mois d’efforts!... Sans compter qu’il était peut-être possible d’obtenir mieux encore, car, dans tout marché, il est classique de marchander.

—Ce n’est pas lourd, dit-il d’un air dégoûté. Pour une affaire où on risque sa peau, il faudrait aller jusqu’à deux mille...

—Dans ce cas, bonsoir, répliqua Sirdey en esquissant un nouveau mouvement de retraite.

—Ou au moins jusqu’à quinze cents, poursuivit Patterson sans se laisser intimider par cette menace de rupture.

Il était maintenant sur son terrain: le terrain du négoce. Il avait l’expérience de ces transactions. Que l’objet en jeu fût une marchandise ou une conscience, c’était toujours d’un achat et d’une vente qu’il s’agissait. Or, les achats et les ventes sont soumis à des règles immuables qu’il connaissait dans leurs détails. Il est d’usage, tout le monde le sait bien, que le vendeur demande trop, et que l’acheteur n’offre pas assez. La discussion établit l’équilibre. A marchander, il y a toujours quelque chose à gagner et jamais rien à perdre. Le temps pressant, Patterson s’était exceptionnellement résigné à doubler les étapes, et c’est pourquoi il était descendu d’un seul coup de deux mille piastres à quinze cents.

—Non, dit Sirdey d’un ton ferme.

—Si c’était au moins quatorze cents, soupira Patterson, on pourrait voir!... Mais mille piastres!...

—C’est mille et pas une de plus, affirma Sirdey en continuant son mouvement de recul.

Patterson eut, comme on dit, de l’estomac.

—Alors, ça ne va pas, déclara-t-il tranquillement.

Ce fut au tour de Sirdey d’être inquiet. Une affaire si bien emmanchée!... Allait-il la faire échouer pour quelques centaines de piastres?... Il se rapprocha.

—Coupons la poire en deux, proposa-t-il. On arrivera à douze cents.

Patterson s’empressa d’accepter.

—C’est uniquement pour te faire plaisir, acquiesça-t-il enfin. Va pour douze cents piastres!

—Convenu?... demanda Sirdey.

—Convenu, affirma Patterson.

Il restait, cependant, à régler les détails.

—Qui me payera? reprit Patterson. Les Patagons sont donc riches pour semer comme ça des douze cents piastres?

—Très pauvres au contraire, répliqua Sirdey, mais ils sont nombreux. Ils se saigneront aux quatre veines pour réunir la somme. S’ils le font, c’est qu’ils n’ignorent pas que le sac de Libéria leur en donnera cent fois plus.

—Je ne dis pas non, accorda Patterson. Ça ne me regarde pas. Mon affaire, c’est d’être payé. Comment me payera-t-on? Avant ou après?

—Moitié avant, moitié après.

—Non, déclara Patterson. Voici mes conditions, dès demain soir, huit cents piastres...

—Où? interrompit Sirdey.

—Où je serai de garde. Cherche-moi... Pour le reste, au jour convenu, dix hommes passeront d’abord, et l’un d’eux me versera la somme. Si on ne paie pas, j’appelle. Si on paie, bouche cousue, et je file d’un autre côté.

—Entendu, accorda Sirdey. Pour quand, le passage?

—La cinquième nuit après celle-ci. La lune sera nouvelle.

—Où?

—Chez moi... Dans mon enclos.

—Au fait!... dit Sirdey, je n’ai plus aperçu ta maison.

—La rivière l’a emportée, il y a un an, expliqua Patterson, Mais nous n’avons pas besoin de maison. La palissade suffira.

—Elle est aux trois quarts démolie.

—Je la réparerai.

—Parfait! approuva Sirdey. A demain!

—A demain,» répondit Patterson.

Il entendit un glissement dans l’herbe, puis un faible glouglou lui fit comprendre que Sirdey entrait prudemment dans la rivière, et rien ne troubla plus le silence de la nuit.

Le lendemain, on fut très étonné de voir Patterson commencer à réparer la palissade à demi renversée qui limitait son ancien enclos.

La circonstance parut, en général, singulièrement choisie pour se livrer à un semblable travail. Mais le terrain lui appartenait, après tout. Il en avait en poche les titres de propriété, dont un duplicata lui avait été délivré, sur sa demande, après l’inondation. C’était, par conséquent, son droit de l’utiliser à sa convenance.

Toute la journée, il s’activa à ce travail. Du matin au soir, il releva les pieux, les réunit à l’aide de solides traverses, obtura les fentes par des couvre-joints, indifférent aux réflexions que sa conduite pouvait susciter.

Le soir, le hasard du roulement voulut qu’il fût placé en sentinelle sur l’épaulement Sud, face aux montagnes qui s’élevaient de ce côté. Il prit la garde sans mot dire, et attendit patiemment les événements.

Son tour étant venu plus tôt que la veille, il était de bonne heure et il faisait encore grand jour au début de sa faction. Mais celle-ci ne s’achèverait pas avant que la nuit fût complète, et Sirdey aurait, par conséquent, toutes facilités pour s’approcher de l’épaulement. A moins...

A moins que la proposition de l’ancien maître coq du Jonathan ne fût pas sérieuse. Était-il impossible, en effet, qu’ont eût tendu un piège à Patterson, et qu’il s’y fût stupidement laissé prendre? L’Irlandais fut bientôt rassuré à ce sujet. Sirdey était là, en face de lui, tapi entre les herbes, invisible pour tous, mais visible pour un regard prévenu.

Peu à peu, la nuit tomba. La lune, dans son dernier quartier, n’élèverait qu’à l’aube son mince croissant au-dessus de l’horizon. Dès que l’obscurité fut profonde, Sirdey rampa jusqu’à son complice, puis repartit sans éveiller l’attention.

Tout s’était passé conformément aux conventions. Les deux parties étaient d’accord.

«La quatrième nuit après celle-ci, avait murmuré Patterson dans un souffle.

—Entendu, avait répondu Sirdey.

—Qu’on n’oublie pas les piastres!... Sans ça, rien de fait!

—Sois tranquille.»

Ce court dialogue échangé, Sirdey s’était éloigné. Mais, auparavant, il avait déposé aux pieds du traître un sac qui, en touchant le sol, rendit un son cristallin. C’étaient les huit cents piastres promises. C’était le salaire de Judas.


IX
LA PATRIE HOSTELIENNE.

Le lendemain, Patterson continua à réparer sa palissade. Toutefois, il n’était pas sans deviner les commentaires que son insolite occupation était de nature à provoquer. Ces commentaires, il avait, maintenant qu’il était en partie payé, grand intérêt à les éviter. C’est pourquoi il profita de la première occasion qui lui fut offerte pour donner de sa conduite une explication très simple.

Il fit même naître cette occasion, en allant trouver Hartlepool de bon matin et en lui demandant hardiment d’être placé désormais en faction exclusivement dans son enclos. Propriétaire riverain, il était plus logique qu’il fût de garde chez lui et qu’un autre ne vînt pas l’y remplacer, tandis qu’il serait envoyé ailleurs.

Hartlepool, qui n’éprouvait pas une vive sympathie pour le personnage, n’avait cependant aucun reproche précis à formuler contre lui. A certains égards même, Patterson méritait l’estime. C’était un homme paisible et un travailleur infatigable. D’ailleurs, il n’y avait pas d’inconvénient à accueillir favorablement sa requête.

«C’est un drôle de moment que vous avez choisi pour faire vos réparations, fit cependant observer Hartlepool.

L’Irlandais lui répondit tranquillement qu’il n’aurait pu en trouver de plus propice. Les travaux publics étant arrêtés, il en profitait pour s’occuper de ses intérêts personnels. Ainsi, il ne perdrait pas son temps. L’explication était des plus naturelles, et cadrait avec les habitudes laborieuses de Patterson. Hartlepool en fut satisfait.

—Pour le reste, c’est entendu,» conclut-il sans insister.

Il attachait si peu d’importance à sa décision qu’il ne jugea même pas utile d’en informer le Kaw-djer.

Fort heureusement pour l’avenir de la colonie hostelienne, un autre se chargeait au même instant de faire naître les soupçons de son Gouverneur.

La veille, au moment où Patterson arrivait à son poste de faction, il ne s’y trouvait pas seul, comme il le croyait à tort. A moins de vingt mètres, Dick était couché dans l’herbe. Ce n’était, d’ailleurs, nullement pour espionner l’Irlandais qu’il était là. Le hasard avait tout fait. Dick ne s’inquiétait guère de Patterson. Quand celui-ci vint se poster à quelques pas de lui, il n’eut à son adresse qu’un regard distrait, et, tout de suite, il se remit à son absorbante occupation, qui consistait à surveiller—oh! à titre officieux, car son âge le dispensait de la garde—les faits et gestes des Patagons, ces ennemis farouches qui faisaient énormément travailler sa jeune imagination. Si l’Irlandais eût été moins appliqué à distinguer Sirdey dans le lointain, il eût peut-être vu l’enfant, car celui-ci ne se cachait pas, et les broussailles ne le dissimulaient qu’à demi.

Par contre, Dick, ainsi qu’il a été dit, vit parfaitement Patterson, mais sans le remarquer plus qu’il n’eût remarqué une autre sentinelle hostelienne. Bientôt, du reste, il oublia sa présence, car il venait de faire une découverte extraordinaire qui absorbait toute son attention.

Qu’avait-il donc aperçu, là bas, très loin, du côté des Patagons, caché derrière un des innombrables taillis qui parsemaient les premières pentes des montagnes? Un homme?... Non, pas un homme, un visage. Pas même un visage, rien qu’un front et deux yeux ouverts dans la direction de Libéria. Appartenaient-ils, ce front et ces yeux, à un des Indiens dont on voyait au delà évoluer des groupes nombreux? Sans hésiter, Dick répondait négativement. Et non seulement il avait la certitude que ce front et ces deux yeux-là n’étaient pas ceux d’un Indien, mais encore il mettait un nom sur cette fraction de visage, un nom qui était le vrai, le nom de Sirdey.

Parbleu! il le connaissait bien, il l’eût reconnu entre mille, ce Sirdey qui était avec les autres dans la grotte, le jour où le pauvre Sand avait failli mourir. Que venait faire là cet être abominable? Instinctivement, Dick s’était aplati derrière les touffes d’herbes. Sans savoir très bien pourquoi, il ne voulait pas être vu maintenant.

Les heures passèrent; le long crépuscule des hautes latitudes devint peu à peu une nuit profonde, Dick resta obstinément tapi dans sa cachette, l’œil et l’oreille aux aguets. Mais le temps s’écoula sans qu’il aperçût aucune lueur, sans qu’il entendit aucun bruit. A un certain moment, cependant, il crut distinguer dans l’ombre une ombre mouvante qui rampait sur le sol et s’approchait de Patterson, il crut entendre des frôlements, des voix chuchotantes, un tintement métallique comme en produiraient des pièces d’or entrechoquées... Mais ce n’était là qu’une impression, une sensation vague et imprécise.

A la relève, l’Irlandais s’éloigna, Dick ne quitta pas son poste et, jusqu’à l’aube, tint les oreilles et les yeux ouverts aux surprises des ténèbres. Persévérance inutile. La nuit s’écoula tranquillement. Quand le soleil se leva, rien d’insolite n’était survenu.

Le premier soin de Dick fut alors d’aller trouver le Kaw-djer. Toutefois, ne sachant pas au juste si passer la nuit à la belle étoile était ou non une chose licite, avant de le mettre au courant, il tâta le terrain avec prudence. Il annonça tout d’abord:

«Gouverneur, j’ai quelque chose à vous dire...

Puis, après une suspension savante, il ajouta précipitamment:

—Mais vous ne me gronderez pas!...

—Ça dépend, répondit le Kaw-djer en souriant. Pourquoi ne te gronderais-je pas, si tu as fait quelque chose de mal?

A une question, Dick répondit par une question. C’était un fin politique que maître Dick.

—Passer toute la nuit sur l’épaulement du Sud, est-ce mal, Gouverneur?

—Ça dépend encore, dit le Kaw-djer. C’est selon ce que tu y faisais, sur l’épaulement du Sud.

—Je regardais les Patagons, Gouverneur.

—Toute la nuit?

—Toute la nuit, Gouverneur.

—Pourquoi faire?

—Pour les surveiller, Gouverneur.

—Et pourquoi surveillais-tu les Patagons? Il y a des hommes de garde pour cela.

—Parce que j’avais vu quelqu’un que je connais avec eux, Gouverneur.

—Quelqu’un que tu connais avec les Patagons!... s’écria le Kaw-djer au comble de la stupeur.

—Oui, Gouverneur.

—Qui donc?

—Sirdey, Gouverneur.

Sirdey!... Le Kaw-djer pensa sur-le-champ à ce que lui avait dit Athlinata. Sirdey serait-il donc l’homme blanc dans les promesses duquel l’Indien avait tant de confiance?

—Tu en es sûr? demanda-t-il vivement.

—Sûr, Gouverneur, affirma Dick. Mais le reste je n’en suis pas sûr... Je crois seulement, Gouverneur.

—Le reste? Qu’y a-t-il encore?

—Quand il a fait nuit, Gouverneur, j’ai cru voir quelqu’un s’approcher de l’épaulement...

—Sirdey?

—Je ne sais pas, Gouverneur... Quelqu’un... Après, il m’a semblé qu’on parlait et qu’on remuait quelque chose... comme qui dirait des dollars... Mais je ne suis pas sûr...

—Qui était de garde à cet endroit?

—Patterson, Gouverneur.

Ce nom-là était de ceux qui sonnaient le plus mal aux oreilles du Kaw-djer, que ces étranges nouvelles plongeaient en de profondes réflexions. Ce qu’avait vu et entendu Dick, ce qu’il avait cru voir et entendre plutôt, avait-il quelque rapport avec le travail entrepris par Patterson? Cela pouvait-il expliquer, d’autre part, l’inaction des assiégeants, inaction dont les assiégés commençaient à être grandement surpris? Les Patagons comptaient-ils donc sur d’autres moyens que la force pour se rendre maîtres de Libéria, et poursuivaient-ils dans l’ombre l’exécution de quelque plan ténébreux?

Autant de questions qui restaient encore sans réponse. En tous cas, les renseignements étaient trop vagues et trop incertains pour qu’il fût possible de prendre une résolution dans un sens quelconque. Il fallait attendre, et surtout surveiller Patterson, puisque, injustement peut-être, son attitude semblait louche et prêtait aux soupçons.

—Je n’ai pas à te gronder, dit le Kaw-djer à Dick qui attendait son arrêt. Tu as très bien fait. Mais, il me faut ta parole de ne répéter à personne ce que tu m’as raconté.

Dick étendit solennellement la main.

—Je le jure, Gouverneur.

Le Kaw-djer sourit.

—C’est bon, dit-il. Va te coucher, maintenant, pour regagner le temps perdu. Mais n’oublie pas. A personne, tu m’entends. Ni à Hartlepool, ni à M. Rhodes... J’ai dit: à personne.

—Puisque c’est juré, Gouverneur,» fit remarquer Dick avec importance.

Désireux d’obtenir quelques informations complémentaires sans rien révéler de ce qu’il avait appris, le Kaw-djer se mit à la recherche d’Hartlepool.

«Rien de neuf? lui demanda-t-il en l’abordant.

—Rien, Monsieur, répondit Hartlepool.

—La garde est faite régulièrement?... C’est le point important, vous le savez. Il faut procéder vous-même à des rondes, et vous assurer personnellement que chacun remplit son devoir.

—Je n’y manque pas, Monsieur, affirma Hartlepool. Tout va bien.

—On ne récrimine pas contre ce service fatigant?

—Non, Monsieur. Tout le monde y a trop d’intérêt.

—Même pas Kennedy?

—Lui... C’est un des meilleurs. Une vue excellente. Et une attention!... On a beau être un pas grand’chose, le matelot se retrouve toujours quand il le faut, Monsieur.

—Ni Patterson?

—Non plus. Rien à dire... Ah! à propos de Patterson, ne soyez pas étonné si vous ne l’apercevez plus. Il montera désormais la garde chez lui, puisqu’il est en bordure de la rivière.

—Pourquoi cela?

—Il vient de me le demander. Je n’ai pas cru devoir refuser.

—Vous avez bien fait, Hartlepool, approuva le Kaw-djer en s’éloignant. Continuez à veiller. Mais, si d’ici à quelques jours les Patagons font toujours les morts, c’est nous qui irons les chercher.»

Les choses se corsaient décidément. Patterson avait eu un but en présentant à Hartlepool une requête, à laquelle celui-ci, n’étant pas prévenu, ne pouvait trouver aucun caractère suspect. Pour le Kaw-djer, il en allait autrement. La réapparition de Sirdey, les conciliabules probables entre les deux hommes, la réfection de la palissade, et enfin cette demande de Patterson qui montrait son désir de ne pas quitter son enclos et d’en éloigner les autres, tous ces faits convergeaient et tendaient à prouver... Mais non, ils ne prouvaient rien, en somme. Tout cela n’était pas suffisant pour incriminer l’Irlandais. On ne pouvait que redoubler de prudence et veiller au grain plus attentivement que jamais.

Ignorant des soupçons qui pesaient sur lui, Patterson continuait tranquillement l’œuvre qu’il avait commencée. Les pieux se redressaient, s’ajoutaient les uns aux autres. Les derniers furent enfin plantés dans l’eau même de la rivière et rendirent l’enclos impénétrable aux regards.

Au jour fixé par lui, le quatrième après sa seconde entrevue avec Sirdey, ce travail était achevé. En loyal commerçant il avait tenu ses engagements à bonne date. Les acheteurs n’avaient plus qu’à prendre livraison.

Le soleil se coucha. La nuit vint. C’était une nuit sans lune pendant laquelle l’obscurité serait profonde. Derrière la palissade de son enclos, Patterson, fidèle au rendez-vous, attendit.

Mais on ne saurait penser à tout. Cette clôture si opaque qui le mettait à l’abri des regards des autres, mettait en même temps les autres à l’abri des siens. Si nul ne pouvait voir ce qui se passait chez lui, il ne pouvait pas voir davantage ce qui se passait à l’extérieur. Fort attentif à surveiller le bord opposé de la rivière, il ne s’aperçut donc pas qu’une troupe nombreuse cernait silencieusement son enclos, ni que des hommes prenaient position aux deux extrémités de la palissade.

L’achèvement des travaux de Patterson avait été, pour le Kaw-djer, le signal du danger. En admettant que l’Irlandais projetât quelque traîtrise, l’heure de l’action ne tarderait pas à sonner.

Il était près de minuit, quand dix premiers Patagons, ayant traversé la rivière à la nage, abordèrent dans l’enclos. Personne n’avait pu les voir, ils le croyaient tout au moins. Derrière eux, quarante guerriers, et, derrière ces quarante guerriers, toute la horde suivait. Peu importait qu’elle fût découverte avant d’avoir atterri tout entière, pourvu qu’assez d’hommes eussent passé à ce moment pour donner à leurs frères le temps de passer à leur tour. Dussent les premiers se faire tuer, la moisson serait pour les autres.

L’un des Indiens tendit à Patterson une poignée d’or que celui-ci trouva bien légère.

«Il n’y a pas le compte,» dit-il à tout hasard.

Le Patagon n’eut pas l’air de comprendre.

Patterson s’efforça d’expliquer par gestes qu’on n’était pas d’accord, et, à titre d’argument probant, il se mit en devoir de contrôler la somme, en faisant glisser une à une de la main droite dans la gauche les pièces qu’il suivait du regard, la tête baissée.

Un choc violent sur la nuque l’assomma tout à coup. Il tomba. Bâillonné, ligotté, il fut jeté dans un coin sans autre forme de procès. Était-il mort? Les Indiens n’en avaient cure. S’il vivait encore, c’était partie remise, voilà tout. Pour le moment, le temps de s’en assurer manquait. Plus tard, on achèverait le traître à loisir, s’il en était besoin, après quoi on dépouillerait son cadavre du prix de la trahison.

Les Patagons se rapprochèrent de la rive en rampant. Élevant leurs armes au-dessus de l’eau, d’autres fantômes abordaient les uns après les autres et remplissaient l’enclos. Leur nombre dépassa bientôt deux cents.

Soudain, venant des deux extrémités de la palissade, une violente fusillade éclata. Les Hosteliens étaient entrés dans l’eau jusqu’à mi-corps et prenaient l’ennemi à revers. Frappés de stupeur, les Indiens, d’abord, demeurèrent immobiles, puis, les balles ouvrant dans leur masse des sillons sanglants, ils coururent vers la palissade. Mais, aussitôt, sa crête fut couronnée de fusils qui vomirent la mort à leur tour. Alors, épouvantés, affolés, éperdus, ils se mirent à tourner stupidement en rond dans l’enclos, gibier qui s’offrait au plomb du chasseur. En quelques minutes, ils perdirent la moitié de leur effectif. Enfin, retrouvant un peu de sang-froid, les survivants se ruèrent vers la rivière, malgré les feux convergents qui en défendaient l’approche, et nagèrent vers l’autre bord de toute la vigueur de leurs bras.

A ces coups de fusils, d’autres détonations avaient répondu au loin, écho d’un second combat dont la route était le théâtre.

Supposant que les Patagons concentreraient tout leur effort au point où ils croyaient pénétrer sans coup férir et qu’ils ne laisseraient par conséquent que des forces insignifiantes à la garde de leur camp, le Kaw-djer avait arrêté son plan en conséquence. Tandis que le plus grand nombre des hommes dont il pouvait disposer étaient réunis sous ses ordres directs autour de l’enclos de Patterson, où il prévoyait que se déroulerait l’action principale, et guettaient les Indiens qui allaient tomber dans un piège, une autre expédition se tenait prête à franchir l’épaulement du Sud sous le commandement d’Hartlepool, pour opérer une diversion au camp des Patagons.

C’est cette deuxième troupe qui signalait maintenant sa présence. Sans doute, elle était aux prises avec les rares guerriers laissés à la garde des chevaux. Cette fusillade ne dura d’ailleurs que peu d’instants. Les deux combats avaient été aussi brefs l’un et l’autre.

Les Patagons disparus, le Kaw-djer se porta dans la direction du Sud. Il rencontra la troupe commandée par Hartlepool comme elle franchissait de nouveau l’épaulement pour rentrer dans la ville.

L’expédition avait merveilleusement réussi. Hartlepool n’avait pas perdu un seul homme. Les pertes de l’ennemi étaient d’ailleurs également nulles. Mais, résultat beaucoup plus utile, on avait capturé près de trois cents chevaux qu’on ramenait avec soi.

La leçon reçue par les Patagons était trop sévère pour qu’un retour offensif de leur part fût dans l’ordre des événements probables. La garde toutefois fut organisée comme les soirs précédents. Ce fut seulement après avoir ainsi assuré la sécurité générale que le Kaw-djer retourna dans l’enclos de Patterson.

A la pâle lueur des étoiles, le sol lui en apparut jonché de cadavres. De blessés aussi, car des plaintes s’élevaient dans la nuit. On s’occupa de les secourir.

Mais où était Patterson? On le découvrit enfin, sous un tas de corps amoncelés, bâillonné, ligotté, évanoui. N’était-il donc qu’une victime? Le Kaw-djer se reprochait déjà de l’avoir jugé injustement, quand, au moment où on relevait l’Irlandais, des pièces d’or coulèrent de sa ceinture et tombèrent sur le sol.

Le Kaw-djer, écœuré, détourna les yeux.

A la surprise générale, Patterson fut transporté à la prison, où le médecin de Libéria dut aller lui donner des soins. Celui-ci ne tarda pas à venir rendre compte de sa mission au Gouverneur. L’Irlandais n’était pas en danger et serait complètement remis à bref délai.

Le Kaw-djer fut peu satisfait de la nouvelle. Il eût préféré de beaucoup que cette lamentable affaire fût réglée par la mort du coupable. Celui-ci vivant, au contraire, elle allait avoir nécessairement des suites. Il ne pouvait être question de la résoudre, en effet, par une mesure de clémence, comme celle dont avait bénéficié Kennedy. Cette fois, la population entière était intéressée, et personne n’eût compris l’indulgence à l’égard du misérable qui avait froidement sacrifié un si grand nombre d’hommes à son insatiable cupidité. Il faudrait donc procéder à un jugement et punir, faire acte de juge et de maître. Or, malgré l’évolution de ses idées, c’étaient là besognes qui répugnaient fort au Kaw-djer.

La nuit s’écoula sans autre incident. Néanmoins, il est superflu de le dire, on dormit peu cette nuit-là à Libéria. On s’entretenait fébrilement dans les maisons et dans les rues des graves événements qui venaient de se dérouler, en s’applaudissant de la manière dont ils avaient tourné. On en faisait remonter l’honneur au Kaw-djer qui avait si exactement deviné le plan des ennemis.

On touchait au solstice d’été. A peine si la nuit franche durait quatre heures. Dès deux heures du matin, le ciel fut éclairé par les premières lueurs de l’aube. D’un même élan, les Hosteliens se portèrent alors sur l’épaulement du Sud, d’où on apercevait la longue ligne du camp ennemi.

Une heure plus tard, des hourras sortaient de toutes les poitrines. Il n’y avait pas à en douter, les Patagons faisaient leurs préparatifs de départ. On n’en était pas surpris, la tuerie de la nuit précédente ayant dû leur prouver qu’il n’y avait rien à faire pour eux à l’île Hoste. Avec une joie orgueilleuse, on dressait à satiété le bilan de leurs pertes. Plus de quatre cent vingt chevaux, dont trois cents pris et les autres tués pendant l’invasion ou lors de l’escarmouche du Bourg-Neuf. A peine, s’il en restait trois cents à ces intrépides cavaliers. Plus de deux cents hommes, soit une centaine prisonniers à la ferme Rivière, et un plus grand nombre tués ou blessés dans les rencontres successives et notamment dans l’hécatombe dont l’enclos de Patterson avait été le théâtre. Réduits de près d’un tiers de leur effectif, près de la moitié des survivants transformés en fantassins, il était naturel que les Indiens ne fussent pas désireux de s’éterniser dans une contrée lointaine où ils avaient reçu un si rude accueil.

Vers huit heures, un grand mouvement parcourut la horde, et la brise apporta jusqu’à Libéria d’effroyables vociférations. Tous les guerriers se pressaient au même point, comme s’ils eussent voulu assister à un spectacle que les Hosteliens ne pouvaient voir. La distance ne permettait pas, en effet, de distinguer les détails. On apercevait seulement le grouillement général de la horde, et tous ses cris individuels se fondaient en une immense clameur.

Que faisaient-ils? Dans quelle discussion violente étaient-ils engagés?

Cela dura longtemps. Une heure au moins. Puis la colonne parut s’organiser. Elle se divisa en trois groupes, les guerriers démontés au centre, précédés et suivis par un escadron de cavaliers. Un des cavaliers d’avant-garde portait haut par-dessus les têtes quelque chose dont on ne pouvait reconnaître la nature. C’était une chose ronde... On eût dit une boule fichée sur un bâton...

La horde s’ébranla vers dix heures. Se réglant sur la vitesse de ses piétons, elle défila lentement sous les yeux des Libériens. Le silence était profond, maintenant, de part et d’autre. Plus de vociférations du côté des vaincus, plus de hourras parmi les vainqueurs.

Au moment où l’arrière-garde des Patagons se mettait en marche, un ordre courut parmi les Hosteliens. Le Kaw-djer demandait à tous les colons sachant monter à cheval de se faire immédiatement connaître. Qui eût jamais cru que Libéria possédât un si grand nombre d’habiles écuyers? Chacun brûlant de jouer un rôle dans le dernier acte du drame, presque tout le monde se présentait. Il fallut procéder à une sélection. En moins d’une heure, une petite armée de trois cents hommes fut réunie. Elle comprenait cent piétons et deux cents cavaliers. Le Kaw-djer en tête, les trois cents hommes s’ébranlèrent, gagnèrent le chemin, disparurent, en route pour le Nord, à la suite de la horde en retraite. Sur des brancards, ils transportaient les quelques blessés recueillis dans l’enclos de Patterson, et dont la plupart n’atteindraient pas vivants le littoral américain.

«Vous direz a vos frères que les hommes blancs n’ont pas d’esclaves.» (Page 375.)

Ils firent une première halte à la ferme des Rivière. Trois quarts d’heure plus tôt, les Patagons étaient passés le long de la palissade, sans essayer, cette fois, de la franchir. Abritée derrière les pieux de la clôture, la garnison les avait regardés défiler, et, bien qu’elle ne fût pas au courant des événements de la nuit précédente, personne de ceux qui la composaient n’avait eu la pensée d’envoyer un coup de fusil aux Indiens. Ils avançaient, l’air si déprimé et si las qu’on ne douta pas de leur défaite. Ils n’avaient plus rien de redoutable. Ce n’étaient plus des ennemis, mais seulement des hommes malheureux qui n’inspiraient que la pitié.

Un des cavaliers de tête portait toujours au bout d’une pique cette chose ronde que l’on avait aperçue de l’épaulement. Mais, pas plus que les Libériens au moment du départ, la garnison de la ferme Rivière n’avait pu reconnaître la nature de cet objet singulier.

Sur l’ordre du Kaw-djer, on débarrassa les prisonniers patagons de leurs entraves, et, devant eux, les portes furent ouvertes toutes grandes. Les Indiens ne bougèrent pas. Évidemment, ils ne croyaient pas à la liberté, et, jugeant les autres d’après eux-mêmes, ils redoutaient de tomber dans un piège.

Le Kaw-djer s’approcha de cet Athlinata, avec lequel il avait déjà échangé quelques mots.

«Qu’attendez-vous? demanda-t-il.

—De connaître le sort qu’on nous réserve, répondit Athlinata.

—Vous n’avez rien à craindre, affirma le Kaw-djer. Vous êtes libres.

—Libres!... répéta l’Indien surpris.

—Oui, les guerriers patagons ont perdu la bataille et retournent dans leur pays. Partez avec eux: vous êtes libres. Vous direz à vos frères que les hommes blancs n’ont pas d’esclaves et qu’ils savent pardonner. Puisse cet exemple les rendre plus humains!»

Le Patagon regarda le Kaw-djer d’un air indécis, puis, suivi de ses compagnons, il se mit en marche à pas lents. La troupe désarmée passa entre la double haie de la garnison silencieuse, sortit de l’enceinte, et prit à droite, vers le Nord. A cent mètres en arrière, le Kaw-djer et ses trois cents hommes l’escortaient, barrant la route du Sud.

Aux approches du soir, on aperçut le gros des envahisseurs campé pour la nuit. Personne ne les avait inquiétés pendant leur retraite, pas un coup de fusil n’avait été tiré. Mais cette preuve de la miséricorde de leurs adversaires ne les avait pas rassurés, et ils manifestèrent une vive inquiétude, en voyant approcher une masse si importante de cavaliers et de fantassins. Afin de leur donner confiance, les Hosteliens firent halte à deux kilomètres, tandis que les prisonniers libérés, emmenant avec eux les blessés, continuaient leur marche et allaient se réunir à leurs compatriotes.

Quelles durent être les pensées de ces Indiens sauvages, lorsque revinrent librement ceux qu’ils pensaient réduits en esclavage? Athlinata fut-il un fidèle mandataire, et connurent-ils les paroles qu’il avait mission de leur redire? Ses frères comparèrent-ils, ainsi que l’espérait son libérateur, leur conduite habituelle avec celle de ces blancs qu’ils avaient voulu détruire et qui les traitaient avec tant de clémence?

Le Kaw-djer l’ignorerait toujours, mais, dût sa générosité être inutile, il n’était pas homme à la regretter. C’est à force de répandre le bon grain qu’une semence finit par tomber dans un sillon fertile.

Pendant trois jours encore, la marche vers le Nord se continua sans incident. Sur les pentes, des colons apparaissaient parfois et, tant qu’elles étaient visibles, suivaient des yeux la horde et la troupe attachée à ses pas. Le soir du quatrième jour, on arriva enfin au point même où les Patagons avaient débarqué. Le lendemain, dès l’aube, ils poussèrent à l’eau les pirogues qu’ils avaient cachées dans les rochers du littoral. Les unes, chargées seulement d’hommes, mirent le cap à l’Ouest afin de contourner la Terre de Feu, les autres, franchissant le canal du Beagle, allèrent directement aborder la grande île que les cavaliers traverseraient. Mais, derrière eux, ils laissaient quelque chose. Au bout d’une longue perche plantée dans le sable du rivage, ils abandonnaient cette chose ronde qu’ils avaient portée depuis Libéria avec une si étrange obstination.

Lorsque la dernière pirogue fut hors de portée, les Hosteliens s’approchèrent du bord de la mer et virent alors avec horreur que la chose ronde était une tête humaine. Quelques pas de plus, et ils reconnurent la tête de Sirdey.

Lorsque Patterson apparut... (Page 380.)

Cette découverte les remplit d’étonnement. On ne s’expliquait pas comment Sirdey, disparu depuis de longs mois, pouvait se trouver avec les Patagons. Seul, le Kaw-djer ne fut pas surpris. Il connaissait, en partie tout au moins, le rôle joué par l’ancien cuisinier du Jonathan, et le drame était clair pour lui. Sirdey, c’était l’homme blanc, en qui les Indiens avaient eu tant de confiance. Ils s’étaient vengés de leur déception.

Le lendemain matin, le Kaw-djer se mit en route pour Libéria. Il y entrait le soir du 30 décembre avec son escorte exténuée.

L’île Hoste avait connu la guerre. Grâce à lui, elle sortait indemne de l’épreuve, les envahisseurs chassés jusqu’au dernier de son territoire. Mais le point final de la terrible aventure n’était pas apposé. Un devoir cruel restait à remplir.

Dans la prison où il était détenu, Patterson avait éprouvé une succession de sentiments divers. Le premier de tous fut l’étonnement de se voir sous les verrous. Que lui était-il donc arrivé? Puis, la mémoire lui revenant peu à peu, il se rappela Sirdey, les Patagons et leur abominable trahison.

Ensuite, que s’était-il passé? Si les Patagons avaient été vainqueurs, ils eussent sans doute achevé ce qu’ils avaient commencé, et il serait mort à l’heure actuelle. Puisqu’il se réveillait en prison, il en devait conclure qu’ils avaient été repoussés.

S’il en était effectivement ainsi, puisqu’on l’avait incarcéré, c’est donc que sa trahison était connue? Dans ce cas, que n’avait-il pas à craindre? Patterson alors trembla.

Toutefois, à la réflexion, il se rassura. Que l’on eût des soupçons, soit! mais non pas une certitude. Personne ne l’avait vu, personne ne l’avait pris sur le fait, cela était sûr. Il sortirait donc indemne d’une aventure qui ne laisserait pas de se solder par un sérieux profit.

Patterson chercha son or et ne le trouva pas. Il n’avait pas rêvé pourtant! Cet or, il l’avait reçu. Combien? Il ne le savait pas exactement. Pas les douze cents piastres stipulées, à la vérité, puisque ces gredins l’avaient volé, mais neuf cents au moins, ou même mille. Qui lui avait enlevé son or? Les Patagons? Peut-être. Mais plus vraisemblablement ceux qui l’avaient emprisonné.

Le cœur de Patterson fut alors gonflé de colère et de haine. Indiens et colons, rouges et blancs, tous pareillement voleurs et lâches, il les détesta avec une égale fureur.

Dès lors, il ne connut plus le repos. Angoissé, ne vivant que pour haïr, hésitant entre cent hypothèses, il attendit dans une impatience fébrile que la vérité lui fût révélée. Mais ceux qui le tenaient ne se souciaient guère de sa rage impuissante. Les jours s’ajoutèrent aux jours, sans que sa situation fût modifiée. On semblait l’avoir oublié.

Ce fut seulement le 31 décembre, plus d’une semaine après son incarcération, que, sous la garde de quatre hommes armés, il sortit enfin de la prison. Il allait donc savoir!... En arrivant sur la place du Gouvernement, Patterson s’arrêta, interdit.

Le spectacle était imposant, en effet, le Kaw-djer ayant voulu entourer de solennité le jugement qu’on allait rendre contre le traître. Les circonstances venaient de lui démontrer quelle force donne à une collectivité la communauté des sentiments et des intérêts. Les Patagons auraient-ils été repoussés avec cette facilité, si chacun, au lieu de se plier à des lois générales, avait tiré de son côté et n’en avait fait qu’à sa tête? Il cherchait à donner une impulsion nouvelle à ce sentiment naissant de solidarité, en flétrissant avec apparat un crime commis contre tous. On avait adossé au Gouvernement une estrade élevée sur laquelle prirent place, outre le Kaw-djer, les trois membres du Conseil et le juge titulaire Ferdinand Beauval. Au pied du tribunal, une place était réservée pour l’accusé. En arrière, contenue par des barrières, se pressait la population entière de Libéria.

Lorsque Patterson apparut, un immense cri de réprobation jaillit de ces centaines de poitrines. Un geste du Kaw-djer imposa le silence. L’interrogatoire de l’accusé commença.

L’Irlandais eut beau nier systématiquement. Il était trop facile de le convaincre de mensonge. Les unes après les autres, le Kaw-djer énuméra les charges qui pesaient sur lui. D’abord, la présence de Sirdey parmi les Patagons. Sirdey avait été aperçu, en effet, et d’ailleurs sa présence n’était pas douteuse, puisque les Indiens, furieux de leur échec, avaient arboré sa tête comme un trophée de vengeance.

A la nouvelle de la mort de son complice, Patterson tressaillit. Cette mort, c’était pour lui un funèbre présage.

Le Kaw-djer continua son réquisitoire.

Non seulement Sirdey était parmi les Patagons, mais il s’était abouché avec Patterson, et c’est à la suite d’un accord conclu entre eux que celui-ci avait repris possession de son terrain, qu’il en avait relevé la clôture, et qu’il avait demandé enfin à y être exclusivement de garde. La preuve de cette criminelle entente, les Patagons eux-mêmes l’avaient donnée en abordant dans l’enclos, et l’or saisi sur Patterson en donnait une autre preuve plus forte encore. Pouvait-il indiquer, lui qui, de son propre aveu, avait, un an auparavant, perdu tout ce qu’il possédait, la provenance de cet or trouvé en sa possession?

Patterson baissa la tête. Il se sentait perdu.

L’interrogatoire terminé, le Tribunal délibéra, puis le Kaw-djer prononça la sentence. Les biens du coupable étaient confisqués. Son terrain, de même que la somme dont on avait payé son crime, faisaient retour à l’État. En outre, Patterson était condamné au bannissement perpétuel, et le territoire de l’île Hoste lui était à jamais interdit.

La sentence reçut une exécution immédiate. L’Irlandais fut conduit en rade à bord d’un navire en partance. Jusqu’au moment du départ, il y resterait prisonnier, les pieds bridés par des fers qui ne lui seraient enlevés que hors des eaux hosteliennes.

Pendant que la foule s’écoulait, le Kaw-djer se retira dans le Gouvernement. Il avait besoin d’être seul pour apaiser son âme troublée. Qui eût dit, autrefois, qu’il en arriverait, lui, le farouche égalitaire, à s’ériger en juge des autres hommes, lui, l’amant passionné de la liberté, à morceler d’une division de plus la terre, cette propriété commune de l’humanité, à se décréter le maître d’une fraction du vaste monde, à s’arroger le droit d’en interdire l’accès à un de ses semblables? Il avait fait tout cela, cependant, et, s’il en était ému, il n’éprouvait pas de regret. Cela était bon, il en était sûr. La condamnation du traître achevait le miracle commencé par la lutte contre les Patagons. L’aventure coûtait le Bourg-Neuf réduit en cendres, mais c’était payer bon marché la transformation accomplie. Le danger que tous avaient couru, les efforts accomplis en commun avaient créé un lien entre les émigrants, dont eux-mêmes ne soupçonnaient pas la force. Avant cette succession d’événements, l’île Hoste n’était qu’une colonie où se trouvaient fortuitement réunis des hommes de vingt nationalités différentes. Maintenant, les colons avaient fait place aux Hosteliens. L’île Hoste, désormais, c’était la patrie.


X
CINQ ANS APRÈS.

Cinq ans après les événements qui viennent d’être racontés, la navigation dans les parages de l’île Hoste ne présentait plus les difficultés ni les dangers d’autrefois. A l’extrémité de la presqu’île Hardy, un feu lançait au large ses multiples éclats, non pas un feu de Pêcherais tel que ceux des campements de la terre fuégienne, mais un vrai phare éclairant les passes et permettant d’éviter les écueils pendant les sombres nuits de l’hiver.

Par contre, celui que le Kaw-djer projetait d’élever au cap Horn n’avait reçu aucun commencement d’exécution. Depuis six ans, il poursuivait en vain la solution de cette affaire avec une inlassable persévérance, sans arriver à la faire aboutir. D’après les notes échangées entre les deux gouvernements, il semblait que le Chili ne pût se résigner à l’abandon de l’îlot du cap Horn et que cette condition essentielle posée par le Kaw-djer fût un obstacle invincible.

Celui-ci s’étonnait fort que la République Chilienne attachât tant d’importance à un rocher stérile dénué de la moindre valeur. Il aurait eu plus de surprise encore s’il avait connu la vérité, s’il avait su que la longueur démesurée des négociations était due, non à des considérations patriotiques, défendables en somme, fussent-elles erronées, mais simplement à la légendaire nonchalance des bureaux.

Les bureaux chiliens se comportaient dans cette circonstance comme tous les bureaux du monde. La diplomatie a pour coutume séculaire de faire traîner les choses, d’abord parce que l’homme s’inquiète assez mollement, d’ordinaire, des affaires qui ne sont pas les siennes propres, et ensuite parce qu’il a une tendance naturelle à grossir de son mieux la fonction dont il est investi. Or, de quoi dépendrait l’ampleur d’une décision, si ce n’est de la durée des pourparlers qui l’ont précédée, de la masse de paperasses noircies à son sujet, de la sueur d’encre qu’elle a fait couler? Le Kaw-djer, qui formait à lui seul le Gouvernement hostelien, et qui, par conséquent, n’avait pas de bureaux, ne pouvait évidemment attribuer un pareil motif, le vrai cependant, à cette interminable discussion.

Toutefois, le phare de la presqu’île Hardy n’était pas l’unique feu qui éclairât ces mers. Au Bourg-Neuf, relevé de ses ruines et triplé d’importance, un feu de port s’allumait chaque soir et guidait les navires vers le musoir de la jetée.

Cette jetée, entièrement terminée, avait transformé la crique en un port vaste et sûr. A son abri, les bâtiments pouvaient charger ou décharger en eau tranquille leurs cargaisons sur le quai également achevé. Aussi le Bourg-Neuf était-il maintenant des plus fréquentés. Peu à peu, des relations commerciales s’étaient établies avec le Chili, l’Argentine, et jusqu’avec l’Ancien Continent. Un service mensuel régulier avait même été créé, reliant l’île Hoste à Valparaiso et à Buenos-Ayres.

Sur la rive droite du cours d’eau, Libéria s’était énormément développée. Elle était en passe de devenir une ville de réelle importance dans un avenir peu éloigné. Ses rues symétriques, se coupant à angle droit suivant la mode américaine, étaient bordées de nombreuses maisons en pierre ou en bois, avec cour par devant et jardinets en arrière. Quelques places étaient ombragées de beaux arbres, pour la plupart des hêtres antarctiques à feuilles persistantes. Libéria avait deux imprimeries et comptait même un petit nombre de monuments véritables. Entre autres, elle possédait une poste, une église, deux écoles et un tribunal moins modeste que la salle décorée de ce nom dont Lewis Dorick avait tenté jadis de provoquer la destruction. Mais, de tous ces monuments, le plus beau était le Gouvernement. La maison improvisée qu’on désignait autrefois sous ce nom avait été abattue et remplacée par un édifice considérable, où continuait à résider le Kaw-djer et dans lequel tous les services publics étaient centralisés.

Non loin du Gouvernement s’élevait une caserne, où plus de mille fusils et trois pièces de canon étaient entreposés. Là, tous les citoyens majeurs venaient à tour de rôle passer un mois, de temps à autre. La leçon des Patagons n’avait pas été perdue. Une armée, qui eût compté tous les Hosteliens dans ses rangs, se tenait prête à défendre la patrie.

Libéria avait même un théâtre, fort rudimentaire, il est vrai, mais de proportions assez vastes, et, qui plus est, éclairé à l’électricité.

Le rêve du Kaw-djer était réalisé. D’une usine hydro-électrique, installée à trois kilomètres en amont, arrivaient à la ville la force et la lumière à profusion.

La salle du théâtre rendait de grands services, surtout pendant les longs jours de l’hiver. Elle servait aux réunions, et le Kaw-djer ou Ferdinand Beauval, bien assagi maintenant et devenu un personnage, y faisaient parfois des conférences. On y donnait aussi des concerts sous la direction d’un chef comme il ne s’en rencontre pas souvent.

Ce chef, vieille connaissance du lecteur, n’était autre que Sand, en effet. A force de persévérance et de ténacité, il avait réussi à recruter parmi les Hosteliens les éléments d’un orchestre symphonique qu’il conduisait d’un bâton magistral. Les jours de concert, on le transportait à son pupitre, et, quand il dominait le bataillon des musiciens, son visage se transfigurait, et l’ivresse sacrée de l’art faisait de lui le plus heureux des hommes. Les œuvres anciennes et modernes alimentaient ces concerts, où figuraient de temps à autre des œuvres de Sand lui-même, qui n’étaient ni les moins remarquables, ni les moins applaudies.

Sand était alors âgé de dix-huit ans. Depuis le drame terrible qui lui avait coûté l’usage de ses jambes, tout bonheur autre que celui de l’art lui étant à jamais interdit, il s’était jeté dans la musique à plein cœur. Par l’étude attentive des maîtres, il avait appris la technique de cet art difficile, et, appuyés sur cette base solide, ses dons naturels commençaient à mériter le nom de génie. Il ne devait pas en rester là. Un jour prochain devait venir, où les chants de cet infirme inspiré, perdu aux confins du monde, ces chants aujourd’hui célèbres bien que nul ne puisse en désigner l’auteur, seraient sur toutes les lèvres et feraient la conquête de la terre.

Un feu de port s’allumait chaque soir. (Page 383.)

Il y avait un peu plus de neuf ans que le Jonathan s’était perdu sur les récifs de la presqu’île Hardy. Tel était le résultat obtenu en ces quelques années, grâce à l’énergie, à l’intelligence, à l’esprit pratique de l’homme qui avait pris en charge la destinée des Hosteliens, alors que l’anarchie menait l’île à sa ruine. De cet homme, on continuait à ne rien savoir, mais personne ne songeait à lui demander compte de son passé. La curiosité publique, si tant est qu’elle eût jamais existé, s’était émoussée par l’habitude, et l’on se disait avec raison que, pour ne pas ignorer ce qu’il était essentiel de connaître, il suffisait de se souvenir des innombrables services rendus.

Les accablants soucis de ces neuf ans de pouvoir pesaient lourdement sur le Kaw-djer. S’il conservait intacte sa vigueur herculéenne, si la fatigue de l’âge n’avait pas fléchi sa stature quasi gigantesque, sa barbe et ses cheveux avaient maintenant la blancheur de la neige et des rides profondes sillonnaient son visage toujours majestueux et déjà vénérable.

Son autorité était sans limite. Les membres qui composaient le Conseil dont il avait lui-même provoqué la formation, Harry Rhodes, Hartlepool et Germain Rivière, régulièrement réélus à chaque élection, ne siégeaient que pour la forme. Ils laissaient à leur chef et ami carte blanche, et se bornaient à donner respectueusement leur avis quand ils en étaient priés par lui.

Pour le guider dans l’œuvre entreprise, le Kaw-djer, d’ailleurs, ne manquait pas d’exemples. Dans le voisinage immédiat de l’île Hoste, deux méthodes de colonisation opposées étaient concurremment appliquées. Il pouvait les comparer et en apprécier les résultats.

Depuis que la Magellanie et la Patagonie avaient été partagées entre le Chili et l’Argentine, ces deux États avaient très diversement procédé pour la mise en valeur de leurs nouvelles possessions. Faute de bien connaître ces régions, l’Argentine faisait des concessions comprenant jusqu’à dix ou douze lieues carrées, ce qui revenait à décréter qu’il y avait lieu de les laisser en friche. Quand il s’agissait de ces forêts qui comptent jusqu’à quatre mille arbres à l’hectare, il aurait fallu trois mille ans pour les exploiter. Il en était de même pour les cultures et les pâturages, trop largement concédés, et qui eussent nécessité un personnel, un matériel agricole et, par suite, des capitaux trop considérables.

Ce n’est pas tout. Les colons argentins étaient tenus à des relations lentes, difficiles et coûteuses avec Buenos-Ayres. C’est à la douane de cette ville, c’est-à-dire à quinze cents milles de distance, que devait être envoyé le connaissement d’un navire arrivant en Magellanie, et six mois au moins se passaient avant qu’il pût être retourné, les droits de douane liquidés, droits qu’il fallait alors payer au change du jour à la Bourse de la capitale! Or, ce cours du change, quel moyen de le connaître à la Terre de Feu, dans un pays où parler de Buenos-Ayres, c’est parler de la Chine ou du Japon?

Qu’a fait le Chili, au contraire, pour favoriser le commerce, pour attirer les émigrants, en dehors de cette hardie tentative de l’île Hoste? Il a déclaré Punta-Arenas port franc, de telle sorte que les navires y apportent le nécessaire et le superflu, et qu’on y trouve de tout en abondance dans d’excellentes conditions de prix et de qualité. Aussi, les productions de la Magellanie argentine affluent-elles aux maisons anglaises ou chiliennes dont le siège est à Punta-Arenas et qui ont établi, sur les canaux, des succursales en voie de prospérité.

Le Kaw-djer connaissait depuis longtemps le procédé du Gouvernement chilien, et lors de ses excursions à travers les territoires de la Magellanie, il avait pu constater que leurs produits prenaient tous le chemin de Punta-Arenas. A l’exemple de la colonie chilienne, le Bourg-Neuf fut donc déclaré port franc, et cette mesure fut la cause première du rapide enrichissement à l’île Hoste.

Le croirait-on? La République Argentine, qui a fondé Ushaia sur la Terre de Feu, de l’autre côté du canal du Beagle, ne devait pas profiter de ce double exemple. Comparée à Libéria et à Punta-Arenas, cette colonie, de nos jours encore, est restée en arrière, à cause des entraves que le Gouvernement apporte au commerce, de la cherté des droits de douane, des formalités excessives auxquelles est subordonnée l’exploitation des richesses naturelles, et de l’impunité dont jouissent forcément les contrebandiers, l’administration locale étant dans l’impossibilité matérielle de surveiller les sept cents kilomètres de côtes soumises à sa juridiction.

Les événements dont l’île Hoste avait été le théâtre, l’indépendance que lui avait accordée le Chili, sa prospérité qui allait toujours en croissant sous la ferme administration du Kaw-djer, la signalèrent à l’attention du monde industriel et commercial. De nouveaux colons y furent attirés, auxquels on concéda libéralement des terres à des conditions avantageuses. On ne tarda pas à savoir que ses forêts, riches en bois de qualité supérieure à celle des bois d’Europe, rendaient jusqu’à quinze et vingt pour cent, ce qui amena l’établissement de plusieurs scieries. En même temps, on trouvait preneur de terrains à mille piastres la lieue superficielle pour des faire-valoir agricoles, et le nombre des têtes de bétail atteignit bientôt plusieurs milliers sur les pâturages de l’île.

La population s’était rapidement augmentée. Aux douze cents naufragés du Jonathan étaient venus s’ajouter, en nombre triple et quadruple du leur, des émigrants de l’ouest des États-Unis, du Chili et de l’Argentine. Neuf ans après la proclamation d’indépendance, huit ans après le coup d’état du Kaw-djer, cinq ans après l’invasion de la horde patagone, Libéria comptait plus de deux mille cinq cents âmes, et l’île Hoste plus de cinq mille.

Il va de soi qu’il s’était fait bien des mariages depuis que Halg avait épousé Graziella. Il convient de citer entre autres ceux d’Edward et de Clary Rhodes. Le jeune homme avait épousé la fille de Germain Rivière, et la jeune fille le Dr Samuel Arvidson. D’autres unions avaient créé des liens entre les familles.

Maintenant, pendant la belle saison, le port recevait de nombreux navires. Le cabotage faisait d’excellentes affaires entre Libéria et les différents comptoirs fondés sur d’autres points de l’île, soit aux environs de la pointe Roons, soit sur les rivages septentrionaux que baigne le canal du Beagle. C’étaient, pour la plupart, des bâtiments de l’archipel des Falklands, dont le trafic prenait chaque année une extension nouvelle.

Et non seulement l’importation et l’exportation s’effectuaient par ces bâtiments des îles anglaises de l’Atlantique, mais de Valparaiso, de Buenos-Ayres, de Montevideo, de Rio de Janeiro, venaient des voiliers et des steamers, et, dans toutes les passes voisines, à la baie de Nassau, au Darwin Sound, sur les eaux du canal du Beagle, on voyait les pavillons danois, norvégien et américain.

Le trafic, pour une grande part, s’alimentait aux pêcheries qui, de tout temps, ont donné d’excellents résultats dans les parages magellaniques. Il va de soi que cette industrie avait dû être sévèrement réglementée par les arrêtés du Kaw-djer. En effet, il ne fallait pas provoquer à court délai, par une destruction abusive, la disparition, l’anéantissement des animaux marins qui fréquentent si volontiers ces mers. Sur le littoral, il s’était fondé, en divers points, des colonies de louvetiers, gens de toute origine, de toute espèce, des sans-patrie, qu’Hartlepool eut, au début, le plus grand mal à tenir en bride. Mais, peu à peu, les aventuriers s’humanisèrent, se civilisèrent sous l’influence de leur nouvelle vie. A ces vagabonds sans feu ni lieu, une existence sédentaire donna progressivement des mœurs plus douces. Ils étaient plus heureux, d’ailleurs, ayant moins de misère à souffrir en exerçant leur rude métier. Ils opéraient, en effet, dans de meilleures conditions qu’autrefois. Il ne s’agissait plus de ces expéditions entreprises à frais communs qui les amènent sur quelque île déserte où, trop souvent, ils périssent de froid et de faim. A présent, ils étaient assurés d’écouler les produits de leur pêche, sans avoir à attendre pendant de longs mois le retour d’un navire qui ne revient pas toujours. Par exemple, la manière d’abattre les inoffensifs amphibies n’avait pas été modifiée. Rien de plus simple: salir a dar una paliza, aller donner des coups de bâton, comme les louvetiers le disent eux-mêmes, telle était encore la méthode usitée, car il n’y a pas lieu d’employer d’autre arme contre ces pauvres animaux.

A ces pêcheries alimentées par l’abattage des loups marins, il y a lieu d’ajouter les campagnes des baleiniers, qui sont des plus lucratives en ces parages. Les canaux de l’archipel peuvent fournir annuellement un millier de baleines. Aussi, les bâtiments armés pour cette pêche, certains de trouver maintenant à Libéria les avantages que leur offrait Punta-Arenas, fréquentaient-ils assidûment, pendant la belle saison, les passes voisines de l’île Hoste.

Enfin, l’exploitation des grèves, que couvrent par milliards des coquillages de toute espèce, avait donné naissance à une autre branche de commerce. Parmi ces coquillages, une mention est due à ces myillones, mollusques de qualité excellente et d’une telle abondance qu’on ne saurait l’imaginer. Les navires en exportaient de pleins chargements, qu’ils vendaient jusqu’à cinq piastres le kilogramme dans les villes du Sud-Amérique. Aux mollusques s’ajoutaient les crustacés. Les criques de l’île Hoste sont particulièrement recherchées par un crabe gigantesque habitué des algues sous-marines, le centoya, dont deux suffisent à la nourriture quotidienne d’un homme de grand appétit.

Mais ces crabes ne sont pas les uniques représentants du genre. Sur la côte, on trouvait également en abondance les homards, les langoustes et les moules. Ces richesses étaient largement exploitées. Réalisation de l’un des projets autrefois formés par le Kaw-djer, Halg dirigeait au Bourg-Neuf une usine prospère, d’où, sous forme de conserves, on expédiait ces crustacés dans le monde entier. Halg, alors âgé de près de vingt-huit ans, réunissait toutes les conditions de bonheur. Femme aimante, trois beaux enfants: deux filles et un garçon, santé parfaite, fortune rapidement ascendante, rien ne lui manquait. Il était heureux, et le Kaw-djer pouvait s’applaudir dans son œuvre achevée.

Quant à Karroly, non seulement il n’était pas associé à son fils dans la direction de l’usine du Bourg-Neuf, mais il avait même renoncé à la pêche. Étant donné l’importance maritime du port de l’île Hoste, situé entre le Darwin Sound et la baie de Nassau, les navires y venaient nombreux, et de préférence même à Punta-Arenas. Ils y trouvaient une excellente relâche, plus sûre que celle de la colonie chilienne, surtout fréquentée, d’ailleurs, par les steamers qui passent d’un océan à l’autre en suivant le détroit de Magellan. Karroly avait été pour cette raison amené à reprendre son ancien métier. Devenu capitaine de port et pilote-chef de l’île Hoste, il était très demandé par les bâtiments à destination de Punta-Arenas ou des comptoirs établis sur les canaux de l’archipel, et l’occupation ne lui manquait pas.

Il avait maintenant à son service un cotre de cinquante tonneaux, construit à l’épreuve des plus violents coups de mer. C’est avec ce solide bateau, que manœuvrait un équipage de cinq hommes, et non avec la chaloupe, qu’il se portait par tous les temps à la rencontre des navires. La Wel-Kiej existait toujours cependant, mais on ne l’utilisait plus guère. En général, elle restait au port, vieille et fidèle servante qui avait bien gagné le repos.

Comme ces bons ouvriers qui s’empressent d’entreprendre un nouveau travail aussitôt que le précédent est terminé, le Kaw-djer, quand le temps fut arrivé de laisser Halg, devenu un homme à son tour, librement évoluer dans la vie, s’était imposé les devoirs d’une seconde adoption. Dick n’avait pas remplacé Halg, il s’y était ajouté dans son cœur agrandi. Dick avait alors près de dix-neuf ans, et depuis plus de six ans il était l’élève du Kaw-djer. Le jeune homme avait tenu les promesses de l’enfant. Il s’était assimilé sans effort la science du maître et commençait à mériter pour son propre compte le nom de savant. Bientôt le professeur, qui admirait la vivacité et la profondeur de cette intelligence, n’aurait plus rien à apprendre à l’élève.

Déjà ce nom d’élève ne convenait plus à Dick. Précocement mûri par la rude école de ses premiers ans et par les terribles drames auxquels il avait été mêlé, il était, malgré son jeune âge, plutôt que l’élève, le disciple et l’ami du Kaw-djer, qui avait en lui une confiance absolue, et qui se plaisait à le considérer comme son successeur désigné. Germain Rivière et Hartlepool étaient de braves gens assurément, mais le premier n’aurait jamais consenti à délaisser son exploitation forestière, qui donnait des résultats merveilleux, pour se consacrer exclusivement à la chose publique, et Hartlepool, admirable et fidèle exécuteur d’ordres, n’était à sa place qu’au deuxième plan. Tous deux, au surplus, manquaient par trop d’idées générales et de culture intellectuelle pour gouverner un peuple qui avait d’autres intérêts que des intérêts matériels. Harry Rhodes eût été mieux qualifié peut-être. Mais Harry Rhodes, vieillissant, et manquant, d’ailleurs, de l’énergie nécessaire, se fût récusé de lui-même.

Dick réunissait, au contraire, toutes les qualités d’un chef. C’était une nature de premier ordre. Comme savoir, intelligence et caractère, il avait l’étoffe d’un homme d’État, et il y avait lieu seulement de regretter que de si brillantes facultés fussent destinées à être utilisées dans un si petit cadre. Mais une œuvre n’est jamais petite quand elle est parfaite, et le Kaw-djer estimait avec raison que, si Dick pouvait assurer le bonheur des quelques milliers d’êtres dont il était entouré, il aurait accompli une tâche qui ne le céderait en beauté à nulle autre.

Au point de vue politique, la situation était également des plus favorables. Les relations entre l’île Hoste et le Gouvernement chilien étaient excellentes de part et d’autre. Le Chili ne pouvait que s’applaudir chaque année davantage de sa détermination. Il obtenait des profits moraux et matériels qui manqueront toujours à la République Argentine, tant qu’elle ne modifiera pas ses méthodes administratives et ses principes économiques.

Tout d’abord, en voyant à la tête de l’île Hoste ce mystérieux personnage, dont la présence dans l’archipel magellanique lui avait paru à bon droit suspecte, le Gouvernement chilien n’avait pas dissimulé son mécontentement et ses inquiétudes. Mécontentement forcément platonique. Sur cette île indépendante où il s’était réfugié, on ne pouvait plus rechercher la personne du Kaw-djer, ni vérifier son origine, ni lui demander compte de son passé. Que ce fût un homme incapable de supporter le joug d’une autorité quelconque, qu’il eût été jadis en rébellion contre toutes les lois sociales, qu’il eût peut-être été chassé de tous les pays soumis sous n’importe quel régime aux lois nécessaires, son attitude autorisait ces hypothèses, et s’il fût resté sur l’Ile Neuve, il n’eût pas échappé aux enquêtes de la police chilienne. Mais, lorsqu’on vit, après les troubles provoqués par l’anarchie du début, la tranquillité parfaite due à la ferme administration du Kaw-djer, le commerce naître et grandir, la prospérité largement s’accroître, il n’y eut plus qu’à laisser faire. Et, au total, il ne s’éleva jamais aucun nuage entre le Gouverneur de l’île Hoste et le Gouverneur de Punta-Arenas.

Cinq ans s’écoulèrent ainsi, pendant lesquels les progrès de l’île Hoste ne cessèrent de se développer. En rivalité avec Libéria, mais une rivalité généreuse et féconde, trois bourgades s’étaient fondées, l’une sur la presqu’île Dumas, une autre sur la presqu’île Pasteur, et la troisième à l’extrême pointe occidentale de l’île, sur le Darwin Sound, en face de l’île Gordon. Elles relevaient de la capitale, et le Kaw-djer s’y transportait, soit par mer, soit par les routes tracées à travers les forêts et les plaines de l’intérieur.

Sur les côtes, plusieurs familles de Pêcherais s’étaient également établies et y avaient fondé des villages fuégiens, à l’exemple de ceux qui, les premiers, avaient consenti à rompre avec leurs séculaires habitudes de vagabondage pour se fixer dans le voisinage du Bourg-Neuf.

Ce fut à cette époque, au mois de décembre de l’année 1890, que Libéria reçut pour la première fois la visite du Gouverneur de Punta-Arenas, M. Aguire. Celui-ci ne put qu’admirer cette nation si prospère, les sages mesures prises pour en augmenter les ressources, la parfaite homogénéité d’une population d’origines différentes, l’ordre, l’aisance, le bonheur qui régnaient dans toutes les familles. On le comprend, il observa de près l’homme qui avait accompli de si belles choses, et auquel il suffisait d’être connu sous ce titre de Kaw-djer.

Il ne lui marchanda pas ses compliments.

«Cette colonie hostelienne, c’est votre œuvre, monsieur le Gouverneur, dit-il, et le Chili ne peut que se féliciter de vous avoir fourni l’occasion de l’accomplir.

—Un traité, se contenta de répondre le Kaw-djer, avait fait entrer sous la domination chilienne cette île qui n’appartenait qu’à elle-même. Il était juste que le Chili lui restituât son indépendance.

M. Aguire sentit bien ce que cette réponse contenait de restrictif. Le Kaw-djer ne considérait pas que cet acte de restitution dût valoir au Gouvernement chilien un témoignage de reconnaissance.

—Dans tous les cas, reprit M. Aguire en se tenant prudemment sur la réserve, je ne crois pas que les naufragés du Jonathan puissent regretter leur concession africaine de la baie de Lagoa...

—En effet, monsieur le Gouverneur, puisque là ils eussent été sous la domination portugaise, alors qu’ici ils ne dépendent de personne.

—Ainsi tout est pour le mieux.

—Pour le mieux, approuva le Kaw-djer.

—Nous espérons, d’ailleurs, ajouta obligeamment M. Aguire, voir se continuer les bons rapports entre le Chili et l’île Hoste.

—Nous l’espérons aussi, répondit le Kaw-djer, et peut-être, en constatant les résultats du système appliqué à l’île Hoste, la République Chilienne sera-t-elle portée à l’étendre aux autres îles de l’archipel magellanique.

M. Aguire ne répondit que par un sourire qui signifiait tout ce qu’on voulait.

Le Kaw-djer commença les travaux (Page 396.)

Désireux d’entraîner la conversation hors de ce terrain brûlant, Harry Rhodes, qui assistait à l’entrevue avec ses deux collègues du Conseil, aborda un autre sujet.

—Notre île Hoste, dit-il, comparée aux possessions argentines de la Terre de Feu, peut donner matière à intéressantes réflexions. Comme vous le voyez, Monsieur, d’un côté la prospérité, de l’autre le dépérissement. Les colons argentins reculent devant les exigences du Gouvernement de Buenos-Ayres, et, devant les formalités qu’il impose, les navires font de même. Malgré les réclamations de son Gouverneur, la Terre de Feu ne fait aucun progrès.

—J’en conviens, répondit M. Aguire. Aussi le Gouvernement Chilien a-t-il agi tout autrement avec Punta-Arenas. Sans aller jusqu’à rendre une colonie complètement indépendante, il est possible de lui accorder bon nombre de privilèges qui assurent son avenir.

—Monsieur le Gouverneur, intervint le Kaw-djer, il est cependant une des petites îles de l’archipel, un simple rocher stérile, un îlot sans valeur, dont je demande au Chili de nous consentir l’abandon.

—Lequel? interrogea M. Aguire.

—L’îlot du cap Horn.

—Que diable voulez-vous en faire? s’écria M. Aguire étonné.

—Y établir un phare qui est de toute nécessité à cette dernière pointe du continent américain. Éclairer ces parages serait d’un grand avantage pour les navires, non seulement ceux qui viennent à l’île Hoste, mais aussi ceux qui cherchent à doubler le cap entre l’Atlantique et le Pacifique.

Harry Rhodes, Hartlepool et Germain Rivière, qui étaient au courant des projets du Kaw-djer, appuyèrent sa remarque, en faisant valoir la réelle importance, que M. Aguire n’avait, d’ailleurs, nulle envie de contester.

—Ainsi, demanda-t-il, le Gouvernement de l’île Hoste serait disposé à construire ce phare?

—Oui, dit le Kaw-djer.

—A ses frais?

—A ses frais, mais sous la condition formelle que le Chili lui concéderait l’entière propriété de l’île Horn. Voilà plus de six ans que j’ai fait cette proposition à votre Gouvernement, sans arriver à un résultat quelconque.

—Que vous a-t-on répondu? demanda M. Aguire.

—Des mots, rien que des mots. On ne dit pas non, mais on ne dit pas oui. On ergote. La discussion ainsi comprise peut durer des siècles. Et, pendant ce temps, les navires continuent à se perdre sur cet îlot sinistre que rien ne leur signale dans l’obscurité.»

M. Aguire exprima un grand étonnement. Mieux instruit que le Kaw-djer des méthodes chères aux Administrations du monde entier, il ne l’éprouvait peut-être pas au fond du cœur. Tout ce qu’il put faire, fut de promettre qu’il appuierait de tout son crédit cette proposition auprès du Gouvernement de Santiago, où il se rendait en quittant l’île Hoste.

Il faut croire qu’il tint parole et que son appui fut efficace, car, moins d’un mois plus tard, cette question qui traînait depuis tant d’années fut enfin résolue, et le Kaw-djer fut informé officiellement que ses propositions étaient acceptées. Le 25 décembre, entre le Chili et l’île Hoste, un acte de cession fut signé, aux termes duquel l’État hostelien devenait propriétaire de l’île Horn, à la condition qu’il élèverait et entretiendrait un phare au point culminant du cap.

Le Kaw-djer, dont les préparatifs étaient faits depuis longtemps, commença immédiatement les travaux. Selon les prévisions les plus pessimistes, deux ans devaient suffire pour les mener à bon terme et pour assurer la sécurité de la navigation aux abords de ce cap redoutable.

Cette entreprise, dans l’esprit du Kaw-djer, serait le couronnement de son œuvre. L’île Hoste pacifiée et organisée, le bien-être de tous remplaçant la misère d’autrefois, l’instruction répandue à pleines mains, et enfin des milliers de vies humaines sauvées au terrible point de rencontre des deux plus vastes océans du globe, telle aurait été sa tâche ici-bas.

Elle était belle. Achevée, elle lui conférerait le droit de penser à lui-même, et de résigner des fonctions auxquelles, jusque dans ses dernières fibres, répugnait tout son être.

Si le Kaw-djer gouvernait, s’il était pratiquement le plus absolu des despotes, il n’était pas, en effet, un despote heureux. Le long usage du pouvoir ne lui en avait pas donné le goût, et il ne l’exerçait qu’à contre-cœur. Réfractaire pour son compte personnel à toute autorité, il lui était toujours aussi cruel d’imposer la sienne à autrui. Il était resté le même homme énergique, froid et triste, qu’on avait vu apparaître comme un sauveur en ce jour lointain où le peuple hostelien avait failli périr. Il avait sauvé les autres, ce jour-là, mais il s’était perdu lui-même. Contraint de renier sa chimère, obligé de s’incliner devant les faits, il avait accompli courageusement le sacrifice, mais, dans son cœur, le rêve abjuré protestait. Quand nos pensées, sous l’apparence trompeuse de la logique, ne sont que l’épanouissement de nos instincts naturels, elles ont une vie propre, indépendante de notre raison et de notre volonté. Elles luttent obscurément, fût-ce contre l’évidence, comme des êtres qui ne voudraient pas mourir. La preuve de notre erreur, il faut alors qu’elle nous soit donnée à satiété, pour que nous en soyons convaincus, et tout nous est prétexte à revenir à ce qui fut notre foi.

Le Kaw-djer avait immolé la sienne à ce besoin de se dévouer, à cette soif de sacrifice, à cette pitié de ses frères malheureux, qui, au-dessus même de sa passion de la liberté, formait le fond de sa magnifique nature. Mais, maintenant que le dévouement n’était plus en jeu, maintenant qu’il ne pouvait plus être question de sacrifice et que les Hosteliens n’inspiraient plus rien qui ressemblât à de la pitié, la croyance ancienne reprenait peu à peu son apparence de vérité, et le despote redevenait par degrés le passionné libertaire d’antan.

Cette transformation, Harry Rhodes l’avait constatée avec une netteté croissante, à mesure que s’affermissait la prospérité de l’île Hoste. Elle devint plus évidente encore, quand, le phare du cap Horn commencé, le Kaw-djer put considérer comme près d’être rempli le devoir qu’il s’était imposé. Il exprima enfin clairement sa pensée à cet égard. Harry Rhodes ayant, au hasard d’une causerie où on évoquait les jours passés, glorifié les bienfaits dont on lui était redevable, le Kaw-djer répondit par une déclaration qui ne prêtait plus à l’équivoque.

«J’ai accepté la tâche d’organiser la colonie, dit-il. Je m’applique à la remplir. L’œuvre terminée, mon mandat cessera. Je vous aurai prouvé ainsi, je l’espère, qu’il peut y avoir au moins un endroit de cette terre, où l’homme n’a pas besoin de maître.

—Un chef n’est pas un maître, mon ami, répliqua avec émotion Harry Rhodes, et vous le démontrez vous-même. Mais il n’est pas de société possible sans une autorité supérieure, quel que soit le nom dont on la revêt.

—Ce n’est pas mon avis, répondit le Kaw-djer. J’estime, moi, que l’autorité doit prendre fin dès qu’elle n’est plus impérieusement nécessaire.»

Ainsi donc, le Kaw-djer caressait toujours ses anciennes utopies, et, malgré l’expérience faite, il s’illusionnait encore sur la nature des hommes, au point de les croire capables de régler, sans le secours d’aucune loi, les innombrables difficultés qui naissent du conflit des intérêts individuels. Harry Rhodes constatait avec mélancolie le sourd travail qui s’accomplissait dans la conscience de son ami et il en augurait les pires conséquences. Il en arrivait à souhaiter qu’un incident, dût-il jeter passagèrement le trouble dans l’existence paisible des Hosteliens, vînt donner à leur chef une nouvelle démonstration de son erreur.

Son désir devait malheureusement être réalisé. Cet incident allait naître plus tôt qu’il ne le pensait.

Dans les premiers jours du mois de mars 1891, le bruit courut tout à coup qu’on avait découvert un gisement aurifère d’une grande richesse. Cela n’avait en soi rien de tragique. Tout le monde, au contraire, fut en joie, et les plus sages, Harry Rhodes lui-même, partagèrent l’ivresse générale. Ce fut un jour de fête pour la population de Libéria.

Seul, le Kaw-djer fut plus clairvoyant. Seul, il prévit en un instant les conséquences de cette découverte et comprit quelle en était la force latente de destruction. C’est pourquoi, tandis que l’on se congratulait autour de lui, lui seul demeura sombre, accablé déjà des tristesses que réservait l’avenir.


XI
LA FIÈVRE DE L’OR.

C’est dans la matinée du 6 mars, que la découverte avait été faite.

Quelques personnes, parmi lesquelles Edward Rhodes, ayant projeté une partie de chasse, avaient quitté Libéria de bonne heure en voiture et s’étaient rendues à une vingtaine de kilomètres dans le Sud-Ouest, sur le revers occidental de la presqu’île Hardy, au pied des montagnes, les Sentry Boxes, qui la terminent. Là s’étendait une forêt profonde non encore exploitée, où se réfugiaient d’ordinaire les fauves de l’île Hoste, des pumas et des jaguars qu’il convenait de détruire jusqu’au dernier, car nombre de moutons avaient été leurs victimes.

Les chasseurs battirent la forêt; ayant tué deux pumas chemin faisant, ils atteignaient un ruisseau torrentueux qui délimitait la lisière opposée, lorsqu’apparut un jaguar de grande taille.

Edward Rhodes, l’estimant à bonne portée, lui envoya un premier coup de fusil, qui l’atteignit au flanc gauche. Mais l’animal n’avait pas été blessé mortellement. Après un rugissement de colère plutôt que de douleur, il fit un bond dans la direction du torrent, rentra sous bois et disparut.

Pas si vite, cependant, qu’Edward Rhodes n’eût le temps de tirer un second coup. La balle, manquant le but, alla frapper un angle de roche. La pierre vola en éclats.

Peut-être les chasseurs eussent-ils alors quitté la place, si un des éclats projetés ne fût tombé aux pieds d’Edward Rhodes, qui, intrigué par l’aspect particulier de ce fragment de roche, le ramassa et l’examina.

C’était un petit morceau de quartz, strié de veines caractéristiques, dans lesquelles il lui fut facile de discerner des parcelles d’or.

Edward Rhodes fut très ému de sa découverte. De l’or!... Il y avait de l’or dans le sol de l’île Hoste! Rien que cet éclat de roche en témoignait.

Y a-t-il lieu, d’ailleurs, de s’en étonner? N’a-t-on pas trouvé des filons du précieux métal autour de Punta-Arenas comme à la Terre de Feu, en Patagonie comme en Magellanie? N’est-ce pas une chaîne d’or, cette gigantesque épine dorsale des deux Amériques qui, sous le nom de Montagnes Rocheuses et de Cordillère des Andes, va de l’Alaska au cap Horn, et dont, en quatre siècles, on a extrait pour quarante-cinq milliards de francs?

Edward Rhodes avait compris l’importance de sa découverte. Il aurait voulu la tenir secrète, n’en parler qu’à son père, qui eût mis le Kaw-djer au courant. Mais il n’était pas seul à la connaître. Ses compagnons de chasse avaient examiné le morceau de roche et avaient ramassé d’autres éclats qui tous renfermaient de l’or.

Il ne fallait donc pas compter sur le secret, et, le jour même, en effet, l’île entière savait qu’elle n’avait rien à envier aux Klondyke, aux Transvaal, ni aux El Dorado. Ce fut la traînée de poudre, dont la flamme courut en un instant de Libéria aux autres bourgades.

Toutefois, dans cette saison, il ne pouvait être question de tirer un parti quelconque de la découverte. Dans quelques jours, on serait à l’équinoxe d’automne, et ce n’est pas sous le parallèle de l’île Hoste qu’il est possible d’entreprendre des exploitations de plein air aux approches de l’hiver. La trouvaille d’Edward Rhodes n’eut donc et ne pouvait avoir aucune conséquence immédiate.

L’été s’acheva dans des conditions climatériques assez favorables. Cette année, la dixième depuis la fondation de la colonie, avait eu le bénéfice d’une récolte exceptionnelle. D’autre part, de nouvelles scieries s’étaient établies à l’intérieur de l’île, les unes mues par la vapeur, les autres employant l’électricité engendrée par les chutes des cours d’eau. Les pêcheries et les fabriques de conserves avaient donné lieu à un trafic considérable, et le chargement des navires, à l’entrée et à la sortie du port, s’était chiffré par trente-deux mille sept cent soixante-quinze tonnes.

Plusieurs centaines d’Hosteliens erraient... (Page 404.)

Avec l’hiver, il fallut interrompre les travaux entrepris au cap Horn pour l’érection du phare et la construction des salles où devaient être installées les machines motrices et les dynamos. Ces travaux avaient marché jusqu’alors d’une manière très satisfaisante, malgré l’éloignement de l’île Horn, située à environ soixante-quinze kilomètres de la presqu’île Hardy, et l’obligation de transporter le matériel à travers une mer semée de récifs, que les tempêtes de l’hiver allaient rendre impraticable.

Si la mauvaise saison amena, comme de coutume, nombre de coups de vent et des tourmentes de grande violence, elle ne provoqua pas de froids excessifs, et, même en juillet, la température ne dépassa pas dix degrés sous zéro.

Les habitants de Libéria ne redoutaient plus alors le froid ni les intempéries, l’aisance générale ayant permis à toutes les familles de s’installer confortablement. Il n’y avait pas de misère sur l’île Hoste, et les crimes contre les personnes ou les propriétés n’y avaient jamais troublé l’ordre public. On n’y connaissait que de rares contestations civiles, transigées en général avant même d’arriver au Tribunal.

Il semblait donc qu’aucun trouble n’eût menacé la colonie, sans cette découverte d’un gisement aurifère, dont les conséquences, étant donné l’avidité humaine, pouvaient être extrêmement graves.

Le Kaw-djer ne s’y était pas trompé. La nouvelle lui avait fait concevoir les plus sombres pronostics, et la réflexion les assombrit encore. A la première réunion du Conseil, il ne cacha pas ses craintes.

«Ainsi, dit-il, c’est au moment où notre œuvre est achevée, lorsque nous n’avons plus qu’à recueillir le fruit de nos efforts, que le hasard, un hasard maudit, jette parmi nous ce ferment de troubles et de ruines...

—Notre ami va trop loin, intervint Harry Rhodes, qui considérait l’événement d’une manière moins pessimiste. Que la découverte de l’or soit une cause de troubles, c’est possible, mais de ruines!...

—Oui, de ruines, affirma le Kaw-djer avec force. La découverte de l’or n’a jamais laissé que la ruine après elle!

—Cependant, objecta Harry Rhodes, l’or est une marchandise comme une autre...

—La plus inutile.

—Du tout. La plus utile, puisqu’elle peut s’échanger contre toutes les autres.

—Qu’importe, répliqua le Kaw-djer avec chaleur, si, pour l’obtenir, il faut tout lui sacrifier! Des chercheurs d’or, l’immense majorité périt dans la misère. Quant à ceux qui réussissent, la facilité de leur succès détruit à jamais leur jugement. Ils prennent goût aux plaisirs aisément obtenus. Le superflu devient pour eux le nécessaire, et, quand ils sont amollis par les jouissances matérielles, ils deviennent incapables du moindre effort. Ils se sont enrichis peut-être, au sens social du mot. Ils se sont appauvris selon sa signification humaine, la vraie. Ce ne sont plus des hommes.

—Je suis de l’avis du Kaw-djer, dit alors Germain Rivière. Sans compter que, si on délaisse les champs, l’on ne remplacera pas les récoltes perdues. C’est peu de chose que d’être riche quand on crève de faim. Or, je crains bien que notre population ne résiste pas à cette influence funeste. Qui sait si les cultivateurs ne vont pas abandonner la campagne, et les ouvriers leur travail, pour courir aux placers?

—L’or!... l’or!... la soif de l’or! répétait le Kaw-djer. Aucun plus terrible fléau ne pouvait s’abattre sur notre pays.

Harry Rhodes était ébranlé.

—En admettant que vous ayez raison, dit-il, il n’est pas en notre pouvoir de conjurer ce fléau.

—Non! mon cher Rhodes, répondit le Kaw-djer. Il est possible de lutter contre une épidémie, de l’enrayer. Mais à cette fièvre de l’or, il n’y a pas de remède. C’est l’agent le plus destructif de toute organisation. En peut-on douter après ce qui s’est passé dans les districts aurifères de l’Ancien ou du Nouveau Monde, en Australie, en Californie, dans le Sud de l’Afrique? Les travaux utiles ont été abandonnés du jour au lendemain, les colons ont déserté les champs et les villes, les familles se sont dispersées sur les gisements. Quant à l’or extrait avec tant d’avidité, on l’a stupidement dissipé, comme tout gain trop facile, en abominables folies, et il n’en est rien resté à ces malheureux insensés.

Le Kaw-djer parlait avec une animation qui montrait la force de sa conviction et la vivacité de ses inquiétudes.

—Et non seulement il y a le danger du dedans, ajouta-t-il, mais il y a le danger du dehors: tous ces aventuriers, tous ces déclassés qui envahissent les pays aurifères, qui les troublent, les bouleversent pour arracher de ses entrailles le métal maudit. Il en accourt de tous les points du monde. C’est une avalanche qui ne laisse que le néant après son passage. Ah! pourquoi faut-il que notre île soit menacée de pareils désastres!

—Ne pouvons-nous encore espérer? demanda Harry Rhodes très ému. Si la nouvelle ne s’ébruite pas, nous serons préservés de cette invasion.

—Non, répondit le Kaw-djer, il est déjà trop tard pour empêcher le mal. On ne se figure pas avec quelle rapidité le monde entier apprend que des gisements aurifères viennent d’être découverts dans une contrée quelconque, si lointaine soit-elle. On croirait vraiment que cela se transmet par l’air, que les vents apportent cette peste si contagieuse que les meilleurs et les plus sages en sont atteints et y succombent!»

Le Conseil fut levé sans qu’aucune décision eût été arrêtée. Et, en vérité, il n’y avait lieu d’en prendre aucune. Comme le Kaw-djer l’avait dit avec raison, on ne lutte pas contre la fièvre de l’or.

Rien, d’ailleurs, n’était perdu encore. Ne pouvait-il se faire, en effet, que le gisement n’eût pas la richesse qu’on lui attribuait de confiance, et que les parcelles d’or fussent disséminées dans un état d’éparpillement tel que toute exploitation fût impossible? Pour être fixé à ce sujet, il fallait attendre la disparition de la neige qui, pendant l’hiver, recouvrait l’île de son manteau glacé.

Au premier souffle du printemps, les craintes du Kaw-djer commencèrent à se réaliser. Dès que le dégel fit son apparition, les colons les plus entreprenants et les plus aventureux se transformèrent en prospecteurs, quittèrent Libéria et partirent à la chasse de l’or. Puisqu’il avait été trouvé au Golden Creek,—ainsi fut dénommé le petit ruisseau dont la balle malencontreuse d’Edward Rhodes avait effleuré la berge,—c’est là que se portèrent les plus impatients. Leur exemple fut suivi, malgré tous les efforts du Kaw-djer et de ses amis, et les départs se multiplièrent rapidement. Dès le cinq novembre, plusieurs centaines d’Hosteliens, en proie à l’idée fixe de l’or, s’étaient rués vers les gisements et erraient dans les montagnes à la recherche d’un filon ou d’une poche riche en pépites.

L’exploitation des placers ne comporte pas de grandes difficultés, en principe. S’il s’agit d’un filon, il suffit de le suivre en attaquant la roche avec le pic, puis de concasser les morceaux obtenus pour en extraire les parcelles de métal qu’ils renferment. C’est ainsi qu’on procède dans les mines du Transvaal. Toutefois, suivre un filon, c’est bientôt dit. En pratique, cela n’est pas fort aisé. Parfois les filons se brouillent et disparaissent, et ce n’est pas trop, pour les retrouver, de la science de techniciens expérimentés. A tout le moins, ils s’enfoncent très profondément dans les entrailles de la terre. Les suivre, cela revient par conséquent à ouvrir une mine, avec toutes les surprises et tous les dangers inhérents à ce genre d’entreprise. D’autre part, le quartz est une roche d’une extrême dureté, et, pour le concasser, on ne saurait se passer de machines coûteuses. Il en résulte que l’exploitation d’une mine d’or est interdite aux travailleurs isolés, et que des sociétés puissantes disposant d’une abondante main-d’œuvre et de capitaux considérables peuvent seules y trouver profit.

Aussi les chercheurs d’or, les prospecteurs, pour leur donner le nom sous lequel on les désigne d’ordinaire, lorsqu’ils ont eu la chance de découvrir un gisement, se contentent-ils de s’en assurer la concession, qu’ils rétrocèdent le plus vite possible aux banquiers et aux lanceurs d’affaires.

Ceux qui préfèrent, au contraire, exploiter pour leur propre compte et avec leurs ressources personnelles, renoncent délibérément à toute exploitation minière. Ils recherchent, dans le voisinage des roches aurifères, des terrains d’alluvion formés aux dépens de ces roches par l’action séculaire des eaux. En délitant la roche, l’eau—glace, pluie ou torrent—a nécessairement emporté avec elle les parcelles d’or qu’il est très facile d’isoler. Il suffit d’un simple plat pour recueillir les sables, et d’un peu d’eau pour les laver.

C’est, bien entendu, avec cet outillage si rudimentaire qu’opéraient les Hosteliens. Les premiers résultats furent assez encourageants. En bordure du Golden Creek, sur une longueur de plusieurs kilomètres et une largeur de deux ou trois cents mètres, s’étendait une couche de boue de huit pieds de profondeur. A raison de neuf à dix plats par pied cube, la réserve était donc abondante, car il était bien rare qu’un plat n’assurât pas au moins quelques grains d’or. Les pépites, il est vrai, n’étaient qu’à l’état de poussière, et ces placers n’en étaient pas à produire les centaines de millions que ses pareils ont donnés dans d’autres régions. Tels quels, cependant, ils étaient assez riches pour tourner la tête à de pauvres gens, qui jusqu’alors n’avaient réussi à assurer leur subsistance qu’au prix d’un travail opiniâtre.

Il eût été de mauvaise administration de ne pas réglementer l’exploitation des placers. Le gisement était, en somme, une propriété collective, et il appartenait à la collectivité de l’aliéner au profit des individus. Quelles que fussent ses idées personnelles, le Kaw-djer en avait fait table rase, et, s’obligeant à considérer le problème sous le même angle que la généralité des humains, il avait cherché la solution la plus utile, selon l’opinion courante, au groupe social dont il était le chef. Au cours de l’hiver, il avait eu à ce sujet de nombreuses conférences avec Dick, qu’il associait de parti pris à toutes ses décisions. De leur échange de vues, la conclusion fut qu’il importait d’atteindre un triple but: limiter autant qu’on le pourrait le nombre des Hosteliens qui partiraient à la recherche de l’or, faire bénéficier l’ensemble de la colonie des richesses arrachées à la terre, et enfin restreindre, repousser même si c’était réalisable, l’afflux des étrangers peu recommandables qui allaient accourir de tous les points du monde.

La loi qui fut affichée, à la fin de l’hiver, satisfaisait à ces trois desiderata. Elle subordonnait d’abord le droit d’exploitation à la délivrance préalable d’une concession, puis elle fixait l’étendue maxima de ces concessions et édictait, à la charge des preneurs, tant une indemnité d’acquisition que le versement au profit de la collectivité du quart de leur extraction métallique. Aux termes de cette loi, les concessions étaient réservées exclusivement aux citoyens hosteliens, titre qui ne pourrait être acquis à l’avenir qu’après une année d’habitation effective et sur une décision conforme du Gouverneur.

La loi promulguée, il restait à l’appliquer.

Dès le début, elle se heurta à de grandes difficultés. Indifférents aux dispositions qu’elle contenait en leur faveur, les colons ne furent sensibles qu’aux obligations qu’elle leur imposait. Quel besoin d’obtenir et de payer une concession, alors qu’on n’avait qu’à la prendre? Creuser la terre, laver les boues des rivières, n’est-ce pas le droit de tout homme? Pourquoi serait-on contraint, pour exercer librement ce droit naturel, de verser une fraction quelconque du produit de son travail à ceux qui n’y avaient aucunement participé? Ces idées, le Kaw-djer les partageait au fond du cœur. Mais celui qui a assumé la mission redoutable de gouverner ses semblables doit savoir oublier ses préférences personnelles et sacrifier, quand il le faut, les principes dont il se croit le plus sûr aux nécessités de l’heure. Or, cela sautait aux yeux, il était de première importance qu’un encouragement fût donné aux colons les plus sages qui auraient l’énergie de résister à la contagion et de rester appliqués à leur travail habituel, et le meilleur encouragement était qu’ils fussent assurés d’avoir leur part, réduite assurément, mais certaine, tout en demeurant chez eux.

La loi n’étant pas obéie de bonne grâce, on dut employer la contrainte.

Le Kaw-djer ne disposait, à Libéria, que d’une cinquantaine d’hommes formant le corps de la police permanente, mais neuf cent cinquante autres Hosteliens figuraient sur une liste d’appel, dont les plus anciens étaient éliminés à tour de rôle, à mesure que des jeunes gens arrivés à l’âge d’homme venaient s’y ajouter. Ainsi mille hommes armés pouvaient toujours être rapidement réunis. Une convocation générale fut lancée.

Sept cent cinquante Hosteliens seulement y répondirent. Les deux cents réfractaires étaient partis eux aussi pour les mines, et battaient la campagne aux environs du Golden Creek.

Le Kaw-djer divisa en deux groupes les forces dont il disposait. Cinq cents hommes furent répartis le long des côtes, avec mission de s’opposer au départ clandestin de l’or. Il se mit à la tête des trois cents autres, qu’il fractionna en vingt escouades sous les ordres de ceux dont il était le plus sûr, et se rendit avec eux dans la région des placers.

La petite armée répressive fut disposée en travers de la presqu’île, au pied des Sentry Boxes, et, de là, remonta vers le Nord, en balayant tout devant elle. Les laveurs d’or rencontrés au passage étaient impitoyablement repoussés, à moins qu’ils ne consentissent à se mettre en règle.

Cette méthode obtint d’abord quelques succès. Certains furent contraints de payer à deniers comptants le droit d’exploitation, et les limites du claim choisi par eux furent soigneusement indiquées. D’autres, par contre—et c’était la majorité—ne possédant pas la somme exigée pour la délivrance d’une concession, durent renoncer à leur entreprise. Le nombre des mineurs décrut sensiblement pour cette raison.

Mais bientôt la situation s’aggrava. Ceux qui n’avaient pu obtenir une concession tournaient pendant la nuit les troupes commandées par le Kaw-djer et revenaient s’établir en arrière sur le bord du Golden Creek, précisément à l’endroit d’où l’on venait de les chasser. En même temps, le mal se répandait comme une marée montante. Excités par les trouvailles des premiers prospecteurs, une deuxième série d’Hosteliens entraient en scène. D’après les nouvelles qui parvenaient au Kaw-djer, l’île entière était attaquée par la contagion. Le mal n’était plus localisé au Golden Creek, et d’innombrables chercheurs d’or fouillaient les montagnes du centre et du Nord.

On s’était fait cette réflexion bien naturelle que les gisements aurifères ne devaient pas, selon toute vraisemblance, se rencontrer exclusivement dans cette plaine marécageuse située à la base des Sentry Boxes. La présence de l’or sur l’île Hoste étant démontrée, tout portait à croire qu’on en trouverait également le long des autres cours d’eau dépendant du même système orographique. On s’était donc mis en chasse de tous côtés, de la pointe de la presqu’île Hardy et de l’extrémité de la presqu’île Pasteur au Darwin Sound.

Quelques prospections ayant abouti à de petits succès, la fièvre générale en fut augmentée, et la fascination de l’or devint plus impérieuse encore. Ce fut une irrésistible folie qui, en quelques semaines, vida Libéria, les bourgades et les fermes de la plupart de leurs habitants. Hommes, femmes et enfants allaient travailler sur les placers. Quelques-uns s’enrichissaient en découvrant une de ces poches où les pépites se sont accumulées sous l’action des pluies torrentielles. Mais l’espoir n’abandonnait pas ceux qui, pendant de longs jours, au prix de mille fatigues, avaient travaillé en pure perte. Tous y couraient, de la capitale, des bourgades, des champs, des pêcheries, des usines et des comptoirs du littoral. Cet or, il semblait doué d’un pouvoir magnétique, auquel la raison humaine n’avait pas la force de résister. Bientôt, il ne resta plus à Libéria qu’une centaine de colons, les derniers à demeurer fidèles à leurs familles et à continuer leurs affaires bien éprouvées cependant par un tel état de choses.

Quelque pénible, quelque désolant que soit cet aveu, il faut bien reconnaître que, seuls de tous les habitants de l’île Hoste, les Indiens qui s’y étaient fixés résistèrent à l’entraînement général. Seuls, ils ne s’abandonnèrent pas à ces furieuses convoitises. Que ceci soit à l’honneur de ces humbles Fuégiens, si plusieurs pêcheries, si plusieurs établissements agricoles ne furent pas entièrement délaissés, c’est que leur honnête nature les préserva de la contagion. D’ailleurs, ces pauvres gens n’avaient pas désappris d’écouter le Bienfaiteur, et la pensée ne leur venait pas de payer en ingratitude les innombrables bienfaits qu’ils en avaient reçus.

Les choses allèrent plus loin encore. Le moment arriva où les équipages des navires en rade commencèrent à suivre le funeste exemple qui leur était donné. Il y eut des désertions qui se multiplièrent de jour en jour. Sans crier gare, les marins abandonnaient leurs bâtiments et s’enfonçaient dans l’intérieur, grisés par l’affolant mirage de l’or. Les capitaines, effrayés par cet émiettement de leurs équipages, s’empressèrent les uns après les autres de quitter le Bourg-Neuf sans même attendre la fin de leurs opérations de chargement ou de déchargement. Nul doute qu’ils ne fissent connaître au dehors le danger qu’ils avaient couru. L’île Hoste allait être mise en quarantaine par toutes les marines de la terre.

La contagion n’épargna même pas ceux dont le devoir était de la combattre. Ce corps organisé par le Kaw-djer pour la surveillance des côtes disparut aussitôt que formé. Des cinq cents hommes qui le composaient, il n’y en eut pas vingt à rejoindre le poste qui leur était assigné. En même temps, la troupe qu’il commandait directement fondait comme un morceau de glace au soleil. Il n’était pas de nuit que plusieurs fuyards ne missent à profit. En quinze jours, elle fut réduite, de trois cents hommes, à moins de cinquante.

Chargement de la publicité...