Les origines de la Renaissance en Italie
J'ai montré les causes intellectuelles et les conditions sociales dont la rencontre et l'accord ont amené en Italie, au XIVe siècle, ce renouvellement de la civilisation que l'on a appelé la Renaissance. L'histoire morale tout entière des Italiens au moyen âge a préparé un réveil de l'esprit humain tel que depuis la Grèce on n'en a point connu d'autre. Il suffit, pour le juger à sa valeur, de comparer l'Italie de Pétrarque à la France de Charles VI, à l'Angleterre des deux Roses. La fortune avait été clémente à l'Italie. Ni le christianisme, ni la science, ni le régime de la société n'avaient affaibli ou faussé les ressorts de son génie; elle avait su faire, dans sa religion comme dans sa vie publique, une place très-grande aux libertés de l'âme, à l'indépendance de la personne; en même temps qu'elle se maintenait toujours en rapport avec la pensée des anciens, elle recevait, de plusieurs civilisations originales que le cours de l'histoire mettait à sa portée, des idées et des modèles; à la même heure aussi, sa langue, si fine et si sonore, sortait de sa chrysalide latine et lui donnait, pour sa littérature, une forme parfaite. Nous pouvons à présent pénétrer dans la structure intime du génie italien; nous n'y trouverons aucune partie, aucun caractère dont l'analyse qui précède n'explique la présence; l'âme italienne est elle-même un effet de la Renaissance, et c'est le premier qu'il faut étudier.
I
C'est aussi le plus complexe en apparence. Comme aucune discipline invincible ne l'entravait, et que tout, en elle et autour d'elle, favorisait le développement très-libre de la conscience et de la vie, elle s'est répandue en tous les sens, et tous ses ouvrages, les arts, la poésie, l'économie sociale, les livres d'histoire, la diplomatie, la politique, les mœurs ont été prodigués avec une variété d'aspects étonnante; mais il y a un ordre sous cette infinie diversité, et il n'est pas difficile d'apercevoir les quelques branches maîtresses qui nourrissent la prodigieuse floraison.
En premier lieu, il faut signaler le sens très-juste des choses réelles. Tout un côté de la Renaissance, entre autres la peinture et la sculpture, au sein des plus grandes écoles, se rattache à cette aptitude de l'esprit italien. C'est par elle aussi que l'Italie a dominé dans la politique, par elle que se sont formés ses historiens. Une éducation séculaire l'avait sans cesse replacée en face de la réalité la plus impérieuse: les luttes pour la liberté, puis l'établissement d'une bourgeoisie et d'une démocratie industrielles, la révolution qui brisa le cadre social des Communes, le développement de la personnalité, plus rapide à mesure que l'individu échappait davantage à l'association, toutes ces causes avaient obligé les Italiens à s'occuper eux-mêmes de leurs intérêts, grands ou petits. L'abstraction n'eut jamais une large place ni dans leur régime intellectuel, ni dans leur vie politique. Pour eux toute vue rationnelle aboutissait au droit, c'est-à-dire à la science des intérêts, ou à la morale, c'est-à-dire à l'art de vivre sagement. L'Église et l'État ne furent pas non plus pour eux des abstractions: c'était, ici, le pape de Rome, là, le consul, le podestat, l'assemblée populaire, le tyran. Ajoutez la culture classique et la langue vulgaire, dont le progrès se porta surtout dans le sens de l'analyse, vous comprendrez comment a grandi la faculté critique de l'âme italienne, comment, bien avant le reste de l'Europe, d'une observation exacte sur l'homme, la société et la nature, celle-ci tira des idées claires et fit reposer sur des notions vraies les plus solides parties de sa civilisation.
Voyez Marco Polo. «Marcus Polus Venetus, totius orbis et Indie peregrator primus», dit l'inscription de son vieux portrait. C'est en effet le premier Européen qui ait visité méthodiquement les profondeurs de l'Asie. Son père et son oncle étaient allés une première fois, entraînés d'abord par les intérêts de leur commerce, puis par le goût des aventures, jusqu'en Mongolie, à la cour de Khoubilaï Khaân; il revint avec eux, très-jeune encore, en 1275, auprès du petit-fils de Djengis Khaân; à vingt-six ans, il partait pour l'Annam et le Tonkin comme ambassadeur du Grand Mogol; pendant dix-sept ans, il parcourait, pour le service de son maître asiatique, cet immense empire, dont les modernes n'ont point achevé encore l'exploration scientifique, la Chine, l'empire birman, les mers de l'Inde, Ceylan, la Cochinchine voisine du Cambodge[347]. Les trois voyageurs rentrèrent à Venise après vingt-six ans d'absence, apportant les messages de Khoubilaï pour le pape, le roi de France et tous les princes de la chrétienté. En 1298, prisonnier de Gênes à la suite d'une guerre malheureuse, Marco Polo dicta son Livre à Rusticien de Pise. Il avait à conter des merveilles sur ces contrées auxquelles Venise songeait beaucoup, et dont, selon Brunetto Latini, «aucun homme vivant ne pouvait vraiment, par langue ou écriture, décrire les bestes et les oiseaulx[348]». Il avait vu des choses extraordinaires, contemplé des races et des religions inconnues à notre Occident, ouï parler de la Perse, de l'Abyssinie et de Madagascar. Mais, dès la première page, il savait classer la valeur critique de ses différents témoignages. De ces «grandismes merveilles.... messire Marc Pol... raconte pour ce que il les vit. Mais auques y a de choses que il ne vit pas; mais il l'entendi d'hommes certains par vérité. Et, pour ce, mettrons les choses veues pour veues, et les entendues pour entendues, à ce que nostre livre soit droit et véritables, sanz nul mensonge[349].» Il ne mentit guère, en effet, car il s'était mis en garde contre l'éblouissement et la superstition. Son Prêtre-Jean n'est qu'un chef de tribu qui a forte affaire avec Djengis Khaân. Le récit le plus naïf du Livre est le miracle des chrétiens de Bagdad, une montagne mise en mouvement à la prière d'un saint personnage qui sauve, par ce prodige, ses coreligionnaires de la malice du khalife. Il ne l'avait pas vu, mais entendu «d'hommes certains par vérité». Les choses dont il fut le témoin direct sont observées, analysées, décrites de la bonne façon. Il a noté avec ordre les phénomènes curieux de la morale humaine et de la nature, les divisions territoriales et les accidents géographiques, le cours des fleuves navigables, les productions du sol et l'usage industriel qui s'en tire, la population permanente ou flottante des villes, les coutumes singulières, l'état de l'agriculture, du commerce et de l'industrie, la fabrication de la soie, du coton, du cuir, de la porcelaine, le produit des salines, des mines de fer et d'acier, l'exploitation du pétrole, l'emploi des canaux pour le transport du riz, l'importation et l'exportation dans les ports, le réseau et la direction des grandes routes, la piraterie, les hôtelleries, les postes aux chevaux, les courriers, les impôts, le papier-monnaie, le cours forcé, la réserve des denrées en prévision de la cherté des vivres, la législation, la justice. Il signale la source de l'impôt, le droit sur les marchandises, sur les pierres précieuses, le sel, le sucre, le charbon et la soie, la nature et la valeur des monnaies, la matière et l'aspect du papier-monnaie, ses émissions successives sous le règne de Khoubilaï, l'encaisse d'or, d'argent, de pierres précieuses qui y correspond dans le trésor du Grand Mogol. L'éditeur moderne du Livre a éclairé ce vieux texte d'un vaste commentaire emprunté aux savants, aux voyageurs et aux géographes les plus récents. Presque toujours Marco Polo a raison. Il parle dans la langue de Joinville, mais le bon sénéchal, auprès de lui, n'est qu'un enfant[350].
II
Polo est un Vénitien, mais l'aptitude de son esprit est tout italienne. Il sort d'une ville dont le commerce et la diplomatie font la grandeur, où le sens pratique des intérêts est la force même de l'État. A Venise, au moyen âge, le Conseil discute le budget de la République, et le gouvernement noue des alliances conformément aux rapports d'importation ou d'exportation des marchandises avec les cités italiennes. Un doge mourant, Mocenigo, rappelle à ses collègues les résultats économiques de son administration, fait la statistique de la marine marchande, de l'impôt foncier et de la fortune publique. «Vous posséderez, leur dit-il, tout l'or de la chrétienté, et le monde entier vous redoutera[351].» Mais toute l'Italie manifeste en même temps le même génie. L'histoire de Florence n'est autre que celle de sa bourgeoisie industrielle, de ses banquiers, de ses artisans; sa constitution politique repose sur le travail; son commerce s'étend aussi loin que celui de Venise; ses grandes compagnies des Peruzzi et des Bardi, qui prêtent aux rois et auxquelles les rois ne remboursent pas toujours, ont leurs comptoirs à Londres comme sur toutes les côtes de la Méditerranée, aux échelles du Levant, à Trébizonde, où Venise, Gênes et Florence attendent les caravanes du Cathay et de la Chine méridionale[352]. Venise, la Lombardie et la Toscane, par la banque, la lettre de change et le prêt, ont organisé la richesse. Et cette recherche de la prospérité matérielle, art tout laïque assurément, les hommes d'Église la pratiquent avec bonheur. Le mont-de-piété, banque de prêts presque gratuits, fut inventé à Pérouse par un moine, le bienheureux Bernardino da Feltre; approuvé par trois papes, il se répandit, tout en s'altérant, en Lombardie. Savonarole, afin d'arracher Florence à l'usure des juifs qui prêtaient à trente-deux et demi pour cent, l'établit en 1495 dans cette ville et en rédigea les statuts[353]. Un franciscain toscan du XVe siècle, Luca Paccioli, écrivit, sur le commerce de l'argent, un traité méthodique fondé non plus sur des textes canoniques et des déductions de casuistes, mais sur l'analyse très-précise des espèces diverses du change, le Cambio minuto ou commune, le Cambio reale, le Cambio secco, le Cambio fittitio[354].
III
De l'observation exacte des sociétés humaines et de l'expérience économique à la politique, la distance est très-courte, et, pour les Italiens, si habiles à démêler les intérêts de la vie réelle, l'intérêt supérieur de la cité et de la patrie fut toujours un objet de prédilection. Que les orateurs de Venise, que les ambassadeurs de la Seigneurie florentine manient d'une main légère les fils déliés des questions d'État, personne n'en est étonné; mais qu'une femme rêveuse et mystique, qui voit Jésus en extase et reçoit l'hostie sainte de la main d'un ange, entreprenne de diriger les affaires de l'Italie, de mettre fin à la captivité d'Avignon et de ramener le pape à Rome; qu'elle suive, du fond de sa cellule, tous les mouvements de la politique italienne, et, apercevant très-clairement les dangers que le schisme fera courir, non-seulement à l'Église, mais aux libertés générales de la péninsule, s'efforce de grouper étroitement autour du Saint-Siége Florence, Venise et Naples; qu'elle corresponde sur les intérêts de la chrétienté avec les papes, Charles V, roi de France, le duc d'Anjou, le roi de Hongrie, la Seigneurie de Florence, la Commune de Pérouse, Bernabò Visconti de Milan, la reine Jeanne de Naples; qu'elle affronte enfin, pour ses entreprises, les hasards de la mer, les fatigues d'un long voyage et les émeutes florentines; un tel caractère et une telle vie exciteront quelque surprise. C'est ainsi que la Séraphique Catherine de Sienne, qui mourut à trente-trois ans, en 1380, au moment même où se réalisaient ses plus douloureuses prévisions, fut, au XIVe siècle, le premier homme d'État de l'Italie. Certes, le point de vue où elle s'était placée est très-particulier, et l'histoire ne l'a adopté, ni pour les destinées de l'Italie, ni pour celles de l'Europe; elle avait rêvé une théocratie généreuse, fondée sur la charité la plus tendre, que devait gouverner le saint Père pour le plus grand bien du monde: c'était la Monarchie de Dante constituée au profit du Saint-Siége. Mais les moyens qu'elle imagina répondaient justement à la fin qu'elle s'était proposée: le retour de la papauté à Rome et la prédication de la croisade. D'autre part, elle eut raison de penser que l'union des provinces italiennes avec le siége apostolique était, pour l'Italie, la plus forte garantie de l'indépendance nationale, et que, dans cette union, l'alliance plus intime de Venise avec Rome devait dominer. Jules II qui, égaré par les avis intéressés de Machiavel, choisit une politique toute contraire, ruina Venise et, du même coup, perdit Rome et l'Italie.
Cette femme, cette sainte, eut au plus haut point la finesse diplomatique des Italiens. Elle lisait dans les cœurs, dit, au procès de sa béatification, son disciple Stefano Magoni; elle connaissait la disposition des esprits, comme font les autres personnes pour les airs du visage; elle savait découvrir les pensées secrètes de ceux qui venaient à elle; sa perspicacité était si sûre, que Magoni lui dit un jour: «Il y a plus grand péril à se tenir près de vous en voulant dissimuler ses sentiments qu'à naviguer en pleine mer, car vous voyez tous nos secrets[355].» Ses lettres à Grégoire XI sont charmantes; elle l'exhorte, elle le supplie, elle le réprimande et le caresse d'une main suave. Mais ses cardinaux le retiennent dans Avignon, eux qui ne songent qu'à leurs palais et à leurs plaisirs: «Usez d'une sainte fourberie; feignez de vouloir prolonger encore votre séjour, et partez tout à coup et bien vite; plus tôt vous le ferez, moins vous demeurerez dans ces angoisses[356].» Le «doux Grégoire» suivit son avis; il fit semblant de ne point partir et s'embarqua à l'improviste sur le Rhône[357]. Le peuple de Rome s'est soulevé contre Urbain VI, qui n'a pas tenu les promesses de son avénement. Catherine lui représente combien la docilité des Romains est nécessaire à la paix de l'Église et lui apprend comment il doit agir avec des sujets turbulents que l'anarchie a façonnés à l'indiscipline. «Vous devez connaître le caractère de vos fils romains, que l'on enchaîne mieux par la douceur que par la force et l'âpreté des paroles. Je vous en prie humblement, soyez prudent, ne promettez jamais que les choses qu'il vous est possible d'accorder pleinement, de peur de quelque dommage, honte ou confusion, et pardonnez-moi, très-doux et très-saint Père, ces paroles que je vous dis[358].» Si elle avait vécu, et si le grand schisme n'avait point bouleversé la chrétienté, elle eût obtenu, pour la réformation de l'Église, par son obstination et la grâce féminine de sa politique, bien plus que Savonarole avec ses fureurs de sectaire et les visions terribles de ses songes.
IV
Connaître les choses, c'est s'en affranchir. Les préjugés, les inquiétudes, les sophismes, tout le cortége des idées fausses abandonne les esprits où règne le sens critique. Les moralistes de l'antiquité ont, dans les écoles les plus diverses, conseillé aux hommes de pénétrer par l'intelligence sereine dans tous les replis de la vie, afin d'être supérieurs à la vie et maîtres d'eux-mêmes, de n'être ni entravés par la société, ni troublés par la nature. Ce fut la doctrine d'Épicure comme celle d'Épictète. Les Italiens, qui vont résolument à la réalité, l'observent en tous ses détails, la suivent en tous ses détours, ne se laisseront point déconcerter par le jeu de la fortune; ils ne seront pris au dépourvu ni par les mésaventures de la vie journalière, ni par les calamités qui frappent leur parti politique ou leur cité. Avec leur esprit toujours en éveil, dont les calculs ont mesuré les mauvaises chances comme les bonnes, ils ne désespéreront jamais de la destinée: vaincus, proscrits, ruinés, ils ne consentiront point à renoncer à l'avenir et, pareils à Colomb en plein désert de l'Océan, ils chercheront toujours à l'horizon lointain le fantôme de la terre promise. Dante peut bien maudire Florence, Rome et l'Italie; il se tient debout au fond de son exil, appelant l'Empereur, et prêt à lutter jusqu'à son dernier jour. Machiavel, disgrâcié, flétri par la torture et plongé dans l'extrême misère, tout en jouant dans les hôtelleries avec les rustres les plus grossiers, relit, afin de se raffermir, les poëtes et les historiens de Rome; mais en même temps, les yeux tournés vers le Saint-Siége, duquel dépend dès lors le sort de la péninsule, il revient à sa vieille passion, la politique; il fait passer à Léon X, par les mains de Vettori, de longues et fines consultations sur les affaires de l'Europe; il insinue discrètement qu'il n'est homme au monde plus propre à débrouiller les situations difficiles et mieux disposé à servir le saint Père que Nicolas Machiavel[359]. Comme ils ne plieront jamais sous le poids de l'infortune, ils ne connaîtront pas davantage les sentiments de lassitude et de mélancolie où se complaisent les âmes désabusées de toutes choses, et qui savourent le dédain amer de l'humanité et de la vie; l'ennui désolé et le découragement d'un Hamlet ou d'un Macbeth n'entreront point en ces esprits qui, pareils au ciel méridional, sont toujours pleins de lumière,
Placatumque nitet diffuso limine cœlum[360].
C'est chez les artistes qu'il est surtout curieux d'observer ce trait moral des Italiens. La verve et l'entrain de Cellini sont bien connus; personne ne fut jamais plus à l'aise au milieu des plus fâcheux contre-temps. Après toutes sortes d'aventures tragiques, il se met en route. «Je ne fis que chanter et rire... Ma sœur Liparata, après avoir un peu pleuré avec moi son père, sa sœur, son mari et un petit enfant qu'elle avait perdus, songea à préparer le souper. De toute la soirée, on ne parla plus de mort, mais de mille choses gaies et folles; aussi notre repas fut-il des plus divertissants.» Sachez que, ce jour même, il était rentré à Florence, avait frappé à la maison vide de son père, et avait appris d'une voisine que tout le monde y était mort de la peste. «Comme je l'avais déjà deviné, ma douleur en fut moins grande[361].» Certes, ils n'ont pas tous le cœur aussi léger, mais tous ils possèdent une gaieté naturelle et un art merveilleux d'expédients pour les traverses de la destinée. Giotto, ingegnoso e piacevole molto, selon Vasari, était fameux à Florence pour ses reparties piquantes. Une nuit, sur les grands chemins, trempé de pluie, sous un vieux manteau et un chapeau d'emprunt, il releva vivement d'une assez sotte parole son compagnon de route, le jurisconsulte Forese da Rabatta[362]. Buffalmaco apprend la remarque impertinente que les nonnes d'un couvent florentin, trompées par son costume vulgaire, ont faite sur ce «broyeur de couleurs» qui travaille à leur chapelle; il dispose un mannequin en capuchon et en manteau, «maître postiche», avec un pinceau apparent; puis il disparaît pendant quinze jours, attendant que les pieuses et curieuses dames soient revenues de leur erreur[363]. «Il serait trop long, dit Vasari, de conter toutes les plaisanteries de Buffalmaco.» Les «plaisanteries» de Frà Filippo Lippi, carme et peintre, furent plus vives encore. Comme il peignait un tableau d'autel pour un couvent de femmes, à Prato, il remarqua une novice très-gracieuse, fille de François Buti, citoyen florentin; elle se nommait Lucrèce, et Lippi pria les religieuses de la lui prêter pour la figure de la Vierge. Le carme ne finit point sa peinture, mais il enleva la jeune nonne le jour même où celle-ci sortait de la clôture pour visiter la ceinture de Notre-Dame, relique très-vénérée. Grande confusion au couvent; «Francesco, son père, ne fut plus jamais joyeux et fit tout pour la reprendre»; mais Lucrèce ne voulut point quitter Filippo, et lui donna bientôt son fils, le peintre Filippino Lippi. N'oublions pas que notre moine avait été jadis pris en mer par les corsaires barbaresques, et tenu dix-huit mois à la chaîne; il s'affranchit en dessinant au charbon, sur un mur blanc, le portrait de son maître. «Il était, dit le consciencieux Vasari, si passionné pour les femmes, qu'il aurait tout prodigué pour avoir celles qui lui plaisaient[364].» Filippo Brunelleschi, qui fut, lui aussi, d'un caractère plaisant[365], employa à un plus grave objet sa persévérance et toutes les ressources de son esprit. On n'imagine point les difficultés contre lesquelles dut lutter ce grand architecte pour édifier la coupole de Santa-Maria-del-Fiore. Longtemps les magistrats de Florence avaient traité de folie pure son entreprise. Enfin, quand l'œuvre était déjà avancée, la concurrence jalouse de Lorenzo Ghiberti et la mauvaise volonté des maîtres maçons entravaient sans cesse le travail. Brunelleschi se mit au lit, feignant d'avoir un grand mal de poitrine, et, tout dolent, se fit envelopper de couvertures chaudes. Aux ouvriers qui venaient le prier de reparaître au Dôme, il répondait: «N'avez-vous pas Lorenzo?» Il fallut bien qu'on cédât à son génie. Le dernier mot, dans les affaires humaines, n'appartient-il pas le plus souvent aux gens d'esprit?
V
Il appartient maintes fois aussi à la passion. Lorsque ces âmes si lucides viennent à se troubler, la tempête y éclate avec une fureur magnifique. Elles demeurent calmes et clairvoyantes tant que leurs intérêts ne sont livrés qu'au jeu impassible des choses extérieures; mais, dès qu'elles se heurtent contre un ennemi vivant, elles se précipitent à la lutte d'un élan terrible, et poussent jusqu'aux extrémités dernières l'âpreté de leur orgueil outragé. Ni la foi religieuse, ni la crainte de Dieu, ni la charité ne les contient, et les spectacles violents que les rues de leurs cités et l'histoire de leur siècle leur ont donnés ont fortifié en elles l'instinct de jalousie et de révolte qui est au plus profond de la nature humaine. Dante, dont la vie a été ravagée par toutes les passions politiques de son temps, est lui-même épouvanté de ce déchaînement de la passion. A la vue de Virgile et de Sordello qui s'embrassent avec amour, il invoque l'Italie, dont les fils se déchirent: «Maintenant, en toi, tous les vivants sont en guerre, et, dans les mêmes murs, l'un ronge l'autre; cherche, misérable, et vois si aucune partie de toi-même goûte la paix!» Puis, se tournant vers l'Empereur, dont «le jardin est désert»: «Viens voir les Montaigu et les Capulet, les Monaldi et les Filippeschi; viens voir tes sujets, combien ils s'aiment!»
Vieni a veder la gente, quanto s'ama[366].
Et il nous les montre tous, aux lueurs vermeilles de son Enfer, et, de cercle en cercle, nous fait entendre la clameur éternelle de ces passions que le souvenir des haines terrestres exaspère encore:
Quivi sospiri, pianti ed alti guai
Risonavan per l'aer senza stelle,
Perch'io al cominciar ne lagrimai.
Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d'ira,
Voci alte e fioche, e suon di man con elle[367].
Voici, tour à tour, Filippo Argenti et ceux que la colère a possédés, qui, plongés dans la fange, se frappent entre eux de la tête et de la poitrine, et de leurs dents se taillent eux-mêmes en lambeaux; dans une rivière bouillonnante de sang flottent les violents, les assassins, Ezzelino de Padoue et le blond Obizzo d'Este, que son fils a fait étouffer; Pierre des Vignes, qui s'est brisé la tête contre un mur, est enfermé dans un arbre vivant dont les rameaux, rompus, pleurent du sang. Ceux qui ont soufflé la guerre civile, les rébellions et les schismes, sont mutilés d'une façon horrible: Bertrand de Born chemine, portant sa tête «comme une lanterne»; dans la région des traîtres, au fond de sa fosse de glace, le comte Ugolin ronge le crâne de son archevêque Ruggieri, et le songe qu'il raconte, où la destinée de ses fils et de sa maison lui avait été révélée, est encore le symbole d'un âge où les âmes, exaltées par les discordes publiques, ne furent plus capables de miséricorde: c'est la meute des chiennes maigres, affamées, l'impitoyable foule populaire qui, entraînée par Ruggieri, chasse dans la campagne de Pise le loup maudit et ses louveteaux. Le père avait vendu la liberté de sa ville, et les petits moururent de faim entre ses bras; telle était alors la justice «du beau pays où résonne le si».
L'amour, en de pareilles âmes, est une passion mortelle, «l'amour, dit Françoise de Rimini, qui ne permet pas à l'objet aimé de n'aimer point lui-même». Dès le premier jour, la blessure du cœur est profonde; les «doux soupirs» et les «vagues désirs» sont des joies infinies dont la mémoire fait l'enchantement et la torture des damnés. Françoise et Paolo, penchés sur le même roman d'amour, ont pâli, et le jeune homme, tout tremblant, a donné à la malheureuse un baiser dont ils vont mourir. Une aussi douloureuse aventure se laisse deviner dans ces paroles d'une ombre au poëte: «Qu'il te souvienne de moi, je suis la Pia, Sienne m'a faite, la Maremme m'a défaite. Il le sait, celui qui avait placé à mon doigt l'anneau de mariage[368].» La tradition rapporte que l'époux outragé emmena sa femme dans un château de la Maremme de Sienne, et qu'il attendit, seul en face d'elle, que l'air empoisonné l'eût tuée lentement. Ceux-ci, mordus par la jalousie, ont vengé sans pitié l'honneur de leur nom; ceux-là, les Amidei, condamneront à mort Buondelmonte qui, fiancé à une fille de leur maison, et, «poussé par le diable», dit Villani, a noué une autre alliance avec une fille patricienne, de la famille des Donati. La première était laide, et la seconde belle à ravir; mais, pour ses beaux yeux, Buondelmonte, le matin de Pâques, fut égorgé en avant du Ponte Vecchio, et ce fut l'étincelle qui alluma dans Florence deux cents ans de guerres civiles. L'amour, la trahison des femmes et l'atroce vendetta des maris avivèrent les fureurs guelfes et gibelines. En ce temps, raconte Ammirato, «on redoutait de trouver son ennemi derrière les rideaux et sous les couvertures du lit conjugal[369]». Car, ici, la passion ne se contente point des joies toutes platoniques qu'ont vantées longtemps les Provençaux; nous sommes dans l'Italie du Décaméron, une Italie qui recherche la jouissance, non point, comme il arrive en nos contes gaulois, par caprice de sensualité vulgaire, mais par l'entraînement de l'irrésistible volupté que les poëtes païens ont chantée. Cette passion, où la tendresse semble purifier le plaisir, passera, dans la littérature, de la Fiammetta de Boccace à l'épisode d'Angélique et de Médor dans l'Arioste; elle a dominé dans les mœurs jusqu'à l'âge de grande décadence morale qui vit le sigisbeo se glisser au foyer domestique. Savonarole, qui était moine et méprisait superbement les faiblesses de la chair, n'a su accuser son siècle que de luxure brutale. «O vaccae pingues! Pour moi, ces vaches grasses représentent les courtisanes de l'Italie et de Rome. N'y en a-t-il aucune en Italie et à Rome? Soutenir qu'il en existe mille à Rome, c'est peu dire; dix mille, quatorze mille, c'est encore trop peu; là, les hommes et les femmes sont devenus des courtisanes[370].» Machiavel nous a laissé une image plus vraie et plus saisissante des passions de l'amour, telles que l'Italie les a connues alors, où le délire des sens fut d'autant plus brûlant que l'émotion du cœur était plus vive. A Florence, en pleine peste, dans Santa Croce, où il s'est réfugié pour échapper aux fossoyeurs qui dansent et chantent vive la mort! il voit, couchée sur le pavé, dans ses draperies de deuil, les cheveux épars, une belle jeune femme qui gémit et se frappe la poitrine; c'est son amant qu'elle pleure, «transfigurée par une passion sans mesure»[371]. «J'ai perdu toute ma joie, et ne puis mourir. Oh! avec quel plaisir je l'ai possédé tant de fois dans ces bras jadis si fortunés! Avec quelle tendresse je contemplais ses yeux si beaux et si brillants! Avec quelle douceur je serrais mes lèvres ardentes contre sa bouche fraîche comme une fleur! Quelle volupté à presser mon sein enflammé contre sa poitrine si blanche et si jeune!» Elle se tait et demeure comme morte. Machiavel est fort embarrassé, lui qui, dans ses Lettres, a parlé complaisamment des plus étranges amours; ce diplomate consommé juge à propos de donner à la jeune fille quelques conseils de bonne morale, pensant ainsi apaiser une passion si impétueuse qu'elle échappait à toute morale.
VI
Lorsque, à ces deux forces de l'âme italienne, le sens pénétrant de la réalité et la passion profonde, s'ajoute l'inflexible énergie de la volonté; lorsque, aux passions de l'orgueil, aux convoitises de l'ambition, pour lesquelles l'intelligence claire des choses et des hommes est de première nécessité, un caractère très-viril et capable de soutenir les assauts de la fortune vient imposer une direction souveraine, l'Italien de la Renaissance est complet; son esprit et son cœur sont d'accord pour la création d'une belle destinée; il peut donner à ses contemporains le spectacle d'une vie incomparable, mêlée de sagesse et de violence, que l'égoïsme maîtrise et qu'aucun frein ne règle, immorale au plus haut degré et réjouie par d'ineffables voluptés. Il réalise alors l'idéal de la nature humaine, tel que la Renaissance l'a conçu; il est artiste, et sa fortune est une œuvre d'art que l'on admire. La langue italienne désigne cet ensemble de grandes qualités et de grands vices par un mot, la virtù, qui ne se peut traduire, car la virtù n'a rien de commun avec la vertu.
Tels qu'ils sont, avec leur génie superbe, sans douceur ni pitié, les virtuoses règnent sur la Renaissance et concourent à sa grandeur. Comme ils sortent d'un pays et d'un temps où la vieille hiérarchie sociale a été abolie, où la discipline religieuse a été rejetée, où la personnalité individuelle a trouvé, dans l'état politique et les mœurs, une carrière illimitée, ils vont tout droit, sans scrupule ni entrave, jusqu'à l'extrémité de leurs désirs et de leurs calculs, et s'efforcent d'atteindre au bien suprême, la puissance. Un artiste, tel que Benvenuto Cellini, licencieux, spirituel, emporté, fantasque et médiocrement tourmenté par sa conscience, est un virtuose. «Les hommes uniques dans leur art comme Cellini, disait Paul III, ne doivent pas être soumis aux lois et lui moins que tout autre[372].» Mais le condottière est un virtuose plus achevé que l'artiste, car il tient dans sa main la vie de beaucoup d'hommes, et ne gouverne ses soldats d'aventure, la seigneurie ou le tyran auquel il s'est vendu, que par le prestige de son courage et la souplesse de son esprit. Il faut les voir, dans les statues équestres de Donatello et d'Andrea del Verrocchio, avec quelle sûreté ils se tiennent, tout bardés de fer, sur leur énorme monture, et quel visage altier, aux traits violents et fins à la fois, apparaît sous la visière de leur casque[373]. Quelques hasards ou quelques crimes heureux portent le condottière au comble de la fortune, à la tyrannie. Le tyran est le virtuose par excellence. De Frédéric II à Ludovic le More et César Borgia, ils se ressemblent tous par les traits dominants de leur génie; ceux-ci ont été plus féroces, ceux-là plus astucieux, plus capables de grande politique; mais ils unissent tous le sang-froid de l'homme d'État, la fourberie du diplomate à l'orgueil du prince qui méprise le troupeau humain, aux passions ardentes du maître à qui toutes les jouissances sont permises et toutes les violences faciles: renards et lions en même temps, cette image est revenue plus d'une fois à l'esprit des Italiens; ils l'ont appliquée à François Sforza, Machiavel l'a développée avec complaisance[374] et Léon X venait à peine de mourir que le peuple de Rome disait autour de sa dépouille: «Tu t'es glissé comme un renard, tu as régné comme un lion[375].»
Dans cette double nature des virtuoses est le secret de leur force. Car, s'ils maîtrisent à un tel point les âmes de leurs concitoyens, qu'ils peuvent se jeter, sous leurs yeux, dans toutes les extravagances de la luxure ou de la méchanceté, c'est que d'abord ils sont presque tous étonnamment maîtres d'eux-mêmes. César Borgia disait: «Ce qui n'est pas arrivé à midi peut arriver le soir.» Ce grand calculateur, à peine guéri du poison qui faillit l'emporter avec son père, et comprenant que les jours perdus à souffrir et à languir avaient ruiné sa fortune, disait à Machiavel: «J'avais pensé à tout ce qui pouvait arriver de la mort du pape et trouvé remède à tout; seulement, j'avais oublié que, lui mort, je pouvais être moi-même moribond[376].» Alexandre VI, après l'assassinat de Don Juan, son fils, qu'il aimait tendrement, «ne but ni ne mangea, dit Burchard, depuis le soir du mercredi jusqu'au samedi suivant, et ne se coucha point. Enfin, il commença à réprimer sa douleur, considérant qu'un mal plus grand encore en pourrait advenir[377].» Oliverotto da Fermo, un condottière, voulant s'emparer de sa propre ville, invite à un banquet les principaux citoyens; à la fin du repas, il dirige adroitement l'entretien sur un sujet délicat, les entreprises du pape et de son fils, puis il se lève tout à coup, prétextant que la conversation s'achèvera mieux en un lieu plus secret, et il les conduit dans une chambre écartée où ses spadassins les égorgent tous. Voilà les renards dont Machiavel célèbre les ruses; mais, à l'heure opportune, les lions se réveilleront et même les lionnes. La Renaissance a connu des femmes de tyrans ou de condottières si héroïques qu'elle les a placées, sous une désignation particulière, à la hauteur des plus grands virtuoses. C'est la virago; telles Ginevra Bentivoglio et Caterina Sforza. Celle-ci a été l'étonnement de son siècle, qui la surnomma «la prima donna d'Italia». Les héroïnes de Bojardo et de l'Arioste n'ont pas eu plus de virtù que cette petite-fille de François Sforza, fille naturelle de Galéas Marie. Elle vit jeter, par une fenêtre du château de Forli, son premier mari, Girolamo Riario, neveu de Sixte IV, nu, un poignard dans la gorge; elle s'enferma dans la citadelle et se vengea horriblement des assassins. Six ans plus tard, elle vit mourir son frère, Jean Galéas, empoisonné par Ludovic le More, puis massacrer son second mari: elle monta à cheval, suivie de ses gardes, envahit le quartier des conjurés et fit tuer tout, jusqu'aux enfants, sous ses yeux. «Virago crudelissima e di gran animo», écrit Marino Sanudo. Elle fut vaincue par César Borgia et conduite à travers Rome chargée de chaînes d'or. Emprisonnée d'abord au Belvédère, puis au Saint-Ange, menacée du poison, elle excita la pitié des seigneurs français qui répondirent au pape de sa soumission. Alexandre la laissa partir. Elle mourut à Florence dans un couvent, en 1509, laissant à l'Italie son fils, le dernier des grands condottières, Jean des Bandes noires, le dernier soldat de l'indépendance nationale[378].
VII
L'œuvre du virtuose peut être fragile et ne point survivre à l'artiste qui l'a réalisée; mais celui-ci est content s'il emporte la pensée que la mémoire de sa vie sera immortelle. Ils aspirent tous à la gloire, non-seulement pour les jouissances présentes de l'orgueil assouvi, mais pour l'honneur de leur nom, au delà du tombeau. «Rien ne fait autant estimer un prince, dit Machiavel, que les grandes entreprises et les exemples rares qu'il donne[379].» Mais, après avoir gouverné les hommes par l'éblouissement, ils veulent encore se concilier la postérité par l'admiration. Sentiment tout italien et qu'approuve même la religion de Dante. Au Paradis, il réserve la planète de Mercure aux élus que la passion de la gloire a possédés:
che son stati attivi
Perchè onore e fama gli succeda[380].
Les pauvres âmes des damnés, en voyant passer ce vivant qui doit remonter à la lumière, le supplient de renouveler leur souvenir parmi les hommes. «Quand tu seras dans le doux monde, rappelle-moi à l'esprit des autres[381].» Virgile, afin de consoler Pierre des Vignes, «celui-ci, dit-il, rafraîchira ta mémoire là-haut»[382]. «Parle de nous là-bas», crie un autre du sein de l'ouragan qui l'emporte[383].
Après tout, plus d'une voie s'offre aux audacieux pour atteindre à la gloire. Le génie du poëte, du grand peintre, du grand homme de guerre, du politique, n'est point une condition essentielle de l'immortalité. Dans l'évolution sociale qui commence au XIVe siècle avec la chute des Communes, les plus humbles peuvent s'emparer des places les plus hautes. Tel ce Castruccio Castracani, dont Machiavel a conté la vie. Trouvé un beau matin, sous un cep de vigne, par la sœur d'un chanoine de Lucques, destiné d'abord à l'Église, mais d'un tempérament trop batailleur pour se résigner au mysticisme, Castruccio se fit soldat, puis condottière, puis, par la corruption, au lendemain d'une victoire, prince élu de Lucques et seigneur de Pise. Avide de s'étendre, il réduisit Pistoja et guerroya contre Florence. Un soir de bataille, il fut pris par la fièvre, dans les brouillards de l'Arno, et mourut entre les bras de son héritier d'adoption, regrettant que la fortune «l'eût arrêté court sur le chemin de la gloire». «Il avait été, écrit Machiavel, terrible pour ses ennemis, juste avec ses sujets, perfide avec les perfides, et jamais, quand il pouvait vaincre par la fraude, il n'essaya de vaincre par la force; car, disait-il, c'est la victoire et non le moyen de la victoire qui rend glorieux.» En somme, il fit des choses «très-grandes»[384]. D'autres ont encore eu une fin moins heureuse. Ce sont les conspirateurs et les tribuns qui prétendent ramener l'Italie aux antiques libertés, à la république romaine, au régime communal du moyen âge. Virtuoses de la révolution et du régicide, aucun crime, aucune folie ne les arrête. Stefano Porcari, sous Nicolas V, «désirait, dit Machiavel, selon la coutume de ceux qui souhaitent la gloire, faire ou tenter au moins quelque chose d'éclatant»[385]. Les lauriers de Rienzi troublaient son sommeil; les Canzones de Pétrarque et les réminiscences classiques l'encourageaient à rétablir le Buono Stato. Il n'eut même pas le temps d'appeler le peuple à la révolte. On l'arrêta, vêtu de la pourpre sénatoriale, et on le pendit. «De telles entreprises, selon le secrétaire d'État, peuvent avoir, dans l'esprit de celui qui les projette, une ombre de gloire, mais l'exécution en est presque toujours fatale à leur auteur[386].» L'assassinat politique est une œuvre plus facile. Machiavel en a écrit la théorie dans un chapitre fameux[387]. L'histoire d'Italie fournissait une ample matière à cette étonnante analyse, qui conclut froidement à la supériorité du poignard sur le poison. Si les conspirateurs se jouent ainsi des lois humaines, ils se rient pareillement des lois divines. C'est dans les églises que tombent assassinés les tyrans du XVe siècle, les Chiavelli de Fabriano, en 1435; à Milan, Jean Marie Visconti, en 1412, Galéas Marie Sforza, en 1476; Julien de Médicis, en 1478; Ludovic le More, en 1483, n'échappa aux spadassins que par hasard: il était entré à Saint-Ambroise par une autre porte que de coutume. En réalité, ces meurtriers sont tous pénétrés de paganisme. Nourris dans les exemples de la Grèce et de Rome, ils ont surtout pour maîtres Salluste et Tacite, et pour modèle Catilina. Trois jeunes gens, Olgiato, Lampugnano et Visconti, que leur professeur d'humanités, Cola de' Montani, a élevés dans la rhétorique héroïque, se réunissent la nuit pour conspirer la mort de Galéas Marie. L'attentat fut commis à l'entrée même de San Stefano: le duc, qui s'avançait au milieu de ses gardes et des ambassadeurs de Ferrare et de Mantoue, tomba frappé à la fois par les trois conjurés. Visconti et Lampugnano furent massacrés sur place; Olgiato s'enfuit et, chassé par son père et ses frères, se cacha d'abord chez un prêtre; reconnu, comme il essayait de quitter Milan, il raconta aux magistrats toute la conspiration. A vingt-trois ans, dit Machiavel, «il montra à mourir le plus grand cœur; comme il allait nu, et précédé du bourreau portant le couteau, il dit ces paroles en langue latine, car il était lettré: «Mors acerba, fama perpetua, stabit vetus memoria facti[388].»
VIII
Cependant l'Italie, où luttent de si ardentes passions, ne ressemble pas à un champ de bataille. Les âmes que l'ambition isolerait les unes des autres se rapprochent, au contraire, grâce à la politesse croissante des mœurs, à la conversation, au goût des plaisirs magnifiques, au rôle éminent des femmes dans la société. Les fruits les plus rares de la civilisation servent ainsi à la communion des esprits.
La vie de société répond toujours à un certain degré de la culture intellectuelle, car elle repose sur l'échange des idées et n'a tout son charme que par la présence des femmes; c'est pourquoi elle ne s'accommode que des idées nobles ou spirituelles, et ne recherche point de préférence les notions abstraites ou sublimes. Le cadre d'un salon lui convient mieux que celui d'une académie. Les cours provençales avaient donné le premier modèle de ces mœurs élégantes. On s'y entretenait de l'amour avec assez de vivacité, de subtilité et de discrétion pour animer un cercle de seigneurs et de femmes lettrés. Dans l'imitation prolongée des Provençaux par les Italiens, il ne faut point voir je ne sais quelle impuissance à produire des ouvrages originaux: l'Italie, qui avait assez d'esprit déjà pour se mettre à converser, adoptait et répétait, d'après nos troubadours, la poésie la plus propre à divertir la conversation.
Les femmes italiennes durent beaucoup à la Renaissance. Le moyen âge avait été dur pour les filles d'Ève. Il ne pouvait se consoler du premier péché et voyait volontiers dans la femme l'ennemie mortelle de l'homme. Un scolastique italien du XIIIe siècle, Gilles de Rome, avait déclaré que la femme a tout juste la raison et la valeur morale des enfants: sa gloire est de se soumettre à la volonté de l'homme, et, par-dessus tout, de se taire[389]. Vingt ans plus tard, les dames italiennes parlaient, et Dante, qui pénètre dans leur compagnie et les écoute, exprime par une image charmante l'abondance et la pureté de leurs paroles: «Alors ces dames se mirent à parler entre elles, et, comme nous voyons tomber la pluie mêlée de neige blanche, ainsi leurs paroles me semblaient mêlées de soupirs[390].» Dans le Convito, expliquant ce vers d'une canzone adressée aux anges du troisième ciel,
Saggia e cortese nella sua grandezza,
il loue, dans la femme, les vertus intellectuelles, la science et la sagesse, la courtoisie, la grandeur d'âme et la raison[391]. Comme Dante avait glorifié Béatrice, Pétrarque chanta Laure. Boccace monta moins haut dans l'éther pur du platonisme. Les dames de son Décaméron ne sont pas de nature angélique. Elles ont peur de mourir de la peste, et à Santa-Maria-Novella, après la messe, elles forment un cercle dans un coin de l'église et causent entre elles du désir très-vif qu'elles ont de vivre. Quelques jeunes patriciens de Florence étant entrés, non pour leurs dévotions, mais «dans l'espérance de rencontrer leurs maîtresses, qui étaient, en effet, parmi ces dames», la conversation reprit de plus belle sous l'œil indulgent de la madone de Cimabué. On convint de se retirer à la campagne, dans une abbaye de Thélème, un château bâti sur une colline. Là, dans les vastes salles pavées de mosaïques et jonchées de fleurs fraîches, ou à l'ombre d'un parc où murmurent les fontaines, la spirituelle compagnie sut oublier, avec l'aide de dix contes par jour, le fléau qui désolait Florence. Chaque matin, la société se donnait une reine nouvelle; on chantait, on dansait, on cueillait des fleurs, on dînait au sein des parfums, enfin on savourait les vieilles histoires gauloises, légèrement adoucies, enveloppées des longs replis de la prose cicéronienne et toutes rajeunies d'atticisme. Ici, la femme règne en souveraine, non plus, comme en Provence, par privilége féodal, mais par le bon droit de la beauté et de l'esprit. Le conte français, qui tourne si souvent à sa confusion, est retouché par Boccace; la femme y reprend le beau rôle par sa finesse, sa malice et quelquefois aussi par son dévouement et sa grandeur d'âme. A la première nouvelle de la cinquième journée, l'amour est représenté comme la cause des plus généreux sentiments. Galeso, qui s'était montré rebelle à toute éducation et que l'on considérait comme un rustre incorrigible, a rencontré, dans une prairie, une admirable fille qui sommeillait sur le gazon, en un costume assez transparent. L'amour entre dans son cœur et lui donne de l'esprit. Il se forme à la politesse des gens bien élevés, étudie et devient savant, chante, joue des instruments de musique, s'applique aux exercices chevaleresques, enfin, «il se rendit, en moins de quatre ans, le gentilhomme le plus poli, le mieux tourné, le plus aimable de son pays. La seule vue d'Éphigène avait produit tous ces miracles.»
Le miracle dut se renouveler plus d'une fois dans un temps où les femmes égalèrent souvent les hommes par le caractère et recevaient une culture pareille de l'esprit. «Je n'aurais jamais cru, s'écrie, dans le Paradis des Alberti, le jurisconsulte Biagio Pelacani, que les dames de Florence fussent si fort au courant de la philosophie morale et naturelle, de la logique et de la rhétorique.—Maître, lui répond la belle Cosa, les dames florentines n'aiment point à être trompées, de là tout le travail de leur esprit et la règle de leur conduite[392].» La Renaissance n'attendit pas qu'un grave auteur du XVe siècle eût démontré, par la Genèse et Aristote, que la femme a la même dignité morale que l'homme[393]. Longtemps avant Isabelle de Gonzague, Vittoria Colonna et toutes les femmes lettrées du XVe et du XVIe siècle, il fut d'usage, dans les grandes maisons, de former par la même éducation les filles et les fils. Les filles des princes écrivaient en latin, et toutes les femmes bien élevées pouvaient suivre la conversation des humanistes sur les écrivains ou l'histoire de l'antiquité[394].
Au XIIIe siècle, l'Italie, dominée par l'influence provençale, célèbre des réjouissances que les chroniqueurs ont décrites, où les femmes interviennent, mais où les jongleurs, les bouffons et les tournois chevaleresques ont encore plus d'importance que les plaisirs de l'esprit. Cependant, comme l'amour se glisse dans ces jeux, il est évident que le rôle des femmes ne tardera pas à y être très-grand. «Au mois de juin 1284, écrit Villani, après Ricordano Malispini, à la fête de saint Jean-Baptiste, il se forma une riche et noble compagnie dont les membres étaient tous vêtus de robes blanches et avaient à leur tête un chef dit le seigneur de l'amour; et cette société ne songeait à autre chose qu'à jeux, divertissements et danses, avec dames et chevaliers du peuple[395].» Plus tard encore, vers la fin du siècle, Florence jouit souvent de fêtes semblables. «Il y avait d'autres sociétés de dames et demoiselles qui, rangées en bel ordre, couronnées de guirlandes et conduites par un seigneur de l'amour, s'en allaient par la ville, dansant et se réjouissant[396].»
Les dames, dans le Décaméron, gouvernent déjà un cercle spirituel et sont maîtresses dans l'art de la conversation légère ou du récit pathétique[397]. Dans les débats plus graves de la villa Alberti, à la fin du XIVe siècle[398], elles prennent une part brillante aux entretiens qui roulent sur la morale, la politique et l'histoire. Cent ans plus tard, Lucrèce Borgia parlait et écrivait, selon le biographe de Bayard, l'espagnol, le grec, le français, l'italien et le latin. Le témoignage du «Loyal Serviteur» est suspect sans doute; au moins est-il certain que la fille d'Alexandre présida sans embarras, entre Bembo et Strozzi, à la cour lettrée de Ferrare. Enfin, à Urbin, la primauté des femmes, dans l'ordre des choses délicates de l'âme, est si éclatante que le plus pur prosateur de l'Italie, Baldassare Castiglione, a tracé, à côté de son parfait gentilhomme, l'image très-noble de la Donna di Palazzo, figure tout idéale que le XVIe siècle crut retrouver en quelques femmes éminentes et que Michel-Ange a chantée[399].
IX
Ce n'est point dans les manoirs à demi féodaux de Florence que l'on peut le mieux converser, forteresses maussades, dont les palais plus modernes, qui ne remontent pas au delà du XVe siècle, nous donnent à peine l'idée. De très-bonne heure, les Italiens ont su replacer la vie polie dans le cadre où les Romains l'avaient laissée. La villa n'est point une fantaisie romanesque de Boccace: dès la première partie du XIVe siècle, les Florentins édifient à la campagne des domaines plus attrayants que leurs châteaux forts de la ville; ils s'y ruinent même quelquefois, selon Villani[400]. Les nobles ont leurs palais aux amples terrasses, leurs jardins de cyprès et de chênes verts alignés en longues murailles, dont la couleur sombre rehausse la blancheur des génies et des dieux de marbre. Les riches bourgeois sont fiers de leur maison des champs, où l'architecture des jardins, plus modeste que dans les parcs des nobles, est formée par les haies de jasmins, de roses rouges et blanches; les treilles se mêlent aux bosquets de citronniers et d'orangers; sur le gazon fleuri court l'eau étincelante, les lièvres et les chevreuils s'ébattent dans les buissons[401]. «Florence, dit Agnolo Pandolfini[402], au commencement du XVe siècle, est entourée de villas qui, baignées d'un air pur comme le cristal, jouissent de la vue la plus riante; de loin, on les prendrait pour des châteaux, tant l'aspect en est magnifique.» Bientôt les peintres orneront de fresques mythologiques ces hautes salles pavées de marbre; la société élégante, pour laquelle les plus grands artistes décoreront les Stanzes du Vatican, le Cambio de Pérouse, le palais du Te à Mantoue, appropriera à la délicatesse de ses goûts ces maisons de plaisance dont il ne nous reste que des ruines, la villa Madama, la Magliana, la villa Aldobrandini.
Ainsi, l'art pénètre de plus en plus la vie italienne. L'homme de la Renaissance n'est point satisfait quand il a aiguisé son esprit et contenté ses passions; il veut encore que le plaisir caresse chacun de ses sens et que, partout où vont ses regards, apparaisse l'image de la joie. D'ailleurs, il vit dans un temps où la fortune n'est constante ni pour les grands, ni pour les petits:
Chi vuol esser lieto, sia;
Di doman non c'è certezza.
disait, dans ses chansons de carnaval, Laurent de Médicis. Et l'Italie, à travers les tragédies de son histoire, multiplie les fêtes, les joies du jour présent, dont le lendemain est si peu sûr. Ces réjouissances diffèrent des fêtes et des jeux pratiqués par le monde féodal de France, d'Allemagne et des Pays-Bas. Ici, chaque groupe de la hiérarchie sociale a ses solennités propres, où le groupe voisin n'est point convié; les nobles ont leurs tournois, leurs cours d'amour et leurs cavalcades; le clergé a ses processions, ses mystères et le carnaval cloîtré des couvents; la bourgeoisie, la basoche, le populaire a ses farces, ses sotties, les saturnales que la mère Église accueille avec indulgence, la messe des fous, la fête des sous-diacres et des Innocents, les pantomimes où Renart triomphe, les démonstrations grotesques des Cornards à Évreux et à Rouen, de la Mère Folle à Dijon; à Paris, l'Université, professeurs et écoliers, va processionnellement et gaiement à Saint-Denis; la procession du dieu Manduce, «statue de boys mal taillée et lourdement paincte», à laquelle assiste Pantagruel, n'est autre que le carnaval de Maschecroute à Lyon, et du Graouï de Metz. De toutes ces fêtes féodales, mystiques ou bourgeoises, aucune n'est vraiment populaire ou nationale. L'Italie qui, en deux révolutions successives, a brisé les barrières sociales, appelle libéralement à ses plaisirs la cité tout entière[403]. Au carnaval, grâce au masque et à la fantaisie du costume, tous sont égaux, patriciens et artisans. Les villes que traversent de longues rues formées de lignes droites[404] se prêtent au défilé des cortéges, des cavaliers, des chars allégoriques, aux courses de chevaux libres, les barberi. Les places communales servent, comme à Sienne, de cirque aux courses de cavaliers; de même aussi la place Navone à Rome, le Prà della Valle à Padoue, où coururent, en 1237, les barberi, dans les fêtes que l'on donna pour célébrer la chute d'Ezzelino le Féroce. Les enfants et les femmes couraient à Ferrare, à Modène, à Pavie; à Rome enfin, jusqu'au temps de Grégoire IX, les juifs masqués et en toges sénatoriales[405].
On a commencé par les Mystères, qui répondaient au goût du moyen âge et aux prédilections de la peinture primitive. Le 1er mai 1304, à Florence, le pont de la Carraja s'écroula sous la masse des spectateurs qui regardaient l'Enfer en plein Arno, joué sur un échafaud et des barques[406]. L'art d'organiser les fêtes fut longtemps propre à Florence; ses festaiuoli étaient recherchés dans toute l'Italie pour leurs talents[407]. Le régime des tyrannies, la culture littéraire et la tendance de la peinture en certaines écoles, à Venise, par exemple, et en Lombardie, ne tardèrent pas à imprimer aux grandes réjouissances le caractère qu'elles gardèrent jusqu'à la fin. Des éléments nouveaux y furent introduits, drame, pantomime, intermèdes plaisants, ballets, allégories, mythologie; par-dessus tout, un déploiement extraordinaire de personnages, une richesse étonnante des costumes. Jamais et nulle part les yeux n'ont vu de pompes plus magnifiques. Si l'on représente encore, au XVe siècle, les scènes mystiques, Brunelleschi trouve le moyen de suspendre en l'air des enfants ornés d'ailes angéliques, qui semblent voler et danser, et un Dieu le Père solidement tenu au ciel par un anneau de fer; l'ingénieur Cecca imite l'ascension du Sauveur[408]. Il faut lire le récit de la procession que Pie II présida, pour la Fête-Dieu, à Viterbe, en 1462[409]. Le long du cortége, entre San-Francesco et le Dôme, étaient représentées, sur des estrades, par des personnages vivants, des scènes d'histoire ou des allégories, le combat de saint Michel contre Satan, la Cène, le Christ au milieu des anges, le Christ au tombeau, la résurrection, l'assomption de la Vierge portée par les anges et les splendeurs du Paradis. On reconnaît, dans ces fêtes, l'inspiration pittoresque des artistes et le génie des lettrés, des poëtes, des humanistes, qui reproduisent les légendes antiques. Charles VIII, à peine entré en Italie, vit jouer, par des mimes, les aventures de Lancelot du Lac et l'histoire d'Athènes[410]. En 1473, le cardinal Riario, pour honorer le prince de Ferrare qui venait prendre à Rome sa fiancée, Léonore d'Aragon, mit en mouvement la plus brillante mythologie, Orphée, Bacchus et Ariadne, traînés par des panthères, l'éducation d'Achille, les nymphes troublées par les centaures et ceux-ci battus par Hercule[411]. Léonard de Vinci, à Milan, ordonnait les réjouissances princières et faisait mouvoir en l'air le système du monde[412]. A Florence, le Granacci dirige, sous Laurent, le triomphe de Paul Émile et celui de Camille, sous les yeux de Léon X[413]. Au triomphe d'Auguste, vainqueur de Cléopâtre, sous Paul II, la Rome pontificale vit passer dans ses rues le souvenir vivant des jours antiques, les rois barbares enchaînés, le sénat, les édiles, les questeurs; César Borgia, qui répétait volontiers: «aut Cæsar, aut nihil», ne manqua pas de montrer une fois, dans le triomphe du grand Jules, le symbole insolent de sa propre ambition[414].
Les Borgia ont peut-être donné les spectacles les plus extraordinaires de la Renaissance. Rome contemplait avec stupeur ce pape en qui revivaient les traditions effrayantes des empereurs; mais elle jouissait avec lui des cérémonies païennes de sa cour, de ses combats de taureaux, de ses cavalcades pontificales. Lorsque César revint de l'expédition d'Imola et de Forli, le Sacré-Collége l'attendait à la place du peuple: précédé de l'armée, des pages, des gentilshommes, entouré des cardinaux en robe rouge, à cheval, vêtu de velours noir, il marcha au milieu d'une foule immense qui applaudissait; les femmes riaient en voyant passer le fils du pape, si charmant, avec ses cheveux blonds[415]. Quand il arriva au Saint-Ange, le canon tonna. Alexandre, fort ému, se tenait, avec ses prélats, dans la salle du trône; à la vue de son fils, qui s'avançait, porté vers lui dans les bras de la sainte Église: «Lacrimavit et rixit a uno tracto», dit l'ambassadeur vénitien, il rit et pleura[416].
X
Une telle recherche de la pompe et de l'éclat caractérise toute une civilisation. Un peuple ainsi élevé dans la jouissance pittoresque ne peut plus se détacher ni de la magnificence, ni de la grâce; les formes sévères de l'art et de la poésie, qui révèlent l'austérité habituelle des âmes, lui deviennent chaque jour moins intelligibles. Le spectacle extérieur prend une place toujours plus grande dans la vie civile comme dans la vie intellectuelle. Venise, qui trouve dans ses lagunes bordées de palais un théâtre singulier, fait servir l'éblouissement des fêtes à la diplomatie; Philippe de Comines y passe huit mois, caressé, «honnoré comme un roy», mais endormi; les cortéges de bateaux recouverts de satin cramoisi, la profusion des marbres, des tableaux, des tapisseries, des cérémonies, des harangues ont troublé cet esprit si clairvoyant. «Ils me tinrent les meilleures paroles du monde du Roy et de toutes ses affaires.» Cependant, Charles VIII et son ambassadeur furent joués et la ligue des États italiens se noua, entre deux sérénades, sous les yeux de Comines et à son insu[417]. L'Église, dans ses fonctions religieuses et son architecture, recherchera toujours davantage le décor fastueux, et plus le christianisme baissera dans les âmes, plus les temples et le culte étonneront les yeux. La poésie, que, depuis longtemps, ne visite plus l'inspiration sévère et très-pure de Dante, ne saurait se contenter désormais de l'enthousiasme lyrique de Pétrarque; la canzone amoureuse ne parle qu'au cœur; un soupir éternel lasse très-vite la curiosité d'esprits mobiles que l'histoire et la vie ont formés par la contemplation des choses extraordinaires; l'Arioste sera le grand poëte de la pleine Renaissance; sa fantaisie héroïque, qui court allégrement à travers mille tableaux, semble se perdre, comme Angélique, dans le dédale des forêts sacrées, puis se retrouve et prend son vol, toute radieuse, dans l'azur; le charme sensuel des passions qu'il raconte et l'ironie légère avec laquelle il peint les rêves et les tendresses de l'homme, tous ces dons d'un génie unique convenaient excellemment à l'Italie désenchantée de toute foi sublime, éprise seulement de la grandeur de ses virtuoses et des images de la beauté. Enfin, la peinture elle-même suivra l'entraînement des âmes. Les vieux peintres ont longtemps consacré leur art à l'édification; mais déjà l'esprit de la Renaissance était en eux, et, dès les premières écoles, un grand souffle de vie, la préoccupation de l'effet, le goût de la grâce, le luxe des costumes, la vivacité et la richesse des couleurs font pressentir les merveilles du XVe et du XVIe siècle. Mais de plus en plus aussi, la peinture, indifférente à l'émotion religieuse, deviendra une fête pour les yeux. Telle procession d'évêques, de Ridolfo Ghirlandajo[418], n'est plus qu'un spectacle où les draperies brodées d'or attirent autant les regards que les figures ascétiques des personnages. Que reste-t-il, dans les banquets évangéliques du Véronèse et du Titien, dans les Saintes Familles de Léonard de Vinci, de la simplicité touchante de l'Évangile? Michel-Ange lisait Dante assidûment, et son âme avait gardé la gravité religieuse des temps anciens. Lorsqu'il découvrit, à Jules II et à la cour pontificale, les peintures terribles de la chapelle Sixtine, personne n'y comprit rien, et le pape murmura avec mauvaise humeur: «Je ne vois pas d'or dans tout cela!»
Cependant, il n'y eut point de contradiction entre la Renaissance primitive, celle du XIVe siècle, et la Renaissance du XVIe. La civilisation italienne n'a porté, à l'époque de Laurent le Magnifique et de Léon X, aucun fruit dont la fleur n'ait été épanouie dès l'âge de Dante, de Giotto, de Nicolas de Pise et de Pétrarque. Les mêmes raisons morales et sociales, la même éducation, les mêmes exemples, les mêmes aptitudes originales ont produit et soutenu cette civilisation de sa naissance à sa dernière heure. Il nous reste à montrer, dans les premiers ouvrages de la Renaissance, l'effet des causes diverses que nous avons analysées et à suivre, en ses premières directions, le mouvement intellectuel dont nous connaissons le point de départ.