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Les origines de la Renaissance en Italie

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CHAPITRE VIII
La Renaissance des lettres en Italie.
Les premiers écrivains

La langue italienne était, aux dernières années du XIIIe siècle, mûre pour une Renaissance littéraire. C'est alors qu'un poëte très-grand apparut dans la péninsule et, par un ouvrage extraordinaire, renouvela la littérature de l'Italie. Cinquante ans après sa mort, la première époque de cette littérature était accomplie. Le moyen âge durait encore dans tout le reste de l'Europe; déjà, au delà des Alpes, l'esprit moderne était fondé par les traditions de Dante, de Pétrarque, de Boccace, de Villani et des historiens du XIVe siècle.

I

Dante est venu à la fin d'un monde. Par sa vie, sa foi, ses passions politiques, son caractère, les formes de son esprit, il se rattache au moyen âge florentin et au moyen âge catholique; de loin, l'œuvre qu'il a édifiée, par son architecture et sa tristesse, ne rappelle que le moyen âge, et quand on s'est approché du monument, il faut en faire le tour avec quelque attention avant d'en découvrir les parties lumineuses ouvertes du côté de la Renaissance.

Il n'est pas facile de l'aborder et de nouer avec lui un commerce familier. Il ne se livre pas avec l'abandon de Pétrarque, avec l'entrain tout français de Boccace. Ceux-ci sont des écrivains aimables qui sont heureux d'être lus et de charmer le lecteur, des artistes qui jouissent de l'admiration d'autrui. Dante semble se replier sur lui-même et ne converser qu'avec lui-même; il lui importe peu d'être écouté pourvu qu'il s'entende. «Il était, dit Philippe Villani, d'une âme très-haute et inflexible, et haïssait les lâches[419].» Son orgueil, signe de grandeur, pourrait, il est vrai, nous séduire; mais ses visions nous déconcertent et nous sentons en lui un esprit étrange, dont les pensées et la langue sont d'une nature différente de la nôtre. Tel il était jadis pour Ravenne; quand il passait, le visage enveloppé du capuchon rouge, les enfants fuyaient éperdus au bruit de ses pas, et ce revenant de l'Enfer effrayait les vivants comme une apparition.

Cette hautaine allure, cette figure austère autour de laquelle se fait la solitude, sont d'un homme qui a cruellement souffert et que les douleurs de la vie publique ont enfermé dans la vie intérieure. Il avait goûté les dernières amertumes de la destinée. Sa famille l'avait élevé dans les croyances du parti national, le parti guelfe. Son oncle, Brunetto degli Alighieri, un vaincu de Montaperti, avait dû s'exiler deux fois de Florence. En ce temps, quand un parti était battu, la ville se remplissait aussitôt d'une lamentation d'hommes et de femmes, «che andava infino al cielo», dit Villani[420], et le cortége des proscrits sortait en pleurant des portes, allant vers Lucques, Arezzo ou Pise. Dante grandit au milieu de ces émotions et de ces souvenirs. A trente-cinq ans, il fut envoyé par les prieurs, avec trois autres députés, auprès de Boniface VIII, pour supplier le pape d'empêcher que Charles de Valois, cédant à l'appel des Noirs, Guelfes à outrance, ne vînt à Florence, sous le prétexte de pacifier la Commune, et n'opprimât les Blancs, Guelfes modérés, véritables représentants des libertés municipales. Les ambassadeurs comprirent vite que Boniface trahissait l'Italie et pactisait avec l'étranger. «Pourquoi, leur dit-il, êtes-vous si obstinés? Humiliez-vous devant moi; je vous dis, en vérité, que je n'ai d'autre intention que celle de votre paix[421].» Tandis que le poëte était encore à Rome, Charles de France entrait à Florence, «la fontaine d'or» que le saint Père lui avait promise, et, sous ses yeux, les bandes de Corso Donati pillaient pendant cinq jours les maisons et massacraient les modérés. Dante ne devait jamais revoir «le beau bercail où, petit agneau, il avait dormi». Il était chassé pour deux ans, condamné à une amende de 5,000 florins payable en trois jours; il était rejeté pour toujours hors de la vie publique. Il suivit quelque temps ses compagnons d'exil et se rapprocha avec eux des Gibelins proscrits. Il avait perdu sa patrie; il allait perdre sa foi politique. Il n'attendait plus rien de l'Église, dont la captivité de Babylone commençait. Tout en errant à travers l'Italie et la France, tout en montant «l'escalier d'autrui», il créait pour lui seul «un parti isolé»:

si ch' a te fia bello

Averti fatta parte per te stesso[422].

il devenait plus que Gibelin; il voulait rendre à l'Empereur non-seulement la primauté féodale en Italie, mais le siége impérial de Rome. Il appelait Henri VII, non comme suzerain, mais comme libérateur. «Evigilate igitur omnes, et assurgite regi vestro, incolæ Italiæ, non solum sibi ad imperium, sed ut liberi ad regimen reservati[423].» Henri VII descendit en Italie, mais pour y mourir (1313). Dante se tourna une fois encore vers le Saint-Siége et engagea le conclave à donner à Clément V un successeur italien. Les cardinaux nommèrent un pape français. Ainsi s'évanouissait l'espérance suprême de Dante. Il demeurait seul, in gran tempestà, maudit par les Guelfes, incompris des Gibelins, cherchant la paix et ne la trouvant point, et répétant le cri du prophète juif: «Popule meus, quid feci tibi?» En 1320, à Vérone, il débattait une thèse «d'or et très-utile» sur la nature de deux éléments, l'eau et la terre[424], rêverie de péripatéticien et de géomètre, qui put tromper un instant l'ennui de son exil. Bientôt il s'éteignit dans le désert de Ravenne, sur le tombeau de l'empire romain (1321).

II

On connaît cette figure anguleuse, aux traits fermes et doux, dont Giotto a peint le profil sur un mur du Bargello, à Florence. Nous devinons, sous ce masque tranquille, bien moins l'exaltation que la décision obstinée d'un esprit que l'absolu a captivé, l'indomptable fidélité d'une conscience que les plus dures déceptions n'ont point fléchie. Il n'était pas possible que le scepticisme se glissât dans une telle âme. Plus indulgent pour les hommes et les choses, et moins superbe, Dante eût fait sa paix avec Florence, avec les papes, et, par son génie, eût été le premier et le plus honoré citoyen de sa ville; comme Pétrarque, il se fût accommodé avec la fortune et en eût joui, tout en lui demeurant très-sévère; mais céder, par sagesse humaine, aux conditions transitoires de la destinée, était impossible à l'homme qui traitait les expériences de l'histoire d'après les vues rigides de ses dogmes. «Je suis, écrivait-il, un navire sans voiles et sans gouvernail, poussé par la tempête de port en port et de rive en rive[425].» Jeter l'ancre à propos est un art fort utile pour les navires ainsi désemparés. Pétrarque fut un pilote plus prudent; il consultait volontiers les signes du temps. Dante, semblable aux navigateurs mystiques du moyen âge, allait droit en avant, à la recherche du Paradis; il se brisa au premier écueil; mais, dans la vie morale, il est beau quelquefois de faire naufrage.

Une telle démarche de la conduite, une telle âpreté du caractère sont l'effet de la méthode rigoureuse de l'esprit. En lui, le théologien domine, et le génie dogmatique forme le fond même de l'intelligence. C'est par là qu'il est homme du moyen âge. Très-libre en face des institutions, même les plus augustes, impétueux dans ses passions et ne leur imposant aucune limite, il ne connaît plus, dans la sphère religieuse ou politique, que l'empire des notions absolues, il s'abandonne à la discipline de la démonstration et traite des choses terrestres, des intérêts mobiles avec une autorité sans pareille. Alors son latin, qui est autrement pur et travaillé que celui de nos scolastiques du même temps, au lieu de s'étendre dans l'abondance du raisonnement analytique, se concentre et se fige en des formes dures et sèches. Comme il affirme toujours et ramène toutes ses vues aux idées sans réplique qu'il a d'abord établies, sa langue prend l'appareil raide de la déduction continue, le syllogisme y perce à chaque ligne, plus ou moins dissimulé, et parfois s'y impose dans toute sa nudité. Les procédés des mathématiciens y entrent avec leurs formes barbares[426]. Les opinions d'Aristote et les textes de l'Écriture interviennent sans cesse dans les prémisses de ses syllogismes, et le même syllogisme, dix fois refondu et confirmé, remplit et prouve tout un chapitre. Sans doute, on ne lui reprochera pas d'avoir placé dans le Paradis terrestre l'origine du langage et d'avoir mis sur les lèvres d'Adam la langue hébraïque que conservèrent soigneusement, après Babel, les enfants d'Héber[427]. Mais il faut bien remarquer que toute sa théorie, si juste en certaines parties, de la langue vulgaire découle de la définition a priori qu'il a d'abord inventée de cette langue même, illustre, curiale, aulique, cardinale. Ici, le dogme de la langue impériale, œuvre de l'Empire entier, lui a dérobé la vue claire de la province où cette langue s'élabore. De même, dans le Traité de la Monarchie, le dogme politique lui fait méconnaître l'histoire; il remonte à Grégoire VII, mais pour contredire en même temps à la doctrine de Grégoire VII. Car, s'il place au plus haut sommet de la société humaine et chrétienne les deux grands luminaires, le Pape et l'Empereur, il nie énergiquement que l'Empereur tienne de la grâce du Pape la suprématie universelle. Il est le vicaire de Dieu au même titre et avec les mêmes droits que le Pape; mais seul, il est le suzerain des royaumes et des républiques. Dante revient ainsi au plein moyen âge, oubliant l'établissement des Communes italiennes et l'émancipation des États européens; mais il oublie également que le moyen âge n'a goûté quelque paix qu'aux jours où la volonté du Pape mettait l'ordre dans l'anarchie des sociétés barbares, et que la tragédie du Sacerdoce et de l'Empire a commencé par le dualisme même qu'il rêve de renouveler. Cependant, il poursuit son raisonnement avec la sérénité d'un illuminé que meut une idée fixe, s'autorisant des paroles de David, retournant les textes de l'Évangile, Quodcumque ligaveris super terram, et Ecce duo gladii hic[428], et ne comprenant plus que les calamités qui ont brisé sa vie ont eu pour cause l'inévitable conflit de l'Empereur et du Pape sur les fondements mêmes du droit féodal.

La discussion et la contradiction n'ont aucune prise sur l'esprit d'un tel croyant. Il n'habite pas les régions communes de la raison humaine. Dans l'ordre des choses religieuses ou politiques, il ne consent point à exprimer les idées simples avec simplicité; car il ne les conçoit qu'à la façon du moyen âge, sous la forme allégorique ou mystique. Sa Divine Comédie, où il a voulu montrer les réalités les plus certaines, selon la foi de son Église et de son siècle, est une suite de symboles imaginés par lui-même ou reçus des docteurs et des métaphysiciens catholiques[429]. Dès ses premiers pas en ce voyage singulier, au sein de la forêt «obscure, sauvage, âpre et forte», il se plonge dans une sorte de crépuscule où flottent mille formes indécises, d'un sens très-profond, d'une interprétation très-subtile, les unes, absolument symboliques, telles que la panthère, le lion et la louve, Florence, la France et Rome, qui bondissent d'une manière inquiétante autour du poëte; les autres, à demi réelles, dont le nom est familier à l'histoire, mais qui, en ces régions pleines de prestiges, ne marchent et ne parlent que pour prêter une apparence de vie à quelque notion sublime: tels sont Virgile, Saint Pierre, Béatrice. Ici, la théologie et la politique revêtent pareillement l'apparence douteuse du symbole. Philippe le Bel est «la plante maudite qui couvre d'une ombre mortelle toute la terre chrétienne». Les Guelfes sont les loups, Wölfe, et Florence où ils dominent est la maladetta e sventurata fossa de' lupi. Le Christ s'avance, dans le Purgatoire, sous la forme d'un griffon ailé; il conduit un char où se tient une vierge vêtue de blanc, de vert et de couleur de feu, la théologie; un aigle, un renard et un dragon se jettent sur le char et le démembrent; ce sont les empereurs païens et les hérésiarques qui déchirent le corps de l'Église; tout à coup, sept têtes armées de cornes se dressent sur les ruines du char; au milieu d'elles est assise une courtisane à moitié nue: la Rome des papes s'étale dans toute son insolence[430]. L'Apocalypse, le blason féodal et la sculpture gothique ont parlé cette langue extravagante. Ajoutez les raffinements de la casuistique, la théologie chrétienne imprégnée d'idées péripatéticiennes, de vagues réminiscences platoniques; le premier moteur et le premier amour mêlant au Credo de Nicée une métaphysique transcendante; le plan du monde surnaturel établi sur la cosmographie et l'astronomie du XIIIe siècle; Jérusalem, le Paradis terrestre, les colonnes d'Hercule, les antipodes fixés comme points cardinaux du globe terrestre: ne vous semble-t-il pas qu'en pénétrant dans l'œuvre et le génie de ce poëte, vous descendiez sous la voûte d'une crypte romane et qu'aux lueurs tristes d'une lampe les figures terribles ou enfantines, les images hiératiques inintelligibles, tous les rêves du moyen âge se lèvent sous vos yeux, dans l'ombre, et forment autour de vous comme un cortége mélancolique?

III

Mais cette impression première ne serait juste ni pour le poëte, ni pour son œuvre. Loin de refouler avec lui l'Italie dans le moyen âge, Dante est le premier qui ait porté la poésie italienne à la lumière des temps nouveaux. Ce sectaire, que l'on croirait maîtrisé par une passion unique et étroite, avait l'âme la plus vivante et la plus tendre; ce mystique, qui semblait perdu dans l'éblouissement des choses divines, eut le sentiment très-pur de la beauté, de la couleur et de la vie; il fut le premier grand peintre de l'Italie.

Un amour extraordinaire s'était emparé de lui dès son enfance et le posséda jusqu'à sa mort. Béatrice n'est point une fiction ou un symbole; on ne chante pas un fantôme avec un tel accent, on ne pleure pas si douloureusement pour un rêve évanoui, pour une idée théologique; Béatrice est morte, et ce fut l'irréparable deuil de Dante. L'histoire de ses amours peut nous étonner par sa candeur subtile et les visions extatiques qui la remplissent, mais il y faut bien reconnaître la sincérité de la souffrance. Il avait neuf ans lorsqu'il rencontra, le 1er mai, à la fête de la Primavera, Béatrice Portinari, âgée de huit années. Elle était vêtue d'une robe couleur de sang. A la vue de la jeune fille, il trembla, et entendit en lui-même une voix qui disait: Ecce Deus fortior me. Neuf années plus tard, il la vit pour la seconde fois; elle était vêtue d'une robe blanche, et répondit si courtoisement à son salut qu'il se crut ravi en béatitude. Un jour que Béatrice ne lui avait pas rendu le salut, il vit un jeune homme tout en blanc qui pleurait et lui disait: «Mon fils!...» On compte, dans la Vita Nuova, huit apparitions. La dernière, après la mort de Béatrice, fut si étonnante qu'il n'eut plus la force de la raconter. Il termine la légende de ses amours en priant Dieu de lui donner au Paradis la contemplation de Béatrice «qui regarde glorieusement la face de Celui qui est béni dans tous les siècles des siècles».

Il avait écrit, à la première page du livre: Incipit Vita Nova; vie de jeunesse et vie d'amour; c'est aussi la Vita Nuova du génie italien. De ces quelques pages sortirent à la fois, avec la prose, l'analyse morale, la méditation individuelle, et, dans les canzones éplorées de l'amant, une lyrique rajeunie, la Renaissance de la poésie.

Les modèles provençaux seront désormais inutiles; les poëtes n'ont plus besoin de demander à nos troubadours des leçons d'amour chevaleresque; les plaintes, les sollicitations, les disputes ingénieuses, les colères vite apaisées, les jeux d'esprit et de langue ont fait leur temps ou sembleront des formes surannées. Le cri lyrique de Dante éclate comme un sanglot; mais l'imagination du poëte garde sa grâce avec sa liberté, et tel de ses sonnets est éclairé comme d'un rayon d'Anacréon:

Cavalcando l'altr'ier per un cammino,

Pensoso dell'andar, che mi sgradia,

Trovai Amor nel mezzo della via,

In abito leggier di peregrino.

Nella sembianza mi parea meschino

Com'avesse perduto signoria;

E sospirando pensoso venia,

Per non veder la gente, a capo chino.

Son âme n'est occupée que par un seul tourment,

Tutti li miei pensier parlan d'Amore,

il y revient sans cesse et veut que tous y compatissent: «O vous qui par la voie d'amour passez, faites attention et voyez s'il est une douleur aussi pesante que la mienne..... Pleurez, amants, puisque Amour pleure, en apprenant pourquoi il pleure.» Et quand Béatrice est partie «pour le ciel, le royaume où les anges ont la paix», il faut que Florence entière et les pèlerins venus des contrées lointaines pleurent avec lui. «Que ne pleurez-vous, quand vous passez au milieu de la cité dolente? Si vous restez et prêtez l'oreille, mon cœur me dit par ses soupirs que vous pleurerez et ne partirez plus. Elle a perdu sa Béatrice!»

Au dixième chant de l'Enfer, le vieux Cavalcanti dit à Dante: «Si la hauteur de ton génie te permet d'aller ainsi en ces ténèbres, où est mon fils, et pourquoi n'est-il pas avec toi?» Mais il ajoute, rappelant que Guido Cavalcanti a dépassé Guido Guinicelli: «Peut-être est né déjà celui qui les chassera tous deux du nid.» Le XIVe siècle reconnut, en effet, la primauté poétique de Dante; de Cino da Pistoja à Michel-Ange, les plus grands lyriques de l'Italie semblent lui répéter la parole qu'il adressait à Virgile: «Tu es mon maître.» Cino, à ses sonnets dans le goût provençal sur la beauté et l'amour, ajoute des poésies plus émues sur les «douleurs de l'amour», sur «l'exil et les douleurs civiles», sur la mort de Selvaggia, sa maîtresse; proscrit, en deuil de sa dame, il se tourne vers Dante, à qui seul il ose avouer ses larmes; Dante mort, il s'écrie:

Quale oggi mai degli amorosi dubi

Sarà a nostri intelletti secur passo,

Poi che caduto, ahi lasso!

E'l ponte ove passava i peregrini?

Pieraccio Tebaldi, Macchio da Lucca, pleurent Dante «leur doux maître», et l'invoquent comme un saint; Bosone da Gobbio et Jacopo Alighieri, le fils du poëte, écrivent en vers sur la Divine Comédie; Matteo Frescobaldi imite les invectives dantesques contre Florence:

Ora se'meretrice pubblicata

In ogni parte, in fin trà Saracini.

Frate Scoppa prophétise les calamités de l'Italie et n'oublie pas la chute des «grands Lombards» chantés par Dante; Fazio degli Uberti met en sonnets les péchés capitaux; dans le sirvente aux tyrans et aux peuples italiens, il fait défiler les bêtes héraldiques des vieilles cités; dans ses vers, Rome appelle l'Empereur qui lui rendra la paix, et l'Italie flétrit Charles IV,

Di Lusimburgo ignominioso Carlo

qui a trompé ses espérances[431].

Dante, à la suite de la Vita Nuova, livre de jeunesse, écrivit, à différentes époques, le Convito qui, originairement, devait en être le commentaire[432]. Ici, le rêve et l'extase font place à la réflexion austère, au monologue d'un esprit qui a repris possession de soi-même. Il veut adoucir l'amertume de ses regrets, et ne tarde pas à se laisser emporter et bercer par le mouvement tranquille de la vie intellectuelle à laquelle il s'abandonne. La souffrance recule peu à peu, comme une rive qui s'efface au loin, et, dans cette conscience où la claire raison est enfin rentrée, se réveille la recherche curieuse de toute notion noble. Il a retrouvé la philosophie morale telle que l'antiquité l'a fondée, limitée aux sentiments, aux vertus, aux devoirs, aux joies de la vie terrestre, et qui ne porte point sans cesse vers les mystères de la vie future le regard inquiet de la sagesse chrétienne. Le Convito est l'œuvre laïque et rationnelle de Dante, comme la Divine Comédie en est le monument catholique et mystique. Il est écrit avec quelque timidité et l'on n'y retrouve plus l'assurance ferme du théologien; l'autorité d'Aristote, qu'il y invoque souvent, ne le soutient point aussi fortement que le Verbe infaillible de l'Église. Mais il y a quelque charme à le voir toucher, non sans embarras, à des idées bien vieilles et qui, pour lui, paraissent toutes neuves; à l'amitié, par exemple, dont il parle avec moins de grâce que Cicéron, mais à laquelle il revient toujours, répétant des maximes éternelles et les marquant, dans sa prose toute fraîche, d'une vive empreinte de jeunesse. Cependant le Convito contient aussi des pensées originales et d'une réelle hardiesse pour le temps; celle-ci, par exemple, que la religion vraie est seulement dans le cœur[433]. Je sais bien que l'Imitation et saint François ont dit la même chose. Mais, dans la doctrine du renoncement monacal, toute piété n'aboutit-elle pas à l'amour? Le Convito ne sacrifie plus à Dieu tous les instants et tous les actes de la vie. Il rend à la raison, à la volonté, aux affections humaines, la liberté avec leur domaine propre. Ce livre appartient à la Renaissance; l'esprit moderne y commence son éclosion au souffle de l'esprit antique.

IV

La Divine Comédie, elle aussi, est une fleur de la Renaissance. Oubliez le dogme, la métaphysique raffinée, la pensée désolante qui plane sur cette étrange conception, les supplices horribles de l'Enfer et les splendeurs trop vives du Paradis; regardez l'âme de Dante et observez le génie du poëte; l'Italie n'a peut-être pas connu un plus grand artiste.

L'accent ému qui distingua longtemps la peinture italienne, le pathétique de Giotto, de Frà Angelico et du Sodoma étaient en lui au plus haut degré. Ni l'ardeur des vengeances politiques, ni les terreurs d'une vision inouïe, ni la rigidité de la foi n'ont altéré en lui la délicatesse du cœur, la pitié, la tendresse, la tristesse exquise; il est semblable au pèlerin qu'il nous montre, vers le soir, tout palpitant d'amour, «s'il entend au loin la cloche qui semble pleurer le jour près de mourir». Combien de fois il pleure sur les malheureux qu'il rencontre dans le royaume de l'éternelle douleur! Il recueille leurs paroles, il respecte leur misère, il flatte leur orgueil, il s'irrite des maux immérités qu'ils ont soufferts parmi les vivants. Il veut parler à Francesca et à Paolo qui vont «pareils à deux colombes rentrant au nid bien-aimé». «Francesca, ton martyre m'attriste et me touche jusqu'aux larmes.» Tandis que la jeune femme raconte son infortune, «l'autre pleurait si amèrement que, de pitié, je me sentais défaillir et mourir, et je tombai comme un mort». Les damnés dont l'âme a été grande, loin de les avilir, il les relève, leur prête un air superbe, redit les paroles nobles ou touchantes qu'ils prononcent. Farinata se tient debout, inflexible, et dédaigne cet Enfer auquel il n'avait pas cru; Cavalcanti, agenouillé, tout en larmes, ne pense qu'à son fils Guido, et croyant comprendre qu'il est mort, retombe, sans mot dire, dans son sépulcre flamboyant[434]. Ugolin lui-même attendrit Dante, et cette agonie du père et des enfants, qui meurent en demandant du pain, l'image du père qui, aveugle, caresse trois jours, en les appelant, les corps de ses fils, lui inspirent contre Pise un cri de malédiction et un appel éperdu à la justice de Dieu.

Mais ni l'émotion douloureuse, ni l'extase n'ont étendu un voile sur les yeux du poëte. Il a contemplé toute forme visible, les spectacles les plus confus, les paysages les plus formidables, les attitudes les plus frappantes, les merveilles de la lumière, les horreurs de la nuit, à la façon des artistes; les choses qu'il a vues, les scènes qu'il imagine apparaissent dans son œuvre avec leur aspect le plus saisissant, leur accent le plus intense, leur couleur la plus éclatante et la plus générale. En quelques mots, d'un relief très-vif, il peint un ciel, «l'aer senza stelle», «quell'aria senza tempo tinta», les noires landes infernales où court en hurlant la tempête et que sillonnent des éclairs vermeils, «la pluie éternelle, maudite, froide et lourde»; «l'eau plus noire encore que livide et les flots bruns du Styx»; Dité, la ville des hérésiarques, toute en feu, avec ses remparts de fer rouge, ses tours et ses mosquées empourprées, étincelantes[435]. Il peint une figure en un seul vers, par un seul trait, mais terrible, et qu'on n'oubliera plus, Caron «aux yeux de braise», Ugolin «aux yeux retournés»; par l'attitude d'un personnage, il révèle la torture aiguë de son cœur: «J'entendis clouer par le bas la porte de l'horrible tour; alors je regardai au visage mes enfants, sans faire un mouvement. Je ne pleurais pas; au dedans, j'étais de pierre; eux pleuraient.» Il ne craint pas le détail révoltant, car il n'écrit point pour les délicats. «Ce pécheur détourna la bouche de sa féroce pâture, tout en l'essuyant aux cheveux du crâne qu'il avait rongé par derrière[436]

Sur ce point, Dante a dépassé non-seulement les peintres de toutes les écoles italiennes, mais l'imagination italienne elle-même. Le peintre du Triomphe de la Mort, et Michel-Ange, dans son Jugement dernier, où les morts sortent de terre à demi dépouillés de leurs chairs, ont seuls tenté de pareilles hardiesses. Les primitifs, privés des ressources du clair-obscur et des perspectives profondes, n'ont su, dans leurs Enfers, produire que des images presque enfantines, qui sembleraient plaisantes si elles n'étaient si naïves. La peinture italienne, dès son origine, n'a point essayé de rivaliser avec la poésie et s'est portée plus volontiers vers l'expression sereine de la vie et de la beauté. Mais là, encore, Dante l'avait précédée et était son maître. Le premier, il exprima la noblesse, légèrement dédaigneuse, des visages et la majesté tranquille des yeux que vous retrouvez dans les portraits des maîtres, dans ceux de Francia, de Raphaël et du Bronzino, et auxquelles Léonard de Vinci ajoutera comme une étincelle d'ironie:

O anima lombarda,

Come ti stavi altera e disdegnosa,

E nel muover degli occhi onesta e tarda![437]

A cette lenteur du regard joignez la gravité de la démarche, l'autorité du geste et cette grande paix de la pensée, qui fait qu'un groupe de personnes, réunies pour converser, parlent très-peu, ne disputent jamais et semblent suivre plutôt un monologue méditatif qui passe de l'une à l'autre:

Genti v'eran con occhi tardi e gravi,

Di grand'autorità ne' lor sembianti;

Parlavan rado, con voci soavi[438].

Ne reconnaissez-vous pas la tournure imposante des personnages isolés ou groupés, dans toutes les écoles, à partir surtout de Masaccio, caractère qui, chez les peintres de la décadence, se changera facilement en affectation? Voici pareillement le drame tout intellectuel, con voci soavi, l'entretien des Pères et des Docteurs de Luca Signorelli, au Dôme d'Orvieto, des philosophes et des saints de Raphaël, à la Chambre de la Signature, la conversation apostolique des Cènes de Léonard et d'Andrea del Sarto. Voici, enfin, avec sa grâce mystique, ses couleurs claires et fraîches où l'or rayonne dans le bleu céleste, un tableau primitif, digne de Frà Angelico, sans ombre, tout en lumière: «Je vis sortir du ciel et descendre deux anges avec des épées de feu et privées de leurs pointes, vêtus de draperies vertes comme les petites feuilles à peine écloses et flottantes par derrière au souffle de l'air qu'agitaient leurs ailes vertes; on distinguait bien leurs têtes blondes, mais leurs visages resplendissaient avec un éclat trop vif pour nos yeux[439].» Dante a aimé ces couleurs d'aurore,

Dolce color d'oriental zaffiro[440],

qui lui ont permis de figurer les merveilles ineffables du Paradis, où tout est lumière, où les formes blanches des élus occupent les feuilles d'une rose blanche, grande comme le ciel, autour de laquelle volent et chantent les anges comme des abeilles d'or. Une palette si éblouissante se prête aux rêves poétiques; sous le pinceau de Dante, la nature se transfigure et l'éclat des pierres précieuses remplace bientôt les couleurs terrestres. De là l'originalité de ses paysages. Il sait peindre les lointains, les profondeurs des horizons illimités où les prestiges de la lumière transforment toute apparence visible, une vue de la mer rougissante aux premiers rayons du jour, et toute mouvante au loin d'apparences vagues comme des vapeurs, rapides comme des lueurs[441]. Après Dante, je ne vois que Léonard de Vinci qui, dans ses fonds de portraits et de tableaux, ait ainsi reproduit les séductions azurées des plans lointains. Mais aucun artiste, en Italie, n'a pu rendre comme lui le vertige des abîmes insondables, la prodigieuse tristesse du désert perdu dans la nuit, dont l'éclair mesure tout à coup l'immensité. Il sut unir deux qualités, dont l'harmonie est assez rare, mais dont la langue italienne a cependant exprimé l'accord: soave austero. La suavité, la grâce, la noblesse, la majesté seront le caractère des œuvres de la Renaissance; l'austérité, la conscience des choses grandioses, le sentiment tragique des choses divines, quand ces traits de l'âme dantesque reparaîtront, soit en Savonarole, soit en Michel-Ange, la Renaissance ne les comprendra plus.

V

Déjà, avec Pétrarque, l'esprit italien est singulièrement modifié. Celui-ci ne nous entraînera plus vers les hauteurs sublimes. Il ne fut ni théologien, ni métaphysicien, ni sectaire; de Dante et de Pétrarque, le moins mystique et le plus laïque, c'est le second, qui était homme d'église et chanoine. Dante était encore un docteur et se plaisait dans le dogme; Pétrarque n'est plus qu'un lettré et se plaît aux idées d'un ordre secondaire, aux idées et aux sentiments qui échappent à l'absolu et dont l'esprit est le seul maître. La joie des lettrés est dans ce jeu libre de la vie intellectuelle, aussi indépendante que possible de toute méthode géométrique, qui pèse les vieilles notions et les refond, qui crée des notions nouvelles, les caresse amoureusement, puis y contredit et les détruit. Les grands lettrés mêlent étonnamment ensemble l'enthousiasme et le scepticisme, la poésie et l'ironie; n'oublions pas l'égoïsme. La fortune de leur esprit est, pour eux, l'affaire importante de la vie; mais il leur reste encore du loisir pour leur fortune temporelle. Nous les admirons et nous serions ingrats si nous ne les aimions. Car ils vivent familièrement avec nous et ne nous déconcertent point par leur grandeur d'âme; ils nous donnent les plaisirs les plus délicats, celui-ci, entre autres, de nous entretenir de nous-mêmes, tout en nous parlant sans cesse de leur gloire, de leurs amours, de leurs rêves, de leur tempérament moral et de leur santé. De Cicéron à Pétrarque, de Pétrarque à Montaigne, ces enchanteurs ont été les favoris de tous ceux qui pensent, qui lisent et écrivent, et ne désespèrent point trop de leur ressembler par quelque endroit.

VI

Dante fut le maître immédiat de Pétrarque, qui reçut de lui l'inspiration dominante de ses Rime[442]. Il y a, dans les amours du poëte de Vaucluse, une part évidente d'imitation. C'est une passion littéraire, au moins à son début, où l'influence de la Vita Nuova et celle de nos troubadours est assez visible[443]. Certes, Laure de Noves a existé, et Pétrarque l'a réellement aperçue, pour la première fois, le 6 avril 1327, dans une église d'Avignon. Elle était mariée, et lui, il portait l'habit ecclésiastique. Il l'aima sur l'heure et pendant vingt années. On comprend mieux la passion d'adolescent qui enchaîna tout à coup le cœur de Dante à la très-jeune Béatrice. Pétrarque n'était plus un enfant, il avait beaucoup voyagé déjà, et savait que Laure ne pouvait lui appartenir, mais il avait trouvé sa Béatrice, par fortune poétique, et l'église de Sainte-Claire elle-même convenait au goût romanesque du siècle, que la Fiammetta et le Décaméron ont exprimé. Parmi les sonnets consacrés à Laure, les uns sont plus émus, les autres plus spirituels et même précieux. Selon les séries de sonnets et les époques, la passion paraît plus ou moins vive et sincère. Ce mélange de candeur, d'enthousiasme vrai, de raffinement littéraire et d'analyse subtile a souvent embarrassé les critiques: on a cherché à faire la chronologie de cet amour singulier[444]. Les contemporains du poëte avaient, sur la question, un sentiment plus juste que Pétrarque ne voulait le reconnaître. «Quid ergo dis, écrit-il à Jacques Colonna, finxisse me mihi speciosum Laureæ nomen, ut esset et de qua ego loquerer, et propter quam de me multi loquerentur[445]?» Non, Laure n'était point «simulée», comme le pensait le malicieux évêque de Lombez; Pétrarque ne voyait point en elle un fantôme, une idée pure:

Gli occhi sereni e le stellanti ciglia,

La bella bocca angelica, di perle

Piena, e di rose, e di dolci parole[446].

tous ces charmes, fort séduisants, ne sont point des formes métaphysiques: Pétrarque souhaita de les posséder, il fut pressant, mais Laure se défendit avec constance et le réduisit au platonisme simple; il souffrit, et très-cruellement, de ses dédains, il supplia, voyagea, revint, sollicita de nouveau et dut attendre encore jusqu'à ces premiers jours de l'automne de la vie,

dov'Amor si scontra

Con castitate, ed agli amanti è dato

Sedersi insieme, e dir che lor incontra[447].

Encore cet entretien un peu mélancolique ne dura-t-il pas longtemps. Laure mourut dans la peste de 1348. Ce fut pour Pétrarque un coup terrible. Jusqu'alors, Jacques Colonna avait eu raison à moitié. La jeune femme vivante était le rêve et l'inspiration du poëte: il la célébrait en beaux vers et était bien aise qu'on les lût. Il avait mis ses complaisances dans cette longue passion féconde en sonnets élégants: aux jours de lassitude, je ne veux pas dire d'indifférence, il avait ciselé ces petits poëmes avec la recherche d'un bel-esprit italien plutôt que d'un amant tourmenté. Ce nom de Laura, si favorable aux jeux de mots faciles, l'avait livré aux fantaisies dangereuses des concetti. Sans doute, il avait pâti quelque peu, mais il n'était pas fâché de se le dire harmonieusement, d'orner sa solitude du souvenir et de l'image de Laure; dans la forêt des Ardennes, il feint même de prendre de loin les hêtres et les sapins pour les dames qui entourent sa maîtresse. A Lyon, il salue le Rhône qu'il a toujours détesté, mais qui arrivera plus vite que lui à Avignon, «où est le doux soleil qui fait fleurir ta rive gauche[448]». Laure morte, il perdait la douceur de sa vie et de sa pensée; cette figure charmante, qu'il revoyait toujours en sa grâce printanière, à laquelle il avait réservé ses vers, la part la plus pure de son œuvre,

Morta colei che mi facea parlare,

E che si stava de' pensier mie' in cima[449];

mais dont il ne dit presque rien dans ses lettres, la Muse qui n'avait point consenti à être sa maîtresse, l'avait quitté; il lui sembla que sa lyre, sinon son cœur, était brisée.

Il la pleura alors, et ces derniers sonnets sont peut-être les plus beaux qu'il ait écrits. Sa tristesse y est très-sincère, et le cri du pauvre poëte des plus émouvants. Il s'y montre tout entier, avec les qualités d'un esprit rare auquel les lettres et la méditation ont rendu familière toute conception noble, et que la souffrance ramène à la vie intérieure:

La vita fugge, e non s'arresta un'ora,

E la morte vien dietro a gran giornate;

E le cose presenti, e le passate

Mi danno guerra, e le future ancora[450].

Il écrivit sur son Virgile la résolution qu'il prenait de fuir Babylone, de se détacher de tous les liens de la vie et de méditer désormais «sur les soucis inutiles du passé, les vaines espérances et les dénoûments inattendus». Ne croyez pas cependant qu'il songe à se faire chartreux, comme son frère Gherardo[451]. Les lettres sont des consolatrices qui bercent les plus vives douleurs, et les lettrés tels que Pétrarque ont raison de ne jamais priver le monde de leur éloquence, de leur ironie, de leur sagesse et du bruit sonore de leur génie.

VII

Ils sont, en effet, la conscience vivante de leur siècle. Ils portent dans leur esprit l'expérience morale du genre humain. A l'heure opportune, ils savent proférer la pensée juste de leur temps. Comme ils ne se sont point retranchés dans les sphères supérieures de la poésie, de la métaphysique, de l'art, ils vivent au sein des idées et des passions contemporaines. C'est vers eux qu'on se tourne quelquefois dans les moments difficiles; parfois aussi, quand ils parlent, on ne les écoute plus. Ils se sont habitués à toucher à tout parce qu'ils comprennent toutes choses. Leur jugement n'est jamais absolument faux, et leur opinion est toujours vraisemblable. Car ils raisonnent d'après des notions acquises depuis longtemps, idées générales et lieux communs auxquels les hommes reviennent sans cesse. Ils forment ainsi la chaîne d'une littérature, et c'est encore par eux que les littératures diverses se rejoignent et que la continuité intellectuelle s'établit entre les peuples et les races. Cet état d'esprit est tout classique, et c'est la culture classique qui le produit. Pétrarque, sur ce point, reprit l'œuvre littéraire que les héritiers latins des idées grecques, Cicéron et Sénèque, avaient accomplie; il la transmit aux lettrés florentins du XVe siècle et à Machiavel. Les premiers écrivains de la Renaissance ultramontaine, dans les Pays-Bas et en France, Érasme, Rabelais, Henri Estienne, n'ont fait que renouveler la fonction classique de la raison latine et italienne.

Pétrarque ne savait pas le grec, connaissait mal les auteurs grecs, entrevoyait vaguement Platon à travers saint Augustin, Homère à travers Virgile; mais il possédait bien presque toute la littérature romaine, surtout Virgile, Cicéron et Sénèque. Ces écrivains l'avaient ravi dès sa jeunesse. Son père l'envoya en vain aux écoles juridiques de Bologne et de Montpellier; Pétrarque préférait, à tout le Digeste, la moindre période cicéronienne. Le père jeta, sous ses yeux, Cicéron au feu; Cicéron lui en devint plus cher, comme un dieu outragé:

Questi son gli occhi de la lingua nostra[452].

A Vaucluse, loin du monde, il converse avec l'orateur romain et le cortége des grands ou beaux esprits que celui-ci entraîne à sa suite[453], Atticus, les deux Caton, Hortensius, Épicure. Il regrette que Cicéron n'ait pas connu le Christ et n'ait point été le premier Père de l'Église latine[454]. Il ne chérit et n'admire pas moins Virgile que Cicéron,

Eloquii splendor, Latiæ spes altera linguæ[455].

Déjà, cependant, il n'a plus pour lui la superstition de Dante. Il ne croit plus à l'enchanteur du moyen âge et lui reproche avec franchise les larmes trop faciles d'Énée et les faiblesses de Didon[456], de même qu'il relève en Cicéron l'inconstance et l'imprudence de l'homme politique, la confusion qu'il fit souvent de ses intérêts privés avec l'intérêt public, enfin un goût juvénile de la dispute qui ne convenait plus à ses dernières années[457]. En un mot, Pétrarque a le sens critique et il en use. Il en abuse même et ne craint pas d'élever Cicéron fort au-dessus de Démosthène qu'il n'a pas lu[458]. Mais, dans le cercle des Latins, il se sent à l'aise et comme au milieu de ses pairs; il les qualifie de nostri; il semble, à l'entendre, qu'il soit de leur temps et prenne part à leur conversation philosophique[459]. Dans son poëme de l'Africa, il reproduit, avec un sentiment assez juste du caractère romain, les événements héroïques de la République. Il écrit à ses amis Lélius et Socrate, qui sont ses contemporains; mais il écrit aussi à Cicéron, à Sénèque, à Varron, à Quintilien, à Tite-Live, à Pollion, à Horace[460]. Telle idée délicate qu'il ne peut exprimer, Cicéron, dit-il, la rendrait-il avec plus d'art que Pétrarque[461]? Aussi, emprunte-t-il sans effort aux Latins à la fois leur langue et leurs pensées. Toutefois, ne croyez pas qu'il les copie servilement. Il est de l'avis d'Horace et de Sénèque: l'écrivain qui butine sur les anciens doit imiter l'abeille: c'est au miel qu'on reconnaît son génie[462].

Dante avait écrit en latin; mais sa langue, aride quand il raisonne, abstraite même quand il s'émeut, n'a point d'accent personnel; tout au plus y retrouve-t-on parfois la tristesse emphatique ou la véhémence des prophètes de la Vulgate. Pétrarque est vraiment, malgré plus d'un solécisme, un écrivain de langue latine; si l'ampleur de ses périodes rappelle en général l'abondance de Cicéron, la forme subtile des propositions prises à part, où il condense d'une façon ingénieuse quelque pensée spirituelle, indique la préoccupation de modèles plus raffinés encore, tels que Sénèque ou Pline le Jeune. Ajoutez que cette prose aux lignes cicéroniennes est poétique non-seulement par l'éclat des images, mais par le rythme, par les débris de vers qui y roulent et le ton lyrique du discours. L'abeille de Vaucluse ne visite point seulement les orateurs, les historiens, les moralistes de Rome: elle s'arrête sur Virgile, Ovide et Lucrèce, et s'enivre de leurs senteurs[463].

Si la plume de Pétrarque court librement dans la prose latine, c'est que le moule de la vieille langue se prête aux habitudes classiques de son esprit. Il possède un art d'imitation incomparable. Ses lettres sur des sujets de morale reproduisent le plan et la méthode des lettres à Lucilius: d'abord l'objet particulier qu'il veut traiter, puis la dissertation philosophique qui s'y rapporte de plus près. La narration oratoire, entrecoupée d'exclamations et de grands gestes, lui vient avec une abondance extrême. Son récit du naufrage où périt Léonce Pilate rappelle la mélopée des Verrines: Capanée, Tullius Hostilius, Sophocle, Euripide accourent à son aide pour la parure littéraire du morceau[464]. Il est heureux quand il développe quelque maxime de la sagesse latine, sur le mépris de la mort, le néant de la vie, la pauvreté, l'exil, l'inconstance de la fortune, la fuite du temps, la vieillesse, la médiocrité dorée, la solitude, l'amitié, le déclin des bonnes mœurs, la malice ou la sottise humaine; si l'un de ses amis perd son fils ou sa femme, Pétrarque écrit une Consolation et cite tous les personnages de l'antiquité qu'une pareille infortune a frappés[465].

Mais ce grand artiste de beau langage n'est point un rhéteur. Il ne joue pas un rôle, il écrit comme il pense. Cette philosophie moyenne, qui n'est ni stoïque, ni épicurienne, répond à l'état de son âme. Pétrarque avait beaucoup d'imagination, mais l'expérience qu'il eut de la vie le préserva des excès de l'imagination. Le spectacle des choses contemporaines et les voyages ont contribué autant que les livres à l'éducation de son esprit. Il peut écrire sur l'exil et les retours de la fortune, lui dont le père a été chassé de Florence avec Dante, au temps de Charles de Valois. S'il développe cette pensée que le monde est vide d'hommes et plein de méchanceté, que la terre succombe sous le poids des calamités[466], rappelons-nous qu'alors l'Italie, délaissée par les papes et les empereurs, ravagée par la peste, les brigands et les Grandes Compagnies[467], est la proie de quelques aventuriers audacieux, tels que Castracani et Gaultier de Brienne et qu'elle se tourne anxieusement vers Charles IV, la dernière espérance de Pétrarque. Charles IV vint, en piteux équipage, «monté sur un roussin, comme un marchand de foire», objet de risée, passa un seul jour dans Rome et se sauva honteusement au delà des Alpes. Pétrarque a visité la France dès sa jeunesse et Paris en 1360, quand le roi Jean était prisonnier des Anglais, et la lettre qu'il adressa alors à l'archevêque de Gênes sur cet argument «que les choses du monde vont de mal en pis», n'est certes pas un exercice oratoire. «Non, je ne reconnais plus rien de ce que j'admirais autrefois... Ce riche royaume est en cendres[468].» Il vit au temps des premiers condottières et peut écrire une longue lettre sur les qualités du bon capitaine[469]. Il a bien le droit d'avoir une opinion propre sur le gouvernement des sociétés humaines, lui qui a tant voyagé et séjourné en des cités si nombreuses, Avignon, Montpellier, Bologne, Paris, Cologne, Naples, Rome, Gênes, Parme, Florence, Prague, Padoue, Milan, Venise. Il a vu de près le jeu de tous les régimes politiques, de toutes les constitutions républicaines: l'Empire, le Saint-Siége, la monarchie de Robert de Naples, le tribunat de Rienzi, les doges, les évêques souverains, les rois féodaux; il écrira donc son Prince, pour François de Carrare, tyran de Padoue. Il était vieux déjà, désenchanté de bien des choses et peut-être de la liberté: il se résignait à la tyrannie patriarcale et trouvait encore, sur ce point, pour rassurer sa conscience, quelques textes de Cicéron[470].

Les idées générales ne sont point les idées sublimes, et la philosophie morale, telle que les anciens l'ont faite, fondée sur le bon sens et l'expérience de la vie, n'a rien de commun avec le mysticisme. L'esprit classique est aussi l'esprit laïque. Pétrarque fut chanoine comme Marsile Ficin, mais du même diocèse, c'est-à-dire plus lettré encore que dévot, nullement ascète, d'un christianisme très-italien, indulgent et qui n'empiète jamais sur le domaine intellectuel. L'exemple de son frère, puis la vieillesse et la maladie l'ont ramené souvent aux préoccupations religieuses; mais, dans ce retour d'une âme délicate à la parole et aux promesses de Dieu, ne cherchez point une religion habituelle et profonde. Il se croit en règle avec sa foi quand il a déclaré qu'elle est la plus haute des philosophies et que le Christ est plus grand que Platon et tous les anciens sages[471]. Son traité De Contemptu mundi est plus empreint d'égoïsme que de charité; il y cite Cicéron et Sénèque plus volontiers que l'Écriture; s'il détache l'homme des choses, c'est moins pour le jeter, comme fait l'Imitation, dans les bras de Dieu, que pour le délivrer des ennuis et des labeurs du siècle. Le De Vita solitaria et le De Otio Religiosorum n'auraient été signés ni par sainte Catherine, ni par Dante[472]. La morale en est plus facile à suivre que celle des Pères du désert: tournez le dos au monde, si celui-ci vous tourmente; la solitude est bonne pour calmer les souffrances de l'âme, et, loin des bruits terrestres, dans une grande quiétude, la paix du sommeil est assurée.

VIII

A ce prix, l'on n'est point un saint, mais un homme d'esprit, d'âme sereine, et qui n'est point obligé d'être toujours d'accord avec lui-même. Pétrarque loue son ami Sacramoro de s'être fait cistercien, mais il détourne son ami Marcus d'entrer au couvent[473]. C'est qu'en réalité il n'a point sur la vie monastique d'idée absolue. Selon lui, c'est l'opportunité qui fait le moine. Un peu de scepticisme, un peu d'indifférence, et beaucoup de sagesse, tel est le fond de son caractère, et combien d'Italiens lui ressembleront! Mais l'habitude de chercher le côté utile ou vrai des choses contingentes, et de soumettre toutes les vues de l'intelligence à l'analyse, est une force pour l'âme. Il est bon de n'être point dupe, il est agréable de découvrir les misères et les ridicules de son prochain. Pétrarque a été un critique, presque un satirique. Il s'est moqué sans trop d'amertume des préjugés de son temps, de l'astrologie par exemple; il s'est moqué, non sans gaieté, des mœurs trop libres des cardinaux d'Avignon; il s'est moqué de ses amis péripatéticiens et averroïstes qui, chagrins de le voir si sincère chrétien et si rebelle à leurs doctrines, tinrent conseil à Venise sur ce cas singulier et conclurent qu'il était «un bon homme passablement illettré»[474]. On regrette qu'il ait été si dur pour les papes français; il les accuse d'avarice et nous savons qu'il a tort[475]. Mais ses victimes les plus pitoyables sont les médecins. «Tu m'écris, dit-il à Boccace, que, malade, tu n'as appelé aucun médecin; je ne suis point surpris que tu aies guéri si vite[476].» Il donne à Clément VI malade la même recette et lui rappelle l'épitaphe d'Hadrien: Turba medicorum perii[477]. Il ne croit pas à la médecine, mais il envoie au grand médecin Giovanni da Padova une consultation oratoire pour défendre contre la faculté son propre régime: de l'eau claire, des fruits et de la diète[478]. Babylone, Corinthe et Tarente n'ont-elles pas péri? L'homme est mortel, à quoi bon tenter de prolonger ses jours? Il boira donc de l'eau jusqu'à la fin.

Un écrivain de génie, que ses goûts portent vers la politique et la morale et qui sait unir ensemble la raison, la générosité et l'ironie, est une puissance dont l'action s'étend sur tout un siècle. Pétrarque fut le Voltaire de son temps. Il n'était pas, comme Dante, la voix d'un grand parti, il n'avait pas comme lui le prestige de la persécution; mais les âmes héroïques, quand leur cause est vaincue, n'ont guère de crédit près de ceux qui mènent le jeu du monde. Pétrarque ne s'engagea point dans la mêlée humaine; mais, de son poste tranquille d'observation, il encourageait ou gourmandait les combattants. Il fut l'hôte de Robert de Naples et des tyrans de Lombardie, le conseiller de Rienzi, le familier des papes; mais il n'appartint à personne, et l'un de ses plus vifs soucis fut toujours de se dérober aux patronages qui pouvaient inquiéter son indépendance[479]. Il respirait mieux sous les arbres de Vaucluse que dans les palais d'Avignon; plus il vieillit, plus il s'éloigna de la cité pontificale; il lui préférait Venise, la chartreuse de Milan, la solitude d'Arqua. Il avait refusé les dignités offertes par Clément VI et Innocent VI; aux sollicitations d'Urbain V, il répondit comme Horace à Mécène et ajourna sa visite aux calendes grecques[480]. C'est pourquoi, libre de tout engagement, il parlait librement à tous. On l'écoutait, on lui pardonnait ses paroles sévères ou railleuses[481]; les papes oubliaient les canzones à Rienzi; Charles IV ne se souvenait plus de son mépris, l'accueillait à Prague comme un prince et lui remettait le diplôme de comte palatin (1356). L'Église le combla de bienfaits; il fut chanoine de Lombez, de Parme, de Carpentras, de Padoue, prieur de Saint-Nicolas, près de Pise, et faillit être chanoine de Florence et de Fiesole; il fut conseiller de l'archevêque de Milan, Visconti, et son ambassadeur. Florence l'invita par lettres solennelles à visiter son université naissante; Paris lui offrit en même temps que Rome le laurier poétique; Clément VI lui confia une mission près de Jeanne de Naples. L'imitation de Cicéron lui réussit à merveille; les lettres lui donnèrent, avec la fortune temporelle, la maîtrise intellectuelle de son siècle.

IX

Elles lui donnèrent aussi le bonheur. La gloire, d'abord, qu'il feint quelquefois de dédaigner, mais qu'il a souhaitée toute sa vie et qu'il espérait fermement après sa mort[482]. N'a-t-il pas écrit, pour les temps à venir, sa propre histoire, son portrait et l'apologie de son esprit: Franciscus Petrarca Posteritati salutem[483]. «A quoi bon ce feuillage, dit-il à la veille de son couronnement, me rendra-t-il plus savant et meilleur? Faut-il répéter, avec le sage biblique: Vanité des vanités[484]?» Mais cette fête du Capitole a été l'orgueil de sa jeunesse, la joie de ses derniers jours. On l'a sacré poëte pour l'éternité. La poésie, l'enthousiasme lyrique, ont été la source de ses plus vifs plaisirs. Il a aimé l'Italie en poëte, épris surtout du passé, et s'il a partagé les rêves de Rienzi, c'est qu'il voyait dans le tribun comme une image des gloires romaines. Il a pleuré sur l'Italie déchirée par ses propres fils et outragée par les barbares, avec la tendresse d'un amant:

Italia mia, benche'l parlar sia indarno

Alle piaghe mortali

Che nel bel corpo tuo si spesse veggio[485].

Il a aimé Rome pour sa grandeur, son abandon, sa tristesse; il allait de temple en temple et de souvenir en souvenir, jouissant de l'antiquité, réveillant les morts et, du haut des ruines, contemplant le désert où dort la majesté de l'histoire[486]; et, comme Gœthe, il s'écrie: «Je suis si bien à Rome!» Il a goûté la nature comme Cicéron et Horace, pour la liberté de la solitude, la noblesse des spectacles. Comme les anciens, il s'enfuit dans les bois, sur les montagnes, afin de se retrouver lui-même, d'écouter l'écho de sa pensée, de lire et de converser avec ses auteurs favoris. Son paysage est moins grandiose que celui de Dante, il est plus détaillé, mieux disposé pour l'agrément du regard, comme ceux des peintres italiens. Il crée déjà le paysage classique, tel que Poussin le comprendra, colles asperitate gratissima, et mira fertilitate conspicuos, des fonds sévères, adoucis par la lumière, et, plus près, la parure des feuillages et des eaux courantes[487]. Fazio degli Uberti, dans son Dittamondo (1360), et Æneas Sylvius reprendront avec plus d'abondance encore cet art de la description dont les poëtes romains avaient donné à Pétrarque le premier modèle[488].

Pétrarque, qui consola tant de personnes, fut, à son tour, consolé par les muses de bien des peines, car cette vie si fortunée a connu plus d'un jour sombre. Son fils Jean lui fit longtemps regretter de n'avoir pas été plus rigoureusement fidèle au culte de Laure: paresseux, libertin, indocile, il mourut heureusement de la peste en 1361, à l'âge de vingt-quatre ans. Les affaires d'Italie affligeaient Pétrarque; aucun de ses vœux politiques ne s'était accompli; sous Innocent VI, il écrivait: «Des choses de cette Italie, je suis rassasié jusqu'au gosier[489].» Il lui restait, avec ses livres, l'amitié, sentiment exquis dont les lettrés délicats connaissent seuls toute la douceur, car elle est, en même temps que la communion des âmes, le commerce des esprits. Il en a parlé souvent, il l'a décrite d'après Cicéron; l'image des absents peuplait sa solitude; si ses amis se brouillaient entre eux, il les réconciliait[490]. Sa liaison avec Boccace, commencée en 1350, est d'un caractère touchant. Ces deux hommes de génie si différent s'unissaient dans l'amour commun de l'Italie, de l'antiquité et des beaux livres; ils se prêtaient des manuscrits et chacun pensait à la bibliothèque de son ami. Pétrarque grondait Boccace, payait ses dettes, l'invitait à se réformer, le priait ensuite de ne point être trop austère et trop dur pour lui-même. Ils se virent peu, mais s'écrivirent assidûment durant un quart de siècle. Boccace était pauvre et sa fortune préoccupait vivement Pétrarque, qui légua, dans son testament, cinquante florins d'or à son ami, regrettant de laisser si peu à un si grand homme.

Pétrarque vieillissait, survivant à beaucoup d'illusions, à sa maîtresse et à la liberté:

O caduche speranze, o pensier folli,

Vedove l'herbe, e torbide son l'acque

E voto e freddo'l nido, in ch'ella giacque,

Nel qual io vivo e morto giacer volli[491].

Malade, souvent retenu dans son lit, et sentant bien que sa fin est prochaine, il garde une ardeur d'esprit étonnante. «Je vais plus vite, je suis comme un voyageur fatigué. Jour et nuit, tour à tour, je lis et j'écris, passant d'un travail à l'autre, me reposant de l'un par l'autre.» «Il sera temps de dormir quand nous serons sous terre[492].» Au déclin du XIVe siècle, quand la confusion et la violence rentrent dans l'histoire, il a vu le premier une lueur d'aurore; au delà de Rome, de Virgile, de Cicéron, il retrouve et salue les modèles des Latins et la maîtresse de Rome, la Grèce. Il veut apprendre le grec; il l'étudie avec Barlaam d'abord, puis à Venise, sous la direction de Léonce Pilate, docte et répugnant personnage qu'il supporte et qu'il aime pour l'amour du grec. Il fait rechercher les manuscrits, il excite les jeunes gens, tous ses amis, Marsigli, Coluccio Salutati, Jean de Ravenne, Boccace, à propager l'étude de l'antiquité. Il demande à Nicolas Sygéros Hésiode et Euripide; il espère recueillir du naufrage de Pilate au moins un Euripide ou un Sophocle[493]. Il dort et mange à peine, travaille seize heures par jour, écrit encore la nuit à tâtons sur son lit. Mais il ne parvient pas à lire Homère! «Ton Homère, écrit-il à Sygéros, gît muet à côté de moi; je suis sourd près de lui; mais cependant je jouis de sa vue et souvent je l'embrasse[494].» Il légua ses manuscrits précieux à la république de Venise; puis il attendit, au soleil de son jardin d'Arqua, que la mort, dont il avait parlé en si beau style, vînt le visiter: elle ne tarda guère et respecta la grâce sereine de sa vieillesse; un matin d'été, on trouva le poëte endormi, le front couché sur un livre (1374).

X

Boccace survécut une année seulement à son ami. Il occupe, dans les origines de la Renaissance, une place moins haute que celle de Pétrarque. S'il sut un peu mieux le grec, il fut moins pénétré que lui par le génie latin. Son influence fut moins profonde aussi; comme celle de Pétrarque, elle ne fut pas toujours heureuse. Les imitateurs de l'un poussèrent à l'extrême le raffinement spirituel du Canzoniere et se perdirent dans les concetti; les disciples de l'autre abusèrent, en prose, de la période oratoire qui, dans le Décaméron, est déjà trop ample et monotone. L'esprit de Boccace n'avait point l'élévation de celui de Pétrarque. Il se répandit en des sens très-divers et se dépensa tantôt en romans, ses premières œuvres, imités des écrivains français, le Filocopo, la Teseide, le Filostrato, tantôt en poëmes allégoriques imités de Dante ou des Trionfi de Pétrarque, l'Amorosa Visione, le Ninfale Fiesolano. Emporté par sa passion pour Homère, il se hasarda sur le terrain de l'érudition pure; il écrivit, en mêlant au De natura Deorum les vues d'Évhémère, un traité sur la Généalogie des dieux, qui fut longtemps en Europe le livre le plus autorisé de mythologie. Il imita encore Pétrarque dans ses dissertations De claris mulieribus[495] et De Casibus illustrium Virorum; il écrivit des sonnets amoureux, fort élégants, que ceux de son ami ne doivent pas faire oublier. Enfin, il composa une Histoire de Dante et entreprit un Commentaire sur la Divine Comédie. Le 23 octobre 1373, il commença des lectures publiques sur ce poëme dont l'auteur avait été chassé et maudit par Florence. Songez que le professeur parlait en présence des fils et des petits-fils de ceux que Dante avait brûlés, marqués d'infamie ou béatifiés. Il employa deux années à expliquer les seize premiers chants de l'Enfer. Son élève Benvenuto d'Imola reprit à Bologne le cours interrompu par la mort du maître et continua le Commentaire «de la bouche d'or de Certaldo». Signalons enfin le zèle de Boccace pour la cause des études helléniques: il fit créer, par le sénat de Florence, une chaire de grec pour Léonce Pilate (1360), logea dans sa maison le professeur, et, quoique pauvre, le fournit à grands frais d'un Homère et d'un nombre considérable de manuscrits.

Littérateur, dilettante, curieux de critique et portant dans la critique autant d'imagination que d'inexpérience, esprit fort éveillé et libéral que le moyen âge occupe et que l'antiquité séduit, homme aimable et ami du plaisir, jucundus et hilaris aspectu, sermone faceto et qui concionibus delectaretur, selon Philippe Villani[496], tel apparaît d'abord Boccace. On ne saurait se le figurer dans la solitude de Vaucluse ou d'Arqua: c'est un homme de conversation que le mouvement, la gaieté et la licence d'une société polie mettent en belle humeur. La cour riante du roi Robert de Naples, où il passa les plus beaux jours de sa jeunesse (1326), était le cadre le plus propre à son génie. On y lisait des vers et les dames n'y étaient point trop farouches:

Che spesso avvien che tal Lucrezia vienvi,

Che torna Cleopatra al suo ostello[497].

Il y eut une aventure amoureuse, peut-être avec une fille naturelle de Robert: sur ce point, les demi-confidences qu'il nous fait en divers ouvrages sont assez confuses; au moins, sommes-nous assurés qu'il n'aima point une Lucrèce. Laure de Noves ne l'eût pas enchaîné longtemps. Boccace n'entendait rien au platonisme. L'aspect tragique de la vie réelle a pu quelquefois l'émouvoir un instant: il l'a bien montré dans ses Nouvelles les plus touchantes; mais la faculté romanesque était alors excitée plus vivement que le cœur, et l'homme d'esprit qui a placé le prologue du Décaméron dans les horreurs de la peste noire n'était certes point un philosophe porté à l'attendrissement. Ce Florentin, né à Paris, voyageur par goût, et qui vivait dans un temps où les lettres menaient à la politique, fut chargé de plusieurs ambassades en Italie, à Avignon, enfin, près de la première puissance morale du siècle, son ami Pétrarque. Quelques traits ironiques épars dans les Églogues[498], à l'adresse de Charles IV, sont les seules traces qui restent de la diplomatie de Boccace. Évidemment, il n'a pas mis, comme Dante et Pétrarque, tout son cœur dans le souci de l'intérêt national. J'oubliais qu'il fut prêtre, et lui-même il l'oublia souvent. De quelque côté qu'on l'observe, le caractère, l'originalité morale, l'homme, en un mot, se dérobe ou semble petit si on le compare à son siècle. Reste l'écrivain, le conteur et l'artiste, une des lumières de la Renaissance[499].

Nos vieux conteurs, dont il reproduit les histoires, lui ont fourni la matière d'une satire amusante de la société, des masques plutôt que des personnages, des appétits plutôt que des caractères et des passions, des farces populaires plutôt qu'une comédie lettrée. Les anciens conteurs italiens, et Sacchetti, son contemporain, n'ont guère amélioré cette littérature; Sacchetti, brave bourgeois florentin, ne connaît que les bons tours dont on se gausse dans le petit monde de Florence. Il les rapporte platement et vite, et souvent ses Contes sont assez ennuyeux. Boccace est un inventeur. Il écrit pour les délicats, et ses récits ont l'ampleur qui convient à la conversation soutenue. Les dames l'écoutent, ou même il les fait parler; il jette donc comme un voile léger de périphrases et de métaphores sur ses tableaux les plus libres; mais le voile y est, et tout est là; l'art du conteur n'est point chaste, mais sa langue a tant d'esprit! Enfin, le vieux thème du fabliau, la sottise humaine dupée, bafouée, les libertins pris au piége de leur convoitise, le triomphe des habiles, de Renart, bientôt de Panurge, entre les mains de Boccace, devient une comédie italienne où se glissent çà et là quelques Français très-dignes de paraître dans le drame. Boccace connaît à fond Florence et Naples: ses histoires les plus piquantes, ses comédies de caractère sont donc napolitaines ou toscanes. Le Florentin Bruno ou Buffalmaco, fin comme l'ambre, sceptique, l'esprit très-délié, se joue gaiement des choses les plus augustes: ceux-ci, trois jeunes compères, trouvent le moyen d'enlever à un juge sa culotte, en pleine audience, dans le sanctuaire même de la justice. Ils n'ont point trop peur de l'Enfer qu'ils voient en peinture dans leurs églises; j'ai déjà parlé de la confession in extremis de Ciappeletto. Ils percent à jour le charlatanisme de leurs moines prêcheurs. Deux bons plaisants ont remplacé, dans la boîte aux reliques de frère Oignon, la plume de l'ange Gabriel par une poignée de charbons. Le moine, devant les fidèles de Certaldo, ouvre dévotement, entre deux cierges, la sainte boîte: à la vue des charbons, soupçonnant quelque tour de son valet, il se recueille, puis parle des reliques étonnantes que lui a montrées le patriarche de Jérusalem, telles qu'un doigt du Saint-Esprit et la sueur de saint Michel; ils ont échangé leurs doubles, et, la fête de saint Laurent tombant ce jour même, frère Oignon présente, à ses ouailles, les charbons du saint gril. Le Napolitain de Boccace, moins civilisé, d'une fourberie plus dangereuse, fier-à-bras, et d'une main fort habile, l'ancêtre de Scapin, est pareillement pris sur le vif. Le conte d'Andreuccio est un tableau complet de mœurs parthénopéennes. Celui-ci, un Pérugin, se voit dépouillé de ses écus par une courtisane qui prétend être sa propre sœur; il s'enfuit de nuit, à la suite d'un accident d'une trivialité toute rabelaisienne, échappe à un coupe-jarret à barbe noire, amant de la dame, tombe entre les mains de voleurs qui le plongent dans un puits pour le laver, puis l'emmènent à la cathédrale, afin d'alléger de ses bijoux l'archevêque enterré la veille dans son église; ses associés, l'opération faite, laissent retomber la pierre du sépulcre sur Andreuccio qui doit attendre d'autres voleurs que conduit un prêtre: il tire celui-ci par une jambe, effraye la brigade et s'esquive enfin, muni du rubis épiscopal. Son aubergiste lui conseilla de quitter Naples au plus tôt, ce qu'il fit sagement; mais il garda le rubis[500].

La comédie de mœurs aurait pu sortir directement de ces contes si gais: l'Italie n'aura pas cependant de théâtre comique avant le XVIe siècle, et encore ce théâtre sera-t-il moins gai que le Décaméron. De même, ce recueil présentait des sujets pour le drame pathétique dans les Contes tels que Grizélidis et le Faucon. Le drame ne vint point et même cette source d'émotion désintéressée, que Boccace avait ouverte, sembla longtemps se dérober; elle reparut dans l'Arioste, par exemple dans l'épisode de Cloridan et Médor cherchant de nuit, sur le champ de bataille, parmi les morts, leur roi Dardinel. La Renaissance, qui goûtait Virgile, n'a point retenu du poëte le don des larmes, de la pitié généreuse. C'est une raison de signaler en Boccace comme une trace virgilienne qui lui fait honneur. On aime à retrouver, dans le Décaméron, la délicatesse morale de ses sonnets[501].

Mais l'Italie dut se reconnaître bien mieux dans la Fiammetta. Ce petit roman a exprimé, en une langue mélodieuse, les passions de l'amour, telles que la Renaissance les entendait. Une sensualité effrénée s'y fait sentir, mais la blessure du cœur y est aussi enfiévrée que le délire des sens. C'est une histoire très-simple que cette «Élégie de Madame Fiammetta, dédiée par elle aux amoureuses». Elle était mariée et fut longtemps «contente de son mari, tant qu'un amour furieux, avec un feu jusqu'alors inconnu, n'entra pas dans son jeune esprit». Un jour, dans une église, elle aperçoit un beau jeune homme; une passion foudroyante s'empare d'elle, elle ne pense plus qu'à l'inconnu, le cherche partout dans Naples, se consume d'ardeur et d'angoisse; elle le possède enfin. Une nuit, Panfilo lui confesse que son père le rappelle auprès de lui impérieusement. L'absence ne sera point longue; mais déjà la jalousie a piqué Fiammetta: si, loin d'elle, il en aimait une autre! «Alors, mêlant ses larmes aux miennes, et pendu à mon cou, tant son cœur était lourd de douleur», Panfilo se lia par les plus doux serments. «Je l'accompagnai jusqu'à la porte de mon palais, et, voulant lui dire adieu, la parole fut ravie à mes lèvres et le ciel à mes yeux...» Elle l'attendit avec une impatiente espérance, pleurant, baisant ses gages d'amour, relisant ses lettres, ardente de le reprendre[502], mais Panfilo ne revint plus. Le fourbe, lui dit-on un beau jour, s'était marié. Fiammetta éclate en rage, en sanglots, en imprécations; puis, brisée, elle embrasse un fantôme d'espoir, se dit que ce mariage a peut-être été forcé, qu'elle le reverra bientôt; elle lui demande pardon de ses colères, tout en songeant amèrement aux joies de la nouvelle épouse; elle a perdu le sommeil, la fièvre la brûle, elle néglige sa parure; on l'emmène, toute languissante, sur les bords du golfe de Baïa, mais aucune fête ne distrait sa souffrance, sa beauté s'évanouit peu à peu, elle s'éteint et souhaite de mourir. Elle était réservée à un tourment encore plus cruel: Panfilo ne s'était point marié, mais avait seulement changé de maîtresse. Fiammetta, désespérée, se laisse arracher par son mari le secret de sa passion; elle rejette les consolations de sa nourrice qui l'invite à prendre un autre amant; elle a des accès de fureur folle. Elle écrit cependant encore sa lamentable histoire pour les «pietose donne». «O mon tout petit livre, qui semble sortir du tombeau de ta maîtresse!» Il eût gagné à être plus petit encore, car Boccace l'a gonflé d'une mythologie qui lui paraissait neuve et que nous jugeons bien vieillie. Otez de la Fiammetta Apollon, tout l'Olympe, les Parques, Phèdre, Médée et Massinissa, il restera une peinture singulière des passions de l'amour, la plus saisissante peut-être de la Renaissance tout entière.

XI

L'Italie vit naître l'histoire au temps même où ses premiers poëtes et ses premiers romanciers portaient une vue si pénétrante dans les replis du cœur humain. Un siècle et demi avant Philippe de Comines, ses chroniqueurs avaient renouvelé par la critique, par les notions générales et le sens politique, la vieille chronique du moyen âge.

C'est encore Florence qui fonda en Italie la littérature historique, et, dès l'origine, elle y fut maîtresse[503]. Au XIIIe siècle, elle eut Ricordano Malispini. L'histoire commençait avec autant de bonne volonté que de candeur. Ricordano a cherché, dans les archives de Rome et de Florence, les origines des familles florentines[504], mais il a trouvé dans son imagination les origines du monde, de l'Italie, de la Toscane, de Florence. Il débute par Adam, le roi Nimis, «qui a conquis tout l'univers»; la tour de Babel, d'où sortirent 72 langues; Troie, bâtie par Hercule; Énée, père de Romulus; Catilina et César, qui ont guerroyé au pied de Fiesole, enfin l'Empire franc. Le roman chevaleresque occupe un bon tiers de la Chronique. Mais, dans le reste, il y a des lueurs d'histoire. Ce Florentin s'intéresse déjà aux signes extérieurs, sinon aux causes de la prospérité communale de sa ville; il note le développement des fortifications et des fossés, la mesure originelle du mille toscan, la topographie des vieilles familles dans les murs de la Commune[505]. Enfin, il voit déjà plus loin que ces murs mêmes. Il a une idée vague du concert de l'histoire italienne et met en lumière le rôle de Frédéric II, «qui fut hardi, franc, de grande valeur, très-sage par les lettres et le sens naturel, mais dissolu; il s'adonna à toutes les délices corporelles et mena une vie épicurienne. Ce fut la cause principale de son inimitié contre les clercs et la sainte Église.» Et Malispini n'oublie pas de rappeler l'éclipse de soleil, en 1238, qui présageait clairement la lutte de Frédéric contre le Saint-Siége[506].

Le progrès est très-grand en Dino Compagni[507]. Celui-ci est déjà un historien. Son œuvre n'est pas une juxtaposition de faits, mais un ensemble; l'unité de la vie publique de Florence, dont l'apparente confusion répond à un conflit d'intérêts et de passions simples, reparaît dans sa Chronique, tableau animé du grand duel guelfe, des Noirs et des Blancs. Il n'entreprend point d'écrire l'histoire universelle, il dédaigne les fables romanesques et les traditions poétiques[508]; son objet est limité à une période de trente-deux ans (1280-1312), au temps où il a vécu, où il a lutté pour la liberté et la paix de sa ville. En dehors de cette période, il ne mentionne, à Florence, que l'attentat d'où est sorti le signal des guerres civiles; en dehors de Florence, il ne relève, dans l'histoire italienne, que les faits qui ont agi sur l'histoire florentine. C'est un bon citoyen qui, au-dessus des querelles de partis, place l'intérêt supérieur de la Commune: son cœur droit est révolté par les entreprises des factieux qui, flattant les passions viles de la foule, ne cherchent, sous le prétexte de la liberté, qu'à satisfaire leurs convoitises[509]. Dans un temps de violences, attaché par goût et par les fonctions de sa vie politique à la réforme bourgeoise de Giano della Bella, c'est-à-dire à un régime fondé sur l'oppression des nobles, il fut un modéré; lorsque, nommé gonfalonier de la justice, il dut procéder à la démolition des maisons condamnées par les Ordonnances, il le fit malgré lui, pour obéir à la loi, mais ne tarda pas à juger sévèrement la loi elle-même; puis, quand le tribun tomba sous les coups des grands unis à la populace florentine qui ne lui pardonnait point sa police sévère, Compagni le défendit au nom de ses intentions droites. «Il eût mérité une couronne pour avoir puni les bannis (sbanditi) et les malfaiteurs qui se réunissaient sans crainte des lois, mais sa justice était qualifiée de tyrannie. Beaucoup disaient du mal de lui par lâcheté (per viltà) et pour plaire aux scélérats[510]

On aperçoit l'idée qui a dominé dans la vie publique de Dino et a été la lumière de son histoire: il déteste la démagogie, chefs et soldats, non-seulement pour leurs fureurs et le trouble de la rue, mais pour le danger qu'ils font courir à la liberté véritable. Il se méfie de la pitié que les chefs du parti populaire affichent pour les souffrances du peuple qu'ils excitent contre les prieurs par le tableau pathétique des charges et des impôts. «Les pauvres gens, disait Corso Donati, sont vexés et dépouillés de leur subsistance par les impôts et les droits (libbre), tandis que certains autres s'en emplissent la bourse. Qu'on voie un peu où est allé tout cet argent, car on ne peut pas avoir tant dépensé à la guerre. Il demandait ces choses avec beaucoup de zèle devant les Seigneurs et dans les conseils.» Mais Compagni comprend que Rosso della Tosa, en favorisant les bourgeois, et Donati, en s'attachant le peuple maigre, pensaient à créer, chacun à son profit, un pouvoir indépendant et absolu, «dans le genre des seigneuries de Lombardie»[511]. La tyrannie du duc d'Athènes et le principat des Médicis lui ont donné raison.

L'éternelle histoire lui donne raison. Cet honnête gonfalonier florentin, qui n'a point pâli sur la Politique d'Aristote et n'a point lu trois vers d'Aristophane, découvre, d'une vue très-sûre, le point faible des démocraties, la séduction du sophiste, audacieux et beau parleur, qui caresse les foules et dirige, par l'éloquence du carrefour, leurs caprices et leurs haines, le «Paphlagonien» d'Athènes, Dino Pecora, le terrible boucher de Florence, «qui persuadait aux Seigneurs élus qu'ils l'étaient par ses œuvres, promettait des places à beaucoup de citoyens», «grand de corps, hardi, effronté et grand charlatan (gran ciarlatore)»; d'autre part, le magistrat révolutionnaire, le podestat Monfiorito, pauvre gentilhomme poussé au pouvoir par le hasard des circonstances, qui fait «que l'injuste est le juste, et le juste l'injuste», suit en tremblant la volonté de ses maîtres, et tombe bientôt, misérablement précipité par le dégoût de la conscience publique[512]. Cependant, si Compagni aperçoit le mal de Florence, son expérience et sa réflexion historiques sont trop courtes encore pour qu'il cherche à en trouver le remède, c'est-à-dire le tempérament libéral des institutions, la garantie des libertés civiles pour tous les ordres de citoyens et l'inviolabilité de la loi. La notion de l'histoire est encore empirique, comme la pratique du gouvernement populaire: il faut descendre jusqu'à Machiavel et Guichardin pour rencontrer une vue philosophique sur les conditions vitales des sociétés italiennes. Deux siècles encore de révolutions florentines aboutiront, d'une part, au Discours de Machiavel sur la Réformation de l'État de Florence, et à cette maxime triste «qu'on ne contentera jamais la multitude, la universalità de cittadini, à quali non si satisfarà mai»; d'autre part, aux profondes analyses de Guichardin sur le régime de sa cité, les changements et les réformes de ce régime[513]. Dino, dans l'effarement général qui précède l'entrée de Charles de Valois, invite naïvement ses concitoyens, réunis au Baptistère, à renoncer à toutes leurs querelles et à s'embrasser, au nom du salut public, sur les fonts où ils ont reçu l'eau du baptême[514]. Enfin, après la mort de Corso Donati, on crut que l'ordre pourrait être rétabli si un bras assez fort se levait sur la Toscane. Dino, guelfe d'origine et d'instinct, se tourne, ainsi que Dante, vers Henri VII et l'appelle, non-seulement comme Empereur universel, mais comme suprême justicier et vicaire armé de Dieu. Les dernières paroles de la Chronique annoncent aux mauvais citoyens que le jour du châtiment approche[515].

Compagni, par la forme et la vie de son œuvre, fait présager les compositions historiques du XVIe siècle beaucoup mieux que les Villani. Son récit se déroule avec une suite rigoureuse, s'arrêtant à toutes les scènes caractéristiques des événements, mettant en lumière les personnages, la figure, le caractère, le geste et le génie des acteurs principaux, reproduisant leurs discours sans préoccupation classique, comme Machiavel[516], mais sincèrement, avec les mots énergiques et les pensées brutales. L'histoire, en Italie, retrouvait, à ses débuts, par le sens qu'elle avait de la réalité, le mouvement et l'éloquence des historiens latins. Déjà même elle savait, à l'exemple de ceux-ci, détacher des épisodes isolés, et, par l'entrain du récit et le trait vif des discours, leur prêter un intérêt semblable à celui qui s'attache aux plus grands ensembles. Cet art de la narration épisodique, que Machiavel portera si loin, s'est montré, d'une façon intéressante, au commencement du XIVe siècle, dans la guerre de Semifonte, de Pace da Certaldo[517].

Giovanni Villani semble d'abord, par la disposition et le vaste horizon de sa Chronique, revenir en arrière, tantôt vers la sèche compilation du moyen âge, tantôt vers l'histoire aventureuse de Malispini qu'il a pillé sans aucun embarras. On est tenté de se méfier de ce Florentin qui déroule les annales de l'Occident en même temps que celles de la Toscane, passe brusquement les monts et les mers d'un chapitre à l'autre et ne manque jamais de consigner gravement les éclipses et les comètes, dans leurs rapports avec les événements politiques, selon les astrologues, qu'il respecte fort. Ainsi, la comète de 1321 (ou 1322?) coïncida avec la mort de Philippe le Long de France, «homme doux et de bonne vie»[518]. Mais, dès qu'on arrive aux faits dont Villani a été le témoin, on est frappé, sinon toujours de son esprit critique, au moins de sa largeur d'esprit, de son sens droit et fin, de sa curiosité très-digne d'un historien, et de certaines vues jetées sur les intérêts publics qui n'ont plus rien du moyen âge.

Il tient à la Renaissance par plus d'un côté. C'est un lettré qui ne fait point mauvaise figure dans le siècle de Pétrarque. A Rome, en présence des antiquités, il a feuilleté Virgile, Salluste, Lucain, Tite-Live, Valerius Flaccus, Paul Orose, «et autres maîtres d'histoire qui ont décrit les petites comme les grandes choses». Ces vieux modèles ont suscité son génie, et le sentiment qu'il a de la décadence de Rome lui inspire le projet de raconter «pourquoi Florence est en train de monter et de s'élever à la grandeur»[519]. C'est un voyageur, comme Pétrarque, que ses intérêts ont conduit un peu partout, notamment en France et en Flandre[520]; il connaît le monde et mieux encore Florence; il a été prieur en 1316, 1317 et 1321, et a contribué à réconcilier la Commune avec Pise et Lucques; il fut préposé à l'office des monnaies, à la construction des remparts; il s'est battu, en 1323, contre Castruccio; il a été l'otage de Martino della Scala; il a même passé quelque temps dans les prisons de sa chère cité. Il est bourgeois, guelfe par conséquent; très-riche, modéré par conséquent, et ami de l'ordre public; les violents lui font horreur et aussi les émeutes qui passent en face de son comptoir; la démagogie, les tribuns du peuple gras, la primauté des artisans, de «la gente nuova», le saint Empire, les partis extrêmes, la politique idéale et la fausse monnaie ne sont point son affaire: il aime l'Église et le Saint-Père, mais sans fanatisme, et trouve bon que Florence s'allie aux gibelins contre le pape, le jour où celui-ci menace les franchises de la Commune. Il n'a point d'ailleurs, contre ses adversaires, pourvu qu'ils soient des modérés comme lui-même, de prévention théorique; son expérience de la vie est une cause d'indulgence, quoi que dise Tiraboschi; il juge les hommes avec bienveillance parce qu'il en pénètre le caractère avec finesse. En deux mots, par exemple, il définit le génie de Dante: «il n'avait point l'esprit laïque, non bene sapeva conversare co' laici[521].» Son parti, c'est Florence d'abord, représentée par les «savi cittadini mercatanti», et puis, la maison des Villani. Les faillites des Peruzzi et des Bardi lui paraissent le plus grand des malheurs[522]; leur chute entraîna les Accajuoli, les Bonnacorsi, les Cocchi, les Corsini, toutes les petites banques, toute l'industrie et le commerce, et la fortune de Villani.

Il fut ruiné, mais son dommage personnel lui parut peu de chose en comparaison du désastre général. Car Villani, qui n'est point un poëte et ne se soucie guère des deux «grands luminaires», a le sentiment très-juste des causes qui ont produit la grandeur de Florence. Une économie politique inconsciente forme son originalité d'historien. Pour lui, le budget, la prospérité du commerce et tous les modes de la richesse publique et privée révèlent la bonne santé ou le malaise de l'État. Il nous a conservé, par chapitres de recettes et de dépenses, le budget de la Commune pour l'an 1343. Il a relevé la statistique de la prospérité florentine, la topographie de la ville, ses ressources militaires, ses habitants laïques et ecclésiastiques, le nombre des naissances par année, la proportion d'enfants aux diverses écoles, les églises, paroisses, abbayes, monastères, hospices, les boutiques de l'art de la laine, leur production, la valeur en florins de leurs marchandises, le chiffre de leurs ouvriers. Villani s'élève peu à peu de l'idée de la richesse à l'idée de la civilisation, de ses causes et de son avenir. «Je veux laisser à la postérité le témoignage de la fortune publique, des causes qui l'ont accrue, afin que, dans l'avenir, les citoyens sages aient un point de départ fixe pour ajouter à la prospérité de Florence.» S'il respecte la richesse, il en redoute l'abus; s'il est fier de l'aspect de sa ville, qui semble de loin aux étrangers magnifique comme Rome, il blâme le luxe excessif des citoyens et les budgets trop gonflés de la Commune. «Si la mer est grande, grande est la tempête, et si le revenu augmente, la mauvaise dépense monte à proportion[523].» Par la notion du crédit et la question de l'impôt, il explique le trouble social et la chute de la liberté, comme l'avait fait Compagni par ses vues de morale politique[524]. Vers la fin de sa Chronique éclate, dans le tumulte d'une émeute, ce cri que tant de révolutions ont entendu depuis le XIVe siècle: «Vive le petit peuple! Mort aux gabelles et au peuple gras! Viva il popolo minuto! E muojano le gabelle e'l popolo grasso[525]

Il mourut de la peste de 1348 et laissa à son frère Matteo le soin de continuer son histoire. Celui-ci est encore un financier, et il nous explique l'organisation de la dette publique, le Monte, qui fut consolidée en 1345, après la guerre de Lucques[526]. Matteo est un conservateur plus résolu peut-être encore que Giovanni. Ses inquiétudes guelfes tournent volontiers au pathétique. Il redoute l'ascendant du peuple d'en bas, regarde avec regret vers le passé qui, pour lui, est l'ère de la vertu et du patriotisme, et juge sévèrement, en larmoyant un peu, les vices de ses contemporains que la peste de 1348 n'a point ramenés «à l'humilité et à la charité catholiques»; au contraire, ils sont si heureux d'avoir survécu qu'ils se plongent dans la débauche, le jeu, la paresse, tous les péchés capitaux. C'est pourquoi Matteo intitule un chapitre: «Comment les hommes furent alors plus mauvais qu'auparavant[527].» La corruption électorale, les cadeaux et les banquets offerts par ceux qui briguent le suffrage populaire, lui semblent le comble du scandale; désormais, dit-il, les magistratures, d'où sont exclus les honnêtes gens, n'appartiennent qu'aux plus indignes[528]. Son fils Filippo eut plus de sang-froid. Il reprit le récit de son père et de son oncle jusqu'en 1364. Ce chroniqueur qui, dans ses Vies des hommes illustres de Florence, paraît imiter Plutarque par le détail consciencieux et la bienveillance de son observation, tire volontiers, des faits qu'il rapporte, des leçons de bonne politique et des maximes générales. C'est déjà, dans son enfance, l'art de Machiavel[529].

En Donato Velluti, cet art fait encore de nouveaux progrès. La diplomatie, qui sera un jour la gloire de Florence, entre avec lui dans l'histoire florentine[530]. Velluti, dont la Chronique s'étend de 1300 à 1370, sort d'une famille ancienne, enrichie au XIIIe siècle, et lui-même il a tenu des emplois considérables; cependant, il représente le popolo minuto, la démocratie inférieure que les trois Villani voyaient avec tant de déplaisir, à chaque crise politique, maîtriser davantage et troubler Florence. Il est de ces hommes qui, devant choisir entre la liberté et l'égalité, sacrifient la liberté et courbent assez facilement la tête sous un joug, pourvu que ce joug pèse sur toutes les têtes. Il s'est résigné à servir le duc d'Athènes qui l'a fait prieur, puis avocat des pauvres. Il n'aime pas le tyran, l'aventurier français, mais il déteste encore plus l'aristocratie et consentirait à la rupture des ponts et à la constitution d'une Florence plébéienne d'Oltrarno isolée de la vieille ville[531]. Homme habile, d'ailleurs, il cherche d'où vient le vent; la goutte, dont il se plaint sans cesse, lui sert à garder la chambre aux heures difficiles; il prévoit la chute prochaine de son duc, et se détache de lui très-doucement[532], ne lui demande plus rien et ne va plus au palais que pour la messe, aux grandes fêtes seulement; il fait sa révérence, glisse et disparaît. Les petites intrigues, les entreprises contre les cités de Toscane, les guerres de clocher à clocher, les traités, les négociations secrètes avec l'envoyé de Charles IV[533], toutes ces affaires de second ordre, auxquelles il a été mêlé, font la joie de Velluti; il les raconte avec minutie. Mais ces petits événements n'étaient-ils pas la trame même de l'histoire florentine? Florence, au temps de Machiavel, retrouvera des intérêts semblables auxquels le secrétaire d'État appliquera tout son esprit[534]. Déjà les chroniqueurs du XIVe siècle ont marqué les principales lignes du plan que les compositions d'histoire reproduiront, au XVIe, avec plus d'unité et de grandeur; l'analyse des intérêts économiques, du caractère et des passions des classes, les vicissitudes de la liberté véritable, le sens moral et le sens diplomatique, la recherche des causes secrètes sous les effets visibles.


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