Les origines de la Renaissance en Italie
La littérature italienne a connu deux Renaissances, séparées l'une de l'autre par un siècle environ, et que rattache l'une à l'autre le grand travail des humanistes, des antiquaires, des platoniciens. La Renaissance des arts s'est développée sans aucune interruption, pour ainsi dire, jusqu'à la fin du XVIIe siècle. C'est par la peinture qu'elle s'est manifestée avec le plus d'éclat: au XVIe siècle, il n'est aucune province, aucune cité civilisée qui n'ait son école; pour un foyer qui s'est affaibli, tel que Pérouse, dix se sont allumés au rayonnement de Florence, de Venise, de Rome, de Milan, de Bologne. L'Europe reçut alors les leçons de l'Italie, mais l'Italie avait d'abord pris celles de Florence, de Pise, de Sienne. C'est toujours à la «ville des fleurs» et à la Toscane qu'il faut revenir, car c'est de là que partirent les principaux courants de l'esprit humain.
I
Les Italiens n'ont inventé aucun principe nouveau, aucune forme nouvelle d'architecture: tous les éléments de cet art leur sont venus du dehors, ou par la tradition latine et nationale: la colonnade et l'entablement grecs, le cintre romain, la coupole romaine ou byzantine, l'ogive arabe ou normande, la basilique des premiers siècles, l'église romane, le pilier et le chapiteau byzantins ou arabes, le château fort féodal. Ils avaient sous leurs yeux, en Sicile, les monuments grecs, dans toute la péninsule, les monuments romains. Cependant, ils se sont longtemps abstenus de l'imitation rigoureuse des ordres antiques. Ce n'est guère qu'après Brunelleschi et Leo Battista Alberti qu'ils ont adopté le style gréco-romain, librement façonné, sans préoccupation d'archéologie, mais non sans emphase; ce style, que l'Europe a le plus imité dans la Renaissance, dès le XVIIe siècle, marque l'originalité la moins grande de l'architecture italienne. La ligne véritable de l'Italie a été surtout romane, c'est-à-dire dérivée directement de l'art romain, et fidèle aux principes de solidité, de gravité de celui-ci. Le lombard de la seconde époque, à partir du XIe siècle, qui donne son nom aux monuments italiens jusqu'à la fin du XIIIe, est identique avec le roman. Lorsque le gothique apparaît avec ensemble, vers l'an 1300, il est obligé de se discipliner conformément au génie raisonnable de l'architecture antérieure. «Le plein cintre se maintint auprès de l'ogive dans toutes les constructions religieuses» de la fin du moyen âge[535]. Le goût italien, habitué à la ligne horizontale, répugnait aux élans vertigineux du gothique; il ne consentit pas à renoncer à la proportion juste entre la hauteur et la largeur des édifices[536]; il acceptait l'ogive pour les façades, les fenêtres et les portails; mais le plan intérieur des églises conservait l'arc plein cintre, les voûtes d'arête ou les poutres horizontales, les colonnes rondes, la corniche régnant autour du monument. Le gothique italien repousse la végétation touffue du gothique septentrional et les effets compliqués; comme il garde les vastes surfaces planes, il n'a pas besoin, pour se soutenir, de l'armature des contreforts[537]. Les pignons isolés, à la forme aiguë, de nos églises, descendent ici jusqu'aux lignes moins ambitieuses des toits à l'italienne, modification que Nicolas de Pise appliqua à Saint-Antoine de Padoue, et Simone Andreozzi à l'Ara-Cœli[538]. N'oublions pas la solidité des matériaux. Une église de marbre, appuyée au dedans sur des piliers de marbre ou de porphyre, défie l'action des siècles. La cathédrale de Milan, qui est du gothique pur, mais toute en marbre, durera plus longtemps que Notre-Dame.
On peut dire que l'art ogival fut beaucoup moins, en Italie, un système d'architecture qu'un principe d'ornementation. Les Italiens l'ont reçu des Normands ou des ultramontains, de même qu'ils ont pris aux Arabes de Sicile l'arcade et la colonne orientales, non pour copier un art singulier, mais pour se l'assimiler et en tirer une parure. Les Normands siciliens eux-mêmes n'avaient-ils point adapté de la sorte à leurs formes architectoniques tout ce qui, dans l'art des Byzantins et celui des Arabes, pouvait s'y appliquer sans discordance[539]? C'est ainsi que Venise, qui se préoccupe moins de l'unité harmonieuse que de l'éclat de ses monuments, à son palais ducal (XVe siècle), fait reposer, sur les arcades presque romanes d'une première colonnade aux fûts robustes, la légère galerie trilobée, de style arabe, du premier étage, et celle-ci supporte, à son tour, la masse pleine du reste de l'édifice, percée seulement de quelques fenêtres ogivales. De même, dans Saint-Marc (XIe siècle), les Vénitiens n'ont conservé de Sainte-Sophie que l'inspiration générale et le décor, mais ils ont modifié profondément le plan très-simple de l'église byzantine. L'architecture italienne de la première Renaissance recherche la séduction pittoresque: au temps même des premiers sculpteurs et des premiers peintres, elle est, par la pureté de ses proportions, la richesse et la finesse de ses ornements, une sculpture et une peinture. Les peintres eux-mêmes et les sculpteurs, Giotto, Nicolas et Jean de Pise, Ghiberti sont au premier rang des architectes de leur âge. Les trois arts concourent si bien ensemble que les monuments d'architecture semblent disposés pour le plus grand avantage des sculpteurs et des peintres. On sent qu'une race spirituelle s'est éveillée, qu'elle a chassé les rêves sévères du moyen âge, qu'elle goûte à la vie et s'éprend de la beauté. Elle va retoucher et égayer ses vieilles églises, et surtout en construire de nouvelles. Si Jacopo, un architecte qui vient de l'Allemagne, de la Valteline ou de la haute Lombardie[540], élève, sur la colline d'Assise, l'église romane de Saint-François, basse et sombre comme une crypte des bords du Rhin, il édifie tout aussitôt, sur la voûte même de l'austère monument, l'église supérieure, ogivale, lumineuse et joyeuse, châsse splendide pour les reliques de l'apôtre[541]. La nef élancée, les faisceaux de sveltes colonnes qui reçoivent, sur d'élégants chapiteaux, les nervures des voûtes revêtues d'arabesques, l'azur céleste étoilé d'or des voûtes, les peintures qui ornent toutes les surfaces, et les vitraux d'émeraudes et de rubis rappellent notre Sainte-Chapelle[542]. Giotto la décore de fresques, mais il peint aussi, dans l'église ténébreuse, entre le chœur et la nef, le Triomphe et les vertus de saint François[543]. Cependant, ces églises, qui réservent pour le sanctuaire seul toutes leurs richesses pittoresques, répondent moins au goût italien que les nobles cathédrales de Pise (XIe et XIIe siècles), de Pistoja (XIIIe), d'Arezzo (XIIIe), d'Orvieto (de 1290 au XVIe siècle), de Sienne (la façade, fin du XIIIe), de Lucques (XIIe et XIIIe), de Florence (XIVe). Ici, conformément à la tradition antique, l'œuvre d'art se manifeste surtout par le décor extérieur; mais le décor n'est point, comme dans nos églises du nord, un accident que la fantaisie de l'artiste multiplie ou exagère à mesure que le style devient moins pur. Car il tient intimement au noyau architectural, il est l'édifice lui-même, ou tel membre de l'édifice, et il ne serait pas possible de l'en détacher. C'est pourquoi il procède toujours, à la façon antique, par la répétition, le groupement, en un mot, par le système des formes décoratives. S'il se multiplie, c'est pour faire un ensemble logique et produire une impression d'ensemble. Prenez les monuments de Pise, le Dôme, le Baptistère, le Campanile. Tous les trois, ils répètent la même idée architecturale, variée selon l'époque de leur construction: c'est ainsi qu'un élément ogival paraît au Baptistère et à la coupole du Dôme; mais le motif est, au fond, identique en chacun: sur une première assise d'arcades aveugles, aux colonnes engagées, s'élèvent, à la façade du Dôme, quatre étages de colonnades; à la Tour penchée, six; au Baptistère, un seulement. L'édifice, dépouillé de cet appareil, se tiendrait debout, mais ses proportions seraient rompues, sa physionomie effacée: c'est par ces délicates ouvertures qu'il regardait au dehors et semblait respirer la lumière.
Tous les détails du décor furent donc d'une grande importance dans l'architecture de la première Renaissance; il fut alors exécuté avec une recherche que les monuments de l'époque postérieure, imités d'après les ordres antiques, n'ont plus connue. Du XIIe au XIVe siècle, nous sommes dans la période communale, et l'édifice, qui appartient à tous, doit enchanter les yeux et l'orgueil de tous. La cathédrale sera donc ciselée comme un ouvrage d'orfévrerie, parée comme un lieu de fête. Au dehors, elle imitera, par ses assises de marbre aux couleurs variées et la marqueterie des encadrements qui occupent les surfaces planes[544], les mosaïques des pavés précieux; au dedans, par son ameublement et ses peintures, elle sera digne encore de Dieu et des bourgeois. La civilisation composite de la Sicile a, sur ce point, donné aux Italiens les meilleurs exemples. Le portail du Dôme de Monreale, encadré, avec une sévérité gracieuse, d'arabesques de marbre, les trois colonnes d'angle du cloître, revêtues d'arabesques, dont les chapiteaux, composés de niches architecturales enfermant des personnages, se rejoignent et forment comme un couronnement unique, le plan noble de l'église, où l'ogive normande des nefs repose sur des piliers aux chapiteaux à la fois romans et corinthiens, tous ces éléments d'élégance passèrent dans l'architecture des cités italiennes. L'emploi de l'arabesque ou de l'encadrement de feuillages et de fruits, des colonnettes torses dans le faisceau des portails, des mosaïques de marbres multicolores disposées par cordons réguliers et marquant les divisions de l'édifice[545], devint très-fréquent. On chercha la légèreté extrême, sans compromettre, comme dans nos ouvrages gothiques, la solidité apparente d'un monument[546]. Si, comme au palais de la Seigneurie, à Florence, la gravité républicaine et la crainte des émeutes obligent à garder, à l'extérieur, l'appareil solide et nu, les ouvertures rares et étroites et le beffroi crénelé d'une forteresse, au dedans, la cour de Michelozzo Michelozzi est toute fleurie d'arabesques; la cour du Bargello (palais du podestat), avec son long escalier en plein air, fermé, au palier du milieu, par une porte semblable à un petit arc de triomphe, avec la galerie du premier étage et les écussons de marbre capricieusement attachés aux murailles, est aussi d'une distinction rare. L'intérieur des édifices appartient surtout aux sculpteurs et aux peintres; mais l'architecte, qui veille à l'harmonie générale de son œuvre, y montrera encore, par le caractère de l'ameublement, l'originalité de son génie: les chaires à prêcher, telles que celles de Pise, de Sienne et de Pistoja, sont elles-mêmes des monuments; les autels en pierres précieuses, les trônes épiscopaux couronnés de dais, les stalles de bois ciselé, les fonts baptismaux, les lutrins, les lampes de bronze sculpté, les tabernacles, tels que celui de Saint-Paul-hors-les-Murs, œuvre probable d'Arnolfo del Lapo, dernière relique de la vieille basilique[547], les balustrades ouvragées des chœurs, complètent une ornementation où chaque détail est porté à sa forme accomplie et qui est d'accord avec tout l'ensemble, expression d'une foi simple, d'un christianisme généreux; le luxe païen, les dorures et les couleurs bruyantes des églises plus modernes, les baldaquins énormes, surchargés de nuages dorés, de flammes et d'anges qui pèsent sur les autels, les façades somptueuses appliquées à Saint-Pierre, à Saint-Jean-de-Latran, à Sainte-Marie-Majeure, font regretter le vieil art et la vieille foi.
II
Les qualités de la sculpture décorative, arabesques ou formes végétales, que les Italiens ont si heureusement mariées à leur architecture, laissaient entrevoir ce que cet art produirait, appliqué à la représentation de la forme humaine. Le sens de la réalité est, en effet, déjà très-vif dans ces ouvrages. Ils n'ont plus rien de la convention, de la figure abstraite et de la raideur primitive: les fruits, les fleurs et les feuilles appartiennent à une végétation réelle; ils se groupent en touffes et en bouquets façonnés d'après le modèle vrai. Les Italiens ont renoncé à l'effet recherché par la flore invraisemblable de l'époque romane; dorénavant, ils ne montreront plus aux yeux que la nature.
Longtemps la règle byzantine les avait enchaînés étroitement. Anselmo da Campione, dans ses bas-reliefs de la cathédrale de Modène; Benedetto Antelami, dans sa Descente de Croix du Dôme de Parme, au XIIe siècle; les premiers sculpteurs romains, ombriens, vénitiens et lombards, du XIe et du XIIe siècle, Nicolo di Rainuccio, Giovanni Ranieri, Pietro Oderigi, et les maîtres de Saint-Marc et de San-Zeno de Venise; les artistes qui firent les portes de bronze de Trani, d'Amalfi, du mont Cassin, de Salerne; Bonnano de Pise, l'auteur des portes du Dôme, à Pise et à Monreale[548], puis les sculpteurs du XIIe siècle qui, à côté de celui-ci, travaillaient «alla greca»[549], tels que Gruamonte de Pise, tous ils reproduisaient les canons de Byzance, les personnages alignés, les corps trapus, les têtes trop grosses, les yeux vides et fixes, les gestes gauches, les draperies pesantes, les ailes d'anges massives et qui pendent. Chez plusieurs d'entre eux, l'effort pour s'affranchir est visible, mais ils n'ont pas encore trouvé la formule de la liberté[550].
C'est Nicolas de Pise qui détacha l'entrave byzantine. Il naquit vers 1207, et se signala d'abord comme architecte. Il termina, à Naples, pour Frédéric II, le Castel Capuano et le Castel del Uovo. En 1232, il commença, à Padoue, les plans de la basilique de Saint-Antoine. Son premier ouvrage de sculpture, le haut-relief de sa Déposition de Croix à la cathédrale de Lucques, montre déjà les personnages groupés d'une façon touchante autour de la figure principale. Cependant, jusqu'en 1260, Nicolas travailla surtout comme architecte, à Florence, à Arezzo, à Volterra, à Cortona. A cette époque, déjà avancé dans la vie, il fut chargé par Pise d'édifier le pulpito du Baptistère. Il avait remarqué, dès son enfance, autour du Dôme, les sarcophages antiques où l'on déposait parfois les restes des grands citoyens; il avait étudié, selon Vasari, le tombeau qui servit pour la mère de la comtesse Mathilde et dont le bas-relief grec représente l'histoire de Phèdre et d'Hippolyte. Sa vocation s'était alors révélée[551]; il la porta silencieusement en lui-même, jusqu'au jour où il put reprendre, dans une œuvre analogue, les traditions du grand art. Il les ranima, en effet, dans les chaires de Pise et de Sienne et la châsse de Saint-Dominique, à Bologne, avec une gravité naïve et un goût déjà très-sûr; ce n'est point un néo-grec, ni un antiquaire superstitieux: il s'est pénétré des principes les plus généraux de la sculpture antique, l'ordonnance harmonieuse des scènes, l'emploi habile de l'espace où beaucoup de personnages se meuvent dans un cadre étroit, la majesté tranquille des poses, le bel ordre des draperies, la noblesse des têtes. Mais son œil et sa main ont encore la pratique de la sculpture primitive: les mouvements sont d'une gaucherie timide, les figures sont parfois pesantes. Il donne l'impression des œuvres romaines de la fin de l'Empire. Cependant sa bonne volonté de néophyte est fort apparente. Voici, dans la Circoncision, le Bacchus barbu sculpté sur un vase du Campo Santo, et, sur l'arca de Saint-Dominique, un esclave imité d'après un monument du Capitole, et un éphèbe vêtu de la tunique grecque. A la chaire de Pise, que celle de Sienne reproduit en grande partie, la Vierge est drapée et voilée comme une matrone ou une déesse; dans la Nativité, elle est assise sur son lit avec une pose qui rappelle les monuments funéraires; les rois mages présentent des profils grecs et leurs barbes sont bouclées à l'antique. Mais Nicolas de Pise, s'il a découvert et étudié la Grèce, n'a point renoncé à la nature, et dans ses meilleurs morceaux, il est revenu à l'observation de la vie. C'est par là surtout qu'il se montre disciple intelligent des anciens. Dans le Jugement du Baptistère, on voit des corps de damnés se replier et se tordre avec une vérité dans l'effort qu'il faut signaler. Au Crucifiement, deux figures du premier plan se rapprochent beaucoup plus par le costume, la longue barbe et le visage, du type oriental que du type grec.
La sagesse de cet excellent artiste préserva donc la sculpture naissante de l'imitation excessive des modèles grecs. Dans son école d'abord, puis chez tous les sculpteurs de la Renaissance, l'enthousiasme pour l'art antique fut toujours très-vif: les Trois Grâces trouvées au XIIIe siècle dans les fondations du Dôme de Sienne, les statues exhumées des ruines de Rome et le Torse du Belvédère, ranimèrent sans cesse cette ardeur. On sait avec quel scrupule Michel-Ange étudia sur les ouvrages grecs la charpente et l'enveloppe du corps humain[552]. Mais, à partir de Nicolas de Pise, les maîtres italiens interprétèrent d'une façon très-personnelle l'antique; aucun d'eux ne le copia servilement, et c'est encore Nicolas, le premier et, par conséquent, le moins savant de tous, dont le ciseau eut les plus dociles réminiscences.
Son fils Giovanni (1240-1320), l'élégant architecte du Campo Santo, qui, à la cathédrale de Sienne, travailla, avec cinq autres compagnons, sous l'œil du maître, semble d'abord s'arracher avec un empressement singulier à la tradition classique retrouvée par Nicolas. Est-il donc un élève des Grecs, l'artiste qui a taillé la statue allégorique de Pise, debout, portée par les quatre Vertus cardinales des philosophes, la Prudence, la Tempérance, la Force d'âme et la Justice? La Tempérance est nue, sans doute; ses cheveux tressés à l'antique et sa pose indiquent le souvenir de quelque Vénus grecque; mais ses voisines et Pise elle-même ont les visages les moins helléniques, et la Prudence est une vieille très-maussade. Qu'a-t-il fait de la sérénité antique et des représentations bien rythmées des bas-reliefs paternels, le sculpteur violent du pulpito du Dôme, à Pise, et de Sant-Andrea, à Pistoja? Ces visages sont durs, ces gestes vulgaires, ces crucifiés étalent une maigreur déplaisante, ces foules se pressent confusément; l'art était-il déjà sur le bord de la décadence? Regardez à loisir: celui-ci est un grand maître aussi et qui n'est point si éloigné de l'éducation grecque qu'il vous a d'abord paru; car il compose admirablement, et quand l'œil a fait le tour de l'un de ses morceaux, l'esprit a reçu une impression d'ensemble de toutes les impressions de détails; étudiez à part un seul de ses personnages: la pose et le geste sont d'accord entre eux, et l'artiste n'a été embarrassé par aucune pose, ni par aucun geste. La réalité ne l'a point effrayé, et il l'a exprimée vivement, comme il l'avait observée maintes fois; mais la réalité qu'il montre n'est jamais triviale. Voyez, au Massacre des Innocents, à Pise, ces mères éperdues qui arrachent leurs petits aux égorgeurs, les serrent follement dans leurs bras, les retournent et les tâtent pour s'assurer de leur mort, puis, accroupies, les pleurent avec violence; la passion maternelle a été saisie à tous ses degrés, tous les moments du drame ont été notés tour à tour; enfin, au sommet de la scène, Hérode, couronné et assis, se tourne à droite vers ses exécuteurs et leur fait, de son bras étendu, un geste impérieux et impatient, tandis que, de l'autre côté, des mères le supplient; au Massacre de la chaire de Pistoja, le roi juif regarde à ses pieds, avec un plaisir farouche, la foule lamentable des bourreaux et des victimes. L'école de Pise, avec Giovanni, manifeste le génie des écoles toscanes de sculpture et de peinture, la tendance au naturalisme; elle demeure en même temps fidèle à l'inspiration primitive de l'art italien, la profonde émotion religieuse, exprimée surtout par les sujets et les formes pathétiques; à la sculpture architecturale de Nicolas a succédé déjà, et, pour ainsi dire, sous ses yeux, la sculpture pittoresque, pleine de mouvement, spirituelle, audacieuse, habile aux effets que l'art antique n'a jamais connus, qui, avec Jacopo della Quercia, au commencement du XVe siècle, puis Lorenzo Ghiberti, Donatello et ses disciples, Desiderio da Settignano, «il bravo Desider, si dolce e bello»[553], et Andrea del Verrocchio, enfin avec Luca et Andrea della Robbia, rivalisera par le choix des sujets, la subtilité des physionomies, l'appareil des scènes et la délicatesse des détails, avec la peinture et même avec l'orfévrerie.
Les signes de cette originalité nouvelle ne manquent pas dans l'œuvre même de Giovanni. Le premier, il redoubla l'expression d'un monument de sculpture par une certaine familiarité raffinée qui semble plutôt le propre de la peinture. Ainsi, au tombeau de Benoît XI, dans San-Domenico de Pérouse, à la tête et aux pieds du pape endormi sur son lit de marbre, deux anges, dépouillés de leurs ailes hiératiques, soulèvent doucement les rideaux du baldaquin mortuaire. Aux pieds de sainte Marguerite de Cortone[554], est couché le chien qui avait conduit la jeune femme près du corps ensanglanté de son amant, triste spectacle qui la décida à se consacrer à une pénitence éternelle.
A côté de Jean de Pise, son compagnon d'études dans l'atelier de Nicolas, l'architecte Arnolfo del Lapo ou del Cambio (1232-1310), nature plus fine, plus florentine, montrait, à Saint-Dominique d'Orvieto, dans le tombeau du cardinal Guillaume de Braye, des qualités plus harmonieuses, empreintes déjà du charme qui n'a plus quitté les artistes de Florence. Le mort est assisté par deux anges dont la figure respire une grande tristesse; plus haut, dans l'ogive d'un tabernacle gothique posée sur deux colonnes torses, la Madone est assise sur un trône monumental, tête de déesse, aux cheveux disposés à la manière grecque, couronnée d'un diadème d'où descend un voile tombant jusqu'aux épaules, visage doux et grave; elle tient sur ses genoux le bambino, et pose la main droite sur le bras du siége. N'avons-nous pas, dans cet ouvrage, comme un pressentiment des Vierges d'Andrea del Sarto?
L'école de Pise continua de fleurir, au XIVe siècle, avec Andrea et ses fils Nino et Tommaso, et ses élèves Alberto Arnoldi, Giovanni Balduccio et Andrea Orcagna. Andrea de Pise (1270-1345) reprit, dans cette ville, l'étude attentive des monuments grecs[555]. Florence lui doit une porte de son Baptistère, où il représenta, en bas-reliefs de bronze, d'un style très-simple, et d'un art plein de conscience, l'histoire de saint Jean. Dans ces petits tableaux, l'entente de la scène est remarquable; il y a une naïveté savante dans la mise au tombeau du Précurseur, que ses disciples, courbés, deux par deux, déposent pieusement au sépulcre: un jeune homme, la tête rasée comme celle d'un moine, les éclaire de sa torche; de l'autre côté, un vieillard, les mains jointes, regarde le ciel et prie. Nino s'est rendu célèbre par ses nombreuses Madones, et surtout par la Vierge à la Rose, qui est à l'église della Spina, à Pise, œuvre gracieuse, mais où se glisse déjà une certaine affectation, défaut qui s'aggrave encore sur les figures trop souriantes de la Vierge et de l'Ange, à l'Annonciation de Santa-Caterina. Nino et son frère Tommaso n'eurent guère d'influence en dehors de la Toscane. Balduccio de Pise devait porter plus loin l'action de cette grande école. A Milan, au monument de saint Pierre Martyr, l'adversaire des Patarins, dans Sant-Eustorgio, il dressa les statues de huit Vertus qui marquent le véritable commencement de la statuaire italienne. La pose de ces personnages est d'une noblesse antique, et déjà les draperies indiquent bien l'attitude du corps au repos; mais les figures sont de beaucoup plus expressives que celles des statues grecques; ainsi l'Espérance se reconnaît facilement au mouvement passionné du regard. Les anciens modèles n'imposent décidément qu'une discipline féconde au goût des artistes; pour le reste, ceux-ci demeurent italiens, plus épris de la grâce, que de la grandeur, curieux du sentiment et du pathétique, fort attentifs d'ailleurs au travail des peintres, et habiles à reproduire, par le bronze ou le marbre, l'impression de la peinture.
Tout le groupe d'Andrea de Pise se ressent, en effet, de l'influence de Giotto; l'école pisane allait toujours plus loin dans cette recherche du pittoresque où elle était entrée avec Giovanni. Les bas-reliefs anonymes du Dôme d'Orvieto, dans la première partie du XIVe siècle, témoignent encore, dans leur ensemble, des qualités diverses manifestées tour à tour par les maîtres de Pise, l'équilibre de la composition, le mouvement bien proportionné des tableaux, le sens dramatique, le charme attendri, la gravité religieuse. Aucun don, aucune promesse ne manqua dans le berceau de la sculpture italienne, pas même la fougue révolutionnaire d'un artiste impétueux, Andrea Orcagna (1329-1376), architecte, orfèvre, sculpteur, poëte et peintre; celui-ci, au tabernacle de l'Or San-Michele de Florence, dans les scènes de la vie et de la mort de la Vierge, fit voir que la Renaissance était déjà assez maîtresse de ses traditions pour rompre avec elles, s'il lui plaisait, mêler la raideur de l'art primitif au naturalisme le plus franc, la brutalité à la grâce mystique[556], et que l'émotion violente pouvait être rendue en Italie, avec une grande sûreté d'exécution, par l'art que les Grecs avaient consacré à l'impassible sérénité[557].
Nicolas avait fondé, par son passage à Sienne, l'école de cette ville[558], que les bas-reliefs d'Orvieto durent occuper longtemps, et qui possédera, en Jacopo della Quercia, son premier maître illustre; Orcagna, qui est Florentin, signale le moment où l'école de Florence se détache de celle de Pise; mais Ghiberti, Donatello, Luca della Robbia ne font que continuer la chaîne qui, de Nicolas, de Jean et d'André de Pise, se prolongera sans interruption jusqu'à Michel-Ange.
III
La sculpture italienne, qui fut si vite entraînée du côté de la peinture, avait cependant précédé celle-ci de près d'un demi-siècle. Nicolas et Jean de Pise sont, en effet, infiniment plus avancés dans leur art propre que les plus vieux peintres de l'Italie et Cimabue. Mais le génie d'un grand homme, de Giotto, suffit pour porter si haut la peinture, que les autres arts parurent tout à coup dépassés: elle les attira donc à elle comme par un charme singulier qui dura jusqu'à la fin de la Renaissance.
Il y eut, à la vérité, des peintres dans la péninsule, dès les premières années du XIIIe siècle, et même les miniaturistes du Térence et du Virgile du Vatican nous font remonter beaucoup plus haut. Mais les peintures de ce temps ne valent pas les mosaïques contemporaines. Le moine florentin Jacobo Torriti exécuta alors des mosaïques au Baptistère de Florence, à Saint-Jean-de-Latran, et orna l'abside de Sainte-Marie-Majeure de ce Couronnement de la Vierge autour duquel se déroulent de belles arabesques peuplées d'oiseaux. Torriti continuait ainsi, surtout par la noblesse simple de ses tableaux, les progrès d'un art qui, depuis un siècle, en Italie, se dégageait de plus en plus de la gaucherie primitive; dans cette peinture décorative, toute byzantine par ses traditions et sa pratique, le maître de Sainte-Marie-Majeure se montre beaucoup moins byzantin que les peintres à fresque de son temps, et que Cimabue lui-même. Le Christ majestueux du Dôme de Cività-Castellana, qui étend sa main droite pour bénir, avec un mouvement solennel, date environ de 1230; c'est l'ouvrage signé de Jacobo Cosma, de Rome, fils de Lorenzo; trois générations de Cosmati, Lorenzo, Jacobo, Luca et Giovanni, travaillèrent dans l'Italie centrale, à Subiaco, à Anagni, à Rome, dans les églises de l'Ara-Cœli, de Sainte-Praxède, de Sainte-Marie-Majeure; Giovanni, au monument de l'évêque de Mende, à Santa-Maria-sopra-Minerva (vers 1300), témoigne déjà, par la forme des anges, de l'influence de Giotto. Le chef-d'œuvre de cette école est dans Santa-Maria-in-Trastevere; ce sont les scènes de la vie et de la mort de la Vierge, à la partie inférieure et au grand arc de la tribune; par l'harmonie des couleurs, la vie et l'ordonnance des tableaux, surtout par l'animation des figures, cette mosaïque se rattache étroitement au groupe de Giotto. Selon Vasari, elle est due à Pietro Cavallini, de Rome, élève du peintre florentin, et qui, dit-il, «tout en aimant beaucoup la manière grecque, la mêla toujours à celle de Giotto[559]». Pietro mourut vers 1364; depuis longtemps la peinture proprement dite n'avait plus de leçons à recevoir des maîtres mosaïstes.
Elle avait eu des origines assez modestes, dont la trace se retrouve dans un grand nombre de cités, à Lucques, à Pise, à Sienne, à Parme, à Spolète, à Sarzane, à Assise, à Pérouse, à Milan, à Florence, à Vérone. Du XIe au XIIIe siècle, nous avons affaire aux maîtres imagiers plutôt qu'à des peintres véritables, et cette imagerie, rapprochée des mosaïques de la même époque, semble en décadence. Les premiers progrès s'y développent non point dans le sens de la beauté ou de l'expression, mais dans celui de l'invention. En effet, le Crucifix, peint à fresque ou à la détrempe, reçoit en quelque sorte un commentaire de plus en plus abondant; le drame du Calvaire s'enrichit sans cesse de personnages nouveaux, d'abord la Vierge et saint Jean, au pied de la croix, puis, dans le ciel, Dieu le Père et les anges, et, sur la terre, les évangélistes, les disciples, les saintes Femmes, les bourreaux, les soldats à cheval, toutes les scènes de la Passion naïvement accumulées. Mais la laideur triomphe dans ces pieux ouvrages; le Christ a les extrémités démesurément allongées, les épaules longues et droites, le ventre étranglé et creux, le corps diaphane, les muscles accentués contrairement à la plus simple anatomie, la tête mal construite, la chevelure rigide. La souffrance du Sauveur s'exprime d'une façon farouche, la douleur des assistants tourne à la grimace; le dessin est incorrect et sec, les ombres maladroites et dures, les mouvements mécaniques. Les premiers peintres authentiques, dès le commencement du XIIIe siècle, s'efforcent d'améliorer la distribution des teintes plutôt que le dessin; ils ont déjà un sentiment vague des effets clairs ou obscurs, ils cherchent à rendre plus fidèlement les parties nues, ils réussissent déjà plus heureusement dans les attitudes pathétiques; leur réalisme, surtout dans la représentation du cadavre divin, est parfois intéressant. C'est ainsi que Giunta de Pise, entre 1220 et 1240, a laissé, aux Saints-Ranieri-et-Leonardo de Pise, et à Sainte-Marie-des-Anges d'Assise, des Crucifiements d'une barbarie moins choquante que celle de ses prédécesseurs. Mais cinquante ans plus tard, Guido de Sienne[560], dans ses Madones à l'Enfant de San-Domenico et de l'Académie des beaux-arts, qui ont été probablement retouchées au XIVe siècle, n'a point fait, sur Giunta, de progrès très-sensibles. L'inspiration y est moins triste peut-être, mais les draperies comme les nus n'ont rien perdu encore de la raideur byzantine; le peintre, avec son pinceau, semble aussi peu libre du jeu de sa main que le mosaïste avec ses dés de marbre. Margaritone d'Arezzo, qui doit à son compatriote Vasari de n'être point oublié, multiplia en Italie les portraits de saint François, sujet difficile pour un artiste de si petite expérience, dont le plus grand mérite est probablement d'avoir été le maître de Montano d'Arezzo, peintre favori du roi Robert de Naples.
On peignait à Florence depuis deux cents ans, mais de ces vieux peintres florentins il ne nous reste plus que les noms: le clerc Rustico (1066), Girolamo di Morello (1112), Marchisello (1191), maître Fidanza (1224)[561], Bartolommeo (1236), Lapo (1259) qui peignit, à la façade du Dôme de Pistoja, une Madone à l'Enfant. Le premier artiste florentin mentionné par Vasari est Andrea Tafi[562], qui naquit vers 1250, et reçut à Venise les leçons des mosaïstes grecs, à côté desquels il travailla ensuite aux mosaïques de San-Giovanni; son plus grand bonheur, selon Vasari, est d'avoir vécu dans un temps encore barbare, où les ouvrages les plus grossiers trouvaient des admirateurs[563]. Son contemporain Coppo di Marcovaldo peignit, aux Servi de Sienne, une Madone entourée d'anges qui ne fait pas regretter le reste de son œuvre. C'est alors que parut Cimabue.
Il naquit, en 1240, d'une famille noble. A l'école, tout petit, il dessinait sur ses livres, où il n'étudiait point, des hommes, des chevaux, des maisons, puis il courait, dit Vasari, aux chapelles où travaillaient les mosaïstes grecs, ou plutôt les peintres italiens, car ici le biographe témoigne de la façon la plus incertaine. «Il donna, dit cet écrivain, les premières lumières à la peinture.» L'expression est juste, mais il ne faut pas oublier les ténèbres à travers lesquelles percent ces lueurs de Renaissance. Rien ne démontre, dans l'œuvre de Cimabue, qu'il ait franchement pris pour modèle la seule nature; tout au moins s'est-il encore beaucoup préoccupé des traditions qu'il voulait réformer; il les réforma en effet, mais Giotto devait les abandonner résolûment. Sur ce point, les paroles de Vasari sont d'une précision excellente. «Cimabue enleva de ses ouvrages cet air de vieillesse en rendant les draperies, les vêtements et les autres détails plus vivants et naturels, plus gracieux et souples que dans la manière grecque, toute pleine de lignes droites et de profils aussi rigides que dans les mosaïques[564].» Le texte du commentateur anonyme de Dante, cité par notre historien, est également curieux à relever. Cimabue fut si «arrogant et dédaigneux», que, s'il apercevait, ou si quelqu'un lui montrait une tache dans un ouvrage, tout aussitôt il l'abandonnait, «si cher qu'il lui fût». Voilà bien l'impatience d'un artiste qui veut produire de beaux ouvrages, mais, dès qu'il s'est trompé, se décourage et jette son pinceau, car il ignore l'art de réparer ses fautes. Mais enfin, il s'efforce de nous plaire, et cet effort est le premier degré de la sagesse. Jusqu'à présent, les peintres ont cru qu'il suffisait d'exciter la dévotion ou l'angoisse religieuse des fidèles: c'est à l'édification qu'ils tendaient, non au charme. Celui-ci est véritablement un novateur, qui tâche de nous séduire et combine les plus riches couleurs, les arrangements de personnages les plus ingénieux; on sent que ses figures, comme les plis de ses draperies, comme les nuances de ses teintes tendres, posent pour le spectateur. La grande Madone des Ruccellai, à Santa-Maria-Novella, dans sa tunique blanche recouverte d'un manteau de pourpre bordé d'or, semble nous appeler à elle par sa parure de fête; les anges échelonnés trois par trois aux deux côtés du trône, avec leurs cheveux bouclés, ont une bonne volonté qui leur tient lieu de grâce; mais ils nous font penser déjà aux anges adolescents des deux Lippi ou de Sandro Botticcelli; la Vierge regarde vaguement vers nous, avec une douceur rêveuse qui nous repose des maussades Madones archaïques; sa tête est malheureusement trop grosse et surtout trop longue pour le corps: le bambino a une figure vieillie d'un effet pénible. Ce tableau «à la manière moderne» parut une merveille aux contemporains; Charles Ier d'Anjou le visita dans l'atelier du peintre, d'où on le porta en procession, au son des trompettes, à Santa-Maria-Novella. La Madone des Beaux-Arts, à Florence, lui est cependant bien supérieure, surtout par le caractère déjà individuel et l'expression énergique des prophètes qui semblent veiller anxieusement sur le Messie. Mais c'est aux deux églises d'Assise que Cimabue s'est le plus illustré, sur ces murailles et dans ces voûtes qui contiennent, en quelque sorte, l'histoire de la première peinture toscane, depuis Giunta de Pise jusqu'à Giotto et ses collaborateurs Filippo Rusutti et Gaddo Gaddi[565]. Quelque restriction qu'il convienne d'apporter au texte de Vasari sur l'œuvre de Cimabue dans l'église haute[566], et si difficile qu'il soit de retrouver avec certitude la trace de sa main dans des compositions d'une couleur faible à l'origine et que le temps a ruinées, il restera toujours au vieux maître cet honneur d'avoir conçu une entreprise très-grande, la décoration d'une église entière par la fresque, c'est-à-dire d'avoir vivifié par l'imagination un art qui languissait tristement dans la redite éternelle des mêmes motifs, de deux surtout, le Crucifiement et la Madone; avec lui et ses disciples, avec la jeune école florentine qui vint orner les sanctuaires d'Assise, la peinture s'empare du christianisme, s'approprie l'Évangile et l'Ancien Testament, adopte la légende des saints, et pendant deux siècles et demi, elle gardera ce domaine pour la grande gloire de la Renaissance; l'église gothique de Cimabue et de Giotto est un premier essai de chapelle Sixtine.
IV
Credette Cimabue nella pintura
Tener lo campo, ed ora ha Giotto il grido,
Si che la fama di colui oscura[567].
Son nom fut, en effet, obscurci tout à coup par celui de Giotto (1276-1337), ce petit pâtre florentin qu'il avait aperçu un jour, dessinant ses chèvres au charbon sur les rochers, «sans avoir appris de personne, mais seulement de la nature», dit Vasari; selon le commentateur de Dante, l'enfant, apprenti à Florence, s'arrêtait volontiers dans l'atelier de Cimabue, qui était sur son chemin: il finit par n'en plus sortir[568]. Le premier ouvrage de Giotto, à la Badia de Florence, étant perdu, nous ne pouvons plus saisir en lui le moment, précieux pour la critique, où la tradition du maître et l'invention naissante du disciple se sont rencontrées. Dès les premières peintures qui nous sont parvenues, la Vie de saint François, à l'église supérieure d'Assise (1296), il est en possession de sa méthode; il sait composer une scène en vue de la place qui lui est fixée, disposer chaque mouvement individuel en vue de l'effet général; il étudie la réalité, non-seulement dans les nus, mais dans les fabriques; à mesure qu'il avance dans son œuvre, sa main est plus ferme, son imagination plus hardie, son pinceau plus heureux; les extrémités, si déplaisantes encore à voir en Cimabue, sont de plus en plus correctes et fines; les airs de tête ont plus de vivacité, les figures se meuvent plus librement; ses édifices sont pareils à ceux qu'on élève alors de toutes parts, d'une blancheur éclatante ou revêtus de vives couleurs. Le paysage vrai se montre pour la première fois. Ce peintre de vingt ans saisit et rend le geste dans sa familiarité la plus franche; ainsi, l'élan d'un homme, que la soif dévorait et qui, rencontrant une source, s'y précipite follement comme s'il voulait s'y plonger; mais il devine également les émotions singulières et les exprime; ainsi, tandis que les Frères se penchent en pleurant sur le lit où François vient d'expirer, l'un d'eux, qui a porté les yeux en haut, voit, tout surpris et déjà ravi, l'âme de l'apôtre que les anges emportent vers le ciel.
Descendez dans l'église basse et mesurez, de l'un à l'autre sanctuaire, la marche rapide de Giotto. Tout à l'heure, le dessin gardait encore quelque chose de la maigreur et de la sécheresse archaïques; les corps étaient trop sveltes, le coloris général monotone; ici, les proportions ont fait un progrès surprenant; les personnages sont bien en équilibre, non point plus vivants, mais d'une vie plus harmonieuse; les ombres et les lumières s'accordent pour accuser les rondeurs ou les creux; les teintes claires s'arrangent délicatement pour modeler les nus; les dessous, au lieu d'être, comme dans les primitifs, d'un ton verdâtre et triste, sont d'un azur clair qui donne de l'accent aux transparences rosées des chairs; la lumière joyeuse se répand sur les ensembles; la couleur séduisante et grave de la famille florentine, d'Orcagna, de Masolino, de Masaccio, de Frà Bartolommeo et d'Andrea del Sarto, apparaît déjà sur la palette de Giotto.
Dès les fresques d'Assise, on peut dire que le naturalisme est rentré dans l'art italien; il y dominera constamment, d'une façon tantôt impérieuse, tantôt discrète, dans toutes les écoles, et je ne vois guère qu'Angélique de Fiesole, le dernier et le plus suave des enlumineurs, qui ne l'ait connu à aucun degré. Pour Giotto et toute sa descendance, la forme la meilleure à montrer est toujours la plus vraisemblable, et la réalité qu'ils recherchent est la plus naïve de toutes, celle que le spectacle ordinaire de la vie a jetée chaque jour sous leurs yeux. De ce côté est l'effort le plus apparent de Giotto et le plus original, car ici il devait renier toute tradition. Dans la fresque de la Pauvreté, les lignes inégalement agitées d'un vêtement expriment la hâte d'un homme charitable à se dépouiller pour couvrir un pauvre: deux personnages le détournent de sa bonne action et l'un d'eux serre avec tendresse un sac d'écus entre ses mains. Ce moine, qui se courbe sous le joug que lui présente l'ange de l'Obéissance, est réellement à genoux, plié, humilié; l'attitude de sa robe signale l'attitude de son corps. Les visages sont enfin délivrés du masque byzantin, de l'abstraction pure; les physionomies sont passionnées, d'une variété étonnante, mais surtout elles sont italiennes, et le type toscan se dessine déjà sous la main du peintre florentin; dans la Résurrection de Lazare, à Padoue, il placera une figure de type arabe et des profils juifs très-accentués dans le Baiser de Judas; il imaginera, dans ces mêmes compositions, la plus grande diversité de costumes singuliers, tuniques, amples draperies bordées de broderies, manteaux à capuchons; il montrera même des femmes drapées et voilées comme elles le sont encore aujourd'hui en Orient. A-t-il mis des portraits dans ses grandes peintures d'Assise, de Padoue et de Florence? Cette pratique, qui paraît d'une façon certaine aux fresques du XIVe siècle, fut si particulièrement italienne et florentine qu'il n'est point téméraire de la supposer en Giotto. D'ailleurs, les portraits authentiques de celui-ci font assez voir avec quelle observation exercée il s'appliquait aux physionomies individuelles. A Saint-Jean-de-Latran est son portrait du pape Boniface VIII (1300), debout, la tiare en tête, entre deux jeunes clercs, à un balcon orné d'un tapis vert: figure chagrine, maussade, dépourvue de noblesse, où le génie irascible et la fourberie du pontife se reconnaissent. Au Bargello de Florence, dont les peintures ont été retrouvées en 1841, il représenta le jeune Charles de Valois, avec ses longs cheveux à la mode française et sa mine arrogante; puis, derrière lui, Dante, Corso Donati et Brunetto Latini: trois figures, trois caractères. Donati joint les mains comme s'il priait; Dante tient sous son bras un livre fermé et à la main un bouquet de trois grenades. Donati est charmant; il a les lèvres sensuelles, la physionomie molle et les yeux perfides; Dante semble très-candide, «nell'abito benigno», dit Antonio Pucci, qui décrivit la fresque; mais les lignes précises de ce profil et la fermeté de ces lèvres closes indiquent l'énergie d'une invincible résolution.
V
Giotto et Dante furent étroitement unis, et le poëte, dont l'exil commençait, passa de longs jours avec le peintre dans cette chapelle des Scrovegni, à Padoue[569], où se manifesta avec tant d'éclat le génie dramatique et pathétique de l'art italien (1306). La peinture exprima dès lors, dans le christianisme, les émotions et les pensées que l'Italie y a toujours cherchées, bien moins la terreur, le rêve apocalyptique, l'angoisse du jugement que la tendresse et la pitié; au Bargello comme à Padoue, dans ses fresques de l'Enfer, Giotto traite, avec une inspiration tranquille et non sans ironie, une tradition qui ne tourmentait beaucoup ni lui-même, ni les peintres du XIVe siècle, ni les Italiens. Sa religion et son art sont plutôt dans cette histoire évangélique qui va de la légende de Joachim, l'aïeul de Jésus, à l'Ascension, cycle d'amour auquel reviendront sans cesse les plus grands peintres, et d'où sortiront les plus grandes œuvres, les fresques de Masaccio, le Christ à la Colonne du Sodoma, la Déposition de Croix du Pérugin, la Cène de Léonard, les Saintes Familles de Raphaël, la Nativité d'Andrea del Sarto, les Disciples d'Emmaüs du Titien, les Noces de Véronèse. Les maîtres du XVe et du XVIe siècle dépasseront infiniment Giotto par toutes les qualités qui sont de l'art même; mais bien peu témoigneront d'un sentiment plus touchant des choses religieuses, et en même temps d'une intelligence plus fine des textes sacrés. La Renaissance ne reprendra pas souvent la Résurrection de Lazare, qu'il avait traitée d'un pinceau si hardi: Lazare, encore cadavre, tout droit, dans son suaire blanc étroitement enserré de bandelettes, pareil à une momie blanche, attend que le Christ qui vient vers lui, calme, imposant, la main levée pour bénir, ait laissé tomber de sa bouche les paroles de vie. A-t-on traité mieux que Giotto la scène du Baiser de Judas? La foule scélérate se groupe derrière le disciple maudit, agitant des torches au bout de longues piques, des lances, des hallebardes; les uns, effarés, empressés, d'autres simplement curieux; au premier plan un pharisien qui, prudemment, ne s'avance point trop et déjà même tourne de côté, désigne du doigt le Sauveur; un jeune homme souffle dans une corne; quelques-uns regardent avec terreur l'œuvre sacrilége; en face, les fidèles de Jésus se poussent confusément; des bras se lèvent au-dessus des têtes, brandissant des armes; au milieu des deux troupes, le Fils de l'Homme reçoit tranquillement le baiser infâme; Judas, les bras tendus en avant, embrasse sa victime et l'enveloppe tout entière, d'un geste de bête de proie, dans les replis de son grand manteau rouge. Les derniers tableaux du drame chrétien sont empreints d'une mélancolie profonde; les anges mêmes y viennent mêler leurs larmes à celles de la famille apostolique. Le Consummatum est s'est échappé des lèvres du mourant; son corps est calme, et Giotto nous épargne l'agonie des Crucifiements primitifs; Jésus a penché sa tête vers sa mère qui s'évanouit entre les bras de Jean; un ange reçoit dans un calice les gouttes de sang qui coulent du cœur; un autre déchire violemment sa robe blanche. Puis les saintes Femmes, saint Jean et les amis de la dernière heure adorent en pleurant, debout ou prosternés, Jésus dont la tête repose sur le sein de sa mère; Marie cherche, sur la figure décolorée de son fils, la trace de la vie éteinte; Madeleine tient humblement les pieds du Christ; un arbre couvert de boutons printaniers s'élève sur la pente de la colline, et, du haut du ciel en deuil, les anges, la figure voilée de leurs mains ou les bras tous grands ouverts, accourent à tire d'aile et saluent Dieu mort de leurs lamentations.
Giotto ajouta au cycle évangélique des personnages allégoriques, les Vertus et les Vices peints en grisaille dans le soubassement de l'église. La peinture italienne entreprenait ainsi de représenter, à côté de l'histoire sacrée, les idées abstraites et les passions humaines. On sait avec quelle grandeur Michel-Ange reprendra, à la Sixtine, la tradition du XIVe siècle. Ici, l'influence de Nicolas de Pise, et peut-être même des monuments grecs, est très-visible; en effet, près de sa majestueuse Justice, il a figuré un bas-relief où un joueur de tambourin marque le rythme à deux danseurs. Dès lors, il était maître de toutes les ressources de son art; dans le Jugement de Padoue, il s'essayait déjà à la perspective ainsi qu'aux ordonnances imposantes. Il peignit enfin, dans Santa-Croce, les fresques des chapelles Peruzzi et Bardi; dans la première, les prophètes, Zacharie qui, sur les degrés de l'autel où brûlent les parfums, apprend avec surprise d'un ange la naissance à venir de son fils, le précurseur de Jésus; sainte Élisabeth et ses servantes, groupées et drapées comme des figures antiques; Hérode assis sous un portique, au moment où un soldat lui présente sur un plat la tête de Jean entourée de l'auréole, et la danse impie d'Hérodiade au son de sa propre lyre; puis la vision de Pathmos, l'apôtre endormi, solitaire, sur un rocher, et les fantômes de ses songes qui se déploient dans les nuages; la résurrection de l'Évangéliste qui sort de sa tombe au milieu d'un groupe admirable de disciples étonnés, épouvantés, éblouis. Une scène semblable, la mort et l'assomption de saint François en un même tableau, est à la chapelle des Bardi, où Giotto a reproduit plusieurs miracles du pénitent d'Assise. Il revenait ainsi à ses premiers motifs, mais, en peu d'années, il avait acquis un art de composition et d'expression dans les groupes que les plus grands peintres du XVIe siècle, Raphaël excepté, n'ont point surpassé[570].
Dans les derniers temps de sa vie, Giotto continua de porter à travers la péninsule l'exemple et l'influence de son génie. En 1330, il se rendit à Naples, près du roi Robert[571]. Il revint à Florence en 1334 et fut nommé architecte du Dôme. Azzo Visconti l'appelait à Milan, et Gero Pepoli à Bologne. Il mourut en 1337, laissant inachevé ce campanile de Santa-Maria-del-Fiore, le plus parfait monument, selon Fazio degli Uberti[572], et qui devrait être, disait Charles-Quint, enfermé, comme un joyau, dans un étui.
VI
Ses élèves poursuivirent son œuvre. De Taddeo Gaddi à Spinello Aretino, qui vivait encore en 1408, l'école florentine développe la tradition de Giotto; les Giotteschi forment comme une confrérie d'artistes que le souvenir du maître anime, et qui s'attache fidèlement aux doctrines du fondateur. Au commencement du XVe siècle, un des derniers représentants du groupe, Cennino Cennini, écrivit un traité où il notait pieusement les croyances et les vertus des descendants de Giotto[573]. Ce qui nous intéresse dans ce vieux livre, que les ouvrages plus savants de Leo Battista Alberti et de Léonard de Vinci firent oublier, ce sont les préceptes relatifs à l'éducation du peintre qui, tout petit, «da piccino», doit se tenir «con maestro a bottega», trier les couleurs, cuire la colle et s'exercer à tous les travaux préparatoires de la fresque pendant six ans, puis, encore pendant six ans, et «même les jours de fête», s'appliquer au dessin et à la peinture des morceaux tels que les draperies[574]. Cennini insiste avec détail sur les règles à suivre pour les chevelures, les vêtements, les arbres, les fabriques, quels mélanges de couleurs, quelle proportion de poudre d'or donnent les plus beaux résultats. Une méthode si précise et un si long apprentissage expliquent le caractère et les progrès de cette consciencieuse école florentine qui analysa avec un tel amour la nature et n'en dédaigna aucun objet. Ne reconnaît-on pas toujours un tableau de Sandro Botticcelli aux longs cheveux bouclés de ses anges, une œuvre d'Andrea del Sarto au velouté particulier des regards? Mais la portée du Libro dell'Arte dépasse même l'école de Florence. La doctrine des Giotteschi est, au fond, la règle de toutes les écoles italiennes, qui n'ont jamais travaillé d'une façon empirique, pour l'impression singulière des esprits ou l'étonnement des yeux, mais dont toutes les tentatives furent raisonnées, et qui, même chez les artistes les plus épris du charme des couleurs, les Vénitiens, par exemple, n'ont jamais sacrifié le dessin à la tache, le geste à la physionomie, le détail à l'effet d'ensemble. Sur ce point, la discipline de la Renaissance n'a jamais changé.
Il est curieux de suivre les premiers pas des Florentins en dehors, mais tout près de la ligne propre de Giotto. Taddeo Gaddi, le filleul du maître, n'égale point celui-ci pour la hauteur ou l'accent religieux de l'inspiration; son dessin est moins sûr, ses ombres modèlent avec moins de finesse, ses couleurs sont moins harmonieuses et plus heurtées, ses têtes trop longues; de loin, cependant, il produit un véritable effet de peinture décorative. Il a des familiarités aimables; ainsi, dans la Nativité de la Vierge, à la chapelle Baroncelli de Santa-Croce, les servantes viennent de baigner l'enfant et l'une d'elles badine avec lui; dans la Madone entourée d'anges et de saints, à Santa-Felicità, le bambino tient un oiseau: on voit poindre l'interprétation spirituelle qui ajoutera par la suite, dans les ouvrages les plus sévères, un trait plus intime. Enfin, au cloître de Santa-Maria-Novella, dans la chapelle des Espagnols, il peignit la première de ces vastes compositions à la fois historiques et allégoriques, chrétiennes et profanes, dont Luca Signorelli, le Pérugin, Michel-Ange et Raphaël continueront la tradition; l'Église militante et l'Église triomphante, Pétrarque, Boccace, Cimabue, le Triomphe de saint Thomas, à qui les Prophètes et les Évangélistes font cortége et qui foule aux pieds les hérésiarques; enfin, quatorze figures représentant les sciences divines et humaines, chacune d'elles ayant à ses pieds un personnage approprié: ainsi, la Rhétorique est accompagnée de Cicéron, et la Géométrie d'Euclide; c'est une assemblée imposante, où quelques personnages ont un réel caractère; si nous sommes encore loin de la Chambre de la Signature, au moins entrons-nous dans la voie qui y conduit.
Tommaso di Stefano, surnommé le Giottino, eut des inspirations très-vives de réalisme dans sa fresque de la chapelle San-Silvestro à Santa-Croce. Tandis que le saint exorcise un dragon dont le souffle empoisonnait les humains, un moine, fort prudent, se bouche le nez, geste si naturel qu'il fut reproduit au Triomphe de la Mort et dans les compositions de Filippino Lippi, à Santa-Maria-Novella. Giottino était, dit Vasari, «une personne mélancolique et très-solitaire, mais très-amoureuse et studieuse de son art». La Pietà des Offices, que l'historien décrit, est d'un sentiment très-beau; la Vierge embrasse la tête du Christ dont saint Jean et une sainte Femme baisent les mains; un évêque, un moine posent une main sur la tête de deux femmes agenouillées, les bras en croix sur la poitrine: ils contemplent avec une douleur recueillie le groupe sacré. Vasari remarque avec justesse que la souffrance et les larmes si bien exprimées par toutes ces figures n'ont pas altéré la noblesse des traits[575].
La peinture, en effet, pouvait dès lors beaucoup oser, car l'étude de la nature la maintenait toujours dans la vraisemblance, et la distinction du goût italien la ramenait sûrement à la beauté. L'école directe de Giotto semblait décliner vers 1360, lorsque le plus grand des quatre Orcagna, Andrea, «l'Arcagnolo», la ranima par l'originalité de son invention et par une certaine douceur de main plus siennoise encore que florentine. Il possédait la perspective mieux que Giotto et ses élèves immédiats, se servait des raccourcis les plus francs, et traitait une fresque avec l'esprit personnel de la peinture de chevalet. Son maître, André de Pise, l'avait habitué au sérieux et à la sincérité de la sculpture; il voyait toutes choses avec un relief singulier, comme il les sentait. Sa fresque de la chapelle Strozzi, à Santa-Maria-Novella, le Jugement dernier, est une œuvre de sculpteur: les corps des anges ou des maudits se meuvent dans une atmosphère libre, très-souples, alertes, grâce à leurs proportions rigoureuses; ils sont modelés avec l'art du statuaire, non-seulement par les clairs et les ombres, comme en Giotto, mais par la dégradation des tons; enfin les raccourcis, s'ils s'éloignent parfois de la vérité étroite, se justifient par l'effet heureux. Orcagna marque, dans le développement de l'art, une seconde époque qui durera jusqu'à Masaccio et Masolino da Panicale. Le clair-obscur, la perspective, que fixera Paolo Uccello, toutes les ressources techniques permettront, dès la première moitié du XVe siècle, à la peinture, d'une part, de rendre la réalité d'une façon toujours plus frappante, et, de l'autre, d'entrer dans le grand style. Mais jamais, même en ses plus beaux jours, elle n'eut plus de gravité religieuse qu'au siècle de Giotto, d'Orcagna, de Traini. Celui-ci, dans son Triomphe de saint Thomas (vers 1350), à Santa-Caterina de Pise, a écrit sur le livre que l'Ange de l'École tient droit ouvert devant sa poitrine ces paroles, qui sont comme la devise des maîtres primitifs: Veritatem meditabitur guttur meum et labia mea detestabuntur impium.
Faut-il renoncer, avec les érudits, à retrouver, dans le Triomphe de la Mort du Campo-Santo, la main d'Orcagna? Cette grande œuvre, si familière et si émouvante, où le sentiment énergique de la nature et de la physionomie individuelle, l'entente de la composition et du costume ont été poussés si loin, ne doit-elle porter aucun nom? Appartient-elle au groupe de Lorenzetti de Sienne, qui peignit, dans la même galerie, les Vies des Pères du Désert? Pour la première fois, la Renaissance vit alors exprimer véritablement la terreur et proclamer par l'art la misère humaine d'une manière encore plus philosophique que chrétienne. Si le Triomphe de la Mort n'est point un ouvrage d'origine florentine[576], il est une indication d'autant plus précieuse pour l'histoire de la peinture italienne. C'est donc à ce point qu'on était parvenu, dans l'Italie centrale, moins d'un siècle après Cimabue. L'influence plus ou moins directe de Florence, la recherche spontanée des artistes, l'éveil et la curiosité d'un peuple, amenaient les écoles voisines à rejoindre les Florentins et à rivaliser avec eux. Sienne vint la première, avec sa gaieté, sa vivacité, son dessin raffiné, son goût pour l'ornementation subtile, le coloris caressant, les arabesques et l'or. Elle avait eu, à la fin du XIIIe siècle, son Giotto en Duccio, peintre d'inspiration inégale qui tantôt trouve des attitudes aussi parlantes que celles du maître florentin, tantôt retombe dans la gêne archaïque et se souvient trop fidèlement des motifs répandus dans les manuscrits enluminés ou les mosaïques siculo-byzantines[577]. Les peintres de Sienne conserveront jusqu'au Sodoma les traits de leur originalité native; cependant, la génération du XIVe siècle, délaissant les traditions un peu obstinées dans le passé de Duccio, d'Ugolino, de Segna, demanda l'initiation florentine avec Simone Martini ou Memmi, le peintre de notre cour d'Avignon, Lippo Memmi, Pietro et Ambrogio Lorenzetti, Taddeo Bartoli.
La première école d'Ombrie, fondée par les miniaturistes, par Oderisio, «l'onor d'Agobbio», et Franco Bolognese, école timide et pieuse, reçut d'abord l'influence de Sienne, puis sembla se tourner vers Florence, avec Alegretto Nuzi, de Fabriano, qui, en 1346, était inscrit sur le registre des peintres florentins, et Gentile, disciple de ce dernier, que l'on trouve au même livre en 1421. Le foyer de l'art ombrien passa, au XVe siècle seulement, à Pérouse, que le voisinage d'Assise n'avait point émue jusque-là. Cette contrée de saint François demeura, jusqu'au Pérugin, très-fidèle à son génie mystique, et goûta surtout la tendresse des scènes sacrées; c'est par le détail scrupuleusement étudié, à la façon des enlumineurs, et l'observation du paysage, que les Ombriens se rapprochèrent de la nature. A la fin du XVe siècle, ils étaient bien en arrière de Florence et des autres écoles pour l'expression de la vie; mais leur couleur blonde riait aux yeux, et la vieille Pérouse, où grandissait Raphaël, gardait la douceur religieuse que, partout ailleurs, cet âge violent ne connaissait plus.
Les peintres lombards du XIVe siècle, tels qu'Altichiero de Vérone et Avanzi de Padoue, qui ont laissé au Santo des ouvrages considérables, se sont formés, d'après les leçons de Santa-Maria-dell'Arena, mieux que leurs contemporains bolonais. Milan tardait à sortir de la routine primitive. Venise, isolée de l'Italie, dédaigneuse, attentive surtout aux choses de l'Orient, était encore, au temps d'Orcagna, lente à se dégager de la tradition byzantine. C'est par la couleur plutôt que par la forme ou l'art de la composition que ses premiers peintres, Lorenzo et Niccolo Semitecolo, sont intéressants. En réalité, antérieurement à Antonello de Messine et aux deux Bellini, il n'y a pas d'école vénitienne. Jacopo, le père de Gentile et de Giovanni Bellini, est l'élève de l'Ombrien Gentile da Fabriano, un maître coloriste, et lui-même il a étudié dans les ateliers de Florence. Le grand ancêtre du Titien est encore Giotto.