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Les origines de la Renaissance en Italie

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CHAPITRE VI
Causes secondaires de la Renaissance en Italie.
Les influences étrangères

On vient d'analyser les causes permanentes et profondes de la Renaissance italienne. On a vu les faits les plus constants dans l'histoire intellectuelle et morale de l'Italie, les libertés de la pensée et de la conscience, les formes de l'état social, l'éducation classique et la langue, disposer le génie d'une race éminente à l'invention féconde dans toutes les directions de l'esprit. Il faut maintenant passer en revue d'autres causes, d'une importance moins grande, parce qu'elles ont été extérieures et d'une durée moins longue, sans lesquelles cependant certains caractères particuliers de la Renaissance, certaines tendances de l'art ou de la poésie, telles traditions littéraires, tels traits de la vie sociale, ne seraient compris qu'à moitié. L'Italie a été, au moyen âge, le rendez-vous de toutes les civilisations et le champ de bataille de tous les peuples. Elle n'a point aimé les étrangers, mais elle a reçu d'eux quelques exemples et quelques leçons utiles qu'il importe de considérer.

I

Ses premiers éducateurs ont été les Byzantins. Ceux-ci ont eu longtemps la main dans les affaires de la péninsule, même après la chute de l'Exarchat et le déclin politique de Ravenne. Jusqu'au Xe siècle, ils furent les maîtres directs de la Terre de Bari, de la Capitanate, de la Basilicate et de la Calabre, et les hauts suzerains de Venise, de Capoue, de Naples, de Salerne, d'Amalfi, de Gaëte. Venise était une vassale plus docile que toutes ces villes d'origine grecque; à partir du Xe siècle, elle fut longtemps l'alliée fidèle du vieil empire. Elle imitait, dans l'architecture de ses palais et de ses églises, les monuments de Constantinople, et aimait à se rapprocher, par l'éclat des costumes et les pratiques jalouses du gynécée, des mœurs orientales[257]. Mais Venise était alors presque isolée de l'Italie même. La trace première et originale des Byzantins n'est visible, pour tout le reste de la péninsule, que dans l'architecture religieuse de Ravenne et de quelques villes méridionales et siciliennes, et encore ces monuments remontent-ils au moyen âge le plus reculé[258]. L'influence byzantine sur la peinture décorative, représentée par la mosaïque, fut autrement considérable: elle dura jusqu'à Cimabué. C'est elle qui doit retenir notre attention.

Les mosaïques de Ravenne nous montrent les derniers efforts de l'art grec, de toutes parts entouré et bientôt envahi par la barbarie. Celles du Ve siècle, au Baptistère et à la chapelle votive de Galla Placida (San-Nazario e Celso), très-fines encore, renferment des personnages d'un aspect majestueux, d'un dessin correct, d'un visage et d'un mouvement individuels, et les compositions où les mosaïstes savent encore ménager les jeux de lumière et d'ombre, sont d'un effet tout pittoresque. Le Christ de San-Nazario, jeune, calme, très-classique de formes, est assis sur un rocher, au milieu d'un paysage; le bon Pasteur, motif si souvent reproduit par la peinture primitive des catacombes, tient d'une main sa croix, de l'autre, il caresse la brebis couchée à ses pieds; son front découvert est couronné de cheveux bouclés, comme les têtes antiques; le manteau bleu lamé d'or qui l'enveloppe est drapé avec la souplesse et la simplicité grecques[259]. Les mosaïques du VIe siècle ont encore de la noblesse et de la vie; les personnages se meuvent librement sur les fonds d'or et d'azur, font des gestes oratoires, parlent ou agissent; cependant, on sent que les grandes traditions sont déjà sur leur déclin; le sens de la beauté baisse, et l'inspiration de l'artiste est moins haute. A San-Vitale, saint Jean, assis, vêtu de blanc, tient son livre, et l'aigle plane sur sa tête; saint Luc est avec son bœuf, saint Marc avec son lion; un Christ gigantesque, aux yeux fixes, se tient au sommet de la grande coupole; l'art hiératique a commencé. Mais voici, d'autre part, la peinture d'histoire, les mosaïques du chœur, exécutées sous Justinien, l'Empereur, entouré de sa cour, l'évêque Maximien suivi de ses clercs, l'impératrice Théodora, comédienne couronnée, qui, accompagnée de ses femmes, porte un reliquaire à l'église. Ici, la beauté a moins préoccupé les artistes que la ressemblance: les nez très-accentués, les sourcils touffus, les lèvres fortes de plusieurs personnages indiquent des portraits trop fidèles et sont déjà le signe de la décadence. A St Apollinare-in-Classe, l'invention du peintre se manifeste naïvement dans la prédication du saint parlant à un troupeau de brebis. A St Apollinare-in-Città, le long des frises de la nef centrale, les vierges et les mages marchent en procession vers la madone, les saints conduits par saint Martin vont vers le Christ; Ravenne, San-Vitale et le palais de Théodoric sont figurés dans cet ouvrage, où luit encore comme un lointain souvenir des Panathénées antiques.

L'Église adopta la mosaïque qui se prêtait si bien à la magnificence, et remplaçait la véritable peinture dont les derniers ouvrages, tels que le Christ, aux catacombes de Saint-Calixte, témoignent d'un art tombé en enfance. Dès lors, les Byzantins ou les artisans d'Italie formés à leur école, ornent les sanctuaires de mosaïques. Mais le goût des barbares, qui préside impérieusement à ces pieuses fondations, ne tarde pas à porter à l'art un coup funeste. C'est à Rome surtout, que l'on peut suivre de siècle en siècle, jusqu'au XIe, la décadence étonnante de la peinture décorative. Les mosaïques du IVe siècle, à Sainte-Constance, à Sainte-Pudentienne, contiennent encore des scènes animées et des têtes d'une grande expression, où l'arrangement particulier de la chevelure et la distinction des visages révèlent la bonne école. Au Ve siècle, après Alaric, dans Sainte-Marie-Majeure, les mosaïques de la nef et du grand arc en avant de l'abside marquent une chute très-lourde; les personnages bibliques y deviennent gauches et laids. Au VIe, dans Saints-Cosme-et-Damien, un Christ morose, d'un aspect terrible, marche sur les nuages: le christianisme qui, tout à l'heure, a renoncé à la beauté, séduction païenne, vient d'entrer dans ces temps d'inquiétude et d'effroi dont l'an mil devait être le terme apocalyptique. Au VIIe siècle, à Sainte-Agnès, sur la voie Nomentane, les deux papes Symmaque et Honorius, démesurément allongés, se dressent dans leurs robes sombres; mais voici l'influence de l'Orient qui reparaît à Rome, dans la parure éclatante de la sainte, dont la poitrine est chargée d'or et de pierreries. La trace byzantine s'accentue encore davantage dans le saint Sébastien de Saint-Pierre-aux-Liens qui, revêtu d'un riche costume et d'un long manteau rattaché à l'épaule par une agrafe, rappelle l'art de Ravenne et ressemble à quelque noble de Constantinople[260]. La mosaïque de Sainte-Marie-in-Cosmedin (dans la sacristie), d'un caractère vraiment grec, qui vient de l'ancien Saint-Pierre, est attribuée à des Byzantins chassés de chez eux par les iconoclastes. La figure de la Vierge est d'un grand calme, avec un regard naturel; près d'elle, un ange bien proportionné de formes et d'un type antique[261]. Aux VIIIe et IXe siècles, en pleine guerre du Filioque, les rapports de Rome et de Byzance étant devenus fort orageux, on peut supposer que les artistes orientaux furent recherchés avec moins d'assiduité par les Italiens. A cette époque, et jusqu'à la fin du Xe siècle, la décadence de l'art dépasse toute imagination. La laideur de la madone, à Santa-Maria-in-Navicella, est si extraordinaire, qu'elle produit presque un grand effet. On voit bien que l'artiste cherche, par l'étrangeté et la disproportion, à exprimer le surnaturel. Dans sa robe d'un bleu noir, voilée à l'africaine, entourée d'anges grêles et tristes, et portant un Bambino horrible, la Vierge témoigne d'un âge où l'esprit humain était fort malade. A Sainte-Praxède, les brebis mystiques ont une forme des plus grotesques. Puis les monuments authentiques disparaissent. A Saint-Marc de Venise, à la fin du XIe siècle, la mosaïque n'a point fait un mouvement. Mais, dès le commencement du XIIe, elle se relève, et, cette fois, par l'influence très-visible des Byzantins[262].

C'est du Midi que vint cette Renaissance. Les monastères de la Cava, de Casauria, de Subiaco s'enrichirent alors de mosaïques. En 1066, Didier, abbé du Mont-Cassin, voulant parer son église, envoya chercher à Constantinople, selon le chroniqueur Léon d'Ostie, des artistes habiles «dont les figures semblent vivantes, et dont les pavés, par la diversité des pierres de toutes nuances, imitent un parterre de fleurs». Didier retint ces maîtres et remit à leur direction un certain nombre d'enfants[263]. L'Italie, qui, pendant près de six siècles, avait laissé dépérir la peinture religieuse, revint donc à l'école des Byzantins. Les mosaïques du Mont-Cassin n'existent plus, mais l'abbé Didier fit orner également par ses artistes l'église de St Angelo-in-Formis, près de Capoue. Il est représenté, au fond de l'abside, offrant aux archanges Michel, Raphaël et Gabriel le modèle du pieux édifice. Cette église est l'un des plus précieux monuments de l'art primitif. C'est par la variété de l'invention et la noblesse des personnages que la peinture commence à renaître. Voici, par exemple, au-dessus du portail central, une Cène où trône le Sauveur entouré d'une gloire, bénissant d'une main, maudissant de l'autre; derrière lui des anges déroulent et montrent ces deux inscriptions: «Venite benedicti», «Ite maledicti». Plus haut, quatre anges soufflent dans des trompettes; les douze apôtres sont assis à la table sacrée autour de laquelle prient les anges; plus bas, d'un côté se tiennent les saints, les martyrs, les confesseurs; de l'autre, les damnés que les démons entraînent en enfer. Ici, les élus portent des fleurs; là, les maudits, et parmi eux, Judas, se débattent entre les bras des diables. Lucifer préside à leurs supplices. Aux frises de la grande nef sont les prophètes, les rois de l'Ancien Testament et les scènes de la Passion. Le Christ, cloué sur sa croix, penche vers Marie son visage dont l'expression est menaçante. Saint Jean est près de la Vierge. Au-dessus de la croix l'artiste a placé le soleil et la lune, celle-ci sous la forme d'une femme éplorée; les anges volent vers le Rédempteur avec des gestes de lamentation; plus loin, on partage les vêtements de Jésus, et l'on voit un groupe de prêtres et de soldats à cheval. Ainsi, à la fin du XIe siècle, de grandes qualités reparaissent tout à coup; non-seulement les peintres retrouvent les proportions justes du corps humain; ils découvrent la vie, le mouvement, la composition des ensembles; ils ont rejeté les traditions immobiles, la juxtaposition monotone des personnages, les motifs cent fois répétés; enfin, ils ont entrevu le pathétique et savent déjà l'exprimer. Les artistes de Byzance renouvellent en Italie le vieil art byzantin.

L'abbé Didier, devenu pape (Victor III), apporta à Rome un goût nouveau, dont témoigne déjà la basilique de Santa-Maria-in-Trastevere, décorée par Innocent II vers 1140. Le XIIe siècle reprit la mosaïque au point même où le VIe l'avait laissée à Ravenne. La décadence avait fait perdre six cents ans. Voici de nouveau les vierges sages et les vierges folles; elles marchent avec une grande variété d'allures. Au centre de l'abside, la Vierge, vêtue d'une façon éblouissante, est assise, avec la dignité d'une impératrice orientale, à droite de son fils, et sur le même trône; sa figure est d'une finesse suave; on y retrouve le dessin des têtes antiques[264]. Le Christ majestueux, toujours le même, Imperator et Pantocrator divin, qui plane ici, comme à la cathédrale de Pise et au dôme de Monreale, est un Jupiter byzantin. Aux absides de Saint-Jean-de-Latran, de Santa-Francesca-Romana, de Sainte-Marie-Majeure et de Saint-Clément, au baptistère San-Giovanni de Florence, c'est-à-dire du XIIe siècle à la fin du XIIIe, la tradition grecque se réveille visiblement, dans les draperies plus souples et plus réelles que n'ont été celles de Cimabué, l'arrangement des chevelures, la pose des personnages et l'abondance des réminiscences païennes, génies ou allégories d'un goût mythologique. Enfin, dans le chef-d'œuvre des Byzantins en Italie, la chapelle Palatine de Palerme (1140), l'accord très-heureux de plusieurs arts fait ressortir avec plus d'éclat l'inspiration vraiment grecque du monument entier; tandis que les mosaïques représentant les scènes de la vie de Pierre et de Paul, les saints, les prophètes, les Pères de l'Église grecque et le Christ bénissant, rappellent les ouvrages de St Angelo-in-Formis, l'ameublement somptueux et fin de Byzance, les bronzes et les marbres curieusement ciselés s'encadrent dans les lignes harmonieuses de l'édifice, dont les petites proportions sont plus favorables que la vaste structure de Saint-Marc à l'élégance du détail; les plans très-rapprochés, par le rayonnement redoublé des ors qui revêtent les murailles, emplissent le charmant sanctuaire d'une lumière blonde et gaie que percent çà et là les traits du soleil de Sicile.

Ces artistes, partis de l'Orient, qui visitent l'Italie et y pratiquent leur art si longtemps avant Giotto et les sculpteurs de Pise, ont, non-seulement l'habileté de main, la patience et les canons rigoureux de Byzance, mais une inspiration venue de plus loin, de la Grèce antique, et conservée, malgré la misère des temps, par les couvents de l'Athos et de la Thessalie[265]. Dans leurs églises dressées entre la mer et le ciel, sur les rochers de la Montagne-Sainte, les moines contemporains de Pansélinos, le Raphaël oriental, gardaient, comme une relique, le sentiment de la pure beauté; les vierges des icônes, les saints qui veillent devant les autels, les scènes évangéliques peintes à fresque dans les vestibules sacrés, ont une grâce et parfois une majesté dont l'impression est très-grande. Les dessins coloriés de Papety[266] ont permis, sur ce point, d'ajouter un chapitre à l'histoire de l'art. C'est entre le XIe et le XIIIe siècle que s'étend la Renaissance de l'Athos. L'Italie ne l'a pas connue directement, mais les vieux maîtres appelés par l'abbé Didier en avaient recueilli les modèles et lui en apportèrent le souffle lointain.

II

L'influence arabe fut plus générale que celle des Byzantins; elle affecta l'ensemble même de la civilisation italienne. Tout un groupe de faits moraux et politiques concourut à lui donner la plus grande portée possible. Du IXe au milieu du XIe siècle, les Arabes furent les maîtres de la Sicile; dépossédés par les Normands, ils continuèrent à dominer sur cette île par la science, l'art et la poésie; au XIIIe siècle, sous l'empereur Frédéric II, ils atteignirent au plus haut degré de leur ascendant intellectuel sur la péninsule.

Leur situation, en face de l'Occident chrétien, fut, durant le moyen âge, des plus curieuses. La chrétienté les haïssait, parce qu'ils étaient musulmans; mais elle les respectait et les enviait, à cause de leur grande civilisation. Toute l'Europe sentait le prestige de cette race élégante, dont les croisades avaient laissé entrevoir les mœurs étranges et raffinées. On admirait leurs monuments, leurs étoffes resplendissantes, leurs meubles précieux, leurs esclaves, et davantage encore leur vaillance, leur loyauté et leur âme toute chevaleresque. Tout ce monde scolastique et barbare comprenait combien les Orientaux le dépassaient en culture savante; du fond de leurs écoles d'Espagne, ils régnaient sur toutes les sciences de la nature et troublaient le sommeil de nos docteurs. Car ils savaient mieux qu'eux les secrets d'Aristote, et Aristote n'avait-il pas connu les secrets de Dieu? C'est pourquoi Dante n'eut pas le courage de brûler Averroès lui-même,

Averroïs, che'l gran Comento feo[267];

il le mit dans la région pacifique des sages entre Horace et Platon.

Les Arabes établirent en Sicile une civilisation complète. Sous leurs mains, avec ses dix-huit villes et ses trois cent vingt châteaux forts, ses mines d'or, d'argent, de cuivre et de soufre, ses moissons et ses eaux vives, ses plantations de coton, de cannes à sucre, de palmiers et d'orangers, ses fleurs éclatantes, ses haras de chevaux aux formes fines, ses manufactures d'étoffes de soie, ses palais et ses mosquées, la vieille île d'Empédocle s'épanouit comme un jardin oriental. Un commerce très-actif la rattachait, dès l'origine de la conquête, à l'Espagne et à l'Italie méridionale[268]. Les draps de soie vermeille de Palerme, brochés d'or et brodés de perles, faisaient l'admiration de l'Occident, ainsi que les cuirs dorés destinés aux chaussures des femmes, les gants de soie, les agrafes émaillées, les bijoux ciselés, le papier de coton, les objets de corail. Ces industries de luxe passèrent plus tard à Florence, à Gênes, à Venise. La Sicile, au XIIe siècle, envoyait ses blés à Venise, ses cotons en Angleterre, ses draps de soie dans toute l'Europe. Barcelone, Pise, Malte, Amalfi, Marseille, recevaient ses vaisseaux marchands[269].

Les monuments de l'architecture siculo-arabe ont disparu ou sont gravement altérés. La Ziza et la Cuba de Palerme, deux ruines, dont la première se rapporte, dans sa forme actuelle, aux temps de la domination normande, permettent cependant de retrouver la trace du génie à la fois sensuel, subtil et méfiant des maîtres musulmans. Ici reparaît la conception originale de l'art arabe, le motif des pendentifs à stalactites, sur lesquels est posée la coupole byzantine. Les alvéoles délicatement évidés se groupent, s'étagent en encorbellement, et montent jusqu'au haut de la voûte, brisant et multipliant les rayons lumineux; la lumière, ainsi décomposée, irrisée par les reflets des faïences émaillées, retombe comme un voile aux nuances changeantes sur les ornements rehaussés de couleurs et d'or, sur les vasques de porphyre d'où jaillissent les fontaines, sur les tapis que parent les teintes vigoureuses de l'Orient. Les colonnes grêles de marbres rares supportent de larges chapiteaux fouillés par un ciseau capricieux, et des arcades creusées et allégées par la ciselure. Dans ces retraites que remplit le bruissement des eaux vives, qu'ennoblit la parole divine, dont les versets se mêlent au décor de l'édifice, le rêve mystique, l'orgueil solitaire et la volupté sont bien abrités; mais, sur le dehors, les pleins formidables, les murailles austères, les arcades aveugles opposent à la curiosité du passant un rempart infranchissable[270].

La Sicile arabe n'égala point l'Espagne musulmane en éclat scientifique et littéraire. Elle eut néanmoins ses écoles de médecins, d'astrologues, de mathématiciens, de dialecticiens, de jurisconsultes, ses interprètes du Coran, ses théologiens, ses moralistes, ses sages extatiques (Sufiti), ses grammairiens, ses historiens, ses géographes et ses poëtes. Ceux-ci excellaient dans la composition héroïque ou passionnée de la Kâsida, petit poëme monorime où le troubadour chantait ses propres mérites, les charmes de sa maîtresse, les vertus de sa race, l'esprit de son patron, le vin, les étoiles, les fleurs, les joies évanouies de la jeunesse; et, dans les fêtes, le luth des musiciens, le chant et les danses des jeunes filles accompagnaient les vers des poëtes[271]. La Sicile, qui s'était endormie jadis, bercée par la flûte de Théocrite, se réveilla sous les ombrages dangereux du paradis de Mahomet.

III

Les Normands vinrent et la rejetèrent dans la réalité tragique du moyen âge. Mais ces aventuriers étaient de fins politiques. Leur héros fut Robert l'Avisé[272]. Ils battirent le pape Léon IX et lui demandèrent seulement le droit de conquête illimitée dans l'Italie méridionale et en Sicile[273]. Ils devinrent les bons amis du Saint-Siége, et mirent ainsi de leur côté la première force morale du temps; à Salerne, ils veillèrent sur le lit de mort de Grégoire VII qui mourait «exilé pour la justice». Ces soldats de la Sainte-Église, qui aimaient fort à gaaigner, aidèrent la Grande-Grèce à se délivrer des Byzantins, et la gardèrent pour eux-mêmes. Puis ils vinrent au secours des chrétiens byzantins de Sicile, délogèrent les Arabes de leurs forteresses, enlevèrent Messine, Catane, Palerme; mais ils n'abusèrent point de leur conquête. Les paysans arabes continuèrent d'avoir la personnalité légale et le droit de libre propriété en dehors des terres de leurs nouveaux seigneurs. Dans les campagnes et dans les cités, les deux races vécurent en paix côte à côte. Les citoyens musulmans, écrit un Arabe, en 1184, sont très-nombreux à Palerme; ils habitent leurs quartiers propres, avec leurs mosquées, leurs bazars, et un cadi pour juger leurs procès[274]. Bien plus, ils gardent, de l'aveu des vainqueurs, une sorte de hiérarchie sociale; leur noblesse entre même dans les offices de la cour normande. Les Siciliens d'origine ou de religion grecque s'enrichissent sous la protection de leurs maîtres catholiques; leur Église séculière et leurs couvents sont en pleine prospérité. La paix normande, comme autrefois la paix romaine, après avoir institué l'ordre politique, favorise les libertés morales des races soumises[275].

C'est pourquoi les Normands n'ont pas arrêté la civilisation arabe de la Sicile; sous leur domination, la culture intellectuelle s'est prolongée, et Frédéric II la recueillera intacte dans la succession des conquérants français. Le roi Roger II employait, dans ses actes de chancellerie, l'arabe, le grec ou le latin. Selon Edrisi, il étudiait la géographie, les mathématiques, l'économie administrative. Il fit graver, sur un disque d'argent, les pays du monde connu dont, pendant quinze ans, ses géographes arabes, réunis en académie, poursuivirent, sous ses yeux, l'étude méthodique, d'après les témoignages des voyageurs. De cette longue recherche sortit en outre une description encyclopédique du sol, des fleuves, de la flore, de l'agriculture, du commerce, des monuments, de la race, des religions, des mœurs, des costumes et des langues (1154). C'est ce livre, que l'Europe a connu seulement après plusieurs siècles, qui a rendu immortel le nom d'Edrisi. Roger pratiquait, à l'imitation des Arabes, les sciences occultes, consultait les astrologues, invoquait les ombres de Virgile et de la Sibylle Erythrée. Les poëtes ont chanté sa bonté et célébré les fêtes de sa cour. Son génie élégant semble avoir laissé son empreinte à la cathédrale de Cefalù, à la chapelle Palatine, à Saint-Jean-des-Ermites de Palerme[276], aux nobles villas de Maredolce, et de l'Altarello-di-Baida, aux portes de sa capitale[277].

A la fin du XIIe siècle, le jeune Guillaume le Bon disait aux mahométans de son palais: «Que chacun prie le Dieu qu'il adore! Celui qui a foi en son Dieu sentira la paix dans son cœur!» Il s'entoura de pages et d'eunuques orientaux magnifiquement vêtus. Les dames franques ou italiennes de Palerme adoptaient alors les riches costumes des femmes musulmanes. Les Arabes formaient dans l'armée normande une troupe brillante d'archers à cheval. Guillaume attirait à sa cour les médecins, les astrologues, les poëtes et les voyageurs arabes: Ibn-Kalakis d'Alexandrie, poëte et jurisconsulte, Ibn-Zafer, érudit et littérateur distingué[278]. Sous son règne, l'architecture normande, affinée par le goût des Arabes et celui des Byzantins, continua de fleurir. Il édifia la cathédrale de Palerme, dont il ne reste plus guère de parties originales, le Dôme de Monreale, que remplit la majesté du Christ oriental, et, tout près, ce merveilleux cloître dont la colonnade, aux chapiteaux variés, aux colonnes cannelées à l'antique, ou qui se tordent en capricieuses spirales, dépasse en grâce poétique le cloître de Saint-Jean-de-Latran et celui de San-Lorenzo. Le voyageur Hugo Falcandus, qui visita Palerme à la fin du XIIe siècle[279], nous a laissé la description de cette ville extraordinaire où les vestiges du vieil art sont aujourd'hui si rares: il fut surtout frappé de la richesse extérieure des monuments, et de l'abondance des fontaines jaillissantes. Mohammed-Ben-Djabair, de Valence, à la même époque, compare Palerme à Cordoue: il décrit le Kazar arabe et ses tours, l'église grecque de la Martorana, ses mosaïques à fond d'or, et son beffroi soutenu par des colonnes de marbre. «Les palais du roi, dit-il, sont disposés autour de cette ville comme les perles d'un collier au cou d'une jeune fille[280]

IV

Au commencement du XIIIe siècle, cette civilisation sicilienne, que l'accord des Byzantins, des Arabes et des Normands avait façonnée, fut portée dans l'Italie continentale par l'empereur Frédéric II. Celui-ci avait hérité, tout enfant, de la conquête sanglante de son père Henri VI. Il fut élevé à Palerme, orphelin, presque prisonnier dans son palais arabe, par les soins des citoyens et des chanoines de la cathédrale, et sous la tutelle lointaine d'Innocent III[281]. Il grandit tristement entre le légat du pape et l'archevêque de Tarente, menacé jusque dans son île par les entreprises d'Othon, son compétiteur à la couronne impériale. Mais il avait alors l'Église pour protectrice, et un esprit de décision héroïque qu'il légua à son fils Manfred et à Conradin son petit-fils. A quinze ans, il courut, à travers mille dangers, jusqu'à Constance, où il prit possession de l'Empire. Mais ce descendant de Barberousse, né en Italie, et qui parlait d'enfance l'italien, le français, le grec et l'arabe, ne devait point vivre dans les brumes de l'Allemagne. C'est à l'Italie que sa destinée l'attacha, et Palerme a gardé son tombeau.

Il fut le grand Italien du XIIIe siècle. Son règne est le véritable prologue de la Renaissance. Au temps même de saint Louis, quatre-vingts ans avant Dante, il paraît infiniment loin du moyen âge. L'esprit de liberté qui anime la conscience religieuse des Italiens éclate en lui avec une vigueur étonnante. Ses ennemis l'ont accusé d'athéisme. «Il ne croyait pas en Dieu, dit Villani. Philosophe épicurien, il cherchait à prouver par les Écritures elles-mêmes que tout pour l'homme finit avec la vie[282].» Selon d'autres témoignages, il prétendit à la suprématie religieuse du monde, et se crut le vicaire laïque de Dieu. Il est au moins certain que, dans sa lutte contre l'Église, il a dépassé de beaucoup tous les autres empereurs allemands. Jamais il ne fût allé à Canossa. Non-seulement il essaya de paralyser la puissance temporelle des papes en fixant au midi de l'Italie le centre politique de l'Empire; il voulut aussi ruiner l'ascendant spirituel de Rome en mettant fin à la croisade, en faisant la paix avec l'islamisme. Peut-être caressa-t-il l'espérance que les rêveurs de l'Évangile éternel prêchaient à la chrétienté, ou se contentait-il de transférer à l'Empire la direction suprême du christianisme. Quoi qu'il en soit des traditions ou des calomnies que l'histoire a recueillies[283], et des cruautés que lui a reprochées le siècle où fut fondée l'Inquisition, le trait original de Frédéric II est d'avoir présidé au développement d'une civilisation toute rationnelle, parfaitement libérale, qui n'était point dirigée, comme une machine de guerre, contre la foi chrétienne, mais qui ne demandait rien non plus au christianisme; civilisation indifférente aux choses religieuses, dont la culture intellectuelle était l'élément premier, et qui penchait du côté des Arabes, parce que ceux-ci représentaient alors plusieurs sciences qui ne fleurissaient pas à l'ombre de l'Église. Les mathématiques, l'histoire naturelle, la médecine et la philosophie étaient l'étude favorite de l'Empereur. Il protégea Léonard Fibonacci, le plus grand géomètre du moyen âge et le premier algébriste chrétien, que ses contemporains pisans traitaient de nigaud, bigollone. Il fit venir d'Asie et d'Afrique les animaux les plus rares, afin d'en observer la forme et les mœurs; le livre De arte venandi cum avibus, qui lui est attribué, est un traité sur l'anatomie et la domestication des oiseaux de chasse. Il s'appliqua à la médecine, et fit rechercher les propriétés des sources chaudes de Pouzzoles. Il donnait lui-même des prescriptions à ses amis et inventait des recettes[284]. Les simples racontaient des choses terribles de ses expériences; il éventrait, disait-on, des hommes, pour étudier la digestion; il élevait des enfants dans l'isolement pour voir quelle langue ils inventeraient[285]. Maître Théodore, un Grec de Sicile ou d'Asie Mineure, secrétaire de Frédéric pour la langue arabe, philosophe et mathématicien, semble aussi avoir été le chimiste de la cour souabe. Enfin, la métaphysique et la dialectique préoccupaient Frédéric. Pour lui, l'Anglais Michel Scot, qui sortait des écoles de Tolède et se fixa dans les Deux-Siciles, traduisit l'abrégé d'Avicenne, d'après l'Histoire des Animaux, d'Aristote. Vers 1232, Frédéric adressa aux universités italiennes les traductions latines de différents ouvrages de logique ou de physique dus à Aristote et à d'autres maîtres grecs ou arabes. Un docteur juif d'Espagne, Juda Cohen, correspondait avec lui et vint s'établir en Italie en 1247. Durant sa croisade de 1229, cet étrange paladin, que le rachat du saint tombeau tourmentait si peu, interrogeait les docteurs d'Arabie, de Syrie et d'Égypte, et, plus tard, encore, le philosophe espagnol Ibn-Sabin, sur des problèmes tels que ceux-ci: Aristote a-t-il démontré l'éternité du monde?—Que sont les catégories, et peut-on en réduire le nombre?—Quelle est la nature de l'âme, et celle-ci est-elle immortelle?—Comment expliquer les divergences qui existent entre Aristote et Alexandre d'Aphrodisée au sujet de l'âme[286]? S'il aima la science, il la répandit aussi à profusion. «Il fonda des universités, dit Nicolas de Jamsilla, où de pauvres écoliers étaient élevés à ses frais[287].» En 1224, il créa l'université de Naples, qui devait rivaliser avec celle de Bologne[288]. Les moines du mont Cassin y enseignaient la théologie, des légistes célèbres le droit romain; on y professait aussi la médecine, la grammaire et la dialectique[289]. Mais Salerne était son école de prédilection. Il en accrut l'influence, il y mit un professeur particulier pour les Grecs, les Latins et les Juifs, et les leçons y étaient données à chaque race en sa langue propre. Il renouvela, pour les Deux-Siciles, le règlement des empereurs romains qui interdisait l'exercice de la médecine à quiconque n'avait pas subi d'examen et obtenu un diplôme[290].

Son caractère était aussi grand que son esprit. L'Italie, que l'énergie personnelle séduira bientôt plus que la vertu, et qui, au siècle suivant, permettra tout à ses maîtres, à la condition qu'ils fassent de grandes choses, l'Italie vit avec étonnement les entreprises politiques et les luttes terribles de Frédéric II. Elle admirait cet empereur qui tentait d'arracher le monde à l'étreinte de l'Église, et, tout en se jouant parmi ses poëtes, ses astrologues, ses musiciens et ses chanteurs, réconciliait l'Europe chrétienne avec l'Asie musulmane. Sa chute inspira une pitié sans égale. Excommunié, dépossédé, trahi par son chancelier, il se défendit sur tous les points de la péninsule, au nord, en Toscane, au midi, contre les Guelfes soulevés par le pape. Quand ses fidèles furent tombés, quand son fils Enzo, le poëte aux cheveux blonds, fut pris, Frédéric, à demi brisé et seul, se redressa encore,—a guisa di leon,—il appela les Sarrasins, et songeait à jeter les Mongols sur Rome. C'est alors qu'il mourut subitement au fond de la Capitanate. Mais son œuvre ne fut point éphémère, et son passage a marqué dans l'histoire de l'esprit humain.

V

Frédéric II n'a point seulement agi d'une façon générale, sur le génie italien, par l'exemple héroïque de sa vie, par la culture savante, la liberté de pensée et l'élégance de sa cour; son influence a particulièrement porté sur les premiers développements de la poésie italienne. Il fut poëte lui-même, et son fils, son chancelier et ses courtisans écrivirent en vers. Il est vrai que ni la forme, ni l'inspiration de ces poésies de l'école souabe ne sont d'une originalité très-franche: les mœurs voluptueuses et violentes des sérails de Capoue, de Lucera et de Foggia, l'ardente sensualité des Arabes ne s'y laissent point entrevoir. Ce sont des soupirs d'amour plutôt que des éclats de passion. «Votre amour, dit Pierre des Vignes, me tient en désir et me donne espérance avec grande joie; je ne sens plus si je souffre le martyre en pensant à l'heure où je viens à vous. Ma chansonnette, porte ces plaintes à celle qui possède mon cœur, conte-lui mes peines, et dis-lui comme je meurs par son amour.»

Mia Canzonetta, porta esti compianti

A quella, c'à' in ballia lo mio core,

E le mie pene contale davanti,

E dille, com' eo moro par sù amore[291]

«Amour, chante le roi Enzo, fait souvent penser mon cœur, me donne peines et soupirs, et j'ai grand'peur de ce qui pourra arriver après cette longue attente[292].» Frédéric célèbre le visage, le sourire joyeux, les yeux et la voix de sa maîtresse, «fleur entre les fleurs»,

La fiore d'ogne fiore,

dont la grâce et la pureté l'attendrissent.

Tant' è fine e pura![293]

On reconnaît ces supplications et ces lamentations amoureuses: c'est la Provence qui les a apprises à l'Italie. Elles répondaient bien à la condition sociale d'un grand nombre de poëtes provençaux, pauvres jongleurs, vassaux, étudiants ou pages, dont la passion timide parlait respectueusement aux nobles dames. Nos troubadours fréquentaient les cours italiennes depuis le milieu du XIIe siècle[294]. Chassés de France par les horreurs de la croisade albigeoise, ils emportèrent leur lyre au delà des Alpes, et continuèrent leurs chants à la cour de Palerme et des seigneurs féodaux de Savoie, de Montferrat, d'Este, de Lunigiana, de Vérone, de Mantoue[295]. Exilés plutôt que dépaysés, ils ne cessèrent point d'aimer à la façon provençale, avec esprit et subtilité. Raimbaud de Vaqueiras chanta la fille d'Azzo VII, marquis d'Este, «la plus courtoise et la plus vertueuse des dames»; mais il s'enflamma aussi pour Béatrice, sœur du marquis de Montferrat et femme d'Arrigo del Caretto. Raimond d'Arles célébra Costanza, fille d'Azzo; Americo Péguilain, Béatrice d'Este. Le succès de nos poëtes fut si vif dans la péninsule, qu'ils y provoquèrent, sous deux formes, l'imitation de leurs ouvrages. Leurs premiers disciples s'exercèrent à la poésie en propre langue provençale. Cette école dura jusqu'à la fin du XIIIe siècle. On y rencontre Lanfranc Cigala, Simon et Perceval Doria, de Gênes, Sordello de Mantoue, la grande «âme lombarde» du Purgatoire, Bartolomeo Zorgi, de Venise, Ferrari, de Ferrare, le comte Alberto Malaspina, le marquis Lanza, Dante da Majano, Paul Lanfranc de Pistoja, Frédéric III de Sicile: toutes les provinces de l'Italie sont entrées à l'école de la Provence. Mais, dès 1220, les Italiens essaient d'employer leurs dialectes provinciaux à des compositions lyriques directement inspirées par les Provençaux. Il s'agit ici des poëtes lettrés et non des chanteurs populaires dont cette influence, partie des cours, n'a guère modifié le goût[296]. Les troubadours d'idiome provincial imitent leurs maîtres étrangers, leurs sentiments, comme la forme, le rythme et l'expression de leur art[297]. Ils fondent enfin dans leur langage une multitude de mots d'origine provençale, que l'italien rejettera à mesure qu'il prendra conscience de son autonomie[298].

Les Provençaux n'ont point eu de Mécène comparable à Frédéric II, et c'est à la cour de Palerme que leur influence poétique a été la plus profonde. «Il était très-magnifique, dit un vieil auteur[299]; il donnait beaucoup, et tous les hommes de mérite venaient à lui: trouvères, musiciens, jongleurs, bouffons.» Les éloges que nos chanteurs ont composés sur Frédéric sont innombrables[300]. Mais, pour l'Empereur, ceux-ci n'étaient point seulement des poëtes; ces exilés, dont les colères du Saint-Siége ont détruit la patrie, étaient surtout des alliés utiles pour la guerre implacable qu'il faisait à l'Église. Ils représentaient, par leurs sirventes, dans toutes les cours féodales de la péninsule, la passion gibeline[301]. «Rome, criait Guillaume Figueiras de Toulouse, je suis inquiet, car votre pouvoir monte, et tout grand désastre avec vous nous menace. Rome, mauvais travail fait le Pape, quand il lutte avec l'Empereur. Rome, bien me réconforte la pensée que, sans guère tarder, vous viendrez à mauvais port, si l'Empereur droiturier redresse son tort et fait ce qu'il doit faire. Rome, je vous dis vrai: votre pouvoir vous verrez déchoir. Et Dieu, mon Sauveur, puisse-t-il me laisser voir cette ruine[302]!...»

L'école poétique de Sicile, ainsi aiguillonnée par les haines religieuses du siècle, eut une activité extraordinaire. Elle vécut jusqu'à la chute de Manfred. Nos troubadours y chantaient en provençal; Frédéric II, Enzo, Manfred composèrent probablement en cette langue. Toutefois, l'authenticité des pièces romanes attribuées à l'Empereur n'est pas bien établie[303]. Mais il nous est resté un grand nombre de canzones italiennes sorties de la cour souabe, les unes, telles que le fragment du roi Enzo et la poésie de Stefano di Pronto de Messine, en pur dialecte sicilien, pareil à celui de Ciullo d'Alcamo; les autres, d'une langue plus avancée, mais qui, selon d'Ancona, ont été plus tard retouchées, polies, toscaneggiate, par les Toscans[304]. L'ascendant littéraire de cette civilisation avait été si grand, qu'à l'époque de Dante encore, on qualifiait de siciliens tous les poëmes lyriques, c'est-à-dire les œuvres d'inspiration et de forme provençale. Quidquid poetantur Itali, siculum vocatur, est-il écrit dans le De Vulgari Eloquio[305]. Cette tradition remonte, selon Dante, à Frédéric et à Manfred, «les plus magnifiques princes que le monde ait connus». Elle se prolongea jusqu'à la veille de la Divine Comédie, avec l'influence provençale elle-même. Nous avons, de Dante da Majano, deux sonnets en langue d'oc, forme nouvelle et plus précise de la canzone lyrique et que Dante portera à sa perfection[306]. Les Bolonais et les Toscans, à la fin du XIIIe siècle, s'efforcent de rajeunir le vieux moule français par la vivacité du détail et de la diction[307]. Dante disserte sur la langue d'oc, et cite Gérard de Borneil[308]. Il rencontre, dans l'autre monde, Bertrand de Born et Sordello; il prête, dans le Purgatoire, à Arnaut Daniel, un discours en son idiome maternel:

Ieu sui Arnaut, que plor et vai chantan[309].

La canzone en trois langues, qui lui est attribuée, si elle n'est pas de sa main, prouve au moins que, de son temps, l'usage du provençal était encore familier aux Toscans:

Ai fals ris! per qua traitz avetz

Oculos meos, et quid feci tibi,

Che facto m'hai cosi spietata fraude?[310]

L'Italie fut bien récompensée de l'asile qu'elle donna à nos troubadours. De l'imitation assidue de leurs chansons est sortie une langue poétique plus fine, une métrique plus savante, une prosodie plus souple. Les Provençaux n'ont certes point initié les Italiens aux passions de l'amour; même l'amour chevaleresque et platonique, qui fut le sentiment original de notre Midi, n'a guère été qu'un modèle littéraire pour un peuple si vite affranchi du régime féodal, où la chevalerie eut toujours moins de prestige qu'en France. Mais, du commerce de nos poëtes, l'Italie a reçu une discipline morale; le culte et la dévotion de la femme, la casuistique de l'amour entrèrent dans les habitudes de son génie. La France de langue d'oïl devait ajouter beaucoup à cette éducation poétique de l'Italie.

VI

La langue française du Nord n'apparaît pas moins que le provençal dans les origines littéraires de l'Italie. Mais l'influence de notre littérature épique et romanesque dura plus longtemps que celle des troubadours. Elle fut, d'une part, plus réellement populaire, et, de l'autre, très-docilement acceptée par les lettrés de la pleine Renaissance. Elle produisit tour à tour, à partir du temps où le goût provençal s'effaça dans la péninsule, les Reali di Francia, l'Orlando Innamorato et l'Orlando Furioso.

Au XIIe siècle, le français était établi, à la suite de la conquête normande, sur le littoral des provinces méridionales. Ciullo d'Alcamo, sous Frédéric II, fit entrer dans son dialecte sicilien un certain nombre d'expressions françaises: magione, peri, senza faglia. Au commencement du XIIIe siècle, l'étude du français fut générale dans toute l'Italie, particulièrement dans le Véronais et le Trévisan, où les chefs des grandes familles conversaient en cette langue. Le troubadour lombard Sordello composa en idiome d'oïl. Pendant quatre-vingts ans environ, la Marca Trivigiana fut un centre très-vivant de civilisation toute française que Dante a signalée:

In sul paese, ch' Adige e Po riga,

Solea valore e cortesia trovarsi[311].

Les nobles y célébraient des tournois et des festins selon la mode chevaleresque de France, et la contrée garda les surnoms d'Amorosa et de Giojosa[312]. Les Italiens composaient en prose française dès la fin du XIIe siècle: Martino da Canale, dont la chronique vénitienne finit en 1275, l'élégant Brunetto Latini, Marco Polo et son collaborateur Rusticien de Pise, à qui l'on attribue en outre la rédaction française de plusieurs romans de la Table Ronde; Nicolò de Vérone, poëte mystique; Nicolò de Casola, qui écrivit sur Attila; Nicolò de Padoue, qui rima en vingt mille vers sur les traditions carlovingiennes; des savants, tels qu'Aldobrandino de Sienne, et Lanfranc de Milan, ont usé, avec une correction plus ou moins grande, de notre langue[313]. Le commerce, les proscriptions, l'exil du Saint-Siége, les pèlerinages, l'attrait de notre Université de Paris et de nos écoles de Tours, d'Orléans, de Toulouse, de Montpellier[314], le zèle des moines dominicains, mineurs, bénédictins, à suivre les leçons de nos docteurs, mille causes diverses amenaient de ce côté-ci des Alpes les Italiens distingués, et leur rendaient le français familier. Dante rappelle que la langue d'oïl a raconté «les gestes des Troyens et des Romains, les longues et belles aventures du roi Artur, et beaucoup d'autres histoires ou enseignements[315].» Villani, qui passa en France une partie de sa jeunesse, a gardé de ce séjour des constructions particulières et des mots que la Crusca n'a point admis comme italiens[316]. Pétrarque a moins aimé que Dante Paris, la cité scolastique; mais on voit bien, à ses réminiscences, qu'il connaissait pareillement les poëmes de nos trouvères[317]. Un autre Toscan, Fazio degli Uberti, a vu, comme Pétrarque, la France livrée aux horreurs de la guerre anglaise; il écrivit, en vers français, la conversation qu'il eut, le long du Rhône, sur ce triste sujet, avec un courrier:

Ainsi parlant, nous guidoit li chemins

Droit à Paris, là où mon cuer avoie[318].

Le plus Français de ces Italiens fameux fut assurément Boccace. Sa mère était Française et il naquit à Paris en 1313. Il revint plusieurs fois dans cette ville, soit pour les intérêts commerciaux de la maison des Bardi, soit pour y étudier le droit canon. Il imita, dans le Filocopo, notre roman de Flore et Blanchefleur; dans le Filostrato, l'épisode de Troilus et Criséida, que contient la Guerre de Troie de Benoît de Sainte-More; dans le Corbaccio et l'Amorosa visione, il reprit les souvenirs romanesques de la Table Ronde[319]. Enfin, dans son Décaméron, que remplissent les gallicismes[320], le joyeux écrivain a refondu la matière satirique de nos fabliaux. L'origine gauloise d'un grand nombre de ses nouvelles est facile à reconnaître; nos contes latins du XIIe et du XIIIe siècle, avec les noms des personnages, sont entrés presque intacts dans son œuvre[321]. Le Décaméron s'ouvre par l'aventure de saint Chapelet, Ciapperello, originaire de Prato, un coquin de marque; arrêté à Dijon par une maladie mortelle, il se confesse si adroitement, que son confesseur le prend pour un saint et recommande ses reliques aux Bourguignons.

VII

L'Italie du moyen âge, que la croisade n'avait point occupée au même degré que la France, et dont l'histoire, de fort bonne heure provinciale et municipale, s'était renfermée en des horizons assez étroits, manquait d'épopées et de romans héroïques sortis de son propre sol. C'est donc à nous qu'elle emprunta une littérature dont l'Europe entière a si largement profité.

Jamais imitation littéraire ne fut plus unanime ni plus féconde. Le double courant des chansons de Geste et des poëmes de la Table Ronde, la matière de France et celle de Bretagne, pénètre dans la péninsule dès la fin du XIIe siècle. Il s'arrête d'abord dans la vallée du Pô, où les Italiens lettrés qui entendent le français le recueillent avidement. Les héros carlovingiens, dont les exploits réveillent le souvenir de l'Empire romain et universel, charment les âmes à un point tel que, dans la Marche de Trévise, beaucoup de familles nobles les adoptent pour ancêtres[322]. Au XIIIe siècle, sur un théâtre de Milan, on chante les hauts faits d'Olivier et de Roland[323]. Les chevaliers de la Table Ronde, Artur, Lancelot, Tristan, Merlin, Guiron séduisent par leurs aventures et leurs amours pathétiques; on ne se lasse pas de copier et d'enluminer le texte français de leurs histoires[324]. Dante, selon Boccace, lut «i romanzi franceschi», c'est-à-dire les poëmes de Chrestien de Troyes[325]. Françoise de Rimini les avait lus pareillement, et peut-être pour son malheur. Saint François comparait sa milice monacale à l'institut de la Table Ronde[326]. L'Italie se peupla alors de Tristans, de Lancelots, de Genèvres, comme de Rolands et d'Oliviers[327]. Au XIVe siècle, près de Milan, on crut retrouver dans un tombeau l'épée de Tristan. Frédéric II, qui recherchait avec soin nos poëmes chevaleresques, fit traduire du latin en français les prophéties de Merlin[328]. En même temps, dans l'Italie du nord, on transcrivait et on compilait, en une langue composite, où le français est plus ou moins italianisé, les chansons du cycle carlovingien, la Chanson de Roland, les Enfances Roland, les Enfances Charlemagne[329]. L'Entrée en Espagne, ce roman tout français encore, qui comble les lacunes de la Chanson de Roland, et la Chanson d'Aspremont, dont la langue est beaucoup plus mélangée d'italien, vont servir de point de départ à des compositions plus vastes, mais de pure langue italienne, telles que les trente-sept chants de la Spagna et les nombreux Aspramonte du XIVe et du XVe siècle[330].

Vers 1300, cette influence poétique de la France présenta un caractère nouveau et plus précis. Jusqu'alors, elle avait agi principalement sur les esprits cultivés, surtout au nord de la péninsule; et, bien que les chansons de Geste aient provoqué, dès cette première période, des imitations plus nombreuses que les romans de la Table Ronde, ceux-ci, cependant, n'avaient pas moins frappé l'imagination des Italiens. Au XIVe siècle, l'action littéraire de notre pays passe de la Lombardie à la Toscane; c'est à Florence, qui devient la maîtresse intellectuelle de l'Italie, que nos traditions héroïques prendront désormais leur droit de cité dans le pays et la langue de si. Mais la matière de France y dominera presque seule. Charlemagne, Roland, Olivier régneront sur la littérature romanesque. Seulement, à mesure qu'on s'éloignera des sources originelles, la fantaisie, le merveilleux, les aventures amoureuses, la grande liberté d'invention par laquelle se distinguèrent les poëmes de la Table Ronde, renouvelleront ces antiques légendes. Les Toscans tireront de nos chansons une multitude de compilations rimées et de poëmes; mais ils en feront sortir un tout aussi grand nombre de romans en prose. Les ouvrages en vers seront parfois de simples transpositions des ouvrages de prose; le plus souvent, ceux-ci donneront le résumé de plusieurs poëmes fondus l'un dans l'autre, et disposés en récit dont la forme et le style ne s'élèvent point au-dessus du ton de la chronique[331]. Mais ces compilations naïves n'en sont pas moins un signe très-intéressant de l'esprit italien; elles marquent le moment où les traditions françaises deviennent profondément populaires au delà des Alpes.

Les Reali di Francia ont été le type accompli de ces romans familiers. Ils remontent au commencement du XIVe siècle. En eux sont résumés plusieurs poëmes français, ou ébauchés d'avance plusieurs poëmes italiens qui nous sont restés, d'autres encore qui sont perdus[332]. Le succès de ce livre fut extraordinaire. Ce n'est pourtant point un chef-d'œuvre. Il n'a rien de ce qui plaît aux lettrés délicats, ni l'art de la composition, ni la fine analyse des passions, ni les récits disposés en tableaux bien ordonnés, ni l'éloquence du discours, ni la couleur poétique de la description. Mais, pour ces raisons mêmes, il fut populaire, au sens absolu de ce mot. Il en dit juste assez pour ouvrir le champ libre à l'imagination de l'auditeur; il n'en dit pas assez pour en borner l'essor. Il est plein de scènes tragiques, naïvement contées, dont le récit, très-sobre de détails, éveille, sans la distraire, l'émotion de la foule. Buovo a condamné à mort sa mère, qui a fait tuer à la chasse Guidone, son vieux mari, et a tenté de l'empoisonner lui-même. L'empereur Pépin confirme la sentence. La malheureuse fait venir son fils Galione, le complice de sa haine maternelle; elle le prie en pleurant de se soumettre à Buovo, «le meilleur cavalier du monde». «Je laisse à Buovo, ton frère, ma bénédiction.» Puis elle se confesse et communie. Le lendemain, on clouait aux portes les membres sanglants de Brandoria, avec cette inscription: «Pépin, roi de France et empereur de Rome, l'a jugée à mort.» Cette page terrible, qui était digne d'inspirer Shakespeare, lue devant des pêcheurs ou des artisans, produira plus d'effet qu'un beau fragment d'épopée. Ajoutez le grand intérêt qui anime le roman entier, la foi chrétienne mise en péril par les païens, et le royaume de France, le royaume du Christ, attaqué par les Sarrasins, le prince de Galles, le roi d'Espagne; Charlemagne enfin, le père adoptif de Roland, qui se lève sur le monde troublé et lui rend la paix; vous comprendrez comment ce vieux livre, qui a remué l'Italie au siècle candide où l'on rédigea les Fioretti de saint François, charme encore aujourd'hui les simples; on le récite toujours, sur les quais de Venise comme au môle de Naples, et, de cette prose, aride comme le style des chroniques, sort une poésie éternelle.

Les Reali di Francia et les romans en prose du même temps, loin d'être, comme chez nous, le commencement d'une décadence, sont, au contraire, le prologue de toute une littérature. De plus en plus, l'esprit de libre invention ranime, chez nos voisins, la vieille matière de France. Les thèmes chevaleresques, remaniés, confondus, embellis sans fin, produisent toute une floraison de poëmes d'aventures où l'amour joue un rôle très-grand: Innamoramento di Milone d'Anglante, Innamoramento di Carlo Magno, Innamoramento di Rinaldo di Monte-Albano; la sensualité de Boccace, le scepticisme du XVe siècle, l'oubli, plus profond chaque jour, de la tradition authentique, préparent l'éclosion du poëme héroï-comique. Il ne s'agissait plus que d'en inventer le rythme et la forme. Ce fut un trait de génie que l'appropriation de l'octave au récit romanesque. L'octave, comme son vers de onze syllabes, a la mesure qu'il faut pour retenir l'attention sans la lasser; le tableau qu'elle renferme peut contenir quelques couleurs très-vives, mais le détail en est limité; elle n'a pas assez d'envergure pour s'élever jusqu'à l'exaltation lyrique, ni se soutenir dans la période oratoire; elle est, par excellence, la strophe narrative, bonne pour l'auditoire plébéien des Reali, meilleure encore pour les esprits cultivés, que la vie de conversation séduit, pour les courtisans lettrés des cours de Ferrare et de Mantoue.

C'est ainsi que, sur un amas de romans et de poëmes, où les souvenirs de l'âge carlovingien avaient été de plus en plus pénétrés par la fantaisie de notre cycle breton, apparurent, vers la fin du XVe siècle, le Morgante maggiore et l'Orlando innamorato; et, plus tard, sous Léon X, l'Orlando Furioso. Pulci, Bojardo et l'Arioste ont beau broder d'une main très-libre sur le fond légendaire du sujet, le canevas français, l'étoffe première, se montre partout sous leur travail. Ce que nos trouvères ont conté gravement de «la grande bonté des chevaliers antiques», ils le chantent en se jouant, mais avec une telle grâce qu'ils semblent l'inventer[333]. Ne croyez pas cependant qu'ils se fassent illusion à eux-mêmes; ils n'ignorent point quels sont leurs premiers maîtres et d'où leur vient l'inspiration originelle; ces grands artistes confessent volontiers qu'ils répètent de fort vieilles histoires:

Ed io cantando torno alla memoria

De le prodezze de' tempi passati,

écrit Bojardo. Car c'est toujours Roland «de France» qui est leur héros, Roland, «inclito Barone», «senatore Romano», «forte Campione», «grande Capitano», «Padre di ragione», «più d'ogni altro umano», ainsi qu'il est dit dans les litanies de Roland, à l'Orlandino de Teofilo Folengo (Limerno Pitocco). Mais ici, sous la plume du joyeux bénédictin, dont la jeunesse s'est passée dans la grasse Bologne, l'histoire finit, à la façon rabelaisienne, par des contes de réfectoire. Les bons moines, médiocrement mystiques, recueillaient gaiement, au soir de la Renaissance, les reliefs de l'Arioste.

VIII

Nous ne devons point négliger, dans cette revue de l'influence française sur l'Italie, les papes d'Avignon. Plusieurs de ces pontifes jurisconsultes ont été, en une situation fort difficile, les chefs très-dignes de l'Église, et c'est par eux que le Saint-Siége a pris résolûment, dans les origines et la direction de la Renaissance, le rôle libéral qu'il a généralement gardé jusqu'au concile de Trente. Au moment où la papauté perdait l'hégémonie morale du monde[334], les papes français s'efforcèrent de rendre à la civilisation des services que les colères de Dante, les railleries de Pétrarque et de Villani ne feront point oublier.

Clément V attira, dit-on, à sa cour Giotto et lui commanda pour Avignon des fresques «qui lui plurent infiniment, dit Vasari. Aussi le renvoya-t-il avec amour, chargé de présents[335].» Son règne fut suivi d'un pontificat mémorable, celui de Jean XXII (1316-1334). Celui-ci sortait de l'Université de Paris et s'occupa activement d'encourager ou de relever les bonnes études à Bologne, à Toulouse, à Orléans, à Oxford, à Cambridge, surtout à Paris; il fonda les écoles de Pérouse et de Cahors, établit des colléges latins en Arménie; moins lettré que légiste, il favorisait surtout le droit, et ne négligeait point la médecine, qu'il étudia lui-même[336]. Benoît XII (1334-1342), modeste cistercien, demeura moine et théologien sous la pourpre. Cependant il aimait les arts. Il rappela Giotto, que la mort empêcha de reprendre le chemin de la France[337]. En 1339, il fit venir, con grandissima istanza, dit Vasari, Simone Memmi à Avignon. Celui-ci peignit beaucoup pour le pape et se lia avec Pétrarque, à qui il donna un portrait de Laure, miniature sur parchemin, selon Cicognara[338]. Il laissa, au portail de Notre-Dame-des-Doms, une madone à l'Enfant, avec la figure du donateur, le cardinal Ceccano, et, sur les murs de la salle du consistoire, au palais papal, dix-huit Prophètes et trois Sibylles de grandeur naturelle; d'autres ouvrages, enfin, que le temps n'a guère épargnés, à la chapelle pontificale et à celle du Saint-Office[339].

Clément VI (1342-1352) fut moins austère que Benoît XII et plus aimable. Les Italiens l'ont jugé poco religioso[340]. Il eut l'âme généreuse et les goûts les plus élégants. Dans la peste noire d'Avignon, il se dévoua aux malades et défendit contre les préjugés populaires et l'Inquisition «les povres juifs, dit Froissard, ars et escacés par tout le monde, excepté en la terre de l'Église, dessous les clefs du pape[341].» Il consacra l'Université de Prague et protégea celle de Florence qui naissait à peine. Gentilhomme et grand seigneur, il prodiguait son trésor en œuvres d'art; il goûtait surtout l'école florentine, et Orcagna fut son peintre de prédilection[342]. Avignon lui dut l'agrandissement de son palais pontifical, le commencement de ses pittoresques remparts, «et les grâces toutes nouvelles de ses fêtes, où les dames furent invitées longtemps avant qu'elles ne vinssent briller à la cour de France[343]

Innocent VI (1352-1362) se réconcilia avec Pétrarque, qu'il avait longtemps cru magicien. Il lui donna de bons bénéfices, que le poëte accepta, et lui offrit la charge de vicaire apostolique[344]. Bologne lui dut sa Faculté de théologie et Toulouse son collége de Saint-Martial. Urbain V (1362-1370) fonda à Montpellier un collége pour douze étudiants en médecine[345] et deux universités, l'une en Pologne, l'autre en Hongrie. Il voulut s'attacher Pétrarque comme secrétaire. Il rentra à Rome, mais s'y trouva trop peu en sûreté et revint à Avignon, où il bâtit des palais, des tours et des ponts. Les basiliques majeures de Rome, Saint-Pierre, Saint-Paul, Saint-Jean-de-Latran, tombaient en ruines; il les répara. Il entretenait en France et en Italie jusqu'à mille écoliers[346], et ne permettait point que, dans les universités, les étudiants riches se distinguassent des plus pauvres par le luxe des vêtements.

Grégoire XI, le dernier pape français (1370-1378), était un neveu de Clément VI; élevé tout jeune, et simple diacre encore, à la magistrature suprême de la chrétienté, délicat et faible de santé, il résolut d'obéir à sainte Catherine et de ramener à Rome le Saint-Siége. L'entreprise était hardie. L'Italie entière était alors en révolte ouverte contre l'Église; la démagogie triomphait à Rome comme à Florence. L'hérésie éclatait partout dans le reste de l'Europe: en Angleterre, en Hongrie, en Dalmatie, en Aragon, à Paris. L'anarchie et la misère n'avaient laissé dans la ville Éternelle que dix-sept mille habitants. Grégoire XI y mourut au bout d'une année, avant d'avoir eu le temps de se reconnaître et de revenir aux traditions nobles de Clément VI. Mais les exemples des papes d'Avignon ne seront perdus ni pour le Saint-Siége, ni pour l'Italie; dès que les angoisses du grand schisme seront apaisées, plusieurs pontifes lettrés, Eugène IV, Nicolas V, Pie II, reprendront, en protégeant les arts et la science, l'œuvre poursuivie jadis par nos compatriotes.


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