Les origines de la Renaissance en Italie
L'Italie du moyen âge était restée, avec l'antiquité, en communion plus intime que les autres peuples de l'Occident. Elle n'avait pas connu, au même degré que ceux-ci, les cinq ou six siècles de profondes ténèbres qui suivirent, en France et dans l'Allemagne latine, les invasions barbares. Elle gardait vaguement cette notion, effacée partout ailleurs, que l'ancien monde, la Grèce surtout, avait ouvert à l'esprit humain la source des plus nobles conceptions. La Renaissance ne fit qu'achever une culture intellectuelle que les accidents de l'histoire n'avaient jamais abolie. Pétrarque, le premier des grands humanistes, continue une tradition séculaire dont la perpétuité fut l'une des causes originelles de la civilisation italienne.
I
Dans cette tradition, l'antiquité latine est dominante. Plusieurs causes contribuent à maintenir, en Italie, le prestige de la vieille Rome. L'Église adopte le latin; le droit romain persiste, grâce à la politique intelligente des Goths, à la primauté byzantine sous Justinien, à la tolérance des rois lombards, à l'importance que la querelle du Sacerdoce et de l'Empire donne à la loi écrite[148]. Rome, enfin, qui, malgré des calamités inouïes, ne peut se résigner à la déchéance, garde l'orgueil de son nom, de ses monuments et se console de tant de misères en maintenant dans ses institutions et dans ses mœurs quelques débris du passé et le souvenir de son génie.
C'est par Rome, en effet, que l'Italie du moyen âge se rattache d'abord à la civilisation antique. Pour les Italiens, elle est encore la capitale de l'humanité, non pas seulement la ville sainte où siége le vicaire de Jésus-Christ, mais la maîtresse politique de tout l'Occident. La vision de l'Empire romain plane sur toute cette histoire. C'est à Rome que les rois francs et les empereurs germaniques viennent prendre leur couronne. Pour les gibelins, l'Empereur est toujours, d'une façon idéale, le souverain de Rome, l'héritier direct de César et d'Auguste. Dante nous montre la grande cité en deuil et en larmes, qui tend les bras vers lui et qui l'appelle:
Cesare mio, perchè non m'accompagne[149]?
Mais Rome est aussi le berceau de la liberté, la République éternelle. Elle a gardé son sénat qui, au XIIe siècle, fait la loi à l'empereur Conrad III; le pape Lucius, qui tente de le chasser du Capitole, périt dans une émeute[150]. Alexandre III, vainqueur de Frédéric Barberousse, ne rentre dans Rome qu'après avoir conclu la paix avec le sénat[151]. Chaque fois que la main du Pape ou celle de l'Empereur faiblit, la vieille ville tressaille et se croit revenue au temps des Gracques. Le tribun Crescentius prend le titre de consul et chasse Grégoire V; quelques années plus tard, son fils Jean rétablit la république et l'assemblée du peuple[152]. En 1145, Arnauld de Brescia propose aux Romains de reformer l'ordre équestre et de rendre aux plébéiens leurs tribuns[153]. Au XIVe siècle, c'est au tour de Rienzi d'apporter un instant à Rome l'illusion de ses anciens jours et de réveiller la liberté «dans ces vieux murs, dit Pétrarque, que le monde craint et aime encore, et qui le font trembler au souvenir du temps passé».
Crescentius, Arnauld de Brescia et Rienzi ont payé de la vie leurs rêves généreux. La restauration républicaine qu'ils ont tentée était peut-être une chimère archéologique; leur politique, tout inspirée des harangues de Cicéron et des récits de Tite-Live, fondée sur l'enthousiasme, fut surtout une œuvre de poëtes et non point, comme les constitutions communales dans le reste de l'Italie, une entreprise conforme à l'état social, à l'organisation intérieure, à la richesse, à l'industrie, aux conditions féodales des cités. Mais c'est justement le caractère poétique et même un peu pédantesque de cette politique qui doit retenir notre attention. L'esprit de la Renaissance italienne s'y manifeste clairement. Les Italiens se sont rapprochés de l'antiquité bien moins par l'imitation des formes de la pensée et de l'art (c'est ainsi que le XVIIe siècle français est revenu aux anciens) que par un retour aux sentiments et aux passions de l'âme antique. Ils se considéraient comme fils légitimes des anciens et prétendaient n'abandonner aucune part de leur héritage intellectuel. C'est pourquoi ils ont embrassé avec une telle tendresse les fantômes du passé. Le peuple romain est l'aîné de la famille. Populus ille sanctus, pius et gloriosus, dit Dante[155]. C'est donc autour de sa gloire que se forme la première tradition classique de la Renaissance. Au temps de Pétrarque, la piété filiale de l'Italie remontera jusqu'à la Grèce, la grande aïeule; au XVe siècle, à Florence, Platon régnera souverainement. Mais le culte de Rome recevra encore, au XVIe siècle, dans les Discours de Machiavel sur la première Décade de Tite-Live, un dernier témoignage. Machiavel cherchera, dans les maximes de la politique romaine, le secret du salut de la patrie, quelques années seulement avant le Sac de Rome et la ruine définitive de l'Italie.
II
Ce respect, mêlé d'admiration et d'amour pour l'antiquité latine, n'est point le propre de quelques esprits cultivés, tels que Dante, de quelques moines lettrés perdus au fond de leur cellule: c'est un sentiment populaire, une passion vivante. Il est resté du paganisme dans les âmes, et Rome dévastée, les temples envahis par les ronces, les statues mutilées des dieux, le Forum et le Colisée hantés par les bêtes fauves, parlent encore mystérieusement au cœur du peuple. A la fin du VIe siècle, on lit solennellement Virgile au forum de Trajan; les poëtes viennent y déclamer leurs ouvrages et le sénat donne aux vainqueurs un tapis de drap d'or[156]. Ce sera longtemps une gloire de recevoir au Capitole le laurier poétique. Les Romains se réjouissent de voir Théodoric relever les monuments et sauver les statues de leur ville[157]. Un jour, Grégoire le Grand, qui n'aimait point le paganisme, parlant à la foule, s'écria: «Rome, autrefois la maîtresse du monde, en quel état se trouve-t-elle aujourd'hui? Où est le sénat? Où est le peuple? Les édifices mêmes tombent et les murailles croulent de toutes parts[158]». Toutes sortes de légendes fleurissent dans la ville apostolique, et les superstitions païennes envahissent la religion populaire. On croit aux Sibylles, qui ont eu la révélation du Messie; on leur donnera bientôt, dans les églises, une place à côté des prophètes juifs. Les Mirabilia Urbis Romæ[159] sont pleins de ces fables sorties des ruines de Rome. Les souvenirs de plus en plus indécis du paganisme ont pour les imaginations un charme étrange. Les légendes germaniques du fidèle Eckart et du Tannhäuser doivent être d'origine italienne; elles mettent en présence, dans Rome, le pape et l'amant de Vénus; la montagne de Vénus s'élève en Italie aussi bien qu'en Allemagne[160]. Au XIIe siècle, un souffle tiède de Renaissance toute païenne vivifie les poésies en langue latine des Clerici vagantes, ces clercs ou étudiants voyageurs qui, partis d'Italie, et particulièrement de Lombardie, portent dans toute l'Europe leur belle humeur, leur goût du plaisir et un sentiment très-délicat de la beauté[161]. Ils se jouent de l'Église, et chantent la messe du dieu Bacchus:
Introibo ad altare Bacchi,
Ad eum qui lætificat cor hominis[162].
Ils profanent le texte de l'Évangile[163] et médisent de la cour pontificale[164]; ils croient, dit un contemporain, «plus à Juvénal qu'aux prophètes; ils lisent Horace au lieu de saint Marc»:
Magis credunt Juvenali,
Quam doctrinæ prophetali,
Vel Christi scientiæ.
Deum dicunt esse Bacchum,
Et pro Marco legunt Flaccum,
Pro Paulo Virgilium[165].
Mais le chanteur vagabond qui a écrit la poésie:
Dum Dianæ vitrea sero lampas oritur[166],
avait reçu un rayon du génie antique; ces singuliers épicuriens font pressentir, d'un côté, l'incrédulité railleuse de Pulci, de l'autre, ils rappellent la grâce des Muses profanes et l'Italie virgilienne.
III
Virgile fut, avec Rome, pour le moyen âge italien, le symbole du monde antique. Il avait survécu au triomphe du christianisme, au passage des barbares; l'Énéide fut le dernier livre que les clercs et les grammairiens étudièrent assidûment au lendemain des invasions. L'Italie entoura d'un amour infini le poëte qui avait si pieusement chanté Rome et la terre de Saturne. Les lettrés saluaient en lui le docteur de la sagesse païenne; les gibelins lui savaient gré d'avoir parlé magnifiquement des droits et des destinées de l'Empire; les chrétiens, que charmait sa douceur virginale, voulaient trouver dans ses vers l'annonce du Messie et la vision de la Jérusalem céleste:
Tu se' lo mio maestro e lo mio autore,
lui dit Dante, et toute l'Italie, les clercs, les savants et le peuple, l'ont pensé depuis bien des siècles. Virgile n'est pas moins populaire que Rome[167], et dans la première tradition classique de la péninsule, il ranime les souvenirs de Naples, de la Grande Grèce, des régions infernales ou élyséennes, Cumes, le lac Averne, le cap Misène. On honore son tombeau sur la colline de Pausilippe. Les simples le regardent comme un magicien, un évêque, un mathématicien, un astrologue, un prophète, un saint; Innocent VI imagine que Pétrarque, lecteur assidu de Virgile, est lui-même un peu sorcier[168]. Virgile n'a-t-il pas construit un palladium qui doit rendre Naples imprenable; n'a-t-il pas été, dans les temps très-anciens, «duc de Naples»? Nos trouvères recueillent sa légende et l'arrangent à leur façon; dans leurs récits, l'enchanteur italien joue même un rôle assez triste; les femmes «assottent» le chantre de Didon.
Par femme fut Adam déçu,
Et Virgile moqué en fut.
Encore aujourd'hui, dans les pays perdus de la terre d'Otrante, les chansons de village gardent la mémoire de son nom et de ses doux sortiléges[169]. Jamais poëte ne fut plus véritablement national. Lorsque, dans le Purgatoire, Sordello embrasse Virgile avec un cri si touchant,
O mantovano, io son Sordello
Della tua terra[170],
c'est l'Italie elle-même qui rend hommage au plus grand précurseur de sa Renaissance.
IV
L'usage du latin entretenait, dans la péninsule entière, le prestige de l'antiquité, quelque gâté qu'il apparaisse à certains moments, tels que la période lombarde. On prêcha en latin jusqu'au temps de saint François et de saint Antoine. Il est certain qu'au XIIIe siècle encore on haranguait la foule en latin dans les délibérations politiques. Le peuple chantait des poésies latines. On plaidait en cette langue que parlaient couramment les jurisconsultes et les gens d'affaires. Le profond travail des écoles, des universités et des monastères explique cette continuité de la culture classique[171].
Il faut distinguer ici deux courants intellectuels qui traversent l'Italie du moyen âge en la fécondant, d'une part, les écoles laïques, issues des anciennes écoles impériales et qui aboutissent aux grandes universités; de l'autre, les écoles ecclésiastiques et les ordres religieux, pour lesquels l'étude est une discipline et un moyen d'apostolat.
Les grammairiens ne cessèrent de tenir leurs écoles ni sous les Goths, ni sous les Lombards, ni sous les Francs. Au VIIIe siècle, Paul Diacre se formait près des maîtres de Pavie[172]; au IXe, Bénévent, à l'extrémité du royaume lombard, comptait trente-deux professeurs de lettres profanes[173]. Au Xe, l'évêque de Vérone permet à ses clercs de suivre les écoles laïques; au XIe, Pierre Damien s'afflige de voir les moines s'y précipiter; dans le même temps, le poëte allemand Wippo écrit: «Toute la jeunesse en Italie va suer aux écoles[174] et s'y exerce dans les lettres et la science des lois.» Le droit prend, dès lors, une place considérable dans l'éducation publique; la révolution communale oblige les Italiens à l'étudier de près afin de soutenir leur procès contre l'Empire et l'Église. Bologne, Mater studiorum, fonde l'enseignement de la jurisprudence, «science des choses divines et humaines». Frédéric Barberousse accorde des priviléges aux maîtres et aux disciples. Au XIIIe siècle, cette université compta dix mille étudiants à la fois. Ils étaient pleins de zèle pour l'étude, selon le professeur de Digeste, Odofredo, mais payaient mal les leçons extraordinaires. «Scholares non sunt boni pagatores. Scire volunt omnes, mercedem solvere nemo. Non habeo vobis plura dicere: eatis cum benedictione Domini.» Le pape Honorius III félicite Bologne de distribuer au monde entier le pain de la science et de former les chefs—condottieri—du peuple de Dieu. Vers 1260, Padoue est dans tout son éclat. La maison de Souabe favorise Naples et Salerne, sede e madre antica di studio. A Ferrare, les professeurs de droit, de médecine, de grammaire et de dialectique sont dispensés du service militaire. Innocent IV et Boniface VIII protégent dans l'université de Rome l'enseignement du droit civil[175]. Les papes d'Avignon, que les Italiens ont si fort maltraités, encouragent les écoles de Rome, de Florence, de Bologne, de Pérouse[176]. Les lettres pures, la grammaire et l'éloquence sont cultivées avec ardeur, à côté du droit romain, à Florence et à Bologne. On commente sans relâche l'Énéide et les Métamorphoses[177]. Buoncompagno, qui enseignait à Bologne vers 1221, est qualifié par Salimbene de «grand maître de grammaire et docteur solennel». Un de ses livres fut couronné en grande pompe en présence des maîtres de l'université et des étudiants. Gherardo de Crémone, Bonaccio de Bergame, Galeotto ou Guidotto, le traducteur de la Rhétorique de Cicéron, ont pareillement illustré les chaires littéraires de Bologne[178]. Au temps de Pétrarque, l'École semble être la grande préoccupation de l'Italie. Le XIVe siècle voit instituer les universités de Fermo (1303), de Pérouse (1307), de Pise (1339), de Florence (1348), de Sienne (1357), de Pavie (1369)[179]. On montrera plus loin à quel degré de culture intellectuelle pouvait s'élever l'esprit italien vers la fin du XIIIe siècle.
V
L'Église avait aidé puissamment à ce progrès de la civilisation. La tradition littéraire des Pères, si soigneusement entretenue dans les premières chrétientés de la Gaule et de l'Espagne, garda en Italie toute son autorité. Cassiodore, à la fin du Ve siècle, commence une recherche des livres anciens qui ne fut guère interrompue au sein des ordres monastiques. Sans doute, les moines ont détruit bien des manuscrits. On n'a pas réfuté le récit de Boccace, que rapporte Benvenuto d'Imola, sur la bibliothèque du mont Cassin, ouverte à tous les vents, sur les parchemins précieux découpés en amulettes et vendus aux femmes. En 1431, Ambroise le Camaldule écrivait sur les basiliens de Grotta Ferrata: «Vidimus ruinas ingentes parietum et morum, librosque ferme putres atque concisos[180].» Mais, de même que, dans ces instituts, la règle canonique a souvent fléchi et qu'il fallut la rétablir d'une main assez rude, la discipline intellectuelle s'est plus d'une fois relâchée et les bonnes études ont pâti alors comme les bons livres. Il ne s'agit point ici des ordres qui, tels que les franciscains, faisaient profession d'ignorance. Et non curent nescientes litteras litteras discere, avait dit le fondateur[181]. En dépit de cette maxime indulgente, ils eurent cependant quelques docteurs assez savants pour troubler l'école de saint Thomas. Mais l'Église avait confié à des ordres plus studieux, aux bénédictins, puis aux dominicains, le soin de veiller aux intérêts des lettres. Comme elle fut longtemps la maîtresse de la civilisation, elle aurait pu, en sept ou huit siècles, tout détruire et consommer dans le domaine intellectuel, d'une façon irréparable, l'œuvre des invasions. Par ses écoles épiscopales et ses grands monastères, elle sauva en partie les trésors de l'esprit humain.
Le plus curieux document relatif à l'enseignement religieux en Italie est l'édit de Lothaire (825) qui, fidèle à la politique de son aïeul Charlemagne, fixe les circonscriptions scolaires de Pavie, Ivrée, Turin, Crémone, Florence, Fermo, Vérone, Vicence, Cividal del Friuli[182]. Ces écoles, présidées par les évêques, traversèrent les mauvais jours du Xe siècle et se multiplièrent dès le XIe. A cette époque, Milan en possède deux, où l'on trouve des prêtres versés dans les lettres grecques et latines[183]. L'école du Latran, à Rome, continue la tradition un peu étroite de saint Grégoire. A Naples, saint Athanase oblige ses clercs soit à étudier la grammaire, soit à copier les livres[184].
Au-dessus de tous ces pieux instituts, qui méprisent un peu trop les fables profanes et les écrits des Gentils, «chansons de nourrices[185]», s'élèvent les grandes maisons monacales du mont Cassin, de Bobbio, de Novalesa, de Nonantola. Elles possédaient, aux IXe et Xe siècles, des bibliothèques, déjà riches en auteurs anciens échappés à la torche des Sarrasins. Le catalogue de Bobbio, publié par Muratori[186], est remarquable; on y trouve, en nombreux exemplaires, Aristote, Démosthène, Cicéron, Horace, Virgile, Lucrèce, Ovide, Juvénal. En ce temps, Loup, abbé de Ferrières, demande à Benoît III l'Orateur de Cicéron, les Institutions de Quintilien et le Commentaire de Donat sur Térence[187]. Gerbert, devenu pape, envoie au couvent de Bobbio, dont il a été l'abbé, une multitude de manuscrits[188]. Ce savant pontife connaissait Cicéron, César, Pline, Suétone. «Tu sais, écrivait-il à un ami, avec quel soin je recueille partout des livres[189].» Les moines du mont Cassin s'exercent, au XIe siècle, à la poésie latine et aux compositions historiques[190]. Ils ornent de miniatures très-fines, enchâssées dans l'or et l'azur, les missels et les antiphonaires de l'abbaye[191]. Au XIIIe siècle, ils donnent à Thomas d'Aquin sa première éducation. Le jeune homme, qui voyait clair dans l'état de l'Église et de la société, ne demeura point dans un ordre où l'on usait tant de papier:
la regola mia,
dit saint Benoît dans le Paradis,
Rimasa è giù per danno delle carte[192].
Il alla à l'Église militante, chez les dominicains. Ceux-ci ont brûlé beaucoup de livres, en qualité d'inquisiteurs, mais ils en lisaient aussi beaucoup. Il faut leur tenir compte du goût qu'ils ont eu pour les études grecques[193]. On a vu plus haut quelle petite fortune le grec avait trouvée dans la France du moyen âge. Ce fut l'une des forces intellectuelles de l'Italie de ne jamais perdre de vue l'étoile polaire de la Grèce.
VI
La Grèce, en effet, ne fut point pour elle, comme pour la France, un nom vaguement gardé dans le souvenir, une pure abstraction ensevelie dans de vieux livres où l'on ne sait plus lire. C'était une réalité très-voisine, longtemps encore après la chute de l'Exarchat, que les armateurs de Venise, de Gênes, de Pise, d'Amalfi, voyaient face à face chaque année. Une grande partie de la Sicile était peuplée de Grecs, qui parlent encore aujourd'hui leur langue dans quelques villages[194]. Au VIIIe siècle, l'Église sicilienne s'était séparée de Rome et rattachée au patriarchat de Constantinople. Nous avons, du IXe, un recueil d'homélies grecques de Teofano Cerameo, archevêque de Taormine[195]. Les chroniques normandes du XIe siècle distinguent toujours les Grecs des chrétiens[196]. A cette époque, Palerme possédait une population grecque importante; le jour où Roger entra dans cette ville, la messe d'actions de grâces fut célébrée par un archevêque grec, Nicodémos[197].
La Grande Grèce avait maintenu, dans un certain nombre de villes du littoral, sa race et son idiome. Du XIIIe au XVIe siècle, les écoles d'Otrante et de Nardo furent florissantes[198]. Jusqu'au XIe siècle, les chartes rédigées en grec des archives de Naples et de Sicile montrent que l'usage de cette langue persistait dans l'Italie méridionale[199]. Sergius, duc de Naples au IXe siècle, traduisait couramment en latin le livre grec qu'il ouvrait[200]. Dans le même temps, à l'abbaye de Casauria, on disputait sur Platon et sur Aristote[201]. A partir du XIe siècle, les moines basiliens, qui étaient nombreux surtout en Calabre, se servirent du grec pour la liturgie[202]. Celle-ci était d'ailleurs pratiquée depuis longtemps dans Naples même[203]. L'Église se préoccupait toujours du schisme d'Orient et des moyens d'y mettre fin. C'est ainsi que l'Italie, qui touchait de si près à la Grèce, était ramenée sans cesse, par ses intérêts religieux comme par ses relations de commerce, à la langue grecque, et, par conséquent, aux livres de l'hellénisme.
Boëce «le disciple d'Athènes», selon Cassiodore, avait traduit un grand nombre d'auteurs grecs[204]. L'Irlandais saint Colomban, fondateur de Bobbio, dont la règle oblige à la connaissance du grec, laissa, dans l'Italie du nord, des traces savantes[205]. Aux VIIe et VIIIe siècles, les papes Léon II et Paul Ier, qui envoya à Pépin le Bref la Dialectique d'Aristote; Étienne IV et Léon IV, au IXe, se rattachèrent à la même tradition, fortifiée encore par les institutions carlovingiennes. Le Bibliothécaire Anastase (870), l'auteur du Liber Pontificalis, traduisit beaucoup d'ouvrages grecs[206]. Pierre de Pise, Paul Diacre, Jean de Naples, Domenico Marengo, Pierre Grossolano, Mosè di Bergamo, Leone Eteriano, Burgundio da Pisa, Bonnacorso da Bologna, Nicolas d'Otrante, entre le VIIIe et le XIIIe siècle, emploient le grec à la théologie ou à la réfutation du schisme; Papias, au XIe siècle, cite des vers d'Hésiode; Jacobo da Venezia, au XIIe, traduit plusieurs livres d'Aristote; au XIIIe siècle, Bartolomeo de Messine traduit les Morales d'Aristote; Jean d'Otrante chante en vers grecs Frédéric II; Guido delle Colonne écrit un ouvrage sur la guerre de Troie, où il témoigne de la connaissance d'Homère[207]. En 1339, le moine Barlaam, envoyé d'Andronicus, vint de Constantinople à Avignon pour traiter avec le pape du rapprochement des deux Églises. C'était, selon Boccace, un homme très-savant[208]; il était originaire de Seminara, colonie grecque voisine de Reggio. Pétrarque se lia avec lui[209]. Le moine inspira au poëte un désir ardent de connaître la langue d'Homère; il lui en apprit les premiers éléments. Barlaam fut le bibliothécaire du roi Robert de Naples, qui était curieux de manuscrits anciens, et fit traduire Aristote[210]. Quelque temps après, un compatriote et disciple de Barlaam, le Calabrais Leonzio Pilato, parcourait l'Orient et y étudiait à fond la langue grecque. Il fut l'hôte de Boccace pendant trois ans, et, en 1363 et 1364, le familier de Pétrarque à Venise. C'est lui qui, à la prière de Boccace et de Pétrarque, et aux frais de ce dernier, entreprit de traduire Homère en latin. Il mérite d'être regardé comme le rénovateur des études grecques en Occident.
La tradition classique en Italie était entrée dans sa plénitude. Il n'y aura pas désormais, dans l'histoire de la Renaissance, de fait plus constant que cette éducation, chaque jour plus avidement recherchée, du génie italien par l'antiquité grecque. Le concile de Florence, la prise de Constantinople et l'exode des lettrés byzantins, la protection des papes lettrés du XVe siècle, les progrès du platonisme, le déclin de la foi chrétienne, le paganisme qui pénètre de plus en plus les mœurs comme les esprits, tout aidera à la fortune de l'hellénisme. A la fin du XIVe siècle, le dominicain Giovanni Dominici se plaint déjà de la culture toute profane des âmes que l'histoire de Jupiter et de Vénus enlève aux enseignements du Saint-Esprit, et que les livres grecs habituent à l'incrédulité[211]. Au XVIe siècle, quand la Renaissance franchira les Alpes, la plupart des grands humanistes, en France, dans les Pays-Bas, en Allemagne, se rattacheront à la Réforme, au parti religieux qui s'efforça de ramener le christianisme à l'austérité primitive[212]. Si l'évolution morale de l'Italie se fit plutôt dans le sens du paganisme, c'est qu'elle avait commencé, d'une façon latente, depuis plusieurs siècles; Chrysoloras, Philelphe, Gémisthe Pléthon, Marsile Ficin, Politien enseignèrent et écrivirent non-seulement au sein d'une société de lettrés et d'érudits, mais en face de tout un peuple qui n'avait jamais perdu de vue les traditions de l'esprit humain. Une longue continuité de souvenirs et de connaissances explique ainsi l'un des traits les plus remarquables de la Renaissance italienne: la conciliation, que l'Église accepta longtemps et qu'approuvait le sentiment populaire, de la civilisation antique et de la civilisation catholique; c'est en Italie seulement, et dans le palais des papes, qu'un peintre pouvait placer en présence l'une de l'autre la Dispute du Saint-Sacrement et l'École d'Athènes.
VII
«Nous vînmes au pied d'un noble château, sept fois enclos de hautes murailles, tout autour défendu par une belle rivière. Nous franchîmes celle-ci comme une terre ferme: par sept portes, j'entrai avec ces sages; nous arrivâmes à une prairie de fraîche verdure. Là, étaient des personnages aux yeux lents et graves, de grande autorité dans leur aspect; ils parlaient rarement et d'une voix suave. Nous nous retirâmes à l'écart, en un lieu ouvert, lumineux et élevé, d'où nous pouvions les voir tous. Là, en face, sur le vert émail, me furent montrés les grands esprits dont la vue m'exalte encore. Là, je vis Socrate et Platon; Démocrite, qui livre le monde au hasard; Diogène, Anaxagore et Thalès, Empédocle, Héraclite et Zénon, Orphée, Cicéron, Tite-Live, Sénèque le moraliste, Euclide le géomètre, Ptolomée, Hippocrate, Avicenne, Galien, Averroës, qui a fait le grand Commentaire[213].» Tout à l'heure Dante a été accueilli par les ombres d'Homère, d'Horace, d'Ovide et de Lucain, «l'École majestueuse» de Virgile, et il a fait avec ces maîtres de la poésie antique une promenade solennelle. Ces noms n'étaient point inconnus aux docteurs scolastiques que Dante entendit sur notre montagne Sainte-Geneviève; mais, ce que les maîtres de l'université de Paris n'ont pas enseigné au Florentin proscrit, c'est le sentiment de vénération qu'il éprouve en rencontrant les plus beaux génies de l'antiquité. Il s'incline devant eux, dans l'attitude pieuse d'un fidèle qui salue ses dieux; pour eux, il fait fléchir un instant la rigidité de ses dogmes; il n'a pas le cœur de les damner tout à fait, car il reconnaît en eux les éducateurs éternels de l'humanité. Cet état d'esprit est tout italien: nos scolastiques ne l'ont jamais connu. A la fin du XIIIe siècle, l'Italie professe déjà pour l'antiquité l'enthousiasme religieux des humanistes du XVe. Car déjà elle a su tirer des leçons des anciens la noblesse du génie et la parure de l'âme. Le maître de Dante, Brunetto Latini, qui, lui aussi, a vécu dans l'ombre de nos Écoles, n'est pas seulement, dans son Trésor, un philosophe d'encyclopédie, pareil à Vincent de Beauvais; c'est un sage qui, au fond des connaissances laborieusement entassées par le moyen âge, a su atteindre les grandes notions simples dont les anciens avaient emporté le secret. Le Trésor est parsemé de maximes qui semblent sortir des moralistes de la Grèce ou de Rome. On y retrouve sans cesse la pensée fondamentale de la morale antique, que la science n'est rien sans la conscience, et que la vertu est le plus bel effet de la sagesse[214]. «C'était, dit Jean Villani, un grand philosophe, un maître éminent de rhétorique, seulement homme mondain[215].» «Il fut digne, écrit Philippe Villani, d'être mis au nombre des meilleurs orateurs de l'antiquité, d'un caractère gai, et plaisant dans ses discours[216].» Le fâcheux mystère que Dante a laissé planer sur sa mémoire[217], même interprété de la façon la plus bienveillante, est encore un trait qu'il faut relever. Cet homme «mondain» fut tout au moins un épicurien tel que son élève Guido Cavalcanti, un de ces «grands lettrés» dont le caractère ne valait pas l'esprit, et qui n'ont pas eu assez de stoïcisme pour hausser leur vie au niveau de leur génie. Mais Dante conserve dans sa mémoire «la chère et bonne image paternelle» du maître qui lui a enseigné
Come l'uom s'eterna[218].
Nous pouvons nous arrêter sur cette grave parole: «Comment l'homme s'éternise.» Dès l'âge de Latini, et avant que l'œuvre des grands érudits fût commencée, l'Italie recueillait de la culture classique un fruit immortel, et des humanités elle recevait la civilisation, l'umanità.