Les Pardaillan — Tome 01
The Project Gutenberg eBook of Les Pardaillan — Tome 01
Title: Les Pardaillan — Tome 01
Author: Michel Zévaco
Release date: August 17, 2004 [eBook #13207]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: Produced by Renald Levesque
MICHEL ZÉVACO
LES PARDAILLAN-1
Les Pardaillan
I
LES DEUX FRÈRES
La maison était basse, toute en rez-de-chaussée, avec un humble visage. Près d'une fenêtre ouverte, dans un fauteuil armorié, un homme, un grand vieillard à tête blanche; une de ces rudes physionomies comme en portaient les capitaines qui avaient survécu aux épopées guerrières du temps du roi François I.
Il fixait un morne regard sur la masse grise du manoir féodal des Montmorency, qui dressait au loin dans l'azur l'orgueil de ses tours menaçantes.
Puis ses yeux se détournèrent. Un soupir terrible comme une silencieuse imprécation gonfla sa poitrine; il demanda:
—Ma fille?... Où est ma fille?...
Une servante, qui rangeait la salle, répondit:
—Mademoiselle a été au bois cueillir du muguet.
—Oui, c'est vrai, c'est le printemps. Les haies embaument. Chaque arbre est un bouquet. Tout rit, tout chante, des fleurs partout. Mais la fleur la plus belle, ma Jeanne, ma noble et chaste enfant, c'est toi...
Son regard, alors, se reporta sur la formidable silhouette du manoir accroupi sur la colline.
—Tout ce que je hais est là! gronda-t-il. Là est la puissance qui m'a brisé, anéanti! Oui, moi, seigneur de Piennes, autrefois maître de toute une contrée, j'en suis réduit à vivre presque misérable, dans cet humble coin de terre que m'a laissé la rapacité du Connétable!... Que dis-je, insensé! Mais ne cherche-t-il pas, en ce moment même, à me chasser de ce dernier refuge!...
Deux larmes silencieuses creusèrent un amer sillon parmi les rides de ce visage désespéré.
Soudain, il pâlit affreusement: un cavalier, vêtu de noir, entrait et s'inclinait devant lui!...
—Enfer!... Le bailli de Montmorency!...
—Seigneur de Piennes, dit l'homme noir, je viens de recevoir de mon maître le connétable un papier que j'ai ordre de vous communiquer à l'instant: ce papier que voici, c'est la copie d'un arrêt du Parlement de Paris en date d'hier, samedi 25 avril de cet an 1553. L'arrêt porte que vous occupez indûment le domaine de Margency; que le roi Louis XII outrepassa son droit en vous conférant la propriété de cette terre qui doit faire retour à la maison de Montmorency, et qu'il vous est enjoint de restituer castel, hameau, prairies et bois.
Le seigneur de Piennes ne fit pas un mouvement, pas un geste. Seulement, une pâleur plus grande se répandit sur son visage, et sa voix tremblante s'éleva:
—O mon digne sire Louis douzième! et vous, illustre François Ier! sortirez-vous de vos tombes pour voir comme on traite celui qui, sur quarante champs de bataille, a risqué sa vie et versé son sang? Revenez, sires! Et vous assisterez à ce grand spectacle du vieux soldat dépouillé parcourant les routes de l'Ile-de-France pour mendier un morceau de pain!
Devant ce désespoir, le bailli trembla.
Furtivement, il déposa sur une table le parchemin maudit, et il recula, gagna la porte et s'enfuit.
Alors, dans la pauvre maison, on entendit une clameur funèbre déchirante:
—Et ma fille! Ma fille! Ma Jeanne! ma fille est sans abri! Ma Jeanne est sans pain! Montmorency! malédiction sur toi et toute ta race.
La catastrophe était effroyable. En effet, Margency, qui depuis Louis XII appartenait au seigneur de Piennes, était tout ce qui restait de son ancienne splendeur à cet homme qui avait jadis gouverné la Picardie. Dans l'effondrement de sa fortune, il s'était réfugié dans cette pauvre terre enclavée dans les domaines du connétable.
Maintenant, c'était fini! L'arrêt du Parlement, c'était, pour Jeanne de Piennes et son père, la misère honteuse.
Jeanne avait seize ans. Mince, frêle, fière, d'une exquise élégance, elle semblait une créature faite pour le ravissement des yeux, une émanation de ce radieux printemps, pareille, en sa grâce un peu sauvage, à une aubépine qui tremble sous la rosée au soleil levant.
Ce dimanche 26 avril 1553, elle était sortie comme tous les jours, à la même heure.
Elle avait pénétré dans la forêt de châtaigniers à laquelle s'appuyait Margency. Sous un bois, Jeanne, oppressée, une main sur son coeur, se mit à marcher rapidement en murmurant:
—Oserai-je lui dire? Ce soir, oui, dès ce soir, je parlerai!... je dirai ce secret terrible... et si doux!
Soudain, deux bras robustes et tendres l'enlacèrent. Une bouche frémissante chercha sa bouche:
—Toi, enfin! Toi, mon amour...
—Mon François! mon cher seigneur!...
—Mais qu'as-tu, mon aimée? Tu trembles...
Il se pencha, l'enlaça d'une étreinte plus forte.
—C'était un beau grand garçon au regard droit, au visage doux, au front haut et calme.
Or, ce jeune homme s'appelait François de Montmorency!... Oui! c'était le fils aîné de ce connétable Anne qui venait d'arracher au seigneur de Piennes le dernier lambeau de sa fortune!
Enlacés, ils marchaient lentement parmi les fleurs ouvertes, dont l'âme s'épandait en mystérieux effluves.
Parfois, un tressaillement agitait l'amante. Elle s'arrêtait, prêtait l'oreille et murmurait:
—On nous suit... on nous épie... as-tu entendu?
—Quelque bouvreuil effarouché, mon doux amour...
—François! François! oh! j'ai peur...
—Peur? Chère aimée! depuis trois mois que tu es mienne, depuis l'heure bénie où notre amour impatient a devancé la loi des hommes pour obéir à la loi de la nature, plus que jamais, Jeanne, tu es sous ma protection. Que crains-tu? Bientôt tu porteras mon nom. La haine qui divise nos deux pères, je la briserai!...
—Je le sais, mon seigneur, je le sais! Et même si ce bonheur ne m'était pas réservé, je serais heureuse encore d'être à toi tout entière. Oh! aime-moi, aime-moi, mon François! car un malheur est sur ma tête!
—Je t'adore, Jeanne. J'en jure le ciel, rien au monde ne pourra faire que tu ne sois ma femme!
Un éclat de rire, sourdement, retentit tout près...
—Ainsi, continuait François, si quelque peine secrète t'agite, confie-la à ton amant... ton époux.
—Oui, oui!... ce soir. Ecoute, à minuit, je t'attendrai... chez ma bonne nourrice... il faut que tu saches!...
—A minuit, donc, bien-aimée...
—Et maintenant, va, pars... adieu... à ce soir...
—Une dernière étreinte les unit. Un dernier baiser les fit frissonner. Puis François de Montmorency s'élança, disparut sous les fourrés.
Une minute Jeanne de Piennes demeura à la même place, émue, palpitante.
Enfin, avec un soupir, elle se retourna. Au même instant, elle devint très pâle: quelqu'un était devant elle—un homme d'une vingtaine d'années, figure violente, oeil sombre, allure hautaine. Jeanne eut un cri d'épouvanté:
—Vous, Henri! vous!
—Moi, Jeanne! Il paraît que je vous effraie! Par la mort-dieu, n'ai-je donc pas le droit de vous parler,... comme lui... comme mon frère!
Elle demeura tremblante. Et lui, éclatant de rire:
—Si je ne l'ai pas, ce droit, je le prends! Oui, c'est moi Jeanne! moi qui ai sinon tout entendu, du moins tout vu! Tout! vos baisers et vos étreintes! Tout, vous dis-je, par l'enfer! Vous m'avez fait souffrir comme un damné! Et maintenant, écoutez-moi! Sang du Christ, ne vous ai-je pas le premier déclaré mon amour? Est-ce que je ne vaux pas François?
—Henri, dit-elle, je vous aime et vous aimerai toujours comme un frère... le frère de celui à qui j'ai donné ma vie. Et il faut que mon affection pour vous soit grande, puisque je n'ai jamais dit un mot à François...
—Ah! c'est plutôt pour lui épargner une inquiétude! Mais dites-lui que je vous aime! Qu'il vienne, les armes à la main, me demander des comptes!
—C'en est trop, Henri! Ces paroles me sont odieuses, et j'ai besoin de toutes mes forces pour me souvenir encore que vous êtes son frère!
—Son frère?... Son rival! Réfléchissez, Jeanne!
Le jeune homme grinça des dents, et haleta:
—Donc, vous me repoussez!... Parlez! mais parlez donc!... Vous vous taisez?... Ah! prenez garde!
—Puissent les menaces que je lis dans vos yeux retomber sur moi seule!
Henri frissonna.
—Au revoir, Jeanne de Piennes, gronda-t-il; vous m'entendez?... Au revoir... et non adieu!...
Alors ses yeux s'injectèrent. Il eut un geste violent, secoua la tête comme un sanglier blessé et se rua à travers la forêt.
—Puisse-je être seule frappée! balbutia Jeanne.
Et comme elle disait ces mots, quelque chose d'inconnu, de lointain, d'inexprimable, tressaillit au fond, tout au fond de son être. D'un geste instinctif, elle porta les mains à ses flancs, et tomba à genoux; prise d'une terreur folle, elle bégaya:
—Seule! seule! Mais, malheureuse, je ne suis plus seule! mais il y a en moi un être qui vit et veut vivre!
II
MINUIT!
Le silence et les ténèbres d'une nuit sans lune pesaient sur la vallée de Montmorency. Onze heures sonnèrent lentement au clocher de Margency.
Jeanne de Piennes s'était redressée pour compter les coups, cessant d'actionner son rouet!... Elle murmura:
—Ce soir, quand je suis rentrée, pourquoi mon père paraissait-il bouleversé?... Pourquoi, si convulsivement, m'a-t-il serrée sur son coeur? Comme il était pâle! En vain, j'ai essayé de lui arracher son secret...
Enfin, elle éteignit le flambeau, s'enveloppa d'une mante et, poussant la porte, marcha vers une maison paysanne située à cinquante pas.
Comme elle longeait une haie toute parfumée de rosés sauvages, il lui sembla qu'une ombre, une forme humaine, se dressait de l'autre côté de la haie.
—François!... appela-t-elle, palpitante.
Rien ne lui répondit... et, secouant la tête, elle poursuivit son chemin. Alors, cette ombre se mit en mouvement, se glissa vers la demeure du seigneur de Piennes, alla droit à une fenêtre éclairée; et l'homme, rudement, frappa.
Le seigneur de Piennes ne s'était pas couché. A pas lents, le dos voûté, il se promenait dans la salle, l'esprit tendu dans une recherche affreuse: qu'allait devenir sa Jeanne!
Le coup frappé à la fenêtre arrêta soudain sa morne promenade, et l'immobilisa dans l'attente pantelante d'une dernière catastrophe.
Le seigneur de Piennes, alors, ouvrit, regarda!...
Et un rugissement de haine, de douleur et de désespoir déchira sa gorge... Celui qui frappait, c'était un fils de l'implacable ennemi, c'était Henri de Montmorency!
Le vieillard se retourna: d'un bond, il courut à une panoplie, décrocha deux épées, les jeta sur la table.
Henri avait franchi la fenêtre, échevelé, hagard.
D'un signe violent, le seigneur de Piennes montra les deux épées.
Henri secoua la tête, haussa les épaules et saisit la main du vieillard.
—Je ne suis pas venu pour me mesurer avec vous, dit-il d'une voix démente; pour quoi faire? Je vous tuerais. Et d'ailleurs, je n'ai pas de haine contre vous, moi! Est-ce que cela me regarde que mon père vous ait fait disgracier? Je sais! oh! je sais: par le connétable, vous avez perdu votre gouvernement; de riche et puissant que vous étiez, vous êtes pauvre et misérable!...
—Qu'es-tu donc venu faire ici? Parle! gronda le vieux capitaine.
—Tu veux savoir pourquoi je suis ici? C'est parce que je sais que tu dois aux Montmorency la misère qui t'accable! Oui, c'est parce que je connais ta haine, vieillard insensé, que je viens te crier: N'est-il pas un abominable sacrilège que Jeanne de Piennes soit la maîtresse de François de Montmorency!...
Le seigneur de Piennes chancela. Un nuage rouge passa devant ses yeux. Ses pupilles se dilatèrent. Sa main se leva pour une insulte suprême. Henri de Montmorency, d'un geste foudroyant, saisit cette main et la serra à la broyer.
—Tu doutes! rugit-il. Vieillard stupide! Je te dis que ta fille, à cette minute même, est dans les bras de mon frère! Viens! viens!
Stupide, en effet, sans forces, sans voix, le père de Jeanne fut violemment entraîné par le jeune homme qui, d'un coup de pied, ouvrit la porte: l'instant d'après, tous deux étaient devant la chambre de Jeanne... Cette chambre était vide!...
Le seigneur de Piennes leva au ciel des bras chargés de malédiction et sa clameur désespérée traversa lamentablement le silence de la nuit.
Puis courbé, râlant, vacillant, se heurtant à la muraille, il parvint à regagner la salle... Henri s'était enfui dans la nuit, comme dut jadis s'enfuir Caïn.
Jeanne de Piennes avait marché jusqu'à la maison paysanne. Le premier coup de minuit sonna: au détour du sentier, à trois pas d'elle, François apparut...
Elle le reconnut aussitôt et, au même instant, elle fut dans ses bras. L'étreinte fut presque violente: ils s'aimaient vraiment de toute leur âme.
—Mon aimée, dit alors François de Montmorency, les minutes nous sont comptées ce soir. Un cavalier vient d'arriver au manoir, devançant mon père d'une heure: il faut que le connétable me trouve au château... Parle donc, bien-aimée... dis-moi quel est le secret qui t'oppresse. Quoi que tu aies à me confier, souviens-toi que c'est un époux qui t'écoute...
—Un époux, mon François! Oh! tu m'enivres de bonheur...
—Un époux, Jeanne: je le jure par mon nom glorieux et sans tache jusqu'à ce jour!
—Eh bien, fit-elle toute palpitante, écoute...
Il se pencha. Elle appuya sa tête sur son épaule. Elle allait parler... elle cherchait la parole d'aveu...
A ce moment, un cri terrible, un cri d'horrible agonie déchira le silence des choses...
—C'est la voix de mon père! balbutia Jeanne épouvantée. François! François! on égorge mon père!...
Elle s'était arrachée des bras de l'amant; elle se mit à courir; en quelques secondes elle fut devant la maison et vit la porte et la fenêtre ouvertes... Un instant plus tard, elle était dans la salle: son père râlait dans un fauteuil. Elle se jeta sur lui, toute secouée de sanglots, saisit sa tête blanche dans ses bras...
—Mon père, mon père, c'est moi! c'est ta Jeanne!
Le vieillard ouvrit les yeux et les fixa sur sa fille.
Sous ce regard elle recula de deux pas; entre eux, il ne fut pas besoin de paroles: elle comprit qu'il savait tout! Et inconsciente, elle avoua:
—Pardon, père! pardon de l'avoir aimé, de l'aimer encore!... Voyons, père, ne me regarde pas ainsi... tu veux donc que ta pauvre petite Jeanne meure à tes pieds, de désespoir!... Ce n'est pas ma faute, va, si je l'aime... une force inconnue m'a jetée dans ses bras... Oh! père..., si tu savais comme je l'aime!...
A mesure qu'elle parlait, le seigneur de Piennes s'était redressé de toute sa hauteur. Sans répondre, il la conduisit jusqu'au seuil de la maison, étendit le bras dans la nuit, et il prononça:
—Allez, je n'ai plus de fille!...
Elle chancela; un gémissement râla dans sa gorge...
A ce moment une voix chaude s'éleva soudain:
—Vous vous trompez, monseigneur. Vous avez encore une fille. C'est votre fils qui vous le jure!
En même temps, François de Montmorency apparut dans le cercle de lumière, tandis que Jeanne jetait un cri d'espoir insensé et que le seigneur de Piennes reculait en bégayant:
—L'amant de ma fille!... ici!... devant moi!...
Calme, sans un frémissement. François se courba.
—Monseigneur, voulez-vous de moi pour votre fils?
—Mon fils! balbutia le vieillard. Vous, mon fils! Qu'ai-je entendu? Est-ce une sanglante moquerie!...
François saisit les mains de Jeanne:
—Monseigneur, daigne votre bonté accorder à François de Montmorency votre fille Jeanne pour épouse légitime, dit-il avec plus de fermeté encore.
—Épouse légitime!... Je rêve!... Ignorez-vous donc...
—Je sais tout, monseigneur! Mon mariage avec Jeanne de Piennes réparera toutes les injustices, effacera tous les malheurs... J'attends, mon père, que vous prononciez le sort de ma vie...
Une joie immense descendit dans l'âme du vieillard, et déjà des paroles de bénédiction montaient à ses lèvres, lorsqu'une pensée foudroyante traversa son cerveau:
—Cet homme voit que je vais mourir! Moi mort, il se rira de la fille comme il se rit du père!...
—Décidez, monseigneur, reprit François.
—Père, mon vénéré père, supplia Jeanne.
—Vous voulez épouser ma fille? dit alors le vieillard.
Le jeune homme comprit ce qui se passait dans le coeur de ce mourant. Un rayon de loyauté mâle et douce illumina son front. Et il répondit:
—Dès demain, mon père! dès demain!...
—Demain! dit le seigneur de Piennes, je serai mort!...
—Demain, vous vivrez... et de longs jours encore, pour bénir vos enfants.
—Demain! râla le vieillard avec une immense amertume. Trop tard! c'est fini... Je meurs maudit... désespéré!
François regarda autour de lui et vit que les domestiques de la maison, réveillés, s'étaient rassemblés.
Alors une sublime pensée descendit en lui.
Il enlaça d'un bras la jeune fille éperdue, fit signe à deux serviteurs de saisir le fauteuil où agonisait le seigneur de Piennes, et sa voix solennelle s'éleva:
—A l'église! commanda-t-il. Mon père, il est minuit: votre chapelain peut dire sa première messe... ce sera celle de l'union des familles de Piennes et de Montmorency.
—Oh! je rêve!... je rêve!... répéta le vieillard.
Alors, le coeur désespéré du vieux capitaine se fondit.
Ses yeux se remplirent de larmes, et sa main livide se tendit vers le noble enfant de la race maudite!
Dix minutes plus tard, dans la petite chapelle de Margency, le prêtre officiait à l'autel. Au premier rang se tenaient François et Jeanne. En arrière d'eux, dans le fauteuil même où on l'avait transporté, le seigneur de Piennes. Et en arrière encore, deux femmes, trois hommes, les gens de la maison, témoins de ce mariage tragique.
Bientôt les anneaux furent échangés et les mains frémissantes des amants s'étreignirent.
Puis l'officiant murmura une bénédiction:
—François de Montmorency, Jeanne de Piennes, au nom du Dieu vivant, vous êtes unis dans l'éternité...
Alors les deux époux se retournèrent vers le seigneur de Piennes comme pour lui demander sa bénédiction, à lui.
Un instant, il leur sourit...
Puis ses bras retombèrent pesamment... et ce sourire demeura figé à jamais sur ses lèvres décolorées:
Le seigneur de Piennes venait d'expirer!...
III
LA GLOIRE DU NOM
Une heure plus tard, François pénétrait dans le manoir de Montmorency... Il avait remis la jeune épousée toute en pleurs aux mains de la nourrice, confidente de leurs amours, et, serrant Jeanne dans ses bras, il lui avait dit qu'il serait de retour près d'elle à la pointe du jour, dès qu'il aurait salué son père dont un cavalier lui avait annoncé l'arrivée.
Lorsque François entra dans la salle des armes, il vit le connétable Anne de Montmorency assis dans un somptueux fauteuil surélevé de trois marches. Cinquante capitaines immobiles à ses côtés attendaient en silence.
François n'avait pas vu son père depuis deux ans. Il s'avança jusqu'au pied du trône.
Près de ce trône, se tenait Henri, arrivé depuis un quart d'heure. Il était blême et tremblant.
A quoi songeait ce jeune homme de vingt ans?
François de Montmorency ne vit pas le sanglant regard de son frère; profondément, il s'inclina devant le chef de famille. Le connétable, voyant la forte carrure de son aîné et sa taille vigoureuse, eut un sourire: ce furent toutes ses effusions paternelles.
Alors, sans un geste, il parla, tranquille et terrible:
—Écoutez-moi. Vous savez le désastre qu'a subi l'empereur Charles Quint sous les murs de Metz, au dernier mois de décembre. Le froid et la maladie, en quelques jours, ont détruit sa grande armée de soixante mille hommes d'armes et reîtres... Tous nous jugeâmes alors que c'était la fin de l'Empire! L'Espagnol détruit, le huguenot écrasé par moi dans les pays de langue d'oc, la paix semblait assurée; et, tout ce printemps, Sa Majesté Henri II l'a passé en fêtes, danses et tournois... Le réveil est terrible!
Le connétable ajouta plus sourdement:
—Oui, les éléments qui se mêlent parfois de donner aux conquérants d'effroyables leçons ont infligé à Charles Quint une mémorable défaite! Oui, l'empereur a pleuré en abandonnant ses quartiers où il laissait vingt mille cadavres, quinze mille malades et quatre-vingts pièces d'artillerie!... Mais le voila qui relève la tête!
—Hier, à trois heures, la première nouvelle nous en est arrivée; l'empereur Charles Quint se prépare à envahir la Picardie et l'Artois! Cet homme de fer a constitué sa grande armée. Et à l'heure même où je parle, un corps d'infanterie et d'artillerie se porte à marches forcées sur Thérouanne. Écoutez tous, Thérouanne prise, c'est la France envahie, vous entendez bien! Voici ce que Sa Majesté et moi nous avons décidé: mon armée se concentre sous Paris et partira dans deux jours. Mais, en attendant un corps de deux mille cavaliers va courir à Thérouanne, s'y enfermer et y lutter jusqu'à la mort pour arrêter l'ennemi.
—Jusqu'à la mort! rugirent les capitaines.
—Or continua le connétable, pour cette aventureuse expédition, il fallait un chef jeune, indomptable, téméraire. Ce chef, je l'ai choisi!... François, mon fils, c'est toi!...
—Moi? s'exclama François avec un cri de désespoir.
—Toi! Oui, toi qui vas sauver ton roi, ton père et ton pays à la fois!... Deux mille cavaliers sont là! Revêts tes armes! Sois parti dans un quart d'heure! Va, et ne t'arrête plus que dans Thérouanne où il faudra vaincre ou mourir!... Henri, tu resteras au manoir et le mettra en état de défense!
Henri se mordit les lèvres jusqu'au sang pour étouffer un rugissement de joie furieuse.
—Jeanne est à moi! gronda-t-il au fond de lui-même.
François, livide, fit un pas, et haleta:
—Quoi! mon père! s'écria-t-il. Moi!... moi!...
Les yeux hagards, l'âme convulsée, il eut l'atroce vision de Jeanne... de l'épouse... abandonnée...
—Moi! répéta-t-il. Horreur!... Impossible!...
Le connétable fronça les sourcils, et d'une voix rauque:
—A cheval, François de Montmorency! à cheval!...
—Mon père, écoutez-moi!... Deux heures! une heure! Je vous demande une heure! cria François.
Le connétable Anne de Montmorency se dressa tout debout.
—Vous discutez les ordres du roi et de votre chef!
—Une heure! mon père. Et je cours à la mort!...
—Par le tonnerre du ciel! un mot encore, François de Montmorency... un seul... et, pour la gloire du nom que vous portez, je vous arrête de mes propres mains.
L'outrage était formidable, François redressa la tête. Tout disparut de son esprit: amour, femme, rêve de bonheur. Et sa parole couvrit la parole du vieux chef:
—Que la foudre écrase donc celui qui a jamais pu dire qu'un Montmorency recule! Pour la gloire du nom, j'obéis, mon père, je pars! Mais si je reviens vivant, monsieur le connétable, nous aurons un terrible compte à régler. Adieu!...
D'un pas rude, il traversa les rangs des capitaines épouvantés de cette provocation inouïe, de ce rendez-vous donné au maître tout-puissant des armées, au père!
Tous les visages, tournés vers le connétable, attendaient un ordre d'arrestation.
Mais un étrange sourire détendit les lèvres du chef, et ceux qui étaient près de lui l'entendirent murmurer:
—C'est un Montmorency!
Dix minutes plus tard, François était dans la cour d'honneur, cuirassé, harnaché, prêt à monter à cheval. Il se tourna vers un page:
—Mon frère Henri! dit-il. Qu'on aille appeler mon frère.
—Me voici, François!...
Henri de Montmorency apparut dans la lumière des torches.
François le saisit par la main, sans remarquer que cette main brûlait de fièvre.
—Henri, dit-il, es-tu vraiment un frère pour moi?
—Qui te permet d'en douter?
—Pardonne! je souffre tant! Tu vas comprendre. Je pars, Henri, je pars pour ne plus revenir, peut-être... et je laisse derrière moi une immense détresse... Ecoute de toute ton âme; car de ta réponse va dépendre ma suprême résolution. Tu connais Jeanne... la fille du seigneur de Piennes...
—Je la connais! répondit sourdement Henri.
—Eh bien, voici le malheur... Je pars... Et Jeanne et moi, nous nous aimons!...
Henri étouffa un rugissement de rage.
—Tais-toi, continua François. Ecoute jusqu'au bout. Depuis six mois, nous nous aimons; depuis trois mois, nous sommes l'un à l'autre; depuis deux heures, elle s'appelle Montmorency... comme moi!
Une sorte de gémissement râla dans la gorge d'Henri.
—Ne t'étonne pas, poursuivit fiévreusement François; ne t'exclame pas! Elle-même te dira demain que le chapelain de Margency nous a unis cette nuit. Mais ce n'est pas tout! En ce moment Jeanne pleure sur un cadavre: le seigneur de Piennes est mort! Mort dans l'église même, tout à l'heure, en me jetant un dernier regard qui m'ordonnait de veiller sur le bonheur de son enfant! Et ce n'est pas tout encore! Margency fait retour à la maison du connétable! Oh! Henri, Henri, ceci est affreux! Je laisse Jeanne seule au monde, sans défense ni ressource... m'entends-tu? me comprends-tu?
—J'entends... je comprends!
—Frère, écoute-moi bien à présent. Acceptes-tu le dépôt que je veux te confier? Me jures-tu de veiller sur la femme que j'aime et qui porte mon nom?...
Henri frissonna longuement, mais il répondit:
—Je te le jure!
—Si la guerre m'épargne, je retrouverai l'épouse dans la maison de mon père, sans que jamais elle ait souffert en mon absence. Car tu seras là pour la protéger, la défendre. Me le jures-tu?
—Je te le jure!
—Si je succombe, tu révéleras ce secret au connétable et tu lui imposeras la volonté de ton frère mort: que ma part du patrimoine mette à jamais ma veuve à l'abri de la pauvreté, et lui fasse une existence honorée. Me le jures-tu?
—Je te le jure! répondit Henri pour la troisième fois.
François l'étreignit alors dans ses bras en disant:
—Tu as juré... souviens-toi!...
A peine fut-il en selle qu'il alla se placer à la tête des deux mille cavaliers rassemblés sur une esplanade.
Et aussitôt, levant le bras, d'une clameur éclatante et désespérée que le vieux Montmorency dut entendre du fond de son manoir, il cria:
—En avant! Jusqu'à la mort!
IV
LE SERMENT FRATERNEL
Le corps du seigneur de Piennes revêtu de ses habits de gala, les mains croisées sur son épée nue, comme une statue de tombeau, avait été placé, selon l'usage, au milieu de la salle d'honneur, sur un petit lit de camp.
Jeanne, toute pâle de cette nuit qu'elle venait de passer à veiller son père, se dirigeait vers la fenêtre qu'elle entrouvrit.
A ce moment, au loin, retentit un galop de cheval.
—Le voilà! s'écria la jeune femme.
Ses yeux se fixèrent sur la porte qui allait livrer passage à son cher François.
Cette porte s'ouvrit. Jeanne, qui allait s'élancer, demeura pétrifiée, et un grand frisson glacial la parcourut: le frère de François parut. Henri de Montmorency fit trois pas, s'arrêta devant elle, la tête couverte, sans s'incliner.
—Madame, dit-il, je suis porteur de nouvelles que j'ai juré de vous transmettre dès ce matin; sans quoi vous ne me verriez pas ici, en pareil moment, à la place de celui que vous attendiez... François est parti cette nuit...
Elle laissa échapper un faible gémissement.
—Parti? dit-elle timidement. Parti... mais, pour revenir bientôt, sans doute?... aujourd'hui même, peut-être?
—François ne reviendra pas!
Jeanne porta ses deux mains à son sein palpitant.
—La guerre se déchaîne. François a sollicité et obtenu l'honneur de se porter dans Thérouanne pour y arrêter l'armée de Charles Quint... Arrêter l'empereur avec une poignée de cavaliers, c'est vouloir mourir!... Je vous dois toute ma pensée, madame... la pensée de mon frère: pris malgré lui dans une inextricable situation, placé dans l'alternative de désavouer un mariage qu'il regrette ou d'encourir la disgrâce du connétable, François a choisi de tous les suicides le plus glorieux.
Jeanne devint aussi blanche que le cadavre de son père.
Un cri terrible jaillit de sa gorge. Elle s'abattit sur les genoux. Et, dans l'atroce douleur qui faisait bondir son coeur, dans la foudroyante catastrophe qui la terrassait, un mot, un seul, résuma, condensa tout son désespoir.
—Mon enfant!... mon pauvre enfant!...
Longtemps elle demeura ainsi prostrée, sanglotante, oubliant la présence d'Henri, oubliant son père mort, s'oubliant elle-même, ah! surtout elle-même.
—C'est bien, dit-elle. Où va le mari doit aller la femme. Ce soir, je partirai pour Thérouanne!...
—Partir! vous! gronda le frère de François. Allons donc! vous n'y songez pas! traverser un pays envahi, des lignes ennemies!... Vous ne partirez pas!
—Qui m'en empêchera?
—Moi!
Et brusquement, la passion l'emporta, l'affola, se déchaîna en lui. Il saisit la jeune femme dans ses bras, l'étreignit convulsivement, et d'une voix ardente:
—Jeanne! Jeanne! Il est parti! Il vous abandonne! Trop lâche pour proclamer son amour, il ne vous aime donc pas! Mais moi,—moi, Jeanne! je vous adore à en perdre la raison, à en braver le ciel et l'enfer, à poignarder mon père de mes mains, si mon père s'opposait à mon amour! Jeanne! ô Jeanne!
Que François meure donc de la mort des faibles puisqu'il n'a pas su vous garder! Moi, je vous veux! moi, je vous revendiquerai devant l'univers! O Jeanne, un mot d'espoir! ou plutôt, non, ne dites rien... un seul de vos regards sans colère me dira si je puis espérer...
Jeanne l'entendait à peine. Toute sa volonté, toute sa force, elle les employait à se dégager de l'étreinte furieuse. Soudain, elle put s'arracher des bras de l'homme.
Alors, Jeanne, debout, amincie, agrandie, pour ainsi dire, par la tension de son être, jeta un long regard sur Henri. Elle fit un pas. Son bras s'allongea. Son doigt toucha le front d'Henri. Et elle dit:
—Chapeau bas, monsieur. Sinon devant la femme, du moins devant la mort!
Henri tressaillit. Son regard trouble se posa un instant sur le cadavre, qu'il sembla apercevoir pour la première fois. D'un geste lent, il porta la main à son front, comme vaincu, comme pour se découvrir. Mais ce geste, il ne l'acheva pas. Son bras retomba. Ses yeux s'injectèrent de sang. Tout l'orgueil et toute la violence de sa race montèrent à son cerveau en une bouffée ardente:
—Par la mort-diable! savez-vous, madame, que je suis ici chez moi, et que seul, après mon père, j'ai le droit d'y demeurer couvert!
—Chez vous! éclata la jeune femme sans comprendre.
—Chez moi! Oui, chez moi! L'arrêt du Parlement communiqué ici restitue Margency à notre maison, et je ne souffrirai pas qu'une vassale...
Il n'acheva pas. D'un bond, Jeanne avait couru à une cassette enfermant les papiers du mort, l'avait ouverte, avait déplié le premier parchemin qui s'offrait à elle, l'avait parcouru et, le laissant tomber, sa voix s'élevait, couvrant celle de Montmorency, appelant les serviteurs:
—Guillaume! Jacques! Toussaint! Pierre! venez tous!
—Madame! voulut interrompre Henri.
Les serviteurs en deuil étaient entrés et, avec eux, plusieurs paysans de Margency.
—Entrez tous, continuait Jeanne enfiévrée, soutenue par une étrange exaltation. Entrez tous! Et apprenez la nouvelle: je ne suis plus ici chez moi!...
Jeanne saisit une main glacée du cadavre et la secoua.
—N'est-ce pas, mon père, que nous ne sommes plus ici chez nous? N'est-ce pas qu'on nous chasse? N'est-ce pas, père, que tu ne veux pas rester une minute de plus dans la maison de la race maudite?... Allons, vous autres! n'entendez-vous pas que le seigneur de Piennes n'est plus ici chez lui!
Les joues brûlantes, les pommettes pourpres, les yeux en feu, la jeune femme courait d'un serviteur à l'autre, les poussait avec une force irrésistible, les plaçait autour du lit de camp... et, quand la manoeuvre fut prête, elle fit un signe.
Huit hommes saisirent le lit, le soulevèrent sur leurs épaules, et les autres se formèrent en cortège, avec de sourdes malédictions, Jeanne marchant en tête!...
Henri, comme dans un cauchemar, vit le cadavre franchir la porte, puis Jeanne disparaître et, au loin, dans le village, il n'entendit plus qu'un sourd murmure d'imprécations...
Alors, violemment, il frappa le sol du pied, sortit, sauta sur son cheval et il s'enfuit...
Jeanne, en arrivant chez la vieille nourrice où elle avait ordonné de porter le corps, tomba à la renverse, écrasée. Presque aussitôt, une fièvre intense se déclara; elle perdit la connaissance des choses, et seul le délire témoigna qu'elle vivait encore.
Henri passa une nuit terrible, avec des accès de honte humiliée, des accès de fureur démente, et des crises de passion. Le lendemain, il retourna à Margency, prêt à tout,—peut-être à un meurtre. Une nouvelle l'écrasa: Jeanne se mourait!
Dès lors, il revint tous les jours rôder autour de la maison paysanne...
Cela dura des mois. Près d'une année s'écoula... une année atroce pendant laquelle sa passion s'exaspéra, pendant laquelle aussi il apprit tout à coup que Thérouanne avait succombé, que la place avait été rasée, que la garnison avait été passée au fil de l'épée, que François avait disparu!...
Mort peut-être?...
Il l'espéra! Oui, dans l'âme de ce frère, germa, grandit et se fortifia l'abominable espoir...
Et il en eut l'irrévocable conviction le jour où quelques hommes d'armes exténués, amaigris, en lambeaux, passèrent par Montmorency et s'arrêtèrent au manoir.
Ils racontèrent la prise de Thérouanne, la ville incendiée, rasée, le grand massacre de la garnison...
Quant au chef, quant à Montmorency, disparu!
On l'avait vu un moment derrière une barricade que plus de trois mille assaillants attaquaient...
Et tranquille désormais, Henri se remit à rôder autour de la maison, attendant patiemment que Jeanne fût enfin guérie.
Un jour—onze mois après le départ de son frère!—il aperçut enfin Jeanne dans le pauvre verger de la vieille nourrice. A la palpitation de son coeur, il comprit que l'amour était tout-puissant en lui.
Jeanne était en grand deuil. Elle tenait dans ses bras un enfant qu'elle serrait passionnément sur son sein.
Henri s'en retourna lentement, combinant un plan.
Enfin, Jeanne était guérie! Enfin, il allait pouvoir agir! C'était simple: enlever la jeune femme et l'emmener de force au manoir.
En arrivant dans la cour d'honneur, il vit un cavalier tout poudreux qui venait de mettre pied à terre.
Henri pâlit...
Mais il lui sembla que cet homme avait une figure joyeuse, qu'il était porteur d'une nouvelle qu'il devait croire heureuse...
Mais à peine ce cavalier l'eut-il aperçu qu'il se dirigea vers lui et, d'une voix paisible, il dit en s'inclinant:
—Monseigneur François de Montmorency, délivré de sa captivité, sera, après-demain, dans le manoir de ses pères. Il m'a fait l'honneur de m'envoyer en avant pour prévenir de son arrivée son bien-aimé frère...
Henri devint livide; dans un éclair, il entrevit son frère se dressant en justicier, le frappant du coup mortel.
Puis il s'abattit tout d'une pièce, foudroyé, assommé comme un boeuf à l'abattoir...
V
LOÏSE
Pendant quatre mois, Jeanne avait lutté contre la mort. Dans la pauvre chambre de paysans où on l'avait couchée, elle se débattit des jours et des nuits contre la fièvre cérébrale qui devait ou la tuer ou la laisser folle.
Au bout du quatrième mois, elle était hors de danger, et la fièvre avait disparu pour toujours. Pourtant, quand elle était seule, elle prononçait tout bas de vagues paroles d'infinie tendresse, adressées à qui?... Elle seule le savait!
Deux autres mois s'écoulèrent ainsi.
Un matin d'automne, comme la fenêtre ouverte laissait entrer le soleil d'octobre, doux comme un adieu de l'été, Jeanne se sentit plus forte et voulut se lever.
Mais à peine eut-elle fait deux pas qu'elle porta vivement les mains à ses flancs en poussant un cri de détresse: la première douleur de l'enfantement venait de lui infliger sa redoutable morsure.
La nourrice la coucha. Quand elle revint à elle, quand elle put soulever ses paupières alourdies, quand elle put regarder, un long frémissement de joie et d'amour la fit palpiter tout entière: là, tout contre elle, sur le même oreiller, ses deux poings minuscules solidement fermés, ses paupières closes, sa petite figure blanche comme du lait, rosé comme une feuille de rosé, ses lèvres entrouvertes par un faible vagissement, l'enfant, l'être tant espéré, tant adoré, l'enfant était là!...
—C'est une fille! murmura la vieille nourrice.
—Loïse! balbutia Jeanne dans un souffle imperceptible.
Elle tourna son visage vers l'enfant, n'osant le toucher, osant à peine bouger.
—Pauvre adorée... pauvre mignonne innocente... c'est donc vrai!... Tu n'auras pas de père!...
Loïse grandit en force et en beauté. Dès que ses traits commencèrent à se former, il fut évident que cette fillette serait un miracle de grâce et d'harmonie.
Chaque regard de la mère était une extase; chacune de ses paroles, un acte d'adoration. Elle n'aima pas son enfant, elle l'idolâtra. Le soir seulement, à l'heure où l'enfant s'endormait sur son coeur, Jeanne parvenait à détacher non pas son âme, mais sa pensée, de sa fille... et elle songeait à l'amant... à l'époux... au père!
François!... le cher amant!... l'homme à qui elle s'était donnée sans restriction, tout entière!...
Était-ce donc vrai qu'il était parti honteusement, sous un prétexte de guerre?... Était-ce donc bien vrai qu'il l'avait abandonnée, qu'il ne reviendrait plus?
Mort peut-être... Aucune nouvelle!... Rien!...
Et l'enfant qui dormait, parfois se réveillait soudain sous la pluie tiède des larmes qui tombaient sur son front...
L'hiver se passa. Jeanne sortait rarement et ne s'éloignait jamais du jardin. Elle avait conservé une sourde terreur de sa dernière rencontre avec Henri de Montmorency, et elle tremblait à la seule pensée de se trouver devant lui...
Puis le printemps revint, très précoce.
En mars, Loïse allait vers son sixième mois—les premiers bourgeons éclatèrent, et tout redevint radieux dans l'univers, excepté dans le coeur de la pauvre abandonnée.
Un jour, vers la fin de ce mois de mars, la nourrice et son homme allèrent couper du bois dans la forêt.
Jeanne se trouvait dans sa chambre, contemplant avec une inexprimable tendresse Loïse endormie sur le lit.
Cette chambre donnait sur le jardin, par une fenêtre à ce moment entrouverte.
Tout à coup, un bruit de pas se fit entendre dans la première pièce qui donnait sur la route, et une voix s'éleva, implorant la charité. Jeanne entra dans cette pièce, et voyant un moine quêteur qui tendait sa besace, coupa une miche de pain et la tendit en disant:
—Allez en paix, bon frère!
Le quêteur remercia en nasillant, combla Jeanne de bénédiction, et finalement se retira.
Alors Jeanne rentra dans sa chambre. Son premier regard fut pour le lit où reposait Loïse.
Et un cri horrible, un cri sans expression humaine, un cri de louve à qui on arrache ses petits, un cri de mère enfin, jaillit de tout son être épouvanté:
Loïse avait disparu!
Jeanne chercha son enfant avec la fureur, avec l'irrésistible rage d'un être qui cherche sa vie. Pendant quatre heures, hagarde, échevelée, rugissante, effrayante à voir, elle battit les haies, les fourrés, se déchira, s'ensanglanta.
La pensée lui vint soudain que l'enfant était à la maison... elle bondit, arriva haletante...
Au milieu de la grande pièce, un homme était là, debout, livide, fatal... Henri de Montmorency!
—Vous! vous qui ne m'apparaissez qu'aux heures sinistres de ma vie!
D'un élan il fut sur elle, lui saisit les deux poignets,—et d'une voix basse, rauque, rapide:
—Vous cherchez votre fille? Dites!... Oui! vous la cherchez! Eh bien, sachez ceci: votre fille, c'est moi qui l'ai! Je l'ai prise! Je la tiens! Malheur à elle si vous ne m'écoutez!
—Toi! hurla-t-elle. Toi, misérable félon!
—Tais-toi, gronda-t-il en lui meurtrissant les poignets. Écoute, écoute bien! si tu veux la revoir...
La mère n'entendit que ce mot: la revoir! Sa fureur se fondit. Elle se mit à supplier:
—La revoir! Oh! qu'avez-vous dit! La revoir!... Dites! oh! redites, par pitié! j'embrasserai vos genoux, je baiserai la trace de vos pas! Ma fille! Rends-moi mon enfant!...
—Ecoute, te dis-je!... Ta fille, à cette minute, est aux mains d'un homme à moi. Un homme? Un tigre, si je veux, un esclave! Nous avons convenu ceci: écoute: ne bouge pas!... Voici ce qui est convenu: que je m'approche de cette fenêtre, que je lève ma toque en l'air, et l'homme prendra sa dague et l'enfoncera dans la gorge de l'enfant...
Elle tomba à genoux, et de son front heurta la terre battue, voulant crier grâce, ne pouvant pas.
—Relève-toi! gronda-t-il.
Elle obéit promptement, et toujours avec un geste affreux des mains tendues, suppliantes.
—Es-tu décidée à obéir? reprit le fauve.
Elle fit oui, de la tête, démente, pantelante, terrible et sublime...
—Ecoute, maintenant, François... mon frère... Eh bien, il arrive!... Tu entends? Ici, devant toi, je vais lui parler... Si tu ne dis pas que je mens, si tu te tais... ce soir ta fille est dans tes bras... Si tu dis un seul mot, je lève la toque... ta fille meurt!... Regarde, regarde... Voici François qui vient...
Sur la route de Montmorency, un tourbillon de poussière accourait, comme poussé par une rafale... et de ce tourbillon sortait une voix frénétique:
—Jeanne, Jeanne... C'est moi. Me voici!
—François! François! hurla Jeanne délirante. A moi!
D'un pas d'une tranquillité féroce, Henri se rapprocha de la fenêtre et gronda:
—C'est donc toi qui auras tué ta fille!
—Grâce! Grâce! Je me tais! J'obéis!
A cette seconde, François de Montmorency poussa violemment la porte et, haletant d'émotion, ivre de joie et d'amour, s'arrêta chancelant, tendit les bras, murmurant:
—Jeanne!... Ma bien-aimée!
Mais ses bras, lentement, retombèrent.
Pâle de bonheur, François devint livide d'épouvanté.
Quoi! il arrivait! il retrouvait l'amante, la chère épousée! Et elle était là, immobile, statue de l'effroi... du remords peut-être!... François fit trois pas rapides.
—Jeanne! répéta-t-il.
Un soupir d'agonie râla dans la gorge de la mère. Elle eut comme un sursaut de son être pour se jeter dans les bras de l'homme adoré. Son regard dément se posa sur Henri. Il avait sa toque à la main, et son bras se levait!...
—Non! non, bégaya la mère.
—Jeanne! répéta François dans un cri terrible.
Et son regard, à lui aussi, se tourna vers Henri.
—Mon frère!...
Tous les deux, le frère et l'épouse gardèrent un silence effrayant. Alors, François, d'un geste lent, croisa ses bras sur sa poitrine. Et grave, solennel comme un juge, triste comme un condamné, il parla:
—Depuis un an, pas un battement de mon coeur qui ne fût pour la femme à qui librement ce coeur s'est à jamais donné, pour l'épouse qui porte mon nom. J'accours, le coeur plein d'amour, la tête enfiévrée de bonheur... et l'épouse tourne la tête... et le frère n'ose me regarder!...
Ce que souffrit Jeanne dans cette minute fut inconcevable. L'effroyable supplice dépassait les bornes de la conception humaine. Elle aimait! Elle adorait!
Et pendant que son coeur la poussait aux bras de l'époux, de l'amant, ses yeux fixés sur l'infernal auteur du supplice s'attachaient invinciblement à la main qui, d'un signe, pouvait tuer sa fille!
Sa fille! Sa Loïse! Ce pauvre petit ange d'innocence! Cette radieuse merveille de grâce et de beauté! Quoi! égorgée!
Jeanne se tordait les mains. Une écume de sang moussait au coin de ses lèvres: la malheureuse, pour étouffer le cri de son amour, se mordait les lèvres.
A peine François eut-il fini de parler qu'Henri se tourna à demi vers lui.
Sans quitter la fenêtre ouverte, sa main menaçante prête au funeste signal, d'une voix que sa tranquillité en cette épouvantable seconde rendait sinistre, il prononça:
—Frère, la vérité est triste. Mais tu vas la savoir tout entière.
—Parle! gronda François.
—Cette femme..., dit Henri.
—Cette femme... ma femme...
—Eh bien, je l'ai chassée, moi, ton frère!
François chancela. Jeanne laissa entendre une sorte de gémissement lointain, sans expression humaine.
—Frère, cette femme qui porte ton nom est indigne. Cette femme t'a trahi. Et c'est pourquoi moi, ton frère, en ton lieu et place, je l'ai chassée comme on chasse une ribaude.
L'accusation était capitale: la femme adultère était fouettée en place publique et pendue haut et court.
La minute qui suivit l'accusation fut tragique.
Henri, prêt à tout événement, la main gauche crispée à sa dague, la droite serrant la toque... le signal fatal!... Henri tenait sous son regard Jeanne et François;—il était calme en apparence, et roulait dans sa tête la pensée d'un double meurtre si la vérité éclatait.
Jeanne, sous le coup de fouet de l'abominable accusation, se redressa. Pendant un instant inappréciable, l'amante fut plus forte en elle que la mère; une secousse la galvanisa comme la décharge d'un courant électrique peut galvaniser un cadavre. Elle eut un en avant fébrile de tout son corps; à ce moment, le bras d'Henri commença de se lever... La malheureuse vit le mouvement, avança, recula, bégaya on ne sait quoi de confus... et elle baissa la tête.
Quant à François, il chancela. Lorsqu'il se fut dompté, lorsqu'il fut sûr de ne pas saisir dans ses mains puissantes l'adultère et de l'étrangler, François marcha sur Jeanne qu'il domina de sa haute stature. Quelque chose d'incompréhensible éclata sur ses lèvres blanches, quelque chose qui signifiait sans doute:
—Est-ce vrai?
Jeanne, les yeux fixés sur Henri, garda un silence mortel, car elle espérait être tuée.
—Est-ce vrai?
Le supplice allait au-delà des forces. Jeanne tomba. Non pas même à genoux, mais sur le sol, prostrée, se soulevant à grand effort sur une main, et dans un mouvement spasmodique, la tête toujours tournée vers Henri, et toujours son regard atroce de désespoir surveillant le geste assassin.
Et ce fut alors seulement qu'elle murmura, ou crut murmurer, car on n'entendit pas ses paroles:
—Oh! mais achève-moi donc! mais tu vois bien que je meurs pour que notre fille vive!...
Et elle ne fut plus qu'un corps inerte chez qui la violente palpitation des tempes indiquait seule la vie.
François la regarda un instant, comme le premier homme biblique put sans doute regarder le paradis perdu puis il se retourna vers la porte, et sans un cri, sans un gémissement, s'en alla, très lent et un peu courbé.
Henri le suivit,—à distance.
Il ne s'inquiéta pas de Jeanne.
Qu'elle mourût, qu'elle vécût, il n'y songea pas.
Si elle vivait, elle était à lui maintenant! Si elle mourait, eh bien, il avait du moins arraché de son esprit l'atroce tourment de la jalousie.
Et ce fut dans cette solennelle et affreuse minute qu'Henri comprit toute l'étendue de sa haine contre son frère. Il le voyait écrasé... et il ne se sentit pas satisfait.
Il voulait encore autre chose!... Quoi?... que François souffrît exactement la souffrance qu'il avait endurée, la même!...
Et il le suivait avec une patience de chasseur.
François ne fut pas étonné de voir son frère. Et simplement, comme s'il eût continué un entretien depuis longtemps commencé, il demanda:
—Raconte-moi comment ces choses se sont passées.
—A quoi bon, frère? Pourquoi te tourmenter ainsi d'un mal que rien ne peut guérir... rien!
—Tu te trompes, Henri! Quelque chose peut me guérir, dit sourdement François. La mort de l'homme!....
—Henri tressaillit. Il pâlit un peu. Mais aussitôt une flamme étrange brilla dans ses yeux.
—Tu le veux?
—Je le veux! dit François. Tu m'avais juré de veiller sur elle... oh! tais-toi!... pas de reproche, pas de récrimination de ma part! Mais toi, tu me dois un récit fidèle du crime et le nom du criminel!... tu me dois cela, Henri!
—J'obéis. A peine fûtes-vous parti, monseigneur, que la demoiselle de Piennes témoigna à l'homme combien peu elle vous regrettait!...
—L'homme!... qui?... Le nom de l'homme!...
—Patience, monseigneur!... Peut-être, dès avant votre départ, l'homme avait-il partagé votre bonne fortune. Peut-être ne voulait-elle de vous que le nom et la fortune et la puissance que vous assurait votre qualité de fils aîné! Oui, monseigneur, cela doit être!
—Maintenant que j'y pense, monseigneur, maintenant que l'heure est venue de dire toute la vérité, je ne me contente plus de conjecturer: j'affirme... Dès avant vous, comprenez-moi bien, monseigneur, l'homme avait possédé Jeanne de Piennes... vous ne fûtes que le second!
Un rugissement gronda dans la poitrine de François.
—Parle...
—J'obéis, reprit Henri. Lors de votre départ, les relations entre l'homme et Jeanne de Piennes continuèrent. Ils étaient libres désormais. Jeanne avait un nom, un titre. Vous absent, le mari parti, l'amant fut heureux au-delà de tout ce que je puis vous dire... Ce furent des nuits de délices... L'homme vous tenait de près, monseigneur! le jour où il apprit votre arrivée, il fit ce que vous eussiez fait! sa passion était satisfaite; il ne voulut pas qu'une de vos maisons fût souillée plus longtemps: il chassa l'adultère; il chassa la ribaude!
François fut saisi d'un vertige: l'abîme était plus profond, plus insondable qu'il n'avait cru. Le regard qu'il attacha sur Henri fut celui d'un fou... Et Henri, la bouche crispée, le visage convulsé par la haine, la parole sifflante, acheva:
—Il ne vous faut plus que le nom de l'homme, mon seigneur mon frère? Le voici! L'amant de Jeanne de Piennes, monseigneur, s'appelle Henri de Montmorency...
VI
PARDAILLAN
Ce n'était pas une comédie qu'avait jouée Henri en menaçant Jeanne de faire tuer la petite Loïse: bien réellement, l'enfant était aux mains d'un homme; bien réellement, cet homme guettait le signal; bien réellement, il avait accepté de plonger sa dague dans la gorge de la pauvrette, si Henri, son maître, donnait le signal.
Il s'appelait Pardaillan, ou plutôt le chevalier de Pardaillan. Il était d'une vieille famille de l'Armagnac, qui, au XIIIe siècle, acquit la seigneurie de Gondrin, près Condom. Cette famille se divisa en deux branches. La branche aînée fournit à l'histoire quelques noms connus: une de ces descendantes fut la célèbre Montespan; le duc d'Antin, qui a donné son nom à un quartier de Paris, descendait donc de cette branche dont un autre rameau se rattacha à la famille de Comminges.
La deuxième branche demeure obscure et pauvre. Nous ne pouvons rien contre sa pauvreté; mais quant à l'obscurité, nous espérons bien qu'elle se sera dissipée aux yeux de nos lecteurs, lorsque nous aurons raconté la vie étrange, fabuleuse et prestigieuse du héros extraordinaire qui, bientôt, fera son apparition dans ce récit.
Le chevalier de Pardaillan était un homme d'une cinquantaine d'années, un reître vieilli sous le harnais de guerre, un de ces soldats d'aventure que connaissaient toutes les routes de France et des pays voisins, toujours à la solde du plus payant et dernier enchérisseur...
Le connétable de Montmorency, dans sa grande croisade au pays d'Armagnac, le ramassa, pauvre, gueux, sans sou ni maille, aux environs de Lectoure, se l'attacha, reconnut en lui une épée invincible, et le donna à son fils Henri.
Lorsque le connétable partit pour sa campagne dans l'Artois et que François de Montmorency se fut élancé vers Thérouanne, le chevalier de Pardaillan demeura au manoir près d'Henri. Dans le courant de cette année, Henri, prévoyant peut-être qu'il aurait un jour besoin d'un dévouement aveugle, s'attacha à Pardaillan, s'employa à le conquérir par des dons, par sa faveur, par toutes les caresses qui pouvaient séduire un vieux soldat: Pardaillan devint sa chose, Pardaillan se fût fait pendre pour son maître, Pardaillan n'attendait qu'une occasion de mourir pour lui!
Un jour le vieux chevalier apprit la nouvelle qui venait de se répandre dans tout le manoir: Monseigneur François de Montmorency revenait!...
Le surlendemain, au matin, Henri, sombre, pâle, agité, l'emmena à Margency, lui montra la maison de la vieille nourrice et lui ordonna d'enlever Loïse; une heure après, Pardaillan revenait au point où l'attendait son maître: il tenait dans ses bras la pauvre petite créature.
Alors, Henri lui donna ses instructions que Pardaillan écouta en faisant la grimace. En même temps, il lui glissa une bague ornée d'un magnifique diamant: le prix de l'horrible meurtre convenu!
Henri pénétra dans la maison et attendit le retour de Jeanne. On sait la double et dramatique scène qui se produisit...
Pardaillan vit arriver François... il demeura les yeux fixés sur la fenêtre, un peu pâle seulement, la fillette endormie dans ses bras; c'était horrible...
Quand il vit sortir François, quand il vit Henri, à son tour, quitter la maison, Pardaillan eut un profond soupir de soulagement: le signal ne viendrait plus maintenant!... Et alors, qui se fût trouvé près de lui l'eût entendu grommeler:
—C'est heureux que ce signal ne m'ait pas été donné! Car j'eusse été obligé de désobéir, de me sauver, de reprendre la vie errante d'autrefois, avec une vengeance de Montmorency à mes trousses!... Et je suis bien vieux... bien las!... Allons, mademoiselle, faites la risette!... Quant au reste... ma foi, j'obéis!... Il n'y a pas de mal, je pense, à garder cette petite un mois ou deux, comme j'en ai reçu l'ordre...
Alors, très doucement, le reître enveloppa l'enfant dans un pli de son manteau et s'éloigna. Il parvint à une maison basse qui s'élevait au pied de la grande tour du manoir et entra: un petit garçon de quatre ou cinq ans courut à sa rencontre, les bras ouverts.
—Jean, mon fils, dit Pardaillan, je t'amène une petite soeur.
Et s'adressant à une paysanne qui filait au rouet:
—Eh! la Mathurine, voici une petite fille à qui il faudra donner du lait... Et puis, pas un mot à âme qui vive!
La servante jura d'être muette comme la tombe, prit la délicieuse petite créature dans ses bras, et s'occupa à l'instant de lui donner du lait, de l'installer...
Quant au petit garçon, il ouvrait de grands yeux pétillants d'astuce et d'intelligence. C'était un enfant admirablement bâti, dont chaque mouvement révélait la force d'un jeune loup et la souplesse d'un jeune chat.
C'était le fils du vieux routier, qui, habitant lui-même le manoir, le faisait élever dans cette chaumière où il l'allait voir tous les jours. Où Pardaillan avait-il eu ce fils? De quelle dame en mal de galanterie l'avait-il eu? C'était un mystère dont il ne parlait jamais...
Il le prit sur ses genoux, et dans son oeil gris s'alluma une flamme de tendresse... Mais Jean, d'un geste volontaire, se débarrassa de l'étreinte paternelle, se laissa glisser à terre, courut à son petit lit où la Mathurine avait déposé Loïse, et saisit la frêle fillette dans ses bras nerveux.
—Oh! petit père! oh! la mignonne petite soeur!...
Pardaillan se leva brusquement, les yeux plissés, et sortit tout pensif, songeant à la mère! songeant à son désespoir, à lui, si son Jean disparaissait!
Une heure après, Pardaillan était à Margency. Tantôt se glissant le long des haies, tantôt rampant, il s'approcha de la fenêtre, regarda, écouta.
Oh! les lamentations de l'amante à son réveil! Les accès de fureur! les crises de démence où elle se maudissait de son silence, où elle voulait courir, rejoindre François, tout lui dire!... Et aussitôt la pensée de Loïse égorgée l'arrêtait!...
Et la malheureuse râlait:
—Mais j'ai obéi, moi! Je me suis tue! Je me suis assassinée!... Il m'a promis de me rendre ma fille... n'est-ce pas qu'il a juré?... Il me la rendra, dites? Loïse!... Où es-tu?...
Pardaillan, écoutant ces accents du désespoir humain, claqua des dents, rivé à sa place, épouvanté de ce qu'il avait fait!...
Enfin, il se recula d'abord doucement, puis plus vite, puis se mit à courir comme un insensé.
Lorsqu'il arriva à la chaumière de la Mathurine, il faisait nuit. La Mathurine montra à son maître Loïse qui dormait près de son fils. Jean, de son petit bras, soutenait la tête si naïvement confiante, d'une sublime confiance, de la fillette. Alors, doucement, pour ne pas la réveiller, il la prit, l'enveloppa soigneusement, et se dirigea vers la porte. Au moment de sortir, il se retourna et d'une voix enrouée, il dit:
—Vous réveillerez Jean. Vous l'habillerez. Vous le préparerez pour un long voyage... que tout soit prêt dans une heure... Ah! vous irez dire à mon valet qu'il amène ici mon cheval tout sellé... avec mon porte-manteau...
Et Pardaillan, laissant la servante stupéfaite, reprit le chemin de Margency, avec, dans ses bras, la fille de Jeanne.
Jeanne, écrasée par l'horrible fatigue de son désespoir, la tête vide, somnolait fiévreusement sur un fauteuil, des paroles confuses aux lèvres, tandis que la vieille nourrice, en pleurant, rafraîchissait son front avec des linges mouillés.
—Allons, enfant, suppliait la vieille femme, allons, pauvre chère demoiselle, il faut vous coucher...
—Loïse! Loïse! murmurait la mère.
Et à cet instant, une grande ombre parut; Jeanne bondit, d'un geste frénétique, lui arrachait quelque chose que cette ombre portait dans ses bras; ce quelque chose, elle l'emportait avec un mouvement de voleuse, le déposait sur le fauteuil, et elle se jetait à genoux... et déjà, sans un mot, sans une larme, sans songer à embrasser sa fille, avec la dextérité instinctive de ses mains tremblantes, elle déshabillait rapidement l'enfant... Seulement elle bredouillait:
—Pourvu qu'elle n'ait pas de mal, à présent! pourvu qu'on ne lui ai pas fait mal... voyons ça, voyons...
En un instant, l'enfant fut toute nue, heureuse, comme les bébés, de remuer bras et jambes dans un fouillis frais et rosé. Avidement, gloutonnement, la mère la saisit, l'examina, la palpa, la dévora du regard depuis les cheveux jusqu'aux ongles des pieds...
Alors, elle couvrit son corps de baisers furieux, les épaules, la bouche, les yeux, au hasard des lèvres, les fossettes des coudes, les mains, les pieds, tout, toute sa fille.
Pardaillan regardait cela.
Brusquement, la mère se tourna vers lui, se traîna vers lui, sur ses genoux, saisit ses mains, les baisa...
—Madame! Madame!
—Si! si! je veux embrasser vos mains! c'est vous qui me ramenez ma fille! Qui êtes-vous? Laissez! Je puis bien baiser vos mains qui ont porté ma fille! Votre nom? Votre nom! Que je le bénisse jusqu'à la fin de mes jours!...
Pardaillan fit un effort pour se dégager.
—Votre nom? répéta Jeanne.
—Un vieux soldat, madame... aujourd'hui ici... demain ailleurs... peu importe mon nom...
—Comment avez-vous ramené ma fille?
—Mon Dieu, madame, c'est bien simple... une conversation surprise... j'ai vu un homme qui emportait une fillette... je le connaissais... je l'ai interrogé... voilà tout!
Pardaillan rougissait, pâlissait, bredouillait.
—Alors, reprit-elle, vous ne voulez pas me dire votre nom, pour que je le bénisse?
—Pardonnez-moi, madame... à quoi bon?...
—Alors!... Dites-moi le nom de l'autre!...
—Le nom de celui qui a enlevé la petite?
—Oui! Vous le connaissez! Le nom du misérable qui a accepté de tuer ma fille?
—Vous voulez que je vous dise son nom... moi!...
—Oui! Son nom!... que je le maudisse à jamais!...
Pardaillan hésita une minute. Il cherchait un nom quelconque. Et subitement une pensée profonde descendit dans les obscurités de cette conscience, pensée de remords, et aussi pensée rédemptrice... Un peu pâle, il murmura:
—Il s'appelle le chevalier de Pardaillan!
VII
LA ROUTE DE PARIS
Dans la forêt de châtaigniers, sous la haute futaie, le soir qui descendait sur la vallée de Montmorency était déjà la nuit. Henri, en proférant l'épouvantable calomnie où il s'accusait lui-même pour mieux perdre Jeanne, Henri regarda avidement son frère. Il ne vit qu'une face blafarde d'où giclait le double éclair d'un regard insensé.
Tout à coup, il ploya légèrement: la main de François venait de s'abattre sur son épaule. Et François disait:
—Tu vas mourir!
D'un prodigieux effort, Henri bondit en arrière. Au même instant, il tira son épée et tomba en garde.
François, d'un geste lent, sans hâte, dégaina...
L'instant d'après, les deux frères étaient en garde l'un devant l'autre, les épées croisées, les yeux dans les yeux.
Pendant une seconde ou deux, il n'y eut plus que le cliquetis de l'acier, le souffle rauque des deux respirations, puis un bref juron d'Henri, puis encore un temps de silence... et puis, tout à coup, un soupir, un cri, le bruit sourd et lourd d'un corps qui tombe tout d'une masse.
L'épée de François venait de traverser le côté droit de la poitrine d'Henri, au-dessus de la troisième côte.
François mit un genou en terre.
Il s'aperçut qu'Henri vivait encore. Brusquement, il tira sa dague, et d'un geste furieux la leva...
—Meurs, gronda-t-il, meurs, misérable!...
A cette seconde, une lueur rougeâtre éclaira le visage d'Henri.
—Mon frère! Mon frère! murmura François d'une voix de fou, comme si, vraiment, il eût alors seulement reconnu son frère.
Il se releva et détourna la tête.
Alors il vit deux bûcherons dont la cabane s'élevait à quinze pas, et qui étaient accourus, une torche de résine à la main, attirés par le choc des épées...
Incapable de prononcer un mot, François, d'un geste tragique, leur montra le corps de son frère...!
Deux heures plus tard, François arriva au manoir.
Le chef du poste au pont-levis jeta un faible cri de surprise et d'effroi en le voyant. Et il montra à un officier les cheveux du fils aîné du connétable. Ces cheveux, noirs le matin, étaient maintenant tout blancs comme des cheveux de vieillard.
—Monseigneur, dit l'officier, nous avons fait préparer votre appartement, et...
—Qu'on m'amène un cheval, interrompit François.
Quelques instants plus tard, un valet amenait une monture, et l'officier tenant l'étrier demandait:
—Monseigneur sera sans doute bientôt de retour!...
François sauta en selle, et répondit:
—Jamais!
Aussitôt, il rendit la main et, dès qu'il fut hors de l'enceinte, piqua furieusement et disparut.
—François! François! François!
Ce triple appel désolé, enivré, haletant, retentit à cette seconde même, et une femme apparut, tenant un enfant.
Mais sans doute Montmorency n'entendit pas ce cri déchirant, car il ne se retourna pas. Et le bruit du galop de son cheval s'éteignit dans le lointain.
La femme, alors, s'approcha du groupe de soldats et d'officiers éclairés par des torches, qui avaient salué le départ de leur maître et assisté avec étonnement à cette sorte de fuite.
—Où va-t-il? demanda-t-elle d'une voix brisée.
L'officier reconnut la demoiselle de Piennes. Il se découvrit et répondit:
—Qui le sait, madame?...
—Quand reviendra-t-il?...
—Il a dit: jamais!
—Par là... où cela conduit-il?
—Route de Paris, madame.
—Paris. Bon!...
Jeanne se mit aussitôt en chemin, serrant nerveusement dans ses bras Loïse endormie.
Forte de son amour d'amante et de son amour de mère, elle s'enfonça dans la nuit, sous les grands arbres de la forêt, que les rafales de mars courbaient en salutations majestueuses entrevues dans l'ombre.
Environ une heure après le départ de François de Montmorency, des bûcherons apportèrent sur une civière le corps ensanglanté de son frère Henri. Henri fut porté dans son appartement, et le chirurgien du château sonda la blessure.
—Il vivra, dit-il, mais, de six mois, il ne pourra se lever.
Les bûcherons avaient reconnu François au moment du duel. Mais l'événement leur parut si étrange et si redoutable qu'ils ne voulurent rien dire. On supposa donc que le deuxième fils du connétable avait dû être attaqué par des routiers.
Ce fut vers la même heure que le chevalier de Pardaillan quitta Montmorency. Il ignorait ce qui venait de se passer au manoir. Mais l'eût-il su qu'il fût parti quand même. En effet, Pardaillan connaissait admirablement Henri de Montmorency, et savait qu'il n'y avait pas de pitié à attendre de lui.
—En somme, grommelait-il, en rendant l'enfant j'ai trahi mon vindicatif seigneur. Tudiable! C'est qu'il adore voir un corps se balancer au bout d'une corde, ce digne maître!
Ayant ainsi raisonné, ayant soigneusement examiné la ferrure de son cheval et bourré son porte-manteau, le chevalier de Pardaillan se mit en selle, plaça devant lui son petit Jean, salua le manoir d'un grand geste héroïque et railleur, et se mit en route d'un bon trot dans la direction de Paris.
Au bout d'un bon temps de trot de vingt minutes, le cavalier crut apercevoir une ombre à deux pas de son cheval et, au même instant, celui-ci fit un brusque écart, puis s'arrêta net. Pardaillan se pencha, distingua une femme, et presque aussitôt la reconnut. Il tressaillit.
Jeanne, cependant, continuait à marcher. Peut-être n'avait-elle pas entendu venir le cavalier.
—Madame..., fit doucement le routier.
Jeanne s'arrêta.
—Monsieur, dit-elle, je suis bien sur le chemin de Paris?
—Oui, madame. Mais vraiment... vous allez ainsi, toute seule, en forêt, par la nuit?... Voulez-vous me permettre de vous tenir compagnie?...
Elle secoua la tête, murmura un faible remerciement.
—Quoi! vous voulez être seule? reprit le cavalier.
—Seule, oui, je ne crains rien.
—Mais, madame, reprit-il, avez-vous au moins des parents à Paris? Savez-vous où vous irez?
—Non... Je ne sais pas...
—Mais vous avez sans doute de l'argent?... ne vous offensez pas, je vous prie...
Un violent combat parut se livrer dans l'esprit du cavalier qui maugréa, pesta, jura tout bas, puis, prenant une soudaine résolution, se pencha vers Jeanne, déposa sur la poitrine de la petite Loïse un objet brillant, et s'enfuit au galop après avoir murmuré ces mots:
—Madame, ne maudissez pas trop le chevalier de Pardaillan... c'est un de mes amis!
Jeanne reconnut alors que le cavalier était l'homme qui lui avait rendu sa petite Loïse. Et, ayant examiné l'objet brillant, elle vit que c'était un magnifique diamant enchâssé dans une bague.
Ce diamant c'était celui qu'Henri de Montmorency avait donné à Pardaillan pour payer l'enlèvement de Loïse!...
VIII
L'IMMOLATION
LE connétable de Montmorency, d'un pas agité, se promenait dans la vaste salle d'honneur de son hôtel, à Paris. Ses gentilshommes disséminés sur les banquettes, ou debout par groupes, se racontaient à voix basse d'étranges choses.
Tout d'abord que le connétable, s'étant penché tout à l'heure à une fenêtre, avait vu une femme debout devant le grand portail de l'hôtel, exténuée, paraissait-il, très pâle et un enfant dans les bras. Et le connétable avait donné l'ordre d'aller chercher cette femme et de l'introduire: elle attendait maintenant dans un cabinet voisin.
Ensuite, que le fils du connétable, que l'on croyait mort, était arrivé soudain dans la nuit, qu'il avait eu une longue et orageuse entrevue avec son père, et qu'il était reparti pour une destination inconnue.
Que la nouvelle venait d'arriver de Montmorency que le deuxième fils du connétable, Henri, avait été attaqué dans la forêt et grièvement blessé.
Enfin, que Sa Majesté Henri II devait, ce jour-là même, à quatre heures, faire une visite, au chef de ses armées. On en concluait qu'une nouvelle campagne se préparait.
Plus d'une fois le connétable s'était avancé jusqu'à la porte du cabinet où on avait introduit la femme.
Et toujours il avait reculé, frappant du pied avec colère, reprenant sa promenade dans le demi-silence de la salle d'honneur. Enfin, il parut se décider, poussa brusquement la porte, et entra.
Au milieu du cabinet, la femme, debout, attendait. Elle avait déposé son enfant endormi dans un fauteuil, et, appuyée au dossier, le contemplait... Rudement, il demanda:
—Que voulez-vous, madame?
—Monseigneur...
—Oui, reprit le connétable, ce n'est pas moi que vous attendiez, n'est-ce pas? Au lieu du fils que l'on espère encore séduire par de mielleuses paroles, c'est le père inexorable qui paraît! Et cela vous déconcerte, n'est-ce pas?
Jeanne de Piennes releva son douloureux visage:
—Monseigneur, il est vrai que j'espérais voir François... mais une femme de ma race ne peut se déconcerter à se trouver en présence du père de son époux!
—Votre époux! gronda le connétable en serrant les poings. Croyez-moi, je vous engage à ne point invoquer ce titre devant moi! François m'a tout raconté cette nuit. Tout, entendez-vous bien! Je sais que vous et votre père avez été assez habiles pour arracher à la faiblesse de mon fils un mariage. Quel mariage, d'ailleurs! nocturne et honteux comme un vol!...
—Vous mentez, monsieur!
—Par le Ciel! que dit-elle là?...
—Je dis, monsieur, que vous avez seulement l'habit d'un gentilhomme! Je dis que votre couronne de cheveux blancs ne vous mettrait pas à l'abri du soufflet vengeur, si mon père, assassiné par vous, se trouvait près de moi! Je dis que vous parlez à une femme qui porte votre nom, monsieur!
L'accent de ces paroles avait été en se haussant pour ainsi dire, depuis la simple dignité de la femme offensée jusqu'à la majesté d'une reine.
Montmorency, étonné, rougit, pâlit et parut un instant balancer pour jeter un ordre... Puis le vieux chef des armées du roi s'inclina profondément. Il était dompté.
—Monseigneur, reprit alors Jeanne en comprimant la violente agitation de son sein, vous m'avez dit tout à l'heure que vous saviez tout!... Non, monseigneur, vous ne savez pas tout! Vous ignorez l'affreuse vérité, comme l'ignore mon maître et mari, comme l'ignore l'époux de mon coeur, l'homme à qui j'ai donné ma vie, à qui je voudrai éviter une larme au prix de mon sang!... Cette vérité, monseigneur, vous devez l'entendre pour mon honneur, pour le bonheur de François, pour la vie de l'innocente créature qu'abrite votre toit en ce moment... l'enfant de notre amour!
Étonné par la noblesse du geste et par la douleur de l'accent, fasciné par tant de beauté et de simplicité, le vieux Montmorency, pour la deuxième fois, s'inclina.
—Parlez donc, madame, dit-il.
Et en même temps, ses yeux se portèrent sur la petite Loïse endormie. Jeanne saisit ce regard au vol. Quelque chose comme une aube d'espoir illumina son âme. Avec ce mouvement d'orgueil qu'ont toutes les mères, elle prit la mignonne créature dans ses bras, l'embrassa longuement et, avec une timidité douloureuse, avec un sourire mouillé de pleurs, la tendit au formidable aïeul.
Peut-être, à cette fugitive minute, le coeur de Montmorency fut-il attendri! Il eut un geste vague des bras comme pour saisir l'enfant, et il demanda:
—Comment s'appelle-t'il?...
—Elle s'appelle Loïse! dit Jeanne, palpitante de tendresse.
Une moue dédaigneuse plissa les lèvres du connétable. Une fille!... Elle recula en pâlissant, tandis que lui reprenait:
—Je vous promets, madame, de vous écouter maintenant!... Parlez donc sans crainte, et exposez-moi cette vérité dont vous vouliez m'entretenir.
Jeanne comprit que le lien qui était en train de se former d'elle à Montmorency venait de se briser. Mais une femme qui aime recèle dans son coeur des forces qui sont pour l'homme un sujet de stupéfaction. Elle rassembla toute son énergie, et entreprit de se justifier aux yeux du père de François.
Avec cette voix qui était comme une mélodie d'un charme à la fois délicat et puissant, avec cette poésie naturelle qu'elle puisait dans son amour, elle dit ses premières rencontres avec François, l'irrésistible tendresse qui les avait poussés l'un vers l'autre, leurs aveux, puis la faute, puis la scène du mariage nocturne, les menaces d'Henri, la naissance de Loïse, et enfin l'effroyable supplice final où son coeur d'amante et de mère avait été broyé...
Elle dit tout, n'omit aucun détail; le vieux Montmorency l'écouta sans prononcer une parole. Son oeil se plissait, son esprit, indifférent à ce drame lamentable, cherchait une ruse...
—Relevez-vous, madame, dit-il enfin. Je suis convaincu que vous dites la vérité...
—Oh! s'écria Jeanne avec exaltation. Loïse est sauvée!...
Ce cri de la mère troubla un instant l'âme obscure du guerrier. Mais aussitôt il se remit et reprit:
—J'ignorais d'ailleurs tout ce que vous venez de raconter touchant mon fils Henri. François ne m'en a point parlé (il mentait), et, tout à l'heure, en vous disant que je savais tout, je faisais seulement allusion à ce mariage secret qui m'a gravement offensé dans mon autorité paternelle et dans nos intérêts de famille. Ce mariage est impossible, madame!
—Ce mariage, murmura Jeanne frappée au coeur, n'est ni possible ni impossible: il est: voilà tout!...
Avec tranquillité, le connétable tira de son pourpoint deux parchemins et en déplia un.
—Lisez ceci, dit-il.
Jeanne parcourut d'un trait le parchemin. Elle devint livide. Le papier ne contenait que quelques lignes.
Ces lignes, les voici:
—A tous présents et à venir, salut.
—Ordre est donné à notre prévôt, messire Tellier, de se saisir de la personne de François, comte de Margency, aîné de la maison de Montmorency, colonel de notre infanterie suisse, et de le conduire en notre prison du Temple où il demeurera jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de l'appeler à Lui. Nous le voulons et mandons ainsi à notre prévôt et tous officiers de notre prévôté, car tel est notre bon plaisir.
—Monseigneur! Oh! monseigneur! bégaya enfin Jeanne, que vous a fait François? Oh! vous voulez m'éprouver, m'effrayer! La prison perpétuelle!... ô mon François!...
—Madame, dit Montmorency, avec un calme sinistre, ce parchemin n'est pas signé encore. Je suis, madame, connétable des armées du roi et grand-maître de France. Dans quelques instants, le roi sera dans cet hôtel. Je n'aurai qu'à lui présenter ce papier, et à lui dire: Plaise à Votre Majesté d'apposer sa griffe au bas de ce parchemin. Et demain, madame, commencera la prison pour celui que vous aimez.
—Oh! c'est affreux! Ma raison s'égare! Mais que vous a-t-il fait, seigneur? Que vous a-t-il fait?
—Il vous a épousée: là est son crime...
—Son crime! balbutia l'infortunée dont la raison, vraiment, s'égarait... Oh! monseigneur, ne punissez que moi!
Une flamme s'alluma dans l'oeil du vieux Montmorency qui, froidement, continua:
—Maintenant, madame, voici un deuxième parchemin. C'est un acte de renonciation volontaire à votre mariage...
—Non non! oh! pas cela! haleta Jeanne dans un cri déchirant. Tuez-moi! mais pas cela...
—Je sais combien un divorce est chose grave, et qu'il est difficile de faire casser un mariage. Mais, le roi aidant...
—Grâce! Pitié! Justice, monseigneur! cria Jeanne.
—La bonne volonté de notre Saint-Père nous est acquise... vous n'avez qu'à signer...
—Pitié! oh! laissez-moi François!
—Signez, madame, et le Saint-Père cassera le mariage...
—Ma fille, monseigneur! La fille de François! Vous lui volez son père!... Vous lui arrachez son nom!...
—C'en est assez, madame. Tout à l'heure, je présenterai l'un ou l'autre de ces deux parchemins au roi. François sera demain au Temple si, dès ce soir, je ne puis expédier à Rome votre renonciation. Signez et vous le sauvez...
—Grâce! grâce! sanglota l'épouse martyre. Non! non!
—Le roi! Le roi! Vive le roi!...
Des cris éclataient dans la cour d'honneur. Une fanfare de trompettes retentit. On entendit les pas précipités des gentilshommes qui couraient au-devant d'Henri II. La porte s'ouvrit violemment et un homme cria:
—Monseigneur! monseigneur! voici Sa Majesté!...
—Adieu, madame, dit lentement Montmorency. Déchirez cette renonciation. Moi, je vais faire signer au roi l'ordre d'emprisonner mon fils!
—Arrêtez! je signe! râla la martyre.
Et elle signa!... Puis elle tomba à la renverse, tandis qu'un de ses bras, dans un geste instinctif et sublime, cherchait encore à protéger Loïse...
Le connétable fondit sur le parchemin, le saisit, le cacha dans son pourpoint et, de son pas lourd de tueur d'hommes et de femmes, se porta à la rencontre d'Henri II.
Dans la cour, les cris de joie éclataient furieusement:
—Vive le roi! Vive le roi! Vive le connétable!...
IX
LA DAME EN NOIR
Le mariage secret de François de Montmorency et de Jeanne de Piennes fut cassé par le pape. En l'année 1558, François, maréchal des armées royales, épousa Diane de France, fille naturelle du roi. Quinze jours avant l'époque fixée pour la cérémonie, il alla trouver la princesse.
—Madame, lui dit-il, je ne sais quels sont vos sentiments à mon égard. Pardonnez-moi la franchise brutale de mon langage: je ne vous aime pas, et ne vous aimerai jamais...
La princesse écoutait en souriant.
—On nous marie, continua François. En acceptant l'insigne honneur de devenir votre époux, j'obéis au roi et au connétable qui veulent cette union pour des raisons politiques. Je vous offense, je le sais...
—Non pas, monsieur le maréchal, fit vivement Diane.
—Si mon coeur était libre, dit alors François, il serait à vous; car vous êtes belle parmi les plus belles. Mais...
—Mais votre coeur est à une autre?...
—Non, madame! Et je me suis mal exprimé: mon coeur est mort, voilà tout!...
Diane se leva. C'était une grande belle femme qui ne manquait ni de coeur ni d'esprit.
—Monsieur le maréchal, dit-elle doucement, venant de tout autre que vous, une pareille franchise m'eût en effet offensée. Mais à vous, monsieur, je pardonne tout... Obéissons donc au voeu du roi, et gardons chacun notre coeur. C'est bien ainsi que vous l'entendez?...
—Madame..., murmura François en pâlissant... car peut-être avait-il espéré une autre réponse.
—Allez, monsieur le maréchal. Je respecterai le deuil de votre coeur...
C'est ainsi que fut conclu le pacte.
Après la cérémonie, François se lança à corps perdu dans une série de dangereuses campagnes; mais la mort ne voulait pas de lui.
Quant à Henri, il ne revit pas son aîné. On eût dit, d'ailleurs, que les deux frères cherchaient à s'éviter.
Quand l'un guerroyait dans le Nord, l'autre se trouvait dans le Midi.
Le jour de la rencontre devait pourtant venir, et de terribles drames se préparaient pour ce jour-là...
Car les deux frères aimaient toujours la même femme, maintenant disparue, sans qu'aucun d'eux, malgré des recherches ardentes, eût jamais pu la retrouver.
Qu'était-elle donc devenue, cette femme tant adorée? Plus heureuse que François, avait-elle trouvé un refuge dans la mort? Non! Jeanne vivait!...
Comment la malheureuse avait-elle quitté l'hôtel de Montmorency après l'effroyable scène où s'était consommé son sacrifice? Comment ne mourut-elle pas de désespoir?
Il nous a été impossible de reconstituer les épisodes de cette existence flétrie.
Nous retrouvons Jeanne dans une pauvre maison de la rue Saint-Denis. Elle habite tout en haut, sous les toits, un étroit logement composé de trois petites pièces. Et dès l'instant même où nous la retrouvons, nous possédons le secret de la force étrange qui a permis à Jeanne de vivre.
Entrons dans la maison... pénétrons dans une pièce claire, pauvre, mais arrangée avec un goût délicieux... regardons le tableau admirable qui s'offre à nos yeux... écoutons!...
Jeanne vient d'entrer dans cette petite pièce et se dirige vers l'embrasure de la fenêtre où est assise une jeune fille.
En passant, elle s'arrête un instant devant le miroir, se regarde, et songe:
—Comme il me trouverait flétrie, s'il me voyait à présent!... Me reconnaîtrait-il seulement? Hélas! Je ne suis plus la Jeanne de jadis, je ne suis plus celle qu'il appelait la Fée du printemps... je ne suis plus que la Dame en noir...
Jeanne se trompe!... Elle est admirablement belle. Sa pâleur n'enlève rien à l'idéale beauté de son visage, à la parfaite pureté des lignes, à l'harmonieuse splendeur de ses cheveux...
L'éclat de ses yeux s'est seulement adouci et comme voilé.
Mais elle est toujours la femme radieusement belle que les gens du voisinage appellent—la Dame en noir parce qu'elle porte sur ses vêtements le même deuil éternel que dans son coeur.
Et ces yeux voilés reprennent eux-mêmes tout leur tendre éclat, cette bouche close reprend aussi son adorable sourire lorsque le regard de Jeanne se reporte sur la jeune fille qui, dans l'embrasure de la fenêtre, se penche et s'active sur un travail de tapisserie.
Ah! c'est que cette petite ouvrière aux doigts rosés qui courent dans la laine, c'est sa fille! sa Loïse!...
Loïse paraît seize printemps...
Ses yeux, d'un bleu intense, semblent réfléchir l'infinie pureté d'un ciel de mai. Ses cheveux forment autour de son front de neige un nimbe nuageux, presque fluide tant ils sont fins et soyeux.
On ne sait quelle force de souplesse et de fierté se dégage de ce merveilleux ensemble.
Et pourtant... Quelle mélancolie sur ce front si radieux, si noble de lignes, si expressif!...
Jeanne s'est approchée de son enfant.
La mère et la fille se sourient... et quiconque les verrait en ce moment se demanderait laquelle des deux est la plus admirable, et jurerait que ce sont deux soeurs que quelques années séparent à peine!
Jeanne s'assied devant Loïse, prend l'autre extrémité de la tapisserie et se met à travailler activement.
—Mère, dit Loïse, reposez-vous. Voilà trois nuits que vous passez sur cet ouvrage...
—Chère Loïse!... Tu oublies que je dois porter cette tapisserie aujourd'hui même à cette jeune dame...
—Que vous m'avez dit de bonne bourgeoisie... dame Marie Touchet, je crois?...
—Oui, mon enfant...
—Ah! ma mère, pourquoi ne sommes-nous pas, nous aussi, de bourgeoisie?... Pourquoi sommes-nous de pauvres ouvrières?... Je dis cela pour vous, ajouta vivement Loïse, car, moi, je suis si heureuse!...
Jeanne jette un profond regard sur sa fille, et murmure en tressaillant:
—De bourgeoisie!... Pauvre enfant sans nom!... Que dirais-tu si tu savais que tu t'appelles Loïse de Montmorency?...
—A quoi songez-vous, ma mère?
—Je songe, mon enfant, ma petite Loïse adorée, que peut-être tu n'étais pas née pour ce pénible labeur... et que c'est bien triste pour moi de voir des piqûres d'aiguilles au bout de tes jolis doigts...
Jeanne saisit la main de sa fille et couvre ses doigts de baisers. Loïse éclate d'un joli rire sonore, clair, d'une charmante gaieté.
—Bon, ma mère! s'écrie-t-elle. Croyez-vous donc que j'aie des mains de jeune princesse?...
La mère tressaille profondément.
—Qui sait, reprend-elle, qui sait si, sans ces deux hommes maudits...
Loïse laisse tomber son aiguille, et, très émue, cette fois:
—Ah! ma mère! quand me direz-vous ce terrible secret qui pèse sur votre vie?...
—Jamais! jamais! murmure sourdement Jeanne.
—Quand me direz-vous, reprend Loïse qui n'a pas entendu, le nom des deux hommes, cause du malheur qui est dans votre existence, je le sens!... De ces deux noms, vous ne m'en avez jamais dit qu'un!...
—Oui, Loïse!... Le nom du chevalier de Pardaillan!...
—Je ne l'oublie pas, ma mère! Et je vous jure que, cet homme, je le déteste de toutes mes forces, pour ce mal inconnu qu'il vous a fait!... Mais l'autre! l'autre, plus criminel encore, m'avez-vous dit!...
—Jamais! jamais!, reprend Jeanne au fond de son coeur.
Loïse respecte le silence de sa mère, et pousse un soupir. Les deux femmes se penchent vers la tapisserie, et on ne voit plus que leurs deux mains agiles qui vont et viennent, tandis que leurs cheveux se touchent, se frôlent...
Bientôt la tapisserie est terminée.
Jeanne, alors, s'enveloppe d'une mante et, après avoir serré Loïse sur son coeur, sort pour se rendre chez la dame qui a commandé cet ouvrage... dame Marie Touchet.
Loïse a accompagné sa mère jusque sur le palier. Elle rentre alors et, comme attirée par une force invincible, court à la fenêtre de l'autre pièce qui donne sur la rue Saint-Denis...
En face, se dresse une grande maison: l'hôtellerie de la Devinière.
Loïse lève sa tête charmante vers l'hôtellerie, craintivement, furtivement, tandis que son jeune sein se gonfle d'espoir et d'émoi. Là-haut, à une fenêtre de grenier, apparaît un jeune cavalier... Du bout des doigts, il envoie un baiser à Loïse...
Loïse hésite, rougit, pâlit... elle demeure un instant les yeux fixés sur l'inconnu... et ce regard est peut-être un aveu.
Ce jeune cavalier porte un nom qu'ignore Loïse et qui, s'il était prononcé, retentirait comme une malédiction dans le coeur de jeune fille qui s'ouvre à l'amour le plus pur.
Car le jeune cavalier s'appelle le chevalier Jean de Pardaillan!...
X
PARDAILLAN, GALAOR. PIPEAU ET GIBOULÉE
Ce Jean de Pardaillan habitait depuis près de trois années une assez belle chambre située tout en haut de l'hôtellerie de la Devinière et donnant sur la rue Saint-Denis. Nous allons voir comment et pourquoi un pauvre hère comme lui pouvait se permettre le luxe de loger à la Devinière, la première rôtisserie du quartier, renommée dans tout Paris au point que Ronsard et sa bande de poètes y venaient faire ripaille; la Devinière, ainsi baptisée quarante ans auparavant par maître Rabelais en personne!
Jean de Pardaillan, disons-nous, était un pauvre hère, un sans-le-sou. C'était un jeune homme d'une vingtaine d'années, grand, mince, flexible comme une épée vivante.
Été comme hiver, on le voyait vêtu du même costume de velours gris; il ne portait pas la toque, mais une sorte de chapeau rond, en feutre gris—ce genre de chapeau qu'Henri III devait plus tard mettre à la mode, et dont Pardaillan fut sans aucun doute l'inventeur. A ce chapeau s'accrochait une plume de coq rouge qui chatoyait au soleil et lui donnait crâne allure. Ses bottes en peau gris de souris, modelant la jambe fine et nerveuse, montaient aux cuisses presque jusqu'au haut-de-chausses. Le talon soutenait des éperons formidables; au ceinturon de cuir éraillé, éraflé, pendait une rapière démesurée, et lorsque, des éperons, l'oeil montait à cette rapière, de cette rapière à la large poitrine serrée dans un pourpoint rapiécé, de la poitrine aux moustaches hérissées, des moustaches aux yeux flamboyants, et enfin des yeux au chapeau posé sur l'oreille, en bataille, les hommes gardaient de cet ensemble une impression de force qui leur inspirait instantanément un respect non dissimulé; les femmes, une impression d'élégance et de beauté du diable, que plus d'une avait de la peine à dissimuler.
Dans toute la rue Saint-Denis et dans le voisinage, le chevalier de Pardaillan était connu et redouté. Plus d'un mari faisait la grimace en le voyant passer, fier comme le roi, gueux comme un truand; mais plus d'une bourgeoise se retournait avec un sourire, et même des grandes dames soulevaient les rideaux de leur litière pour l'accompagner du regard.
Et lui, candide au fond, ne voyant rien de toute cette admiration qui lui faisait escorte, faisait résonner ses éperons et passait, le nez au vent, comme un jeune loup cherchant aventure—aventure de bataille, aventure d'amour, coups à donner ou à recevoir, grands déploiements de l'étincelante rapière, baisers furtifs, tout lui était bon!...
Donc, le chevalier de Pardaillan, hormis sa santé, sa force et son élégance, ne possédait rien au monde.
Ou plutôt nous nous trompons: il possédait Galaor! il possédait Pipeau! il possédait Giboulée!
Qu'était-ce que Galaor? Un cheval!
Pipeau? Un chien!
Giboulée? Une rapière!
Six mois environ avant le jour où nous avons vu Jean de Pardaillan envoyer de haut et de loin ce baiser qui révélait en lui tout un état d'âme, M. de Pardaillan le père avait appelé son fils.
Le vieux routier logeait dans cette hôtellerie de la Devinière depuis deux ans. Il occupait avec son fils un étroit cabinet noir qui donnait sur une sombre cour.
—Mon fils, dit-il, je vous fais mes adieux...
—Quoi! monsieur, vous partez donc! s'écria le jeune homme avec un élan qui chatouilla le coeur de son père.
—Oui, mon enfant, je pars!... Toutefois, je vous propose de vous emmener avec moi...
Le jeune chevalier, qui rougissait rarement, qui pâlissait encore moins souvent, rougit et pâlit coup sur coup à cette proposition.
—Je vous propose de vous emmener; mais je crois vraiment que vous feriez mieux de demeurer à Paris... Paris, mon cher, c'est la grande marmite où les sorcières font bouillir ensemble la bonne et la mauvaise fortune. Restez, mon enfant. Quelque chose me dit que, dans la distribution que font les sorcières de leur marmite, c'est la bonne fortune qui vous tombera en partage... Aussi disais-je bien: je vous fais mes adieux.
—Mais, mon père! fit Jean plus ému qu'il ne voulait le paraître, qui vous oblige à vous éloigner?
—Une foule de choses—et d'autres encore. Que voulez-vous? J'ai la nostalgie de la grande route. Je regrette les coups de soleil et les averses. J'étouffe dans Paris, moi. Enfin, il faut que je m'en aille!
Peut-être le vieux Pardaillan, avait-il un motif plus impérieux de fuir Paris. Car il paraissait tout embarrassé.
Il se hâta de continuer:
—Au moment de nous quitter, peut-être pour toujours, car je suis bien vieux, je regrette, chevalier, de n'avoir à vous laisser que des conseils. Au moins ces conseils, qui constituent tout votre héritage, sont-ils dignes d'être précieusement observés... Je m'en vais, mon cher fils; mais je puis me vanter d'avoir fait de vous un homme capable de lutter contre cette chose perverse et maléficieuse qu'on appelle la vie. Vous êtes un escrimeur accompli, et il n'y a pas un maître d'armes dans tout le royaume capable de parer les bottes que je vous ai enseignées. Dans les seize ans qui viennent de s'écouler, je vous ai emmené avec moi; et soit sur mon cheval, soit sur mon dos quand vous étiez petit; soit sur vos jambes ou sur la monture que vous procurait le hasard, quand vous étiez adolescent, vous avez parcouru en tous sens les pays de France, de Bourgogne, de Provence et de langue d'oc et de la langue d'oïl. Vous avez donc appris les choses—les plus difficiles qui soient: savoir dormir sur la dure, avec la selle sous la tête; savoir se coucher sans manger; avoir froid et chaud indifféremment... oui, vous savez tout cela, mon fils, et c'est pourquoi vous êtes bâti de fer et d'acier!
Le vieux Pardaillan regarda une minute son fils avec une orgueilleuse admiration. Puis il reprit:
—Et pourtant, vous eussiez pu vivre heureux et tranquille, me succéder dans un bon emploi, au sein de la richesse et de la prospérité, sous un maître noble comme le roi, plus riche que le roi!... Un crime a décidé autrement de ma destinée et de la vôtre.
—Un crime, mon père! s'écria Jean tout palpitant.
—Un crime ou un acte imbécile: c'est tout un. Et c'est moi qui le commis...
—Vous! Impossible! Vous, le coeur le plus tendre...
—Comme vous y allez! Écoutez. Après une existence de routier, de hère, de sacripant, de malandrin, j'avais donc fini par trouver la tranquillité: bombance, bons vins et le reste; tout ce qui constitue l'honnêteté de la vie. Mais, un jour, mon maître me donna une petite commission des plus faciles: enlever une effrontée d'enfant au maillot. Je le fis et reçus en récompense un diamant qui valait bien trois mille écus. J'eus promesse du double si je gardais la petite... Je ne vous parle pas d'une autre clause du traité, que j'étais décidé dès la première minute à ne pas tenir...
-Eh bien, mon père?
-Eh bien, je fis la sottise de prêter l'oreille à je ne sais quelle absurde voix qui murmurait je ne sais plus trop quoi dans mon coeur. Bref, je rendis l'enfant! Et criminel jusqu'au bout, j'offris le diamant à la mère.
—Le nom de cette mère? Le nom du maître qui vous donnait de ces commissions?...
—Le secret n'est pas à moi, mon fils... Je continue. Grâce à ce crime, vous êtes pauvre comme Job ne le fut jamais. Maintenant, chevalier, écoutez ce que j'avais à vous dire... Écoutez, s'il vous plaît, de tout votre coeur, et recueillez l'héritage de mes bons et loyaux conseils... Les voici... Premièrement, méfiez-vous des hommes. Il n'en est pas un qui vaille beaucoup plus que la vieille corde qui devrait le pendre. Si vous voyez quelqu'un se noyer, tirez-lui votre chapeau et passez. Si vous apercevez des truands qui attaquent un bourgeois à un coin de rue, tirez sur l'autre coin. Si quelqu'un se dit votre ami, demandez-vous aussitôt quel mal il vous souhaite. Si un homme déclare qu'il vous veut du bien, mettez une cotte de mailles. Si on vous appelle à l'aide, bouchez-vous les deux oreilles... Me promettez-vous de ne pas oublier ces paroles?
—Je vous le promets, monsieur... Ensuite?
—Deuxièmement, méfiez-vous des femmes. La plus douce cache une furie. Leurs cheveux fins sont des serpents qui enlacent et étouffent. Leurs yeux poignardent. Leur sourire empoisonne. Vous m'entendez bien, mon fils? Ayez des femmes tant qu'il vous plaira. Mais ne vous donnez à aucune, si vous ne voulez flétrir votre vie, si vous ne voulez périr accablé, par les mensonges et les trahisons. Méfiez-vous des femmes.
—Je vous le promets, monsieur. Ensuite?...
—Troisièmement, méfiez-vous de vous-même. Ah! surtout de vous-même! Écartez violemment dès le début de votre vie les mauvais conseils de miséricorde, d'amour et de pitié, tous les pièges que votre coeur ne manquera pas de vous tendre. C'est l'affaire de quelques années. Très facilement avec un peu de bonne volonté, vous deviendrez comme les autres hommes: dur, impitoyable, égoïste, et alors vous serez solidement armé. M'avez-vous bien entendu?
—Oui, mon père, et je vous promets de m'exercer de mon mieux.
—Bon! Je pars donc tranquille. Je vous laisse Giboulée, ajouta Pardaillan, qui jeta un regard caressant sur une longue rapière accrochée au mur.
Il la prit et ceignit lui-même le cuir verni autour des reins de son fils.
—Là! Vous voilà chevalier pour de bon, maintenant! Soyez fort contre vous-même, fort contre les femmes, fort contre les hommes! Adieu, mon fils, adieu...
Ce fut ainsi que Jean demeura seul au monde, et qu'il acquit Giboulée.
Une quinzaine de jours après le départ de son père, le chevalier de Pardaillan se promenait un soir, tout mélancolique, sur les bords de la Seine, lorsqu'il vit une bande de gamins lier les pattes à un pauvre chien avec l'intention évidente de le noyer. Fondre sur la bande, la disperser à coups de taloches, délier la malheureuse bête fut, pour le chevalier, l'affaire d'un instant.
—Bon! pensa-t-il, monsieur mon père m'a recommandé de laisser se noyer les hommes, mais non les chiens. Je ne lui désobéis donc pas...
Inutile d'ajouter que l'animal ainsi sauvé s'attacha à son libérateur et le suivit pas à pas lorsqu'il s'en alla. Il l'avait appelé Pipeau.
Pipeau était un chien berger à poil roux ébouriffé, ni beau ni laid, mais d'une jolie ligne, et surtout admirable par l'intelligence et la mansuétude de ses yeux bruns. Il possédait une mâchoire à briser du fer; il était un peu fou, aimait à courir frénétiquement aux moineaux, fonçant tête baissée, renversant tout sur son passage, et l'air très étonné, quand il s'arrêtait, que les moineaux ne l'eussent pas attendu.
Le soir où il rentra à l'auberge accompagné de Pipeau, c'est-à-dire une quinzaine après le départ si étrange de, son père, Pardaillan monta tristement à son pauvre cabinet noir et jeta un regard navré sur la tristesse de ce gîte.
—Il n'est pas possible, grommela-t-il, que j'habite plus longtemps ce taudis. J'y mourrais, maintenant que M. de Pardaillan n'est plus là pour l'égayer. Par Pilate et Barabbas, comme disait mon père, il me faut une chambre logeable. Oui, mais où la trouver?
Comme il réfléchissait ainsi, il s'aperçut que la porte qui faisait vis-à-vis à la sienne était entrouverte.
Il y alla aussitôt, la poussa doucement, et passa la tête. Il n'y avait personne dans la chambre, belle grande pièce, ornée d'un bon lit, de plusieurs chaises; et même d'une table, d'un fauteuil.
—Voilà mon affaire! se dit Pardaillan.
Il ouvrit la fenêtre: elle donnait sur la rue Saint-Denis.
Il allait retirer sa tête lorsque ses yeux s'étant portés sur la maison d'en face, plus basse que l'hôtellerie, il vit, à une fenêtre qui s'ouvrait sur le toit de cette maison, une tête de jeune fille, si belle, avec ses cheveux d'un blond d'or, et l'air si doux, si candide et si fier que Pardaillan crut avoir entrevu un être paradisiaque. Et que fut-ce lorsqu'au bout de quelques instants il reconnut une jeune fille rencontrée plusieurs fois dans la rue Saint-Denis.
Au cri qu'il avait poussé, elle leva la tête, rougit, ferma la fenêtre et disparut. Mais Pardaillan demeura une heure à la même place, et il y fût demeuré plus longtemps encore si une voix ne l'avait subitement arraché à sa contemplation. Il se retourna en fronçant le sourcil et se vit en présence de maître Landry Grégoire, successeur de son père; propriétaire actuel de l'hôtellerie de la Devinière.
Maître Landry avait été dans son enfance un être chétif et si court sur jambes que les clients de la rôtisserie l'avaient surnommé Landry Cul-de-Lampe. Au fur et à mesure qu'il avait avancé en âge, au lieu de pousser en hauteur, il s'était développé en largeur; maître Landry apparaissait comme une sorte de boule, placée en équilibre sur deux masses charnues et surmontée d'une tête en pain de sucre, percée de deux petits yeux craintifs, méfiants, fouilleurs et sournois.
—Je venais justement chez vous, monsieur le chevalier, dit maître Landry.
—Eh bien, vous y êtes! fit Pardaillan.
—Comment, j'y suis!
—Mais oui, j'ai changé de logis: à partir de ce soir, je m'installe ici.
Maître Grégoire devint cramoisi.
—Monsieur, dit-il, je venais vous dire qu'il m'est impossible de continuer à vous loger dans le cabinet noir...
—Vous voyez bien! Nous sommes d'accord.
—A plus forte raison, poursuivit Grégoire exaspéré, ne puis-je vous céder cette chambre qui vaut ses cinquante écus par an. Il est temps que je parle, monsieur le chevalier... Lorsque M. votre père me fit l'honneur de venir loger chez moi, voici deux ans de cela, il promit de me payer régulièrement. Au bout de six mois, n'ayant pas encore reçu un denier, je me présentai à M. votre père, et le priai de me payer l'arriéré...
—Et que fit mon vénérable père? Il vous paya, je pense.
—Il me rossa, monsieur! dit Landry avec une majestueuse indignation.
—Et dès lors, vous fûtes convaincu de l'impertinence qu'il y a à réclamer de l'argent à un honorable gentilhomme?
—Oui, monsieur, dit simplement le maître de la Devinière. Mais je dois dire que M. votre père me rendait quelques services. Il protégeait ma rôtisserie, et n'avait pas son pareil pour prendre un ivrogne par les reins et le jeter à la rue.
—En ce cas, c'est vous qui lui redevez, maître Landry. N'importe, je vous fais crédit.
Landry, qui était déjà cramoisi, devint violet. Il souffla pendant deux minutes. Puis il reprit:
—Trêve de plaisanterie, monsieur.
—Que voulez-vous donc? Expliquez-vous, que diable!
—Monsieur, je veux que vous vous en alliez, à moins que vous ne puissiez me payer les deux ans d'arriérés que vous me devez, vous et M. votre père!
—Est-ce votre dernier mot, maître?
—Mon dernier mot. J'entends que dès demain le cabinet soit libre!
Tranquillement, le chevalier passa dans son logis, prit dans un coin un bâton court, le même qui avait servi à son père, saisit Landry par l'une des courtes nageoires qui lui servaient de bras, leva le bâton et le laissa retomber sur l'échiné de l'aubergiste.
—Un bon fils doit imiter les vertus de son père, dit-il; mon père vous a rossé: mon devoir est de vous rosser!...
Et Pardaillan se mit, en effet, à rosser maître Grégoire avec une conscience qui prouvait qu'il ne savait rien faire à demi. L'aubergiste poussa des hurlements effroyables, et ses clameurs retentirent dans toute la maison.
En un instant, la chambre fut envahie par les domestiques.
Alors, Pardaillan poussa le malheureux Grégoire vers la fenêtre qu'il ouvrit toute grande, le saisit, le harponna solidement, le passa à travers la fenêtre, et, les bras tendus, le tint suspendu dans le vide.
—Dehors, vous autres! dit-il de sa voix calme et mordante, dehors, ou je le laisse tomber!...
—Allez-vous-en! allez-vous-en!... gémit l'aubergiste plus mort que vif.
Il y eut une retraite précipitée des domestiques. Seule, Mme Landry demeura, et il faut dire qu'elle ne semblait pas effarée outre mesure de la périlleuse situation où se trouvait, son mari.
—Grâce, monsieur le chevalier! murmura Landry.
—Nous sommes d'accord, n'est-ce pas? Plus de ces demandes intempestives?...
—Jamais! Jamais!
—Et je pourrai habiter cette chambre?
—Oui, oui!... Mais rentrez-moi, pour l'amour de la Vierge!... Je meurs!...
Le chevalier, sans se presser, réintégra l'aubergiste dans la chambre, et l'assit presque évanoui dans le fauteuil où Mme Landry s'empressa de lui bassiner les tempes.
—Ah! monsieur le chevalier, dit-elle avec un regard qui n'avait rien de trop sévère, quelle peur vous m'avez faite!
Lorsque Landry revint à lui, il eut avec le chevalier de Pardaillan une explication à la suite de laquelle il fut convenu que la belle chambre demeurerait le logis du jeune homme, et que même il pourrait prendre ses repas du soir dans la rôtisserie, à condition qu'il continuât le genre de services qu'avait rendus son père.
Et ce fut ainsi que la paix fut signée entre maître Landry Grégoire et l'aventurier.
Un soir, le chevalier de Pardaillan sortait d'un bouge de la rue des Francs-Bourgeois où il venait de boire avec quelques truands de ses amis force mesures d'hypocras. Il était à peu près ivre. C'est-à-dire que sa fine moustache se hérissait plus que jamais, et que Giboulée en bataille derrière les mollets occupait toute la largeur de l'étroite rue. Il chantait un sonnet à la mode, de maître Ronsard.
—Au meurtre! au truand! cria une voix dans le lointain, une voix de vieillard, semblait-il.
—Or ça, disait Pardaillan, les cris viennent de la rue Saint-Antoine; d'après les conseils de mon père, je dois tourner les talons et gagner la Devinière. Ainsi fais-je, il me semble!
Il ne tarda pas à arriver rue Saint-Antoine.
—Tiens, fit-il, j'aurais pourtant juré que j'avais tourné vers la rue Saint-Denis!...
Là, il aperçut deux hommes que serraient de près une dizaine de truands. Tous les deux étaient à cheval. L'un d'eux tenait en main une troisième monture toute sellée. C'était un vieillard, vêtu comme un serviteur de grande maison. C'était lui qui criait:
—Au meurtre! Au guet!
Mais les truands, sachant bien que personne n'interviendrait et que le guet, en entendant les cris, s'écarterait prudemment, ne s'occupaient pas du vieux, et entouraient l'autre cavalier qui, sans prononcer une parole, se défendait énergiquement, à preuve les deux francs-bourgeois qui étaient étendus sur la chaussée, le crâne fracassé.
Cependant cet homme, si vigoureux et si courageux qu'il fût, allait succomber.
—Tenez bon, monsieur! cria tout à coup une voix calme et plutôt railleuse, on vient à vous!...
En même temps, Pardaillan surgit dans la mêlée et commença à faire, pleuvoir sur les truands une grêle de coups. Il n'avait pas dégainé la fameuse Giboulée; mais saisissant par le cou les deux premiers de la bande qui lui tombèrent sous la main, il les rapprocha l'un de l'autre, d'un irrésistible et rapide mouvement; les deux faces se heurtèrent, les deux nez commencèrent à saigner; alors par un mouvement inverse, Pardaillan les sépara, les poussa l'un à droite, l'autre à gauche, les lança, pareils à une double catapulte; chacun des truands alla rouler à dix pas, entraînant dans sa chute deux ou trois de ses camarades, et aussitôt le chevalier se plaça devant l'inconnu assailli et, d'un geste large, tira la flamboyante Giboulée...
Les truands furent-ils épouvantés de la manoeuvre et de la force musculaire qu'elle prouvait? Toujours est-il qu'il se fit parmi eux un mouvement de retraite silencieuse et précipitée; en un instant, tous avaient disparu, emportant leurs blessés, comme des fantômes qui s'évanouissaient dans la nuit.
—Par la mordieu, mon brave! s'écria alors le cavalier inconnu, vous m'avez sauvé la vie!
Le chevalier de Pardaillan rengaina froidement son épée, souleva son chapeau, et dit:
—Savez-vous, monsieur, ce que je viens de faire?
—Eh! par le diable! Vous venez de me sauver, vous dis-je!
—Non pas: j'ai désobéi au voeu formel de mon père... Et je crains bien qu'il ne m'en arrive malheur.
Ces derniers mots furent prononcés d'un ton glacial qui firent frissonner l'inconnu.
—En tout cas, reprit-il, vous m'avez rendu un fier service. Acceptez en souvenir de cette rencontre la monture que mon domestique tient en main. Galaor est le meilleur cheval de mes écuries.
—Soit! J'accepte le cheval! répondit Pardaillan avec le ton et le geste d'un roi acceptant l'hommage d'un sujet.
Et avec la légèreté d'un cavalier qui, dès cinq ans, avait chevauché par monts et par vaux, il sauta sur Galaor.
L'inconnu fit de la main un signe d'adieu et s'éloigna en homme pressé.
Au moment où le vieux serviteur se disposait à suivre son maître à distance respectueuse, Pardaillan s'approcha de lui, et lui demanda à voix basse:
—Y a-t-il inconvénient à ce que je sache le nom de ce seigneur pour qui j'ai commis le crime de désobéir au voeu de mon père?...
—Aucun, monsieur, fit le vieillard étonné.
—Alors, ce cavalier?
—C'est Mgr Henri de Montmorency, maréchal de Damville...
Ce soir-là, Jean de Pardaillan ramena donc un nouvel hôte à l'auberge de la Devinière; il arriva au moment où on fermait l'hôtellerie: sans rien demander à personne, il conduisit Galaor à l'écurie, l'installa à la meilleure place et versa une mesure d'avoine dans la mangeoire.
Galaor était un aubère cap de more qui pouvait aller sur ses quatre ans; il avait la tête fine, le front large, les naseaux ouverts, le garrot bien dessiné, la croupe souple, les jambes sèches. C'était une bête magnifique.
—Ah ça! que diable faites-vous donc là? demanda tout à coup la voix grasse de maître Landry.
Pardaillan tourna légèrement la tête vers la boule de graisse que représentait l'aubergiste et répondit par-dessus l'épaule:
—J'examine le produit de mon dernier crime.
Landry frissonna.
—Ainsi, dit-il, ce cheval est à vous?
—Je vous l'ai dit, maître Landry, répondit Pardaillan.
—Et, continua l'aubergiste, je devrai le nourrir?
—Ah ça! voudriez-vous d'aventure que cette noble bête mourût de faim?...
Et le chevalier, s'étant assuré par un dernier regard que Galaor ne manquait de rien, souhaita le bonsoir à l'aubergiste atterré, et s'en fut se coucher.
A partir de ce jour, on ne vit plus Pardaillan que monté sur Galaor, et Pipeau le précédant le nez au vent, en quête de tout ce qui était bon à manger et à voler aux devantures des marchands de volailles; quant à Galaor, pour rien au monde il ne se dérangeait de la ligne droite. Il faut ajouter que, pour un murmure, pour un regard de travers, la redoutable Giboulée sortait toute seule de son fourreau.
Pardaillan sur Galaor, compliqué de Pipeau, aggravé de Giboulée, devint donc la terreur du quartier—nous voulons dire la terreur des insolents, des hobereaux pillards, des spadassins et des capitans qui pullulaient; car le chevalier n'intervenait jamais dans une querelle que pour défendre le plus faible.
Un jour, Pardaillan s'occupait dans sa chambre à raccommoder son pourpoint. Ordinairement, c'était Mme Landry qui s'occupait de ce soin. Mais la belle aubergiste, ayant surpris le chevalier les yeux fixés sur le toit d'en face, boudait depuis quelques jours, retirée sous la tente, c'est-à-dire parmi ses casseroles.
Ayant tant bien que mal réparé l'accroc qu'il essayait de faire disparaître, Pardaillan remit son pourpoint, ceignit son épée et s'apprêta à sortir. Mais avant de s'éloigner, il se mit à la fenêtre: juste à ce moment, il vit la Dame en noir qui sortait de la maison et prenait la direction de la rue Saint-Antoine. Au même instant, Loïse parut à la fenêtre.
Emporté peut-être par une sorte de bravade à la misère de son costume, par un défi à l'impossibilité d'être aimé tel qu'il se voyait, pour la première fois, d'un geste tout instinctif, il envoya un baiser...
Loïse rougit, il est vrai! maïs elle demeura une seconde à regarder le chevalier, sans colère, puis, lentement, elle rentra.
—Oh! songea Pardaillan dont le coeur se mit à battre la chamade, mais on dirait qu'elle n'est pas indignée! Oh! Il faut que, sur-le-champ, je parle à sa mère!...
Un roué eût dit:—Je vais profiter de l'absence de la mère pour aller me jeter aux pieds de cette belle enfant!...
Sans plus réfléchir, le chevalier s'élança en coup de vent et rattrapa la Dame en noir au moment où elle tournait l'angle de la rue Saint-Denis et prenait la rue Saint-Antoine, dans la direction de la Bastille.
Mais alors, il n'osa plus! Et il se contenta de suivre la Dame en noir à distance respectueuse.
Arrivée non loin de la place Baudoyer, Jeanne tourna à droite dans ce dédale de ruelles qui servaient de communication entre la rue Saint-Antoine et le port Saint-Paul, derrière la place de Grève.
Elle finit par s'arrêter dans la rue des Barrés, à l'endroit précis où s'était élevé jadis un couvent de carmes.
La maison devant laquelle Jeanne de Piennes s'était arrêtée était située sur l'emplacement même de l'ancien couvent; elle était entourée de beaux jardins; elle était petite, mais de belle apparence, bien qu'un peu mystérieuse.
Pardaillan vit la Dame en noir heurter le marteau, et, bientôt après, entrer dans la maison.
—Je lui parlerai quand elle sortira, pensa-t-il. Il faut que je lui parle!
Et il se posta en sentinelle, à un bout de la rue.
Une servante avait introduit Jeanne et l'avait conduite au premier étage, dans une pièce agréablement meublée.
A son entrée, un jeune homme et une femme qui étaient assis l'un près de l'autre tournèrent la tête.
—Ah! fit la femme, voici ma tapisserie!
—Bon! dit le jeune homme en s'adressant à Jeanne. Avez-vous tenu compte de l'inscription que je vous fis tenir?
—Oui, monsieur, dit Jeanne.
—Quelle inscription? demanda la femme d'une voix timide et très douce.
—Vous allez voir! répondit le jeune homme.
Ce jeune homme semblait âgé de vingt ans au plus. Il était habillé comme un riche bourgeois, de drap fin; son vêtement était noir; mais à sa toque de velours noir resplendissait un diamant énorme.
Il était de taille moyenne, et paraissait de santé délicate; son visage était pâle et même bilieux; il avait le front bombé; les yeux sournois ne regardaient pas en face; la bouche se plissait ordinairement sous l'effort d'un sourire en général mauvais, parfois sinistre, mais qui, en ce moment, était plein d'une réelle cordialité; les mains s'agitaient et les doigts se contractaient par suite de quelque manie; peut-être ce jeune homme était-il atteint d'une maladie nerveuse.
Quant à la femme, elle accusait trois ou quatre ans de plus que son compagnon. C'était une jolie blonde d'allure modeste et qui, dans une foule, ne devait pas provoquer ce murmure qui forme comme un sillage d'admiration sur le passage de certaines femmes souveraines par la beauté. Tout en elle était modestie, effacement presque craintif; mais elle avait des yeux d'une douceur infinie et d'une tendresse extraordinaire lorsqu'elle les posait sur le jeune homme.
—Voyons l'inscription! reprit-elle avec une curiosité impatiente.
—Regardez, Marie! fit le jeune homme en prenant la tapisserie des mains de la Dame en noir.
Cette tapisserie représentait une série de bouquets de fleurs de lis qui s'entrelaçaient et couraient autour de l'étoffé; au centre se dessinait un cartouche sur fond bleu; et c'est sur ce cartouche que se détachait en lettres d'or l'inscription suivante:
JE CHARME TOUT.
Celle qu'on avait appelée Marie leva sur le jeune homme un regard interrogateur. Celui-ci frotta lentement ses mains pâles et dit avec un sourire heureux:
—Chère Marie, vous ne devinez pas?
—Non, mon bien-aimé Charles...
—Eh bien, ce sera là désormais votre devise, Marie...
—Oh! Charles... mon bon Charles...
—Savez-vous où j'ai trouvé cette inscription?
—Comment devinerais-je, mon doux ami?
—Eh bien, s'écria Charles triomphalement, c'est dans votre nom!...—Je charme tout n'est que l'anagramme de Marie Touchet, votre nom!—Vous n'avez qu'à vérifier...
Alors, toute rouge d'un réel bonheur, elle se jeta dans les bras de son amant qui la serra sur sa poitrine avec une indicible expression de tendresse.
Jeanne de Piennes avait assisté, immobile et douloureuse, à cette scène de bonheur intime et paisible.
—Comme ils s'aiment! songea-t-elle. Comme ils sont heureux, ce bon bourgeois et cette douce bourgeoise! Hélas! moi aussi, j'aurais pu être heureuse!...
—Oui, Marie, disait à voix basse le jeune homme, oui, c'est à cela que j'ai songé ces temps derniers! Car c'est à toi seule que je rêve au fond de mon Louvre! Et tandis que ma mère me croit occupé à la destruction des huguenots, tandis que mon frère d'Anjou se demande si je songe au moyen de le tuer, tandis que Guise cherche à surprendre sur mon front le secret de sa destinée, moi je songe que je t'aime, toi seule, puisque seule tu m'aimes!
Marie écoutait ces paroles avec ivresse... Elle oubliait la présence de la Dame en noir.
—Sire! sire! fit-elle, presque à haute voix, vous m'enivrez de bonheur.
—Sire! murmura Jeanne. Le roi de France!...
Et dans sa pauvre imagination tant martyrisée, une secousse violente se produisit. Elle était devant Charles IX... L'homme que tant de fois elle avait rêvé d'approcher pour implorer justice... non pour elle, ah! certes! mais pour sa fille, pour sa Loïse!...
Haletante, la tête en feu, elle fit un pas en avant.
Charles IX avait enlacé Marie Touchet dans ses bras. Il reprit à demi-voix:
—Il n'y a pas de sire, ici! Il n'y a pas de majesté, tu entends. Marie? Il n'y a que Charles! Ton bon Charles, comme tu m'appelles... Car il n'y a que toi, Marie, pour dire que je suis bon et cela me soulage, vois-tu, cela jette une lumière dans l'horreur de mes pensées... Le roi! Je suis le roi!... Marie, je suis un pauvre enfant que sa mère déteste, que ses frères haïssent! Au Louvre, je n'ose pas manger, j'ai peur du verre d'eau qu'on m'apporte, j'ai peur de l'air que je respire... Ici, je mange, je dors, je bois sans crainte, ici! ah! je respire à pleins poumons!
—Charles! Charles! calme-toi...
Mais Charles IX s'exaltait. Ses yeux flamboyaient. Sa parole était devenue rauque et sifflante.
—Je te dis qu'ils veulent ma mort! grinça-t-il tout à coup sans prendre la précaution de baisser la voix. Ah! Marie, Marie! Sauve-moi, cache-moi!... J'ai lu dans leurs pensées, te dis-je! J'ai fouillé leurs consciences, et j'y ai vu ma condamnation écrite en lettres de flamme!
—Charles! par grâce, calme-toi!... Oh! voilà encore ton accès!... Charles! reviens à toi! Tu es près de moi...
Mais le roi s'abattit dans un fauteuil, les yeux convulsés, en proie à une crise violente.
Jeanne s'était élancée pour aider Marie.
—Oh! madame, balbutia celle-ci, par pitié pour mon pauvre Charles si malheureux, jamais un mot de ceci!
—Rassurez-vous! dit Jeanne avec dignité, je sais trop ce qu'est la douleur humaine, et c'est la douleur qui m'a appris le silence....
Marie fit un signe de tête pour remercier.
—Puis-je vous être utile? reprit Jeanne.
—Non, non, fit vivement Marie; soyez remerciée et bénie... Je connais ces redoutables crises... Charles, dans quelques instants, sera à lui...
—En ce cas, je vous quitte...
—Ah! madame! s'écria Marie avec un élan de reconnaissance, vous avez toutes les délicatesses... Comme vous avez dû aimer!...
Un fugitif et douloureux sourire passa sur les lèvres décolorées de Jeanne, qui fit un signe d'adieu et se retira.
A peine avait-elle disparu que Charles IX ouvrit les yeux, jeta autour de lui un regard anxieux et, voyant Marie penchée sur lui, sourit tristement.
—Encore un accès? fit-il avec une sourde angoisse.
—Rien, presque rien, mon Charles!
—Il y avait ici quelqu'un tout à l'heure... ah! oui... la femme qui a fait cette tapisserie... Où est-elle?...
—Partie, mon Charles, partie depuis deux minutes...
—Avant l'accès?
—Oui, oui, mon bon Charles, avant!... Allons, te voilà remis... bois un peu de cet élixir... là... repose un instant ta pauvre tête... là... sur mon coeur... mon bon Charles.
Elle s'était assise, l'avait attiré sur ses genoux, et Charles, docile comme un enfant, obéissait, penchait sa tête pâle et sombre.