Les Pardaillan — Tome 01
XXVI
AU LOUVRE
Le chevalier dormit deux ou trois heures sur un méchant matelas qui se trouvait dans un galetas dénommé «la chambre des princes».
Vers neuf heures du matin, le chevalier était sur pied.
Il se rendit directement à l'hôtel Montmorency et trouva le maréchal qui l'attendait avec une sombre impatience.
Cette journée et cette nuit, François les avait passées à agiter des pensées confuses et contradictoires.
Tantôt, il convenait que le jeune chevalier avait eu raison et que la ruse, en cette affaire, serait plus utile que la force. Parfois, il arrêtait son esprit avec une sorte de charme effaré sur cet événement qui, par moments, lui semblait chimérique; il avait une fille de dix-sept ans, dont toujours il avait ignoré l'existence! Alors, il souriait, et, presque aussitôt, ses yeux s'emplissaient de larmes. D'autres fois, il songeait à cette mère admirable, à Jeanne, dont il avait reconstitué le martyre depuis sa dramatique visite à Margency; et alors, il comprenait qu'il n'avait cessé de l'aimer...
Et alors, un redoutable problème se posait; et, bien qu'il fît des efforts pour écarter la question, elle revenait implacable: il était marié à Diane de France.
Lorsque le chevalier arriva, il n'osa l'interroger; mais son regard ardent parla pour lui...
Maintenant, ce n'était plus qu'un homme: un homme qui souffrait. Il lut dans ses yeux toute l'angoisse de l'attente.
—Monseigneur, dit-il, je ne m'étais pas trompé... elles étaient bien à l'hôtel de Mesmes.
—Elles étaient! fit le maréchal sourdement.
—Ce qui veut dire qu'elles n'y sont plus. Ah! Monseigneur, il y a dans tout cela une fatalité inconcevable. J'ai failli les délivrer... un coup de pistolet tiré à faux, un bras qui tremble...
—Vous vous êtes donc battu? s'écria François.
—Oui, monseigneur, mais je n'ai pas réussi.
—Battu pour moi!... Chevalier, je vous ai déjà tant de gratitude que je ne sais comment vous exprimer mon amitié. Ainsi, reprit le maréchal en serrant les poings, c'est bien mon frère qui s'acharne contre elle. Et cet homme est de ma famille, de mon sang!... Voyons, racontez-moi ce que vous savez!...
Le chevalier entama le même récit qu'il avait fait à son père. Mais il omit de citer le vieux Pardaillan. Tel quel, ce récit n'en frappa pas moins le maréchal d'une sorte d'admiration.
—Vous avez fait cela! s'écria-t-il.
—Oui, monseigneur, répondit simplement le chevalier; cela n'a d'ailleurs servi qu'à nous bien convaincre que le maréchal de Damville était le ravisseur. Quant à la voiture, où a-t-elle été? Voilà ce que je saurai peut-être avant peu...
François saisit violemment la main de Pardaillan.
—Et moi, jeune homme, je vous dis qu'il faut que je le sache à l'instant! Êtes-vous homme à répéter ce que vous m'avez raconté, même s'il peut en résulter quelque danger pour vous, même devant mon frère?...
—Je suis prêt! fit Pardaillan, avec sa figure de glace.
—En ce cas, vous êtes prêt à me suivre chez le roi?
—A l'instant même, fit le chevalier.
—C'est bien. Nous allons de ce pas nous rendre au Louvre. Que le roi fasse justice. Et si le roi se dérobe...
—Eh bien? fit le chevalier haletant.
—Alors, répondit le maréchal d'une voix sombre, si le jugement des hommes me fait défaut, j'en appellerai au jugement de Dieu. 2
Footnote 2: (return) C'est le vieux nom du duel.
Le maréchal s'élança vers son appartement.
—Malepeste! grommela Pardaillan. Chez le roi!... C'est-à-dire chez la reine Catherine! la digne femme qui m'a fait jeter à la Bastille, et qui va s'empresser de me faire saisir!
Un quart d'heure plus tard, le maréchal reparut.
Il fit signe au chevalier de le suivre.
Dans la cour, attendait un carrosse. Le maréchal et Pardaillan y prirent place, avec quatre pages.
Pendant le chemin, François de Montmorency et Pardaillan ne se parlèrent pas.
On arriva au Louvre.
Ce matin-là, il y avait réception chez le roi, c'est-à-dire que Charles IX avait admis ses courtisans à son grand lever. Le jeune roi paraissait de bonne humeur; il venait d'entraîner tout son monde pour visiter un nouveau cabinet aménagé au rez-de-chaussée, au-dessous de ses appartements.
C'était une pièce de dimensions assez vastes en elle-même, mais en somme plutôt petite, relativement aux immenses salles du Louvre; Charles IX prétendait en faire son cabinet d'armes et de chasses. La fenêtre de ce cabinet s'ouvrait sur la Seine et dominait la berge de sept à huit pieds. Il n'y avait pas de quai ou port à cet endroit; la Seine coulait, libre et capricieuse, creusant des sinuosités, des baies minuscules dans le sable.
Au moment où nous pénétrons dans ce cabinet, où une quinzaine de personnes étaient rassemblées, le roi Charles IX, tenant à la main une arquebuse que venait de lui remettre son orfèvre-armurier Crucé, jetait de longs regards enivrés sur le paysage qu'il avait sous les yeux.
Et comme son imagination était émue par ce spectacle, l'émotion se transmit au coeur, et il murmura doucement:
—Marie!...
—Sire, dit Crucé, le système nouveau de cette arquebuse permet de viser avec une justesse extraordinaire.
—Ah! vraiment! fit le roi qui, arraché à son rêve, tressaillit et se mit à examiner l'arme.
Un valet s'arrêta à deux pas du roi.
——Qu'y a-t-il? demanda Charles IX.
—Sire, M. le maréchal de Montmorency est là qui sollicite l'honneur d'être introduit auprès de Votre Majesté.
—Montmorency! s'écria Charles IX comme s'il n'eût pu en croire ses oreilles. Il aura entendu parler de la grande paix qui se fait. Et il veut cesser de bouder. Qu'il entre!
Charles IX s'assit aussitôt dans un grand fauteuil de bois d'ébène sculpté richement. Et tous les assistants debout se rangèrent à droite et à gauche du fauteuil.
Alors, on vit la porte s'ouvrir toute grande, et les quatre pages du maréchal entrèrent par deux, le poing sur la hanche, et se placèrent deux à droite deux à gauche de la porte, dans une attitude raidie. Puis le maréchal fit son entrée, suivi du chevalier de Pardaillan.
François de Montmorency s'arrêta à trois pas du fauteuil et s'inclina profondément. Puis, se redressant, il attendit que le roi lui adressât la parole.
Charles IX contempla un instant en silence la noble tête du maréchal, campé dans une attitude de force et de dignité.
Seul, Henri de Guise fixait sur le maréchal un regard dédaigneux et presque haineux.
—Soyez le bienvenu, monsieur le maréchal, dit enfin Charles IX. Depuis si longtemps que vous avez déserté la cour de France, on pouvait craindre que vous ne fussiez mort. Je vous vois heureusement bien vivant.
Ayant satisfait sa petite rancune par ces railleries anodines, Charles IX ajouta d'un ton plus sérieux;
—L'essentiel est que vous êtes là et que vous nous revenez enfin. Encore une fois, soyez le bienvenu.
—Sire, dit Montmorency, je suis venu supplier Votre Majesté de m'accorder audience.
—Vous l'avez... Parlez.
—Sire, j'entends l'honneur d'une audience particulière.
—Eh bien, soit...
A peine le roi eut-il prononcé ce mot que tous les courtisans, y compris le duc d'Anjou, frère de Charles IX, s'inclinèrent ensemble et battirent en retraite vers la porte.
—Pourquoi ce jeune homme demeure-t-il? fit le roi en désignant Pardaillan.
Le chevalier tressaillit et ramena son regard sur Charles IX. En entrant dans le cabinet, les yeux de Pardaillan s'étaient tout d'abord portés sur Quélus, Maugiron et Maurevert. Et il avait souri comme il savait sourire par moments, c'est-à-dire avec cette impertinence glaciale qui lui était particulière. Sans doute les deux mignons d'Anjou et Maurevert le reconnurent aussi, car ils se mirent à le dévisager d'un air fort insolent.
Montmorency se hâta de répondre:
—Sire, le chevalier de Pardaillan que voici est un témoin de ce que je vais dire. Je sollicite pour lui le même honneur que pour moi...
Charles IX fit un signe de tête approbatif.
—Ce n'est pas tout, sire, poursuivit alors le maréchal. Puisque je vois Votre Majesté si bien disposée à mon égard, j'oserai la supplier de donner des ordres pour que M. le maréchal de Damville soit mandé au Louvre toute affaire cessante.
—Mais c'est donc un conseil de famille que vous voulez tenir en notre présence?
—Oui, sire, dit François d'une voix singulière. Et comme le roi de France est le père de tous ses sujets, il est raisonnable que ce conseil se tienne en présence du père.
Charles IX connaissait très bien la haine qui divisait les deux frères. Mais, cette haine, il en ignorait les causes. Il eut le pressentiment qu'il allait connaître ces causes que les deux maréchaux avaient tenues si secrètes pendant de longues années. Il frappa donc avec un marteau d'argent, et, son valet de chambre s'étant montré à l'instant, il demanda Cosseins, son capitaine des gardes.
—Votre Majesté a oublié qu'elle a donné congé à M. de Cosseins pour trois jours, dit le valet de chambre.
—C'est vrai, pardieu! Mais le capitaine des gardes de Mme la reine mère est là, faites-le venir!
Une minute plus tard, le capitaine de Nancey entrait dans le cabinet.
Quelle que fût la puissance de l'étiquette, Nancey, en apercevant le chevalier de Pardaillan qu'il avait arrêté lui-même et bel et bien conduit à la Bastille, s'arrêta, frappé de stupeur, les yeux agrandis.
Pardaillan parut examiner avec une profonde attention une arquebuse accrochée à la muraille; puis, comme Nancey continuait à le considérer, hypnotisé, le chevalier se décida a lui faire des yeux, du sourire et de la main, un petit signe amical, presque protecteur.
—Eh bien fit le roi en fronçant les sourcils, que vous arrive-t-il, Nancey?
—Pardon, sire, mille fois pardon! balbutia le capitaine, je viens d'avoir un éblouissement, un étourdissement...
—C'est bon! reprit le roi. Rendez-vous à l'instant à l'hôtel de Mesmes et dites à M. de Damville que je veux lui parler.
Le capitaine se courba en deux et sortit.
—Et maintenant, sire, dit alors François de Montmorency, je dois dire à Votre Majesté que je suis venu demander justice et que, devant elle, j'accuserai le maréchal de Damville de félonie, mensonge et crime de rapt. Et ce n'est pas seulement à votre justice souveraine que j'en appelle! C'est encore à votre honneur! Les terribles choses que j'ai à raconter doivent demeurer secrètes, sire!
—Monsieur le maréchal, dit le roi, puisque vous le voulez, nous serons donc l'arbitre de cette affaire.
—Votre Majesté me comble. Mais, en raison même de la gravité des accusations que je prétends porter contre mon propre frère, ne convient-il pas qu'il soit présent avant que je n'entre dans le détail? Il s'agit de deux femmes...
—C'est juste, maréchal, c'est juste.
—Un long silence embarrassé suivit ces paroles, et près d'une demi-heure se passa. Enfin, le roi demanda:
—Vous pouvez toutefois me dire dès à présent qui sont ces deux femmes?
—Oui, sire: deux humbles ouvrières.
—Des ouvrières? s'écria Charles IX étonné.
—Sire, elles s'occupaient de broderies ou tapisseries, ce qui leur assurait leur pauvre existence.
—Et où logeaient-elles? demanda le roi. Je me suis occupé moi-même des broderies d'armoiries, et je crois connaître les cinq ou six ouvrières qui, dans Paris, sont capables de mener à bien ce genre de travaux.
—Sire, elles logeaient rue Saint-Denis.
—Rue Saint-Denis! s'exclama vivement Charles IX. En face d'une auberge?
—L'auberge de la Devinière, sire!
—C'est cela! s'écria le roi en frappant ses mains l'une contre l'autre. Je la connais! c'est à coup sûr la plus habile brodeuse d'armoiries et devises qui soit dans Paris.
Et, avec un sourire attendri, Charles IX se rappela cette scène où il avait offert à Marie Touchet la tapisserie exécutée par la brodeuse de la rue Saint-Denis et portant la devise:—Je charme tout.
François de Montmorency, violemment ému, était devenu très pâle. Et, lorsque Charles IX, pensif, ajouta:—On l'appelait la Dame en noir..., le maréchal éclata. Un sanglot gonfla sa poitrine. Et, d'une voix rauque de désespoir, il répondit:
—La Dame en noir!... Parce qu'on lui a arraché son nom, sa fortune, sa situation! Parce qu'un maudit et un criminel par aveuglement l'ont condamnée! Le maudit, c'est mon frère, sire! Le criminel, c'est moi!... La Dame en noir, sire, s'appelle Jeanne, comtesse de Piennes et de Margency! Elle s'est appelée duchesse de Montmorency!...
Le roi, devant cette révélation, demeura sombre, étonné, hésitant. Il connaissait de Jeanne de Piennes ce que l'on en savait couramment: à-savoir que, mariée secrètement à François de Montmorency, elle avait été répudiée, grâce à l'insistance du connétable auprès du roi Henri II, et grâce à l'insistance du roi Henri II auprès de la cour de Rome.
Il savait, en outre, que sa soeur naturelle Diane, devenue l'épouse de François, avait toujours vécu séparée du maréchal, et il se vit en présence d'un redoutable problème de coeur et de famille.
Le maréchal, à la contraction de sa physionomie, comprit ce qui se passait dans l'âme de Charles IX.
—Sire! s'écria-t-il haletant, il n'est question en ce moment d'aucun mariage à défaire ou à refaire. C'est à votre seule justice que je suis venu faire appel justice pour deux malheureuses qui, après tant d'infortune, ont été arrachées au peu de bonheur qui leur restait! C'est un ravisseur que je viens accuser ici... et le ravisseur, le voilà!
François de Montmorency tendit violemment son poing fermé vers la porte qui s'ouvrait à ce moment, livrant passage à Damville.
Dix-sept ans qu'ils ne s'étaient vus!...
—Sire, dit Henri de cette voix âpre, et métallique qu'il avait dans ses fortes émotions, vous m'avez fait l'honneur de m'appeler, me voici aux ordres de Votre Majesté.
Le chevalier de Pardaillan s'était reculé et comme effacé dans un angle.
De sorte qu'Henri ne l'avait pas vu.
Qu'avait imaginé Henri, prévenu par Nancey, non seulement pour empêcher François de l'accuser, mais encore pour le perdre à l'instant, l'envoyer à la Bastille, peut-être à l'échafaud!...
C'était simple et effroyable:
Le secret surpris chez Alice de Lux, le secret qu'il avait juré de ne pas révéler, il allait le dénoncer!...
Simplement dire que le roi de Navarre, le prince de Condé, Coligny étaient à Paris, et que François de Montmorency les avait vus, et qu'ils avaient conspiré l'enlèvement du roi!
—Monsieur de Damville, dit le roi, je vous ai fait venir sur la demande expresse de votre frère. Écoutez donc, s'il vous plaît, ce que M. le maréchal de Montmorency veut dire. Vous répondrez ensuite... Parlez, maréchal.
—Sire, dit François, plaise à Votre Majesté de demander à M. de Damville ce qu'il a fait de Jeanne de Piennes, et de Loïse, sa fille, ma fille...
Il y eut une seconde de silence funèbre.
Le maréchal ajouta:
—Que, s'il veut bien de bonne foi répondre et s'engager à ne plus poursuivre ces nobles et infortunées créatures, je le tiens quitte du reste.
—Répondez, maréchal de Damville, dit le roi.
Henri se redressa. Son regard alla de côté à François, regard rouge, aigu, mortel. Et voici ce qu'il dit:
—Sire, pour que je réponde dignement, plaise à Votre Majesté de demander à M. le maréchal s'il n'a pas été dans un hôtel de la rue de Béthisy? quelles personnes il y a vues? et ce qui a été convenu?
François devint pâle comme un mort.
—Misérable! râla-t-il d'une voix si basse que le roi ne l'entendit pas.
—Puisque le maréchal ne répond pas, reprit Henri, je vais répondre pour lui!...
—Un instant, monseigneur! fit soudain une voix calme.
Le chevalier de Pardaillan s'avança jusqu'au fauteuil, se plaçant ainsi entre les deux frères. Et, avant qu'on eût songé à lui imposer silence, avant qu'Henri fût revenu de l'étonnement que lui causait l'intervention de cet inconnu, le chevalier poursuivit:
—Sire, je demande pardon à Votre Majesté, mais, appelé comme témoin, je dois parler. Et je me permets de dire à Mgr le maréchal de Damville que la réponse à sa question ne saurait intéresser en quoi que ce soit Sa Majesté...
—Et pourquoi? gronda Henri. Qui êtes-vous donc, vous qui osez parler devant le roi sans qu'on vous interroge!
—Qui je suis? Peu importe!... Ce qui importe, c'est qu'il est complètement inutile de parier de la rue de Béthisy si nous ne parlons pas d'abord de la rue Saint-Denis!... de l'auberge de la Devinière!.. de l'arrière-salle de cette auberge!... des poètes qui s'y réunissent!...
A mesure que le chevalier parlait, Henri de Montmorency pliait les épaules, courbait les reins, comme si chaque parole fût jeté sur lui quelque poids énorme.
—Que signifie cela? s'écria Charles IX.
—Simplement que la question de Mgr de Damville était oiseuse et n'a rien à voir dans l'affaire qui nous rassemble.
—Est-ce vrai, Damville? demanda le roi. Est-il vrai que votre question soit inutile à l'affaire qui vous réunit en notre présence, vous et votre frère?
Henri poussa un soupir et répondit:
—C'est vrai, sire!...
François adressa au chevalier un regard d'une éloquente gratitude.
Mais la curiosité du roi était éveillée maintenant, ses soupçons, peut-être! Charles fronça le sourcil. Son front d'ivoire jauni se plissa.
—Pourtant, fit-il avec une sourde colère, c'est dans une intention quelconque que vous avez ainsi parlé. Vous avez parlé de la rue de Béthisy... De quel hôtel s'agit-il? Parlez!...
Il était évident que le roi songeait à l'hôtel Coligny, rendez-vous naturel des huguenots.
Henri comprit que de sa promptitude dépendait maintenant sa vie... S'il ne trouvait pas une prompte réponse, son frère était perdu; mais le damné inconnu qui le tenait sous son regard de flamme dénonçait la scène de la Devinière!...
—Sire, dit-il, j'ai voulu parler de l'hôtel de la duchesse de Guise... C'est une histoire de femmes.
—Ah! ah! fit Charles IX avec un sourire.
—Je l'avoue, sire, cette histoire serait pénible à raconter pour moi, un ami du duc de Guise.
Charles IX détestait cordialement Henri de Guise, en qui il sentait un redoutable compétiteur. Il connaissait d'ailleurs la conduite de sa femme qui, pour le quart d'heure était au mieux avec le comte de Saint-Mégrin.
—Je comprends, mort-dieu! s'écria le roi en riant. Mais que vient faire en tout ceci l'auberge de la Devinière?
Pardaillan jeta à Henri un regard qui signifiait: «Vous nous sauvez, je vous sauve!» et répondit:
—Sire, si vous daignez le permettre, je dirai à Votre Majesté que l'auberge de la Devinière est un lieu où se réunissent des poètes pour causer de poésie... des dames, de grandes dames y viennent aussi causer de poésie... seulement, il arrive parfois que le poète porte pourpoint de satin mauve, manteau de soie violette, haut de chausses à rubans...
C'était le portrait de Saint-Mégrin.
Le roi eut un nouveau rire et grommela dans ses dents:
—Mort-diable! je donnerais bien cent écus pour que ce cher Guise ait entendu...
Lorsque le roi eut fini de rire, François essuya la sueur qui inondait son front et reprit:
—Sire, j'ose rappeler à Votre Majesté que je suis venu, confiant dans sa justice, réclamer la liberté de deux malheureuses femmes qu'on détient malgré elles.
—Oui, c'est vrai. Montmorency, expliquez votre cause.
—Sire, je l'ai dit à Votre Majesté; Jeanne, comtesse de Piennes, et sa fille Loïse ont été ravies de leur logis, rue Saint-Denis, par violence; elles sont détenues prisonnières; je dis que c'est M. de Damville ici présent qui est le ravisseur.
—Vous entendez, Damville? fit le roi. Que répondez-vous?
—Que je nie, sire! dit sourdement Henri. Je ne sais de quoi il est question. Je n'ai pas vu depuis dix-sept ans les personnes dont il s'agit. C'est donc à moi de réclamer justice.
—Sire, dit à son tour François d'une voix qui avait repris toute sa fermeté, la démarche que j'ai tentée auprès de Votre Majesté serait inqualifiable si je n'avais la preuve de ce que j'avance. Voici M. le chevalier de Pardaillan qui a passé la journée d'hier et une partie de la soirée, jusqu'à onze heures, caché dans l'hôtel de Mesmes. Si Votre Majesté l'y autorise, le chevalier est prêt à dire ce qu'il a vu et entendu.
—Approchez, monsieur, et parlez, dit le roi.
Le chevalier fit deux pas en avant et salua avec sa grâce un peu raide et hautaine.
Damville ne put s'empêcher de frémir.
—Ah! songea-t-il en lui-même, c'est là le fils?...
—Sire, dit le chevalier, puisque nous en sommes aux questions, voulez-vous me permettre de demander à Mgr de Damville par quel bout il veut que je commence mon récit?
—Je ne comprends pas, monsieur, fit Damville.
—A votre guise, monseigneur, je commencerai par la fin, c'est-à-dire par la voiture qui sort mystérieusement; par le commencement, c'est-à-dire par les facéties de votre intendant Gille; ou enfin, même, par le milieu, c'est-à-dire par certaine conversation où il s'agit de toutes sortes de choses et de gens, notamment de votre serviteur le chevalier de Pardaillan, conversation dans laquelle joua un rôle quelqu'un qui venait de la Bastille exprès pour vous en entretenir.
A ces derniers mots qui lui prouvaient clairement que le chevalier connaissait l'entretien qu'il avait eu avec Guitalens, Damville chancela, livide, hagard. Et il balbutia:
—Commencez par où vous voudrez, monsieur!
—La victoire est à nous! pensa Pardaillan.
Et, certain qu'avec la menace déguisée dont il venait de faire usage, il obtiendrait tous les aveux qu'il voulait, il ouvrait déjà la bouche pour commencer son récit, lorsque la porte du cabinet s'ouvrit soudain. Les paroles s'étranglèrent dans sa gorge, et il demeura les yeux fixés sur la personne qui venait d'apparaître.
—Qui ose entrer sans être mandé? gronda Charles IX. Comment! c'est vous, madame?...
C'était Catherine de Médicis.
Elle s'avança, laissant la porte ouverte.
—Voici l'orage! pensa Pardaillan.
La reine mère s'avançait avec ce sourire mince qui donnait à sa physionomie une si terrible expression de cruauté.
—Mais, madame, reprit Charles IX en pâlissant de colère, j'ai donné audience particulière à M. le maréchal de Montmorency, et nul, ici, pas même vous, n'a le droit...
—Je le sais, sire, dit tranquillement Catherine; mais vous m'approuverez quand je vous aurai dit qu'il y a ici un ennemi de la reine, votre mère, du duc d'Anjou, votre frère, et de vous-même!
Pardaillan demeura très calme.
—Que voulez-vous dire, madame? s'écria Charles IX.
—Je veux dire qu'il y a ici quelqu'un à qui il a fallu une singulière audace pour oser pénétrer dans le Louvre, après avoir insulté le duc d'Anjou, votre frère, après avoir porté sur lui des mains criminelles, enfin, après m'avoir bafouée.
—Nommez-le! Nommez-le donc, par tous les diables!
—C'est celui qu'on appelle Pardaillan! Le voici.
—Holà! gronda le roi en se levant. Gardes!... capitaine, saisissez cet homme.
Avant que le roi eût achevé de parler, les mignons et Maurevert, devançant les gardes, s'élancèrent dans le cabinet en hurlant:
—Sus! sus! A mort!...
En même temps, ils avaient tiré leurs épées.
Quélus venait en tête. Derrière lui, Maugiron, Saint-Mégrin et Maurevert. Puis, Nancey et les gardes.
François et Henri étaient demeurés aussi stupéfaits l'un que l'autre; mais, tandis que François songeait déjà à intercéder pour le chevalier, Henri, pâle de joie, comprenait que cet incident le sauvait.
Quant à Pardaillan, dès l'entrée de la reine, il s'était tenu sur ses gardes. Dans l'instant qui suivit, on le vit saisir l'épée de Quélus, la lui arracher, la briser sur ses genoux et en jeter les morceaux à la figure des assaillants qui, devant cette chose énorme, inouïe, d'une rébellion en présence du roi, s'arrêtèrent, se regardèrent, stupides, puis, tous ensemble, foncèrent.
Or, ce temps d'arrêt, si rapide qu'il eût été, avait suffi à Pardaillan pour concevoir et exécuter une de ces bravades folles auxquelles il semblait se complaire par fantaisie.
Quélus avait sa toque sur la tête... On entendit une voix d'un calme féroce, d'une ironie aiguë, proférer ces mots:
—Saluez donc la justice du roi!...
Quélus, en même temps, poussa un cri de douleur. Pardaillan venait de lui arracher sa toque, brisant les longues épingles d'or qui la fixaient et, par la même occasion, arrachant quelques poignées de cheveux.
La toque tomba aux pieds de Catherine.
Son coup fait, Pardaillan, bondissant en arrière, avait sauté sur le rebord de la fenêtre ouverte en criant:
—Au revoir, messieurs...
Et il sauta!
Il sauta à l'instant précis où Maurevert et Maugiron atteignaient la fenêtre et allaient le saisir.
Ils le virent retomber à pieds joints, se retourner, tandis que, hurlants, ils montraient le poing, et, grave, sans hâte, soulever son chapeau dans un grand geste, puis s'en aller, de son pas souple et tranquille.
—L'arquebuse! L'arquebuse! vociféra le duc d'Anjou.
Pardaillan entendit, mais ne se retourna pas.
Maurevert, qui passait pour bon tireur, saisit une arquebuse toute chargée, ajusta le chevalier.
La détonation retentit.
Pardaillan ne se retourna pas.
—Oh! le démon! gronda Maurevert. Je l'ai manqué!...
Et des bateliers qui descendaient la Seine virent avec étonnement cette fenêtre du Louvre à laquelle se montraient cinq ou six gentilshommes penchés, le poing tendu, hurlant d'apocalyptiques menaces.
Les quelques minutes qui suivirent furent, dans le cabinet royal, pleines de confusion et exemptes d'étiquette, chacun donnant son avis sans écouter celui du voisin.
—Qu'on m'en donne l'ordre! cria Maurevert, et, ce soir, cet homme sera au pouvoir de Sa Majesté.
—Vous avez l'ordre! fit Catherine.
Maurevert s'élança, suivi des mignons, excepté Quélus qui se plaignait de la tête.
En même temps, le roi, frappant du poing sur le bras du fauteuil où il s'était assis, grondait.
—Par la mort-dieu, je veux qu'on fouille Paris! Je veux que le rebelle soit tout à l'heure à la Bastille! Ah! monsieur de Montmorency, je vous félicite des gens que vous m'amenez!
—Monsieur le maréchal a toujours eu le tort de ne pas surveiller qui il fréquente, dit Catherine d'une voix miel et fiel.
Henri de Damville sourit, il triomphait.
François laissait passer l'orage.
—M. de Montmorency fréquente les ennemis du roi, dit rageusement le duc de Guise.
—Prenez garde, duc! répondit François; je puis vous répondre, à vous qui n'êtes ni la reine ni le roi...
Et, tout bas, en le touchant du bout du doigt à la poitrine et en le regardant dans les yeux, il ajouta:
—Ou du moins, pas encore, malgré vos désirs!
Guise, épouvanté, recula.
—Sire, reprit Catherine, ce chevalier de Pardaillan m'a insultée dans une circonstance que je raconterai à Votre Majesté. Il a osé porter les mains sur votre frère...
—Ce n'est pardieu que trop vrai! fit le duc d'Anjou d'une voix nonchalante, en lissant sa barbe rare avec un peigne.
Catherine de Médicis, pendant ce temps, poursuivait:
—Sire, cet homme est un dangereux ennemi pour moi, pour le duc d'Anjou...
—Cela suffit, dit Charles IX. Je prétends qu'on l'arrête et qu'on instruise son procès. Ainsi, on verra que j'aime ma famille... car j'aime ma famille, moi, autant qu'elle m'aime...
Satisfait de cette pointe sournoise qu'il lançait à sa mère et à son frère, le roi redevint tout joyeux et fit signe qu'il voulait être seul. Catherine sortit avec le duc d'Anjou, suivis des yeux par le roi. Les autres assistants se retirèrent aussi. Mais François de Montmorency demeura ferme à son poste; ce que voyant, Henri de Damville demeura également.
Le roi les regarda avec étonnement.
—Je croyais avoir dit que l'audience était terminée, fit-il.
—Sire, dit François d'un ton ferme. Votre Majesté m'a promis de me rendre justice: j'attends!
—C'est vrai, après tout, fit Charles IX. Parlez donc...
—Puisque, reprit alors le maréchal, puisque M. de Pardaillan n'est plus là, je dirai ce qu'il a vu, ce qu'il a entendu... Une voiture a quitté l'hôtel de Mesmes cette nuit à onze heures, emmenant secrètement deux femmes. En vain le nierait-on!...
—Je ne le nie pas, dit froidement Damville. Et, puisqu'on m'y oblige, je ferai ici une confidence que je ne ferais devant personne au monde.
Il regarda avec inquiétude du côté de la porte, et, mystérieusement, acheva:
—Sire, une grande duchesse et sa suivante en mal d'aventure sont venues me demander l'hospitalité et m'ont prié de les ramener à leur hôtel. Votre Majesté exige-t-elle le nom de cette haute dame?...
—Non pas, par la mort-dieu! s'écria Charles IX en riant.
François se tordit les mains avec une rage désespérée. Il comprit, qu'il ne pourrait convaincre le roi.
Mal vu à la cour, tandis que son frère y était en pleine faveur, dépourvu de preuves irrécusables, il avait vu s'enfuir avec Pardaillan sa seule chance de succès.
—Allons, vous voyez que vous vous êtes trompé, maréchal, dit le roi. Allez, messieurs, allez... Holà, un instant: nous voyons avec peine et chagrin la plus noble maison de France divisée par des querelles intestines... J'espère, je veux que tout cela cesse bientôt...
Les deux frères s'inclinèrent et sortirent: Henri, radieux, François, la rage au coeur.
Dans la pièce voisine, le maréchal de Montmorency mît lourdement sa main sur l'épaule de son frère.
—Je vois que votre arme est toujours la même, dit-il d'une voix rauque et sifflante: mensonge et calomnie!
—J'en ai d'autres à votre service! dit Henri.
François jeta sur son frère un regard sanglant.
—Ecoute, gronda-t-il. Je veux te laisser le temps de réfléchir. Mais, lorsque je me présenterai à l'hôtel de Mesmes, tout sera fini. Si, à ce moment, tu ne rends les deux malheureuses que tu m'as volées, prends garde! Chez toi, au Louvre, dans la rue, partout où je te trouverai, je te tuerai! Attends-moi!
—Je t'attends! répondit Henri.
XXVII
LE PREMIER AMANT
Revenant de deux jours en arrière, nous entrerons dans le couvent des Carmes qui occupait un vaste emplacement sur la montagne Sainte-Geneviève.
Outre ce couvent, les Carmes avaient encore un établissement au pied de la montagne, place Maubert.
Le couvent de la montagne Sainte-Geneviève comportait différents bâtiments, un cloître, une chapelle et de vastes jardins.
Plus un couvent avait de moines mendiants, plus il était riche. Les Carmes en avaient une douzaine. Mais ce que n'avaient pas les autres couvents, et ce qu'avait celui des Carmes, c'était deux êtres exceptionnels pour un couvent.
Le premier était un enfant.
Le deuxième, c'était le—crieur des trépassés.
L'enfant avait quatre ou cinq ans. Il était pâle, chétif, avec un visage souffreteux et jaune. Il n'aimait pas à jouer dans les grands jardins. Il fuyait la société des moines. On l'appelait tantôt Jacques, tantôt Clément. Il était de nature craintive, un peu sombre, et très sauvage.
Un seul moine avait trouvé grâce devant cet enfant, c'était le frère crieur des trépassés. Celui-ci, dès que le couvre-feu avait sonné à Notre-Dame, avait pour mission de se promener dans les rues noires et silencieuses.
D'une main, il portait un falot pour éclairer sa route; de l'autre, une sonnette qu'il agitait de loin en loin. Et alors sa voix lugubre s'élevait:
—Mes frères, priez Dieu pour l'âme des trépassés!...
Bien que ces fonctions fussent des plus humbles, le frère crieur était considéré et même craint. On disait que ce frère était arrivé au couvent muni par le pape de redoutables pouvoirs. C'était d'ailleurs un prédicateur de haute éloquence, d'une hardiesse étrange. Il avait sollicité et obtenu aussitôt l'emploi de vaquer la nuit par les rues en criant aux bourgeois de prier pour les trépassés.
On l'appelait le révérend Panigarola, bien qu'il n'eût pas encore les titres nécessaires pour être traité de révérend. Dès que la nuit tombait, Panigarola, s'il n'avait pas quelque sermon nocturne à prononcer, se couvrait d'un manteau noir, saisissait sa clochette et sa lanterne et s'en allait par les rues, ne rentrant souvent qu'au matin, exténué, brisé de fatigue par sa morne promenade.
Alors il s'enfermait dans sa cellule. Il ne parlait à personne, dans le couvent, qu'à l'abbé ou au prieur.
Tel qu'il était, Panigarola plaisait au petit Jacques. Seul, il pouvait approcher de l'enfant qui, sans cela, eût vécu à l'abandon. On les voyait rôder ensemble dans l'après-midi, à travers le jardin où tout renaissait.
Le moine appelait Jacques—mon enfant d'une voix paisible et douce, l'enfant appelait le moine—bon ami.
Ce jour-là, le moine et l'enfant, vers deux heures de l'après-midi, étaient assis sur un banc, tandis que la communauté chantait un office à la chapelle.
Le moine avait sur ses genoux un missel écrit en gros caractères et imprimé en latin. Mais le livre contenait aussi quelques prières en cette langue qu'on appelait encore—la vulgaire et qui était la langue française.
Le petit Jacques-Clément était debout près de lui.
Le moine posa son doigt sur une ligne, et l'enfant, en hésitant, lut:
—Notre père... qui êtes au Ciel... qui est-ce, ce père, bon ami?
—C'est Dieu, mon enfant... Dieu qui est le père de tous les hommes...
—Ainsi, dit l'enfant pensif, nous avons deux pères...
—Oui, mon enfant.
—Tu as un père, bon ami? Et le frère sonneur? Et les deux gros chantres qui ont de si vilaines figures?
—Bien certainement.
—Et les enfants qui, quelquefois, passent par-dessus le mur pour prendre des fruits, est-ce qu'ils ont chacun leur père?
—Mais oui, mon enfant...
—Alors, pourquoi est-ce que je n'ai pas de père, moi?
Le moine pâlit. Un tressaillement de souffrance et d'amertume le secoua.
—Qui t'a dit que tu n'as pas de père?...
—Mais, fit le petit, je le vois bien... Si j'avais un père, il serait ici avec moi... je vois bien que les autres enfants, le dimanche, quand ils viennent à la chapelle... chacun d'eux a un père ou une mère... moi, je n'ai ni père ni mère.
Panigarola demeura sombre, perplexe, agitant des réponses et n'osant les formuler.
L'enfant reprit;
—N'est-ce pas, bon ami, que je n'ai pas de père, pas de mère... que je suis seul, tout seul?
—Et moi! fit enfin le moine d'une voix qui eût effrayé un autre enfant, que suis-je donc?...
Le petit Jacques-Clément considéra son bon ami d'un oeil attentif, étonne.
—Toi? dit-il... tu n'es pas mon père!
Le moine eut un sursaut terrible de sa conscience, tandis qu'il demeurait pâle et glacé. Il lutta un moment contre l'envie furieuse de saisir dans ses bras l'enfant d'Alice!
Il se renferma dans un silence farouche; affaissé, ramassé sur lui-même, il considéra avec horreur et délice la radieuse vision de femme qui flottait devant lui.
Brusquement, Panigarola se leva du banc de pierre où il était assis et, sombre, méditatif, ayant oublié l'enfant, il se dirigea vers un escalier qui montait à sa cellule.
Dans sa cellule, Panigarola s'assit, un peu soulagé par l'ombre où il se baignait. Et maintenant, il songeait:
—Si encore, ô Christ, je croyais en toi! si j'avais pu anéantir ma pensée, mon âme, mes sentiments, dans cet océan obscur qui s'appelle la Foi!... J'ai tout tenté en vain... je ne crois pas... je ne croirai jamais...
Il souffla et son poing tomba lourdement sur la table.
—Il faut donc que je la revoie!... Depuis la scène du confessionnal, ma passion rallumée ne me laisse plus de répit... je fatigue, je brise mon corps à de somnolentes promenades sans fin à travers la ville silencieuse, et, quand je parviens enfin à m'endormir, le rêve, plus cruel que, la réalité, me l'apporte et la met dans mes bras!... Il faut que je la revoie!... Mais que lui dirai-je, insensé? Où trouverai-je l'étincelle sacrée qui enflammera cette âme putride et en fera une âme aussi belle que son corps?...
Alors la tempête, qui hurlait dans cette conscience, se déchaîna plus furieuse.
—Et que m'importe son âme! rugit-il en lui-même. Que m'importe qu'elle ait trahi! Qu'elle ait eu des amants! Alice! Où es-tu? Je te veux, je t'aime je t'aime!...
Lorsque le révérend Panigarola parut au réfectoire, les yeux baissés, les bras croisés, les jeunes moines remarquèrent sa pâleur cadavérique.
La nuit vint.
Il jeta sur ses épaules un manteau noir et alla se faire ouvrir la porte du couvent.
D'habitude, il allait au hasard, sans chemin convenu.
Ce soir-là, il marcha droit au Louvre et s'enfonça ensuite dans les ruelles qui enveloppaient le palais des rois...
Bientôt, il arriva rue de la Hache.
Il s'arrêta presque en face de la maison à la porte verte et attendit. Ce n'était pas la première fois qu'il venait se réfugier dans cette encoignure sombre. Et souvent, par les nuits sans lune, après avoir long-temps erré à travers Paris, il finissait par aboutir là, comme un oiseau nocturne.
Ce soir-là, il déposa doucement sa clochette et son falot qu'il avait éteint en atteignant la rue de la Hache.
Ainsi, il serait libre de ses mouvements.
Panigarola était venu avec l'intention fortement arrêtée d'entrer tout de suite dans la maison. Et, lorsqu'il fut arrivé, lorsqu'il se fut tapi dans son encoignure, il comprit combien lui était difficile cette chose si simple qui consistait à heurter un marteau pour se faire ouvrir une porte.
Cent fois, il fut décidé; et cent fois, au moment même où il se disait:—Allons!, il se renfonça plus farouchement, plus désespérément dans l'ombre.
Comme il était là, hésitant, finissant par se demander s'il ne valait pas mieux escalader le mur ou plutôt s'en aller, la porte s'ouvrit... il y eut un chuchotement... le moine demeura pétrifié d'angoisse.
Ce qu'il redoutait se produisit: il entendit un baiser, si doux qu'eût été ce baiser.
Il allait s'élancer... Au même instant, l'homme s'en alla rapidement, la porte se referma...
Cet homme, c'était le comte de Marillac. Panigarola put le suivre un instant des yeux: ce fut une rapide vision aussitôt effacée.
—L'homme qu'elle aime! gronda-t-il. Il s'en va heureux, l'âme radieuse; et moi, misérable, moi!...
Longtemps figé à la même place, le moine lutta contre la douleur de la jalousie comme s'il l'eût éprouvée pour la première fois.
Enfin, après peut-être une heure d'attente, il se dirigea résolument sur la porte. Au moment où il allait frapper, cette porte s'ouvrit de nouveau.
Panigarola n'eut que le temps de s'effacer contre la muraille.
Ce fut encore un homme qui sortit et s'éloigna rapidement: cette fois, c'était le maréchal de Damville.
Le moine ne le reconnut pas. Peut-être ne prêta-t-il qu'une attention médiocre à ce fait qu'un homme sortait de chez Alice... après l'autre!
Il repoussa la porte et entra dans le jardin. La vieille Laura qui avait escorté Henri n'était pas femme à s'effrayer. Au premier coup d'oeil, elle reconnut Panigarola.
—Silence! dit le moine en lui saisissant le bras.
Et, certain que la gouvernante ne tenterait rien contre lui, il pénétra dans la maison que venaient de quitter l'un après l'autre le comte de Marillac et Henri de Montmorency. Après le départ du maréchal, l'espionne écrasée de honte était tombée à genoux en s'écriant;—Qui donc viendra me relever dans cet abîme d'ignominie!
Ces paroles désespérées, Panigarola les entendit, les recueillit avidement, et il répondit:
—Moi!...
Alice s'était relevée d'un bond, stupéfaite, épouvantée de cette apparition inattendue. A l'instant même, elle reconnut le marquis de Pani-Garola, son premier amant. Sa première pensée fut que le moine avait réfléchi depuis la scène de la confession, qu'il s'était repenti, qu'il avait eu pitié d'elle, peut-être!... qu'il avait arraché à Catherine de Médicis la terrible lettre accusatrice!... qu'il lui rapportait cette lettre!...
Elle dompta son émotion, força sa physionomie à s'éclairer d'un sourire et, très doucement, elle dit:
—Vous, Clément... vous ici... Vous avez entendu ce que je disais, n'est-ce pas?... Vous avez compris le désespoir qui me torture...
Pendant qu'elle parlait ainsi avec une douceur humiliée, Panigarola était entré, refermant derrière lui la porte, et il écoutait, immobile, glacé en apparence, dévoré en réalité par tous les feux de sa passion. Panigarola demanda:
—Quel est cet homme qui sort d'ici?
Un imperceptible sourire de triomphe passa dans les yeux d'Alice; le moine était jaloux! donc il était à sa merci!
Elle se rapprocha vivement de lui:
—Cet homme, dit-elle, m'a infligé une des plus affreuses humiliations que j'aie subies. Et vous savez pourtant si j'ai été assez humiliée.
—Son nom?
—Le maréchal de Damville! répondit Alice.
—Un de vos amants? fit-il avec une sourde rage.
—Clément, dit-elle, soyez généreux... ou, sans cela, je ne comprendrais pas votre présence sous mon toit... Voulez-vous savoir ce que le maréchal de Damville est venu me demander?...
Comme s'il n'eût pas entendu ce qu'Alice venait de dire, le moine bégaya:
—Je suis venu vous proposer un marché
—Un marché? fit-elle d'une voix soudain glacée. Parlez!...
—Ai-je dit un marché? balbutia le moine. Pardonnez-moi, je suis fort troublé... J'ai des choses dans la tête que je voudrais vous dire... je suis bien malheureux, Alice.
Une idée soudaine illumina la nuit de son amour et devint pour lui comme une étoile sur laquelle on se guide. Et ce fut avec la sérénité que lui donnait un nouvel espoir qu'il reprit:
—Alice, j'ai vu notre enfant... aujourd'hui même.
La jeune femme tressaillit, pâlit, tout à coup bouleversée.
—Mon enfant! murmura-t-elle sourdement. Où est-il?..
—Je vous l'ai dit: il est élevé dans un couvent...
—Les couvents de Paris sont innombrables et fermés comme des citadelles, reprit-elle amèrement. Si vous vous contentez de cette indication, autant me dire que vous êtes venu me tourmenter... Ah! Monsieur, l'autre soir vous n'avez frappé que l'amante et vous ne fûtes que cruel; ce soir, vous frappez la mère et vous êtes odieux!...
—Est-ce que vraiment elle aimerait son enfant! songea le moine qui tressaillit d'une joie profonde.
Lentement, il reprit:
—Je l'ai vu aujourd'hui, Alice. Et savez-vous ce qu'il me disait? Il me demandait pourquoi tous les enfants ont un père et pourquoi il n'en a pas, lui...
Elle cria avec une sorte de fureur mêlée de jalousie:
—Et vous avez pu supporter une question pareille sans crier:—Oh! mon fils, ton père, c'est moi! O moine! moine que vous êtes! Ah! marquis de Pani-Garola, j'avais pu croire que du moine vous aviez pris l'habit seulement! je vois que vous en avez l'âme.
—Il ne m'a pas demandé cela seulement, reprit le moine d'une voix terrible d'indifférence apparente; il m'a demandé aussi pourquoi il n'avait pas de mère!...
Alice se tordait les mains. Elle comprenait maintenant ou croyait comprendre! Ce fils, c'était la vengeance que son premier amant tenait en réserve!
Ce soir, il lui apprenait que l'enfant demandait sa mère... il le lui montrait seul, triste, pauvre petit abandonné... une autre fois, il viendrait lui raconter les larmes et le désespoir de l'enfant... puis bientôt peut-être que le petit se mourait, miné par le chagrin;
—C'est cet entant qui m'a fait réfléchir, continua tout à coup le moine. C'est vrai, Alice, j'ai médité contre vous d'affreuses vengeances... mais je me suis demandé si, voulant vous atteindre, j'avais le droit de frapper l'enfant. Alice, voulez-vous voir votre fils... notre fils!
—Oh! si vous faisiez cela!... Pardonnez-moi, Clément, tout à l'heure, j'ai été dure, emportée... C'est fini... Donc, vous me laisseriez voir mon fils... Ah! Clément, si vous faisiez cela... je dirais... que vous êtes un saint, et je vous vénérerais.
—Voici donc ma pensée, dit-il. Vous vous êtes confessée à moi. Je vais me confesser à vous. Dans ce que je vais vous dire, certaines choses vous surprendront peut-être. Écoutez-moi jusqu'au bout, vous jugerez ensuite... Je crois, Alice, ne vous rien apprendre de nouveau en vous disant que je vous aime encore.
—Je le sais, dit fermement Alice.
—Bien! Pourtant, la scène de Saint-Germain-l'Auxerrois mérite que j'en précise le sens. Dix fois j'ai résisté à l'envie forcenée de planter mes doigts dans votre gorge. Et, si je vous avais tuée, Alice, c'eût été par amour. Vous comprenez maintenant que toutes mes violences ne furent que des formes atténuées de cet amour, puisque je songeais à vous tuer et que je ne l'ai pas fait!... Je dois vous prévenir, Alice, que, tout ce qu'un homme peut entreprendre pour oublier un amour, je l'ai entrepris. Il paraît que je vous aimais bien, puisque je ne suis pas arrivé à vous oublier. Ainsi, Alice, ma haine me cacha mon amour, et, pauvre fou, j'ai pu croire à la mort de mon amour.
De nouveau, Alice fit un signe affirmatif.
—J'ai lutté, Alice, j'ai lutté terriblement contre cet amour plus fort que le mépris. J'ai été vaincu, et me voici!
Alice comprit que le moment était venu où la vraie pensée de son ancien amant allait se révéler.
—Tout à l'heure, reprit en effet le moine, lorsque je suis entré, j'ai vu combien vous êtes malheureuse. La situation est donc d'une clarté effroyable; il y a trois êtres qui souffrent affreusement: moi, vous, l'enfant.
A ce brusque rappel, la mère frémit.
—Moi, continua le moine, qui ai compris l'impossibilité de vivre sans vous; l'enfant qui meurt faute d'une caresse maternelle; vous qui, selon votre propre expression, roulez dans des abîmes d'ignominie. Je suis donc venu vous dire ceci: voulez-vous remonter du fond de votre abîme? Voulez-vous que l'enfant vive? Voulez-vous que, moi-même, je sorte du cercle d'enfer où vous m'avez enfermé?
—Comment? balbutia-t-elle.
—En partant avec moi, avec l'enfant! Je suis riche. Là-bas, en Italie, je suis un homme considérable par ma famille et par ma fortune.
Un indicible espoir le faisait palpiter. Il saisit la main de la jeune femme.
—Ecoute, dit-il en laissant déborder sa passion: nous irons où tu voudras. Nous pouvons être heureux encore. Je suis capable d'un effort d'amour tel que j'anéantirai le passé dans mon esprit, le mépris dans mon âme, et que j'en arriverai à te considérer comme la vierge pure que tu étais jadis. Mon nom, je te le donne. Ma fortune est à toi. Ma vie, je te la livre. Tu veux bien, n'est-ce pas?
—Non, répondit Alice.
—Non? gronda le moine.
—Ecoutez, Clément, dit-elle avec une gravité, une tranquillité qui n'étaient peut-être qu'un excès de désespoir. Vous me torturez en me faisant ces propositions qui tiennent du rêve irréalisable...
—Pourquoi rêve? Pourquoi irréalisable? Doutes-tu de la puissance de mon amour?
—Je ne doute pas de ton amour. Clément! Je te crois capable d'oublier!... Mais, de nous deux, il y a quelqu'un qui jamais n'oubliera... c'est moi!
—Que veux-tu dire?
—Que j'aime! cria-t-elle dans un éclat farouche. Que j'aime au point d'être scélérate et criminelle, et que, le jour où je dirai adieu à mon bien-aimé, je dirai adieu à la vie!... Je mourrais désespérée si je mourais loin de lui!...
Elle avait un éclair de folie dans les yeux.
Hébété, stupide de douleur, Panigarola comprit que tout était fini.
Dans un geste machinal où revenait peut-être l'habitude de ses gestes de la chaire, il leva les bras au ciel, comme pour attester ou implorer.
Mais Panigarola ne croyait pas...
Ses bras retombèrent lentement... Et, silencieux, il parut s'enfoncer, s'évanouir dans la nuit, comme un spectre. Un instant plus tard, Alice entendit sa clochette et sa voix, déjà lointaine, qui criait:
—Priez pour les trépassés!...
XXVIII
LE SIÈGE DU MARTEAU-QUI-COGNE
Après l'intéressante conversation qu'il avait eue avec son fils dans le cabaret borgne du Marteau-qui-cogne, M. de Pardaillan père était parti, joyeux et perplexe. La joie venait de ce que Pardaillan père se trouvait être dans le parti de Damville et Pardaillan fils dans le parti de Montmorency.
—De quoi diable se mêle-t-il? maugréait le vieux routier. Voilà qu'il aime la petite Loïse, maintenant! Comme si Paris manquait de filles bonnes à aimer! Il a fallu que ce soit justement celle-là et non une autre! Sans cela, tout irait à merveille...
Le Vieux Pardaillan haussait les épaules.
—Tout de même, continua-t-il, je ne quitterai pas Damville, et je ferai le bonheur du chevalier, malgré lui, s'il faut. Je l'amènerai à des pensées plus raisonnables. Il a tout ce qu'il faut, mort-dieu!
Il faisait jour lorsque le routier arriva à l'hôtel de Mesmes.
—Monseigneur vous attend avec impatience, lui dit le laquais qui lui ouvrit.
Henri, après son expédition nocturne, avait passé le reste de la nuit à se promener et à méditer; la disparition du vieux Pardaillan ne l'inquiétait pas outre mesure; il le savait capable de se tirer des plus mauvais pas.
—Monseigneur, dit le routier en rentrant chez Damville, je vous avouerai que je tombe de sommeil.
—Qu'est-il arrivé? fit vivement le maréchal. Vous avez été attaqué?
—Mais oui, ou plutôt c'est vous qu'on attaquait; en somme, il est fort heureux que je me sois trouvé là...
—Mais qui m'a attaqué? Est-ce à moi qu'on en voulait, ou à la voiture?
—Je crois bien que c'est à tous les deux.
—Et vous êtes arrivé à arrêter celui ou ceux qui attaquaient? Parlez donc, par tous les diables!
—Eh! monseigneur, on voit que vous avez bien dormi, vous. Mais moi qui ai couru toute la nuit, vous comprenez?... Enfin, bref, voici la chose. A peine étions-nous à deux cents pas de l'hôtel que le coup de pistolet a retenti. La voiture file, je me précipite. Et je vois un grand gaillard qui courait à toutes jambes pour vous rattraper. Je le rejoins. Je me mets entre la voiture et lui.
—Au large! me crie-t-il.
—Bon! bon! lui répondis-je, si vous êtes pressé, l'ami, tâchez de passer. Moi, je ne bouge plus d'ici.
—Il ne dit plus rien et fonce sur moi. Tudiable, quels coups!... Voyant que le gaillard était déterminé et paraissait de première force, je lui sers quelques-unes de mes meilleures bottes, mais sans l'atteindre. Tout à coup, il fait un bond de côté. Le coquin m'échappe. Il n'avait pas peur, mais voulait faire un crochet pour rejoindre la voiture...
—Il ne l'a pas rejoint? s'écria le maréchal inquiet.
—Attendez, monseigneur. Le voilà reparti à courir. Je recours derrière lui. Je n'ai pas tardé à le rejoindre d'assez loin, il est vrai, mais sans pouvoir mettre la main sur lui...
—Il vous a échappé!
—Attendez donc! Voilà mon coquin qui franchit le fleuve.
Le maréchal respira. Pardaillan s'aperçut qu'il était, dès lors, rassuré.
—Bon! songea-t-il. La voiture n'a pas franchi les ponts. C'est toujours cela que je saurai. Alors, continua-t-il à haute voix, commence une longue chasse qui ne s'est terminée qu'au petit jour. Nous avons parcouru l'Université en tous sens. Et, pour en finir, j'ai fini par acculer le gibier près de la porte Bordet. Voyant qu'il est pris, il fait face bravement et me présente sa pointe. Là-dessus, je lui sers ma botte des grands jours, vous savez, monseigneur, celle que je vous enseignai jadis?... Et je le cloue du premier coup!... C'est dommage, car c'était un brave.
—Pardaillan, dit le maréchal, vous m'avez rendu un immense service. Et, comme ce service n'a rien à voir avec la campagne pour laquelle je vous ai engagé, je vais donner l'ordre à mon intendant de vous compter deux cents écus de six livres. Allez vous reposer, mon cher Pardaillan, allez...
—Un mot. Monseigneur a-t-il pu conduire son trésor à bon port?
—Certes. Grâce à vous, et grâce à ce brave Orthès...
—Ah! M. d'Aspremont?
—Lui-même; c'est lui qui conduisait. C'est un bon compagnon, comme vous. Tâchez de vous faire de lui un ami.
—On tâchera, monseigneur!
Le vieux routier regagna la chambre où il avait si bien bâillonné Didier le laquais, et se jeta tout habillé sur son lit.
Cependant, avant de fermer les yeux, il demanda à Didier qui était attaché à son service:
—Est-ce qu'il n'y a pas dans l'hôtel un certain Gillot?
—Oui, monsieur l'officier; c'est le premier palefrenier.
—Est-ce qu'il n'y a pas aussi une certaine Jeannette?
—C'est la servante qui a soin de l'office.
—Eh bien, va me chercher Gillot et Jeannette.
Bien qu'étonné, le laquais s'empressa d'obéir; car on savait que M. de Pardaillan était du dernier mieux avec monseigneur. Dix minutes plus tard, une jeune fille, frimousse éveillée, retroussée, candide et malicieuse de petite Parisienne, entra dans la chambre et esquissa une révérence.
—C'est toi qui es Jeannette? fit Pardaillan.
—Oui, monsieur l'officier.
—Eh bien, je suis content de t'avoir vue. Prends ces deux écus-là, sur la cheminée, et va-t'en. Jeannette, tu es une bonne petite fille.
Si effarée et stupéfaite que fût la servante, elle n'en accepta pas moins le présent qui lui était fait si étrangement et sortit après un sourire et une révérence.
Cinq minutes après se présentait à son tour un grand benêt de garçon à tignasse jaune et à sourire niais.
—Est-ce toi qui t'appelles Gillot? fit Pardaillan.
—Oui, monsieur l'officier! fit le palefrenier ébahi.
—Eh bien, Gillot, mon ami, je t'ai appelé pour te dire que ta tête me déplaît. Cela a l'air de t'étonner? Gronda le vieux routier. Tu es bien impertinent, mon ami!
—Excusez-moi, monsieur, fit Gillot en devenant cramoisi, je ne le ferai plus.
—A la bonne heure; pour cette fois je te pardonne. Va-t'en, et n'oublie pas que je meurs d'envie de te couper les deux oreilles...
Gillot s'enfuit avec la rapidité d'une épouvante bien excusable; et Pardaillan s'endormit paisiblement.
Lorsqu'il se réveilla après quelques heures de sommeil, il apprit par Didier que le maréchal de Damville venait de partir pour le Louvre où le roi lui faisait l'honneur de le mander.
En sautant de son lit, la première chose qu'il vit fut la pile de deux cents écus que maître Gille avait fait déposer sur la cheminée pendant qu'il dormait.
—Voilà une maison où il pleut des écus! se dit-il. Cela devient grave et nous présage une rude campagne.
Cela dit, le vieux routier répara le désordre de sa toilette, puis il entassa religieusement ses écus dans une ceinture de cuir qu'il portait autour des reins.
—Dois-je attendre le retour du maréchal? songea-t-il quand il fut prêt de pied en cap; ou plutôt, ne dois-je pas profiter de son absence?... Allons voir le chevalier mon fils!
Pardaillan se mit aussitôt en route vers le cabaret du Marteau-qui-cogne. Chemin faisant, il se frappa le front.
—J'ai oublié que je dois aller chercher à la Devinière maître Pipeau!
Sans plus réfléchir, il bifurqua aussitôt vers l'auberge de la Devinière, qu'il atteignit, alla s'asseoir modestement dans un coin et, toujours avec la même modestie, choisit une table où se dressait un magnifique couvert pour quatre personnes qui n'étaient pas encore arrivées.
—Cette table est retenue, monsieur! lui fit observer une jeune servante.
Pardaillan parut très étonné de l'observation et s'installa à la table en question.
Quelques instants plus tard, Pardaillan vit arriver d'un air majestueux un vieux domestique.
Ce digne représentant de l'autorité de maître Landry n'était autre que Lubin, ancien moine placé là pour de mystérieuses besognes auxquelles il ne comprenait rien, mais dont il profitait pour engraisser de son mieux.
—On vous a dit que la table est retenue! commença Lubin d'une voix qu'il voulait autoritaire.
—Bonjour, maître Lubin! fit le vieux routier.
—Bonté divine! C'est monsieur de Pardaillan!
—Lui-même! fît Pardaillan. Je vois, maître Lubin, que vous accueillez avec une sévérité déplacée les amis de votre patron qui font cent lieues pour le venir voir. Vous êtes bien gras, monsieur Lubin! Vous êtes outrecuidant de graisse. Aussi, disparaissez à l'instant! Et envoyez-moi votre maître...
Lubin bredouilla quelques mots d'excuse. Bientôt, dans les cuisines de la Devinière, le bruit se répandit que M. de Pardaillan était de retour, et Landry, plus obèse que jamais, la figure blafarde, s'approcha du vieux routier qui s'écria:
—Eh quoi! cher monsieur Landry, vous voilà? Je lis la joie sur votre visage!
—Elle est bien sincère, monsieur! fît Landry avec une grimace. Est-ce que nous vous possédons pour longtemps?
—Non, mon cher monsieur, je ne viens qu'en passant.
—Est-ce qu'on vous a prévenu, monsieur, que cette table était retenue?
—Qui doit dîner ici?
—M. le vicomte Orthès d'Aspremont, dit Landry en se rengorgeant. M. le vicomte traite aujourd'hui trois notables bourgeois qui sont les sieurs Crucé, Pezou et Kervier.
—Tiens! tiens! pensa Pardaillan. En ce cas, je laisse la place libre, fit-il. Seulement, mettez-moi, tout près, dans ce petit cabinet...
—A l'instant même, monsieur! fit Landry rayonnant.
Au moment où il allait se retirer pour veiller lui-même au dîner de Pardaillan, celui-ci le retint par un bras, et lui dit:
—Est-ce que je ne vous devais pas quelques pauvres écus?
—Si fait! balbutia Landry, méfiant.
—Eh bien, tout à l'heure, vous me direz à combien cela peut monter, et nous serons quittes.
En même temps, Pardaillan frappait sur sa ceinture qui rendit un son argentin.
Quelques minutes plus tard, on servait un plantureux dîner dans le petit cabinet, et Pardaillan, ayant fermé la porte vitrée, défendit qu'on vînt le déranger.
Seul, Pipeau fut admis dans le cabinet où Pardaillan l'appela.
Une fois installé dans le cabinet, Pardaillan constata trois choses. La première, c'est qu'à travers le léger rideau qui couvrait les vitraux de la porte il pouvait voir tout ce qui se passait dans la salle qui commençait à se vider; la deuxième, c'est qu'en entrebâillant légèrement cette porte il entendrait facilement tout ce qui se dirait à la fameuse table retenue pour M. le vicomte d'Aspremont et les trois bourgeois; la troisième, enfin, c'est que le chien était armé de crocs formidables.
En conséquence, Pardaillan arrangea le rideau pour bien voir, entrouvrit la porte pour mieux entendre, et donna une caresse au chien pour se mettre dans ses bonnes grâces.
A ce moment, comme la salle était presque vide, Pardaillan, à travers le rideau de la porte vitrée, vit entrer trois personnages. Il reconnut aussitôt celui qui venait en tête: c'était Orthès, vicomte d'Aspremont.
Il jeta un regard inquiet dans la salle et eut un geste de contrariété en paraissant chercher quelqu'un qui ne se trouvait pas là. Les trois hommes prirent place à la table que Pardaillan avait cédée, et l'un d'eux dit:
—Il faut qu'il soit arrivé quelque chose à Crucé, car jamais il ne manque nos rendez-vous.
—Bon! pensa Pardaillan. Il paraît que ce n'est pas la première fois que ces gens se réunissent.
—Le voici! fit tout à coup le vicomte qui était placé face à la porte d'entrée et tournait le dos au cabinet.
En effet, à ce moment, Crucé entrait. Il se dirigea vers les trois personnages et prit place à la table en disant:
—J'arrive du Louvre... de là, mon retard.
—Ah! oui, fit Pezou avec un gros rire, vous fréquentez le petit roitelet, le maigre Chariot.
—Baste! fit Crucé. Je suis son orfèvre. Je suis aussi son armurier, et je viens de lui vendre une arquebuse perfectionnée...
—Et que dit le roi? demanda Orthès.
—Le roi est tout à la paix. Le roi veut qu'on s'embrasse! Catholiques et huguenots, mécréants et fidèles serviteurs de l'Eglise doivent se jurer amitié, fraternité, assistance et affection! Le roi a envoyé un exprès à M. de Coligny! Le roi a écrit à la reine de Navarre! Le roi veut marier sa soeur à Henri de Béarn! Voilà ce que dit le roi, messieurs!
—Bon! bon! grogna le vicomte, nous lui ferons chanter bientôt une autre litanie!
Crucé reprit alors:
—Mais tout cela ne m'aurait pas empêché d'arriver à l'heure. Ce qui m'a retardé, c'est que j'ai voulu voir la fin d'une scène étrange qui vient de se passer en plein Louvre. Le petit Charlot voulait raccommoder Damville et Montmorency, et obliger les deux frères ennemis à s'embrasser; je vous dis que le roitelet est tout à la paix. Mais notre grand maréchal a tenu bon, à ce qu'il paraît... Toujours est-il que les deux frères étaient avec le roi, qui avait fait sortir tout le monde de son cabinet. J'ai écouté à la porte, et j'ai surpris des éclats de voix; malgré tout, je n'entendais pas grand-chose, lorsque voici la reine Catherine, la grande reine, qui arrive, traverse l'antichambre, entre et laisse la porte ouverte. Nous nous approchons tous, Anjou, Guise, Maugiron, Quélus, Maurevert, Saint-Mégrin, et en outre Nancey et ses gardes que la reine avait amenés. Le roi s'émeut. La reine, sans se laisser imposer silence, désigne du doigt un jeune homme qui escortait Montmorency et l'accuse de félonie, lèse-majesté et violences envers le duc d'Anjou. Le roi pâlit, ou plutôt jaunit. Il donne l'ordre de saisir le Pardaillan...
—Comment! le Pardaillan! s'écria d'Aspremont.
Dans son petit cabinet, le vieux routier avait frémi.
—Mais oui! continuait Crucé, c'est ainsi que s'appelle le jeune homme en question.
—Mais Pardaillan est vieux, bien qu'alerte. Je le connais: nous devons nous battre.
—Jeune, monsieur le vicomte, tout jeune! Ah! Montmorency a de rudes compagnons.
—Mais non! Il n'était pas avec Montmorency. Il était avec Damville. Vous avez mal vu, mal compris!
—J'ai parfaitement vu, au contraire. Mais ce que vous dites prouve tout simplement qu'il y a deux Pardaillan. Vous connaissez le vôtre. Je connais le mien, et ce n'est pas d'aujourd'hui. Car c'est lui qui a fait manquer l'affaire du Pont de Bois... mais, suffit! pour en finir, au moment où le roi donne l'ordre d'arrêter Pardaillan, nous nous élançons tous, Quélus en tête. Mais voilà l'enragé qui brise l'épée de Quélus, qui lui arrache sa toque, qui, dans le tumulte, profère encore des insultes, qui, enfin, saute par la fenêtre et disparaît. Maurevert le tire et le manque... aussitôt, les mignons, d'une part, Nancey et ses gardes, d'autre part, quittent le Louvre pour courir à la recherche du jeune truand et l'arrêter partout où il se trouvera, et je vous réponds...
Crucé en était là de son récit, lorsque la porte du petit cabinet s'ouvrit brusquement, et les quatre convives effarés virent se dresser devant eux le vieux Pardaillan qui, un peu pâle, mais souriant, disait de sa voix la plus polie:
—Messieurs, permettez que je passe, s'il vous plaît. Je suis très pressé...
La table, en effet, faisait obstacle...
—Monsieur de Pardaillan! s'écria Orthès d'Aspremont.
—Place donc! puisque je vous dis que je suis pressé!
En même temps qu'il grondait ces mots, Pardaillan repoussa violemment la table; les flacons culbutèrent, les plats s'entrechoquèrent; au même instant, pâle de rage, d'Aspremont sautait sur son épée, mettait flamberge au vent et hurlait:
—Ah! par la mort-Dieu, si pressé que vous soyez, vous me rendrez raison de l'insulte!
—Prenez garde, monsieur, fit Pardaillan, j'ai l'épée mauvaise quand je suis pressé! Croyez-moi, remettons la chose!
—A l'instant! sur-le-champ! vociféra le vicomte.
—Vous n'êtes pas galant, monsieur Orthès, vicomte d'Aspremont! Soit donc! Mais, ajouta Pardaillan, les dents serrées, la voix sifflante, vous allez vous en repentir!
A peine en garde, d'Aspremont poussa une botte furieuse. Pardaillan était blessé à la main, et le sang coulait.
Dans la même seconde, le vieux routier sentit ses doigts se raidir et sa main devenir pesante; l'épée allait lui échapper... il la saisit de la main gauche et se rua sur son adversaire par une série de coups si furieux et si méthodiques à la fois que d'Aspremont, en quelques instants, fut acculé au mur après avoir renversé plusieurs tables.
Ceci s'était fait si rapidement que les nombreux témoins de cette scène ne virent qu'une série d'éclairs et n'entendirent qu'une série de froissements précipités. Il y eut un dernier éclair, un froissement, et on vit d'Aspremont s'affaisser, rendant un flot de sang; il avait l'épaule droite traversée de part en part.
Pardaillan, sans dire un mot, rengaina l'épée encore rouge, se précipita au-dehors, fendit la foule et se mit à courir.
Dans sa hâte, il avait oublié Pipeau qu'il devait ramener au chevalier. Mais peut-être le chien avait-il éprouvé une instinctive sympathie pour lui car, s'étant par hasard retourné, Pardaillan le vit qui trottait sur ses talons.
En un quart d'heure, le vieux routier atteignit le cabaret du Marteau-qui-cogne.
—Catho! Catho! vociféra-t-il en entrant dans le bouge.
Aux appels furieux de Pardaillan, Catho descendit un escalier de bois en criant:
—Bon! bon! Est-ce de l'hydromel qu'il vous faut?
—Mon fils!... Ce jeune homme que je t'avais confié!...
—Eh bien?... demanda Catho.
—Eh bien! qu'est-il devenu?... Où est-il?...
—Ma foi, il a dormi comme un moine: puis il est parti, et n'est pas de retour encore...
Le vieux routier bouillait d'impatience; mais il était évident que Catho ne pouvait lui fournir aucun renseignement.
—Donne-moi donc de quoi faire une mesure d'hypocras, et de quoi sécher cette égratignure.
Quelques minutes plus tard, Catho plaçait devant Pardaillan du vin, du sucre candi, de l'ambre, de la cannelle, du musc et des amandes. Puis, une infusion de vin chaud mêlé d'huile et de plantes diverses.
Le vin chaud mêlé d'huile où des simples plantes avaient bouilli était pour panser la plaie de sa main droite; blessure légère, ce qu'il constata en remuant les doigts.
Le vin froid, le sucre candi, l'ambre, la cannelle, le musc et les amandes étaient pour l'hypocras que Pardaillan se mit à fabriquer. Cependant, il tenait les yeux fixés sur la porte qu'il dévorait du regard, et grommelait:
—Il lui arrivera malheur! Pourquoi diable se mêle-t-il de ce qui ne le regarde pas? Que diable allait-il faire au Louvre?...
Le vieux Pardaillan avait achevé la préparation de son hypocras et commençait à déguster cette boisson compliquée, lorsque Pipeau aboya joyeusement et s'élança au-dehors: l'instant d'après, le chevalier entra et, apercevant son père:
—Alerte! Alerte! Je suis poursuivi!
En quittant le Louvre de la façon qu'on a vue, le chevalier de Pardaillan, après un détour ayant constaté que personne n'était à ses trousses, avait pris le chemin de l'hôtel de Montmorency qu'il ne tarda pas à atteindre.
Le maréchal arriva une demi-heure après le chevalier, et commença par le serrer dans ses bras en lui disant:
—Ah! mon cher enfant, votre présence d'esprit m'a sauvé la vie, et l'a sauvée sans doute à d'autres personnages...
—Monseigneur, fit le jeune homme, je ne sais de quoi vous voulez parler. J'ai déjà oublié, ajouta-t-il avec un sourire, qu'il existe dans Paris une rue de Béthisy...
—Aussi généreux que brave! fit le maréchal. Mais pourquoi la reine Catherine vous a-t-elle accusé?...
—Sa Majesté me veut mal de mort parce que je n'ai pas voulu tirer l'épée contre un gentilhomme qui me fait l'honneur d'être mon ami. Vous le connaissez, c'est le comte de Marillac... Quant au duc d'Anjou, il est vrai que je l'ai quelque peu malmené certain soir où il venait rôder sous les fenêtres de deux personnes qui logeaient alors rue Saint-Denis...
Le maréchal pâlit.
—Vous pensez donc, gronda-t-il, que le frère du roi...
—Je vous l'ai dit, monseigneur, et c'est la première piste que je vous avais indiquée pour retrouver les deux nobles dames que nous recherchons.
François de Montmorency, son front dans une main, paraissait méditer sur cette voie qui s'offrait à ses recherches.
—Non! fit-il en secouant la tête. Ce ne peut être Anjou... Mon frère seul est capable d'avoir médité et exécuté cette infamie. C'est à lui qu'il faut que j'en demande raison...
Et, tendant la main au chevalier:
—Ainsi, dit-il, c'est pour les défendre que vous vous êtes exposé à la colère de ces puissants personnages!
—Monseigneur, balbutia le jeune homme, je vous ai dit que j'avais à réparer le mal causé jadis par mon père.
—Et vous allez sans doute quitter Paris?
—Moi! s'écria le chevalier avec étonnement.
—Songez que, si on vous trouve, vous êtes perdu!...
—Je n'espère rien que de moi-même! dit Pardaillan. Je ne quitterai pas cette ville, monseigneur.
Une flamme d'orgueil et d'audace illumina un instant la physionomie du chevalier.
—Monseigneur, reprit-il, puis-je vous demander ce qui est résulté de votre entrevue avec le maréchal de Damville?
—Mon frère nie! répondit François d'une voix sombre.
—Il nie! Pourtant j'ai entendu, j'ai vu!...
—Après votre départ, il avait la partie belle pour nier.
—Mais là n'est plus la question maintenant. Il faut trouver le moyen d'obliger l'ennemi à capituler... Avez-vous pris une décision?
—Oui, mon jeune ami. Et c'est d'aller à l'hôtel de Mesmes. J'ai laissé à mon frère trois jours de réflexion suprême. Après quoi, je le tuerai ou il me tuera...
Le ton avec lequel le maréchal prononça ces paroles prouva au chevalier que rien ne pourrait le faire changer d'idée.
François de Montmorency reprit alors:
—Passons à vous, maintenant. Vous êtes mon hôte, jusqu'au jour où il n'y aura plus danger pour vous à sortir d'ici.
—Excusez-moi, monseigneur... j'ai déjà accepté l'hospitalité d'une personne qui m'est chère.
Le maréchal crut qu'il s'agissait de quelque maîtresse chez qui le jeune homme comptait se réfugier, et n'insista pas. Seulement, il demanda:
—Comment ferai-je donc pour vous prévenir si j'ai besoin de vous?
—Monseigneur, je viendrai ici tous les jours, ou j'enverrai quelqu'un qui a toute ma confiance. Mais, si une complication survenait, on me trouvera à l'auberge du Marteau-qui-cogne.
Là-dessus, le jeune homme fit ses adieux au maréchal, qui le serra dans ses bras.
Une fois dehors, le chevalier se mit à marcher de ce pas tranquille et fier qui lui était habituel. Il se disait qu'au cas où on le chercherait, la meilleure manière d'attirer l'attention et de se faire arrêter était de se mettre à courir.
Quoi qu'il en soit, il avait l'oeil au guet; mais, ne voyant rien de suspect dans les rues paisibles, il s'abandonna peu à peu à ses rêveries. Le malheur est que, lorsqu'on rêve ainsi, on ne voit plus rien autour de soi. Pardaillan ne vit pas la silhouette de Maurevert contre lequel il faillit se cogner.
La chose se passait à l'angle d'une ruelle proche du Louvre.
Pardaillan ne vit rien, lui, et poursuivit en même temps son chemin qui le conduisait au Marteau-qui-cogne et son rêve qui le conduisait aux pieds de Loïse. Mais Maurevert, qui n'avait aucune raison de rêver à ce moment-là, vit parfaitement le chevalier. Il bondit de joie et s'enfonça dans la boutique obscure d'un fripier. Lorsque Tardaillan fut passé, Maurevert sortit de la boutique et avisa un garde qui, son service fini, se promenait. Il lui dit deux mots, et le garde se mit à courir. A ce moment arrivèrent Quélus et Maugiron avec lesquels Maurevert avait rendez-vous. Il les mit au courant de la rencontre qu'il venait de faire et s'élança à la poursuite de Pardaillan.
Tout ce mouvement échappa, bien entendu, au chevalier.
Au moment où il entrait dans la ruelle Montorgueil, où se trouvait le cabaret du Marteau-qui-cogne, il entendit soudain derrière lui le bruit de pas nombreux et précipités. S'étant retourné, il vit une bande composée d'une dizaine de gardes, en tête desquels marchaient Quélus et Maugiron; quelques pas en avant de tous, venait Maurevert.
Pardaillan allongea le pas.
—Arrête, arrête! hurla Maurevert.
—Au nom du roi! hurla le sergent.
Pardaillan, son poignard à la main, prit alors une allure plus rapide. Son intention était de passer devant le cabaret sans s'y arrêter, et d'aller se perdre dans le dédale de ruelles qui formait un inextricable lacis entre la nouvelle église Saint-Eustache et la place de Grève.
Mais, au moment où il s'élançait, à l'autre extrémité de la rue Montorgueil, il vit s'avancer une troupe du guet.
Le chevalier était pris! Une légère sueur pointa à la racine de ses cheveux. Comme il hésitait pour savoir s'il essaierait de foncer sur l'ennemi qui était devant lui, un chien courut se jeter dans ses jambes.
—Pipeau! s'écria Pardaillan. C'est donc que mon père est là!...
Et il se jeta dans le cabaret en criant:
—Alerte! Je suis poursuivi...
Le vieux Pardaillan bondit jusqu'à la porte. Un coup d'oeil le convainquit de la gravité de la situation.
Fermer la porte et la verrouiller fut pour le vieux routier l'affaire d'un instant.
A la même seconde, des coups violents furent frappés.
—Ouvrez, hurlait-on.
—Barricadons! fit le vieux Pardaillan.
Les tables, les escabeaux s'entassaient à l'intérieur, devant la porte. Du dehors, les coups devenaient plus furieux.
—Nous le tenons! vociférait une voix que le chevalier reconnut pour être celle de Maurevert.
—Catho! Catho! appela le routier.
La grosse Catho était là, qui assistait sans trop d'émotion à la bagarre. Et il faut dire que, si elle eut quelque émotion, ce fut plutôt à la pensée que ce jeune homme, si brave et si beau, allait être emmené par les gens du roi.
—Me voici, monsieur, dit-elle.
—Un mot. Un seul. Es-tu contre nous? Es-tu avec nous?
—Avec vous, monsieur, répondit Catho paisiblement.
—Tu es une bonne fille, Catho. Je te revaudrai cela.
Et le vieux Pardaillan glissa ce mot dans l'oreille de son fils:—Si elle avait pris parti pour eux, je la tuais raide!
—Que t'arrive-t-il? reprit le routier.
—Je vous raconterai la chose, monsieur. C'est toute une histoire assez longue.
M. de Pardaillan père eut ce mot:
—Catho, du vin!... Raconte, mon fils, nous avons le temps!
Et, tandis que des coups sourds ébranlaient la porte, tandis qu'on entendait au-dedans les aboiements féroces de Pipeau, et au-dehors les hurlements du sergent, le chevalier, en quelques mots brefs et calmes, en un récit méthodique et tranquille, raconta la scène du Louvre.
La porte, sous un coup violent, se fendit du haut en bas.
—Catho! fit le routier.
—Me voici, monsieur.
—Tu as de l'huile, n'est-ce pas, ma fille?
—De la très bonne huile de noix.
—Bon! Y a-t-il une cheminée, là-haut?
—Oui, monsieur.
—Catho, tu es une bonne fille. Monte là-haut et allume un grand feu, un bon feu, tu entends, un feu à faire griller un cochon ou à faire rôtir un moine...
La grosse Catho s'élança, saisit des fagots et monta.
—A nous! fit M. de Pardaillan père.
Et, suivi du chevalier, il se précipita dans les caves. Dix minutes plus tard, trois jarres d'huile étaient en haut, plus tout ce qu'il y avait de pain dans l'auberge, plus une cinquantaine de bouteilles, plus un levier de fer et une pioche trouvés dans la cave.
—Voici les munitions! dit le père, en désignant l'huile.
—Et voici les provisions! dit le fils.
—A l'escalier! reprit le vieux.
L'escalier était en bois. L'escalier était vermoulu. L'escalier ne tenait plus qu'à quelques crampons.
—Catho? cria le routier, tu veux bien que je démolisse ta maison?...
—Démolissez, monsieur! répondit Catho qui, sur le feu, plaçait une énorme marmite de fer, et dans la marmite, versait une jarre d'huile.
Les deux hommes, à coups de pioche, à coups de levier, attaquèrent l'escalier par ses crampons. Quand les crampons qui le scellaient au mur furent arrachés, ils montèrent en haut et, du pied, des mains, se mirent à pousser.
Une clameur terrible retentit: la porte était enfoncée: gardes et gens du guet, pêle-mêle, se jetaient à l'intérieur et repoussaient les obstacles accumulés.
A ce moment, à cette clameur répondit un effroyable fracas: c'était l'escalier qui s'effondrait!
—Catho! est-ce que ça chauffe?
—Ça brûle, monsieur!...
La marmite d'huile bouillante fut traînée au bord du trou auquel aboutissait l'escalier lorsqu'il y avait un escalier.
La salle du bas était pleine de gens qui démolissaient la barricade et criaient:
—Une échelle! Une échelle!...
Pardaillan père se pencha et cria:
—Messieurs, retirez-vous, ou nous allons vous échauder!
Avec une vaste cuiller, il puisa l'huile bouillante et, à toute volée, en lança le contenu sur les assaillants. Ah! ce fut un beau concert de hurlements, de clameurs et de menaces!... En vingt secondes, la salle du bas était vide!
—Catho! chauffe, ma fille! chauffe toujours!
—Je chauffe, monsieur!...
La rue était pleine de vociférations. Une clameur plus haute retentit: un menuisier apportait une longue échelle.
—Par la fenêtre! hurla Maurevert.
—Bon! fit le vieux Pardaillan, nouvelle tactique!... Attendez, mes enfants, nous allons rire!...
L'échelle, violemment, fut posée contre la fenêtre et, ses montants s'appuyant sur les vitraux, les firent sauter en éclats. Le vieux routier ouvrit la fenêtre et se pencha: sept ou huit hommes montaient l'un derrière l'autre... il fit un signe... Le chevalier accourut. Le père et le fils saisirent les montants de l'échelle et unirent leurs deux forces...
L'échelle, un instant, se balança puis retomba lourdement, s'abattit... deux hommes écrasés demeurèrent sur la chaussée boueuse. Au même instant, la marmite fut posée sur le rebord de la fenêtre; d'une secousse violente, les deux assiégés la vidèrent... il y eut un tonnerre de hurlements et, dans la même seconde, la place fut vide.
Les assiégeants effarés, stupides devant une pareille résistance, se concertaient... Quinze hommes ébouillantés ou blessés étaient hors de combat, les deux Pardaillan n'avaient pas une égratignure.
Paisible, Catho avait replacé sa marmite sur le feu et faisait chauffer une nouvelle jarre d'huile.
Seulement, elle poussa tout de même un soupir de commerçante et murmura:
—De la si bonne huile de noix, quel dommage!...
Dehors, les assiégeants cherchaient à s'entendre pour une nouvelle attaque.
—Puisque les enragés aiment ce qui brûle, hurla Maurevert, donnons-leur du feu!
—Oui! oui! brûlons la bauge et les sangliers!
—Seigneur! fit Catho, croyez-vous qu'ils vont nous brûler?
—Je le crois, dit le vieux routier.
—Catho! reprit tout à coup le chevalier, qu'y a-t-il derrière ce mur?
—Dame... il y a la maison de mon voisin, le marchand de volailles vivantes.
—Je te comprends, mon fils! s'écria le père. Essayons de passer chez le marchand de volailles.
Le chevalier saisit la pioche et attaqua le mur. Le vieux Pardaillan, d'un geste, l'arrêta:
—Cet homme va entendre les coups et prévenir les gardes: au lieu de fuir, nous ouvrons la brèche qui leur livre passage.
—C'est un risque à courir, dit froidement le chevalier. J'aime mieux mourir dans un corps à corps que mourir dans le brasier que cette maison va être tout à l'heure...
—Va donc, mon fils!...
Les coups de pioche commencèrent à retentir sourdement.
Le mur était épais, solide. Au-dehors, heureusement, le tumulte continuait. Mais des fascines s'accumulaient au pied de la maison.
Catho, d'un geste, appela le routier à la fenêtre et, du doigt, lui montra un homme qui, dans la rue, se lamentait, se tordait les bras, s'arrachait les cheveux:
—Le marchand de volailles! dit-elle.
Quelques instants plus tard, un épais tourbillon de fumée monta au ciel et, bientôt, la flamme s'élança en langues écarlates et commença à lécher les murs de la maison.
La maison brûla. On eut toutes les peines à éteindre ensuite l'incendie qui avait gagné les maisons voisines et menaçait toute la rue. Quelques voisins subirent des pertes graves; mais cela comptait pour peu de choses; l'essentiel était que Maurevert, Quélus et Maugiron purent se rendre au Louvre bras dessus, bras dessous.
Maurevert fut reçu par la reine Catherine de Médicis.
Les deux mignons le furent par le duc d'Anjou.
—Madame, dit le premier à la reine mère devant Nancey qui faillit en avoir la jaunisse de jalousie, madame. Votre Majesté est vengée: nous avons pris le jeune truand comme un renard au terrier, et nous l'y avons enfumé, c'est-à-dire bel et bien grillé, moyennant un feu de joie dont nous avons fait flamber sa maison.
—Maurevert, dit Catherine, je parlerai de vous au roi.
Quant à Quélus et Maugiron, ils dirent au duc d'Anjou:
—Monseigneur, vous êtes vengé... Sans Maurevert, qui a eu des hésitations inexplicables, nous aurions déjà pu vous annoncer la chose depuis une heure. Enfin, c'est fait. L'insolent ne vous regardera plus en face. Il est mort, brûlé vif.
—Vous êtes vraiment de bons amis, dit le duc d'Anjou en se passant du cosmétique sur les sourcils. Je voudrais être le roi, rien que pour pouvoir vous récompenser selon vos mérites.
XXIX
COMMENT M. DE PARDAILLAN FILS DÉSOBÉIT
UNE FOIS ENCORE À M. DE PARDAILLAN PÈRE
Ni Pardaillan père ni Pardaillan fils n'étaient morts. Ils s'étaient bel et bien tirés de la fournaise, en passant par le trou fait à la pioche.
Les trois assiégés se trouvèrent dans une sorte de grenier où le voisin serrait ses sacs de grains pour les volailles qu'il nourrissait. Ce grenier était fermé d'une vieille porte dont on fit sauter la serrure. Alors, ils se précipitèrent dans un escalier qui aboutissait à la cuisine.
Cette cuisine ouvrait, d'une part, sur la boutique; mais, par là, on aboutissait à la rue, c'est-à-dire en plein traquenard. D'autre part, elle donnait sur une cour assez vaste, dont les quatre côtes étaient occupés par des poulaillers. Les murs de clôture étaient assez élevés. Mais il était facile de les franchir en montant sur le toit d'un poulailler.
Le chevalier, le premier, se hissa à la force du poignet. Il tendit la main à Catho, qui en un instant le rejoignit; puis ce fut le tour du vieux Pardaillan. De là à la crête du mur, cela devenait un jeu. Et une fois sur le mur, ils n'eurent plus qu'à se laisser tomber.
Ils se trouvèrent alors dans un jardin de maraîcher.
—Que vas-tu faire? demanda le routier à Catho.
—Je suis ruinée, dit-elle. Que vais-je devenir?
—Tu ne peux nous suivre: il faut nous séparer.
Le chevalier, trouvant que son père en usait peut-être avec quelque ingratitude, voulut intervenir.
—Si elle nous suit, dit le routier, nous sommes pris, et elle aussi: une bonne corde pour tous les trois! La truanderie est à deux pas; que Catho s'y réfugie. Une fois là, elle est imprenable. Quant à nous, nous verrons. Allons, Catho, ma fille, est-ce que cela ne te paraît pas juste?
—Très juste! dit-elle. Mais que vais-je devenir sans un sou!
—Tends ton tablier!
Catho releva les coins de son tablier. Le vieux Pardaillan dégrafa sa ceinture de cuir et, non sans un soupir d'adieu, en versa le contenu intégralement dans le tablier.
—Mais il y a là près de cinq cents écus! s'écria Catho.
—Plus de six cents, ma fille!
—C'est plus que ne valait le taudis!...
—Prends toujours. Tu reconstruiras une autre auberge, et tu nous aideras peut-être un jour à la brûler aussi. Seulement, ne l'appelle plus l'Auberge du Marteau qui cogne! Appelle-la l'Auberge des deux Morts qui parlent! Adieu...
—Adieu, fit à son tour le chevalier, je regrette de ne rien pouvoir joindre aux écus de monsieur mon père...
—Si fait: vous pouvez y joindre votre offrande, monsieur le chevalier! s'écria vivement Catho.
Elle tendit sa joue. Et cette ribaude rougit...
Le chevalier sourit et l'embrassa de tout son coeur sur les deux joues, ce qui était plus que Catho demandait.
Les deux hommes s'éloignèrent alors rapidement, franchirent la porte du jardin et se trouvèrent dans une ruelle.
M. de Pardaillan père, suivi de son fils, se mit à longer vivement la ruelle et aboutit à la rue du Roi de Sicile; de là, tournant à droite, les deux hommes tombèrent dans la rue Saint-Antoine, grande artère du Paris d'alors.
—Ça! causons un peu de nos affaires, maintenant, dit le routier. Elles me paraissent quelque peu embrouillées.
—Elles me semblent fort claires, à moi! dit le chevalier. Nous sommes tous deux en état de rébellion flagrante.
—Que dirais-tu d'une petite promenade hors Paris?
Ils allaient ainsi, devisant paisiblement, et ne prenant pas la peine de se cacher. D'ailleurs, la rue Saint-Antoine remplie de bourgeois, de passants, de marchands, les cachait: ils étaient perdus dans la foule assez nombreuse des piétons.
—Mon père, répondit Pardaillan, il m'est impossible de quitter Paris en ce moment.
—Impossible! Or ça, tu veux donc que nous soyons pendus? ou écartelés? ou roués vifs?...
—Non, père, je vous supplie de partir... Quant à moi, il faut que je reste... Mais que se passe-t-il là?
En disant ces mots, le chevalier s'élança. Le vieux Pardaillan l'arrêta par le bras.
—Où courez-vous encore? De quoi diable vous mêlez-vous? Vous ne voulez vous défier ni des hommes, ni des femmes, ni de votre coeur?
Ah! monsieur, s'écria le chevalier, ce que j'ai vu des hommes m'oblige à les mépriser presque tous; je crains les femmes; et, quant à mon coeur, je le maudis pour les mauvais tours qu'il me joue! Vous voyez donc bien que je suis vos avis...
En parlant ainsi, le chevalier, d'une secousse, s'arracha à l'étreinte de son père. Le vieux routier demeura un instant stupéfait.
—Voilà ce qu'il appelle suivre des avis? gronda-t-il. Je crois qu'il finira sur l'échafaud et il ne me restera que la ressource de l'y accompagner! Allons!...
Et il s'élança à son tour vers le gros rassemblement qui obstruait la rue Saint-Antoine.
A cet endroit de la rue, au-dessus de la boutique d'un marchand de simples et herbes desséchées dont l'enseigne était vouée—au grand Hippocrate, ledit marchand avait depuis longtemps fait creuser une niche. Dans cette niche, il avait placé une statuette en bois peint figurant un vénérable vieillard habillé à la grecque, possesseur d'une belle barbe, et qui n'était autre que le grand Hippocrate en personne. Or, peu à peu, ce personnage avait changé d'identité. Le grand Hippocrate était devenu peu à peu et tout doucement le grand saint Antoine.
Or, de même que sur une foule de points dans Paris, de zélés serviteurs de l'Eglise avaient installé au-dessous de la niche, devant la porte de la boutique, une table sur laquelle ils avaient placé une corbeille destinée à recevoir les dons des fidèles à saint Antoine. Ceux qui étaient riches mettaient un denier ou un sou; ceux qui étaient pauvres jetaient un liard; enfin, les moins fortunés mettaient dans la corbeille du pain, des légumes pour la soupe de saint Antoine, et ceux qui n'avaient rien du tout faisaient une croix et une prière.
Il va sans dire que, tous les soirs, les quêteurs des couvents venaient recueillir le contenu de la corbeille.
Cela dit, on comprendra l'indignation publique lorsqu'un bourgeois étant venu à passer refusa formellement de déposer aucune aumône.
—Saluez au moins le grand saint Antoine, lui cria-t-on.
—Mais, objecta le bourgeois, c'est Hippocrate!
Là-dessus, on cria au blasphème.
—Mort au huguenot!
—Mort au parpaillot!
A ce moment passa une litière traînée par un cheval blanc, et dans laquelle se trouvait une jeune femme à l'oeil doux, au visage expressif. La litière fut naturellement arrêtée par la foule, et la jeune femme écarta les rideaux pour voir ce qui se passait. A peine eut-elle aperçu le bourgeois que l'on malmenait qu'elle s'écria:
—Quoi! c'est l'illustre Ramus que l'on traite ainsi!
Le bourgeois, entendant cette voix amie, fit tous ses efforts pour se rapprocher de la litière.
—Laissez-le! criait la jeune femme. Je vous dis que c'est le savant Ramus!...
La foule ne comprit qu'une chose: c'est que cette femme prenait le parti du—huguenot et, ayant remarqué que la litière ne portait pas d'armoiries, preuve que la femme n'était pas de noblesse et qu'il n'y avait pas de ménagement à garder pour elle, cria tout d'une voix:
—A mort la parpaillote! Qu'on les brûle tous deux!
La litière se trouva aussitôt entourée, et la foule qui, jusque-là, s'était plutôt amusée, devint tout à coup furieuse, s'exalta de ses propres clameurs; en quelques instants, la situation devint menaçante pour la jeune femme, et elle se mit à jeter des cris de détresse. Ramus, le visage ensanglanté, s'accrochait désespérément aux rideaux de la litière.
—Place! place! hurla tout à coup une voix éclatante.
Alors, on vit un jeune homme foncer tête baissée à travers la foule, écarter les plus enragés à coups de poing, arriver à la litière, et là, tirant une longue rapière, en porter des coups furieux aux assaillants les plus rapprochés.
Un cercle se forma autour du chevalier de Pardaillan—car c'était lui.
La jeune femme, voyant le secours inespéré qui lui arrivait, reprit courage et tendit la main au vieux Ramus, qui se hissa dans la litière en murmurant:
—Je suis sauvé pour cette fois... mais c'est grand-pitié qu'un peuple en vienne à de si terribles méchancetés...
La foule, voyant sa proie lui échapper, se mit à jeter des hurlements féroces, mais la flamboyante Giboulée décrivait de si rapides cercles avec sa pointe que le vide se maintenait autour du chevalier.
Cependant les plus furieux allaient se ruer dans un assaut désespéré, lorsque des cris de douleur retentirent sur les derniers rangs de la foule qui se dispersa comme devant un ouragan; c'était M. de Pardaillan père qui arrivait à la rescousse et s'escrimait si bien de sa rapière qu'en quelques instants il eut pris place près de la litière, de l'autre côté de son fils.
Avec une pareille escorte, la litière se trouva assez protégée pour avancer rapidement.
Et comme, en somme, on ne savait pas trop de quoi il s'agissait, la foule s'arrêta, se contentant de menacer du poing les deux sauveurs qui, cent pas plus loin, remirent leurs épées au fourreau.
Pardaillan père, une fois le danger passé, avait rejoint Pardaillan fils en grommelant:
—De quoi diable t'es-tu encore mêlé là?...
Le chevalier ne répondit pas: il était tout à l'émotion qui lui venait en s'apercevant que la litière suivait exactement le chemin qu'il avait pris le jour où il avait suivi la Dame en noir avec l'intention bien arrêtée de lui dire qu'il aimait sa fille Loïse!
Et que devint cette émotion lorsque la litière entra dans la rue des Barrés!...
Enfin, le coeur du chevalier se mit à battre plus fort que jamais lorsque la litière s'arrêta devant la maison où il avait vu entrer Jeanne de Piennes!...
Le vieux Ramus descendit de la litière, suivi de la jeune femme qui sauta légèrement à terre.
—Entrez, dit-elle de sa voix douce, entrez, mon bon père, Il faut que vous vous reposiez quelque peu.
—Vous êtes une charmante enfant, dit Ramus, qui ne paraissait pas trop ému de ce qui venait de lui arriver; et j'aurai grand plaisir à me reposer en votre société.
Et, comme la porte s'ouvrait au coup de marteau, le savant entra dans la maison. Alors la jeune femme se tourna vers le chevalier et son père.
—Entrez, dit-elle avec une tendre autorité.
Le chevalier eût bien voulu s'en aller: la curiosité de connaître cette maison où était entrée la mère de Loïse l'emporta.
L'intérieur de la maison était d'aspect de bourgeoisie. Ils pénétrèrent dans une salle à manger, et la dame ordonna à une servante d'apporter des rafraîchissements.
—Messieurs, dit-elle alors, je m'appelle Marie Touchet. Me ferez-vous la grâce de me dire à qui je dois d'être en vie?
Le chevalier ouvrait déjà la bouche. Le vieux routier lui marcha sur le pied et se hâta de répondre:
—Madame, je m'appelle Brisard, ancien sergent des années du roi, et mon jeune camarade que voici et qui est gentilhomme s'appelle M. de La Rochette.
Marie Touchet remercia ses deux sauveurs en termes émus et voulut leur faire promettre de la revenir voir, ce à quoi ils ne voulurent pas s'engager.
—Quelles relations Jeanne de Piennes pouvait-elle avoir avec la dame que nous quittons? se demandait le chevalier.
—Je me demande à quoi nous sert d'avoir exposé notre vie pour ces inconnus! dit le vieux routier. Sans compter qu'un peu plus, vous alliez dire votre nom, alors que nous devons nous cacher... nous défier de Paris tout entier!
—Oh! mon père, croyez-vous donc que cette femme qui nous doit la vie serait capable de nous trahir?
—Je me méfierais du meilleur de mes amis en ce moment.
Le lendemain, Marie Touchet reçut la visite du roi Charles IX, qui, comme toujours, vint seul et secrètement.
Elle le mit au courant de ce qui s'était passé la veille et ajouta:
—Mon cher sire, si vous avez quelque amour pour moi, vous récompenserez ce vieux sergent qui se nomme Brisard et ce jeune gentilhomme, si brave, M. de La Rochette.
—Je le veux, dit le roi, je le veux, ma chère Marie.
Le roi ordonna de rechercher activement Brisard, ancien sergent, et un gentilhomme nommé de La Rochette, et qu'on les lui amenât dès qu'ils seraient trouvés. Malgré d'activés recherches, on ne put mettre la main ni sur Brisard, ni sur La Rochette! Le roi en fut très contrarié, et son grand prévôt tomba en disgrâce.
XXX
LE GÎTE
En quittant la maison de la rue des Barrés, le père et le fils discutèrent, en se promenant sur les bords de la Seine, de l'endroit où, ils se cacheraient et de ce qui leur restait à faire. Tout en discutant, ils descendaient le cours du fleuve, et ils vinrent à passer devant une guinguette.
—J'ai faim! dit le chevalier.
—Et moi, j'enrage de soif, dit le vieux routier. Entrons! J'espère que tu as de l'argent pour payer une omelette et une bouteille.
Le chevalier se fouilla et fit un signe négatif.
—J'ai tout donné à Catho! reprit le vieux routier.
—Monsieur, je pense que nous ne devons pas le regretter. Catho nous a sauvé la vie...
—Je ne dis pas non; mais, si nous mourons de faim et de soif, elle n'aura pas sauvé grand-chose!...
Avec un soupir, les deux hommes s'éloignèrent de la guinguette. Tristes et silencieux, ils continuèrent à descendre le cours du fleuve.
—Chevalier, dit tout à coup le vieux Pardaillan, nous cherchons la pitance et le gîte... viens, faisons-nous renards et loups... reprenons la route, reprenons ensemble nos longues étapes que guide le hasard; nous parcourrons la France, nous verrons le monde entier, si tel est notre bon plaisir!...
Au discours du vieux routier, le chevalier répondit en secouant la tête; il ne voulait pas quitter Paris parce que Loïse était à Paris. Du moins, il avait la conviction qu'elle y était.
—Ainsi, reprit le père, tu refuses encore de me suivre?
—Mon père, je vous l'ai déjà dit: plutôt que de quitter Paris, je mourrais.
—Bon, bon... cherchons donc un gîte?
—Je crois, monsieur, en avoir trouvé un, fit le chevalier.
—Voyons. Est-ce quelque bel arbre bien feuillu?
—Rien de cela, monsieur: c'est un palais, l'hôtel de Montmorency. Le noble duc m'a offert l'hospitalité. Allons la lui demander pour tous deux.
—Ouais, tu oublies donc, chevalier, que j'enlevai jadis sa fille et que ce digne maréchal doit avoir conservé quelque bonne dent contre ton père?
—Vous vous trompez; s'il y a eu rancune, cette rancune est maintenant évanouie.
—Je ne m'y fie pas. Mais enfin, puisque tu as l'hospitalité chez Montmorency, que ne le disais-tu plus tôt? Cela m'eût épargné des inquiétudes. Voilà donc ton gîte tout trouvé.
—Le vôtre aussi, mon père.
—Ne t'inquiète pas de moi. Du moment que tu as un gîte, le mien est tout trouvé aussi.
—Et c'est?
—Pardieu, l'hôtel de Mesmes! Allons, chevalier, je t'accompagne jusqu'au bac, et puis je prendrai le chemin du Temple. Nous aurons ainsi un pied dans l'un et l'autre camp.
Ce plan, après réflexion, parut le plus simple et le meilleur au chevalier qui l'adopta aussitôt.
En arrivant au bac qui était presque en face du palais que Catherine faisait bâtir sur l'emplacement de l'ancienne Tuilerie, le père et le fils s'embrassèrent; le bateau étant à ce moment sur l'autre rive, le chevalier dut attendre quelques moments et en profita pour dire à son père:
—Monsieur, vous m'avez déjà rendu le service d'aller à la Devinière pour ramener mon chien Pipeau. Or, j'y ai laissé un autre ami auquel je tiens assez...
—Serait-ce un autre chien?
—Non, monsieur, c'est un cheval.
—Diable! Mais nous sommes riches. Un cheval vaut de l'argent, s'il est bon...
—Il est excellent. Mais gardez-vous de le vendre, mon père!
—Et pourquoi?
—Parce qu'il s'appelle Galaor! fit en souriant le chevalier.
—Galaor! réfléchit le vieux routier. Galaor... où ai-je entendu ce nom-là?... Galaor... j'y suis! C'est aux Ponts-de-Cé... M. de Damville me racontait l'histoire d'une aventure à lui arrivée, et où il avait été sauvé. Ah ça! mais c'est donc toi qui as sauvé Damville?...
Le chevalier sourit.
—Et tu ne le disais pas! Vive Dieu!...
A ce moment, le bac accostait et le chevalier embarqua, tandis que le vieux routier, tout joyeux, tout courant, prenait le chemin de la Devinière...
En arrivant à l'hôtel de Montmorency, le chevalier, suivi de Pipeau, se fit conduire au maréchal.
—Monseigneur, lui dit-il simplement, la personne à qui je comptais demander l'hospitalité n'est pas à Paris...
Sans rien dire, le maréchal prit le chevalier par la main et le conduisit dans une chambre magnifique.
—Chevalier, lui dit-il, vous êtes chez vous.
Pendant ce temps. M. de Pardaillan père arrivait à la Devinière, tout courant, se précipitait dans les cuisines et demandait d'une voix empressée:
—Où est Galaor?...
—Galaor? fit Landry stupéfait. Il est à son écurie. Mais cet homme que vous avez blessé...
—Quelle écurie, mort-diable? interrompit Pardaillan.
—A droite de la cour, dit l'aubergiste effaré.
Le vieux routier n'entendait plus. Déjà il courait à l'écurie indiquée, suivi de maître Landry, qui lui désigna un beau cheval aubère à tête fine et intelligente.
—Voici Galaor! dit-il. Mais le blessé...
—Vous m'ennuyez, maître Landry, avec votre vicomte d'Aspremont, s'écria Pardaillan qui commençait à seller Galaor. Est-ce ma faute s'il est tombé sur la pointe de mon épée? Eh bien, voyons, est-il mort?
—Mais il n'est pas mort, monsieur!
—Diable!... Ah! le misérable! Et qu'en avez-vous fait?
—C'est ce que je voulais vous dire. Quand il eut repris ses sens, il a dit que la chose vous coûterait cher!
—Bah! vraiment?
—Et il a voulu être porté à l'hôtel de Mesmes!
—Diable, diable!... fit Pardaillan qui s'arrêta court et se mit à réfléchir. Bah! s'écria-t-il tout à coup, Galaor arrangera tout cela! Allons, adieu, maître Landry.
Sur ce, le vieux Pardaillan sauta en selle et s'éloigna au trot rapide de Galaor. Bientôt, il arriva à l'hôtel de Mesmes, fit placer Galaor à l'écurie par Gillot qui reconnut aussitôt l'ancienne monture du maréchal, et se demanda grâce à quel sortilège ce cheval, qui avait disparu tout à coup, était ramené par l'homme qui lui voulait couper les oreilles.
Cependant, le vieux Pardaillan s'était rendu chez le maréchal.
—Je vous attendais, dit celui-ci. Nous avons diverses questions à régler.
—D'abord la question d'Aspremont? fit Pardaillan.
—Oui; je vous avais recommandé de vous faire son ami, et voici qu'on me le ramène en triste état; vous me privez d'un fidèle serviteur...
—Je vous en ramène un autre, monseigneur.
—Où est-il? fit vivement le maréchal.
—A l'écurie, monseigneur. Si j'osais vous faire une prière, ce serait de descendre avec moi jusqu'à vos écuries.
Le maréchal, intrigué, acquiesça d'un geste et suivit Pardaillan. Celui-ci descendit dans la cour, ouvrît la porte de l'écurie et montra du doigt, sans rien dire, Galaor attaché à son râtelier.
—Mon ancien destrier de bataille! fit le maréchal étonné. Qui me l'a ramené?... Vous?...
—Moi, monseigneur. Il m'a été donné comme vous l'aviez donné; et celui qui vient de m'en faire présent, c'est celui-là même qui, certain soir où vous étiez attaqué par des truands, vous prêta main-forte.
—C'est vrai; cet inconnu m'a sauvé la vie, dit le maréchal.
—Cet inconnu, c'est le chevalier de Pardaillan, fils unique et héritier de votre humble serviteur!
—Venez, dit le maréchal qui, sortant de l'écurie, remonta rapidement à son cabinet, agité, silencieux, tandis que le vieux routier l'examinait en dessous, en souriant. Expliquez-moi tout d'abord votre duel avec Orthès.
—Mon Dieu, monseigneur, c'est bien simple: lorsque je suis arrivé ici, M. d'Aspremont m'a regardé et m'a parlé d'une façon qui m'a déplu. Je le lui ai dit. En galant homme qu'il est, il a compris. Aujourd'hui, nous avons trouvé l'occasion de nous exprimer en douceur toute l'estime que nous avons l'un pour l'autre.
—Ainsi, pas de haine entre vous?
—Pas la moindre haine, dit sincèrement Pardaillan.
—Bon. Venons-en donc à Galaor, c'est-à-dire à votre fils. Vous dites que c'est lui qui, si heureusement, me prêta main-forte?
—La preuve, monseigneur, c'est qu'il m'a donné Galaor en signe de reconnaissance.
—Votre fils, mon cher, est un vrai brave. Vous m'aviez promis de me l'amener.
Le vieux routier réfléchit un instant; et, pour dérouter entièrement le maréchal, il résolut d'employer l'arme la plus redoutable: la vérité.
—Monseigneur, dit-il, j'ai proposé à mon fils d'être à vous: il ne l'a pas voulu parce qu'il est déjà à M. de Montmorency. Mon fils, monseigneur, a surpris un redoutable secret: il a assisté à votre entrevue, à l'auberge de la Devinière. Il a donc tout lieu de redouter votre colère ou la terreur de quelqu'un de vos acolytes, M. de Guitalens, par exemple. Il est persuadé que, si vous le teniez, vous l'enverriez à la Bastille, d'où il s'est échappé par miracle. Voilà les bonnes et solides raisons qu'il m'a données, pour ne pas venir ici. En outre, il est à Montmorency. Or, je suis à vous, moi! Il en résulte que je me trouve dans la nécessité ou de vous trahir, ce qui serait abominable, ou de devenir l'ennemi de mon fils, ce qui me paraît plus impossible encore.
—Mais, demanda le maréchal, pourquoi le jeune homme est-il contre moi?
—Il n'est pas contre vous, il est avec Montmorency, voilà tout. Il vous en veut si peu, monseigneur, et il a si peu envie de chercher à vous nuire, qu'il va quitter Paris dès ce soir...
—Et pourquoi diable quitte-t-il Paris?... Pardaillan, franchise pour franchise. Il est très vrai que j'ai eu un instant l'idée de le rendre à Guitalens, dont il a surpris la conversation avec moi, je veux que le diable m'écorche vif, si je sais comment! Pardaillan, votre fils a le génie de la bravoure; mais il est sans appui. Amenez-le-moi! je l'enrichis!
—Vous oubliez, monseigneur, qu'en raison même de cette attitude qu'il a eue au Louvre, il est poursuivi, traqué, et qu'il lui faut quitter Paris, sous peine d'être pendu.
—Dans mon hôtel, le chevalier sera plus en sûreté que dans le château où, sans aucun doute, mon frère l'envoie.
—Mais, si je ne me trompe, il doit être déjà parti. La chose pressait. En effet, voici ce qui nous est arrivé.
Ici, Pardaillan raconta le siège du Marteau-qui-cogne.
—Vous voyez, acheva le vieux routier, qu'il était temps que le chevalier quittât Paris.
—Mais alors, vous êtes tout aussi compromis que lui! Pourquoi êtes-vous resté?
—Parce que je vous avais promis de vous aider, monseigneur, dit simplement Pardaillan.
Le maréchal tendit sa main au vieux routier, qui s'inclina plutôt pour cacher son sourire, que par respect.
Ce fut ainsi que les deux Pardaillan, après avoir failli se trouver sans gîte, eurent définitivement chacun un véritable palais pour demeure.
XXXI
LA REINE MÈRE
Trois jours après la scène du Louvre, ainsi qu'il l'avait annoncé à son frère, François de Montmorency se rendit à l'hôtel de Mesmes, résolu à terminer d'un coup de foudre cette haine de dix-sept ans. Le chevalier de Pardaillan avait insisté vainement pour l'accompagner.
Il était environ sept heures du soir, lorsque le maréchal arriva devant l'hôtel de Mesmes. Il fit un signe à son écuyer qui, en cette circonstance, remplissait les fonctions de héraut d'armes.
Sans descendre de cheval, l'écuyer sonna du cor.
La grande porte de l'hôtel demeura fermée.
Il y eut un nouvel appel de cor, puis un troisième.
Le silence demeura profond.
Aux environs, quelques têtes se montrèrent un instant à des fenêtres, puis disparurent aussitôt.
Alors, sur un nouveau signe du maréchal, le héraut d'armes mit pied à terre et heurta rudement le marteau de la porte. Un judas glissa dans sa ramure.
—Qui demandez-vous? fit une voix.
—Nous demandons, dît le héraut, Henri de Montmorency, qu'on appelle duc de Damville.
—Que lui voulez-vous? reprit la même voix.
—Nous venons lui demander justice pour une injure dont il nous frappa. Que s'il refuse, nous en appellerons au jugement de Dieu.
La porte s'entrebâilla. Un officier, aux armes de Damville, sortit, se découvrit, s'inclina devant François et dit:
—Monseigneur, je suis fâché d'avoir à vous apprendre une mauvaise nouvelle: l'hôtel est vide depuis hier. Mon maître, monseigneur de Damville, sur ordre exprès de Sa Majesté le roi, a dû subitement quitter Paris.
François pâlit et jeta un sombre regard sur l'hôtel.
—Monseigneur, reprit l'officier, que s'il vous plaît de vous reposer en cette demeure, je m'empresserai d'y exercer, vis-à-vis de vous, les lois de l'hospitalité.
François regarda le héraut, qui répondit.
—Nous refusons l'hospitalité offerte.
L'officier, alors, se couvrit, rentra dans l'hôtel et referma la porte. Alors, le héraut sonna du cor, et, par trois fois, appela à haute voix Henri de Montmorency. Puis, il mit pied à terre, s'approcha de la grande porte et dit:
—Henri de Montmorency, nous sommes venus te demander raison d'une injure grave. Nous t'avons prévenu que nous serions à ta porte ce soir. Nous déclarons que tu as fui lâchement, nous te déclarons félon, et nous te laissons notre gant en signe de défi, tant est juste notre cause!
A ces mots, François déganta sa main droite.
Le héraut prit le gant; dans la sacoche de son cheval, il prit un marteau et un clou; et, s'approchant alors de la grande porte de l'hôtel, il y cloua le gant.
Quelques minutes encore, François de Montmorency attendit pour voir si ce suprême outrage serait relevé par son frère, car il ne doutait pas qu'il ne fût dans l'hôtel.
Puis, voyant que la porte demeurait fermée, et n'entendant aucun bruit, il se retira.
A ce moment, deux hommes se montrèrent au coin même de cette ruelle, où le chevalier de Pardaillan avait tenté son attaque contre le maréchal de Damville: c'était le chevalier lui-même et le comte de Marillac.
En effet, dès que François de Montmorency eut quitté son hôtel, le chevalier en était sorti presque aussitôt, et avait couru rue de Béthisy, où il avait trouvé le comte. En deux mots, il lui avait raconté la tentative qu'allait faire le maréchal. Marillac n'avait en somme que peu d'intérêt à aider Montmorency, malgré la sympathie qu'il éprouvait pour lui. Mais, en revanche, il s'était mis une fois pour toutes à la disposition du chevalier, pour lequel son amitié et son admiration allaient grandissant. Aussi, n'hésitât-il pas à suivre son ami, qui l'entraîna à l'hôtel de Mesmes.
—Si le maréchal entre dans son hôtel, expliqua Pardaillan, et que nous ne le voyons pas en sortir, nous y entrerons, et il faudra bien qu'on nous dise ce qu'il est devenu.
—Je ne crois pas qu'il entre, fit le comte. Je connais assez Damville pour supposer qu'il voudra éviter cette entrevue.
Les deux jeunes gens, cachés dans une encoignure, assistèrent donc à la scène que nous venons de retracer.
—Vous voyez que j'avais deviné juste, dit le comte de Marillac, lorsque le maréchal fut parti.
Ils revinrent alors vers l'hôtel Coligny, le comte pensif, le chevalier inquiet, de cette profonde inquiétude qui serre la gorge, et qu'il cachait sous ce masque de froideur et ces saillies qui lui étaient habituelles.
En arrivant devant l'hôtel Coligny, Pardaillan tendit sa main et annonça qu'il retournait près du maréchal.
Mais le comte le retint.
—Voulez-vous, dit-il, me faire un grand plaisir? Il s'agit simplement de dîner avec moi ce soir; puis, vers neuf heures, je vous emmènerai quelque part, où je meurs d'envie de vous présenter à une personne...
—A qui donc? fit le chevalier en souriant.
—A ma fiancée. Vous acceptez? Vous êtes libre ce soir?...
—Je suis libre, mon ami; mais fusse-je enfermé à la Bastille, que, pour avoir l'honneur d'être présenté à celle que vous appelez votre fiancée, je démolirais la Bastille!
Devisant ainsi, et se disant le plus simplement du monde de ces choses énormes, les deux amis se dirigèrent vers une guinguette, où ils dînèrent de bon appétit.
Vers neuf heures, le comte de Marillac, suivi du chevalier, prit le chemin de la rue de la Hache.
Il avait été maintes fois question, entre Pardaillan et Marillac, de la scène du Pont de bois; mais jamais Pardaillan n'avait songé à dire que, ce jour-là, la reine de Navarre était accompagnée d'une jeune fille. De son côté, Alice de Lux n'avait jamais dit à son fiancé qu'elle se trouvait dans cette circonstance auprès de Jeanne d'Albret; en effet, il eût fallu expliquer comment la reine, avait été attaquée; elle craignait, par un mot imprudent, de révéler son attitude...
Il en résultait d'une part: Marillac ignorait que Pardaillan eût sauvé sa fiancée; de l'autre, Pardaillan ignorait que la compagne de la reine de Navarre fût précisément cette jeune fille, dont son ami l'avait entretenu avec tant de passion.
Cela dit, revenons à Alice de Lux. Il y avait en elle de l'anxiété et de la terreur. L'anxiété venait de la présence chez elle de Jeanne de Piennes et de Loïse. Elle avait, il est vrai, pris toutes ses précautions. Jeanne et sa fille étaient logées au premier, dans deux chambres qui donnaient sur le derrière de la maison. Elles y étaient enfermées à clef. Mais, enfin, un hasard pouvait révéler leur présence à Marillac.
Et alors, comment expliquerait-elle cette présence?
Ce qui provoquait sa terreur, c'était un laconique billet qu'elle venait de recevoir.
On n'a pas oublié que ses conventions avec la reine Catherine l'obligeaient à déposer, tous les soirs, dans la plus basse fenêtre de la tour, construite pour l'astrologue Ruggieri, une sorte de rapport de police. Généralement, elle se contentait de quelques mots vagues, tracés d'une écriture contrefaite:
—Rien de nouveau à dire... ou bien—J'ai vu l'homme, tout va bien...
Ce soir-là, au moment où Alice jetait son rapport, elle se sentit saisir par la main, et, dans cette main, on glissa un papier plié.
Ce billet venait de Catherine de Médicis, mais ne portait aucune signature, aucun signe qui pût laisser deviner qui l'avait sinon écrit, du moins dicté.
Voici ce qu'il contenait:
Retenez l'homme, ce soir, jusqu'à dix heures. Renvoyez-le à cette heure sans tarder. S'il veut passer la nuit chez vous, trouvez un prétexte; mais qu'à dix heures il soit dans la rue; on veut bien ajouter qu'il ne lui arrivera pas de mal.
La cynique supposition que le comte voudrait peut-être passer la nuit dans la maison amena une flamme de honte sur les joues d'Alice de Lux, et deux larmes brûlantes à ses yeux. Quant aux derniers mots du billet, ils ne la rassuraient pas!... Si Catherine de Médicis voulait que le comte fût dans la rue à dix heures, c'est qu'elle avait l'intention de le faire attaquer, enlever... que savait-elle?... toutes sortes de sinistres pressentiments l'assaillaient...
Et, lorsqu'elle entendit heurter le marteau, sa résolution fut prise à l'instant. Coûte que coûte, arrive qu'arrive, elle décida de retenir Marillac toute la nuit, s'il le fallait...
Quelques instants plus tard, le comte entra dans la pièce.
—Chère Alice, dit-il, je veux vous présenter le chevalier de Pardaillan, que je considère comme un frère.
Alice frémit. Du premier coup d'oeil, elle avait reconnu le jeune homme du Pont de bois, celui qui, après avoir sauvé la reine de Navarre, l'avait accompagnée chez le Juif du Temple.
Pardaillan, qui, après s'être incliné, relevait la tête, la reconnut aussi à l'instant même. Il y eut chez Alice un moment de poignante angoisse.
Pardaillan ne fit pas un geste de surprise, et il eut si parfaitement l'air de voir Alice pour la première fois qu'elle-même s'y trompa.
Aussitôt, elle se rassura, du moins en ce qui concernait ce nouveau danger.
—Comment se fait-il, se demandait Pardaillan, que je retrouve ici la suivante de la reine de Navarre? Pourquoi paraît-elle si troublée, si inquiète?... Je me rappelle que la reine lui a reproché, d'étrange façon, de l'avoir entraînée au Pont de bois...
Et le chevalier se mit à étudier sérieusement la jeune femme. Au bout de quelques minutes, tous les trois causaient gaiement. Et, cependant, Alice voyait avec terreur l'aiguille de l'horloge avancer vers dix heures.
—Comment faire, maintenant? Comment lui dire?
Dix heures sonnèrent. Elle tressaillit et se mit à parler avec volubilité; et sa causerie eût paru charmante à tout autre qu'à Pardaillan, dont les soupçons s'éveillaient à chaque mot qu'elle prononçait. Il lui semblait qu'elle avait des gestes équivoques; il lui surprenait des pâleurs soudaines et des rougeurs excessives, qui étaient étranges; et il ne fut pas surpris du cri de terreur qu'elle jeta, au moment où le comte, se levant, annonça qu'il était temps de se retirer.
—Pour Dieu, fit-elle d'une voix haletante, demeurez encore!...
—Chère âme, dit Marillac, voici encore de vos terreurs...
—Madame, dit le chevalier avec un accent tel qu'elle comprit ce qui se passait dans son esprit, je vous jure que, ce soir, il n'arrivera rien de fâcheux à mon ami.
Elle lui jeta un regard de souveraine reconnaissance, et n'eut que la force de murmurer au comte:
—Allez donc, mon bien-aimé, mais souvenez-vous que vous m'avez juré de veiller sur vous-même...
Et, comme ils sortaient tous trois dans le jardinet, elle se pencha brusquement à l'oreille de Pardaillan:
—Par pitié, ne le quittez pas qu'il ne soit en sûreté... Je crois qu'on veut le tuer...
Le chevalier ne put réprimer un tressaillement.
Les deux hommes sortirent et s'éloignèrent. Long-temps, Alice demeura dans la nuit, sur le pas de sa porte; mais enfin, n'entendant rien, elle rentra presque rassurée.
—Qu'en pensez-vous? demanda le comte à Pardaillan.
—Je pense... eh bien, oui, c'est vraiment une adorable jeune femme...
—Avez-vous vu, reprit le comte, comme elle m'a recommandé de veiller sur moi-même. Elle a, par moments, des peurs inexplicables...
—Eh! fit vivement le chevalier, qui vous prouve que ces peurs ne sont pas justifiées? Je crois bien que les femmes ont de certains instincts supérieurs aux raisonnements des hommes...
A ce moment, comme ils entraient dans la rue de Béthisy, une ombre, qui les avait suivis pas à pas, s'approcha d'eux soudain. Les deux jeunes gens se mirent en garde.
—Messieurs, dit l'homme qui venait de les rejoindre, ne redoutez rien, je vous prie. J'ai simplement deux mots à dire à celui d'entre vous qui est le comte de Marillac.
Pardaillan tressaillit: il venait de reconnaître la voix de Maurevert. Il garda le silence et remonta son manteau pour cacher son visage. Marillac répondit:
—C'est moi, monsieur. Qu'avez-vous à me dire?
—Monsieur le comte, je voudrais vous parler seul à seul.
—Vous pouvez parler devant monsieur, qui est mon ami.
Maurevert hésita un moment, cherchant à entrevoir le visage de Pardaillan. Enfin, il se décida:
—Monsieur le comte, dit-il, je suis chargé par une personne de vous prier de m'accompagner jusque chez elle...
—Qui est cette personne? fit Marillac.
—Une femme d'un rang auguste, voilà tout ce que je puis dire, puisque nous ne sommes pas seuls et que ce secret n'est pas à moi.
—Jusqu'où dois-je vous accompagner, si je m'y décide?
—Jusqu'à la première maison du Pont de bois, monsieur le comte... mais vous devez être seul.
Vivement, Pardaillan entraîna alors Marillac à quelques pas de Maurevert.
—Savez-vous quel est l'homme qui vous parle? C'est Maurevert, l'un des sbires de Catherine. Et savez-vous qui vous attend à la maison du Pont de bois? C'est la Médicis elle-même!
—Vous en êtes bien sûr?
—J'en mettrais ma main au feu. Ainsi, mon cher, renvoyons Maurevert avec tous les honneurs qui lui sont dus, c'est-à-dire...
Pardaillan n'eut pas le temps d'achever sa phrase.
Marillac s'était retourné vers Maurevert, et, avec une sorte de désespoir fébrile, avait dit:
—Je suis prêt à vous suivre, monsieur!... (Il faut bien que je voie enfin ma mère de près? songea-t-il avec une terrible amertume.)
—Que faites-vous! s'écria Pardaillan.
—Venez donc, monsieur le comte! dit Maurevert.
Le chevalier essaya de retenir Marillac. Celui-ci, en proie à un trouble incompréhensible, saisit son ami dans ses bras, comme pour lui dire un suprême adieu, colla sa bouche à son oreille, et, d'une voix palpitante, prononça:
—Mon cher, je vous dis adieu, et je vous bénis pour tout le bonheur que m'a donné votre charmante amitié...
—Ah ça! murmura Pardaillan, devenez-vous fou?
—Non! Car j'espère bien que Catherine de Médicis va me faire assassiner, et ce sera beau, voyez-vous!
—Par la mort-Dieu! je ne vous quitte pas!
—Tu vas me quitter, Pardaillan! Car, là où je vais, tu ne peux venir! Pardaillan, ce n'est pas le comte de Marillac qui va chez la reine mère... oui, je dis bien, la reine mère... C'est Déodat; c'est l'enfant ramassé sur les marches d'une église! Maintenant, veux-tu savoir pourquoi, sachant que je vais être assassiné, je vais chez la reine?...
—Oui, oh! oui, fit Pardaillan qui haletait.
—Eh bien, c'est parce que je veux connaître ma mère! Et que Catherine de Médicis... est ma mère!...
Et, s'arrachant de l'étreinte de son ami, le comte fit un signe à Maurevert et s'élança rapidement dans la direction du Pont de bois.
Le chevalier demeura quelques minutes comme étourdi.
—Déodat, fils de la Médicis! murmura-t-il.
Puis, reprenant son sang-froid, il s'élança à son tour vers la maison qu'il connaissait bien, décidé à en surveiller les abords tant que le comte y serait, et à y pénétrer au besoin.
Et, tout en courant, tout en arrangeant son dispositif de bataille avec cet esprit de méthode qui était une de ses grandes forces, une question se posait dans son esprit:
—Alice de Lux savait-elle que Maurevert guettait Marillac dans la rue?
En peu d'instants, il atteignit le Pont de bois.
Le chevalier examina un instant la maison mystérieuse où il avait pris contact avec Catherine de Médicis. La maison était muette, sa face toute voilée d'ombre.
—Reine, magicienne, démon, tout ce qu'elle voudra! mais qu'elle ne touche pas à un cheveu du comte. Car j'irais la chercher au fond de son Louvre, et, du roi de France, je ferais un orphelin avant l'heure!
Pardaillan se cacha, la dague au poing, les yeux fixés sur la maison mystérieuse du Pont de bois.
Dans cette maison, c'était une scène poignante qui se déroulait à ce moment, malgré la froideur apparente des paroles échangées, avec, pour acteurs, la reine Catherine, l'astrologue Ruggieri, Déodat, l'enfant trouvé—la mère, le père, le fils.
Mais, pour donner à cette scène toute sa signification, nous précéderons Déodat de Marillac dans la maison, comme déjà nous y avons une fois précédé Pardaillan. Cette fois, Catherine de Médicis n'écrit pas. Elle se pose cette question:
—Viendra-t-il?
Ruggieri la contemple silencieusement, avec une angoisse grandissante.
Voici ce que dit Catherine:
—Je ne veux pas qu'il meure ce soir. Je vais le sonder, savoir qui il est, mettre à nu son âme. S'il est tel que je l'espère, si je reconnais en lui mon sang et ma race, il est sauvé. Tu es le père, et je comprends tes appréhensions. Moi, René, je suis la mère; mais je suis aussi la reine. Je dois donc étouffer les cris de la maternité, songer aux choses de l'État, et, si cet homme s'écarte de moi, il mourra!
—Catherine, dit Ruggieri qui, dans ses moments d'émotion, oubliait l'étiquette, qu'il vive ou meure, en quoi cela peut-il intéresser les affaires de l'État? Qui saura jamais...
—Toute la question est là! interrompit Catherine d'une voix sourde. Si le secret devait toujours être gardé, je m'efforcerais d'oublier que quelqu'un par le monde peut, un jour, se dresser devant moi et me demander compte de sa détresse. Oui, je crois que je parviendrais à l'oublier. Mais vivre avec cette menace perpétuelle impossible! Crois-tu donc que mon coeur, à moi aussi, ne se soit pas ému quand tu m'as dit qu'il vivait!
—Ah! madame, s'écria amèrement l'astrologue, pourquoi ne pas me dire que vous avez résolu sa mort et que rien ne peut le sauver!
—Je te répète qu'il n'est pas condamné!... pas encore!... Je veux que mon fils, mon vrai fils selon mon coeur, mon Henri, soit roi sans conteste. Que Dieu appelle à lui ce malheureux Charles, et voilà Henri sur le trône. Cela se fera très simplement. Oui, mais devant nous se dresse un ennemi terrible. Il faudra que nous succombions ou qu'ils soient exterminés. Les Bourbons, René, voilà notre ennemi! Jeanne d'Albret, astucieuse, ambitieuse, convoite la couronne de France pour son fils, Henri de Béarn. Si je ne suis pas devenue folle, je dois penser que la meilleure méthode pour me défendre, c'est de supprimer Jeanne d'Albret... que son fils se trouve sans royaume, et voilà les Bourbons écrasés à jamais!... Or, qui mettre sur le trône de Navarre? Qui! sinon quelqu'un qui serait à moi, qui serait de ma race. Mon fils Henri, roi de France... et lui... ce fils inavouable, roi de Navarre?
Ruggieri secoua tristement la tête, et, lorsqu'il entendit frapper, lorsqu'il eut introduit Maurevert suivi de Marillac, il ne put s'empêcher de frémir en jetant à son fils un regard à la dérobée.
Maurevert, d'ailleurs, ne demeura pas dans la maison.
Dans la salle du rez-de-chaussée, Ruggieri et Marillac demeurèrent un instant seuls, silencieux.
—Soyez le bienvenu dans cette maison, monsieur le comte! finit par dire l'astrologue.
Marillac, bouleversé lui-même par une indicible émotion, ne remarqua pas le trouble qui agitait Ruggieri. Il se contenta de s'incliner, et, comme Ruggieri lui faisait un signe, il le suivit d'un pas ferme.
Arrivé au premier étage, Ruggieri poussa une porte et s'effaça pour laisser passer le comte le premier.
—Ma mère! songea le jeune homme.
—Voilà donc mon fils! pensa la reine.
—Monsieur, dit froidement Catherine, je ne sais si vous me reconnaissez...
—Vous êtes..., dit Marillac, emporté par l'irrésistible besoin de passion filiale qui germait en lui.
—Eh bien? interrogea Catherine, dont le coeur à cet instant battit sourdement.
—Je reconnais Votre Majesté, reprit le comte, vous êtes la mère... du roi Charles IX de France...
—Bien, monsieur. Je vais vous parler en toute franchise. J'ai su que vous étiez à Paris; ce que vous y êtes venu faire, quelles personnes vous y avez accompagnées, je ne veux pas le savoir... Je sais seulement que le comte de Marillac est un ami fidèle de notre cousine d'Albret; je sais que la reine Jeanne a, en vous, une confiance sans borne; et comme je veux parler à cette grande reine à coeur ouvert, j'ai pensé que vous lui seriez un messager agréable...
Le comte, faisant un effort sur lui-même, répondit d'une voix très calme:
—J'attends les communications dont Votre Majesté veut bien me charger, et j'ose vous assurer, madame, qu'elles seront fidèlement transmises à ma reine...
—Il ne sait rien! pensa Catherine, qui eut un soupir de soulagement. Et comment saurait-il, d'ailleurs?
—Ce que j'ai à vous dire, reprit-elle, est d'une extrême gravité. D'abord, comte, ne vous étonnez pas que je vous reçoive ici, la nuit, en présence d'un seul ami fidèle, au lieu de vous recevoir au Louvre. Il y a à cela deux motifs: le premier, c'est que tout le monde ignore votre présence à Paris et celle de certains personnages. Le deuxième, c'est que toute la négociation dont je vous charge doit demeurer secrète...
Le comte s'inclina.
—Ensuite, continua la reine, je dois vous expliquer pourquoi je vous confie la solution de la redoutable querelle qui, hélas! a déjà coûté tant de sang aux hommes, tant de larmes aux mères... et je ne suis pas seulement reine; moi aussi, je suis mère!
Cette parole, d'une incroyable imprudence, en un tel moment, provoqua chez Déodat—chez le fils!—une prodigieuse explosion de douleur intérieure. Ce sentiment fut si violent que le comte devint livide et il fût tombé s'il ne se fût appuyé au dossier d'une chaise. Catherine, toute à sa pensée, ne s'aperçut de rien. Mais Ruggieri avait vu, lui... avait compris!...
—Il sait!... rugit-il au fond de lui-même.
—Je vous ai choisi, continua la reine, parce que je sais combien Jeanne d'Albret vous aime. Je vous ai choisi parce que j'ai des vues sur vous...
—Des vues sur moi! s'écria le comte avec une profonde amertume dont Ruggieri saisit le sens. Aurais-je donc l'honneur d'être déjà connu de Votre Majesté?...
—Oui, monsieur, je vous connais... et même depuis beaucoup plus de temps que vous ne pouvez supposer...
—J'attends que Votre Majesté m'expose ses vues, dit Marillac d'une voix altérée.
—Tout à l'heure, comte. Pour le moment, je dois vous indiquer les propositions franches qu'en toute loyauté je vous charge de faire parvenir à ma cousine d'Albret. Veuillez m'écouter attentivement et noter chaque article dans votre mémoire. Ainsi, j'aurai tout fait pour la paix du monde et, si quelque calamité frappe le royaume, je n'en serai responsable ni devant Dieu, ni devant les rois de la terre.
—A tort ou à raison, je suis considérée comme représentant le parti de la messe; à tort ou à raison aussi, Jeanne d'Albret est considérée comme représentant la religion nouvelle. Voici donc ce que je lui propose: une paix durable et définitive; le droit pour les réformés d'entretenir un prêtre et d'élever un temple dans les principales villes; trois temples à Paris; dix places fortes choisies par la reine de Navarre, à titre de refuge et de garantie; vingt emplois à la cour réservés aux religionnaires; le droit pour eux de professer en chaire leur théologie; le droit d'accession à tous emplois, aussi bien qu'aux catholiques... Que pensez-vous de ces conditions, monsieur le comte?
—Madame, dit Marillac, je pense que, si elles étaient observées, les guerres de religion seraient à jamais éteintes.
—Bien. Voici maintenant les garanties que j'offre spontanément, car on pourrait juger insuffisantes ma parole et la signature sacrée du roi...
Marillac ne répondant pas, la reine poursuivit.
—Le duc d'Albe extermine la religion réformée dans les Pays-Bas. J'offre de constituer une armée qui, au nom du roi de France, portera secours à vos frères des Pays-Bas, et ce, malgré toute mon affection pour la reine d'Espagne et pour Philippe. Afin qu'il n'y ait point de doute, l'amiral Coligny prendra lui-même le commandement suprême et choisira ses principaux lieutenants. Que dites-vous de cela, comte?
—Ah! madame, ce serait réaliser le voeu le plus cher de l'amiral!...
—Bien. Voici maintenant la garantie par où on verra éclater la sincérité de mes offres et mon désir d'une paix définitive. Il me reste une fille que se disputent les plus grands princes de la chrétienté. Ma fille, en effet, c'est un gage d'alliance inaltérable. La maison où elle entrera sera à jamais l'amie de la maison de France: j'offre ma fille Marguerite en mariage au roi Henri de Navarre. Qu'en dites-vous, comte?
—Madame, j'ai entendu dire que vous êtes un génie en politique; je vois qu'on ne se trompe pas.
—Vous croyez donc que Jeanne d'Albret acceptera mes propositions et quelle désarmera...
—Devant votre magnanimité, oui. Majesté!... Elle n'eût pas désarmé devant la force et la violence. Ma reine, comme Votre Majesté, est animée d'un sincère désir de paix. Elle accueillera avec joie l'assurance que, désormais, il n'y aura plus de différence entre un catholique et un réformé...
—Vous porterez donc mes propositions à Jeanne d'Albret. Je vous nomme mon ambassadeur secret pour cette circonstance, et voici la lettre qui en fait foi.
A ces mots, Catherine tendit au comte un parchemin tout ouvert et déjà recouvert du sceau royal.
La reine réfléchissait. Elle tournait et retournait dans sa tête la pensée qu'elle voulait émettre et jetait à la dérobée de sombres regards sur ce jeune homme qui était son fils.
Enfin, elle commença d'une voix hésitante:
—Maintenant, comte, nous en avons fini avec les affaires de l'Etat et de l'Eglise. Il est temps que nous parlions de vous. Et tout d'abord, je veux vous poser une question bien franche, à laquelle vous répondrez franchement, j'espère... Jusqu'à quel point êtes-vous attaché à la reine de Navarre? Jusqu'où peut aller votre dévouement pour elle?
Marillac frissonna. La question était toute simple en apparence. Mais fut-ce l'accent de Catherine? Le comte crut y entrevoir une sourde menace contre Jeanne d'Albret.
Catherine se douta peut-être de l'effet qu'elle venait de produire, car elle reprit, sans attendre la réponse:
—Comprenez-moi bien, comte. La reine de Navarre, si elle accepte, comme je n'en doute pas, les propositions que je lui soumets, viendra à Paris pour les fêtes de la grande réconciliation. Je veux, en effet, que le mariage de ma fille avec le jeune Henri soit l'occasion d'une joie populaire dont on gardera le souvenir pendant des siècles. Sachez donc que je rêve pour Henri de Béarn une destinée glorieuse. Puisqu'il va être de la famille, je lui veux un royaume véritable et digne de lui. Qu'est-ce que la Navarre? Un joli coin de terre sous le ciel, certes, et qui serait encore un royaume acceptable pour un gentilhomme dépourvu de tout au monde. Mais, pour Henri de Béarn, je veux quelque chose comme une autre France... la Pologne, par exemple!
—La Pologne! s'écria le comte étonné.
—Oui, mon cher comte. J'ai des nouvelles sérieuses de ce grand Etat. Avant peu, sans doute, je pourrai disposer de ce beau trône... Je le réserve à un de mes fils. Et Henri de Béarn ne sera-t-il pas aussi mon fils, du jour où il aura épousé Marguerite de France? Dès lors, la Navarre n'a plus de roi.
—Majesté, dit fermement Marillac, je ne crois pas que Jeanne d'Albret abandonne jamais la Navarre...
—Tout est possible, comte, même que Jeanne et son fils refusent la gloire que je rêve pour eux, dans mon ardent désir d'effacer un triste passé. Mais enfin, si vous vous trompiez... si, pour une raison ou une autre, la Navarre se trouvait libre... eh bien, il lui faudrait un roi... Vous, monsieur!
Cette déclaration produisit sur Marillac l'effet d'un coup de foudre: il eut la sensation violente, instantanée, que Catherine savait qu'il était son fils. Un tremblement convulsif l'agita.
—Moi! balbutia-t-il, moi! roi de Navarre!
—Vous, comte, dit tranquillement Catherine.
—Moi! reprit Marillac. Mais, madame, pour qu'un pauvre être sans nom devienne un roi, il faut de puissants motifs.
—Je les trouverai. Ne vous inquiétez pas, comte!
—Vous ne me comprenez pas, madame! Ce n'est pas le motif de ma royauté que je cherche! C'est le motif qui vous pousse, vous, à vouloir faire de moi un roi! C'est la pensée qui vous guide! Ah! madame, c'est cela seulement que je veux savoir, le reste n'est rien!
L'exaltation du comte surprit Catherine; mais elle l'attribua à l'étonnement.
—Qu'importe, comte! dit-elle. Ne vous ai-je pas dit que j'avais des vues sur vous? Saisissez la fortune qui passe à portée de votre main, sans vous inquiéter du caprice qui l'a poussée de votre côté. Toute la question maintenant est, pour moi, de savoir le degré d'affection qui vous rattache à Jeanne d'Albret. Car c'est sur vous que je compte pour faire aboutir une entreprise que je mûris...
Et comme le comte faisait un mouvement:
—C'est-à-dire, ajouta-t-elle avec un sourire livide, l'entreprise qui doit assurer à Henri de Béarn un autre royaume...
Marillac baissa la tête.
—Madame, dit-il d'une voix qui, triste et sourde au début, finit par devenir éclatante, madame, je ne sonderai donc pas les intentions de Votre Majesté, et me bornerai à répondre aux questions qu'elle me pose. Vous avez prononcé, tout à l'heure, un mot qui m'a profondément ému. Vous avez dit: moi aussi, je suis mère!... Vous devez comprendre aussi, du moins je le suppose toujours, quelle peut-être l'affection d'un fils pour sa mère...
Une sorte de pâleur livide s'était étendue sur le visage de Catherine.
—Monsieur, dit-elle sourdement, vous avez d'étranges façons de vous exprimer...
—Pardonnez-moi, madame, dit Marillac avec une froideur terrible: il m'est permis de tout supposer, de douter de tout, depuis que j'ai été abandonné par ma mère.
—Monsieur!... Un gentilhomme peut douter de tout au monde, excepté de la parole d'une reine!
—Ah! madame, vous m'avez demandé quelle est mon affection pour ma reine. C'est celle d'un fils! Je ne suis pas un gentilhomme, moi! J'ignore qui fut mon père. Qui suis-je, moi? Moi, que vous voulez faire monter sur un trône! Un enfant trouvé, madame! Une femme, une seule, a eu pitié de moi. Cette femme m'a ramassé, m'a pris dans ses bras, m'a emporté, m'a élevé à l'égal de son fils; cette femme, c'est une véritable mère... c'est ma reine... c'est la grande et noble Jeanne d'Albret... Un dernier mot, quant à ma véritable mère, celle qui m'a abandonné, ce que je puis souhaiter pour elle, c'est de ne jamais la connaître!...
Le comte de Marillac, en disant ces mots, se recula, croisa les bras sur sa poitrine et attendit. Mais il connaissait mal la reine. Sans émotion apparente, sans qu'un pli de son visage eût tressailli, elle se contenta de hocher la tête.
—Je comprends, monsieur, dit-elle, je comprends tout ce que vous avez dû souffrir, et je comprends aussi votre affection pour ma cousine d'Albret. Je vois qu'on ne m'avait pas trompée. Vous êtes bien l'homme au noble coeur qu'on m'avait dépeint. Pour le moment, il suffit que vous fassiez tenir à la reine les propositions que j'ai formulées...
Selon l'usage, Catherine, en donnant ainsi congé au comte, lui tendit sa main à baiser. Mais, sans doute que le jeune homme ne vit pas ce mouvement. Car il se contenta de s'incliner profondément.
Ruggieri fit un mouvement pour l'accompagner. Mais Catherine le retint d'un regard. Dès qu'elle eut compris que Marillac avait atteint la salle du rez-de-chaussée, elle saisit la main de l'astrologue.
—Il sait! dit-elle.
—Je ne crois pas! balbutia Ruggier!...
—Et moi, je te dis qu'il sait! Allons, vite, le signal!...
—Madame! madame! c'est notre enfant!...
Violemment, elle l'entraîna à la fenêtre qu'elle ouvrit.
—Le signal! gronda-t-elle.
A ce moment, Marillac apparaissait sur le pont. Catherine entrevit sa haute et ferme silhouette élégante.
—Grâce, Catherine! bégaya le père épouvanté. Grâce pour l'enfant de notre amour!
Catherine, sans rien dire, lui arracha un sifflet qu'il portait suspendu à une chaînette d'or, et elle l'approcha de ses lèvres. Elle allait siffler, jeter le signal dont elle parlait...
A ce moment, sur les décombres, en face de la fenêtre, une ombre venait de se dresser. L'homme, ainsi entrevu par Catherine et Ruggieri, rejoignit rapidement le comte, le prit par le bras et tous deux s'éloignèrent.
Cet homme, c'était le chevalier de Pardaillan.
—Il s'était fait accompagner! murmura Catherine avec un accent de rage qui épouvanta Ruggieri.
—Oui! répondit celui-ci. Et, sans doute, d'autres hommes sont postés dans le voisinage. Nos quatre spadassins n'en viendraient pas à bout... D'ailleurs... voyez, il est trop tard!
Catherine jeta violemment le sifflet contre le mur et grinça:
—Il m'échappe, pour ce soir... mais ce n'est que partie remise. Je sais maintenant où le trouver... Il sait tout, René! Comment? Par qui? Ah! sans aucun doute, par l'infernale Jeanne d'Albret! C'est elle qui lui a dit la vérité... Mais comment a-t-elle su, elle-même?... Oh! il faut que cet homme meure avant peu... il faut que Jeanne disparaisse...