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Les Pardaillan — Tome 01

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Monsieur,

Deux pauvres femmes éprouvées par le malheur se

confient à votre loyauté. Vous êtes jeune et, sans

doute, accessible à la pitié, à défaut de tout autre

sentiment. Si vous êtes tel que nous pensons, ma fille

et moi, vous remettrez à son adresse la lettre enveloppée

sous ce pli.

Soyez remercié et béni pour l'immense service que

vous nous aurez rendu.

LA DAME EN NOIR.

Alors, elle cacheta le tout, et appelant la propriétaire:

—Dame Maguelonne, dit-elle, voulez-vous me rendre un grand service?

—Je le veux, ma fille. Et pourtant, qui eût cru que vous étiez huguenote, vous si belle et si sage personne.

—Dame Maguelonne, me croyez-vous capable de mentir? Eh bien, je vous jure que je suis victime d'une erreur... à moins, ajouta-t-elle avec une poignante tristesse, que tout ceci ne soit qu'une affreuse comédie.

—En ce cas, fit la dévote avec fermeté, dites-moi en quoi je puis vous être utile, je ferai votre commission, dût-il m'en coûter!

—Il ne vous en coûtera rien, ma bonne dame. Il s'agit de remettre ce pli à un jeune chevalier qui demeure là, dans cette hôtellerie, à la dernière fenêtre, en haut.

La vieille femme fit disparaître le papier.

—Dans dix minutes, votre lettre sera arrivée. Chère dame! Puisse l'erreur être reconnue bien vite. Car qui ne vous aimerait et qui pourrait soutenir que vous êtes vraiment des huguenotes?

Jeanne, cependant, avait remercié la digne bigote et ouvert la porte.

—Monsieur, nous sommes prêtes, dit-elle.

L'officier salua et commença à descendre. Il eût pu s'inquiéter de ce que sa prisonnière avait bien pu dire à la vieille propriétaire. Mais, on l'a vu, il était passablement honteux du rôle qu'il jouait et, pourvu qu'il réussît à ramener à l'hôtel de Mesmes la Dame en noir et sa fille, il était résolu à n'en pas demander davantage.

Henri de Montmorency, caché dans son carrosse, étouffa un rugissement de joie furieuse en apercevant Jeanne et sa fille. Il ne s'était même pas aperçu qu'une arrestation venait d'avoir lieu dans l'hôtellerie de la Devinière, et que des groupes nombreux commentaient l'événement.

Jeanne et Loïse montèrent dans le carrosse qui stationnait devant la porte.

Dame Maguelonne les avait suivies jusque-là.

Au moment où le carrosse allait s'ébranler, Jeanne lui jeta un regard de suprême recommandation.

La vieille s'approcha vivement, à l'instant où les mantelets allaient se rabattre, et murmura:

—Soyez sans crainte: dans quelques minutes, la lettre sera dans les mains du chevalier de Pardaillan...

Un cri terrible, un cri d'angoisse, d'horreur et d'épouvante retentit, et Jeanne, livide, voulut s'élancer.

Mais, à cette seconde, les mantelets furent rabattus.

Le carrosse se mit en mouvement...

Jeanne tomba évanouie en murmurant:

—Le chevalier de Pardaillan!... Oh! la fatalité!...

Dame Maguelonne était comme certaines vieilles femmes qui n'ont rien à faire: elle passait son temps à épier. Elle avait donc remarqué le jeune cavalier; elle avait fini par savoir à quelle adresse allaient ses regards et comme elle était au mieux avec l'une des servantes de l'hôtellerie, elle avait appris tout ce qu'on pouvait savoir du chevalier de Pardaillan, alors que Loïse ignorait jusqu'à son nom.

La vieille dame flaira donc une affaire d'amour dans laquelle elle allait se trouver mêlée.

Ce fut donc les yeux baissés, mais l'esprit en éveil, qu'elle entra à la Devinière et dit à sa voisine, dame Huguette Landry Grégoire:

—Je voudrais parler au chevalier de Pardaillan.

—Le chevalier de Pardaillan! s'écria maître Landry qui avait entendu. Mais vous n'avez donc rien vu.

—Non... je ne sais rien... Que se passe-t-il?...

—Eh bien, le terrible Pardaillan... Pardaillan le pourfendeur, Pardaillan le matamore, eh bien, il est arrêté!

—Arrêté! fit la vieille en pâlissant,—non pas qu'elle s'intéressât au sort du chevalier, mais déjà elle craignait d'être compromise.

Huguette Landry fit tristement signe que son mari disait l'exacte vérité, tandis que l'aubergiste reprenait:

—C'est bien son tour! Ça lui apprendra de saisir les bons bourgeois par le collet et à les tenir suspendus dans le vide!

—Et qu'a-t-il fait?

—Il paraît qu'il conspirait avec les damnés huguenots.

Pour le coup, dame Maguelonne se retira précipitamment, rentra chez elle et enfouit la lettre dans une cachette.

—Tout devient clair! songea-t-elle. C'étaient des huguenotes, et elles conspiraient avec le parpaillot d'en face!

Pendant que ceci se passait rue Saint-Denis, le carrosse qui emportait Jeanne de Piennes et sa fille arrivait à l'hôtel de Mesmes, entrait dans la cour et la porte se refermait.

L'officier fit alors descendre les deux femmes; en se serrant l'une contre l'autre, elles suivirent l'officier qui les conduisit au premier étage.

Il s'arrêta devant la porte, et dit en s'inclinant:

—Veuillez entrer là: ma mission est terminée.

Jeanne de Piennes répondit par un signe de tête, et poussa la porte.

Dès qu'elle fut entrée avec sa fille, cette porte se referma.

Elles entendirent le bruit de la clef.

La pièce où elles venaient d'être enfermées était de belles dimensions et richement meublée. Les murs étaient couverts de tapisseries. Au fond de la pièce, il y avait une porte ouverte. Elle donnait sur une chambre à coucher au fond de laquelle se trouvait une deuxième chambre à coucher. Et c'était tout. Cela composait un appartement de trois pièces dont toutes les fenêtres donnaient sur la cour de l'hôtel.

Jeanne se laissa tomber dans un fauteuil.

—Une lettre! s'écria Loïse en désignant du doigt un papier qui se trouvait sur la table. Elle s'en saisit et lut:

Les prisonnières n'ont aucun mal à redouter. Si elles désirent quoi que ce soit, elles n'ont qu'à agiter la cloche qui se trouve près de cette lettre. Une femme de chambre est à leur service et accourra au premier signal. C'est cette femme qui servira aux prisonnières leurs repas. Il y a toutes chances pour que cet emprisonnement ne dure que quelques jours.

—Qu'est-ce que tout cela signifie? murmura Loïse. Heureusement, mère, il ne semble pas que nous soyons dans une prison!

—Mieux vaudrait peut-être cent fois que nous fussions en réalité dans une maison du roi.

Jeanne secoua la tête, comme pour chasser de terribles soupçons qui lui venaient.

—Attendons, mon enfant, attendons. Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. Mais, en attendant, j'ai une grave confidence à te faire.

—Dites, ma mère, fit Loïse en s'asseyant près de Jeanne.

—Mon enfant, il s'agit de ce jeune cavalier.

Loïse rougit.

—Il est donc bien vrai que tu l'aimes! s'écria Jeanne.

Loïse baissa la tête.

La mère garda quelques minutes le silence, comme si maintenant elle eût hésité à parler.

—Nous savons son nom, à présent, reprit-elle lentement.

—Oui. Dame Maguelonne nous l'a appris. Il s'appelle le chevalier de Pardaillan.

Et Loïse prononça ces mots avec une telle tendresse que Jeanne tressaillit.

—Le chevalier de Pardaillan! murmura-t-elle avec accablement.

—Mère! mère! s'écria Loïse, on dirait en vérité que ce nom ne vous est pas inconnu et qu'il vous cause quelque secret chagrin dont je ne me rends pas compte... Et j'y songe! Déjà tout à l'heure, lorsque dame Maguelonne a prononcé ce nom, vous avez jeté un cri où il y avait de l'angoisse, et, eut-on dit, presque de la terreur... Vous vous êtes évanouie, mère! Oh! je tremble... il me semble que je vais apprendre quelque chose d'affreux!...

—Ecoute, ma Loïse. Lorsque tu naquis, ta pauvre mère avait déjà éprouvé bien des malheurs. De terribles catastrophes s'étaient abattues sur elle. En sorte, Loïse, que, si tu n'avais pas été là, je serais morte alors de douleur et de désespoir. Tu ne pourras jamais comprendre à quel point je t'adorais...

—Mère, je n'ai qu'à vous regarder pour m'en rendre compte! fit Loïse tremblante.

—Chère enfant!... Oui, je t'aimais comme je t'aime maintenant. Je t'aimais plus que moi-même, plus que tout au monde, puisque je t'aimais plus que lui!...

—Lui!...

—Mon époux... ton père!...

—Ah! mère! Vous n'avez jamais voulu me dire son nom!

—Eh bien, tu vas le savoir! L'heure est venue. Ton père, Loïse, s'appelait... François de Montmorency!

Loïse jeta un faible cri.

—Achevez, ma mère! s'écria-t-elle.

Non pas qu'elle fût éblouie de ce grand nom, elle qui s'était toujours crue de pauvre naissance; mais elle se souvenait alors que sa mère lui avait toujours appris que l'un des deux hommes qu'elle devait le plus redouter au monde s'appelait Henri de Montmorency.

Palpitante, elle se suspendit, pour ainsi dire, aux lèvres de sa mère, qui continua:

—Ton père, Loïse, était parti pour une rude campagne. Je le croyais mort. Un jour—jour de joie infinie et de malheur implacable—j'appris qu'il vivait, j'appris qu'il était de retour et qu'il accourait vers moi... Or, sache que l'homme qui me donnait ces nouvelles, c'était le frère de ton père, et c'était Henri de Montmorency! Apprends aussi une chose, mon enfant! C'est que cet homme, avant de me donner ces nouvelles, t'avait fait enlever par un misérable... un tigre, comme il l'appela lui-même. Et après m'avoir appris le retour de ton père, après m'avoir appris qu'il t'avait fait enlever, il ajouta que, si je démentais les paroles qu'il allait prononcer en présence de mon époux, sur un signe de lui, tu serais égorgée!

—Horreur!...

—Oui, horreur! Car jamais nul ne saura ce que je souffris lorsque, devant mon époux, Henri de Montmorency m'accusa de félonie! Je voulus protester! mais, à chacun de mes gestes, je voyais son bras prêt à donner le signal de ta mort au tigre qui t'avait emportée... Je me tus!...

—Oh! mère! mère! s'écria Loïse en se jetant dans les bras de Jeanne, comme vous avez dû souffrir!

—Tu comprends maintenant pourquoi je t'ai toujours dit qu'il y avait un homme au monde que tu devais haïr, que tu devais fuir comme on fuit le malheur et la mort... c'était Henri de Montmorency...

—Et l'autre mère, l'autre!... fit Loïse d'une voix mourante.

—L'autre, mon enfant, celui qui t'avait enlevée!...

—Oui, mère!...

—Loïse, apprête ton courage... ce monstre s'appelait le chevalier de Pardaillan!

Loïse ne poussa pas un cri, ne fit pas un geste.

Elle demeura comme foudroyée, très pâle, et deux grosses larmes roulèrent de ses yeux.

—Le père de celui que j'aime!

Jeanne la saisit dans ses bras, l'étreignit convulsivement.

—Oui, dit-elle, enfiévrée, la tête perdue. Oui, ma Loïse bien-aimée, nous sommes toutes deux marquées pour le malheur... Un homme généreux te sauva, te rapporta à moi... et ce fut lui qui m'apprit le nom du monstre... Oui, c'était le père de celui que tu aimes... car je sus que le monstre avait un enfant... de quatre ou cinq ans... le tigre est mort sans doute... mais l'enfant a grandi...

Loïse ne disait rien.

Elle aimait le fils de l'homme exécrable par qui sa mère avait été condamnée à une vie de malheur!

Et qui savait si ce fils n'accomplissait pas les mêmes besognes que le père?

Pourquoi le jeune chevalier n'était-il pas accouru à son secours?

Pourquoi, depuis si longtemps, les guettait-il?

Ah! il n'y avait plus à en douter! Ce chevalier de Pardaillan était l'émissaire de l'homme qui l'emprisonnait et qui emprisonnait sa mère!...

—Oh! mère, dit-elle dans un murmure d'angoisse, mon coeur est brisé...

—Pauvre chérie adorée... il le fallait, vois-tu, pour éviter de plus grands malheurs...

—Mon coeur est comme mort, reprit Loïse; mais ce n'est pas à moi que je songe...

—A quoi songes-tu donc, mon enfant? fit Jeanne en jetant un profond regard sur sa fille. A lui, sans doute! Ah! mon enfant, détourne ta pensée...

Loïse secoua la tête.

—Je songe, dit-elle avec un frémissement, à l'homme qui vient de nous enlever, je crois deviner quel est cet homme... C'est...

—Oh! tais-toi, tais-toi! bégaya Jeanne comme si le nom qui était sur les lèvres de sa fille et sur ses propres lèvres à elle eût été une malédiction...

A ce moment, Jeanne étreignit sa fille plus violemment de son bras droit, tandis que son bras gauche se tendait vers la porte qui venait de s'ouvrir sans bruit...

—Lui! murmura-t-elle en devenant livide...

Sur le pas de la porte, livide lui-même, pareil à un spectre immobile, se tenait Henri de Montmorency!...




XVII

L'ESPIONNE

Il est un personnage de ce récit que nous avons à peine entrevu et qu'il est temps de mettre en lumière. Nous voulons parler de cette Alice de Lux qui suivait la reine de Navarre. On a vu comment Jeanne d'Albret et Alice de Lux, sauvées par le chevalier de Pardaillan, s'étaient rendues toutes les deux chez le juif Isaac Ruben, et comment elles étaient montées dans la voiture qui stationnait en dehors des murs, non loin de la porte Saint-Martin.

Le carrosse, enlevé par ses quatre bidets tarbes, avait contourné Paris, passant au pied de la colline de Montmartre, puis piquait droit sur Saint-Germain où avait été signée la paix entre catholiques et réformés, paix qui n'était guère qu'un menaçant armistice.

Jeanne d'Albret descendit dans une maison d'une ruelle qui débouchait sur le côté droit du château. Là, elle trouva trois gentilshommes qui l'attendaient dans la salle basse.

—Venez, comte de Marillac, dit-elle à l'un d'eux.

Celui qu'elle venait d'appeler ainsi était un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, vigoureusement découpé, la physionomie empreinte de tristesse. A l'entrée de la reine et de sa suivante, cette physionomie s'était soudain éclairée.

Alice de Lux, de son côté, l'avait regardé.

Un trouble inexprimable avait fait palpiter son sein.

Déjà le comte de Marillac s'était incliné devant la reine, la suivait dans le cabinet retiré où celle-ci venait de pénétrer.

—Pourquoi Votre Majesté m'appelle-t-elle ainsi? demanda alors le jeune homme.

Jeanne d'Albret jeta un mélancolique regard sur le comte.

—N'est-ce donc pas votre nom? dit-elle. Ne vous ai-je pas créé comte de Marillac?

—Je dois tout à Votre Majesté, vie, fortune, titre... Ma reconnaissance ne finira qu'avec mon dernier battement de coeur... mais je m'appelle Déodat... O ma reine! Vous ne voyez donc pas que vous êtes la seule à me donner ce titre de comte de Marillac, et que tout le monde m'appelle Déodat, l'enfant trouvé!...

—Mon enfant, dit la reine avec une tendre sévérité, vous devez chasser ces idées. Brave, loyal, intrépide, vous êtes marqué pour une belle destinée si vous ne vous obstinez pas dans cette recherche mortelle qui peut paralyser tout ce qu'il y a en vous de bon et de généreux...

—Ah! fit le comte de Marillac d'une voix sourde, pourquoi ai-je surpris cette conversation! Pourquoi la fatalité a-t-elle voulu que j'apprisse le nom de ma mère! Et pourquoi ne suis-je pas mort le jour où, apprenant ce nom, j'ai appris aussi que ma mère était la reine funeste, l'implacable Médicis...

A ce moment, un cri étouffé retentit dans la pièce voisine.

Mais ni la reine de Navarre ni le comte de Marillac, tout entiers à leurs pensées, n'entendirent ce cri.

—Quoi qu'il en soit, reprit la reine avec fermeté, enfermez en vous-même ce fatal secret. Vous savez combien je vous aime: je vous ai élevé comme mon propre fils: vous avez couru la montagne avec mon Henri; vous avez eu les mêmes maîtres... continuez donc à être mon fils d'adoption...

Le comte de Marillac s'inclina avec un respect plein d'émotion, saisit la main de la reine et la porta à ses lèvres.

—Maintenant, reprit la reine de Navarre, écoutez-moi, comte. J'ai besoin dans Paris d'un homme dont je sois sûre.

—Je serai cet homme-là! fit vivement Déodat.

—J'attendais votre proposition, mon enfant, dit la reine en contenant mal son émotion. Mais faites-y bien attention, c'est peut-être votre vie que vous allez exposer.

—Ma vie vous appartient.

—Peut-être aussi, reprit lentement la reine de Navarre, aurez-vous à risquer plus que la vie... peut-être vous trouverez-vous placé en présence de circonstances où vous aurez à lutter contre votre propre coeur... alors, mon enfant, c'est plus que du courage que j'attendrai de vous, c'est une magnanimité d'âme que je ne puis espérer qu'en vous...

—Quelles que soient les circonstances. Majesté, il me sera impossible d'oublier que, si je vis, c'est à vous que je le dois!

—Oui! murmura la reine pensive, il le faut! Écoute-moi, mon enfant, mon cher fils...

Alors Jeanne d'Albret, bien qu'elle fût certaine que nul ne guettait ses paroles, se mit à parler bas.

L'entretien, ou plutôt le monologue, dura une heure.

Au bout de cette heure, le comte répéta en les résumant les instructions qui venaient de lui être données.

Jeanne d'Albret le saisit, l'attira à elle et, l'embrassant au front, lui dit:

—Va, mon fils, pars avec ma bénédiction...

Déodat s'éloigna et traversa la pièce où attendaient les deux autres gentilshommes. Il jeta un rapide regard autour de lui; mais, sans doute, il ne trouva pas ce qu'il comptait voir ou revoir dans cette salle basse, car il sortit dans la ruelle, détacha un cheval dont le bridon était fixé au tourniquet d'un contrevent, se mit en selle et commença à descendre la grande côte boisée, dans la direction de Paris.

Au bout de vingt minutes, le comte de Marillac—ou Déodat, comme on voudra rappeler—atteignit un groupe de chaumières ramassées autour d'un pauvre clocher. Ce hameau s'appelait Mareil. Dans l'obscurité, le comte distingua un bouquet de chêne et de buis au-dessus d'une porte. C'était une auberge.

Il soupira et mit pied à terre en se donnant comme excuse que les portes de Paris étaient fermées à cette heure et qu'il valait mieux attendre là le matin, plutôt que d'aller chercher un gîte du côté de Reuil ou de Saint-Cloud.

Il frappa à la porte du bouchon avec le pommeau de son épée. Au bout de dix minutes, un paysan à demi aubergiste vint lui ouvrir; et sur le vu de l'épée, plus encore que sur le vu d'un écu tout brillant, consentit à servir au comte un repas sur le coin d'une table, près de l'âtre.

Après le départ du comte de Marillac, la reine de Navarre était demeurée quelques minutes seule et pensive. Puis elle frappa deux coups sur un timbre avec un petit marteau.

Une porte s'ouvrit et Alice de Lux parut.

—Alice, dit Jeanne d'Albret, je vous ai dit, au moment où nous avons été sauvées, que vous aviez été bien imprudente...

—C'est vrai... mais je croyais avoir expliqué à Votre Majesté...

—Alice, interrompit la reine, en disant que vous aviez été imprudente, je me suis trompée... ou j'ai feint de me tromper; car, si je vous avais dit à ce moment ma véritable pensée, peut-être eussiez-vous commis quelque nouvelle imprudence qui, cette fois, m'eût été fatale.

—Je ne comprends pas, madame, balbutia Alice de Lux.

—Vous allez me comprendre tout à l'heure. Lorsque vous êtes venue à la cour de Navarre, Alice, vous m'avez dit que vous étiez obligée de fuir la colère de la reine Catherine parce que vous vouliez embrasser la religion réformée... C'était il y a huit mois... je vous accueillis comme j'ai toujours accueilli les persécutés; et comme vous étiez de bonne naissance, je vous plaçai parmi mes filles d'honneur... Depuis huit mois, avez-vous un reproche à m'adresser?

—Votre Majesté m'a comblée, dit Alice, mais, puisque ma reine daigne m'interroger, qu'elle me permette à mon tour de poser une question. Ai-je donc démérité? N'ai-je pas, depuis huit mois, accompli avec zèle tous les devoirs de ma charge? Ai-je jamais cherché à détourner quelque gentilhomme des soucis de la guerre?

—Je reconnais, fit la reine, que vous avez montré un zèle dont quelques-uns ont pu être surpris. Que vous dirai-je? Je vous eusse préférée catholique plutôt que protestante à ce point. Quant à votre conduite vis-à-vis de mes gentilshommes, elle est irréprochable; enfin, votre service a toujours été admirable, au point que, même lorsque vous n'étiez pas de service, même quand je n'avais pas besoin de vous, vous étiez toujours assez près de moi pour tout voir, sinon pour tout entendre.

Cette fois, l'accusation était si claire qu'Alice de Lux chancela.

—Oh! Majesté, murmura-t-elle, j'ai horreur de comprendre?

—Il faut pourtant que vous compreniez. Mes soupçons ne sont guère éveillés que depuis une quinzaine de jours. Il faut que je me sépare de vous, puisque j'ai acquis la conviction que vous me trahissez...

—Votre Majesté me chasse! bégaya la jeune fille.

—Oui, dit simplement la reine de Navarre.

Alice de Lux, appuyée au dossier d'un fauteuil, jetait autour d'elle ces yeux hagards qu'ont les condamnés.

—Votre Majesté se trompe... je suis victime d'infâmes calomnies...

—Écoutez, Alice, dit Jeanne d'Albret d'une voix si triste que la jeune fille en frissonna, j'eusse pu vous livrer à nos juges; je n'en ai pas le courage. Je me contente de vous renvoyer à votre maîtresse, la reine Catherine...

—Votre Majesté se trompe!... murmura encore Alice.

La reine de Navarre secoua la tête.

—Ce jour-là où j'entrai chez vous et où je vous surpris écrivant, pourquoi, Alice, avez-vous jeté votre lettre au feu?

—Madame! s'écria Alice, madame, il faut donc que je vous avoue la vérité!... J'écrivais à celui que j'aime!...

—C'est en effet ce que je supposai, et voilà pourquoi je me tus. Ce jour où un de mes officiers vous vit causant avec un courrier qui partait pour Paris, Alice... Le courrier s'éloigna précipitamment: il n'est plus jamais revenu. Pourquoi?

—Je lui donnais des commissions pour des amis que j'ai à Paris, madame! Est-ce ma faute si cet homme n'est plus revenu? Qui sait, au surplus, s'il n'a pas été tué?

—Oui, c'est bien là les différentes explications que vous avez données, et je vous crus. Cependant, il y a quinze jours, comme je vous le disais, je commençai à vous soupçonner sérieusement.

—Pourquoi, madame? pourquoi?...

—Votre insistance pour m'accompagner à Paris me remit en mémoire les faits que je viens de vous exposer, et beaucoup d'autres. Je me décidai, Alice, parce que je voulais vous mettre à l'épreuve. Vous voyez à quel point je répugnais à vous croire... ce que plusieurs de mes conseilleurs vous accusaient d'être, puisque j'ai risqué ma vie dans l'espoir de démontrer votre innocence.

—Eh bien. Majesté, vous voyez bien que je suis innocente, puisque vous vivez...

—Ce n'est pas votre faute! fit sourdement la reine. Alice de Lux, vous étiez de connivence avec ceux qui ont voulu me tuer. C'est vous qui avez voulu que la litière passât sur le pont! C'est vous qui avez ouvert les rideaux! C'est votre cri qui m'a désignée aux assassins. C'est à vous que l'un d'eux a voulu remettre ce billet au moment où la litière se renversait. Il paraît que j'étais encore moins troublée que vous, puisque j'ai vu ce billet lorsqu'il tombait sur vos genoux, puisque je l'ai ramassé sur le sol, puisque je l'ai gardé, puisque le voilà!...

En disant ces mots, la reine de Navarre tendait à Alice un papier plié en triangle et d'un format minuscule.

La jeune fille tomba à genoux, ou plutôt s'écroula, écrasée par une telle honte qu'il lui semblait que jamais plus elle n'oserait se relever.

—Lisez! ordonna Jeanne d'Albret. Lisez, car ce billet contient un ordre de vos maîtres.

L'espionne, subjuguée, déplia le billet, et elle lut:

Si l'affaire réussit, soyez au Louvre demain matin.

Si l'affaire ne réussit pas, quittez votre poste

au plus tôt en demandant un congé en règle, et

venez dans la huitaine. La reine veut vous parler.

Il n'y avait pas de signature.

Un faible cri qui ressemblait à l'atroce gémissement de la honte se fit jour à travers les lèvres tuméfiées de l'espionne. La reine de Navarre laissa tomber sur Alice de Lux un regard de souveraine miséricorde. Puis elle prononça:

—Allez...

L'espionne se releva lentement; elle vit la reine qui, le bras tendu, lui montrait la porte, et elle recula jusqu'à ce qu'elle se trouvât contre cette porte. De ses mains hésitantes, tremblantes, elle ouvrit, sortit, et ce fut seulement alors qu'elle se mit à courir comme une insensée.

Jeanne d'Albret sortit à son tour et entra dans la salle basse où l'attendaient les deux gentilshommes.

—Nous partons, messieurs, dit-elle.

Quelques instants plus tard, un carrosse, escorté par les deux gentilshommes à cheval, s'éloignait rapidement.

Alice de Lux, en quittant la maison, s'était mise à courir, pareille à une insensée. Elle traversa l'esplanade qui se trouvait devant le château. Tout à coup, elle s'arrêta, frissonnante, regarda autour d'elle.

—Où aller! murmura-t-elle. Où me cacher! Que vais-je devenir quand il va savoir! Je suis perdue! Que faire? Aller à Paris? Me rendre aux ordres de l'implacable Catherine? Oh! non, non!... Qu'ai-je fait?... J'ai voulu assassiner la reine de Navarre?... Quelle abjection dans mon âme!

Elle s'assit sur une pierre, le menton dans les deux mains.

Là-bas, dans les montagnes où le fils de Jeanne d'Albret courait le loup quand il ne courait pas la jouvencelle, on l'appelait la Belle Béarnaise. Et ce surnom lui seyait à merveille.

Mais, dans cette minute, nul n'eût reconnu sa beauté dans ces traits convulsés, dans ces yeux hagards...

—Que faire? reprenait-elle. Fuir la reine Catherine?... Insensée! Pour la fuir, il n'est qu'un refuge: la tombe... et je ne veux pas mourir... Non! oh! non, je suis trop jeune pour mourir... Marche, misérable! Il faut que tu ailles jusqu'au bout de ton infamie... Allons, debout, espionne! La reine t'attend...

Machinalement, elle s'était levée et avait repris le chemin qu'elle venait de parcourir, s'orientant vers Paris au jugé, car elle connaissait à peine le pays.

Au bout d'une heure de marche, elle entrevit quelques maisons basses, et regarda avidement.

A dix pas d'elle, il lui parut qu'une de ces maisons basses devant lesquelles elle s'était arrêtée laissait filtrer un peu de lumière. Avec l'inconsciente résolution qui présidait à tous ses mouvements, elle se dirigea vers cette lumière et frappa à une porte. On ouvrit presque aussitôt.

—Une chambre pour cette nuit, dit-elle.

—Oui, fit l'aubergiste. Mais entrez vous chauffer. Vous grelottez, madame.

L'homme ouvrit une autre porte, elle donnait sur une sorte de salle d'auberge qu'éclairait la flambée de l'âtre.

Elle entra, et, instinctivement, se tourna vers cette lumière, vers cette chaleur. Et elle vit un cavalier qui lui tournait le dos, accoudé au coin d'une table.

Du premier coup, elle le reconnut. Car une flamme monta à ses joues pâles, et un cri lui échappa.

Le cavalier se retourna vivement: c'était Déodat.

—Quoi! Alice! fit-il d'une voix ardente. Je ne rêve pas. C'est bien vous! Vous au moment où mon âme était noyée de tristesse à la pensée d'une longue séparation!

Il l'avait entraînée vers la grande flamme claire du foyer, l'avait fait asseoir, et il tenait ses mains dans les siennes.

—Oh! mais vous êtes glacée... Vous tremblez, Alice... Vos mains sont froides... Rapprochez-vous... là... plus près du feu... Comme vous êtes pâle! Comme vous paraissez fatiguée...

—Que vais-je lui dire! songeait-elle.

Elle se taisait. Pourquoi?... Eh! pardieu! Est-ce qu'elle ne devait pas être effarée de son audace? Quoi! cette jeune fille avait quitté la reine de Navarre pour le rejoindre, accomplissant ainsi un acte qui la compromettait à jamais, qui la perdait! Et il était assez ridicule pour se demander les raisons de sa pâleur, de son angoisse, de son silence!

Il est vrai qu'ils s'aimaient, qu'ils s'étaient juré leur foi, qu'ils s'étaient fiancés!

Ah! comme il regrettait, à cette heure, de n'avoir pas confié cet amour à la reine de Navarre!... Elle eût consolé sa douce fiancée, la bonne et maternelle reine! Elle lui eût fait prendre la séparation avec patience!

Il serra ses deux mains avec plus de timidité.

—Alice! murmura-t-il.

Elle ferma à demi les yeux.

—Voici l'horrible minute! songeait-elle. Oh! Mourir! avant que mes lèvres se desserrent!...

—Alice, reprit-il, cher ange de ma triste vie, si jamais j'avais été assez misérable pour douter de votre amour, quelle preuve plus magnifique et plus adorable eussiez-vous pu m'offrir que celle de cette sublime confiance qui vous a poussée à partir parce que je partais!...

Les yeux de la jeune fille s'emplirent d'étonnement.

—Mais ce que vous avez fait, Alice, reprenait-il doucement, il faut que nul ne le sache... Venez... il en est temps encore... venez, ma chère âme... dans une demi-heure, nous serons à Saint-Germain..., et nous dirons tout à la reine... puis je reprendrai mon chemin, et vous m'attendrez, paisible, confiante...

Alice, alors, parla. Elle venait de trouver ce qu'il fallait dire:

—La reine est partie...

—Partie!...

—Elle est bien loin, maintenant!...

Il y eut un silence. Marillac, profondément troublé, contemplait avec un inexprimable attendrissement Alice de Lux qui, maintenant, se remettait un peu.

Pour quelques heures ou quelques jours, l'explication redoutable était écartée par le seul fait que le comte croyait à un coup de tête amoureux de la jeune fille.

—J'ai profité du moment même où Sa Majesté allait monter dans sa voiture pour m'éloigner... j'ai entendu qu'on m'appelait, qu'on me cherchait... puis j'ai vu le carrosse partir dans la nuit.

—Ceci est un grand malheur, dit le comte. Oh! comprenez-moi, Alice. Pour moi, vous demeurez la pure et noble fiancée que vous êtes, l'élue de mon coeur. Mais que va-t-on dire? Que va penser la reine?

—Que m'importe ce qu'on pourra dire ou penser, puisque je vous ai vu... Je ne pouvais supporter l'idée d'une plus longue séparation... et, lorsque je vous ai vu prendre le chemin de Paris, une force irrésistible m'a poussée à me mettre en route, moi aussi...

En parlant ainsi, Alice de Lux paraissait bouleversée. Elle l'était réellement. Seulement, ce n'était ni l'émoi de l'amour ni le trouble de la pudeur. C'était son mensonge qui la bouleversait. Et c'était aussi les suites de ce mensonge.

Mais Déodat ne vit que l'explosion de l'amour.

—Pardon, Alice, oh! pardon! s'écria-t-il dans le ravissement de son âme. Vous êtes plus grande, plus fière, plus généreuse que moi, et je ne mérite pas d'être aimé d'une fille telle que vous. Oui, oui, mon Alice, vous êtes à moi, et je suis à vous tout entier, pour toujours; et cela date du premier jour où je vous ai vue... Rappelez-vous, Alice... vous veniez de Paris... vous étiez seule... votre voiture s'était brisée dans la montagne... vos conducteurs vous avaient abandonnée... vaillante, vous poursuiviez à pied votre chemin et je vous rencontrai sur les bords de ce gave que vous ne pouviez traverser... et vous m'avez alors raconté votre histoire... et, tandis que vous parliez, je vous admirais... Longtemps, nous demeurâmes seuls, sous le grand noyer... et, lorsque vint le crépuscule, je vous pris dans mes bras, je vous portai sur l'autre bord du gave, je vous conduisis à la reine de Navarre...

—C'est de ce jour, Alice, que date mon amour et, dusse-je vivre cent existences, jamais je ne pourrai oublier cet instant où je vous portai dans mes bras. Ah! c'est que vous entriez dans ma vie comme un rayon de soleil pénètre dans un cachot! Oh! Alice, mon Alice! une fois encore, vous venez de m'éclairer. Soyons-nous l'un à l'autre un monde de bonheur, et oublions le reste de l'univers! Qu'importe ce qu'on dira...

Alice de Lux appuya sa tête pâle sur le coeur de celui qu'elle aimait, et elle murmura:

—Oh! si tu disais vrai! Si nous pouvions oublier tout au monde! Ecoute, écoute, mon cher amant... Moi aussi, j'étais triste à la mort. Mois aussi, j'étais environnée de ténèbres. Moi aussi je souffrais d'affreuses tortures. Non, ne t'interroge pas, tu es venu, et moi aussi j'ai vu s'éclaircir le sinistre horizon où me poussait la fatalité. Serions-nous donc deux maudits qu'un ange de miséricorde a jetés l'un vers l'autre pour les sauver du désespoir! Oui, cela doit être! Eh bien, puisque tu es tout pour moi, puisque je suis tout pour toi, fuyons, ô mon amant, fuyons! Laissons la France! Franchissons les monts et au besoin les mers!

—Oh! chère adorée!... tu t'exaltes étrangement...

—Non. Je suis calme. Et c'est dans tout le calme de mon esprit que je te répète: partons. Allons en Espagne ou en Italie, plus loin, s'il le faut.

Le comte de Marillac secoua la tête lentement.

—Ecoute-moi, mon Alice. Je te jure sur mon âme que, si j'étais libre, je te répondrais: tu veux que nous partions... partons; allons où tu voudras.

—Mais vous n'êtes pas libre! fit Alice avec amertume.

—Ne le sais-tu pas?... Un jour, je te dirai le secret de ma naissance... et même le nom de ma mère...

Alice tressaillit. Ce secret, elle l'avait surpris!

Là-bas, dans la maison de Saint-Germain, c'était elle qui avait poussé ce cri étouffé lorsque le comte de Marillac avait parlé de sa mère... Catherine de Médicis!

—Oui, reprit le jeune homme; un jour, bientôt, sans doute, je te dirai tout! Mais sache dès à présent qu'il est quelqu'un au monde que je vénère, au point de mourir s'il le faut pour sauver cette femme. Car c'est une femme, Alice, tu la connais: c'est la reine de Navarre, celle que nous appelons notre bonne reine. Elle m'a sauvé. Elle a été ma mère. Je lui dois tout: la vie, l'honneur et les honneurs. Eh bien, la reine Jeanne a besoin de moi. Si je partais en ce moment, ce ne serait pas seulement une fuite, ce serait une lâcheté, une trahison.

—Je comprends, fit-elle dans un souffle, en devenant livide. Alors, nous ne partons pas?

—Songe que de grands malheurs atteindraient notre reine, si je n'allais pas à Paris!

—Oui, oui, c'est vrai... la reine est menacée.. tu ne dois pas partir...

—Je te retrouve, généreuse amie!... Mais ne crois pas au moins que mon devoir vis-à-vis de la reine me fasse oublier mon amour. Alice, puisque la reine de Navarre est partie, puisque tu ne peux songer à la rejoindre maintenant, tu viendras à Paris avec moi. Je sais une maison où tu seras accueillie comme une fille...

—Cette maison? interrogea-t-elle.

—C'est celle de notre illustre chef, de l'amiral Coligny.

A son tour, elle secoua la tête.

—Tu ne veux pas te réfugier chez l'amiral? Demanda le comte.

Elle ferma les yeux, comme accablée.

—Je suis fatiguée, murmura-t-elle, fatiguée au point que je n'ai plus ma tête à moi... si je pouvais dormir... là... près de ce feu... sous ton regard... il me semble que toute ma fatigue s'en irait.

Et comme si elle eût succombé au sommeil, elle renversa sa tête en arrière.

Le comte de Marillac, sur la pointe des pieds, alla demander à l'aubergiste un ou deux oreillers, une couverture.

Il arrangea les oreillers pour soutenir la tête de la bien-aimée, jeta la couverture sur ses genoux et, comprenant à la régularité de sa respiration qu'elle dormait paisiblement, s'assit lui-même, s'accouda à la table, les yeux fixés sur elle.

Profondément attendri, Déodat veillait sur sa fiancée.

Alice de Lux méditait.

Et il est nécessaire que nous essayions de résumer ici cette méditation. Faute de ce soin, certaines attitudes de ces personnages demeureraient incomprises.

La situation de cette femme était tragique. Le drame, ici, était exceptionnel. Un mot l'explique: l'espionne adorait le comte de Marillac. Plutôt que de lui apparaître ce qu'elle était, elle fût morte de mille morts. Déodat, fils de Catherine, appartenait corps et âme à Jeanne d'Albret. Alice de Lux espionnait pour le compte de Catherine de Médicis, pour perdre Jeanne d'Albret. De ces terribles prémisses se dégageait une implacable conclusion: Alice et Déodat se trouvaient ennemis, mais ennemis comme on pouvait l'être alors, c'est-à-dire que le devoir de chacun d'eux était de tuer l'autre. Or, si Déodat ne savait rien sur Alice, l'espionne savait tout sur l'émissaire de Jeanne d'Albret.

Ce que nous disons là, Alice de Lux le posa nettement dans son esprit comme un effroyable théorème.

Et cela posé, elle envisagea deux cas possibles:

1° Elle se tuait; 2° elle vivait.

Premier cas. Elle se tuait. La chose ne l'embarrassait pas. Elle portait toujours sur elle à tout hasard un poison foudroyant. Donc, rien de plus facile. Par là, elle échappait à la honte. Oui, mais elle renonçait à une vie d'amour.

Elle repoussa cette solution.

Deuxième cas. Elle vivait. Elle pouvait essayer d'entraîner Déodat loin de Paris. Oui, cela pouvait réussir.

L'essentiel était qu'il ne sût rien. Elle pouvait essayer de s'arracher à la domination de la reine Catherine.

Se séparer de Déodat pour un temps impossible à délimiter. Inventer les motifs d'une séparation. Revenir auprès de Catherine et attendre. Dès qu'elle serait déliée de Catherine, elle rejoindrait le comte et le déciderait à partir avec elle.

Oui, mais si, pendant ce temps, il revoyait la reine de Navarre?... Si la reine parlait!...

Pourquoi Jeanne d'Albret parlerait-elle, si lui se taisait?...

Donc, il fallait qu'elle inventât quelque chose pour que Déodat ne parlât jamais d'elle devant la reine de Navarre.

Ces différents points adoptés, il n'y avait plus qu'à trouver le motif de la séparation.

Mais était-il besoin que la séparation fût complète? Non, cela n'était pas utile. C'était même dangereux.

Il fallait qu'elle pût le voir de temps en temps.

L'aube commençait à blanchir les vitres épaisses de la salle d'auberge lorsque l'espionne feignit de se réveiller. Elle sourit au comte de Marillac.

—Il est temps de prendre une décision, dit-il. Chère aimée, je vous proposais de vous réfugier dans l'hôtel de l'amiral.

—Vraiment? fit-elle d'un air d'ingénuité. Vous me proposiez cela?

—Souvenez-vous, Alice...

—Ah! oui, fit-elle vivement. Mais c'est une chose impossible, mon bien-aimé. Songez que vous-même, autant que j'ai pu le comprendre, allez habiter ce même hôtel...

—C'est pourtant vrai, balbutia-t-il.

—Ecoutez, mon cher amant. J'ai à Paris une vieille parente, quelque chose comme une tante, un peu tombée dans le malheur, mais qui m'aime bien. Sa maison est modeste. Mais j'y serai admirablement jusqu'au jour où je pourrai être toute à vous... C'est là que vous allez me conduire, mon ami.

Voilà un bonheur! s'écria Déodat rayonnant, car il n'avait pas envisagé sans une secrète terreur la solution qu'il avait proposée, l'hôtel Coligny pouvait devenir un centre d'action violente.—Mais, ajouta-t-il, pourrai-je vous voir?

—Oh! répondit-elle avec volubilité, très facilement. Ma parente est bonne personne... Je lui dirai une partie de mon doux secret... vous viendrez deux fois la semaine, les lundis et les vendredis, si vous voulez, vers neuf heures du soir...

Il se mit à rire. Il était radieux que les choses s'arrangeassent ainsi.

—A propos, fit-il, où demeure madame votre tante?

—Rue de la Hache, répondit-elle sans hésitation.

—Près de l'hôtel de la reine? s'écria-t-il en tressaillant.

—C'est cela même. Non loin de la tour du nouvel hôtel. Vous verrez, presque au coin de la rue de la Hache et de la rue Traversine, une petite maison en retrait, avec une porte peinte en vert. C'est là...

—Si près du Louvre! si près de la reine! murmura sourdement le comte... Mais de quoi vais-je m'inquiéter là!...

Et l'aubergiste étant apparu, il s'occupa de faire servir un déjeuner sommaire à la jeune fille. Ils se mirent à table. Elle mangea de bon appétit. Ce fut une heure charmante.

Enfin, Déodat monta à cheval et prit Alice en croupe. Le comte prit un trot assez rapide et, vers huit heures du matin, il entra dans Paris.

Bientôt il atteignit la rue de la Hache et déposa sa compagne devant la maison signalée.

Puis il s'éloigna sans plus se retourner.

Alice l'accompagna du regard jusqu'à ce qu'il eût tourné au coin. Alors elle poussa un profond soupir; toute la force d'âme qui l'avait soutenue jusque-là tomba d'un coup.

Défaillante, elle heurta le marteau de la porte verte et murmura:

—Adieu, peut-être à jamais, rêve d'amour!

La porte s'ouvrit. La jeune fille traversa une sorte de jardinet profond de sept à huit pas, et pénétra dans la maison qui se composait d'un rez-de-chaussée et d'un étage. Un mur assez élevé, dans lequel s'ouvrait la porte verte, séparait le jardin de la rue de la Hache.

Si la rue, en raison de l'ombre que projetait la grande bâtisse de la reine Catherine, paraissait assez mystérieuse, la maison l'était davantage encore. Personne n'y entrait jamais.

Une femme d'une cinquantaine d'années l'habitait seule.

Elle était connue dans le quartier sous le nom de dame Laura. Elle était toujours proprement vêtue, et même avec une certaine recherche. Quand elle sortait, elle se glissait silencieusement le long des murs, et ses sorties avaient toujours lieu de grand matin ou au crépuscule.

On en avait un peu peur, bien qu'elle parût bonne personne, et que, le dimanche, elle assistât très régulièrement à la messe et aux offices.

Laura, en voyant entrer Alice, n'eut pas un geste de surprise. Il y avait pourtant près de dix mois que la jeune fille n'était venue dans la maison.

—Vous voilà, Alice! dit-elle sans émotion.

—Brisée, meurtrie, ma bonne Laura, fatiguée, d'âme et de corps, écoeurée de mon infamie, dégoûtée de vivre...

—Allons, allons! Vous voilà partie encore... Vous êtes toujours la même... exaltée, vous effarant d'un rien.

—Prépare-moi un peu de cet élixir dont tu me donnais autrefois.

La femme versa dans un gobelet d'argent quelques gouttes d'une bouteille qu'elle tira d'une armoire.

Alice absorba d'un trait la boisson qui venait de lui être préparée. Elle parut en éprouver aussitôt une sorte de bien-être, et ses lèvres pâlies reprirent leurs couleurs.

Alors, elle examina toutes choses autour d'elle, comme si elle eût pris plaisir à refaire connaissance avec cet intérieur.

Ses yeux, tout à coup, tombèrent sur un portrait.

Elle tressaillit et le contempla longuement.

—Il faut enlever cette toile, dit-elle enfin.

—Pour la mettre dans votre chambre à coucher?

—Pour la détruire! fit Alice en rougissant.

—Pauvre maréchal! grommela Laura qui, montant sur une chaise, décrocha le tableau.

Bientôt, elle eut décloué la toile; et elle la déchira en morceaux qu'elle jeta dans le feu. Alice avait assisté sans dire un mot à cette exécution qu'elle venait d'ordonner.

—Laura, dit-elle avec une sorte d'embarras, il viendra ici, vendredi soir, un jeune homme...

La vieille qui, un sourire étrange au coin des lèvres, regardait se consumer les derniers fragments du portrait, ramena son regard sur la jeune fille.

—Pourquoi me regardes-tu ainsi? fit Alice. Tu me plains, n'est-ce pas? Eh bien, oui, je suis à plaindre, en effet... Mais écoute-moi bien... ce jeune homme viendra tous les lundis et tous les vendredis...

—Comme l'autre! dit Laura en attisant le feu.

—Oui! comme l'autre... puisque les lundis et les vendredis sont les seuls jours où je suis libre... Tu comprends ce que j'attends de toi, n'est-ce pas, ma bonne Laura?

—Je comprends très bien, Alice. Je redeviens votre parente... votre vieille cousine?

—Non, j'ai dit que tu es ma tante.

—Bien. Je monte en grade. Votre nouvel amoureux doit être plus important que ce pauvre maréchal de Damville.

—Tais-toi, Laura! fit sourdement Alice. Henri de Montmorency n'était que mon amant.

—Et celui-ci?

—Celui-ci... je l'aime!...

—Et l'autre! non le maréchal!... mais le premier, ne l'aimiez-vous pas aussi?

—Le marquis de Pani-Garola!

—Eh! oui, ce digne marquis! A propos, savez-vous ce qu'il devient? Il est entré en religion. Cela vous étonne, n'est-ce pas? Moine à vingt-quatre ans!

—Moine! Le marquis de Pani-Garola! murmura Alice.

—Maintenant le révérend Panigarola! répondit la vieille. Ainsi va la vie. Hier démon, aujourd'hui ange de Dieu... Mais revenons à votre jeune homme. Comment s'appelle-t-il?

Alice de Lux n'entendit pas. Elle réfléchissait.

—Oh! si cela était possible! murmura-t-elle. Je serais libre!... Tu dis, reprit-elle tout haut, que le marquis s'est fait moine?... De quel ordre? De quel couvent?

—Il est aux carmes de la montagne Sainte-Geneviève.

—Et il prêche?

—A Saint-Germain-l'Auxerrois.

—A Saint-Germain-l'Auxerrois. Bien. Laura, tu peux me sauver la vie, si tu le veux...

—Que faut-il que je fasse?

—Obtiens du marquis... du révérend Panigarola qu'il m'entende en confession.

La vieille jeta un regard perçant sur Alice, mais elle ne vit qu'un visage bouleversé par une profonde douleur et une immense espérance.

—Oh! oh! songea-t-elle, il y a là quelque secret qu'il faut que je sache... Ce sera peu facile, continua-t-elle en répondant à Alice. Le révérend est assiégé..., mais, enfin, je pense que j'y arriverai, surtout si je dis quelle nouvelle pénitente implore les secours du digne père...

—Garde-toi bien de dire qu'il s'agit de moi! s'écria Alice. Ecoute, Laura, tu sais combien je t'aime, et quelle confiance j'ai en toi, puisque tu m'as sauvée une fois déjà...

—Oui, vous avez confiance en moi, mais vous ne m'avez pas encore dit le nom de ce jeune homme qui doit venir...

—Plus tard, Laura, plus tard! Ce nom, vois-tu, est un secret terrible. Mieux vaudrait que je meure plutôt que de révéler qui il est... Mais écoute... Tu sais ce que je souffre auprès de la maudite Catherine. Tu sais quelle horreur j'ai de moi-même! Tu sais que je me suis vue infâme, que j'ai voulu me tuer... et que, sans toi, sans tes soins qui m'ont ranimée, sans ces maternelles caresses qui m'ont consolée, je serais morte!... Eh bien, aujourd'hui plus que jamais, il faut que je cesse d'être, comme tant de malheureuses, un instrument aux mains de cette femme impitoyable. Si certaines choses que j'espère n'arrivent pas, il n'y aura plus qu'un repos possible pour moi... la mort.!

—La mort à votre âge! Allons, chassez-moi vite ces pensées funèbres, ou je croirai que vous voulez imiter votre beau marquis de Pani-Garola qui est devenu le moine Panigarola, ce qui est une manière de mourir!

A ces paroles, Alice frissonna.

—Le moine, murmura-t-elle.

—Rassurez-vous, madame, je me charge de vous faire entendre par lui en confession.

—Et quand? fit vivement la jeune fille.

—Tenez... nous sommes aujourd'hui mardi. Eh bien, pas plus tard que samedi soir; maintenant, laissez-moi vous poser une question: quel jour comptez-vous aller au Louvre?

—J'irai au Louvre samedi matin. Laisse-moi maintenant. J'ai bien besoin de repos, ma pauvre Laura, et ces quelques jours ne seront pas de trop pour me remettre...

Alice de Lux parut alors s'enfoncer dans une profonde rêverie que respecta la vieille Laura.

Le soir de ce jour, comme les lumières étaient éteintes et que tout semblait dormir dans la maison, vers dix heures, la porte verte s'ouvrit sans bruit, et une femme sortit dans la rue de la Hache. Elle se dirigea d'un pas étouffé et rapide vers la tour de l'hôtel de la reine.

Cette tour était percée d'étroites lucarnes qui éclairaient l'escalier intérieur, et la première de ces lucarnes, grillée de barreaux solides, se trouvait presque à hauteur d'homme.

La femme s'arrêta devant cette lucarne et, se haussant sur la pointe des pieds, allongeant le bras, laissa tomber un billet dans l'intérieur de la tour construite pour l'astrologue Ruggieri.

Cette femme, c'était la vieille Laura!...




XVIII

PIPEAU

Ce matin où le chevalier de Pardaillan fut arrêté, Pipeau, par un sentiment d'amitié fraternelle, fit de son mieux pour défendre son maître—son ami.

Pardaillan fut vaincu. Pipeau fut vaincu, et s'enfuit.

Une fois dans la rue le chien se mit à suivre le carrosse où l'on avait jeté le chevalier.

La queue et la tête basses, notre héros—c'est du chien que nous parlons—arriva à la Bastille, et, dans la simplicité de son âme, voulut naturellement y pénétrer.

Le pauvre animal se heurta le museau à la pointe d'une hallebarde et, ayant opéré une retraite, il fut accompagné dans cette retraite par une grêle de pierres et de projectiles divers. Et quand il voulut revenir à la charge, il se trouva devant une porte fermée. Il commença à faire le tour de la forteresse à cette allure désordonnée qui lui était habituelle.

Quelques heures se passèrent pour la pauvre bête dans une sombre inquiétude.

Il finit par s'installer à une vingtaine de pas de la porte et du pont-levis, et, le museau en l'air, inspecta cette chose énorme et noirâtre où son maître s'était englouti.

Le soir arriva. Des gens qui s'intéressèrent à la manoeuvre du chien s'approchèrent de lui. L'un d'eux voulut l'emmener, il montra les crocs.

Mais lorsque la nuit fut venue, il se décida à s'en aller et se dirigea en droite ligne vers la Devinière. Il entra d'un trait, franchit la salle commune que, d'un coup d'oeil, il inspecta et monta jusqu'à la chambre de Pardaillan.

La chambre était fermée et son maître n'y était pas: c'est ce dont il s'assura en reniflant à la jointure de la porte. Triste à la mort, il redescendit, et il pénétra dans la cuisine.

—Te voilà, chien d'ivrogne!... cria Landry qui découpait une volaille et, avec cette grâce spéciale que peuvent avoir les hippopotames, il balança un instant sa jambe droite et lança son pied à toute volée.

Il y eut un aboi sonore, immédiatement suivi d'un gémissement. Maître Landry avait manqué son coup; l'homme avait tournoyé et s'était abattu, entraîné par sa masse pesante.

Lorsque les domestiques l'eurent relevé, non sans effort, et non sans gémissements de l'aubergiste, celui-ci eut ce mot:

—L'ennemi est en fuite, Huguette.

Mais au même moment, il jeta un cri de désespoir, et de sa main tremblante désigna le plat sur lequel il était en train de découper la volaille à l'arrivée de Pipeau.

La volaille avait disparu!...

Le chien s'enfuit donc, lesté d'un beau poulet destiné à quelque riche client et put, ce soir-là, dîner comme un roi.

Pendant quelques jours, Pipeau disparut.

Que devint-il en ces journées moroses? On le vit à deux ou trois reprises regarder de loin l'auberge de la Devinière, comme un paradis perdu. Mais le quartier de la Bastille devint son quartier général.

Il y passait des journées entières, assis devant la porte par où son maître avait disparu, le nez en l'air, très attentif.

Nous le retrouvons, le dixième jour au matin, à cette même place. Le pauvre Pipeau avait maigri.

Tout à coup, il se mit sur ses quatre pattes, les joues frémissantes, l'oeil enflammé, la queue doucement remuée.

Pipeau venait d'apercevoir quelque chose.

Là-haut, à l'une des étroites fenêtres, un visage apparaissait derrière des barreaux!

Pipeau fit quatre pas, huma l'air, écarquilla les yeux, regarda du nez, regarda de l'oeil... et il fut soudain convaincu!

Pipeau témoigna son allégresse en courant de ci et de là comme un insensé, en tournoyant follement sur lui-même pour attraper sa queue, en se roulant dans la boue, en rampant, en bondissant, enfin par toutes les extravagances qui traduisent le bonheur d'un chien.

Finalement, il s'approcha le plus près possible du fossé, leva la tête vers le visage, et poussa trois abois clairs:

—C'est moi! C'est moi! Regarde-moi donc!...

—Pipeau! cria une voix qui tombait de la meurtrière.

Le chien répondit par un coup de voix bref.

—Attention! reprit la voix, qui semblait ne se préoccuper nullement d'être entendue par les sentinelles voisines.

Autre aboi très clair qui signifiait:

—Je suis prêt! Que veux-tu?

A ce moment, les sentinelles de garde devant la porte s'approchèrent. Cette étrange conversation d'un chien avec un prisonnier leur paraissait quelque chose de grave.

Or, à cette même seconde, un objet blanc s'échappa de la petite fenêtre et, vigoureusement lancé, décrivit sa trajectoire, franchit le fossé et alla tomber à vingt pas du chien.

Cet objet blanc était un papier roulé en boule et appesanti par un caillou quelconque.

Les gardes s'élancèrent. Mais, plus prompt que l'éclair. Pipeau avait déjà atteint le papier et l'avait saisi dans sa gueule.

A toutes jambes, il s'enfuit dans la rue Saint-Antoine.

—Arrête! Arrête! s'écrièrent les gardes qui se lancèrent dans une poursuite éperdue.

En quelques secondes, le chien eut disparu à l'horizon. Alors les gardes, en toute hâte, revinrent à la Bastille pour prévenir le gouverneur de ce fait exorbitant:

—Un prisonnier correspondait avec le dehors, envoyait des lettres! Et son messager était un chien!...

Ce prisonnier était Pardaillan.

Quant à Pipeau, quand il fut hors d'atteinte, quand il s'arrêta haletant, il lâcha la boule de papier qu'il avait emportée jusque-là, s'en alla tranquillement, et regagna la Bastille.

Un passant qui vit ce manège ramassa la boule, déplia soigneusement le papier, l'examina sur ses deux Faces...

Le papier ne portait aucune écriture, aucun signe...

Le passant le rejeta... et le papier tomba dans le Ruisseau.




XIX

LA BASTILLE

Le chevalier de Pardaillan, lorsqu'il avait entendu se refermer la porte, lorsqu'il avait compris que cette porte de son cachot était inébranlable, était tombé sur les dalles presque sans connaissance.

Quand il revint à lui, le premier emploi qu'il fit de son énergie fut de se réduire au calme le plus absolu, et de dompter la fureur qui bouillonnait en lui.

Alors, il examina la chambre où il était enfermé.

C'était une pièce assez vaste dont le plancher était composé de larges dalles. Seulement, dans tout un angle, les dalles s'étant brisées, on les avait remplacées par des carreaux.

Les murs et la voûte surbaissée étaient en pierres de taille noircies par le temps; mais elles n'étaient point trop humides, le cachot étant situé assez haut dans la tour.

Une étroite lucarne, placée assez haut, laissait entrer un peu—très peu—de lumière et d'air. Mais en montant sur un escabeau de bois, siège unique de cette prison, il était facile d'atteindre à cette fenêtre.

Une botte de paille, une cruche pleine d'eau sur laquelle était déposé un pain, achevaient l'ameublement de la chambre.

Dans le corridor, on entendait le pas lent et sonore d'une sentinelle.

Pardaillan se jeta sur la paille assez propre qui devait lui servir de lit. Une couverture trouée, élimée, traînait sur cette paille. A l'actif de notre héros, disons qu'à ce moment d'angoisse terrible pour un homme qui savait parfaitement qu'on ne sort de la Bastille que—les pieds devant, à ce moment, toute sa pensée se reporta vers Loïse. L'amertume de son arrestation lui vint surtout de ce qu'il n'avait pu courir au secours de sa petite voisine.

—C'est moi qu'elle a appelé, songeait-il. C'est tout d'abord à moi qu'elle a pensé dans le danger. Et me voici en prison!

Le déchirement qu'il éprouva lui fut une révélation.

—Je l'aime!

Mais à quoi bon cet amour? la reverrait-il jamais? Est-ce qu'on sortait de la Bastille!

Et quel pouvait être ce danger qui l'avait menacée au point qu'elle avait appelé à son secours un homme qu'elle connaissait à peine de vue?

Ce fut au duc d'Anjou que Pardaillan songea.

Sans doute le duc et ses acolytes étaient revenus de bon matin. Ou peut-être même ne s'étaient-ils pas éloignés...

Avec un immense désespoir, Pardaillan se dit que, s'il avait passé la nuit dans la rue comme il en avait eu un instant la pensée, non seulement il se fût trouvé là pour protéger Loïse, mais encore il n'eût pas été arrêté!

A force de songer à ce qu'il y avait de si terriblement ironique dans la destinée qui le supprimait du monde des vivants, à l'heure même où il eût pu être si heureux, il en vint à se demander pourquoi il était arrêté...

Il devinait vaguement que le coup venait de la reine Catherine. Et pourtant, elle s'était montrée si bonne, si franche, elle lui avait donné rendez-vous au Louvre avec une si naturelle fermeté, qu'il refusait de s'arrêter à ce soupçon.

Mais qui, alors?

—Est-ce que ce complot que j'ai surpris... est-ce que le duc de Guise... mais non! comment aurait-il su!...

Le soir du sixième jour, il n'y tint plus et résolut de savoir au moins de quel crime il était accusé.

Lorsque le geôlier entra le soir dans son cachot, Pardaillan, pour la première fois, lui adressa la parole.

—Mon ami..., dit-il d'une voix très douce.

Le geôlier le regarda de travers.

—Il m'est défendu de parler aux prisonniers.

—Un mot! Un seul! Pourquoi suis-je ici!...

Le geôlier se dirigeait vers la porte. Il se retourna vers le jeune homme et il le vit si bouleversé, si pâle, si pitoyable, que sans doute il fut ému.

—Écoutez, dit-il d'une voix un peu moins rude, je vous préviens pour la dernière fois: il m'est défendu de vous parler; si vous persistiez, je serais obligé de faire mon rapport au gouverneur. Et l'on vous descendrait dans les cachots!

—Eh bien, rugit Pardaillan, que cela arrive donc! Mais je veux savoir! Je le veux, tu entends! Parle donc, misérable, ou je te jure que je vais t'étrangler!

Il fit un bond pour se ruer sur le geôlier.

Mais celui-ci s'attendait sans doute à quelque attaque car, au, même instant, il fut dans le corridor, et referma la porte violemment. Pardaillan se jeta alors sur cette, porte; c'est à peine s'il réussit à l'ébranler. Pendant toute la nuit et la journée du lendemain, il fit un tel vacarme, il poussa de tels hurlements, il assena contre la porte de tels coups, que le geôlier n'osa pénétrer dans le cachot.

Seulement, le gouverneur prévenu prit une douzaine de soldats solidement armés, et, ainsi escorté, se rendit au cachot du forcené.

—C'est monsieur le gouverneur qui vient vous voir cria le geôlier à travers la porte.

—Enfin! je vais donc savoir! murmura Pardaillan.

La porte fut ouverte. Les soldats croisèrent leurs hallebardes. Pardaillan, dans une sorte d'accès de folie, allait s'élancer sur ces hallebardes.

Tout à coup, il s'arrêta court...

Il venait d'apercevoir le gouverneur au milieu des soldats.

Et ce gouverneur, il le reconnaissait! C'était l'un des conspirateurs qu'il avait vus dans l'arrière-salle de la Devinière.

—Ah! ah! fit le gouverneur, il paraît que la vue des hallebardes vous produit le même effet qu'à tous les enragés de votre espèce! Vous reculez maintenant! Bon, bon!... Vous ne dites plus rien?... Écoutez, je suis une bonne âme, moi; que cela ne se renouvelle plus, vous entendez? Sans quoi, à la première récidive, le cachot; à la deuxième, la privation d'eau; à la troisième, la torture.

Pardaillan avait, en effet, reculé de deux pas.

—Allons! reprit le gouverneur, vous voilà sage... et prévenu! Gare le chevalet L.

Il fit un mouvement pour se retirer. Alors Pardaillan se porta vivement en avant.

—Monsieur le gouverneur, dit-il d'une voix dont le calme eût paru admirable à qui eût su ce qui se passait en lui, j'ai une demande à vous faire... Une simple demande...

—Connu! Vous voulez savoir pourquoi vous êtes ici?... Eh bien, mon cher, laissez-moi vous apprendre une chose, c'est que je ne m'inquiète jamais de savoir le crime de mes prisonniers. Seulement, je puis vous apprendre aussi que, selon toute probabilité, vous ne sortirez jamais d'ici... Ainsi, tâchez de faire bon ménage avec moi et vos dignes gardiens.

—Je ne demande pas mieux monsieur le gouverneur, et je vous remercie de vos bons conseils... mais là n'est pas la demande que je voulais vous faire.

—Que vouliez-vous donc?

—Simplement du papier, une plume et de l'encre.

—C'est défendu.

—Monsieur le gouverneur, il s'agit d'une révélation.

—Une révélation?

—Oui, que je veux faire à vous-même par écrit, J'ai découvert par hasard un complot.

—Un complot! fit le gouverneur en pâlissant.

—Un complot de huguenots, monsieur le gouverneur! Il ne s'agit rien de moins que d'assassiner M. de Guise.

—Ah! ah! diable! et vous avez découvert cela?

—Je vous donnerai par écrit le moyen de faire saisir les damnés huguenots et la preuve du complot. J'espère qu'on m'en saura gré et que je pourrai rentrer en bonnes grâces...

—Eh bien, s'il en est ainsi, je vous promets, moi, de faire tout au monde pour hâter votre délivrance.

Le digne gouverneur avait immédiatement établi son plan.

Il laisserait le prisonnier écrire sa dénonciation, puis, sur le premier prétexte, il le ferait descendre dans une de ces bonnes oubliettes où un homme meurt en quelques mois. Armé des révélations, il deviendrait non seulement le sauveur de Guise, selon lui futur roi de France, mais encore le sauveur de la sainte Eglise.

Un quart d'heure plus tard, le geôlier apporta à Pardaillan deux feuilles de papier, de l'encre et des plumes toutes taillées.

Le chevalier saisit avidement le papier.

—Dans quelques jours je serai libre! s'écria-t-il. C'est votre maître lui-même qui m'ouvrira les portés!

—Mon maître?

—Oui, le gouverneur, M. de Guitalens.

Le geôlier hocha la tête et se retira.

Le lendemain matin, de très bonne heure, il arriva.

—Eh bien, cette révélation est-elle écrite?

—Pas encore!... Vous comprenez... il faut que je me rappelle bien tout!

—Hâtez-vous, en ce cas... monsieur le gouverneur est impatient!

Pardaillan demeuré seul approcha l'escabeau de la fenêtre, se hâta d'y monter et colla vivement son visage aux barreaux.

Toute la journée, il inspecta du haut de son escabeau les abords de la prison... Il aperçut à deux ou trois reprises son chien qui errait, et murmura avec un sourire attendri:

—Pauvre Pipeau!...

Soudain, comme il prononçait ce mot, il étouffa un cri de joie folle.

—J'ai trouvé! s'écria-t-il en descendant de son escabeau.

Aussitôt, Pardaillan saisit l'une des deux feuilles de papier qui lui avaient été remises et se mit à écrire. Puis il plia soigneusement le papier et le cacha dans son pourpoint.

Cela fait, à coups de talon, il brisa l'un des carreaux qui dans un angle du cachot remplaçaient les dalles, choisit un morceau assez lourd de ce grès et le cacha soigneusement.

Le lendemain matin, il prit la feuille de papier sur laquelle il n'avait rien écrit.

Il la roula autour du morceau de carreau qu'il avait brisé, monta sur l'escabeau, et, le coeur battant, reprit sa place à la fenêtre, ou plutôt à la lucarne.

Tout de suite, son regard tomba sur Pipeau.

—Pipeau!... cria-t-il.

De l'endroit où il se trouvait, il pouvait entrevoir un coin de la porte d'entrée. Au cri qu'il poussa, il vit les sentinelles lever la tête.

—Cela marche! gronda-t-il.

Au même instant, prenant une légère reculée, il lança violemment dans l'espace le morceau de carreau enveloppé de son papier blanc.

L'instant qui suivit fut pour lui une seconde d'effroyable angoisse. Il vit le papier rouler sur le sol, Pipeau le saisir, les gardes se précipiter à la poursuite du chien.

Et ce fut seulement lorsqu'il les vit revenir qu'il descendit de l'escabeau. Il s'assit, passa les deux mains sur son front et murmura:

—Si le chien a lâché le papier devant les gardes, je suis perdu!

Bientôt, un bruit de pas précipités retentit dans le corridor. Pardaillan était pâle comme un mort.

La porte s'ouvrit violemment: le gouverneur apparut entouré de gardes.

—Monsieur! gronda le gouverneur, vous allez me dire ce que contenait la lettre que vous avez jetée, ou je vous fais mettre à la question sur l'heure!

Pardaillan poussa un profond soupir de joie.

—Je suis sauvé! murmura-t-il.

—En vain nierez-vous! reprit Guitalens. Vous avez été entendu appelant le chien! Vous avez été vu! Répondez...

—Je ne le nie pas. Je dirai plus. C'est que, depuis longtemps, mon chien est dressé à ce genre d'exercices.

—Il sait donc où il doit porter ce papier?

—Il le sait parfaitement; il y a été cent fois.

—C'est donc à cela que vous destiniez le papier, sous prétexte de révélation à me faire!... Ah! vous me le paierez cher! Et à moins que vous ne me disiez tout... A qui avez-vous écrit?

—A une personne que je nommerai tout à l'heure devant vous seul.

—Et c'est à cette personne que le chien va porter la lettre?

—Non, mais à un de mes amis, un ami sûr et fidèle qui, dès ce soir, remettra la lettre à la personne qui doit la lire. J'ajoute seulement que mon ami a ses entrées au Louvre à toute heure.

Le gouverneur Guitalens tressaillit.

—La personne qui doit lire la lettre habite donc le Louvre?

—Elle y habite!

Guitalens réfléchit une minute. Le prisonnier répondait avec une telle franchise ou plutôt avec un tel aplomb qu'un commencement d'inquiétude vague se glissa dans l'esprit du gouverneur.

—C'est bien, reprit-il. Maintenant, voulez-vous dire ce que contenait la lettre?

—Avec plaisir, monsieur de Guitalens, fit tranquillement Pardaillan. Mais il vaudrait mieux que je vous dise cela seul à seul... Vous m'en pouvez croire...

—J'exige que vous parliez à l'instant.

—Soit donc, monsieur! J'ai simplement écrit à la personne en question qu'un soir, il n'y a pas long-temps, je me trouvais dans une auberge de Paris qui se trouve rue Saint-Denis...

—Silence! gronda le gouverneur en pâlissant.

—Et où vont boire des poètes... et autres personnages...

Guitalens devint livide.

—Prisonnier, interrompit-il d'une voix tremblante, m'assurez-vous que votre lettre est assez grave pour que nous en parlions seul à seul?

—C'est un secret d'État, monsieur.

—En ce cas, il vaut mieux en effet que je sois seul à vous entendre.

Il se retourna et fit un geste.

Soldats et geôliers sortirent à l'instant.

—Monsieur, dit le chevalier, je ne dois pas vous surprendre beaucoup en vous apprenant que la personne à qui est destinée ma lettre...

—Plus bas! plus bas! supplia Guitalens.

—C'est le roi de France! acheva Pardaillan. Maintenant, si vous tenez à savoir ce que j'écris à Sa Majesté, j'ai fait un double de ma lettre à votre intention; ce double, le voici. Lisez-le.

Pardaillan tira de son pourpoint le papier sur lequel il avait écrit la veille et le tendit au gouverneur.

Voici ce que contenait le papier:

—Sa Majesté est prévenue qu'il y a contre elle complot d'assassinat. Messieurs de Guise, de Damville, de Tavannes, de Cosseins, de Sainte-Foi, de Guitalens, gouverneur de la Bastille, conspirent pour tuer le roi et faire sacrer à sa place M. le duc de Guise. Sa Majesté aura la preuve du complot en faisant mettre à la question le moine Thibaut, ou M. de Guitalens, l'un des plus acharnés. La dernière réunion des conspirateurs a eu lieu dans une arrière-salle de l'auberge de la Devinière, rue Saint-Denis.

Je suis perdu, bégaya Guitalens. Misérable!

—Monsieur! dit Pardaillan, je cherche ma liberté, voilà tout! Mais je puis vous sauver...

—Vous!... vous me sauveriez! Et comment?... Dans quelques instants, le roi saura l'horrible vérité...

—Eh! s'écria Pardaillan, qui vous dit que le roi va être prévenu dans quelques instants!...

—La lettre!

—Il ne l'aura que ce soir. Mon ami ne doit la porter que ce soir, à huit heures, entendez-vous! Nous avons donc toute une journée devant nous!...

—Fuir?... Mais où fuir?... Je serai rejoint!...

—Non! ne fuyez pas! Arrangez-vous simplement pour que la lettre ne parvienne pas au roi!

—Et comment?

—Un seul homme est capable d'arrêter cette lettre dans sa route: c'est moi. Faites-moi sortir d'ici; dans une heure, je suis chez mon ami, je reprends la lettre, et je la brûle.

—Et qui me garantit que vous feriez cela? balbutia-t-il.

—Monsieur, s'écria le chevalier, regardez-moi. Je vous jure sur ma tête que, si vous me faites sortir, cette lettre ne parviendra pas au roi. Puisse-je être foudroyé si je mens!... Et maintenant, écoutez: ceci est votre dernière chance. Je ne vous dirai plus rien; si vous ne me relâchez, le roi que je sauve me fera bien relâcher, lui! Qu'est-ce que je risque? De rester ici un jour, deux jours au plus... Tandis que vous... si vous ne me faites sortir, vous êtes un homme mort...

Guitalens demeura quelques minutes effondré sur l'escabeau, faisant d'incroyables efforts pour ressaisir sa pensée vacillante. Le coup qui le frappait était vraiment terrible; il se voyait condamné à mort; et quelle mort! quelque supplice effroyable briserait sans doute son corps avant qu'il ne se balançât au bout de l'une des cordes de Montfaucon! Il claquait des dents.

—Jurez-moi, bégaya-t-il, jurez-moi... sur le? Christ... sur l'Evangile... que vous arriverez à temps...

—Je jurerai tout ce que vous voudrez, fit Pardaillan d'une voix très calme, mais je vous ferai observer que le temps passe... vos gardes eux-mêmes vont s'étonner...

—C'est vrai! fit Guitalens en essuyant son front couvert de sueur. Monsieur, dans une demi-heure, vous serez dehors.

Pardaillan eut assez de puissance sur lui-même pour commander à son visage de n'exprimer qu'une joie de politesse.

—Comme vous voudrez! répondit-il.

Guitalens ouvrit la porte, rappela les gardes et, devant eux, se tourna vers le prisonnier.

—Monsieur, dit-il, votre secret vaut en effet la peine d'être transmis à Sa Majesté. Je ne doute pas de la reconnaissance du roi, et j'espère que, dans peu d'instants, je pourrai vous ouvrir moi-même les portes de cette Bastille.

Le geôlier de Pardaillan demeura stupéfait.

Le gouverneur, en toute hâte, fit atteler son carrosse et y monta en disant à voix haute qu'il se rendait au Louvre. Il s'y rendit en effet et y demeura juste le temps nécessaire pour que ses gens pussent croire qu'il avait parlé au roi.

Au bout, non pas d'une demi-heure, comme il l'avait dit, mais d'une heure, il était de retour et s'écriait devant quelques officiers:

—Ah! c'est bien un grand service que cet homme rend à Sa Majesté! Mais, messieurs, silence absolu sur tout ceci.

Guitalens, séance tenante, se rendit à la prison de Pardaillan:

—Monsieur, lui dit-il, je suis heureux de vous annoncer qu'en raison du service que vous lui rendez Sa Majesté vous fait grâce...

—J'en étais sûr!... fit Pardaillan en s'inclinant. Cinq minutes plus tard, le chevalier était dehors.

Le gouverneur l'avait escorté jusqu'au pont-levis, honneur qui prouvait à tous en quelle estime il tenait son ancien prisonnier. Au moment où Pardaillan allait s'éloigner, Guitalens lui serra la main d'une façon significative.

—Voulez-vous que je vous rassure? fit Pardaillan.

Les yeux de Guitalens flamboyèrent.

—Eh bien, écoutez donc: le papier que j'ai jeté à mon chien...

—Oui...

—L'ami qui devait le porter au roi...

—Oui, oui...

—Eh bien, l'ami n'existe pas; le papier était blanc... je suis incapable d'une dénonciation, même pour sauver ma vie...

Guitalens étouffa un cri où il y avait autant de joie que de regret. Un instant, il eut la pensée de mettre sa main au collet de celui qui avouait l'avoir joué. Mais comme c'était un homme à double face, il supposa naturellement que Pardaillan pouvait mentir, que le papier pouvait bien contenir la dénonciation...

Il grimaça dans un sourire:

—Vous êtes un charmant cavalier, et je suis vraiment heureux de vous donner la clef des champs!




XX

LA LETTRE DE JEANNE DE PIENNES

Nous ramenons un instant nos lecteurs auprès de dame Maguelonne, la vieille propriétaire de la maison où habitaient Jeanne de Piennes et sa fille. On a vu que cette digne matrone s'était rendue à l'auberge de la Devinière, comment elle y avait appris l'arrestation du chevalier de Pardaillan qui concordait si étrangement avec celle de ses deux locataires et comment elle était rentrée chez elle fort effrayée de savoir que sa maison avait été un nid de conspiration huguenote.

Sa première pensée fut de brûler la lettre qui lui avait été confiée par Jeanne de Piennes.

La terreur de passer pour complice la talonnait. Mais dame Maguelonne était femme, vieille et dévote. Cette vénérable femme tremblait d'épouvante à la pensée qu'on pourrait trouver chez elle cette lettre—et cependant, elle ne la brûla pas!

Lorsque, au bout de trois ou, quatre jours de combat contre sa peur, dame Maguelonne se fut enfin résolue à ne pas brûler ce papier, elle eut à subir un nouveau combat.

En effet, dès qu'elle était seule, elle courait fermer sa porte et ses fenêtres, allait prendre la lettre, s'asseyait, et passait des heures entières à se demander:

—Que peut-il y avoir là-dedans?

Ce papier, mille et mille fois, elle le tourna en tous sens, en gratta les joints avec son ongle, essaya au moyen d'une épingle de soulever le repli. Tant il y eut qu'à la fin la lettre s'ouvrit.

Le pli contenait un mot adressé au chevalier de Pardaillan, et une lettre qui portait une suscription... Par le mot, la Dame en noir suppliait le chevalier de faire parvenir la lettre à son adresse.

Et cette adresse, c'était:

Pour François, maréchal de Montmorency.

La vieille demeura stupéfaite et remplie de remords. En effet, elle voyait clairement qu'il n'y avait pas la moindre connivence entre la Dame en noir et le chevalier de Pardaillan; d'où sa stupéfaction. Et d'autre part, sa curiosité demeurait inassouvie, puisqu'il y avait une deuxième lettre à ouvrir; d'où son remords.

Héroïquement, elle résista plusieurs jours à l'envie démesurée de savoir ce qu'une pauvre ouvrière comme sa locataire pouvait bien avoir à dire à un grand seigneur comme François de Montmorency.

Enfin, elle n'y tint plus. Elle courut à la lettre, la déposa sur une table, s'assit et fit sauter le cachet.

A ce moment, elle bondit. On venait de heurter à sa porte.

Au même instant, cette porte s'ouvrit. La vieille jeta un cri de terreur. Dans son impatience, elle avait oublié de s'enfermer. Et quelqu'un entrait.

Et ce quelqu'un, c'était le chevalier de Pardaillan!

—Vous! cria dame Maguelonne en couvrant de ses mains tremblantes les papiers restés sur la table.

Le chevalier demeura un instant étonné.

—Cette vieille me connaît donc? songeait-il.

Puis saluant avec politesse:

—Madame, dit-il, rassurez-vous, je ne vous veux aucun mal; pardonnez-moi seulement d'entrer ainsi chez vous et de vous avoir effrayée peut-être... un grave intérêt m'a fait oublier un instant les convenances.

—Oui, la lettre! fît la vieille réellement effarée.

—Quelle lettre? demanda Pardaillan de plus en plus étonné.

Dame Maguelonne se mordit les lèvres; elle venait de se trahir; elle essaya maladroitement de cacher les papiers, mais Pardaillan les avait vus et ne les perdait plus des yeux.

—Vous n'êtes donc plus en prison? reprit la vieille.

—Vous le voyez, madame; il y avait erreur et, l'erreur ayant été reconnue, on m'a aussitôt relâché.

Et ma première visite est pour vous, ma chère dame. Il y a dix jours, j'ai été arrêté et conduit à la Bastille à la suite d'une erreur qui, comme vous le voyez, n'a pas tardé à être reconnue. Or, au moment même où mon logis était envahi, deux personnes qui demeurent chez vous étaient menacées d'un grand danger, puisqu'elles m'appelaient à leur secours. Je sais que ces deux personnes ont été enlevées violemment le jour même de mon arrestation...

—Au même moment.

—C'est cela! Eh bien, madame, pouvez-vous me donner à ce sujet le moindre renseignement?

—Je vous dirai tout ce que je sais. La Dame en noir et sa fille Loïse ont été arrêtées, dit-on, parce qu'elles complotaient avec vous.

—Avec moi!

—Mais il est bien évident qu'elles étaient innocentes, les pauvres chères créatures, puisque vous l'êtes vous-même...

—Et, dites-moi, qui est venu les arrêter?

—Des soldats, un officier...

—Un officier du roi?...

—Dame, je ne sais pas trop... ah! s'il s'était agi de religieux, j'aurais tout de suite reconnu le costume.

—Le duc d'Anjou n'était pas parmi ces gens?

—Oh! non! fit la vieille effrayée.

—Vous n'avez aucune idée de l'endroit où on a dû les emmener?

—Pour cela, non... j'étais si troublée, vous comprenez.

—Mais, fit tout à coup le chevalier, lorsque je suis entré, vous avez parlé d'une lettre. Est-ce que ces malheureuses femmes auraient écrit?

Les mains de la vieille se crispèrent sur les papiers qu'elle avait fini par faire tomber sur son tablier.

—Voyons, madame, qu'est-ce que ces papiers, que vous froissez?

—Monsieur, ce n'est pas moi que les ai ouverts, je vous le jure, s'écria la vieille.

Et d'un geste convulsif, elle tendit les papiers à Pardaillan qui les saisit avidement... D'un coup d'oeil, il parcourut la lettre qui lui était adressée.

—Cette chère dame m'a fait promettre de vous remettre ces écrits, continuait dame Maguelonne avec volubilité, je vous jure que je me suis aussitôt rendue à la Devinière pour tenir ma promesse, mais vous étiez arrêté, je les ai donc précieusement gardés...

—Personne ne les a vus?

—Personne, mon cher monsieur, personne au monde...

—Qui donc les a ouverts?...

—Eh! ils se sont ouverts tout seuls!

—Mais vous les avez lus?

—Un seul, monsieur, un seul! Celui qui vous était destiné...

—Et l'autre?

—J'allais le lire, mais vous êtes arrivé...

—Madame, dit Pardaillan qui se leva, j'emporte ces papiers. Vous le voyez, je suis chargé de faire parvenir cette lettre au maréchal de Montmorency; rien au monde ne pourra m'empêcher d'exécuter la volonté de celle qui m'a honoré de sa confiance. Quant à vous, madame, vous avez commis une mauvaise action en ouvrant ces papiers. Je vous la pardonne à une Condition...

—Laquelle, mon bon jeune homme?

—C'est que jamais vous ne parliez à âme qui vive de ces papiers...

—Oh! pour cela, vous pouvez en être sûr!

Le chevalier salua dame Maguelonne et se retira. Dehors, il retrouva Pipeau qui l'attendait. Il franchit tranquillement la rue et entra dans l'auberge.

Maître Landry, qui portait un broc de vin à des clients, le laissa tomber et s'arrêta, saisi d'étonnement.

—Le chevalier! fit l'aubergiste atterré.

—Remettez-vous, cher monsieur, je comprends toute la joie que vous éprouvez à me revoir; mais enfin, ce n'est pas une raison pour ne pas me demander si j'ai faim et ce que je mangerais bien.

Pardaillan, après s'être restauré, se dirigea vers l'écurie, constata que son cheval était toujours au râtelier et que la noble bête n'avait pas souffert de son absence.

Puis il monta à sa chambre, et son premier mouvement fut de ceindre son épée qui était restée accrochée au mur.

Alors, il relut trois ou quatre fois de suite le billet que lui avait adressé la Dame en noir.

—En somme, conclut-il, il s'agit de faire parvenir au maréchal, duc de Montmorency, la lettre ci-jointe.

Et, de même que dame Maguelonne, Pardaillan se demanda ce qu'il pouvait bien y avoir de commun entre celle qu'il croyait être une pauvre ouvrière, et le grand maréchal de Montmorency.

La lettre était là, sur la table.

Elle était ouverte... Mais certes, il ne la lirait pas!...

Et pourtant!... Quel mal ferait-il en la lisant! Et qui sait s'il n'y trouverait pas des indications précieuses sur les gens qui avaient arrêté Loïse et sa mère!

Sans aucun doute, la Dame en noir implorait la protection du maréchal de Montmorency.

—Qu'est-il besoin du maréchal? conclut-il. Si quelqu'un doit délivrer Loïse et sa mère, c'est moi! Je ne veux pas qu'un autre s'en mêle!... Allons, lisons!...

Le jeune homme déplia donc brusquement le parchemin et se mit à lire.

Quant il eut fini, le chevalier de Pardaillan était très pâle.

Un profond soupir gonfla sa poitrine.

Il reprit la lettre et la relut d'un bout à l'autre, revint sur deux ou trois passages essentiels, répéta à demi-voix des phrases entières, comme si le témoignage de ses yeux seuls eût été insuffisant pour le convaincre.

Et lorsque cette deuxième lecture fut terminée, cette fois la lettre s'échappa de ses mains... Le chevalier de Pardaillan laissa tomber sa tête sur sa poitrine et se mit à pleurer.

La lettre de Jeanne de Piennes était datée du 20 août 1558, c'est-à-dire de l'année même où François de Montmorency avait épousé Diane de France, fille naturelle d'Henri II.

Il y avait environ quatorze ans que cette lettre avait été écrite. La voici:

J'ai donc subi aujourd'hui la pire douleur qu'il soit donné à une amante d'éprouver. Je l'ai subie, cette douleur, mon âme est encore comme engourdie, mon coeur se déchire, et, pourtant, je ne meurs pas!

Peut-être mon heure n'est-elle pas venue encore.

Et puis, ce qui me rattache à cette misérable vie, c'est de me pencher sur le petit lit de l'enfant. Si je meurs, qui prendra soin d'elle? Il faut que je vive...

Elle a cinq ans. Si tu pouvais la voir, ô mon François! En ce moment, elle dort, paisible, confiante... elle sait que sa mère veille sur elle. Ses cheveux dénoués, épars sur l'oreiller, lui font une auréole blonde; ses lèvres sourient. C'est ta fille, ô mon cher époux!

Aujourd'hui, François, ton mariage a été célébré. Toute la pauvre rue que j'habite parle de la pompe de cette cérémonie et dit que Mme Diane est la digne épouse d'un fier seigneur tel que toi... hélas! n'étais-je donc pas digne d'assurer ton bonheur?

Aujourd'hui, tout est bien fini. La dernière lueur d'espérance qui vacillait dans mon âme vient de s'éteindre.

Le jour où ton père me chassa, broya mon coeur comme s'il l'eût saisi dans son gantelet des jours de bataille, le jour où, presque folle, je sortis en trébuchant de cet hôtel où, pour te sauver, je venais de signer ma pauvre déchéance, le jour où, éperdue, agonisante, je m'enfonçai dans le noir Paris, ma fille dans mes bras, ce jour-là, François, je crus avoir franchi les limites de la douleur humaine...

Hélas! Je n'avais pas encore vécu la présente journée!... Aujourd'hui, c'est fini: tout est noir en moi.

C'est fini, François! pourtant, un indissoluble lien te rattache à moi. Ton enfant vit. Ton enfant vivra. C'est pour elle que j'ai déchiré mes lèvres qui voulaient parler, c'est pour elle que j'ai gravi les calvaires de désespoir, c'est pour elle que j'ai subi le martyre... Ta fille vivra, François!

Je devais me taire pour ma fille. Aujourd'hui, pour ma fille, je dois parler...

T'ai-je dit qu'elle s'appelle Loïse?... La chère enfant porte admirablement ce joli nom.

Que j'aie été frappée, moi, je l'admets. Que ma vie soit brisée, que je sois déchue de mon titre d'épouse sans avoir mérité ce suprême affront, soit! Mais je veux que Loïse soit heureuse: tout ce qui me reste de vie, force, volonté, énergie, pensée, tout est là! Je ne veux pas que Loïse soit injustement frappée comme je l'ai été.

Pour cela, il faut que tu puisses ouvrir ton coeur à ta fille. Il faut qu'elle puisse entrer la tête haute dans ta maison, il faut que Loïse puisse prendre à ton foyer la place qui lui est due! Et pour cela, mon cher époux, il faut que tu saches la terrible, la solennelle vérité...

Je t'appelle encore mon époux. Car tu demeureras tel jusqu'à la fin de mes jours.

Or, il faut que tu saches l'abominable crime qui nous a séparés. Tu vas tout savoir: et que ton père fut cruel, et que ton frère fut criminel, et que ton amante, ton épouse peut porter fièrement ton nom, et que ta fille a le droit de venir s'asseoir dans la maison des Montmorency.

Cette lettre, François, je l'écris parce qu'il faut que la vérité éclate. Mais pour l'envoyer, pour te la faire parvenir, j'attends trois choses:

La première, c'est que ton père soit mort. Car c'est sur toi que le connétable ferait tomber le poids de sa haine s'il apprenait que le fatal secret t'est connu.

La deuxième, c'est que ma fille... ta Loïse... soit en âge de défendre ma mémoire et de parler hardiment comme il convient à une Montmorency, fille d'une de Piennes, héritière irréprochable des Montmorency.

La troisième, c'est que je me sente sur ma mort, ou qu'un grave péril menace notre enfant.

Tant que ces trois conditions ne seront pas remplies, ô mon François, je veux demeurer dans mon ombre, heureuse encore de pouvoir me dire qu'en me taisant j'assure la paix et le bonheur de l'homme que j'ai tant aimé...

Car ma vie à moi ne compte plus. Mais ce qui compte, François, c'est la vie et le bonheur de notre enfant.

Lorsque tu recevras cette lettre, Loïse sera assez grande pour te parler. Ton père sera mort, et je n'aurai plus rien à redouter de ce côté pour toi...

Mais à ce moment-là aussi... ou je serai mourante, ou un danger sera sûr la tête de Loïse.

Dans les deux cas, François, la volonté suprême de ton amante, de ton épouse, est que tu reportes sur Loïse cette affection dont j'étais si fière, que tu coures à son secours, que tu la prennes avec toi, que tu lui rendes le nom auquel elle n'a cessé d'avoir droit, puisqu'elle est née quand j'étais ta femme, que tu lui fasses enfin l'existence qui doit être la sienne: celle d'une héritière directe des Montmorency.

Et maintenant, François, mon amant, mon cher époux, voici l'affreux secret. Tout notre malheur tient dans ces mots:

Ton frère Henri m'aimait.

Il ne craignit pas de me l'avouer. Mais j'espérais que la droiture finirait par l'emporter chez cet homme si jeune encore. J'espérais que mon amour pour toi me couvrirait contre l'injure de son amour à lui. Je me tus pour ne pas déchaîner la guerre dans une illustre famille.

La nuit de ton départ pour la guerre, une confidence était sur mes lèvres... Tu sais quels événements précipités se produisirent, et que notre mariage eut lieu... Le lendemain, je t'attendis vainement: tu étais parti!

La confidence qui était sur mes lèvres, la voici, mon François: j'étais enceinte, j'allais te donner un enfant!

Cet enfant vint au monde pendant que tu te battais... c'est notre Loïse.

Dans ces mois terribles où je te crus mort; où je faillis mourir moi-même, ton frère disparut, et j'espérai qu'il s'était éloigné pour toujours.

Un jour, ma fille me fut enlevée. Et comme éperdue je la cherchais, ton frère m'apparut, m'annonça ton retour, et en même temps me dit qu'il connaissait l'homme qui avait enlevé Loïse. Et comme je demeurais toute palpitante du bonheur de te savoir vivant, comme je demandais quelle folie pouvait pousser ton frère, alors, François, s'ouvrit devant mes yeux l'abîme où j'allais m'engloutir.

Notre Loïse était entre les mains d'un homme payé par ton frère... un misérable qui s'appelait le chevalier de Pardaillan. Ce monstre devait, sur un seul signe de ton frère, égorger la pauvre petite créature... ta fille, François... ce cher petit ange... Et ce signe, ton frère devait le faire au chevalier de Pardaillan si j'avais le malheur de prononcer une seule parole devant toi, tandis que je serais accusée... accusée de forfaiture par ton propre frère!

Tu sais maintenant pourquoi je me tus lorsque ton frère m'accusa!... Je me tus, François! Et pourtant, mon âme hurlait de désespoir, ma chair criait sa souffrance! Je me tus, et la nature prit pitié de moi sans doute... car je m'évanouis et, lorsque je revins à moi, tu avais disparu...

J'étais condamnée! mais Loïse, ta fille, était sauvée!

Ah! François! maudit soit à jamais l'être abominable qui porte ton nom... ton frère...

Maudit soit ce Pardaillan, ce complice hideux qui avait accepté l'effroyable besogne!...

Mais il faut que tu saches le reste. Toi parti, ma fille me fut rendue par un inconnu; je courus à Montmorency pour te dire tout: tu étais en route pour Paris! Je courus à Paris... je vis le connétable...

Et le connétable qui sut toute la vérité par moi me donna à choisir: Ou je renoncerais à mon titre d'épouse, ou tu serais enfermé au Temple pour la vie!

Je signai!... Et je disparus, meurtrie, brisée... mais ma fille me restait! j'ai vécu pour elle! je vivrai pour elle...

Maintenant, mon cher époux, tu sais l'effrayante vérité.

Je te jure que, si j'avais été seule frappée, je serais morte, emportant le terrible secret dans la tombe.

Ce secret, je l'écris. Je te le ferai parvenir à l'heure de ma mort; en mourant, je veux être sûre que ta Loïse va reprendre le rang auquel elle a droit, et qu'une vie de bonheur va s'ouvrir devant elle.

Accours donc, ô mon époux!

Quelle que soit l'année, quel que soit le jour, quelle que soit l'heure où j'aurai décidé de te faire parvenir cette lettre, où tu l'auras reçue, accours, suis le messager que je t'enverrai..., accours auprès de ta femme innocente qui n'a jamais cessé d'être digne de toi et de t'adorer, près de ta fille, ta Loïse, que je veux remettre dans les bras de son père!...

Jeanne de PIENNES,

Duchesse de Montmorency.

Telle était la lettre que venait de lire le chevalier de Pardaillan! Par une sorte de culte touchant, de révolte peut-être, par une conscience de son droit moral et de sa parfaite innocence, la malheureuse Jeanne l'avait signée de son titre: duchesse de Montmorency.

Pendant quelques minutes, le jeune homme demeura immobile, comme s'il eût appris quelque catastrophe.

Et en effet, c'était une catastrophe qui s'abattait sur lui.

Il pleurait silencieusement, les larmes coulaient le long de ses joues sans qu'il songeât à les essuyer.

Duchesse de Montmorency!... Loïse est la fille des Montmorency!...

Cette sourde exclamation révélait une partie de son amertume.

En effet, Pardaillan, pauvre hère, sans sou ni maille, eût pu épouser Loïse, fille d'une modeste ouvrière.

Mais Loïse, fille du maréchal de Montmorency, ne pouvait devenir l'épouse du pauvre chevalier.

Il faut bien se rendre compte de ce que ce nom de Montmorency évoquait alors de formidable puissance et de splendeur.

Avec le connétable, cette maison, l'une des plus fières de la noblesse du royaume, avait connu l'apogée de la grandeur. Le connétable mort, le nom gardait encore tout son prestige. Et si l'on songe que François était devenu le chef d'un puissant parti qui faisait échec aux Guises d'une part, et au roi, d'autre part, on comprendra que Pardaillan éprouvât une sorte de vertige quand il mesurait la distance qui le séparait maintenant de Loïse.

—Tout est fini! murmura-t-il en répétant la parole désespérée qu'il avait lue dans la lettre de la Dame en noir, c'est-à-dire de Jeanne de Piennes...

Par moments, pourtant, il semblait au chevalier qu'un peu d'espoir rentrait dans son coeur. Si Loïse l'aimait! Si elle ne se laissait pas éblouir par la situation nouvelle qui l'attendait!...

—Mais non, pauvre fou! reprenait-il aussitôt. Lors même que Loïse m'aimerait, est-ce que son père peut consentir à une telle mésalliance! Que suis-je? Moins que rien, presque un truand aux yeux de beaucoup; un aventurier sans feu ni lieu; je ne possède au monde que mon épée, mon cheval et mon chien...

Il se leva et fit quelques pas rapides dans la chambre.

—Oh! fit-il en serrant les poings, j'oubliais encore cela. Non seulement Loïse ne peut pas être à moi, non seulement elle ne m'aime pas, selon toute vraisemblance, mais encore elle doit me haïr!... Le jour où sa mère lui dira ce que mon père a fait, le jour où elle saura que je m'appelle Pardaillan, quels sentiments pourra-t-elle avoir pour moi, sinon ceux d'une répulsion instinctive?

Il aimait Loïse et son père avait enlevé cette même Loïse pour une monstrueuse besogne!... Il ne pouvait y avoir que haine et mépris dans le coeur de Loïse pour le vieux Pardaillan... et pour son fils!

—Eh bien, s'écria-t-il sourdement, puisqu'il en est ainsi, puisque tout nous sépare, puisqu'elle doit me haïr, pourquoi m'occuperais-je d'elle encore?... Oui! pourquoi porterais-je cette lettre?... Et que me fait à moi Mme la duchesse de Montmorency, qui maudit mon père, qui me maudira moi-même?... Et que me fait sa fille?... Elles sont malheureuses! Eh bien, que d'autres courent à leur secours!

Une étrange exaltation bouleversait le jeune homme. Il se promenait à grand pas, gesticulait, lui si sobre de gestes, parlait à haute voix. Il résumait sa situation. Elle était effrayante.

Il avait contre lui la reine Catherine, il avait contre lui le duc d'Anjou et ses mignons qu'il avait gravement offensés; il avait contre lui le duc de Guise que Guitalens s'empresserait, sans doute, de mettre au courant de ce qui s'était passé à la Bastille!...

Il éclata d'un rire amer.

—J'oubliais!... Dans la nomenclature de mes ennemis, j'oubliais Montmorency! Peste! ce n'est pas là le moindre et, lorsque Mme de Piennes lui aura répété ce que mon père a tenté contre sa fille, je serai bien étonné si ce digne seigneur ne cherche pas à m'achever au cas où la Médicis ne m'aurait pas déjà fait jeter dans quelque basse fosse! au cas où les mignons ne m'auraient pas poignardé au détour de quelque ruelle! En garde, messieurs! Gardez-vous, je me garde!...

Et, tirant son épée, dans un de ces gestes flamboyants qui lui étaient familiers, Pardaillan se fendit cinq ou six fois contre le mur...

—Hé! Seigneur Jésus, à qui en avez-vous, monsieur le chevalier!

Et Mme Huguette Grégoire apparut en prononçant ces mots de sa voix douée et câline:

—Je venais... pour ceci...

Ceci? fit Pardaillan qui examina du coin de l'oeil un sac rebondi que l'hôtesse déposait sur le coin de la table.

—Oui, monsieur le chevalier. Lorsque vous avez été arrêté.. vous avez oublié votre argent... là... Alors, vous comprenez... je vous l'ai gardé... et je vous le rapporte!

—Madame Huguette, vous mentez.

—Moi, grand Dieu!... Je vous jure...

—Ne jurez pas: c'est votre mari maître Landry, qui a raflé mes pauvres écus; et, vous, bonne hôtesse, vous me les rapportez!... Madame Grégoire, vous avez eu tort: cet argent, je le devais à maître Grégoire. Je ne l'ai pas oublié: je l'ai laissé pour lui.

—Mais qu'allez-vous devenir?... Partageons, au moins!

—Ma chère Huguette, sachez une chose: c'est que je ne me sens jamais aussi riche que lorsque je n'ai pas le sou. D'ailleurs, il me reste cette agrafe, ajouta-t-il en désignant le bijou que lui avait envoyé la reine de Navarre et qui était fixé à son chapeau.

Huguette reprit le sac en soupirant.

—Mais, continua le chevalier, je ne vous en aime pas moins... vous avez bon coeur, Huguette... vous êtes aussi bonne que belle... Ah! Huguette, je crois, décidément, que je vous adore!...

Huguette baissa la tête et deux larmes perlèrent à ses cils.

—Quoi! vous pleurez, Huguette? s'écria Pardaillan avec la même fièvre, tandis que le désespoir éclatait dans ses yeux; vous pleurez! au moment où je vous jure que je vous aime!...

Huguette, doucement, se dégagea des bras de Pardaillan.

—Comme vous devez souffrir! murmura-t-elle.

Pardaillan tressaillit.

—Moi! souffrir? Où prenez-vous que je souffre?

Huguette releva ses beaux yeux sur le jeune homme.

—Je pense, dit-elle avec mélancolie, que vous avez beaucoup de chagrin. Oh! ne riez pas ainsi. Vous me faites mal, et vous vous faites plus de mal encore à vous-même! Oui, monsieur le chevalier, vous avez le coeur gros... parce que vous aimez... Croyez-vous donc que je ne m'en sois pas aperçue?... Pardonnez-moi, je vous ai guetté... je vous ai vu passer des heures et des heures à cette fenêtre, le regard fixé sur la petite fenêtre d'en face... Vous aimez... vous avez laissé là votre coeur... et celle qui a disparu l'a emporté avec elle... Et vous croyez, pauvre jeune homme, qu'on ne vous aime pas... Eh bien, détrompez-vous... on vous aime...

—Comment le savez-vous?

—Je le sais, monsieur, parce que, si je vous ai guetté, je l'ai guettée, elle aussi! Je le sais, parce qu'il est facile de tromper un indifférent, mais qu'il est impossible de tromper une femme... jalouse... une femme qui aime!

Pardaillan n'entendit pas ces mots puisqu'ils ne furent pas prononcés, mais il comprit.

—Huguette, vous êtes un ange...

—Vous l'aimez donc bien? fit Huguette à voix basse.

Il ne répondit pas et étreignit convulsivement les mains de l'hôtesse.

Nous ne savons vraiment pas trop comment cette scène se serait terminée, si la voix de maître Landry, qui appelait sa femme d'en bas, ne se fût fait entendre.

Huguette se sauva légèrement, à demi heureuse, à demi désolée.

—Pauvre Huguette! songea Pardaillan. Elle m'aime et pourtant elle cherchait à me consoler en me trompant. Mais c'est fini maintenant. Loïse ne m'aime pas, ne peut pas m'aimer. Eh bien, je ne l'aime plus! Je redeviens libre... libre de mon coeur, de ma pensée, de mes pas... Au diable Paris!... Demain, je me mets à la recherche de mon père!... Et quant à cette lettre... cette lettre... elle arrivera à son adresse comme elle pourra!...

En disant ces mots, Pardaillan saisit la lettre de Jeanne de Piennes, la recacheta vivement, la fourra dans son pourpoint d'un mouvement rageur et s'élança au-dehors, bien résolu à ne plus s'inquiéter de rien de ce qui concernait Loïse et sa mère, et tous les Montmorency de France.

Ce que fit Pardaillan dans cette journée, il est probable qu'il l'ignora toujours lui-même. On le vit dans deux ou trois cabarets où il était connu. Il ne prenait aucun soin de se cacher. Pourtant, sa position était effrayante.

Vers cinq heures, il se retrouva calme, de sang-froid, maître de lui. Il regarda autour de lui, et se vit non loin de la Seine, presque en face du Louvre, devant un somptueux hôtel.

—L'hôtel de Montmorency!... Je n'irai pas, certes!...

Presque en même temps, Pardaillan s'approchait de la grande porte, et furieusement heurtait le marteau!...




XXI

LE CONFESSEUR

La veille de ce jour où le chevalier de Pardaillan sortit de la Bastille grâce à la jolie ruse qu'il avait imaginée et où, malgré sa ferme résolution, il s'était trouvé devant l'hôtel Montmorency, une scène importante s'était passée dans l'église Saint-Germain-l'Auxerrois.

Il était environ neuf heures du soir. Le prédicateur venait d'achever son sermon devant une foule énorme qui avait envahi la basilique.

Ce prédicateur était un moine superbe, de haute taille et de grande allure. Il portait avec une sorte de distinction théâtrale le costume noir et blanc de carme.

On l'appelait le révérend Panigarola.

Ce moine, malgré sa jeunesse, produisait une impression d'ascétisme sévère qui corrigeait fort à propos l'enthousiasme assez peu religieux qu'il soulevait chez ses belles auditrices.

Il était, d'ailleurs, d'une remarquable beauté; il possédait l'art du geste, ce grand geste des bras levés vers les voûtes lointaines et qui s'abaissent tout à coup pour menacer ou pour bénir. Mais ce qu'on admirait le plus en lui, c'était la véhémence de ses attaques qui n'épargnaient pas même le roi.

Ce Panigarola prêchait ouvertement la guerre à l'hérésie et l'extermination des huguenots. Il englobait dans la même haine la reine de Navarre, Jeanne d'Albret, son fils Henri, le prince de Condé, l'amiral Coligny, enfin tous les huguenots et ceux qui, comme le roi Charles IX, avaient la faiblesse de les tolérer.

Panigarola inspirait une curiosité passionnée aux femmes qui l'écoutaient. Pour quelques-unes et surtout pour les femmes du peuple, c'était un saint homme que la reine Catherine avait fait venir d'Italie pour sauver la France et racheter ses péchés. Mais pour la plupart des nobles dames qui suivaient ses sermons, c'était plus et mieux qu'un saint: c'était un homme qui avait beaucoup péché, et auquel, selon le précepte de l'évangile, elles pardonnaient beaucoup.

Elles l'avaient connu naguère, le brillant marquis de Pani-Garola! Il était de toutes les fêtes; c'était alors un rude spadassin qui avait sur la conscience une demi-douzaine de morts; un coureur de cabarets, un de ces mignons bretteurs dont l'insolence, le luxe et la force étonnaient le pauvre monde. Puis, tout à coup, il avait disparu.

Et voici qu'on le retrouvait sous la robe de carme, plus beau que jamais, plus flamboyant, mais l'anathème aux lèvres, alors qu'autrefois ces lèvres n'avaient eu que des sourires.

La foule, lentement, s'écoula et se répandit au-dehors en criant:

—Mort aux huguenots!

Il ne resta qu'une quinzaine de femmes qui se mirent en prière autour d'un confessionnal.

Mais un bedeau vint les prévenir que le révérend, très fatigué ce soir-là, n'entendrait aucune de ses pénitentes.

L'une, jeune et belle autant qu'on pouvait en juger sous les grands voiles noirs dont elle était couverte, était affaissée sur un prie-Dieu; parfois un frisson l'agitait. Lorsque le moine traversa l'église en glissant silencieusement, sa compagne la poussa du coude et murmura:

—Le voici qui vient, Alice!

Alice de Lux releva la tête et frémit.

Panigarola passa près de la pénitente et s'enferma dans le confessionnal.

—Eh bien? fit à voix basse la compagne d'Alice.

—Laura... maintenant, je n'ose plus, répondit la jeune fille d'une voix tremblante. Tu n'as pas prononcé mon nom, au moins?

Alice s'approcha du confessionnal et s'agenouilla. Elle était séparée du moine par un treillis en bois léger; en outre, ses voiles cachaient son visage; enfin, l'obscurité était assez grande pour qu'elle ne pût distinguer nettement le confesseur.

—Je vous écoute, madame...

Un court débat se fit en elle, et, tout à coup, sourdement, elle dit:

—Marquis de Pani-Garola, je suis Alice de Lux. Je suis la femme que vous avez aimée, que vous aimez peut-être encore... et cette femme vient à vous en suppliante...

—Je vous écoute, madame, répondit le moine de la même voix indifférente.

Alice tressaillit de terreur. Il lui sembla comprendre que, derrière ce grillage, ce n'était pas un homme qui l'écoutait, mais une statue impassible.

—Clément, fit-elle avec ardeur, ne reconnaissez-vous pas ma voix?...

—Il n'y a plus de Clément, madame, pas plus qu'il n'y a de marquis de Pani-Garola. Il n'y a devant vous qu'un homme de Dieu qui vous entendra en Dieu et qui suppliera Dieu d'avoir pitié de vous, si vous méritez cette pitié...

—Oh! balbutia Alice avec un désespoir concentré, il est impossible que vous ayez oublié notre amour.

—Madame, si vous me parlez ainsi, je serai obligé de me retirer.

—Non, non, restez! Il faut que je vous parle!...

—Faites-le donc comme si vous parliez à Dieu...

—Soit!... Eh bien, écoutez-moi, mon révérend père... et vous me direz si j'ai assez expié mes fautes et mes crimes, et si le bras de Dieu qui s'est appesanti sur moi ne m'a pas assez frappée!

—Je vous écoute, ma fille.

—Je vais vous raconter la faute d'abord; puis je vous raconterai l'expiation. Ainsi, vous pourrez juger. J'avais à peine seize ans. J'étais belle. Une grande reine m'avait distinguée et m'avait prise parmi ses filles d'honneur. Et comme j'étais orpheline, comme je n'avais plus ni père ni mère, ni famille, cette reine m'assura qu'elle serait ma mère et me tiendrait lieu de famille...

—A cette époque, beaucoup de jeunes seigneurs me dirent qu'ils m'aimaient... mais moi, je n'en aimais aucun. Je n'aimais personne!... j'aimais le luxe... j'aimais les dentelles, j'aimais les bijoux... et j'étais pauvre... La reine dont je vous parle me promit non pas seulement le luxe, mais la richesse; je lui ai promis de lui obéir aveuglément... Ce fut là mon premier crime; la vue de quelques écrins remplis de diamants m'affola et, pour les posséder, pour m'en orner à ma guise, j'eusse signé un pacte avec Satan... Hélas! le pacte fut signé... un jour, la reine me fit venir dans son oratoire... elle ouvrit devant moi un tiroir resplendissant de perles, d'émeraudes, de rubis, de diamants... et elle me dit que tout cela était à moi si je lui obéissais... Enfiévrée, les joues en feu, l'âme bouleversée, je m'écriai: «Que faut-il faire? Majesté!...» La reine sourit, me prit par la main, me conduisit dans une pièce qui précédait son oratoire et souleva une tenture: derrière la tenture c'était la grande galerie qui attenait aux appartements du roi.. là se promenaient les gentilshommes que je connaissais tous. Elle m'en désigna un et me dit: «Fais-toi aimer de cet homme!»

—Un mois plus tard, continua Alice, si bas que le moine l'entendit à peine, j'étais la maîtresse de ce gentilhomme...

Alors, sans un geste, le moine demanda:

—Comment s'appelait cet homme?

—Oui! Vous voulez dire que j'ai eu tant d'amants qu'il faut préciser, n'est-ce pas! Eh bien, il s'appelait Clément-Jacques de Pani-Garola. Il était marquis. Il arrivait d'Italie. Vous avez dû le connaître un peu, mon père!

—Continuez, ma fille, dit tranquillement le moine. Cet homme vous l'aimiez sans doute? Eh bien, si c'est là toute votre faute, je puis vous garantir que Dieu vous pardonnera, comme je suis prêt à vous absoudre...

—Vous me raillez. Eh bien, soit encore. Raillez, mais écoutez: Ce gentilhomme, je ne l'aimais pas!

—Et lui? demanda sourdement le moine.

—Lui!... il m'aima, il m'adora, du moins, je crois qu'il en fut ainsi... Quoi qu'il en soit, mon révérend, un an après que j'eus reçu de la reine l'ordre que je vous ai exposé, je devins mère... L'enfant vint au monde dans une petite maison de la rue de la Hache que la reine m'avait donnée... Cette naissance demeura secrète... le père emporta le nouveau-né...

—Je comprends, dit le moine en grinçant des dents. Un tardif sentiment maternel a éclos dans votre coeur, le remords vous ronge, et vous voulez savoir ce qu'est devenu l'enfant... Je puis vous renseigner sur ce point... je le vois tous les jours!

—L'enfant n'est donc pas mort!... gémit Alice dans un spasme d'épouvante. Vous m'avez donc menti! Parlez!

—Dieu permit que l'enfant vécût. Peut-être voulait-il en faire l'instrument de ses justes colères!... Le père, ce marquis, ce brillant et naïf gentilhomme, l'emporta, comme vous dites, le confia à une nourrice et lui donna un nom...

—Lequel? demanda Alice dans un souffle.

—Celui qu'il portait lui-même. L'enfant s'appelle Jacques-Clément...

—Où est-il? Où est-il? râla la mère.

—Il est élevé dans un couvent de Paris... Je vous l'ai dit: c'est un enfant du Seigneur... et peut-être le Seigneur le réserve-t-il pour quelque héroïque aventure. Est-ce là ce que vous vouliez savoir?

Écrasée, Alice garda le silence.

Le moine, d'une voix âpre, comme éraillée par les puissantes émotions qui se déchaînaient en lui, continua:

—Vous avez voulu me parler, Alice! Eh bien, vous m'entendrez à votre tour! Vous êtes venue troubler la paix qui commençait à s'étendre comme un suaire sur mon misérable coeur... Ah! vous avez cru que l'enfant était mort, et, repentante peut-être, vous êtes venue me demander l'absolution du crime qui ne fut pas commis.

Il ne vit pas le geste de dénégation désespérée que fit Alice, et poursuivit:

—Vous êtes-vous demandé pourquoi ce crime fut médité? Avez-vous cherché à savoir pourquoi, ayant emporté l'enfant, je ne reparus plus auprès de la mère, pourquoi je descendis dans l'enfer de l'orgie, et pourquoi enfin je me suis jeté dans ce gouffre qui s'appelle un couvent!...

—Clément! bégaya la jeune fille, non seulement je me le suis demandé, mais je l'ai su presque aussitôt! Et c'est là ce qui m'amène à vos pieds!

Le moine tressaillit.

—Voyons! Parlez! gronda-t-il. Racontez-moi ce que vous avez appris... Dites-moi surtout les origines du crime, si vous voulez que je mesure le mal et l'expiation!

Alors, Alice de Lux, d'une voix entrecoupée, à peine perceptible, commença.

—La reine supposait que le parti de Montmorency avait cherché des alliances en Italie. Elle savait que vous aviez passé par Vérone, Mantoue, Parme et Venise. On vous avait vu avec François, maréchal de Montmorency... La reine voulut avoir la preuve de cette conspiration, et c'est pour cela que je devins votre maîtresse... Voilà l'origine du crime.

—Oui! fit le moine. Le crime lui-même, à présent.

—Une nuit que vous dormiez profondément, harassé de mes caresses, je profitai de votre sommeil pour...

Elle s'arrêta, palpitante.

—Vous n'osez achever. J'achèverai, moi! gronda Panigarola. Vous profitâtes de mon sommeil pour me voler mes papiers... et, le lendemain matin, ils étaient entre les mains de Catherine de Médicis!

—Je m'aperçus tout de suite de ce qui était arrivé, continua le moine. Et en peu de jours j'acquis la certitude que la femme que j'adorais était une misérable espionne!...

—Grâce! gémit Alice. Je me suis repentie...

—Heureusement, ces papiers étaient insignifiants. Le maréchal de Montmorency n'en dut pas moins prendre la fuite. La vie d'une douzaine d'hommes tint à un fil. Je ne vous parle pas de la mienne!

—Grâce! Taisez-vous!...

—Un mois après, vous accouchiez... Moi, pendant ces mortelles journées, j'avais étudié ma vengeance...

—Effroyable vengeance! cria presque la jeune fille. Vous avez profité de l'état de faiblesse où je me trouvais, du délire de la fièvre, pour me faire écrire et signer une lettre que vous m'avez dictée mot à mot! Et dans cette lettre, je m'accusais moi-même d'avoir tué mon enfant!...

—N'était-ce pas convenu! Dites! N'avez-vous pas consenti à ce que j'emporte l'enfant pour le tuer?... Amante perfide, mère sans coeur, c'est vous qui maintenant m'accusez!...

—Non! Non! gémit Alice terrorisée, je n'accuse pas, je supplie!... Votre vengeance fut juste, mais comme elle fut terrible!... Cette lettre que j'écrivis sous votre dictée! Cette lettre qui me livre au bourreau! Cette lettre qui fait de moi une fiancée du gibet! C'est à Catherine de Médicis que vous l'avez remise!

—Oui! dit le moine avec une netteté glaciale...

—Et sais-tu ce qui en est résulté! Dis! Le sais-tu!... Il en est résulté que je suis devenue entre les mains de la reine un instrument d'infamie! que je dus entreprendre de devenir la maîtresse de François de Montmorency! que, n'ayant pas réussi à séduire cet homme qui passe dans la vie comme un spectre glacé, je dus séduire son propre frère, Henri! Je ne parle pas de mes autres amants! mais je te dis que je vis dans la plus hideuse abjection, et que c'en est trop, que je ne puis aller plus loin!...

—Eh bien, fit le moine avec un sourire livide, qui vous empêche de vous libérer!... Puisque vous savez maintenant que le crime ne fut pas commis, que l'enfant est vivant!...

—Oh! c'est affreux! sanglota la malheureuse. Votre vengeance est atroce!...

—Vous aviez adopté un métier: j'ai cherché le moyen de vous obliger à le continuer, voilà tout!

—Sans pitié!... oh! il est sans pitié!...

—Qui vous dit que je sois sans pitié! s'écria Panigarola. M'avez-vous jamais rien demandé?

Alice frémit. Un espoir furieux fit irruption dans cette âme de ténèbre.

—Oh! bégaya-t-elle, si cela était possible!

—Dites-moi ce que je puis faire pour vous.

—Clément, vous pouvez me sauver! Vous pouvez m'arracher à la honte, au désespoir, à la mort! Et il suffit pour cela que vous prononciez un mot! Clément, je t'ai fait beaucoup de mal... sois grand... sois généreux... pardonne...

—Que puis-je faire pour vous sauver? répéta le moine.

—Tu peux tout!... ô Clément, c'est en suppliante que je suis venue... songe que tu m'as aimée... Ecoute... je ne sais quel pacte te lie maintenant à Catherine... mais je la connais... je sais beaucoup de ses secrets... je sais qu'autant elle te soupçonnait jadis, autant elle t'admire à présent... Elle ne peut rien te refuser. Clément!... Dis un mot... et elle te rendra la fatale, l'horrible lettre.

—C'est cela que vous êtes venue me demander!

—Oui!... répondit-elle d'un souffle d'angoisse.

—Vous ne vous trompez pas, reprit le moine avec une sorte de gravité. Je puis beaucoup sur l'esprit de la reine. Je demanderai donc cette lettre... A une condition...

—Parle!... oh! tout ce que tu voudras!

—Simplement ceci: prouvez-moi qu'il est utile que cette lettre vous soit rendue... j'entends utile pour vous!

Un effroi soudain agrandit les yeux d'Alice. Elle balbutia:

—Mais ne vous ai-je pas dit... tout ce que je souffre!...

—Ce ne peut être là une raison valable.

—Je vous jure!...

—Allons! je vois qu'il va falloir que je vous arrache moi-même votre confession... Si vous voulez votre liberté, Alice, si vous souffrez dans votre corps que vous livrez et dans votre coeur noyé de honte, c'est qu'enfin vous aimez! Enfin!... Est-ce vrai?... Faut-il vous dire le nom de celui que vous aimez?... Il s'appelle le comte de Marillac!... Si cela est vrai, il faut évidemment que vous soyez libérée.

—Eh bien, oui! c'est vrai! haleta l'espionne en joignant les mains. J'aime! Pour la première fois de ma vie, j'aime avec tout mon coeur et toute mon âme!... Laisse-moi aimer! que t'importe ce que je puis devenir! Tu t'es vengé! J'ai souffert, j'ai expié... je disparaîtrai... ô mon Clément... rappelle-toi que tu m'as aimée... rappelle-toi que, dans mon indignité, mon coeur s'est ému pour toi... Sauve-moi...

Panigarola demeura quelques instants silencieux.

—Vous vous taisez? implora la jeune fille.

—Je vais vous répondre, dit le carme d'une voix si rauque et si brisée qu'à peine Alice la reconnut-elle... Vous me demandez d'aller trouver Catherine et d'obtenir la lettre accusatrice? Eh bien, c'est impossible. Je ne suis pas en faveur auprès de la reine comme vous le pensez et comme je vous le disais moi-même, pour vous encourager à développer toute votre pensée. Il y a très longtemps que je n'ai vu la reine, et il est probable que je ne la verrai jamais.

L'accent du moine était morne. Il parlait d'une voix pâle, si l'on peut dire. Évidemment, sa pensée était ailleurs. Alice demeurait stupéfaite, foudroyée sans comprendre.

—Vous refusez de me sauver! murmura-t-elle.

—Vous sauver! grondait le moine incapable de se contenir plus longtemps. C'est-à-dire, du fond de mon malheur, contempler votre félicité qui serait mon oeuvre! C'est-à-dire vous permettre d'aimer ce Marillac!...

Alice jeta une plainte étouffée. Le moine se révélait à elle. Ce n'était pas le confesseur Panigarola, l'homme apaisé par la prière, le religieux miséricordieux... c'était encore et toujours ce marquis de Pani-Garola, ce gentilhomme aux passions dévorantes qu'elle avait connu!

Elle se raidit contre le désespoir. Car maintenant une nouvelle terreur lui venait.

Comment Panigarola savait-il le nom de celui qu'elle appelait son fiancé? Le moine lui-même allait le lui apprendre:

—Croyez-vous que je vous ai perdue de vue un seul instant! Du fond de mon cloître, je vous ai suivie pas à pas. J'ai vu vos gestes, j'ai entendu vos paroles; il n'est pas un de vos actes, c'est-à-dire pas une de vos trahisons, dont je ne pourrais vous refaire l'histoire; je pourrais vous citer tous vos amants l'un après l'autre!... Mais ne croyez pas que j'ai été jaloux. En vous livrant à la reine, je savais ce que je faisais! Et c'était ma vengeance, cela! Vous venez à moi, et c'est moi que vous voulez faire l'artisan de votre bonheur! Quoi! Je vous révèle l'existence de votre enfant! J'essaie de réveiller en vous un sentiment humain capable de vous valoir l'oubli à défaut de ma pitié! Et vous ne songez qu'à votre amour! Insensée! Tu dis que c'est l'absolution de tes crimes que tu es venue chercher ici! Dis plutôt une malédiction!

Le moine s'était levé. Il était sorti du confessionnal. Ses bras se levaient vers le maître-autel dans un geste d'imprécation... Et ce fut ainsi qu'il s'en alla, glissa comme un fantôme, secoué de rauques sanglots, et s'évanouit au fond des ténèbres, laissant Alice renversée en arrière, évanouie...

Alors, la vieille Laura, avec un sourire au coin de ses lèvres minces, accourut auprès d'Alice de Lux.

—Fuyons, dit-elle avec un morne désespoir. Fuyons! C'est ici le séjour de l'horreur, du crime et de la damnation!

Alice de Lux passa une nuit affreuse. Mais telle était l'énergie morale de cette femme qu'elle ne perdit pas un instant à se lamenter.

—Lutter jusqu'au bout! dit-elle en frémissant.

Si son ancien amant avait eu pitié d'elle, si le moine avait arraché à Catherine de Médicis la terrible lettre qui la faisait son esclave, son plan était de ne plus retourner au Louvre que pour dire à la reine:

—Jusqu'ici, je vous ai servie. Maintenant, je reprends ma liberté. Je ne vous demande rien que votre neutralité, je n'espère rien que d'être oubliée de vous.

Tout ce rêve de liberté, de bonheur, s'écroulait. Il fallait reprendre la chaîne. Il fallait au plus tôt se rendre au Louvre, d'après les ordres qu'elle avait reçus.

Le lendemain matin, Alice de Lux avait repris son visage impassible. Avec l'aide de Laura, elle s'habilla soigneusement et, accompagnée de la vieille femme, se rendit au Louvre.

Bientôt elle parvint dans les appartements privés de la reine. Catherine de Médicis fut prévenue que Mlle Alice de Lux, de retour d'un long voyage, sollicitait l'honneur de lui présenter ses devoirs. Elle fit répondre qu'elle recevrait Alice dès qu'elle serait libre et que sa fille d'honneur eût à ne pas s'éloigner du Louvre tant qu'elle ne l'aurait pas vue.

Catherine était en effet en conférence avec son confident, son ancien amant, son véritable ami, l'astrologue Ruggieri.

Catherine avait pleine confiance dans la science de Ruggieri. Et Ruggieri lui-même n'était pas un charlatan. Il considérait l'astrologie comme la seule science qui valût d'être étudiée.

Au moment où nous pénétrons dans le cabinet de la reine, Ruggieri prenait congé d'elle.

—Ainsi, disait l'astrologue, c'est la paix?

—Oui, René, la paix... la paix qui est parfois une arme plus redoutable que la guerre.

—Et vous pensez que Jeanne d'Albret viendra à Paris?

—Elle viendra, René.

—Coligny?

—Il viendra. Condé, Henri de Béarn viendront... Songe donc à ce que je t'ai recommandée.

—Répandre le bruit que la reine de Navarre est malade?

—C'est cela, mon bon René, dit Catherine avec un sourire, et je puis t'assurer qu'elle est bien malade. Mais ce n'est pas tout... Tu oublies le principal.

—Répandre le bruit que Jeanne d'Albret a un autre enfant qu'Henri! fit Ruggieri en pâlissant.

—Oui, un enfant qui est même plus âgé qu'Henri de Béarn... et qui aurait bien des droits... si Henri venait à disparaître... tu le connais! ajouta-t-elle en fixant un regard dominateur sur l'astrologue.

Celui-ci courba la tête et murmura dans un soupir.

—Mon fils!...

Puis se redressant:

—Une calomnie, Catherine!

—Oui, une calomnie, René!...

—Personne ne voudra croire, fit-il en hochant la tête.

—Le mensonge est l'arme des forts, l'arme de ceux qui ont regardé la vie face à face et ont dit à la vie: tu n'es que néant! L'arme de ceux qui ont sondé leur conscience, et ont dit à leur conscience: tu n'es qu'imagination! Le vulgaire, le troupeau que nous gouvernons, doit avoir la haine du mensonge. Mais nous, René, nous pouvons et nous devons mentir, puisque le mensonge est le fond même de tout gouvernement solide.

—Je mentirai donc, ma belle reine! s'écria Ruggieri.

—La reine de Navarre viendra à Paris, je te le répète. Il faut qu'avant même son arrivée le mensonge ait déjà préparé nos voies. D'abord, elle est malade, tu comprends? Ensuite, elle a un fils... pourquoi t'assombris-tu? Et qui te dit que ce fils... je ne le réserve pas à de hautes destinées! qui te dit qu'il ne sera pas roi de Navarre à la place d'Henri!...

—Ah! Catherine, murmura l'astrologue en appuyant ses lèvres sur la main de la reine, comme vous êtes grande.

—Va! fit la reine en souriant, va et songe à m'obéir...

—Aveuglément! s'écria l'astrologue en s'élançant hors du cabinet.

A son tour, Catherine de Médicis quitta ses appartements sans passer par la salle où étaient réunies ses dames d'atours, et, par des couloirs réservés, gagna le logis du roi.

A mesure qu'elle approchait, elle entendait une sonnerie de chasse. Charles IX, grand chasseur, avait une passion furieuse pour l'art de la vénerie en général et pour tous les arts qui s'y rattachaient en particulier. Il sonnait de la trompe à s'en époumoner, à s'en rendre malade.

Avant d'entrer chez le roi, Catherine composa son visage et prit son air le plus mélancolique. Lorsqu'elle entra, Charles IX déposa aussitôt sa trompe, et, s'avançant vers elle, la prit par une main, baisa cette main et la conduisit enfin jusqu'à un grand fauteuil dans lequel la reine s'assit.

—Mon fils, dit alors Catherine, je viens, comme tous les matins, m'informer de votre santé. Comment êtes-vous?... Tournez-vous vers la fenêtre, que je vous voie... Mais vous me paraissez bien... très bien... Ah! je respire... C'est que, voyez-vous, je ne vis plus depuis qu'Ambroise Paré m'a affirmé que l'une de ces crises pouvait vous tuer sur le coup; mais je n'en crois rien, Charles; d'ailleurs, j'ai ordonné des prières secrètes dans trois églises et notamment à Notre-Dame.

—Ce que vous me dites là, madame, me rassurerait si j'avais besoin d'être rassuré; mais je suis comme vous; je ne crois nullement aux sinistres prédictions de maître Paré, et ceux qui pourraient se réjouir de ma mort devront attendre.

—Amen! dit Catherine. Mais, mon fils, vous croyez donc qu'il y a des gens qui se réjouiraient de la mort du roi!

—Eh, madame, d'où vous viennent ces idées funèbres!

—La constante inquiétude d'une mère, Charles, ne désarme jamais devant les apparences de la sécurité.

—Et moi, je vous dis que je me porte à merveille! Quant aux gens qui se réjouissent en secret dès que j'ai la colique, ils sont partout et jusque dans ce palais!

—Vous voulez parler de messieurs les huguenots, mon fils. Eh bien, je voulais justement vous entretenir à leur sujet. Si cela vous convient, sire, le moment serait bon...

Et Catherine jeta un regard significatif sur trois ou quatre personnes de l'entourage royal qui, au moment où la reine mère était entrée, s'étaient retirées dans un coin.

Le roi se tourna vers ces personnes.

—Messieurs, dit-il, la reine veut m'entretenir... Maître Pompéus, vous reviendrez dans une heure pour ma leçon d'armes... Ah! apportez-moi donc quelques-unes de ces lames arabes dont vous me parliez... Maître Crucé, nous causerons demain de ferronnerie; je veux voir ce nouveau modèle de serrure que vous avez inventé; messieurs, à bientôt.

Le maître d'armes, Crucé, les gentilshommes sortirent après une profonde salutation à la reine. Au moment où la reine mère était rentrée, s'étaient retirées rapide regard.

—Je vous écoute, madame! fit alors Charles IX en se jetant dans un vaste fauteuil. Ici, Naysus! Euyalus!

Deux magnifiques lévriers qui, depuis l'entrée de la reine, n'avaient cessé de gronder, vinrent se coucher près du roi.

—Charles, dit alors Catherine, est-ce que vous ne pensez pas que cette longue dispute, ces guerres funestes où succombent l'un après l'autre les meilleurs gentilshommes de l'un et l'autre parti ne finiront pas par appauvrir l'héritage que vous tenez de votre père et que vous devez transmettre intact à vos successeurs?

—Si fait, pardieu! Je trouve que c'est vraiment payer trop cher le plaisir d'entendre la messe, que de voir succomber tant de braves.

—J'aime à vous voir dans ces dispositions, sire.

—Je ne m'étonne que d'une chose, madame; c'est que ces dispositions semblent vous étonner. N'ai-je pas toujours prêché que la paix devait se faire entre les deux religions? C'est vous qui venez me prêcher la concorde, alors que j'ai dû toujours résister à votre robuste appétit de guerre et de massacre! C'en est assez par la mort-dieu! J'entends que ma volonté soit faite, que tous vos muguets et mignons cessent de provoquer les huguenots, et que ces moines damnés comme votre Panigarola... nous verrons bien, pardieu! ajouta tout à coup Charles IX en se levant, qui commande à Paris!

Aux derniers mots, il marcha sur Catherine d'un air si menaçant que la reine se leva en étendant le bras.

—Eh! mon fils, s'écria-t-elle avec un rire forcé, on dirait vraiment que c'est à votre mère que vous en voulez!... Mais, si vous m'en croyez, vous n'arrêterez personne, pas plus Panigarola que Maugiron ou Quélus...

—Je les arrêterai, si bon me semble, madame! J'arrêterai Henri s'il le faut!

—Bon! fit la reine, vous parlez de paix, et vous ne rêvez qu'arrestations jusque dans votre famille!

Mais déjà Charles IX, avec un grand geste de lassitude, se renversait dans son fauteuil. Catherine l'attendait là.

—Vous n'arrêterez personne, dit-elle, si je vous donne un bon moyen d'assurer la paix générale.

—Et il ne s'agit pas de quelque bon carnage, de quelque bataille nouvelle, de quelque levée de troupes et d'argent?

—Rien de tout cela, mon fils!

—Je vous écoute, madame, dit Charles.

—Voici longtemps que j'y songe. Pendant que vous me croyez occupée à rêver de guerre comme je ne sais quelle héroïne, je ne suis qu'une pauvre mère cherchant à assurer le bonheur de ses enfants, insista-t-elle sur un mouvement de Charles. Et voici ce que j'ai trouvé, mon fils: les huguenots ne sont plus rien, ou du moins cessent d'être dangereux, s'ils n'ont plus Henri de Béarn et Coligny. Supposez que Coligny et Henri de Béarn fassent leur soumission.

—Jamais ils n'y consentiront!

—Eh bien, s'écria Catherine triomphante, j'ai trouvé mieux que de leur arracher une soumission qui serait peut-être hypocrite. J'ai trouvé le moyen d'en faire les amis les plus ardents du roi, ses alliés! Que pensez-vous que ferait le vieux Coligny, si vous lui donniez une armée pour aller défendre dans les Pays-Bas ses coreligionnaires massacrés par le duc d'Albe?

—Je dis qu'il tomberait à mes pieds. Mais, Madame, ce serait la guerre avec l'Espagnol!

—Nous causerons de cela en conseil, mon fils. Je sais un moyen d'éviter la guerre avec l'Espagne qui est et doit rester notre amie fidèle. Ceci acquis, êtes-vous décidé à faire à l'amiral la proposition que je vous dis?

—Oui, morbleu! et même au prix d'une guerre avec l'Espagne, car, après tout, vaut mieux guerre de frontière que guerre intestine!

—Bien. Vous admettez qu'en ces conditions l'amiral est à nous? Voilà donc les brouillons du parti huguenot qui n'ont plus de chef et viennent se ranger autour de vous.

—Sans doute. Mais Henri de Béarn?

—Ah! voilà où mon idée a du bon! Henri de Béarn est votre ennemi... eh bien, j'en fais plus que votre ami, j'en fais votre frère... en lui faisant épouser votre soeur... ma fille Marguerite!

—Margot! s'écria Charles stupéfait.

—Elle-même! Croyez-vous qu'il refusera l'alliance? Croyez-vous que l'orgueilleuse Jeanne d'Albret elle-même ne sera pas fière et heureuse d'une pareille union?

—L'idée est admirable, en effet. Mais qu'en dira Margot?

—Marguerite dira ce que nous voudrons.

—Par la mort-dieu! s'écria le roi en se levant, voilà, madame, une belle et profonde pensée... Oui, oui, cela nous assure la paix... Le Béarnais rentrant dans ma famille, et Coligny occupé aux Pays-Bas, il n'y a plus de parti huguenot!... Ah! je respire!

Et le roi Charles, en véritable enfant qu'il était, esquissa un pas de danse, puis saisit sa mère à pleins bras et l'embrassa sur les deux joues.

Soudain, Catherine vit son fils pâlir. Charles porta sa main crispée à son coeur et s'arrêta, haletant. Son regard se troubla. Ses pupilles se dilatèrent. Puis ses traits se calmèrent. Son regard s'apaisa. Il respira plus librement.

—Vous le voyez, ma mère, dit-il avec un triste sourire, voici une crise avortée. La joie que vous m'avez donnée me rend déjà plus fort... Ah! s'il n'y avait plus autour de mon trône ni haines sourdes, ni intrigues... si nous avions enfin la paix!...

—Vous l'aurez, Charles! dit Catherine qui se leva. Reposez-vous en votre mère qui veille sur vous... J'ai donc votre approbation pour ouvrir des conférences en vue de ce mariage.

—Oui, madame, allez... Et moi, je m'en vais de ce pas voir Margot et lui faire entendre raison.

La reine mère eut un sourire aigu. Elle regagna ses appartements, lente et méditative, et entra dans son oratoire.

—Paola, dit Catherine à une suivante italienne qui se tenait toujours à sa portée, amène-moi Alice.

Quelques instants plus tard, Alice de Lux pénétrait dans l'oratoire.

—Vous voilà donc de retour, mon enfant, dit Catherine avec une grande douceur. Vous êtes arrivée hier?

—Non, madame, je suis arrivée il y a onze jours....

—Onze jours, et vous voilà aujourd'hui seulement!

—J'étais bien fatiguée, madame, balbutia la fille d'honneur.

—Oui, oui... je comprends, vous aviez besoin de vous reposer... et peut-être aussi de réfléchir un peu... de convenir avec vous-même... Mais laissons cela... Vous avez admirablement compris votre mission, et je ne connais pas meilleure diplomate que vous... Vous en serez récompensée.

—Votre Majesté me comble, murmura la malheureuse.

—Non, non, je ne dis que l'exacte vérité... grâce à vous, ma chère ambassadrice, j'ai pu connaître à temps et déjouer les projets de notre ennemie la plus déterminée... la reine Jeanne. Ah! à ce propos, soyez complimentée pour le choix de vos courriers... tous des hommes sûrs et diligents... et pour la rédaction de vos lettres... Oui, mon enfant, vous nous avez rendu de grands services... Et ce n'est pas votre faute si ces services n'ont pas été plus loin...

—Je ne sais ce que veut dire Votre Majesté...

—Alice, comment la reine de Navarre est-elle sortie de Paris?... Car elle y est venue, je le sais... Racontez-moi donc un peu tout cela... est-ce que vous faisiez partie du voyage? Ne m'a-t-on pas dit qu'il y avait eu quelque chose comme une révolte sur le pont de bois?...

Alice commença aussitôt le récit sommaire de L'échauffourée que nous avons racontée.

—Jésus! fit alors Catherine en joignant les mains. Est-il possible que vous ayez couru pareil danger!... Quand je songe qu'un peu plus la reine de Navarre était tuée, je ne puis m'empêcher de frissonner... car, après tout, je ne veux pas sa mort, à cette pauvre reine... Et la preuve que je ne lui veux aucun mal, c'est que je songe à faire la paix... et que je vais vous envoyer auprès d'elle pour préparer son esprit à un grand événement... Vous pourriez partir aujourd'hui même.

En parlant ainsi, Catherine fixait un regard aigu sur Alice. La jeune fille, la tête courbée, frissonnante, demeurait frappée de stupeur.

—A propos, reprit tout à coup Catherine, que venait donc faire à Paris la reine de Navarre?

—Elle est venue vendre ses bijoux. Majesté.

—Ah? Peccato! La pauvre chère... Ses bijoux!... Tiens, tiens... Et en a-t-elle eu un bon prix, au moins?... Au fait, cela m'est égal, je ne veux pas être indiscrète. Au surplus, elle est encore bien heureuse d'avoir des bijoux à vendre... Moi, il ne m'en reste plus... que quelques-uns... et encore, ils ne sont plus à moi... je les destine à des amis... Tiens, regarde, Alice! Prends un peu ce coffret... là, sur le prie-Dieu... bon.

Alice avait obéi et déposait sur la table un coffret d'ébène que Catherine ouvrit aussitôt.

Ce coffret était agencé par rangées superposées; le premier rang apparut aux yeux d'Alice. Il se composait d'une agrafe de ceinture et d'une paire de pendants d'oreille.

Alice demeura indifférente et glacée. La reine lui jeta un coup d'oeil en dessous, et un mince sourire erra sur ses lèvres.

—Peste! songea-t-elle. La demoiselle est devenue difficile!... Qu'en penses-tu, mon enfant? reprit-elle tout haut.

—Je dis que ces bijoux sont bien jolis, madame.

—Oui, certes... L'eau de ces perles est admirable, et on y chercherait en vain un défaut... Mais que disions-nous?... Ah! oui, que la reine de Navarre avait vendu ses dernières pierreries chez... chez qui, disais-tu?

—Chez le juif Isaac Ruben, répondit Alice.

—Oui, c'est bien cela. Et tu ajoutais que cette bonne reine était partie...

—Pour Saint-Germain, madame; puis pour Saintes. Je crois que, de Saintes, Sa Majesté la reine de Navarre se rendra à La Rochelle.

—Voyons, mon enfant, vous paraissez inquiète? Vous vous êtes pourtant reposée dix jours. Et je n'ai rien dit pour les embarras que vous avez pu me causer en ne vous rendant pas immédiatement à mes ordres... Mais maintenant, il s'agit de faire bonne mine... encore un effort, ma petite Alice... Je n'ai confiance qu'en toi, je suis entourée d'ennemis... tu vas voir que je n'ai pas de secrets pour toi... Je vais t'apprendre une grande nouvelle... Ma cousine de Navarre devient notre amie... elle vient ici.... à Paris... à cette cour...

A mesure que Catherine parlait, Alice devenait de plus en plus pâle. Aux derniers mots, elle étouffa un cri que la reine feignit de ne pas entendre.

—Alors, poursuivit-elle, il faut que je fasse parvenir un message à la reine de Navarre... un message verbal... Et c'est toi que je charge de cette grande mission.

Alice fit un geste comme pour interrompre la reine.

—Tais-toi, continua celle-ci. Ecoute-moi bien, car tu saisis que notre temps est précieux... tu vas partir. Dans une heure, pas plus tard, dans une heure, tu trouveras à ta porte une chaise de voyage; tu mèneras grand train... jusqu'à ce que tu aies rejoint la reine... Je vais te charger d'une double mission... la première, ce sera de présenter à la reine, avec toute la délicatesse nécessaire, les offres que je t'exposerai dans un instant... la deuxième, ce sera, selon les dispositions où tu la trouveras, de lui offrir... ou de ne pas lui offrir... un cadeau... un petit cadeau... qui devra venir de toi-même, tu entends... je n'y veux être pour rien... oh! rassure-toi... ce cadeau... ce sera facile... c'est simplement une boîte de gants... Tais-toi, je sais tout ce que tu pourrais objecter... tu diras, tu inventeras ce que tu voudras pour expliquer que tu sois chargée par moi du message... quant aux gants, je n'y suis pour rien... c'est toi qui les as achetés à Paris pour faire plaisir à ta bienfaitrice...

—Je supplie Votre Majesté de ne pas aller plus loin...

—Elle a déjà compris les gants! songea Catherine. Et elle a peur!...

Rapidement, elle retira le premier compartiment du coffret aux bijoux. La deuxième rangée apparut.

—Laissons-la respirer cinq minutes! poursuivit la reine en elle-même.—Que dis-tu de cela, ma petite Alice? fit-elle à haute voix.

—Cela?... Quoi?... ce que vous disiez, madame, balbutia Alice en passant une main sur son front.

—Eh! non... cela!... ces rubis! Regarde donc, voyons!

—Sur la deuxième rangée qui venait d'apparaître, rutilait un large peigne d'or que couronnaient six gros rubis dont les feux sombres et somptueux incendiaient la nuit du velours noir!... C'était un royal bijou.

—Ce peigne siéra merveilleusement à tes cheveux, dit la reine. On dirait une couronne. Tu en es digne, ma fille.

Alice, d'un mouvement désespéré, tordait ses belles mains.

La reine prit le peigne et le fit chatoyer.

—Au fait, s'écria-t-elle, tu ne m'as pas dit comment tu étais arrivée là-bas... Raconte-moi un peu cela...

—J'ai fait comme il était convenu, répondit Alice avec une volubilité fiévreuse; le conducteur a fait rouler la voiture à l'endroit que vous aviez indiqué; la voiture s'est brisée; j'ai attendu... quelqu'un est venu...

—Quelqu'un? fit la reine en relevant brusquement la tête.

—Un gentilhomme de la reine de Navarre. Il m'a conduite à la reine... j'ai fait le récit convenu... que j'avais voulu me convertir à la réforme... que vous m'aviez persécutée... que j'avais résolu de me réfugier en Béarn... La reine m'a accueillie... vous savez le reste...

—Comment s'appelait ce gentilhomme?

—Je n'ai jamais su son nom, dit Alice en frissonnant. Il est parti le jour même... Ah! Majesté, vous voyez bien que je ne puis accomplir cette mission, puisque j'étais persécutée par vous... Comment la reine s'expliquerait-elle...

—Et tu dis que tu n'as jamais su son nom...

—Le nom de qui? fit Alice avec le sublime aplomb du désespoir.

—Ce gentilhomme... Ah! oui, c'est vrai... il est parti le jour même... n'en parlons plus. Quant aux soupçons que pourrait avoir Jeanne d'Albret, tu n'es qu'une enfant... Tu es venue à Paris, j'ai su ta présence, j'ai su que tu étais au mieux avec la reine de Navarre et dans mon désir de conciliation, pour faire plaisir à ma nouvelle amie, c'est toi que je charge de lui dire... ce que tu vas savoir tout à l'heure... Mais parlons d'abord des gants. A propos, je t'engage vivement à ne pas les essayer toi-même, et à ne pas même ouvrir la boîte qui les contient...

—Mais c'est impossible, madame!

L'accent était cette fois si ferme, bien que la voix fût tremblante, que Catherine fixa un regard aigu sur l'espionne.

—Que vous arrive-t-il? demanda-t-elle. Dites-moi l'obstacle, nous verrons à le tourner.

—L'obstacle est infranchissable, madame. Je ne voulais pas en parler, parce que je sens mon coeur se briser de honte toutes les fois que j'arrête mon esprit sur ces choses.

—Voyons! fit Catherine d'une voix rude.

—La reine de Navarre... s'est aperçue... de ce que j'étais auprès d'elle, madame.

—Jeanne d'Albret vous a devinée!

—Oui, madame!

—Corps du Christ! gronda Catherine. Dites-moi, une fois pour toutes, comment la chose est arrivée.

Alice, les mains toujours sur les yeux, répondit:

—Dans l'affaire du pont... quelqu'un a jeté sur mes genoux un billet.. qui me donnait des ordres... Ce billet, je ne l'ai pas vu... la reine l'a pris... elle avait déjà de vagues soupçons... ils se sont transformés en certitude... elle m'a laissée venir jusqu'à Saint-Germain, et là... elle m'a... chassée.

Il y eut un instant de silence.

L'espionne sanglotait doucement. Et ces sanglots étonnaient Catherine de Médicis qui songeait qu'il devait y avoir—autre chose dans le coeur de la jeune fille. En effet, il y avait—autre chose! Et Alice était bien heureuse à ce moment d'avoir ce prétexte pour laisser déborder sa douleur.

—Allons, calme-toi, reprit la reine. Après tout, tu en es quitte à bon compte. Le coup est dur... surtout pour moi. Ne crains pas que je te renvoie... je te trouverai une occupation digne de ton intelligence... et de ta beauté... Jamais nous ne parlerons plus de la reine de Navarre... Jamais!... Mais tu as encore toute ma confiance, et je vais te le prouver.

Alice frémit. Quel nouveau coup allait la frapper?...

—Voyons, reprit tout à coup la reine, te voilà plus calme. Ne songe plus au passé... tu ne peux plus m'être utile loin de Paris, tu me seras utile dans Paris, voilà tout.

—Mais, madame, observa timidement l'espionne, ne m'avez-vous pas dit que la reine de Navarre devait venir ici?

—Oui; je l'espère, du moins... mais garde-toi bien d'en parler. Quel mal vois-tu à ce que Jeanne d'Albret vienne ici?

—Mais si elle me voit, madame?... Ne vaudrait-il pas mieux, pour Votre Majesté surtout, et puis un peu pour moi aussi, que la reine de Navarre ne me vît point? Si Votre Majesté y consentait, je m'éloignerais pour quelque temps...

—Tu as raison... il ne faut pas que Jeanne d'Albret te voie!

La joie qu'éprouva l'espionne fut si puissante qu'elle ferma les yeux pour ne pas montrer cette joie à la reine.

—Tu ne te montreras donc pas au Louvre. D'ailleurs, pour la mission que je te réserve, il n'est pas nécessaire que tu y paraisses... mais tu ne quitteras point Paris, et nous correspondrons simplement.. Tu continueras à habiter ta maison de la rue de la Hache. Tous les soirs, tu me feras parvenir le résultat de tes observations. Voici comment... Tu as vu le nouvel hôtel que je me suis fait bâtir? Tu as vu la tour?... Eh bien, la première ouverture du bas de la tour est presque à hauteur d'homme. Cette ouverture est barrée de deux barreaux; mais il y a place pour passer la main; tous les soirs, tu viendras jeter là tes petites missives; et lorsque j'aurai quelque ordre à te faire parvenir une main te tendra le billet que tu auras à lire. Tu as bien compris tout cela?

—Oui, Majesté! répéta Alice avec désespoir.

—Très bien. Maintenant, sois attentive. D'abord, je vais t'annoncer une chose. C'est que tu as assez fait pour moi pour que je fasse quelque chose pour toi. Voilà près de six ans, Alice, que je t'emploie à mes desseins, qui sont ceux du roi... ma fille! Maintenant, Alice, tu as assez travaillé... la mission que je vais t'exposer sera la dernière...

—Votre Majesté dit-elle vrai? s'écria Alice.

—Très vrai, mon enfant. Je te jure qu'après ce dernier... service que tu auras rendu à la royauté, tu seras libre. Je t'en fais le serment sur ce Christ qui nous écoute! Mais moi je ne me considérerai pas comme libre vis-à-vis de toi. Je t'enrichirai, Alice. D'abord, tu peux compter que tu seras inscrite sur la cassette royale pour une pension de douze mille écus. Ensuite, j'ai sept ou huit hôtels dans Paris, tu choisiras celui que tu voudras, et je te le donnerai tout meublé, avec ses chevaux et ses hommes d'armes; ensuite, le jour où tu te marieras, sur ma cassette à moi tu recevras cent mille livres comptant.

Alice, par un prodigieux effort de volonté, parvint à ne témoigner ni approbation ni improbation.

—Donc, reprit Catherine complètement rassurée, je te trouve quelque beau gentilhomme qui t'aimera, que tu aimeras... Vous habitez à votre guise Paris ou la province; vous venez ou vous ne venez pas à la Cour; enfin, vous êtes entièrement libres, et toi, ma fille, tu es non seulement libre, mais heureuse, riche, enviée... et tiens, mon enfant, voici les bijoux que tu mettras le jour de ton mariage!

En disant ces mots, Catherine souleva le deuxième compartiment du coffret aux bijoux. La troisième rangée apparut. Elle était éblouissante.

Là, maintenu par de légères agrafes d'or, serpentait un collier de diamants vraiment digne d'une souveraine pour un jour de sacre. Aux quatre angles du compartiment, s'emboîtaient quatre bracelets massifs, dont chacun laissait voir une perle grosse presque comme une noisette! Les intervalles des bracelets au collier étaient occupés par des pendants d'oreille incrustés de saphirs; enfin, au centre de l'espace occupé par le collier était placée une agrafe composée de deux monstrueuses émeraudes semblables à deux yeux glauques qui eussent cherché à fasciner la jeune fille.

—Oh! madame, il n'est pas possible que vous me destiniez une aussi magnifique récompense...

Et, en elle-même, la malheureuse songea:

—La dernière honte! La dernière infamie! Et après, je serai libre!... libre!... ô mon amant!...

Et la reine, de son côté, pensait:

—Hum! qu'a-t-elle donc?... Le troisième compartiment lui-même ne l'émeut pas?... Nous verrons tout à l'heure ce qu'elle dira devant le quatrième et dernier!...

Alors, elle reprit à demi-voix comme si, dans son cynisme, elle eût éprouvé tout de même quelque embarras.

—Ainsi, c'est convenu, n'est-ce pas? Maintenant, la mission, la voici... Fais-y bien attention, mon enfant, ceci est d'une exceptionnelle gravité... Je t'ai pardonné de n'avoir pas réussi auprès de François de Montmorency... Je ne te pardonnerais pas d'échouer auprès de celui-ci... car c'est d'un homme qu'il s'agit... Il faut que cet homme ait en toi une aveugle confiance... Il faut qu'à un moment donné tu puisses me l'amener... où je te dirai... M'as-tu comprise?

—Oui, madame, dit Alice avec une certaine fermeté.

—L'homme, reprit la reine d'une voix qui siffla, l'homme est à Paris; c'est mon ennemi mortel. Je te dirai comment tu pourras le trouver, le rencontrer... Alors, ingénie-toi... invente, sois prudente comme le serait une Borgia, sois belle comme l'était Diane, sois ce que tu voudras, sois un génie!... mais cet homme, il me le faut!

—Son nom? demanda Alice.

—Le comte de Marillac! répondit Catherine de Médicis.

—Ce nom résonna comme un coup de tonnerre aux oreilles d'Alice de Lux. Livide, agitée d'un tremblement conduisit, cramponnée au dossier d'un fauteuil, elle luttait avec une effroyable énergie, avec une suprême dépense de toutes ses forces, pour garder un masque impassible, pour ne pas crier, pour ne pas s'évanouir, pour ne pas provoquer un soupçon.

Mais Catherine, en cet instant, l'avait profondément étudiée... devinée peut-être...

—Tu connais cet homme? dit-elle.

—Non!

—Et moi, je dis que tu le connais!

—Non!...

Catherine, ses yeux dans les yeux de l'espionne, la fouillait jusqu'au fond de la conscience.

Alice se renversa, tomba, pantelante, sans que la fascinatrice l'eût touchée.

Catherine mit un genou à terre. Et sa voix rauque jaillit non comme une question, mais comme une affirmation définitive:

—Tu l'aimes!...

—Je ne le connais pas!... murmura Alice.

Puis elle s'évanouit. Catherine tira de son aumônière un flacon de cristal qu'elle déboucha avec précaution. Elle le fit respirer à la jeune fille. L'effet fut immédiat. Une secousse violente galvanisa Alice. Elle ouvrit les yeux. Son visage se couvrit d'une abondante sueur.

—Debout! gronda la reine.

Alice de Lux obéit. Tandis qu'elle se relevait, Catherine reprenait sa place dans son fauteuil.

En même temps, son visage, prodigieusement habile à prendre toutes les expressions, redevenait paisible et serein. Un sourire erra sur ses lèvres. Et sa voix se fit caressante:

—Que vous arrive-t-il donc, mon enfant? Êtes-vous à ce point fatiguée? Voyons, parlez-moi sans crainte... vous savez bien que je vous aime assez pour subir un peu vos caprices...

Alice de Lux demeura un instant suspendue entre deux abîmes: la terreur d'une supercherie possible, l'espoir que la reine, par affection, par politique peut-être, la ménagerait.

—Voyons, reprit la reine avec son bon sourire, avouez-moi que vous êtes fatiguée... Eh! mon Dieu, je comprends cela, moi! Je vous demandais un dernier service, voilà tout. Si cela dépasse vos forces, ne croyez pas au moins que j'en profite pour rétracter mes promesses. Si vous voulez vous reposer dès maintenant, sachez que je tiendrai tout ce que j'ai promis, la dot de mariage, les écus, les bijoux, tout!

Alice étudiait avec une attention passionnée les paroles, le geste, la voix, la physionomie entière de la reine. La reine était vraiment naturelle; il fut impossible à l'espionne de surprendre un indice d'affectation ou d'ironie.

—Oh! madame, s'écria-t-elle en joignant les mains, si Votre Majesté daignait m'y autoriser!...

—T'autoriser? A quoi?

—Eh bien, oui, je suis fatiguée... au-delà de ce que Votre Majesté pourrait supposer...

—Ainsi, ce n'était pas le nom de l'homme qui te faisait pâlir?

—Le nom de cet homme?... mais je l'ai déjà oublié, Majesté!... celui-là ou un autre... qu'importe! Et lors même qu'il me ferait horreur. Votre Majesté sait que je passerais outre... Non, madame, c'est la fatigue, la fatigue seule... Oh! j'ai besoin de repos... de solitude... je ne demande rien à Votre Majesté... D'ailleurs, elle m'a déjà comblée... je suis riche, j'ai des terres, des bijoux plus que je n'en désire... tout cela je le donnerais pour être un peu moi-même, pouvoir aller, venir, rire et pleurer à ma guise... surtout pleurer!...

Catherine hochait doucement la tête.

—Pauvre petite! murmura-t-elle comme à part soi, comme elle a l'air de souffrir! C'est de ma faute aussi... j'aurais dû m'apercevoir que cette enfant aspirait à une vie de calme.

L'espionne tomba à genoux et sanglota:

—Oui, Majesté! c'est cela... une vie de calme!

—Ainsi, c'est ton congé que tu veux, ma petite Alice?

—Si Votre Majesté voulait me l'accorder, dit Alice en se relevant, je lui en serais reconnaissante toute la vie...

—Ainsi, reprit Catherine, en continuant à sourire, tu ne veux même pas faire ce petit effort, ma petite, le dernier...

—Oh! s'écria Alice, Votre Majesté ne m'a donc pas comprise!

—Le dernier, Alice, le dernier!...

—Ayez pitié de moi, ma reine!...

—Bah! je te dis que tu peux encore faire ce petit effort, le dernier! Ecoute, tu ne sais pas? je te donnerai un joyau d'une inestimable valeur... Je l'ai là, dans ce coffret.

—Votre Majesté m'a montré ces joyaux dont une princesse serait jalouse... je ne les ai pas enviés...

—Oui, mais le bijou du dernier compartiment, Alice! Tu ne peux te figurer sa beauté! Tiens, laisse-moi seulement te le montrer, et tu décideras ensuite!

A ces mots, Catherine souleva rapidement le dernier compartiment du coffret aux bijoux. Le fond apparut. Il était couvert de velours noir, comme les autres rangées.

—Regarde, dit Catherine de Médicis en se levant.

Alice jeta un regard d'indifférence sur le nouveau bijou que lui montrait la reine. Aussitôt, elle devint livide; elle fit deux pas rapides, les mains en avant, comme pour conjurer un spectre, et un cri rauque s'échappa de sa gorge:

—La lettre!... Ma lettre!...

Catherine de Médicis, au mouvement de l'espionne, saisit le papier et le glissa dans son sein.

—Ta lettre! gronda-t-elle. Tu la reconnais? C'est bien elle en effet. Sais-tu ce que l'on fait aux mères qui ont tué leur enfant et qui l'avouent cyniquement, comme tu l'avoues dans ta lettre?

—C'est faux! hurla l'espionne. C'est faux! L'enfant n'est pas mort!

—Mais l'aveu n'en existe pas moins, ricana Catherine. La mère criminelle, Alice, on la traduit devant la cour prévôtale qui la condamne à mort...

—Grâce! Pitié!... L'enfant vit!...

—Alors la mère coupable est livrée au bourreau...

—Grâce! répéta Alice, qui tomba à genoux.

Catherine frappa violemment sur un timbre, Paola apparut...

—M. de Nancey! fit la reine.

Le capitaine des gardes de Catherine se montra à ce moment à l'entrée de l'oratoire. Au même instant, Alice fut debout, et, pantelante, dans un souffle d'agonie, murmura:

—J'obéis!...

—Monsieur de Nancey, termina Catherine avec un sourire, vous voyez bien Mlle de Lux? Eh bien, il est possible qu'un de ces jours elle ait besoin de vous et de vos hommes. Retenez bien que vous devrez lui obéir, la suivre où elle vous mènera, lui prêter main forte, et arrêter la personne qu'elle vous désignera. Allez, et n'oubliez pas.

Le capitaine s'inclina sans surprise, en homme qui en avait vu et entendu bien d'autres. Dès qu'il fut disparu, Catherine se tourna vers l'espionne; sa voix redevint dure.

—Tu es décidée? bien décidée?

—Oui, madame, bégaya la malheureuse.

—Tu te mettras en rapport avec le comte de Marillac?

—Oui, madame.

—Bien; maintenant, écoute... Si tu me trahissais... ce n'est pas au grand prévôt que je ferais parvenir ta lettre... j'aurais encore assez pitié de toi pour te laisser vivre.

Alice jeta à la terrible tourmenteuse un regard d'interrogation affolée.

—C'est à un autre que je la ferais remettre! dit Catherine. Et j'y joindrais l'histoire de ta vie, avec preuves à l'appui.

—Un autre! balbutia l'infortunée.

—Et cet autre s'appelle le comte de Marillac, acheva Catherine de Médicis.

Un long cri d'épouvanté et d'horreur retentit dans l'oratoire; et Alice de Lux tomba à la renverse, aux pieds de la reine, sans connaissance...

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