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Les Pardaillan — Tome 01

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XXII

UNE RENCONTRE

Nous avons vu à la suite de quels raisonnements Pardaillan avait pris la résolution de ne plus s'occuper que de lui-même, et comment, ayant en son pouvoir la lettre de Jeanne de Piennes à François de Montmorency, il s'était décidé à ne pas la faire arriver à son adresse.

Or, par maint tour et détour et après mainte station en divers cabarets plus ou moins mal famés, il se dirigea vers l'hôtel de Montmorency et, tout en s'affirmant qu'il n'y entrerait pas, heurta le marteau de la grande porte.

Ce ne fut pas la grande porte qui s'ouvrit, mais la porte bâtarde. Il en sortit un Suisse gigantesque armé d'une trique.

—Que voulez-vous? ronchonna ce colosse en agitant son bâton de l'air le moins pacifique du monde.

Le chevalier examina le Suisse depuis ses larges pieds jusqu'à son toquet garni de plumes; mais pour apercevoir ce loquet, il dut lever la tête.

—Mon enfant, je voudrais parler à ton maître...

Rien ne saurait dépeindre la stupeur, l'effarement et l'air de majesté offensée du digne Suisse.

—Vous dites? bégaya-t-il.

—Je dis: Mon enfant, je voudrais parler à ton maître, le maréchal.

Le Suisse demeura abasourdi. Puis il s'élança, la trique haute, avec un rugissement de vengeance.

Pardaillan, souple et léger comme une tige d'acier, fit un bond de côté. Emporté par l'élan, le Suisse administra dans le vide un formidable coup de bâton. Mais il n'avait pas plutôt exécuté ce mouvement qu'il sentit que la trique lui était arrachée des mains avec une irrésistible puissance; en même temps, Pardaillan la lui plaçait en travers des jambes; le géant trébucha, trembla sur ses assises, battit l'air de ses bras et finalement s'étala de son long en travers de la rue...

Au même instant, il entendit un aboi sonore, et il sentit deux crocs s'enfoncer dans le bas de son dos...

—Au meurtre! clama le Suisse sur lequel Pipeau venait de s'élancer en toute conscience.

—Ici, Pipeau! commanda sévèrement le chevalier. Lâche ça! C'est un mauvais morceau!

Le chien obéit. Et Pardaillan, la trique dans la main gauche, offrit la droite au géant consterné pour l'aider à se relever.

—Me voilà condamné à ne pas m'asseoir, de huit jours au moins! fit le Suisse en se redressant.

—Ce n'est rien, dit Pardaillan consolateur. Et maintenant que je suis céans, mon cher monsieur, voudriez-vous avoir la politesse de prévenir M. le maréchal que le chevalier Jean de Pardaillan désire l'entretenir pour affaire grave?

—M. le Maréchal n'est pas en son hôtel, dit le Suisse.

—Diable! Diable! Il n'est donc pas à Paris?

—Mais non, monsieur... Aïe!...

—Diable! Diable! Diable! fit Pardaillan, qui, tout en paraissant désespéré, n'en éprouvait pas moins une sorte de joie amère au fond de lui-même. Je reviendrai donc...

Sur ces mots, Pardaillan appela Pipeau, et, ayant salué le Suisse d'un geste affable, se retira.

—Par Pilate! songeait-il en remontant à grandes enjambées le cours de la Seine, j'ai fait ce que j'ai pu, moi!... Qu'elles se débrouillent maintenant!...

Le soir venait. En face de Pardaillan, de l'autre côté de l'eau, se dressaient dans la brume les constructions inachevées du palais que maître Delorme élevait pour Catherine de Médicis sur l'emplacement du clos aux tuileries. Le chevalier s'arrêta sous un bouquet de hauts peupliers que le mois d'avril couvrait déjà de frondaisons ténues, d'un vert délicat. Il s'assit sur une large pierre de la grève et, la tête dans ses deux mains, regarda couler les eaux.

Au moment même où il était assis sur la pierre de la grève, Pardaillan se faisait à lui-même une déclaration très grave:

—Je ne puis me dissimuler que j'aime Loïse plus que ma vie, que je l'aime sans espoir, et je suis malheureux du mal qui lui arrive. Je sais parfaitement que, si j'arrive à la délivrer, un autre sera récompensé par son amour... car une Montmorency peut-elle aimer un pauvre hère tel que moi? Et pourtant l'idée de ne pas la secourir m'est insupportable. Il faut donc que je me mette à sa recherche. Il faut que je la trouve! Et puis après nous verrons...

Le résultat de cette méditation au bord de la Seine fut que le chevalier résolut d'écarter de son esprit tout espoir de récompense amoureuse, et de se dévouer pour Loïse, quoi qu'il dût en advenir.

Il se leva tout aussitôt, et prit le chemin de la Devinière.

Il marchait de ce pas tranquille et souple qui est l'indice de la robustesse, et venait d'entrer dans la rue Saint-Denis, lorsqu'il entendit qu'on courait derrière lui. Bien qu'il fît nuit noire et que la rue fût déserte, Pardaillan dédaigna de se retourner. Au même instant, l'inconnu qui courait fut sur lui.

Il y eut un choc violent.

Bousculé à l'improviste, le chevalier chancela; il se remit aussitôt, et, tirant furieusement son épée, il s'apprêtait à provoquer de la belle façon le malappris trop pressé, lorsqu'il fut cloué sur place par ces paroles que grommela l'inconnu:

—Par Barabbas! On se range, au moins!...

Lorsque le chevalier revint à lui, l'inconnu, toujours courant, avait disparu.

—Cette voix! murmura Pardaillan, ce juron... Oh! mais, on dirait que c'est lui! mon père!...

Et il se mit à courir, lui aussi. Mais il était trop tard. Il ne vit plus personne dans la rue Saint-Denis.

Lorsqu'il entra à la Devinière, sa première question à dame Huguette fut pour s'informer si par hasard quelqu'un ne serait pas venu le demander depuis dix minutes.

Sur la réponse négative de l'hôtesse, il fut convaincu qu'il s'était trompé et regrettait dès lors d'avoir laissé fuir le personnage qui l'avait bousculé.

Ayant copieusement dîné, le chevalier reboucla son ceinturon, compléta son armement au moyen d'un court poignard à lame solide, et, par les rues silencieuses, noires et désertes, se rendit à l'hôtel de l'amiral Coligny.

Comme le lui avait recommandé Déodat, il frappa trois coups légers à la petite porte bâtarde.

Presque aussitôt, il vit le judas s'entrouvrir.

Pardaillan prononça à voix basse les deux mots convenus:

—Jarnac et Moncontour...

Aussitôt, la porte s'ouvrit et un homme parut, couvert d'une cuirasse de cuir, un pistolet à la main.

—Qui demandez-vous?

—Je voudrais voir mon ami Déodat, fit Pardaillan.

—Excusez-moi, monsieur, reprit l'homme qui s'adoucit aussitôt: voulez-vous me dire votre nom?

—Je suis le chevalier de Pardaillan.

L'homme étouffa un cri de joie, ouvrit la porte toute grande et attira le jeune homme dans l'intérieur d'une cour.

—Monsieur de Pardaillan! s'écria-t-il alors. Ah! soyez le bienvenu! Je désirais tant vous connaître!...

—Pardonnez-moi, fit le chevalier, interloqué, mais...

—Vous ne me connaissez pas, n'est-ce pas? Eh bien, nous ferons connaissance... je suis M. de Téligny.

Téligny, gendre de l'amiral Coligny, était un homme de vingt-huit à trente ans. Il était fortement charpenté, et passait pour très fort aux armes comme il était excellent dans le conseil. Il avait une physionomie ouverte, des yeux très doux: il était de manières exquises, d'une politesse raffinée, élégant d'allure, d'esprit très cultivé, et l'on comprenait que la fille de l'amiral l'eût préféré à bien des partis plus riches, et notamment, disait-on, au duc de Guise lui-même.

Ayant introduit le chevalier dans la cour, le gentilhomme se hâta de refermer solidement la porte, appela un domestique et lui remit son pistolet en lui disant:

—Nous n'attendons plus qu'une personne, tu sais qui: tu n'as donc pas à te tromper...

Puis, saisissant Pardaillan par la main, il lui fit traverser la cour, lui fit monter un bel escalier de pierre et le fit entrer dans une petite pièce.

—Je veillais moi-même, expliquait-il tout en marchant, car nous avons réunion ce soir: l'amiral est là, M. de Condé aussi, et Sa Majesté le roi de Navarre...

Cependant, Téligny, après avoir introduit le chevalier dans le cabinet, l'avait serré dans ses bras avec une joie si évidente que le jeune homme en fut doucement remué.

—Voilà donc le héros qui a sauvé notre grande et noble Jeanne! s'écria Téligny. Ah! chevalier, que de fois en ces derniers jours nous avons désiré vous voir, vous remercier...

—Ma foi, je vous avouerai que je ne savais guère en l'honneur de quelle princesse je tirais l'épée... mais, excusez-moi, une affaire grave m'oblige à venir demander l'aide de Déodat, qui a bien voulu se mettre à ma disposition...

—Nous y sommes tous, chevalier! s'écria Téligny. Quant au comte de Marillac...

—Le comte de Marillac?

—C'est le véritable nom de notre cher Déodat. Je disais donc que, pour celui-là, vous l'avez ensorcelé; il ne jure que par vous...

—Est-il ce soir en cet hôtel?

—Il y est. Je vais le mander.

Téligny appela un valet et lui donna un ordre.

Quelques instants s'écoulèrent. Puis des pas précipités se firent entendre, une porte s'ouvrit, le comte de Marillac apparut, et courut à Pardaillan les mains tendues.

—Vous ici, cher ami! s'écria-t-il, serais-je assez heureux pour que vous eussiez besoin de moi? Est-ce ma bourse, est-ce mon épée que vous êtes venu chercher? Les deux sont à vous...

Le chevalier sentit son coeur se dilater.

—Vraiment, balbutia-t-il, je ne sais comment vous remercier...

—Me remercier! s'écria Déodat. Mais c'est moi qui suis votre obligé... nous le sommes tous ici, puisque vous avez sauvé notre grande reine...

Téligny, voyant les deux amis partis dans le tête-à-tête, s'était retiré discrètement.

—On dirait, fit Pardaillan, que vous êtes moins sombre que le jour où vous vîntes me voir en mon auberge. Vos yeux s'éclairent, vos lèvres sourient... vous serait-il arrivé quelque heureux événement?

—Dites un grand bonheur! Je suis amoureux. C'est en venant vous voir que, près de Paris, j'ai rencontré celle que j'aimais... Sachez que je puis la voir deux fois par semaine, en attendant...

—En attendant...

—Que je puisse la ramener en Béarn et l'épouser. Ma fiancée est seule au monde... je suis son frère jusqu'au jour où je serai son époux.

—Je comprends maintenant votre bonheur, fit Pardaillan.

—Voilà l'égoïsme de l'amour! s'écria le comte. Je vous assomme avec mes histoires que vous avez la politesse d'écouter patiemment, et je ne songe même pas à vous demander...

—En un mot, voici la chose, dit Pardaillan: je suis amoureux, comme vous.

—Nous célébrerons nos unions le même jour.

—Attendez... J'aime, comme vous, mon cher, seulement, vous pouvez voir votre fiancée deux fois par semaine, et moi je ne lui ai jamais parlé. Vous êtes sûr d'être aimé, et moi je redoute d'être haï; vous savez où trouver ce que vous aimez, et celle que j'aime a disparu. Or, je veux la retrouver à tout prix, fût-ce pour m'entendre dire que je suis détesté. Et c'est pour cela que je suis venu vous demander votre aide.

—Comptez sur moi! dit chaleureusement le comte. Nous fouillerons Paris ensemble.

Pardaillan raconta brièvement l'histoire de son amour, son arrestation au moment où Loïse l'appelait, son séjour à la Bastille, son départ, la lettre qu'il était chargé de remettre, enfin, tout ce que savent déjà nos lecteurs.

Il ne tut dans tout cela que le nom de Montmorency, se réservant de le dire au bon moment. Et ce moment serait celui où l'on commencerait les recherches.

—J'ai comme un vague soupçon, ajouta-t-il en terminant, du lieu où elle peut être et de l'homme qui a pu avoir intérêt à enlever Loïse et sa mère.

—Très bien, cher ami; quand voulez-vous que nous commencions nos recherches?

—Mais dès demain.

—Dès demain, bon; je suis tout à vous. Maintenant, venez, que je vous présente à certaines personnes qui ont envie de vous voir.

—Quelles sont ces personnes?

—Le roi de Navarre, le prince de Condé, l'amiral... Venez, mon cher: vous êtes connu ici, et votre histoire d'évasion de la Bastille va achever de vous valoir l'admiration de ces grands seigneurs...

Bon gré, mal gré, Pardaillan fut entraîné par le comte de Marillac. Celui-ci traversa rapidement deux ou trois pièces et parvint dans le grand salon d'honneur de l'hôtel de Coligny.

Là, autour d'une table, étaient assis cinq personnages.

Pardaillan reconnut immédiatement deux d'entre eux: Téligny, qu'il venait de voir, et l'amiral Coligny qu'il avait eu l'occasion de voir de loin deux ou trois fois.

Le comte de Marillac, tenant toujours Pardaillan par la main, s'avança jusqu'à la table et dit:

—Sire, et vous, monseigneur, et vous, monsieur l'amiral, et vous, mon cher colonel, voici le sauveur de la reine, M. le chevalier Jean de Pardaillan.

A ces mots, ces personnages levèrent sur le chevalier des yeux pleins de bienveillance, de cordialité et d'admiration.

—Touchez là jeune homme! s'écria, le premier, Coligny. Vous avez évité à la réforme un irréparable malheur.

Le chevalier saisit la main qui lui était tendue avec un respect et une émotion visibles.

—Et, moi aussi, je veux toucher cette main qui a sauvé ma mère, dit alors avec un fort accent gascon des plus désagréables un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, qui n'était autre que le roi de Navarre, futur roi de France sous le nom d'Henri IV.

Pardaillan plia le genou, selon les usages de l'époque, saisit la main royale du bout de ses doigts et s'inclina sur elle avec une grâce altière qui provoqua l'admiration du personnage placé à côté du roi.

C'était un tout jeune homme aussi, paraissant à peine dix-neuf ans, mais il y avait dans sa physionomie et ses attitudes on ne sait quoi de chevaleresque et d'imposant qui manquait au Béarnais. C'était Henri Ier de Bourbon, prince de Condé, cousin d'Henri de Navarre.

Le prince de Condé tendit, lui aussi, la main a Pardaillan mais, au moment où celui-ci s'inclina, il l'attira à lui et l'embrassa cordialement en disant:

—Chevalier, Sa Majesté la reine nous a dit que vous étiez un vrai paladin des vieux âges; faisons donc comme faisaient les paladins quand ils se rencontraient, et embrassons-nous... le roi de Navarre, mon cousin, le permet...

—Monseigneur, dit Pardaillan, qui reconnut à ces derniers mots le jeune prince de Condé, je puis aujourd'hui accepter ce titre de paladin, puisqu'il m'est donné par le fils de Louis de Bourbon, c'est-à-dire d'un vaillant preux, le plus vaillant parmi ceux qui sont tombés sur les champs de bataille.

—Bien dit, ventre-saint-gris! s'écria le Béarnais.

—Le dernier personnage, qui n'avait encore rien dit, félicita à son tour le chevalier, en disant:

—Si l'amitié du vieux d'Andelot peut vous être agréable, elle vous est acquise, jeune homme...

Cependant, le jeune roi de Navarre fixait un oeil rusé sur le chevalier, et il cherchait peut-être quelque moyen de l'attacher à sa fortune, lorsque la porte s'ouvrit; un de ces domestiques armés en guerre que Pardaillan avait remarqués, alla vivement à l'amiral Coligny et lui glissa deux mots à l'oreille.

—Sire, dit Coligny, M. le maréchal de Montmorency a bien voulu se rendre à mon invitation. Il est là. Et il attend le bon plaisir de Votre Majesté.

—Ce cher François! Je serai heureux de le voir. Qu'il entre! Monsieur l'amiral, et vous, mon cousin, vous voudrez bien demeurer près de moi pendant cette entrevue.

Les autres personnages de cette scène se levèrent pour se retirer.

—Eh bien! fit Déodat, en saisissant le bras de Pardaillan, à quoi songez-vous donc?

Pardaillan tressaillit, comme s'il s'éveillait d'un rêve. L'annonce que le maréchal de Montmorency allait entrer dans cette salle l'avait plongé dans une sorte de stupeur.

—Pardon, balbutia-t-il.

Et il s'inclina devant le roi de Navarre qui, pour la deuxième fois, lui tendit la main et lui dit:

—Le comte de Marillac m'a fait savoir que vous ne prisiez rien tant que votre indépendance, et que vous entendiez vous tenir en dehors de toutes querelles; cependant, je veux croire que notre rencontre aura un lendemain et, quant à moi, je serais heureux de vous voir parmi les nôtres.

—Sire, répondit Pardaillan, je dois à tant de bienveillance une entière franchise: les guerres religieuses m'effraient. Mais j'avoue à Votre Majesté que, si l'ardente sympathie d'un pauvre diable comme moi peut lui être utile, cette sympathie, vienne l'occasion, ne lui fera pas défaut...

—Bien, bien... nous reprendrons cet entretien, dit le roi.

Pardaillan sortit avec Marillac. Le vieux d'Andelot et Téligny étaient déjà sortis ensemble.

—Quelle faiblesse vous a pris tout à l'heure, cher ami? demanda alors Marillac. Vous avez paru tout ému et vous êtes encore pâle.

—Écoutez, fit Pardaillan, c'est bien le maréchal de Montmorency qui va être introduit auprès du roi?

—Mais oui, fit Marillac étonné.

—Eh bien, ce Montmorency, c'est le père de celle que j'aime! Il faut que je lui remette la lettre que j'ai là sous mon pourpoint et qui me brûle la poitrine. Si je ne lui remets pas cette lettre, je suis un félon et j'enlève à Loïse sa protection la plus naturelle et la plus sérieuse. Et si je la lui remets, cet homme va me haïr, et Loïse est perdue à jamais pour moi!...

L'homme qui était attendu dans l'hôtel de Coligny et qui venait d'être introduit auprès du roi de Navarre, paraissait une quarantaine d'années. Il était grand, de forte carrure, et ses membres avaient cette souplesse particulière aux gens qui se livrent à de violents exercices du corps.

Ses cheveux étaient blancs. Et c'était un étonnement pour l'oeil que cette blancheur de vieillesse sur cette tête demeurée jeune: aucune ride ne sillonnait ce visage; les yeux, sans flamme d'ailleurs, et comme voilés, avaient un regard limpide.

Avec les années, lentement, lambeau par lambeau, la douleur s'en était allée. Mais la tristesse demeurait profonde, et pesait sur cet homme, d'un même poids égal; de là, sans doigte, cette lassitude...

L'amour très pur, très profond, qu'il avait éprouvé pour Jeanne de Piennes, était encore tout entier dans son âme.

Maintes fois, il avait éprouvé comme une vague tentation de la revoir; mais toujours, il avait réfréné ces désirs, et alors il se jetait toujours dans quelque entreprise guerrière ou politique où il déployait de fébriles activités sans parvenir à se détacher du souvenir qui l'obsédait.

Il pensait peu à Henri de Montmorency. Lui avait-il pardonné?

Non, sans doute. Mais il tâchait à l'oublier et il y parvenait assez aisément, tandis que Jeanne était toujours présente dans son imagination.

Avec ce caractère, avec de telles racines d'amour dans le coeur, il est presque inutile de dire que François de Montmorency n'avait jamais songé à se refaire un autre bonheur, une autre famille, en un mot, une autre vie.

Il avait accepté pourtant son mariage avec Diane de France.

En acceptant cette union, il avait surtout voulu échapper aux tyranniques obsessions du vieux connétable, son père.

Son existence avec Diane de France fut rigoureusement ce qu'ils avaient convenu qu'elle serait: une simple association.

Ils se voyaient à de longs intervalles: en huit ans, François de Montmorency n'eut que trois ou quatre rencontres avec cette princesse qui portait son nom fort dignement: c'est-à-dire que, si elle eut de nombreux amants, comme l'affirme la chronique, elle eut toujours assez d'estime et même d'affection pour son mari, pour sauver les apparences.

Nous devons ajouter que deux ou trois fois François de Montmorency eut aussi l'idée de se rendre au château.

Un jour, il se mit en route avec l'intention bien arrêtée de refaire l'histoire du crime qui avait brisé sa vie, de le connaître dans tous ses détails. Il arriva, très décidé, jusqu'à une hauteur d'où, au sortir d'un bois, on apercevait Montmorency et, plus loin, le hameau de Margency. Mais là ses forces faiblirent. Et, pour ne pas montrer l'émotion qui le bouleversait, il ordonna à son escorte de reprendre sans lui le chemin de Paris.

La destinée des hommes tient souvent à bien peu de chose: si François avait eu le courage de pousser jusqu'à Margency et d'y recueillir des témoignages, qui sait s'il ne fût pas bientôt arrivé à constater l'innocence de Jeanne de Piennes?

Il y eut pourtant une circonstance où cette innocence faillit éclater aux yeux de François, sans qu'il l'eût cherchée.

En 1567 eut lieu la bataille de Saint-Denis, entre huguenots et catholiques. Les huguenots venaient de remporter quelques avantages et s'étaient avancés tout près de Paris. Le connétable Anne fit une sortie, chargea à la tête de sa cavalerie et, ce jour-là encore, il se fit un grand carnage d'hérétiques.

Seulement, dans la bagarre, le connétable fut blessé mortellement. Le blessé fut transporté à l'hôtel de Mesmes qui appartenait à son fils, Henri, duc de Damville. A ce moment, Henri était en Guyenne où il se distinguait par son zèle à imposer la messe aux hérétiques. François se trouvait à Paris. Il n'avait pas revu son père depuis trois ans.

Il trouva le connétable couché, la tête emmaillotée, et dictant ses dernières volontés à son scribe.

Lorsque le vieux Montmorency eut terminé, il aperçut son fils aîné qui venait d'entrer dans la chambre, et un rayon de joie illumina cette tête de moribond.

—Mon fils, dit-il, si près de la mort, on voit les choses autrement qu'on ne les voyait... Peut-être, en de certaines circonstances, ne me suis-je pas assez préoccupé de votre bonheur... Répondez-moi franchement... êtes-vous heureux?...

—Rassurez-vous, mon père, je suis aussi heureux qu'il m'est permis de l'être.

—Votre frère...

François tressaillit et pâlit soudain.

—Ne vous réconcilierez-vous pas avec lui?...

—Jamais! répondit François d'une voix sourde.

—Écoutez... peut-être est-il moins coupable... que vous ne pensez...

François secoua violemment la tête.

—Cette jeune femme, reprit le connétable, qu'est-elle devenue?

—De qui parlez-vous, mon père?...

—La fille... du seigneur de Piennes... Ah! je meurs...

—Mon père, calmez-vous... Tout cela est mort pour moi!

—François! Je te dis... qu'il faut la retrouver... elle... et son...

—Le connétable n'eut pas le temps de prononcer le mot qui était sur ses lèvres. Il entra en agonie, balbutia quelques paroles vides de sens et expira.

Ainsi le secret de Jeanne de Piennes ne fut pas révélé à François de Montmorency qui ne chercha pas à savoir pourquoi son père voulait retrouver Jeanne... caprice funèbre d'un esprit qui sombre dans le néant, songea-t-il.

François de Montmorency, après la bataille de Saint-Denis, vécut retiré des champs de bataille. Un jour que la reine mère lui offrit un commandement contre les huguenots, il refusa en disant qu'il considérait les réformés comme des frères d'armes et non comme des ennemis.

Cette attitude lui valut les soupçons et la haine de Catherine de Médicis, qui essaya vainement de pénétrer ses secrets en lui envoyant Alice de Lux. On a vu qu'Alice avait échoué.

Ce fut sur ces entrefaites et dans cette situation d'esprit qu'il reçut un jour la visite du comte de Marillac.

Le comte venait, envoyé par Jeanne d'Albret; il obtint du maréchal la promesse de se rencontrer avec le roi de Navarre.

Henri de Béarn, venu secrètement à Paris avec le prince de Condé et Coligny, prit rendez-vous avec François de Montmorency. Au jour dit, à l'heure convenue, le maréchal se présenta à l'hôtel de la rue de Béthisy. On a vu quel effet l'annonce de son arrivée produisit sur Pardaillan.

Nous laisserons le chevalier expliquer à son ami Marillac les causes de son émotion et nous suivrons le maréchal, cette entrevue avec Henri de Béarn ayant sur la suite de notre récit une influence considérable.

Le Béarnais accueillit le maréchal avec gravité.

—Salut! dit-il à l'illustre défenseur de Thérouanne.

François s'inclina devant le jeune roi.

—Sire, dit-il, vous m'avez fait l'honneur de me mander pour m'entretenir de la situation générale des partis religieux. J'attends que Votre Majesté veuille bien m'expliquer ses intentions et je lui répondrai franchement.

Tout rusé qu'il fût, le Béarnais fut désarçonné par cette netteté un peu sèche.

—Prenez ce siège, fit-il pour se donner le temps de réfléchir; je ne souffrirai pas que le maréchal de Montmorency demeure debout quand je suis assis, moi, simple cadet encore dans le métier des armes.

Montmorency obéit.

—Monsieur le maréchal, reprit le roi après un instant de silence pendant lequel il étudia la mâle physionomie de son interlocuteur, je ne vous parlerai pas de la confiance que j'ai en vous. Bien que nous ayons combattu dans des camps opposés, je vous ai toujours tenu en singulière estime, et la meilleure preuve, c'est que vous êtes ici, seul de tout Paris, connaissant mon arrivée à l'asile que j'ai choisi.

—Cette confiance m'honore, dit le maréchal, mais je ferai remarquer à Votre Majesté qu'il n'est pas un seul gentilhomme capable de trahir son secret.

—Le résultat de cette confiance, continua le Béarnais, c'est que je vous causerai à coeur ouvert et que, du premier mot, je vous dirai le but de mon voyage à Paris. Monsieur le maréchal, nous avons l'intention d'enlever Charles IX, roi de France. Qu'en pensez-vous?

Coligny pâlit légèrement. Condé se mit à jouer nerveusement avec les aiguillettes de son pourpoint.

Le maréchal n'avait pas sourcillé. Sa voix demeura aussi calme que celle du Béarnais.

—Sire, dit-il. Votre Majesté m'interroge-t-elle sur la possibilité de l'aventure ou sur les suites qu'elle pourrait avoir; soit en cas de réussite, soit en cas d'échec?

—Nous parlerons de cela tout à l'heure. Pour le moment, je désire savoir seulement votre opinion sur... la justice de cet acte devenu nécessaire. Voyons, qu'en dites-vous? Serez-vous pour nous? Serez-vous contre nous?

—Tout dépend, sire, de ce que vous voulez faire du roi de France. Je n'ai ni à me louer ni à me plaindre de Charles IX. Mais il est mon roi. Je lui dois aide et assistance. Donc, sire, avez-vous l'intention de violenter le roi de France, et rêvez-vous quelque substitution de famille sur le trône? Je suis contre vous! Cherchez-vous à obtenir de justes garanties pour l'exercice libre de votre religion? Je demeure neutre. En aucun cas, sire, je ne vous aiderai à cet enlèvement.

—Voilà qui est parler net! Et l'on a plaisir à s'entretenir avec vous, monsieur le maréchal. Voici pourquoi nous avons résolu d'enlever mon cousin Charles. Je sais, nous savons que la reine mère prépare de nouvelles guerres. Nos ressources sont épuisées. En hommes et en argent, nous ne pouvons plus tenir campagne. Or, plus que jamais, nous sommes menacés. L'acte que nous préparons est un acte de guerre parfaitement légitime. Si Charles marchait à la tête de ses armées, ne chercherais-je pas à le faire prisonnier?...

—Oui, sire, et j'avoue que, si j'avais l'honneur d'être votre féal, au lieu d'être celui du roi de France, je donnerais les deux mains à votre projet.

—Très bien. Reste donc la question de savoir ce que nous ferons du roi quand il sera prisonnier...

—En effet, sire, c'est là le point délicat, dit le maréchal.

—Monsieur le maréchal, par mon père Antoine de Bourbon, descendant en ligne directe de Robert, sixième fils de saint Louis, je me trouve être premier prince du sang de la maison de France. J'ai donc quelque droit de me mêler des affaires du royaume, et, s'il m'arrivait de concevoir cette pensée qu'un jour, peut-être, la couronne de France devra se poser sur ma tête, cette pensée ne pourrait être illégitime. Mais les Valois règnent par la grâce de Dieu. J'attendrai donc la grâce de Dieu pour savoir si les Bourbons, à leur tour, doivent occuper ce trône, le plus beau du monde.

—Sire, loin de suspecter les intentions de Votre Majesté, je ne veux même pas me permettre de les scruter.

—Je n'en veux pas à la couronne de Charles. Qu'il règne, ce cher cousin, qu'il règne, autant du moins qu'on peut régner, quand on a pour mère une Catherine de Médicis! Mais, ventre-saint-gris! si nous n'en voulons pas à Charles, pourquoi nous en veut-il? Que signifient ces persécutions de huguenots malgré la paix de Saint-Germain? Il faut que tout cela ait une fin! Et comme nous ne sommes pas de force à tenir campagne, il faut bien que j'obtienne par la persuasion ce que la guerre ne peut nous donner! Et pour cela, ne faut-il pas que je puisse causer tranquillement avec Charles, comme je cause avec vous en ce moment? Voyons, duc, n'est-ce pas un acte légitime que nous entreprenons en essayant de nous emparer de Charles?

Il ne s'agissait plus d'une capture, d'un acte de guerre, mais d'un entretien où les deux partis en présence seraient libres de signer ou de repousser le contrat proposé.

—Dans ces conditions, acheva le roi de Navarre, puis-je compter sur vous?

—Pour vous emparer du roi, sire? Franchise pour franchise. J'oublierai l'entretien auquel j'ai eu l'honneur d'être convié. Mais je vous donne ma parole, sire, que tout ce que je pourrai entreprendre pour protéger le roi Charles, sans le prévenir, eh bien! je l'entreprendrai!

—J'envie mon cousin, d'avoir des amis tels que vous, dit le Béarnais avec un soupir.

—Votre Majesté se trompe sur ces deux points. Je ne suis pas l'ami de Charles. Je suis un serviteur de la France, voilà tout. Quant à être votre ennemi, sire, je vous jure que nul ne fait des voeux plus ardents et plus sincères que les miens pour que les huguenots soient enfin traités selon la justice.

—Merci, maréchal, dit le Béarnais, désappointé. Ainsi, nous ne devons compter ni sur vous, ni sur vos amis?

—Non, sire! dit François avec une modeste fermeté. Mais laissez-moi ajouter que si, un jour, j'étais appelé dans un conseil qui se tiendrait entre vous et le roi de France...

—Eh bien? interrogea Coligny.

—Si une entrevue avait lieu, continua François, et que Sa Majesté Charles IX m'y appelle, je ne chercherais pas à savoir comment cette entrevue a été préparée; j'appuierais de toutes mes forces sur les décisions du roi, et je ne craindrais pas de proclamer que moi, catholique, je suis honteux et indigné de l'attitude des catholiques...

—Vous feriez cela, duc! s'écria le roi de Navarre.

—Je m'y engage, sire, répondit François.

—Duc, fit le Béarnais, je retiens votre parole. J'espère que l'entrevue aura lieu bientôt.

—Et moi, sire, je puis assurer Votre Majesté que mon dévouement lui est acquis, excepté toutefois en ce qui concerne certaines entreprises, ajouta François.

Sur ces mots, le maréchal se retira, escorté par l'amiral qui tenait à lui faire honneur, jusqu'à la porte de son hôtel.

Comme ils traversaient la cour, précédés par deux laquais, mais sans lumière, l'hôtel devant passer pour inhabité, deux hommes s'approchèrent vivement de François de Montmorency.

—Monsieur le maréchal, disait l'un des deux hommes, voulez-vous me permettre de vous présenter un de mes amis en vous priant d'excuser les circonstances de cette présentation.

—Vos amis sont les miens, comte de Marillac, dit François en reconnaissant celui qui lui parlait.

—Voici donc M. le chevalier de Pardaillan, qui a une communication urgente à vous faire.

—Monsieur, fit le maréchal en s'adressant à Pardaillan, je serai en mon hôtel demain toute la journée et serai heureux de vous y recevoir.

—Ce n'est pas demain, dit Pardaillan d'une voix altérée, c'est tout de suite que je sollicite l'honneur de m'entretenir avec le maréchal de Montmorency.

L'émotion de la voix, la tournure de la phrase à la fois impérative et réservée produisirent une profonde impression sur le maréchal.

—Venez donc, puisque l'affaire dont vous voulez me parler ne peut souffrir de retard.

Pardaillan fit rapidement ses adieux à Marillac pendant que le duc faisait les siens à Coligny. Puis les deux hommes sortirent ensemble. Telle était la confiance de Montmorency et sa crainte de compromettre le secret du roi de Navarre qu'il n'avait amené aucune escorte avec lui.

Le chemin de la rue de Béthisy à l'hôtel de Montmorency se fit rapidement et silencieusement.

La maréchal introduisit le chevalier dans un cabinet de l'hôtel, attenant à la grande salle d'honneur.

—Je vous laisse un instant, dit le maréchal, le temps de me débarrasser de ma cotte de mailles.

Demeuré seul, Pardaillan essuya la sueur qui coulait de son front. L'instant à la fois désiré et redouté était donc arrivé! Il fallait donc révéler à François de Montmorency qu'il avait une fille! Le maréchal allait donc savoir que, s'il avait jusqu'alors ignoré l'existence de cette fille, s'il avait répudié Jeanne de Piennes, s'il avait souffert, il le devait à un Pardaillan! Et c'était un Pardaillan qui allait lui dire tout cela.

Le moment était venu où il allait à la fois se faire l'accusateur de son père et perdre à jamais Loïse!

Son regard, tout à coup, tomba sur un portrait accroché dans l'angle le plus sombre du cabinet. Pardaillan fut secoué d'un long tressaillement.

—Loïse! Loïse! murmura-t-il.

Et aussitôt, cette pensée se fit jour dans son cerveau:

—Comment le maréchal, qui ne sait pas qu'il a une fille, possède-t-il le portrait de cette fille?...

Mais bientôt, à force d'examiner les traits délicats de la jeune femme merveilleusement belle que représentait la toile, la vérité lui apparut:

—Ce n'est pas Loïse!... C'est sa mère, sa mère, quand elle était jeune!...

A ce moment, François de Montmorency rentra dans le cabinet et vit le jeune homme en extase devant le portrait de Jeanne de Piennes. Il s'avança jusqu'à Pardaillan et lui posa sa main sur l'épaule.

—Vous regardiez cette femme... et vous la trouviez belle?

—Il est vrai, monsieur... cette haute et noble dame est douée d'une beauté qui m'a frappé.

—Et peut-être, en votre âme encore pleine d'illusions, vous vous disiez que vous seriez heureux de rencontrer sur le chemin de la vie une femme pareille à celle-ci...

—Vous avez lu dans ma pensée, monseigneur, dit Pardaillan avec une douceur voilée de tristesse; je rêvais, en effet, de rencontrer pour l'aimer, pour l'adorer, pour lui vouer ma vie et mes forces, la femme dont le sourire rayonne sur cette toile, cette femme dont le front si pur n'a jamais pu abriter une mauvaise pensée...

Un sourire amer erra sur les lèvres du maréchal.

—Jeune homme, dit-il, vous me plaisez... Cette sympathie est si vraie que je vais vous conter une histoire. Cette femme est la femme d'un de mes amis... ou plutôt elle l'a été... Elle était pauvre; son père était l'ennemi de la famille de mon ami; celui-ci la vit, l'aima... il l'épousa. Mais sachez bien que, pour l'épouser, il dut braver la malédiction paternelle; il dut risquer de se mettre en révolte contre son père, haut et puissant seigneur... Le jour même du mariage, mon ami dut partir pour la guerre. Quand il revint savez-vous ce qu'il apprit?

Pardaillan garda le silence.

—La jeune fille au front pur, continua François d'une voix très calme, eh bien, c'était une ribaude! Dès avant le mariage, elle trahissait mon ami... Jeune homme, méfiez-vous des femmes!

Le maréchal ajouta sans amertume apparente:

—Mon ami avait placé en cette femme tout son amour, son espoir, son bonheur, sa vie... Il fut condamné à la haine, au désespoir, au malheur, et sa vie fut brisée, voilà tout. Qu'a-t-il fallu pour cela? Simplement de rencontrer une jeune fille qui avait l'âme d'une ribaude...

Pardaillan, sur ces mots, s'était levé; il s'approcha du maréchal et, d'un ton ferme, prononça:

—Votre ami se trompe, monseigneur...

François leva sur le chevalier un regard surpris.

—Ou plutôt, continua Pardaillan, vous vous trompez...

Le maréchal imagina que son visiteur, encore naïf et plein de foi, protestait d'une façon générale contre les accusations dont les hommes accablent les femmes.

Il eut un geste de politesse indifférente et dit:

—Si vous m'en croyez, jeune homme, venons-en au motif de votre visite. En quoi puis-je vous être utile?

—Soit, fit Pardaillan. Monseigneur, j'habite rue Saint-Denis à l'auberge de la Devinière. En face de l'auberge se dresse une maison modeste, telle qu'en peuvent habiter les pauvres gens qui sont forcés à quelque labeur pour assurer leur existence; les deux femmes dont je suis venu vous entretenir, monseigneur, sont de ces pauvres gens dont je vous parle.

—Deux femmes! interrompit sourdement le maréchal.

—Oui! La mère et la fille!

—La mère et la fille! Leur nom?

—Je l'ignore, monseigneur. Ou plutôt, je désire ne pas vous le faire connaître pour l'instant. Mais il faut que je vous intéresse à ces deux nobles créatures si malheureuses et, pour cela, il faut que je vous raconte leur histoire.

Ces derniers mots rassurèrent le maréchal dont l'imagination commençait à être mise en éveil.

—Je vous écoute, dit-il avec plus de bienveillance pour son interlocuteur que pour les deux inconnues.

—Ces deux femmes reprit alors le chevalier, sont considérées comme dignes de tous les respects. La mère, surtout. Depuis quatorze ans environ qu'elle habite ce pauvre logis, jamais la médisance n'a eu prise sur elle. Tout ce qu'on sait d'elle, c'est qu'elle se tue au travail des tapisseries pour donner à sa fille une éducation de princesse. Oui, monseigneur, de princesse; car cette jeune fille sait lire, écrire, broder et peindre des missels. Elle-même est un ange de douceur et de bonté...

—Chevalier, fit Montmorency, vous plaidez la cause de vos humbles protégées avec une telle ardeur, que déjà je leur suis tout acquis. Que faut-il faire? Parlez...

—Un peu de patience, monsieur le maréchal. J'ai oublié de vous dire que la mère dont on ne connaît pas le vrai nom s'appelle la Dame en noir. En effet, elle est toujours en grand deuil. Il y a dans cette existence si noble et si pure un épouvantable malheur... Ce malheur, je voudrais le racheter au prix de mon sang, car quelqu'un des miens en est la cause...

—Quelqu'un des vôtres, chevalier!

—Oui, mon père, mon pauvre père!

—Et comment votre père...

—Je vais vous le dire, monseigneur, en vous faisant le récit de la catastrophe qui a frappé cette noble dame. Sachez donc qu'elle a été mariée... et que son mari dut s'absenter pour longtemps... Vous le voyez, c'est comme l'histoire de l'ami dont vous me parlez. Après le départ de son mari, cinq ou six mois après, cette dame mit au monde une enfant. Tout à coup, le mari revint. Ce fut alors que mon père commit le crime...

—Le crime!...

—Oui, monseigneur, fit Pardaillan tandis que deux larmes brûlantes s'échappaient de ses yeux avec une double flamme de sacrifice... le crime! Mon père enleva la petite fille. Et la mère, la mère qui adorait son enfant, la mère qui fût morte pour éviter une larme au petit ange, la mère, monseigneur, fut placée en présence de cette affreuse alternative: ou elle consentirait à passer aux yeux de son mari pour parjure et adultère, ou son enfant mourrait!...

François de Montmorency était devenu horriblement pâle.

—Le nom! gronda-t-il d'une voix rauque.

—Il ne m'appartient pas de vous le dire, monseigneur...

—Comment avez-vous su? Dites!...

—Voici la fin. Ces deux femmes, la mère et la fille, viennent d'être enlevées... elles m'ont fait parvenir une lettre qui est adressée à un grand seigneur. Cette lettre, la voici!

François ne vit que cette lettre qu'on lui tendait toute ouverte, mais ne la prit pas tout de suite.

Quoi! Il ne rêvait pas!... Ce jeune homme venait bien de lui retracer l'histoire de Jeanne de Piennes!... Ah! Ce nom n'avait pas été prononcé, mais il résonnait dans son coeur!

Quoi! Jeanne vivante! Jeanne travaillant comme une humble ouvrière pour élever sa fille!... sa fille!...

Et cette lettre! Cette lettre sur laquelle il dardait un regard flamboyant!... Elle contenait donc le récit de la lamentable tragédie! C'était Jeanne qui lui écrivait! Jeanne innocente et fidèle!

—Lisez! monseigneur, dit Pardaillan, lisez... et, quand vous aurez lu interrogez-moi... car, si je ne fus pas témoin du crime, je suis du moins le fils de l'homme qui est dénoncé à votre haine... et cet Homme... mon père!... eh bien, il m'a parlé... Il m'a dit des choses que jadis je n'ai pas comprises, mais qui sont demeurées gravées dans ma mémoire...

Alors le maréchal saisit la lettre.

Tout de suite, il reconnut l'écriture de Jeanne.

Il lut à grands traits, en deux ou trois reprises...

Puis, quand il eut fini de lire, il se retourna vers le portrait, secoué de sanglots terribles, s'abattit sur le parquet, se traîna sur les genoux, les mains levées désespérément, avec un cri rauque qui faisait explosion sur les lèvres livides.

—Pardon! Pardon!

Puis il demeura tout à coup immobile, sans connaissance.

Le chevalier courut à lui. Il s'ingénia de son mieux à ranimer le maréchal. Il le secoua, bassina son front d'eau fraîche, défit les aiguillettes de son pourpoint...

Au bout de quelques minutes, la syncope cessa; François ouvrit les yeux. Il se leva. Une flamme étrange brillait dans ses yeux. Pardaillan voulut parler.

—Taisez-vous, murmura François, taisez-vous... plus tard... attendez-moi... ici... promettez-moi...

—Je vous le promets, dit Pardaillan.

Montmorency plaça la lettre sous son pourpoint, sur son coeur, et s'élança hors du cabinet. Il courut aux écuries, sella lui-même un cheval, se fit ouvrir la porte de l'hôtel, et le chevalier entendit le galop d'un cheval qui s'éloignait.

Il était une heure du matin. François traversa Paris à fond de train. Le cheval s'arrêta devant la porte Montmartre, fermée comme toutes les portes de Paris.

—Ordre du roi! hurla François dans la nuit.

Le chef de poste sortit tout effaré, reconnut le maréchal, et s'empressa de faire ouvrir la porte et baisser le pont-levis.

Dans la campagne silencieuse et noire, la voix rauque de François rugissait des lambeaux de paroles que couvraient les quadruples sonorités du galop de son cheval.

—Vivante!... Innocente!... Jeanne!.. ma fille!...

Lorsque François atteignit Montmorency, près Margency, il se sentait plus calme.

Le maréchal tout droit, sans hésitation, piqua droit à la chaumière où il était apparu à Jeanne et à Henri.

—Ces gens vivent-ils encore? se disait-il. Oh! pourvu qu'ils vivent!...

Ils vivaient! Bien vieux, bien cassés, mais ils vivaient!

Aux rudes coups que frappa François, l'homme se réveilla, s'habilla et demanda à travers la porte:

—Qui va là?

—Ouvrez, par le Ciel! gronda François.

La femme, la vieille nourrice au chef branlant, avec la hâtive lenteur des vieillards, sauta hors du lit, jeta un manteau sur ses épaules et saisit la main de son homme.

—C'est lui! fit-elle, bouleversée d'émotion.

—Qui, lui?

—Le seigneur de Montmorency et de Margency! Ouvre! Il sait tout, maintenant! Puisqu'il vient!...

Et elle arracha la barre de la porte, et elle dit:

—Entrez, monseigneur, je vous attendais... entrez... je ne voulais pas mourir... je savais que vous viendriez...

L'homme avait allumé un flambeau de résine.

Montmorency entra. Dans la lueur rouge du flambeau, il vit la vieille debout devant lui, qui essayait de redresser sa taille courbée par l'âge et les longs labeurs de la terre.

—Vous venez pour tout savoir? dit-elle.

—Oui! fit-il d'une voix brisée.

—Venez, mon fils...

François se leva et suivit la vieille qui marchait lentement, courbée, en s'appuyant sur un bâton.

—Eclaire-nous! commanda-t-elle à son homme.

Elle ouvrit une porte, au fond. Le maréchal entra. Il se trouva dans une petite pièce dont la propreté contrastait avec le reste du misérable logis. Il y avait là un fauteuil, luxe étonnant dans cette chaumière, et un grand lit à colonnes, couvert de sa courtepointe. Le lit n'était pas défait. Sur le mur, au fond, il y avait deux ou trois images, une vierge enluminée, un crucifix avec un peu de buis en travers, et, juste au chevet, une miniature: le maréchal se reconnut, ses yeux se gonflèrent, deux larmes en jaillirent...

La vieille, alors, parla:

—C'est ici qu'elle est venue, monseigneur, dès le lendemain de votre départ; c'est ici, dans ce lit, qu'elle est restée quatre mois comme morte parce qu'on lui avait dit: que vous l'aviez abandonnée, c'est ici qu'elle a pleuré, prié, supplié en prononçant votre nom dans son délire...

Le maréchal tomba à genoux.

—C'est ici que, lentement, elle est revenue à la vie... Dès lors, elle s'habilla de deuil.

—La Dame en noir! murmura sourdement François.

—C'est dans ce lit, monseigneur, qu'est née Loïse, votre fille...

Un frisson secoua Montmorency.

—La naissance de l'enfant sauva la mère. Elle qui, peu à peu, dépérissait, retrouva ses forces pour la petite. A mesure que Loïse grandissait, la mère revenait à la vie.

François étouffa une sorte de rugissement et, d'un revers de main, essuya la sueur froide qui inondait son visage.

—Faut-il vous dire le reste? demanda la nourrice.

—Tout!... tout ce que vous savez...

—Venez donc! fit la vieille.

Elle sortit de la maison, suivie pas à pas par Montmorency. Au coin d'une épaisse haie de houx et d'aubépine, la vieille s'arrêta, se retourna, et son bras s'étendit vers la maison.

—Regardez, monseigneur, dit-elle; on voit la fenêtre, en ce moment la lune l'éclairé; en plein jour, de cette place, on verrait très bien quelqu'un qui serait debout contre cette fenêtre, dans l'intérieur de la maison, et on distinguerait tous les gestes que ferait ce quelqu'un.

—Mon frère occupait ce poste près de la fenêtre quand je suis entré!

La vieille, alors, se tourna vers son homme:

—Raconte ce que tu as vu...

L'homme s'approcha, s'inclina devant son seigneur et dit:

—Les choses me sont restées dans la tête comme si elles étaient d'hier; donc, ce jour-là, depuis le matin, j'avais travaillé dans ce champ-là, de l'autre côté de cette haie; m'étant allongé à l'ombre pour dormir, voici ce que je vis en me réveillant: un homme était là, à deux pas de moi, tenant dans son manteau je ne savais trop quoi; il demeura là, peut-être une demi-heure, et moi je ne bougeai pas; puis, tout à coup, il se redressa à demi et s'en alla vite, courbé le long des haies; au moment où il s'en allait, j'entrevis ce qu'il cachait dans son manteau: c'était un enfant, mais j'étais loin de supposer que, cet enfant, c'était la fille de notre dame... Voilà ce que je vis, monseigneur.

La nourrice, alors, reprit:

—Ce qui s'était passé entre elle, vous et Mgr Henri, je ne le sus pas tout de suite, mais je le devinai en partie par les paroles désespérées qui échappèrent à la pauvre mère... Un homme vint... il rapportait la fillette... la mère faillit devenir folle de joie... Elle s'élança pour vous retrouver, en nous défendant de la suivre... Qu'est-elle devenue? Je ne sais. Les premières années, quand j'étais forte encore, je venais à Paris à chaque anniversaire du malheur; mais jamais je ne pus vous voir, jamais je ne pus la retrouver, elle...

Le duc de Montmorency s'agenouilla.

—Bénissez-moi donc, fit-il d'une voix brisée par les sanglots, car je vous dis: Elle vit! Tant d'injustice recevra une éclatante réparation, et Jeanne sera heureuse.

L'humble paysanne fit ce que son seigneur lui demandait; elle étendit sur sa tête ses mains tremblantes et le bénit... Alors, tous les trois rentrèrent dans la maison.

François s'enferma pendant une heure dans la petite pièce où était née Loïse. Il y resta sans lumière. Les deux vieillards l'entendirent qui pleurait, parlait à haute voix, tantôt avec des éclats de fureur, tantôt avec une douceur infinie.

Puis, lorsqu'un peu de calme fut redescendu en lui, il sortit de la pièce, dit adieu aux deux vieux, et monta à cheval. A Montmorency, il s'arrêta devant la maison du bailli et se contenta de demander des parchemins sur lesquels il écrivit quelques lignes. Ces parchemins, la vieille nourrice les reçut dès le lendemain: c'était une donation pour elle et ses descendants de la maison qu'elle habitait et une donation de vingt-cinq mille livres d'argent.

En quittant le bailli, François se rendit au château; là encore, il y eut grand émoi; mais le maréchal se contenta de faire venir l'intendant, et lui donna ordre de tout mettre en état, disant que, sous peu, il viendrait habiter le château; il insista surtout pour que toute une aile fût remise à neuf et luxueusement agencée, ajoutant simplement qu'il aurait l'honneur d'héberger deux princesses de haute qualité à qui cette aile du château serait destinée.

Alors seulement, il s'éloigna au galop, et prit le chemin de Paris. Il y arriva comme on ouvrait les portes, et se dirigea en une course furieuse vers son hôtel où Pardaillan l'attendait.

Le chevalier avait passé cette nuit dans une inquiétude et une agitation qui, lorsqu'il y songeait, ne laissaient pas que de le surprendre.

Pourquoi le maréchal était-il parti? Où avait-il été? Peut-être tâchait-il simplement de se calmer par une longue course? Ces questions, pendant une heure, l'intéressèrent.

Mais bientôt il comprit que la vraie, la redoutable question était de savoir ce que le maréchal penserait de son père. Il est vrai que le vieux Pardaillan avait lui-même ramené l'enfant.

Le chevalier se souvenait parfaitement que son père le lui avait dit... Et même, n'avait-il pas donné un diamant à la mère de la fillette enlevée?...

Mais tout cela constituait une médiocre excuse; le fait brutal et terrible demeurait tout entier: le maréchal avait répudié sa femme! Jeanne de Piennes avait souffert seize années de torture!

Vers le matin, il se promenait à grands pas agités dans le cabinet, lorsque la porte s'ouvrit. Montmorency entra:

—Chevalier, dit-il, veuillez excuser la façon dont je vous ai quitté. J'étais... fort ému... bouleversé... vous m'avez apporté la plus grande joie de ma vie!...

—Monsieur le maréchal, fit le chevalier d'une voix altérée, vous oubliez que je suis le fils de M. de Pardaillan.

—Non, je ne l'oublie pas! Et c'est ce qui fait que non seulement je vous aime pour la joie que je vous dois, mais encore que je vous admire pour le sacrifice consenti par vous... Car, évidemment, vous aimez votre père!...

—Oui, dit le jeune homme, j'ai pour M. de Pardaillan une affection profonde. Comment en serait-il autrement? Je n'ai pas connu ma mère, et, aussi loin que je remonte dans mon enfance, c'est mon père que je vois penché sur mon berceau, soutenant mes pas incertains, pliant sa rudesse de routier à mes exigences enfantines; puis, plus tard, entreprenant de faire de moi un homme brave, me conduisant aux mêlées, me protégeant de son épée; par les nuits froides où nous couchions sur la dure, que de fois l'ai-je surpris à se dépouiller de son manteau pour me couvrir! Et souvent, quand il me disait:—Tiens, mange et bois, je garde ma part —pour plus tard, je fouillais dans son portemanteau et je m'apercevais qu'il n'avait rien gardé pour lui. Oui, M. de Pardaillan m'apparaît comme le digne ami dévoué jusqu'à la mort, à qui je dois tout... et que j'aime... n'ayant que lui à aimer!

—Chevalier, dit Montmorency ému, vous êtes un grand coeur. Vous qui aimez votre père à ce point, vous n'avez pas hésité à m'apporter cette lettre qui l'accuse formellement...

Pardaillan releva fièrement la tête.

—C'est que je ne vous ai pas tout dit, monsieur le maréchal! Si j'ai consenti, pour réparer une grande injustice, à vous apporter la lettre accusatrice, c'est que je me réservais de défendre à l'occasion mon père. Je dis: le défendre! Et par tous les moyens en mon pouvoir! Avant que nous nous entretenions davantage, je vous demande de me dire en toute franchise quelle attitude vous entendez prendre vis-à-vis de mon père. Êtes-vous son ennemi? Je deviens le vôtre. Songez-vous à vous venger du mal qu'il a pu faire? Je suis prêt à le défendre, le fer à la main...

Le chevalier s'arrêta, frémissant.

Montmorency, pensif, le contemplait et l'admirait. Qu'eût-il dit s'il eût su que ces paroles provocantes, Pardaillan les prononçait le désespoir au coeur, s'il eût su qu'il aimait sa fille!

—Chevalier, dit-il d'une voix grave, il n'existe et ne peut exister pour moi qu'un seul Pardaillan: c'est celui qui vient de m'arracher à un désespoir que les années faisaient plus profond. Si jamais je me rencontrais avec votre père, ça serait pour le féliciter d'avoir un fils tel que vous...

—Ah! je puis vous dire maintenant que, si une parole de haine contre mon père fût tombée de votre bouche, c'est la mort dans l'âme que je fusse sorti d'ici!

Le jeune homme vit qu'il avait failli trahir son secret. Il se hâta de continuer:

—Maintenant, monseigneur, maintenant je puis vous dire que mon père a essayé de réparer le mal qu'il avait fait.

—Comment cela? fit vivement le maréchal.

—Je le tiens de lui-même. Il m'a raconté ces choses, ou plutôt, il me les a à demi révélées, à une époque où certes il ne pensait pas que je dusse avoir un jour l'honneur de vous être présenté. Monseigneur, c'est M. de Pardaillan qui enleva l'enfant, c'est vrai; mais c'est lui qui la ramena à la mère, malgré les ordres qu'il avait reçus...

—Oui, oui, fit le maréchal, je vois comment les choses ont dû se passer... il y a un criminel dans tout cela, et le vrai criminel porte mon nom! Chevalier, je vais entreprendre la délivrance de la malheureuse femme qui a tant souffert... Voulez-vous me faire un récit exact et détaillé de tout ce que vous savez?

Pardaillan raconta comment il avait été arrêté, et comment, à sa sortie de la Bastille, il avait eu tout ouverte la lettre de Jeanne de Piennes.

Un seul point demeura obscur dans son récit: pourquoi Jeanne de Piennes et Loïse s'étaient-elles adressées à lui?... Il eut soin de glisser rapidement sur ce passage dangereux.

—Il y a deux pistes possibles, dit-il en terminant, je vous ai dit que j'avais vu rôder le duc d'Anjou et ses mignons autour de la maison de la rue Saint-Denis. Peut-être est-ce donc au frère du roi que vous devrez demander compte de cette disparition.

—Je connais Henri d'Anjou. L'action violente l'effraie. Il n'est pas homme à risquer un scandale.

—Alors, monseigneur, j'en reviens à la supposition qui n'a cessé de me hanter. Je suppose qu'un hasard a pu mettre le maréchal de Damville en présence de la duchesse de Montmorency, et que nous devons commencer nos recherches du côté de l'hôtel de Mesmes.

—Je crois que vous avez raison, fit le maréchal avec une violente agitation. Je vais de ce pas trouver mon frère. Mais, dites-moi, si vous ne m'aviez pas trouvé à Paris, vous eussiez donc entrepris cette délivrance? Pourquoi?

—Monseigneur, fit Pardaillan qui faillit se démonter, je considérais comme un devoir de réparer en partie le mal dont mon père était responsable en partie...

—Oui, c'est vrai... vous êtes vraiment une belle nature, chevalier. Pardonnez-moi ces questions...

—Quant à ce qui est d'aller trouver le maréchal de Damville, reprit Pardaillan qui se hâta de laisser tomber cette inquiétante partie de l'entretien, j'imagine que la démarche est dangereuse...

—Ah! s'écria François avec une exaltation concentrée, puisse-je le rencontrer! Et nous verrons de quel côté frappera le danger!

—Je ne parle pas pour vous, monseigneur, mais pour elles... C'est d'elles seules qu'il s'agit!

—Elles! fit le maréchal qui tressaillit.

—Sans doute! Qui sait à quelles extrémités pourra se porter le duc de Damville, si elles sont chez lui, et si vous allez le provoquer! Qui sait quels ordres il aura donnés!

—Ma fille! balbutia François en pâlissant.

—Monseigneur, je vous demande un jour et une nuit de patience. Laissez-moi faire! Je me charge, dès cette nuit, de savoir ce qui se passe à l'hôtel de Mesmes. Si elles y sont, nous aviserons, et je crois que nous devrons ruser...

—En vérité, chevalier, s'écria François, plus je vous écoute, et plus j'admire votre énergie et votre souplesse. Notre rencontre est un grand bonheur pour moi...

—Ainsi, monseigneur, vous me laissez faire?

—Jusqu'à demain, oui!

—Monseigneur, reprit froidement Pardaillan, jusqu'au jour où j'aurai pu m'introduire à l'hôtel de Mesmes et où je saurai exactement ce qui s'y passe. D'ailleurs, j'espère que, dès cette nuit, j'aurai réussi.

—Faites donc, mon enfant. Et si vous réussissez, je vous devrai plus que la vie...

Le chevalier se leva pour se retirer. Le maréchal l'embrassa tendrement.

Pardaillan s'éloigna à grands pas de l'hôtel de Montmorency.




XXIII

MONSIEUR DE PARDAILLAN PÈRE

Deux mois environ avant les événements que nous venons de raconter, deux homme, vers le soir d'une froide journée, s'arrêtèrent dans l'unique auberge des Ponts-de-Cé, près Angers. L'un d'eux avait le costume et les allures de quelque capitaine rejoignant sa compagnie à petites étapes; l'autre paraissait être son écuyer.

Or, ce capitaine, c'était le maréchal de Damville qui, venant de Bordeaux pour se rendre à Paris, s'était détourné de son chemin pour s'arrêter aux Ponts-de-Cé.

Et s'il voyageait en modeste équipage, c'est qu'il tenait sans doute à ne pas attirer l'attention sur lui.

Le maréchal avait un rendez-vous dans l'auberge des Ponts-de-Cé. A tout moment, l'écuyer sortait sur la route et regardait dans la direction d'Angers.

Enfin, à la nuit noire, un cavalier s'arrêta devant l'auberge et, sans descendre de cheval, s'informa d'un voyageur qui devait être arrivé la veille ou le jour même.

Cet homme fut mis en présence d'Henri de Montmorency qui esquissa un signe mystérieux.

Sur un signe semblable que fit le nouveau venu, le maréchal ferma soigneusement sa porte et demanda vivement:

—Vous venez du château d'Angers?

—Oui, monseigneur.

—Vous avez à me parler de la part du duc?

—Quel duc, monseigneur? fit le cavalier.

—Le duc de Guise! fit Montmorency à voix basse.

—Nous sommes d'accord. Excusez toutes ces précautions, monsieur le maréchal, nous sommes fort surveillés...

—Bon! Guise est-il encore à Angers?

—Non. Il en est reparti il y a trois jours et se rend à Paris. Le duc d'Anjou est parti hier.

—Savez-vous s'il y a eu entre eux quelque entente?

—Je ne crois pas, monseigneur. Le duc d'Anjou est trop préoccupé de ses mignons et de ses bigoudis.

—Vous m'apportez donc quelque mot d'ordre d'Henri de Guise?...

—Oui, monseigneur; le voici...: le 30 mars prochain, à neuf heures et demie du soir, à l'auberge de la Devinière, à Paris, rue Saint-Denis. Vous souviendrez-vous, monsieur le maréchal?

—Je me souviendrai.

—Vous demanderez M. de Ronsard, le poète. Vous serez masqué. Vous aurez une plume rouge à votre toque.

—Le 30 mars au soir, rue Saint-Denis, à la Devinière, bien. Est-ce tout?

—Oui, monseigneur. Puis-je me retirer? Car il ne faut pas que mon absence ait été remarquée...

—Allez, mon ami, allez...

—Je vous serai reconnaissant de rendre compte à Mgr Henri de Guise que je me suis bien acquitté de la commission, et de lui dire que je suis à lui corps et âme, bien que j'appartienne au duc d'Anjou... en apparence!

—Ce sera fait. Comment vous appelez-vous?

—Maurevert, pour vous servir, ici et à Paris où je dois être sous peu.

Et Maurevert, ayant salué, se retira.

—Voilà une vraie figure de coquin, songea le maréchal. Comment Henri de Guise peut-il employer de pareils serviteurs?... En voilà un qui trahit son maître aujourd'hui. Qui dit qu'il ne vous trahira pas demain? Quant à ce rendez-vous en pleine rue Saint-Denis, j'irai, mais je prendrai mes précautions!

Nos lecteurs ont déjà vu qu'Henri de Montmorency devait effectivement assister à la réunion de la Devinière, en cette soirée où Ronsard et ses poètes célébrèrent la muse antique, et où le duc de Guise et ses acolytes cherchèrent le moyen de tuer un roi.

Après le départ de Maurevert, l'écuyer monta dans la chambre du maréchal.

—Continuons-nous notre route, monseigneur? Demanda l'écuyer.

—Ma foi non; nous ferons étape ici; mais sois prêt demain matin à la première heure, et, en attendant, fais-moi monter à souper, la route m'a creusé l'appétit.

L'écuyer se retira en toute hâte pour exécuter les ordres de son maître. A ce moment, Henri de Montmorency entendit des vociférations furieuses éclater sous sa fenêtre, dans la petite cour.

—Je vous dis que vous ne le mettrez pas là, corbleu!

—Et moi, je vous dis qu'il est bien là! Par Pilate! Par Barabbas!

—Cette voix! fit Henri en tressaillant.

—Cette écurie est réservée aux bêtes de ces seigneurs.

—Et moi, je vous jure que mon cheval n'ira pas dans l'étable parmi vos vaches!

—Monsieur le mendiant, vous vous ferez jeter dehors!

—Monsieur mon hôte, vous vous ferez bâtonner!

—Bâtonner! moi! Ah! pardine, on a bien raison de dire: Routier, argotier!

Le reste de la phrase se perdit dans une série d'interjections féroces, qui bientôt se changèrent en hurlements, lesquels à leur tour devinrent des gémissements.

Henri était descendu rapidement dans la cour, et il aperçut deux ombres dont l'une rossait l'autre avec la conscience et l'entrain d'une main experte en ce genre d'exercice.

—A l'aide! Au meurtre! cria l'aubergiste.

Car l'ombre rossée n'était autre que l'hôtelier.

Le rosseur, de son côté, suspendit son opération, salua courtoisement le nouveau venu, et lui dit:

—Monsieur, à votre épée et à votre allure, je vous devine gentilhomme. Je le suis moi-même, et je prétends vous faire juge de l'algarade, si vous y consentez.

Le maréchal fit un signe de tête approbatif.

—Donc, reprit l'inconnu en cherchant vainement à distinguer dans l'obscurité les traits de son interlocuteur, ce manant que je viens d'étriller de mon mieux prétend que je dois retirer mon cheval de l'écurie pour lui faire passer la nuit dans l'étable.

—L'écurie n'est que pour trois chevaux, gémit l'aubergiste; il y a juste place pour la bête de ce seigneur, son cheval de main et celui de son écuyer...

—Où il y a place pour trois, il y a place pour quatre. Est-ce vrai, monsieur?... Une si belle et si bonne bête! Je veux vous la montrer, monsieur! Vous jugerez mieux ensuite. Holà, notre hôte, un falot!

L'aubergiste, certain d'être appuyé par le voyageur qu'il supposait très riche, d'après la commande de son souper, se hâta d'allumer une lanterne.

Mais aussitôt, Henri de Montmorency s'en saisit et en dirigea la lumière sur l'inconnu.

—Lui! songea-t-il. Je m'en doutais à la voix.

En même temps, Henri poussait la porte de l'écurie et, jetant un coup d'oeil à l'intérieur, apercevait auprès de ses trois chevaux un hongre d'une effrayante maigreur, les os perçant la peau, le sabot usé, les flancs raboteux. Pourtant, il se tenait ferme sur ses jarrets.

—Voyez, monsieur, s'écriait cependant l'inconnu, voyez cette tête fine, ce poil luisant, ces jambes fines, et dites-moi si une pareille bête est digne de coucher à l'étable?

Montmorency se retourna, son falot à la main, et murmura:

—Vous avez raison, monsieur de Pardaillan, voilà un cheval de prix!

L'inconnu demeura bouche bée, les yeux agrandis. Un cri, un nom allait lui échapper. Montmorency l'arrêta d'un coup d'oeil, et reprit à haute voix;

—Monsieur, notre aubergiste consent à votre juste demande. Quant à vous, vous m'honoreriez en acceptant de partager mon souper. Point de façons! Entre gentilshommes...

En parlant ainsi, à la grande stupéfaction de l'hôte, le maréchal de Damville avait passé son bras sous celui de Pardaillan et l'entraîna vers sa chambre.

Le vieux Pardaillan, plus stupéfait encore que l'aubergiste, se laissa faire sans prononcer un mot.

Pourtant, dans le trajet de la cour à la chambre, il avait réfléchi sans doute; car à peine la porte se fut-elle refermée sur le maréchal et sur lui que, se campant sur ses hanches, il prononça sans la moindre émotion apparente:

—Enchanté de vous revoir en bonne santé, monseigneur!

Puis, se dressant après le salut, et se campant, la tête haute, les yeux plissés:

—Un peu vieilli, par exemple... Ah! dame, vous aviez quelque chose comme dix-neuf ans la dernière fois que j'eus l'honneur de vous présenter mes hommages et, si je sais compter, vous devez en avoir trente-cinq ou six; vous étiez alors ce qu'on appelle un joli brun, monseigneur, et vous n'aviez pas votre pareil pour donner à votre moustache un pli gracieux et terrible à la fois... Comme on change!... Quoi, est-ce bien des cheveux gris que j'aperçois à vos tempes? Quel pli amer a pris cette bouche! Et puis, comme votre visage s'est durci! Je dois dire qu'il n'était déjà pas si tendre... Moi, comme vous voyez, je suis à peu près le même... C'est que, passé un certain âge, nous autres, vieux routiers, nous ne vieillissons plus... J'ai souvent, ouï parler de vous, et toujours comme d'un pourfendeur di primo cartello! Il paraît que vous fendez un crâne en deux, fort proprement, et qu'on ne compte plus les huguenots que vous tuâtes... Eh! Par Pilate, c'est moi qui vous ai mis l'estramaçon à la main et qui vous enseigna le coup de tête, ainsi que le coup de bandrolle, item le coup de pointe. Si j'étais vaniteux, je m'enorgueillirais d'un élève tel que vous. Je ne le suis pas. Dieu en soit loué, mais je m'enorgueillis tout de même.

—Monsieur de Pardaillan, dit Henri de Montmorency, faites-moi donc le plaisir de partager mon souper.

Le maréchal de Damville s'assit et, d'un geste, invita son commensal à en faire autant.

—Par obéissance, monseigneur! fit Pardaillan qui s'assit et, aussitôt, avec un large soupir, décoiffa un grand pot de grès, lequel, étant ouvert, répandit dans la chambre une odeur de fines rillettes.

—Oh! ohî fit Pardaillan, c'est franche lippée, ce soir!

Damville le regardait d'un oeil pensif.

—Vous m'avez félicité tout à l'heure, dit-il avec un accent incisif et âpre, il faut que je vous rende la pareille. Tudieu! Vous n'avez pas vieilli, vous! Je vous ai reconnu rien qu'au geste. Et puis, d'ailleurs, j'avais gardé un tel souvenir de vous!... (Le routier dressa l'oreille.) Par exemple, ce qui a vieilli, c'est votre costume! Dieu me damne! on dirait que c'est encore la même casaque que vous portiez le jour où vous m'avez si vivement quitté. Pauvre casaque! Que vois-je? Un trou au coude gauche... et des reprises... ah! ma foi, je renonce à les compter! Et vos bottes! vos pauvres bottes! Mort-diable! mais vous portez un éperon en fer et un autre en acier! Eh! ils n'ont même pas la même longueur!

—Que voulez-vous, monseigneur! j'ai toujours eu la coquetterie de la misère!

Sur cette phrase, le vieux routier vida un gobelet de Saumur et cligna des yeux en happant sa rude moustache du bout des lèvres.

Montmorency avait posé son coude sur la table et, son menton dans sa main, il contemplait fixement son hôte.

—Or ça, dit-il tout à coup, qu'êtes-vous devenu depuis que je ne vous ai vu?

—J'ai vécu, monseigneur.

—Où avez-vous habité?

—Sur toutes les routes logeables, sous tous les cieux hospitaliers: pourtant, je dois dire que j'ai habité Paris pendant deux années environ.

—Paris? Ah! ah!... Et pourquoi l'avez-vous quitté?

—Pourquoi je l'ai quitté? fit Pardaillan dont l'oeil gris pétilla de malice. Eh bien, je vais vous le dire, monseigneur. J'étais donc à Paris, fort tranquille, et logé dans une fort bonne et belle hôtellerie... j'étais heureux, je devenais gras. Or, un soir... tenez, c'était en octobre dernier...

Le maréchal tressaillit.

—Un soir, donc, j'aperçus au détour d'une rue quelqu'un... une vieille connaissance à moi. Il faut vous dire, monseigneur, que je tenais essentiellement à éviter ce quelqu'un... figurez-vous que cet homme voulait absolument faire mon bonheur malgré moi. Je me dis aussitôt: Si je demeure à Paris, tôt ou tard, je finirai par me trouver nez à nez avec lui! Et alors, adieu ma jolie misère que j'aime tant! Il faudra être heureux, et puis parler, et puis donner des explications, et puis... bref! je déménageai sans tambours ni trompettes, et repris la grande route du hasard et de l'inconnu!...

—Mais, fit Montmorency, j'étais justement à Paris à l'époque que vous dites.

—Tiens, tiens! Comme cela se trouve, monseigneur!

—Oui, j'y étais, reprit le maréchal; et même, il me souvient d'une aventure qui m'arriva vers ce moment-là; attaqué un soir par des truands, j'allais succomber lorsque je fus sauvé par un digne inconnu à qui je fis don du meilleur de mes chevaux, mon bon Galaor...

—Au diable soit le sauveur! grommela le vieux routier.

Il y eut quelques minutes de silence. Le maréchal réfléchissait.

—Mon cher monsieur de Pardaillan, fit-il tout à coup, avez-vous remarqué une chose: c'est que nous ne nous sommes pas revus depuis seize ans, que je vous tiens là devant moi depuis deux bonnes heures, et que je ne vous ai pas encore demandé compte de votre trahison.

—Pan! Il est venu! songea Pardaillan; Quelle trahison?

Et comme Henri gardait le silence, hésitant peut-être à éveiller les fantômes qui dormaient en lui:

—J'y suis, fit Pardaillan qui se frappa le front. Monseigneur veut sans doute me parler de ce gueux, de ce sacripant, de ce traître, de ce misérable qui avait tué un cerf dans les bois de monseigneur? Vous le fîtes pendre à la basse branche d'un châtaignier que je vois encore. Bel arbre, ma foi! Il est vrai, et je m'en accuse en toute humilité, dès que monseigneur eut tourné les talons, je dépendis le fripon; à preuve qu'il se sauva sans même me dire merci; ça m'apprendra. Ce fut une trahison, je le confesse.

—J'ignorais ce détail, monsieur de Pardaillan, fit Montmorency;

—Ah! pour le coup, monseigneur, je donne ma langue au chat.

—Je suis sûr que la mémoire va vous revenir!

—En effet, dit froidement Pardaillan; je me souviens de certaines trahisons du genre de celles que j'exposais. Monseigneur voudrait-il par hasard faire allusion à l'affaire de Margency, après laquelle j'ai eu le regret de le quitter?

—Vous m'avez quitté parce que vous avez pensé que vous seriez pendu.

—Pendu! Fi! monseigneur! Écartelé, roué vif, à la bonne heure! Mais simplement pendu... je ne me serais pas donné la peine d'entreprendre d'aussi longs voyages. Quant à l'affaire, je la confesse comme les autres, monseigneur: je vous ai trahi, ce jour-là; j'ai rendu la petite à sa mère. Que voulez-vous! J'ai entendu pleurer cette mère; je lui ai entendu dire des choses qui m'ont donné le frisson; je ne savais pas que la douleur humaine pût trouver de tels accents; et je ne savais pas qu'il pût y avoir de telles douleurs. Laissez-moi achever ma confession tout entière; depuis seize ans, il n'est pas un jour où je ne me sois repenti de vous avoir obéi ce jour-là et d'avoir été cause de grands malheurs. Et vous, monseigneur?

Henri de Montmorency demeura quelques instants silencieux, puis il dit:

—C'est bien, maître Pardaillan. Je vois que vous avez bonne mémoire. J'en reviens donc maintenant à ce que je vous disais: vous m'avez trahi. Or, je vous prie de remarquer que, cette trahison, je ne vous la reproche pas. J'ai oublié. Je veux oublier. Je vous tiens pour un bon et digne gentilhomme. Écoutez-moi donc, car je veux vous faire des propositions que vous serez libre d'accepter ou de refuser; si vous refusez, vous tirerez de votre côté, moi du mien, et tout sera dit. Si vous acceptez, il ne, pourra en résulter pour vous qu'honneur et bénéfice.

Pardaillan se dit à lui-même:

—Comme l'âge vous change un homme! Autrefois, pour le quart de ce que je lui ai dit, il m'eût chargé, l'épée et le poignard aux mains... mais que peut-il me vouloir?

—Monsieur de Pardaillan, reprit le maréchal après un instant de réflexion, savez-vous que bien des jeunes gens envieraient la fermeté de votre regard. Autrefois, vous étiez redoutable; maintenant, vous devez être terrible...

—Heu! on connaît son métier de ferrailleur, voilà tout!

—Bon! fit le maréchal avec un regard d'admiration; et ce furieux appétit d'aventures qui vous distinguait?

—L'appétit va, monseigneur; ce sont les occasions de le satisfaire qui manquent.

—En sorte, reprit Henri, que si on vous offrait de dîner tous les jours à votre faim...

—Cela dépend du genre de repas qu'on m'offrirait. Il y a aventure et aventure.

—Bien, fit le maréchal, écoutez-moi donc avec toute votre attention, car ce que j'ai à vous dire est de la plus haute gravité.

Il parut avoir une dernière hésitation, puis, se décidant:

—Monsieur de Pardaillan, que pensez-vous du roi de France?

—Le roi de France, monseigneur. Et que diable voulez-vous qu'un triste hère comme moi puisse en penser, sinon que c'est le roi!

—Pardaillan, dites-moi ce que vous pensez, et je vous engage ma parole que nul ne connaîtra votre pensée...

Pardaillan tressaillit.

—Monseigneur, dit-il, je ne connais pas Sa Majesté: on dit le roi faible et méchant; on le dit atteint d'une maladie qui peut lui donner des accès de fureur; on dit qu'il est sans pitié comme sans courage; voilà ce qu'on dit; mais moi, je ne sais rien... rien qu'une chose: c'est qu'un roi pareil est incapable d'inspirer de véritables dévouements.

—Si telle est bien votre pensée, je crois que nous pourrons nous entendre; vous êtes libre, vigoureux, plein de bravoure et d'adresse; au lieu de gaspiller ces qualités en piètres aventures de grand chemin, vous pourrez les employer à une oeuvre grandiose. Que diriez-vous, à la place de ce roi maniaque, soupçonneux, impitoyable et malade, que diriez-vous d'un roi qui serait la générosité faite homme, d'un roi qui serait grand par le coeur et grand par la race, jeune, enthousiaste, rêvant sans doute de s'illustrer, et par conséquent capable de donner à tous ceux qui l'entoureraient l'occasion de s'illustrer eux-mêmes?...

—Monseigneur, vous me proposez tout bonnement de conspirer contre le roi...

—Oui! fit nettement Montmorency. Auriez-vous peur?

—De quoi pourrais-je avoir peur, puisque je n'ai même pas eu peur de vous?

—Alors, qui vous arrête? fit Montmorency en souriant de cette adroite flatterie. D'ailleurs, je dois vous prévenir que je ne vous demande pas une action directe, mais une action de seconde main.

—Expliquez-vous, monseigneur, expliquez-vous..

—Voici: je suis engagé dans cette aventure; quelle qu'en soit l'issue, j'irai jusqu'au bout. En cas de défaite, seul ou avec des indifférents, je me défendrais mal. Enfin, j'ai besoin de quelqu'un qui veille sur moi tandis que je garderai toute ma liberté d'action.

—Je commence à comprendre, monseigneur. Je serai le bras qui agit sans qu'on puisse connaître le cerveau qui a dirigé ce bras.

—A merveille. La chose vous convient-elle?

—Oui, si j'y trouve un intérêt.

—Que demandez-vous?

—Rien pour moi, sinon d'être défrayé de mes pas et démarches.

—Vous toucherez cinq cents écus par mois tant que vous resterez à mon service pour cette campagne. Est-ce assez?

—C'est trop. Mais ceci, monseigneur, c'est un paiement et non une récompense.

—Si vous ne voulez rien pour vous, pour qui demandez-vous?

—Pour mon fils.

—Eh bien, que demandez-vous pour ce fils?

—Si la campagne échoue, une somme de cent mille livres qui lui seront assurées par donation.

—Et si la campagne réussit?

—C'est-à-dire si nous plaçons sur le trône un roi de notre choix? Alors, monseigneur, ce n'est plus de l'argent que je vous demande. Mais il me semble qu'une lieutenance avec promesse de capitainerie serait la digne récompense du fils de l'homme qui vous aurait servi.

—Quant aux cent mille livres, dit le maréchal, je m'y engage dès à présent. Quant à la lieutenance, je m'engage à la mettre sur la liste des conditions que je compte imposer.

—Très bien, monseigneur, votre parole me suffit... pour l'instant... Quand voulez-vous que je me trouve à Paris?

Le maréchal réfléchit quelques instants.

—Mais, dans deux mois par exemple, finit-il par dire. D'ici là, rien de grave ne sera préparé. Il suffirait donc que vous soyez en mon hôtel dans les premiers jours d'avril.

—On y sera, monseigneur, et même avant.

—Non pas. Il serait bon au contraire qu'on ne vous vît pas à Paris jusque-là. De même, lorsque vous arriverez, il sera bon que vous vous rendiez directement à l'hôtel de Mesmes sans qu'aucune figure de connaissance ait été rencontrée par vous.

—J'arriverai la nuit, dans la première huitaine d'avril.

—Ce sera parfait ainsi. Maintenant, d'ici là, qu'allez-vous faire?

—Peuh! Je vais tout doucement me rapprocher de Paris en bon flâneur.

—Avez-vous besoin d'argent?

Sans attendre la réponse, le maréchal appela son écuyer et lui dit quelques mots à voix basse. L'écuyer sortit, et rentra quelques instants plus tard avec un petit sac rebondi qu'il posa sur la table.

—Voilà, fit le vieux routier, un genre de dessert auquel je n'ai pas goûté depuis fort longtemps.

Une heure après cette scène, tout dormait dans l'auberge. Seuls, Montmorency et Pardaillan réfléchissaient encore avant de s'endormir, l'un dans son lit, l'autre sur le foin du grenier où il avait élu domicile.

—Je viens, songeait le premier, de faire une acquisition que le duc de Guise eût payée au poids de l'or.

Et l'autre se disait:

—Je risque ma tête, mais j'assure la fortune de mon enfant...




XXIV

LES PRISONNIÈRES

C'est aux premiers jours d'avril, c'est-à-dire vers l'époque où le vieux Pardaillan, vêtu de neuf et transformé de pied en cap, se rapprochait de Paris, et où son fils cherchait à se mettre en rapport avec François de Montmorency, que nous nous transportons à l'hôtel de Mesmes où Jeanne de Piennes et Loïse sont prisonnières depuis une douzaine de jours.

Le maréchal de Damville, sombre et agité, se promenait seul dans une vaste salle du premier étage.

En retrouvant Jeanne, Henri s'était senti violemment ramené aux sentiments de sa jeunesse.

Du moment où il la retrouva, où il la revit, où il s'empara d'elle, il comprit qu'il l'aimait encore.

—Pourquoi suis-je si troublé de l'avoir retrouvée? Pourquoi éprouve-je des ardeurs de passion que je croyais éteinte? Est-ce que je l'aimerais maintenant plus que je ne l'aimais autrefois?...

Comme Henri prononçait ces mots au plus profond de sa pensée, on heurta à la porte.

Il eut un geste d'impatience, et alla ouvrir.

Cet homme que nous avons entrevu aux Ponts-de-Cé, et qui lui servait d'écuyer, apparut.

—Monseigneur, dit-il sans attendre d'être interrogé, une grave nouvelle. Le frère de monseigneur est à Paris!

Damville pâlît.

—Je l'ai vu moi-même, poursuivit l'écuyer, je l'ai suivi; il est en son hôtel.

—C'est bien, laisse-moi.

Demeuré seul, Henri de Montmorency se laissa tomber dans un fauteuil, accablé!

Car cet homme, son frère! c'était la vengeance qui, d'une minute à l'autre, pouvait se dresser devant lui, menaçante, implacable!

—Ah! si j'étais seul! gronda-t-il. Comme je l'attendrais d'un pied ferme! ou plutôt comme j'irais le chercher, le braver, lui crier dans le visage: Est-ce moi que vous êtes venu chercher à Paris! Me voilà! Que voulez-vous!... Mais je ne suis plus seul! Elle est là! Et je l'aime! Et je ne veux pas qu'il la trouve ici. Je ne veux pas qu'ils se rencontrent! Qui sait s'il ne l'aime pas toujours, lui!...

Pendant une heure, Henri de Montmorency continua sa promenade qui, peu à peu, le calma.

Enfin, un sourire parut sur ses lèvres.

Peut-être avait-il trouvé ce qu'il cherchait, car il murmura:

—Oui... là, elle sera en sûreté... j'ai un bon moyen de m'assurer la fidélité de cette femme... nous verrons!

En même temps, il se dirigea vers l'appartement où Jeanne de Piennes et Loïse étaient enfermées. Arrivé à la porte, il écouta un instant et, n'entendant aucun bruit, ouvrit doucement au moyen d'une clef qu'il gardait sur lui, puis il poussa la porte, et s'arrêta en pâlissant:

Jeanne et sa fille étaient devant lui!

Serrées l'une contre l'autre, enlacées dans une étreinte comme pour se protéger mutuellement, le sein palpitant, elles le regardaient avec un indicible effroi.

Il fit un pas, referma soigneusement la porte derrière lui, et s'avança en disant:

—Vous me reconnaissez, madame?

Jeanne de Piennes se plaça résolument devant Loïse. Le rouge de la honte empourpra son front. Elle dit:

—Comment osez-vous paraître devant cette enfant?

—Je vois maintenant que vous me reconnaissez! fit le maréchal. Je m'en félicite. Je vois que je n'ai pas trop vieilli, comme on me le disait récemment... tenez... quelqu'un dont vous avez dû garder le souvenir... M. de Pardaillan!

Loïse laissa échapper un cri plaintif et se couvrit le visage des deux mains.

L'exaltation du sentiment maternel transporta Jeanne aux dernières limites de l'audace et décupla ses forces.

—Monsieur, dit-elle d'une voix très pure et très calme, vous avez tort d'évoquer devant ma fille d'aussi odieux souvenirs. Allez-vous-en, croyez-moi. Vous avez commis une dernière lâcheté en nous arrachant au pauvre bonheur qui me restait!

Un frisson de fureur agita Montmorency. Ses poings se crispèrent. Mais il se contint.

—Oui, fit-il en hochant la tête, vous voilà bien telle que je vous ai toujours vue; toutes les fois que je me suis trouvé en votre présence, c'est de la haine ou de la terreur que j'ai lue sur votre visage... J'ai à vous parler, madame. Et, comme vous, je pense qu'il est convenable que notre entretien demeure de vous à moi. Je prie donc votre fille de se retirer.

Loïse jeta un de ses bras autour du cou de Jeanne.

—Mère, s'écria-t-elle, je ne te quitterai pas!

—Non, mon enfant, dit Jeanne, nous ne nous séparerons pas. Quoi que cet homme puisse dire, ta mère est là pour te défendre...

Henri rougit et pâlit coup sur coup. Son plan d'isoler Jeanne échouait. Un instant, il se demanda s'il n'allait pas recourir à la violence. Mais il vit Jeanne si décidée qu'il eut peur.

—Que craignez-vous? fit-il d'une voix basse et rauque, suppliante et menaçante à la fois. Si j'avais voulu vous séparer de votre fille, je l'eusse déjà fait et facilement. Je ne l'ai pas voulu. Dites et pensez ce que vous voudrez, vous ne m'ôterez pas le mérite de la franchise. Ah! vous grondez! Toute votre attitude proteste. Vous ne pouvez empêcher d'être ce qui est. Et ce qui est, c'est que, si François vous a abandonnée lâchement, moi, je suis fidèle!

Un cri d'horreur et d'indignation éclata sur les lèvres de Jeanne.

—Misérable, cria-t-elle dans un élan où il semblait qu'elle fût soulevée par tout son amour de jadis, misérable, c'est toi, c'est ta félonie qui nous a séparés. Mais sache-le, loin de moi, François me pleure, comme je le pleure!

—Mère, mère! Je te reste! cria Loïse.

—Oui, mon enfant, ma bien-aimée, tu me restes... et tu es bien maintenant mon unique trésor...

Henri contempla d'un oeil sombre le spectacle de la mère et de la fille enlacées.

—C'est bien, reprit-il en essayant de donner à sa voix un accent de modération. Plus tard, vous me rendrez justice... oui! quand vous saurez à quel péril je vous ai arrachées toutes deux, peut-être me regarderez-vous avec moins d'horreur. Pour le moment, il faut que vous sachiez ce que j'étais venu vous dire. Vous ne pouvez demeurer dans cet hôtel. Ce même péril qui vous menaçait rue Saint-Denis vous menace encore ici... Veuillez donc vous apprêter; dans une heure, une voiture vous transportera dans une maison où vous serez en parfaite sûreté... Adieu, madame!

Un imperceptible mouvement de joie échappa à Jeanne.

Mais le regard soupçonneux d'Henri saisit ce mouvement.

—Je dois vous dire, fit-il froidement, que toute tentative, tout cri pendant le trajet seraient au moins inutiles... à moins qu'ils ne soient très dangereux... pour cette enfant.

L'exaltation factice qui avait soutenu Jeanne en présence de son redoutable ennemi tomba d'un coup. Elle éprouvait une de ces terreurs qui paralysent la pensée.

—C'est fini, songeait-elle. Ma fille est perdue, je suis perdue!

En effet, l'entretien qu'elle venait d'avoir avec Henri lui prouvait que cet homme était encore ce qu'il était jadis.

Dans les journées qui venaient de s'écouler, la malheureuse mère s'était reprise à espérer. Et pourtant, elle savait qu'elle était au pouvoir d'Henri de Montmorency.

En effet, on n'a peut-être pas oublié que, le jour où elles avaient été amenées à l'hôtel de Mesmes, le maréchal, ouvrant soudain la porte, était apparu à la mère et à la fille au moment même où elles échangeaient des conjectures sur cet étrange emprisonnement.

Mais, ce jour-là, Henri n'avait rien dit. Les jours s'étaient écoulés sans qu'il osât risquer une nouvelle entrevue.

Et, alors que Jeanne espérait que le remords l'avait touché peut-être, le maréchal de Damville constatait que sa passion était plus violente que jamais.

Cet espoir de Jeanne venait de s'envoler. C'était bien toujours le même Henri qu'elle avait connu.

—Que va-t-il faire de nous? demanda-t-elle à demi-voix.

—Courage, mère, fit Loïse. Qu'importe où cet homme nous conduira, pourvu que nous ne soyons pas séparées?

La nuit s'acheva sans qu'on fût venu les chercher, et ce fut seulement sur le matin qu'elles s'endormirent, brisées, l'une près de l'autre.

Un double événement empêcha le maréchal de Damville de donner suite, cette nuit-là, à son projet. Chose étrange, en quittant Jeanne de Piennes, il se trouva presque heureux. En somme, il avait porté le premier coup. Et puis, son invention de dire qu'il les avait enlevées pour les soustraire à un péril lui paraissait magnifique.

Se séparer d'elles lui était certes pénible. Mais la certitude que François était à Paris, de vagues pressentiments que son frère pourrait bien venir à l'hôtel, le décidaient à cette séparation.

Vers sept heures et demie, au crépuscule, il s'enveloppa d'un ample manteau, posa sur sa tête une toque sans plume, passa un solide poignard à sa ceinture et sortit de l'hôtel.

Une demi-heure plus tard, il était rue de la Hache et s'arrêtait au coin de la rue Traversière, devant la petite maison à la porte verte... la maison d'Alice de Lux!

Il frappa. Le silence demeura profond dans la maison. Et une lumière qu'il venait de remarquer à travers les jointures s'éteignit aussitôt.

—On se méfie! gronda-t-il. Donc elle est là. Par le diable, il faudra bien qu'on m'ouvre!

Il heurta plus fort. Et sans doute, à l'intérieur, on craignit que le bruit n'attirât la curiosité sur cette maison qui avait absolument besoin qu'on ne s'occupât pas d'elle, car Henri entendit des pas sur le sable du petit jardin, et bientôt, à travers la porte, une voix aigre se fit entendre:

—Passez votre chemin, si vous ne voulez que j'appelle le guet...

—Laura! s'écria Henri.

Une exclamation étouffée lui répondit.

—Ouvre, Laura, reprît le maréchal, ou, par tous les diables, j'entrerai en sautant par-dessus le mur!

La porte s'ouvrit aussitôt.

—Vous, monseigneur! fit la vieille Laura.

—Oui, moi, qu'y a-t-il d'étonnant?...

—Depuis près d'un an...

—Raison de plus pour m'accueillir avec empressement quand je reviens. Ça, je veux parler à Alice.

—Elle n'est pas à Paris, monseigneur!

—Allons donc! ricana Henri; il n'était bruit que de son retour, l'autre matin, dans le Louvre.

—Elle est repartie! reprit énergiquement Laura.

—En ce cas, je m'installe ici pour l'attendre, dusse-je l'attendre un mois.

—Veuillez entrer, monsieur, fit une voix, en même temps qu'une forme blanche se dessinait sur le seuil de la maison.

C'était Alice; le maréchal la reconnut aussitôt et la salua avec une grâce non exempte de cette insolence que ce cavalier de haute envergure se croyait en droit de laisser deviner.

Alice était rentrée dans la maison... Laura ralluma les flambeaux. Le maréchal se tourna vers Alice. Celle-ci debout, un peu pâle, les yeux baissés, attendit que Laura fût sortie.

—Je vous écoute, monsieur, dit-elle alors; vous forcez ma porte; vous parlez haut, vous me saluez avec toute l'ironie dont vous êtes capable; tout cela parce que j'ai été votre maîtresse. Voyons, qu'avez-vous à me dire?

Le maréchal demeura un instant étonné.

—Ce que j'ai à vous dire! fit-il. Tout d'abord, vous demander pardon de m'être ainsi présenté.

Cependant, Henri avait parcouru du regard cette pièce qu'il connaissait bien.

—Rien de changé, fit-il, excepté deux choses. Vous d'abord, qui êtes plus belle que jamais...

—Ensuite?

—Ensuite cette place vide... cette place où se trouvait un portrait...

—Le vôtre, monsieur. Je vais d'un mot vous faire comprendre pourquoi votre portrait n'est plus là, pourquoi on a tardé à vous ouvrir, pourquoi je vous prie de m'expliquer vite ce que vous attendez de moi et pourquoi je vous supplie enfin d'oublier que j'existe... j'ai un amant.

Ceci fut dit avec une netteté qui eût paru bien douloureuse ou bien sublime à Henri s'il avait pu lire dans le coeur de son ancienne maîtresse.

Ce ne fut pas chez elle une bravade, un défi, ni un aveu: ce fut un avertissement qui, en somme, était à l'honneur du maréchal, puisqu'on le supposait capable de discrétion absolue.

—Je suis remplacé, fit Henri sans se douter qu'il disait une grossièreté; vous m'en voyez tout heureux; le genre de service que je viens vous demander exigeait que vous m'ayez assez oublié pour comprendre ce que je vais vous dire, et pas assez pour que vous m'ayez conservé votre bonne volonté.

—Elle vous est acquise.

—Je vais donc m'expliquer très clairement, reprit Henri qui, sur un signe d'Alice, prit place dans un fauteuil.

A ce moment précis. Alice pâlit affreusement en étouffant un cri. Elle saisit le maréchal par un bras, et, avec une vigueur centuplée par quelque effroyable danger, l'entraîna vers un cabinet dont elle referma la porte.

A cette même seconde, la vieille Laura apparaissait, effarée.

—Silence! dit Alice d'une voix rauque. J'ai entendu!...

Ce qu'elle avait entendu, c'est que quelqu'un venait de s'arrêter à la porte extérieure, et que ce quelqu'un ouvrait, et qu'il n'y avait qu'une personne qui pût ouvrir ainsi: le comte de Marillac...

En deux bonds, le comte franchit le jardin et apparut à Alice qui, livide, bouleversée, debout au milieu de la pièce, s'appuyait à un fauteuil.

—Vous, cher bien-aimé, eut-elle la force de prononcer.

—Alice! Alice! s'écria-t-il, seriez-vous malade? Ou bien quelque émotion...

—Oui, l'émotion, fit-elle, brisée par la secousse; l'émotion de vous voir, la joie...

Elle se raidit convulsivement et parvint à donner une physionomie naturelle à son visage.

Déodat demeurait étonné. Alice, qui l'observait, vit clairement ce qui se passait dans l'esprit du jeune homme.

—Suis-je assez petite fille! s'écria-t-elle en souriant; voici que j'ai failli me trouver mal parce que je vous vois le jeudi au lieu de demain vendredi. Mais c'est une si heureuse surprise, mon doux ami.

—Chère Alice! murmura le jeune homme en la prenant dans ses bras et en posant ses lèvres sur ses cheveux parfumés. Moi aussi, lorsque j'approche de cette maison bénie, je sens mon coeur qui se dilate, et une joie puissante qui me soulève, me transporte...

Alice se rassurait, et songeait:

—Le maréchal entendra... eh bien, que m'importe après tout! Il ne verra pas Déodat... il ne le reconnaîtra pas...

—Pardonnez-moi donc d'être venu sans vous prévenir, reprit le comte.

—Cher aimé, vous pardonner! Alors que je suis si heureuse...

—Hélas! tout le bonheur est pour moi, et il sera bien bref... Je venais vous avertir que je ne pourrai pas, demain, passer près de vous les heures de charme auxquelles vous m'avez habitué...

—Je ne vous verrai pas demain!

—Non, écoutez, mon amie... j'assiste ce soir, dans une heure, à une fort grave réunion ou vont se trouver de hauts personnages... mais je ne veux rien avoir de caché pour vous...

Alice comprit que le comte allait lui dire des secrets politiques. Et, sur-le-champ, cette torturante interrogation se posa dans son esprit affolé:

Comment l'empêcher de parler? Comment faire pour que Damville n'entende pas?

—N'êtes-vous pas le coeur de mon coeur, continuait Déodat, la pensée de ma pensée? Sachez donc que ce soir...

—A quoi bon, mon aimé... non taisez-vous... je ne veux rien entendre de vous que des paroles d'amour...

—Alice, fit le comte en souriant, vous êtes la compagne de ma vie, vous devez être celle pour qui il n'y a point de secret en moi...

—Parlez plus bas, je vous en supplie...

—Parler bas? Et pourquoi?... Qui pourrait nous entendre?...

—Laura, Laura! souffla Alice à bout de forces. Songez que ma tante est curieuse... et bavarde...

—Ah! pardieu, vous avez raison! Je n'y songeais pas!

A ce moment, la porte s'ouvrit, Laura parut.

—Chère enfant, dit-elle, j'ai à sortir quelques minutes... Je veux profiter de la présence de M. le comte de Marillac pour ne pas vous laisser seule...

—Non! non! Ne sortez pas! s'écria Alice, hors d'elle.

—Oh! Alice! murmura ardemment le jeune homme, vous vous défiez donc de moi?...

—Moi! s'écria-t-elle dans un élan, me défier de vous!...

Pantelante, martyrisée par la nécessité de paraître calme, elle murmura:

—Allez... Allez... ma tante... mais revenez vite...

L'instant d'après, le comte de Marillac entendit la porte de la rue se fermer très fort.

—Nous voici seuls! dit-il avec un sourire. Et je vous veux persécuter de ma confiance et de mes secrets...

Elle fit une dernière tentative désespérée.

—Venez... vous n'avez jamais vu ma chambre... Je veux vous la montrer...

Le jeune homme tressaillit. Une bouffée ardente monta à son front. Mais, dans ce coeur généreux, le respect de celle qu'il considérait comme sa fiancée s'imposa aussitôt.

—Restons ici, répondit-il palpitant. Je n'ai d'ailleurs plus que quelques minutes. Savez-vous qui m'attend, Alice? Le roi de Navarre! Oui, le roi en personne. Et l'amiral de Coligny! Et le prince de Condé... Ils se sont réunis rue de Béthisy...

—Malheur sur moi, malheur sur nous! clama la malheureuse au fond de son âme.

—Sans compter quelqu'un que nous attendons... le maréchal de Montmorency!

Alice fut secouée d'un tressaillement terrible. Et si le comte n'eût pas été, à ce moment, effrayé par ce tressaillement, il eût peut-être pu remarquer Un bruit, quelque chose comme une exclamation étouffée, tout près de lui, derrière une porte...

—Qu'avez-vous, Alice! s'écria le jeune homme. Pourquoi pâlissez-vous?... Oh! mais vous allez vous trouver mal!...

—Moi? Non, non!... ou plutôt, tenez... en effet... je ne me sens pas bien...

Un instant, Alice se demanda si un évanouissement ne serait pas la seule solution possible. Mais avec cette rapidité de calcul qu'elle possédait au suprême degré, elle envisagea aussitôt que, si elle s'évanouissait, Déodat chercherait de l'eau, qu'il ouvrirait peut-être la première porte venue... celle du cabinet où se trouvait Henri de Montmorency!

—C'est fini, reprit-elle alors, c'est passé... j'ai souvent de ces vapeurs...

—Pauvre cher ange! je vous ferai la vie si douce et si belle que ces inquiétants malaises s'en iront...

—Oui, oui, parlons de l'avenir, mon cher aimé...

—Il faut que je vous quitte, Alice! Vous savez qui m'attend. Des résolutions graves vont être prises. Écoutez, si notre plan réussit, c'est la fin de toutes ces guerres... Alice, Alice, écoutez... il ne s'agit de rien moins que d'enlever Charles IX et de lui imposer nos conditions...

Cette fois, un cri sourd échappa à Alice qui, faisant un suprême effort, courut à la porte en disant:

—Silence! Voici ma tante!...

Elle ouvrit la porte, et Laura parut en effet.

Alice n'avait prononcé ces mots que pour arrêter Déodat. Si elle eût été moins bouleversée, elle se fût demandé pourquoi elle n'avait pas entendu s'ouvrir la porte de la rue, et pourquoi l'apparition de Laura coïncidait si bien avec ce qu'elle venait de dire.

Quant au comte, il fut persuadé que la vieille femme venait en effet de rentrer.

—Donc, reprit-il comme s'il continuait une conversation commencée, nous n'aurons pas demain notre bonne soirée.

—Allez, allez, monsieur le comte, balbutia Alice, et que le Ciel vous conduise!...

Comme d'habitude, Déodat, devant la tante Laura, serra les mains de sa fiancée. Comme d'habitude, elle le reconduisit jusqu'à la porte de la rue.

—Déodat, murmura-t-elle alors avec un frisson, ces vapeurs que vous m'avez vues ne sont pas sans raison. Depuis quelques jours, je suis inquiète, je fais des rêves terribles, de sinistres pressentiments m'assaillent...

—Enfant! Enfant!...

—M'aimez-vous? demanda-t-elle en mettant toute son âme dans la question.

—Si je t'aime! Comment peux-tu me demander cela?

—Eh bien, fit-elle avec une ardeur qui alarma le jeune homme, Déodat, je t'en supplie en grâce, veille sur toi! Si ton père était là, je te dirais: Défie-toi de ton père!... Déodat, je te dis plus encore: Défie-toi de ta fiancée!...

Et comme il cherchait à lui fermer la bouche par un baiser:

—Est-ce qu'on sait! continua-t-elle fiévreusement. Est-ce que, dans un sommeil, dans une folie, il ne peut pas m'échapper une parole imprudente! Oh! Déodat, jure-moi de veiller, de t'assurer que l'eau que tu bois, le fruit que tu manges ne sont pas empoisonnés... jure! jure...

—Eh bien, je te le jure, dit-il effrayé de cette exaltation d'épouvante. Mais, vraiment, tu finiras par me faire peur. Aurais-tu entendu quoi que ce soit? que sais-tu?...

—Moi! Rien, rien, je te jure! Rien que des pressentiments. Mais mes pressentiments, à moi, ne me trompent jamais et deviennent de terribles réalités... Déodat, j'ai ton serment de te défier nuit et jour.

—Oui, chère adorée, tu as ce serment!...

Elle l'étreignit convulsivement dans ses bras. Ils échangèrent un dernier baiser, et, rapidement, le comte de Marillac s'éloigna dans la nuit.

Alice demeura une minute seule dans le jardin pour recueillir ses idées et envisager la situation. Montmorency avait tout entendu. Cela, elle en était sûre. Il essaierait de nier, mais elle savait bien qu'il avait entendu. Tout!...

Or, d'une part, le maréchal de Damville, attaché aux Guise, avait intérêt à dénoncer les huguenots. D'autre part, sa haine contre son frère devait le pousser à cette dénonciation, même dans le cas où il eût voulu épargner les huguenots.

La conclusion, dans le terrible syllogisme qu'elle échafaudait, fut d'une clarté d'éclair: en sortant d'ici, le maréchal ira au Louvre et dénoncera son frère, Coligny, Condé, Navarre...

Déodat dénoncé comme les autres! c'était la mort...

Le front dans les deux mains, les dents serrées, Alice lutta quelques secondes à peine contre l'horrible nécessité qui se présentait à elle: supprimer la possibilité de la dénonciation en supprimant le dénonciateur possible.

Bientôt, son esprit fut prêt. Le meurtre fut accepté, décidé.

Elle rentra dans la maison; et, rappelons-le, tout ce débat avec elle-même avait à peine duré une minute. La mort de Montmorency lui apparut en même temps, pour ainsi dire, que la mort de Déodat. Elle se vit poignardant le maréchal au moment même où elle vit son ami, son aimé montant à l'échafaud.

Alice rentra et, dans la pièce d'où sortait Déodat, décrocha rapidement un court poignard acéré, solide, non un joujou de femme, mais l'arme meurtrière avec sa pointe presque triangulaire, sa lame épaisse, son manche bien en main.

Elle plaça l'arme dans sa main, comme elle avait vu faire à des Espagnols quand elle était à la cour de Jeanne d'Albret: la lame cachée dans la manche du vêtement flottant, la pointe en haut. En sorte que, dans un brusque mouvement, il n'y avait qu'à lever le bras pour que ce bras se trouvât armé.

Alors, sans une faiblesse, sans pâleur, elle alla au cabinet où Henri était enfermé et l'ouvrit de la main gauche.

Le maréchal était de taille élevée. A cause de cela, elle avait résolu de le frapper quand ils seraient assis tous les deux, l'un en face de l'autre, causant bien tranquillement.

—Attention, se dit-elle, il va nier, soutenir qu'il n'a pas écouté; et, tandis qu'il sera bien occupé à me le prouver, le moment sera propice...

Le premier mot du maréchal de Damville fut:

—Je dois vous prévenir, Alice, que j'ai entendu tout ce qui s'est dit ici.

Elle demeura comme stupide. Elle avait tout prévu, hormis cela. Un geste d'effarement lui échappa. Dans le mouvement de la manche flottante, le maréchal vit luire le poignard...

Une seconde, il fut comme pensif. Puis, avançant d'un pas, il dit tranquillement:

—Je dois vous dire aussi que j'ai sur moi une cotte de mailles qui ne me quitte jamais et contre laquelle s'émousserait votre poignard.

Alice recula vivement jusqu'à la porte de sortie qu'elle ferma. Elle s'appuya contre cette porte, et répondit:

—Je regrette que vous m'ayez devinée, car cela va m'obliger à une lutte répugnante où je risque d'avoir le dessous, mais je suis forcée de vous tuer!

Elle cessa dès lors de dissimuler son poignard, elle l'emmancha solidement dans sa main; et elle fixa sur le maréchal un regard intrépide.

Henri de Montmorency eut un geste d'admiration. Puis, ramenant les yeux autour de lui, par une sorte de prudence, il se plaça de façon que la table demeurât entre Alice et lui.

—Alice, dit-il sourdement, le résultat d'une lutte entre nous deux ne saurait être douteux.

—Je le sais! fit-elle avec un calme prodigieux; tuez-moi donc; vous ou moi, il faut que l'un des deux meure ici.

—Je ne vous tuerai point, et vous ne me tuerez point. Si je dois porter les mains sur vous pour me livrer passage, je me contenterai de vous désarmer, et je passerai sans vous faire grand mal; du moins, je l'espère. En tout cas, n'espérez pas que je vous tuerai.

Elle tressaillit. Par ce mot, le maréchal indiquait qu'il avait compris son désespoir.

—Mais, continua-t-il, si vous m'obligez à des violences, je vous déclare que, le seuil de cette maison franchi, je me croirai libre de faire tel usage qui me conviendra des secrets que j'ai surpris.

Un tremblement agita la jeune femme.

—Au contraire, si nous parvenons à nous entendre, je me croirai engagé à un oubli absolu, et sur la foi de ma parole vous pourrez reprendre toute sécurité... Voyons, si je vous engageais ma parole d'oublier?

Elle secoua rudement la tête.

—Je ne crois pas à votre parole, fit-elle.

Henri pâlit légèrement.

—Et si je vous donnais un gage? Un gage vivant! Écoutez, causons en amis. Je devine en vous un furieux désespoir d'amour. Vous avez été ma maîtresse. Je vous ai toujours vue alors un peu froide, et vous intéressant à peine aux questions de coeur. Or, vous voici changée. Pour que vous ayez vis-à-vis de moi l'attitude que vous avez, il faut que vous aimiez de toute votre âme, de toute votre chair! Alice, vous supposez que je veux me servir de ce que j'ai entendu. Je vous déclare: vous ne voulez sauver ni le roi de Navarre, ni M. de Coligny, ni le prince de Condé, ni... mon frère! Vous voulez sauver le comte de Marillac. Qui est cet homme? Je l'ignore. Cet homme, Alice, c'est simplement à mes yeux l'homme qu'en ce moment vous aimez plus que votre vie, pour lequel vous voulez mourir!...

Elle le regardait d'un regard étincelant, farouche.

—Alice, il, est nécessaire que vous me répondiez; car si par hasard je me trompais, ce que j'ai à vous dire n'aurait plus de signification. Alice, vous ai-je bien comprise?

—Oui. C'est bien ainsi que j'aime. Et c'est l'homme que vous dites que j'aime ainsi.

—Bon. Nous allons donc nous entendre.

Elle haussa les épaules, avec une indifférence superbe.

—C'est nécessaire, reprit Henri. Voulez-vous vous demander pourquoi je suis si patient, pourquoi je m'exerce à être éloquent, moi qui suivant mon tempérament devrais déjà vous avoir jetée hors d'ici? Pourquoi j'ai besoin de vous?

Pour la première fois depuis le commencement de cet entretien une lueur humaine parut dans le regard fixe et farouche d'Alice. Le maréchal saisit cette lueur.

—Je commence à vous intéresser, dit-il. Je vous intéresserai davantage tout à l'heure. Aux questions que je viens de poser, je vais répondre moi-même. Pourquoi je suis patient, moi le soldat qu'on dit féroce? Pourquoi j'ai compris votre amour, moi qui ai toujours fait profession de mépriser l'amour? C'est que j'aime, Alice! C'est que mon amour est aussi ardent, aussi furieux que le vôtre, et que mon désespoir, à moi, est si profond, que j'en ai le vertige. Car l'homme que vous aimez vous aime, vous! Et la femme que j'aime me déteste, me méprise, me hait!

Le maréchal s'arrêta, en proie à une émotion si violente et si communicative qu'Alice en trembla. Lentement, elle décroisa ses bras qui retombèrent le long de ses hanches puissantes.

Les doigts crispés sur le poignard se détendirent.

L'arme glissa sur le parquet avec un bruit vibrant.

Henri de Montmorency, s'il eût joué la comédie de la douleur, eût souri de son triomphe. Mais Henri était sincère. Et c'était cette sincérité qui désarmait Alice.

Du moment qu'elle put mesurer la profondeur de l'amour et du désespoir d'Henri, elle comprit qu'elle pouvait traiter de gré à gré avec cet homme.

Elle s'avança vers lui la main tendue.

Le maréchal de Damville saisit cette main. Tout entier à l'évocation de son amour dont il ne s'était jamais entretenu avec personne, il en venait à oublier le but de sa visite.

—Asseyez-vous, monsieur le maréchal, dit-elle doucement, et soyez persuadé que le secret de votre douleur ne sortira jamais de mon coeur.

—Je vous remercie, dit-il d'une voix sourde.

Ils s'assirent l'un devant l'autre et se regardèrent avec une égale expression de pitié.

Le maréchal, plus calme, continua:

—Si je n'avais pas surpris votre secret, si je ne vous avais pas vue décidée à mourir, ou à tuer, je ne vous eusse pas parlé de cet amour qui me ravage. Il se trouve maintenant que le service que je venais vous demander devient une garantie pour vous, comme votre secret devient une garantie pour moi. Je m'explique. Voici ce qui arrive. Je me suis emparé de la femme que j'aime, et je la détiens prisonnière avec sa fille dans mon hôtel. Pour huit jours, moins peut-être, il faut que cette femme habite hors de chez moi, et cependant je veux être sûr qu'elle ne m'échappera pas. Je venais vous demander le service...

—De me constituer sa gardienne!

—Oui, répondit violemment le maréchal.

De nouveau, ils se mesurèrent du regard.

—Écoutez-moi, dit le maréchal, si je livre votre amant, vous pouvez faire de moi l'homme le plus malheureux du royaume en prévenant le maréchal de Montmorency que Jeanne de Piennes se trouve chez vous, que Jeanne de Piennes est innocente du crime dont je l'ai accusée!

Ces foudroyantes révélations, faites d'une voix farouche, produisirent sur Alice une indicible impression.

Et à la pensée de jouer dans ce drame le rôle odieux qu'on lui destinait, elle frémit d'horreur.

—Cela vous étonne, n'est-ce pas? fit Henri, que j'aime la femme de mon frère! que j'aie réussi à les séparer! que je poursuive encore cette femme de ma passion! Cela m'étonne bien plus moi-même. Maintenant, voici le marché: gardez-moi Jeanne, soyez une gardienne prudente, insensible, incorruptible... ou sinon...

—Ou sinon? interrogea Alice blême d'angoisse.

—En sortant d'ici, je dénonce votre amant, Marillac, et je l'envoie à l'échafaud.

—Et comme elle demeurait éperdue, palpitante, revenant peut-être à sa pensée de meurtre, pensée de suicide, il ajouta:

—Nous nous tenons, l'un l'autre. Je vous livre mon otage. Je prends la vie de votre amant en garantie. Si vous ne consentez pas, c'est que vous n'aimez pas!

Alice de Lux se leva. Ses yeux fulgurants se levèrent au ciel, sa bouche se crispa comme une imprécation.

—Oh! mon amour! gronda-t-elle, échevelée, terrible, hideuse et sublime; ô mon Déodat, pour toi, je descendrai le dernier échelon de l'infamie!...

Le maréchal s'inclina profondément devant elle.

—Demain, murmura-t-il; demain à la nuit noire, Je serai ici. Disposez tout pour vous assurer de vos prisonnières.

Il sortit. Alice, les deux poings dans les yeux, la bouche écumante, tomba à genoux et haleta.

—Je touche au fond de l'ignominie... qui, oh! qui viendra me relever dans cet abîme de honte!...

—Moi! répondit une voix grave, forte, menaçante et pitoyable.

Alice fit un bond terrible et se retourna.

Panigarola était devant elle.

—Le moine! bégaya-t-elle à demi folle.

Dans l'encadrement de cette porte par où le maréchal de Damville venait de disparaître, debout, drapé comme une statue dans les plis blancs et noirs de sa robe, la figure immobile, le regard glacé, se tenait le moine Panigarola, le premier amant d'Alice de Lux...




XXV

LE PÈRE ET LE FILS

A peu près vers l'heure où Henri quittait la rue de la Hache et reprenait le chemin de l'hôtel de Mesmes, c'est-à-dire un peu avant neuf heures, un homme filait rapidement le long de la rue Saint-Denis. Cet homme, qui marchait très vite, bouscula un passant sur lequel il alla heurter sans l'avoir vu. Il poussa un juron, grommela quelques mots et, sans daigner s'arrêter, continua sa course.

L'homme stationna un instant devant l'auberge de la Devinière, qu'il contempla avec une sorte d'émotion, et où il parut un instant vouloir entrer. Mais, secouant la tête, il poursuivit rapidement son chemin en murmurant:

—Pas d'imprudence! j'ai bien le temps de le voir!

Il tourna alors dans une ruelle qui aboutit aux abords du Temple. Deux minutes plus tard, il soulevait le marteau de la grande porte de l'hôtel de Mesmes. Un judas s'ouvrit, une figure soupçonneuse parut derrière ce judas, et une interrogation revêche en sortit. Alors l'homme répondit:

—Dites simplement à M. le maréchal que l'homme qu'il a rencontré à l'auberge des Ponts-de-Cé est arrivé et désire l'entretenir.

La porte s'ouvrit à l'instant même. Un officier se montra et dit:

—Vous venez des Ponts-de-Cé?

—Oui-dà, bien que j'aie pris le chemin des écoliers.

—Alors, vous êtes Pardaillan.

—J'ai en effet l'honneur d'être M. de Pardaillan. Et vous?

—C'est bien; ne vous fâchez pas: je suis homme à vous rendre raison d'un oubli, si cet oubli vous a choqué.

—Choqué grandement. D'autant que votre figure ne me revient pas le moins du monde.

—Je m'appelle Orthès et je suis vicomte d'Aspremont. A votre service, quand vous voudrez, M. de Pardaillan.

—Tout de suite, alors! Rien ne me tourne sur le coeur comme une querelle refroidie.

—Messieurs, messieurs!, intervint un deuxième officier.

Le vicomte d'Aspremont haussa les épaules et dit à Pardaillan qui déjà dégainait:

—Monsieur, ne craignez rien, je tâcherai que la querelle ne refroidisse pas trop. Mais le maréchal ne veut pas qu'on se batte ici. Et veuillez entrer, car vous êtes attendu.

Le routier pénétra dans l'hôtel dont la porte se referma lourdement.

—Monsieur, reprit alors Orthès, je vais avoir l'honneur de vous conduire à la chambre qui vous a été préparée.

Précédé d'un laquais qui portait un flambeau, Orthès, vicomte d'Aspremont, se mit en route, accompagné de Pardaillan, avec lequel, selon les usages, il se mit à deviser gaiement, comme si un duel n'eût pas été convenu entre eux.

On monta ainsi, au deuxième étage de l'hôtel et on parvint à une grande belle chambre.

—Vous voici chez vous, fit Orthès. Voulez-vous souper?

—Mille grâces. J'ai dîné, et bien dîné en arrivant à Paris.

—Il ne me reste donc qu'à vous souhaiter une bonne nuit.

—Ma foi, il est vrai que je tombe de sommeil et que j'espère dormir d'une traite jusqu'à l'aube. Mais, dites-moi, M. le maréchal n'est donc pas en son hôtel?

—Il est absent, en effet; mais il vous attendait pour aujourd'hui ou demain et, dès qu'il arrivera, il sera prévenu.

Les deux hommes se saluèrent. Orthès sortit. Et Pardaillan entendit la porte de sa chambre se fermer à double tour.

—Ouais! fit-il en tressaillant. On m'enferme!

Il courut à la porte: elle était solide et la serrure eût défié toute tentative d'effraction. Il courut alors à la fenêtre. Elle était au deuxième étage; il n'y avait pas moyen de sauter d'une telle hauteur sans se rompre les os, accident qui souriait aussi peu que possible au vieux routier. Il jeta rageusement sa toque sur le lit, et grommela:

—Triple niais! Je suis pris!... Pardieu, tout devient limpide, à présent: la patience, la bonne grâce, les promesses et les écus de Damville, là-bas, à l'auberge des Ponts-de-Cé! Ah! le lâche, le couard! Et moi, comme un véritable étourneau, je vais donner tête baissée dans le panneau... J'y suis; le maître a peur, il me veut faire occire par ses valets!... Par Pilate et Barabbas! c'est bien ce que nous allons voir!...

Telle fut la première pensée de Pardaillan.

Cependant, en y réfléchissant, il y avait un détail qui le déroutait. Le maréchal lui avait positivement déclaré qu'il conspirait contre le roi de France: terrible confidence qui pouvait le conduire à l'échafaud...

—A moins, murmura-t-il, que cette conspiration n'ait été imaginée pour me donner confiance!... Quoiqu'il en soit, je suis pris.

Persuadé qu'on allait venir l'estocader, Pardaillan n'en ferma pas moins les yeux avec délices; dix secondes plus tard, un ronflement sonore emplit la chambre.

Lorsqu'il se réveilla, il s'aperçut qu'il faisait grand jour.

—Tiens! fit-il, je ne suis pas mort!

A l'instant, il fut sur pied. Presque en même temps, la porte s'ouvrit, et le maréchal parut. Il était un peu pâle, et avait certainement passé une plus mauvaise nuit que son prisonnier.

—Vous voici fidèle au rendez-vous, et au jour dit.

—Ma foi, monsieur, je me repens presque d'être venu.

—Pourquoi?... Ah! oui, parce qu'on vous a enfermé. Pardonnez-moi cette précaution. J'ai voulu vous éviter une rencontre... désagréable.

—Je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites là, monseigneur.

—Il importe peu que vous compreniez. Je vais vous demander deux choses, mon cher Pardaillan. La première, c'est que vous vous laissiez enfermer pour aujourd'hui encore. Je vous jure que vous n'avez rien à craindre...

Pardaillan fit la grimace.

—Alors, reprit Henri, donnez-moi votre parole de ne pas sortir de cette chambre de toute la journée, et jusqu'à ce qu'on vienne vous chercher de ma part!

—J'aime mieux cela! Vous avez ma parole, monseigneur. Mais vous deviez me demander deux choses...

—Voici l'autre; je possède un trésor inestimable; il n'est pas en sûreté ici, et je veux le transporter... dans une maison où il sera à l'abri. Cette opération se fera ce soir à onze heures. Puis-je compter sur vous pour m'aider?

—Monseigneur, du moment que j'ai consenti à entrer à votre service, j'étais décidé à braver à côté de vous tous les périls. Comptez donc sur moi... Mais vous craignez donc que le trésor en question ne vous soit enlevé pendant le trajet.

—Oui, je le crains, fit Henri d'une voix sombre... Voici donc ce que j'ai combiné. A onze heures, la voiture quittera l'hôtel...

—Ah! le trésor sera dans une voiture?

—Oui, d'Aspremont conduira la voiture; moi, je serai à cheval en tête; et vous, à pied, vous marcherez en arrière-garde, l'épée d'une main, le pistolet dans l'autre, prêt à tuer sans miséricorde quiconque tenterait d'approcher...

—C'est dit, monseigneur. Une question seulement: cette expédition a-t-elle quelque rapport avec... la campagne dont nous parlions aux Ponts-de-Cé?... En d'autres termes, ce trésor... est-ce du métal?... ou bien ne serait-ce pas plutôt un trésor en chair et en os?

—Que voulez-vous dire? gronda Henri. Auriez-vous déjà appris...

—Moi? Je n'ai rien appris, répondit Pardaillan, qui examinait attentivement le maréchal; je me demande seulement si le trésor en question ne serait pas... par exemple... une couronne? ajouta-t-il en baissant la voix.

—Il croit qu'il s'agit du roi! s'écria en lui-même le maréchal, dont la physionomie s'éclaira aussitôt.

—Parce qu'alors, acheva Pardaillan, vous comprenez, monseigneur, je redoublerais de précautions.

—Ecoutez, Pardaillan. Je ne puis pas vous dire qu'il s'agit... de ce que vous croyez... mais faites comme si réellement vous alliez escorter... une couronne.

—Bon! pensa Pardaillan. Ils ont déjà enlevé le roi!...

Mais, une réflexion soudaine traversant son esprit, il demanda:

—Ainsi, monseigneur, j'ai été enfermé à mon arrivée parce qu'on craint que je n'apprisse quelle personne était prisonnière en cet hôtel?

—C'est exact! dit le maréchal.

—Bien, fit résolument Pardaillan; je ne bougerai d'ici de toute la journée et, ce soir, je serai prêt.

Dès que le maréchal fut sorti sur cette assurance, le vieux routier se dit:

—Puisqu'on n'a pas voulu que je sache qui était prisonnier ici, pourquoi venir me le dire? Et puisque je le sais maintenant, pourquoi la précaution de m'obliger à rester enfermé toute la journée?... Non! ce n'est pas le roi qui est prisonnier! Ce qu'il y a c'est qu'on me cache quelque chose... que je dois ignorer jusqu'à ce soir... et que je veux savoir tout de suite, moi!

Cela dit, Pardaillan commença par s'assurer qu'on ne l'avait pas enfermé: il était libre; la porte s'ouvrait sur un corridor dans lequel il fit quelques pas, jusqu'au large et monumental escalier qui descendait vers la cour.

Il rebroussa chemin, persuadé qu'il serait infailliblement rencontré. Repassant devant la porte de sa chambre, il longea le corridor dans l'autre sens et finit par se heurter à une porte qu'il ouvrit. Cette porte donnait sur un petit escalier tournant.

Content de cette première découverte, il rentra chez lui, à petits pas, médita, siffla des airs de chasse, tambourina les vitraux de sa fenêtre, bref, s'ennuya du mieux qu'il put.

Vers onze heures, un laquais se présenta qui dressa la table, et couvrit cette table des éléments d'un déjeuner plantureux accompagné de flacons de réjouissante apparence.

Tandis que l'aventurier se mettait à table et attaquait le déjeuner avec un appétit d'un estomac de vingt ans, le laquais disparut et revint quelques minutes après, porteur d'un sac d'argent. Les magnifiques dents solides et blanches du routier se découvrirent dans un large sourire.

—Oh! oh! Qu'est-ce que cela? fit-il.

—Le premier mois de monsieur l'officier que monsieur l'intendant de Monseigneur m'a remis.

—Voilà un laquais d'une exaspérante politesse! pensa Pardaillan.—Eh bien, fit-il tout haut, dites-moi, mon ami, savez-vous ce que contient ce sac?

—Oui, mon officier: six cents écus.

—Six cents! Mais je ne dois en toucher que cinq cents!

—C'est vrai, mais il y a les frais du voyage: c'est ce que M. l'intendant m'a chargé d'expliquer à monsieur l'officier.

—Cent écus pour le voyage! Merci, mon ami. Ayez l'obligeance d'ouvrir ce sac.

—C'est fait, mon officier, dit le laquais en obéissant.

—Prenez-y cinq écus. Bien, mettez-les dans votre poche. Vous irez boire à ma santé.

—Merci, mon officier, fit le laquais en saluant jusqu'à terre. Je vous promets de boire demain vos écus.

—Pourquoi demain, mon ami? Pourquoi pas aujourd'hui?

—J'ai ordre de me tenir à la disposition de monsieur l'officier toute la journée.

—Voilà ce que je voulais savoir, grommela Pardaillan. Ainsi tu dois?...

—Ne pas quitter monsieur l'officier, servir monsieur l'officier sans m'éloigner.

—Décidément, voilà un animal qui a la politesse bien gênante, songea le routier. Mais j'y songe! fit-il tout à coup. Et mon cheval! Mon pauvre cheval! Mon ami, remets la main dans le sac. Prends-y encore cinq écus.

—Je les tiens.

—Bon, tu vas me faire le plaisir d'aller immédiatement au cabaret du Veau-qui-tète, entre la Truanderie et le Louvre. Tu paieras un compte d'une dizaine de livres que j'ai oublié de solder hier; le reste sera pour toi; et tu ramèneras mon cheval. Va, mon ami!...

Le laquais ne bougea pas.

—Eh bien? fit Pardaillan.

—J'irai demain, mon officier. Les écuries de Monseigneur sont à la disposition de monsieur l'officier.

Pardaillan regardait déjà autour de lui pour voir s'il ne trouverait pas quelque canne à casser sur le dos du laquais lorsqu'une idée subite le calma.

Il se mit à rire! et, comme son déjeuner tirait à sa fin, il versa une rasade qu'il offrit à son geôlier.

—Comment t'appelles-tu, mon ami? dit-il.

—Didier, pour vous servir, mon officier.

—Très bien, Didier, avale-moi ça hardiment, puisque tu ne peux aller te désaltérer au-dehors.

Le laquais secoua la tête et répondit:

—Monsieur l'intendant m'a prévenu que, si j'acceptais un seul verre de vin de monsieur l'officier, je serais cassé aux gages, et peut-être quelque chose de pis encore.

—Le truand! le misérable capon qui m'assassine de sa politesse! rugit intérieurement le routier. C'est bon, reprit-il, tu es fidèle et obéissant. Tu iras droit en paradis.

En même temps, il se leva, fit deux ou trois tours dans la chambre, pendant que le laquais rangeait la table. Puis il s'approcha de la porte qu'il ferma à double tour. Alors, il revint au laquais, et lui mettant une main sur l'épaule:

—Ainsi, tu ne dois pas me quitter de la journée? Tu vas rester là à m'ennuyer, à m'empêcher de dormir?

—Non pas, mon officier. Je dois me tenir dans le couloir.

—Mais enfin, s'il me plaisait de sortir d'ici, tu me suivrais donc comme mon ombre?

—Non pas, mon officier. Mais j'irais prévenir à l'instant monsieur l'intendant.

—Didier, que dirais-tu si j'essayais de t'étrangler?

—Je ne dirais rien, mon officier. Je crierais, voilà tout.

—Tu crierais? Non! Reste à savoir si je t'en laisserais le temps!

En même temps qu'il prononçait ces mots, Pardaillan saisit vivement son écharpe qu'il venait de dénouer; et, avant que le malheureux laquais eût pu faire un geste, il la lui enroulait autour du visage et le bâillonnait solidement.

—Si tu bouges, si tu fais du bruit, tu es un homme mort.

Didier tomba à genoux et, ne pouvant pas parler, joignit les mains geste qui pouvait passer pour une supplication assez éloquente, malgré le silence forcé du suppliant.

—Bon! fit Pardaillan. Te voilà raisonnable. Et moi, me voici débarrassé de tes agaçants—monsieur l'officier. Maintenant, écoute-moi bien. Es-tu décidé à m'obéir?

Le pauvre laquais, par une mimique expressive, jura l'obéissance la plus fidèle.

—Très bien. Fais-moi donc le plaisir de retirer ce pourpoint galonné et armorié, ces chausses de drap jaune et cette toque à aigrette... Tu vas revêtir ma casaque et enfiler mes bottes, pendant que je me parerai du somptueux costume que tu portes si bien. C'est une lubie. Je veux voir quel air j'aurai en laquais de monsieur l'intendant de monseigneur.

Tout en parlant, l'aventurier aidait le laquais à se dévêtir: car le pauvre homme, tout tremblant, n'y fût pas arrivé tout seul. En quelques minutes, le changement fut opéré: Didier était vêtu en Pardaillan et Pardaillan se carrait dans le costume armorié du laquais.

—Maintenant, couche-toi, monsieur l'officier, fit Pardaillan.

Le laquais obéit et se jeta sur le lit. Pardaillan lui couvrit la tête, comme on fait pour ne pas être gêné par la lumière du jour.

—Si tu entends la porte s'ouvrir, ajouta-t-il, tu te mettras à ronfler, et tu ne feras pas un mouvement, à moins que tu ne veuilles que je te coupe les deux oreilles....

Alors, il sortit de la chambre et s'installa dans le couloir.

Il régnait dans ce couloir une certaine obscurité. Pardaillan se dirigea à tâtons vers le petit escalier tournant que nous avons signalé. Mais il n'avait pas fait deux pas que cette porte s'ouvrit et livra passage à un homme dont Pardaillan reconnut la tournure: c'était l'écuyer qui accompagnait le maréchal pendant son séjour à l'auberge des Ponts-de-Cé.

Le vieux routier fit immédiatement demi-tour. L'instant d'après, il était rejoint par l'homme:

—Monsieur de Pardaillan, que fait-il? murmura l'écuyer.

—Dort! souffla laconiquement Pardaillan.

L'écuyer entrouvrit la porte, aperçut le faux Pardaillan sur le lit et referma la porte en disant à voix basse:

—C'est bien; ne bouge pas d'ici; dès qu'il sera réveillé, viens me prévenir.

Là-dessus, celui que Pardaillan appelait l'écuyer du maréchal poursuivit son chemin à pas étouffés, et descendit le grand escalier.

—Ouf! murmura l'aventurier. J'en ai la sueur dans le dos! Mais maintenant, je crois que je suis tranquille pour une heure ou deux. Allons! à la découverte!...

Aussitôt il gagna le petit escalier et commença à descendre.

—Il fait noir comme dans un four, grommela-t-il.

Comme il achevait ces mots, il posait le pied sur l'étroit palier du premier étage. Là une porte était ménagée, qui permettait d'entrer dans les appartements du maréchal.

Pardaillan allait passer outre et continuer à descendre, lorsqu'à travers cette porte un bruit de voix lui parvint.

Vivement, il colla son oreille à la serrure. Et, très nettement, il entendit prononcer son nom à diverses reprises.

A peu près vers le moment où Pardaillan bâillonnait le laquais Didier, une chaise sans armoiries s'arrêtait devant l'hôtel de Mesmes; un homme en sortait mystérieusement et pénétrait aussitôt dans l'hôtel.

Sans doute, c'était un personnage d'importance, car il fut introduit à l'instant même dans le cabinet du maréchal de Damville. Celui-ci, en apercevant son visiteur, alla au-devant de lui avec une certaine émotion, en disant à voix basse:

—Vous ici!... quelle imprudence!...

—L'imprudence eût été plus grande encore si je m'étais rendu chez monseigneur de Guise ou chez Tavannes. Et pourtant, la chose est si grave que je devais vous prévenir au plus tôt. Depuis hier, je ne vis pas; j'ai pu tout à l'heure m'échapper de la Bastille sans éveiller de soupçons; je vais tout vous dire; il faut que Guise soit prévenu aujourd'hui. Il y va de notre tête à tous...

—Vous exagérez, Guitalens, fit Damville, qui, cependant, devant l'air effaré de son visiteur, ne put s'empêcher de pâlir.

Ce visiteur n'était autre, en effet, que Guitalens, le gouverneur de la Bastille.

—Voyons! qu'y a-t-il? reprit le maréchal.

—Sommes-nous seuls?

—Parfaitement seuls. Mais pour plus de précaution, venez.

Le maréchal introduisit alors Guitalens dans une étroite pièce qui faisait suite à son cabinet.

—Là! fit-il. Nous sommes maintenant séparés des gens de l'hôtel par mon cabinet, ma salle d'armes et une antichambre. Quant à cette porte, elle donne sur un escalier dérobé. Expliquez-vous donc sans crainte.

—Eh bien, fit Guitalens en tombant sur un fauteuil, il y a que nous sommes probablement perdus. Il y a un homme dans Paris qui connaît notre secret.

—Un homme connaît notre secret! s'écria le maréchal.

—Hélas! ce n'est que trop vrai. Cet homme a assisté à notre dernière réunion de l'auberge de la Devinière.

—Quel est cet homme? Comment s'appelle-t-il?

—Pardaillan, dit Guitalens.

—Pardaillan! s'écria Henri stupéfait. Un homme qui paraît la cinquantaine, bien qu'il ait plus de soixante ans, grand, maigre, sec, la moustache grise et rude?

—Pas du tout! Le Pardaillan dont je vous parle est un jeune homme.

—En ce cas, c'est son fils! le fils dont il m'a parlé!

—Son fils? fit Guitalens sans comprendre.

—Oui! je m'entends; continuez... vous disiez que ce Pardaillan a surpris notre secret à l'auberge de la Devinière; un mot d'abord: êtes-vous sûr que ce jeune homme est seul à connaître le complot?

—Oui; je le crois du moins.

—En ce cas, nous pouvons nous rassurer: je sais un moyen de m'emparer de ce Pardaillan et de le réduire au silence. Mais comment avez-vous su?

—Parce que je l'ai eu en mon pouvoir pendant quelques jours en ma qualité de gouverneur de la Bastille; il m'a été amené; on m'a recommandé de le surveiller étroitement...

—Mais alors, la question est des plus simples.

—Comment cela?

—Est-ce qu'il n'y a plus d'oubliettes à la Bastille?

Mais il est libre! Il est dehors! J'ai dû le laisser partir.

Le maréchal se demanda un instant si Guitalens n'était pas devenu fou.

—Calmez-vous, mon cher Guitalens. Expliquez-vous avec plus de précision. Si ce jeune homme est bien celui que je crois, le mal n'est peut-être pas aussi grand qu'il vous apparaît.

—Le Ciel vous entende! fit Guitalens.

Et il entreprit le récit de la tragi-comédie qui s'était passée à la Bastille et à laquelle ont assisté nos lecteurs.

—Qu'en dites-vous? ajouta-t-il en terminant.

—Je dis que c'est merveilleux, et qu'il faut à tout prix nous attacher ce jeune homme. J'en fais mon affaire.

—Vous le connaissez donc?

—Non, mais je connais quelqu'un qui le connaît, et cela suffit; allez, mon cher Guitalens, et rassurez-vous; je me charge de prévenir le duc de Guise en cas de danger... mais de danger, il n'y en aura pas: ce soir ou demain, le jeune Pardaillan sera en notre pouvoir.

—Votre tranquillité me fait du bien, dit Guitalens; je commence à respirer; si ce sacripant tombe en notre pouvoir, comme vous le pensez, ramenez-le-moi... vous savez qu'il y a encore de bonnes oubliettes à la Bastille.

—Soyez donc tranquille; demain, je vous amène le jeune Pardaillan pieds et poings liés, à moins toutefois qu'il n'y ait quelque chose de mieux à en faire...

Guitalens regagna sa chaise aussi mystérieusement, mais un peu plus rassuré qu'il n'en était sorti.

A ce moment même, le vieux Pardaillan rentrait dans sa chambre, reprenait son costume, obligeait Didier à remettre le sien sur son dos avec rapidité, et lui disait:

—Cent écus pour toi si tu ne dis pas un mot de ce qui t'est arrivé; un coup de poignard dans le ventre si jamais tu en parles à qui que ce soit. Choisis.

—Je choisis les cent écus, pardieu!, fit Didier, trop heureux d'en être quitte à si bon compte.

Et, sans façon, il se mit à puiser dans le sac.

—Maintenant, fit Pardaillan, va prévenir M. l'intendant que je suis réveillé, comme il t'en a donné l'ordre tout à l'heure dans le couloir...

Pardaillan s'installa dans un fauteuil, les jambes allongées, remplit son verre comme s'il eût été occupé à boire, et attendit les événements.

Ce qu'il venait d'entendre dans le petit escalier tournant avait complètement modifié ses idées; car nos lecteurs ont compris que Pardaillan avait surpris la partie la plus intéressante de l'entretien qui venait d'avoir lieu entre le maréchal et le gouverneur de la Bastille.

Qu'il y eût ou qu'il n'y eût pas une personne que le maréchal tenait à lui cacher, il ne s'en soucia plus. Le danger que courait son fils l'absorba, et il se mit à réfléchir aux moyens de prévenir au plus tôt le jeune cavalier.

Sa conclusion fut ce qu'elle devait être:

—Je vais à l'instant même sortir de l'hôtel et me rendre à l'hôtellerie de la Devinière. Si quelqu'un veut s'opposer à ma sortie, ma foi, je tue! On s'expliquera ensuite.

Sur ce, il boucla son épée, s'assura qu'elle jouait bien dans le fourreau, et déjà il s'apprêtait à sortir de la chambre lorsque Damville parut.

—Eh bien, fit le maréchal, avez-vous fait un bon somme? Etes-vous dispos pour ce soir, maître Pardaillan?

—Je vois, monseigneur, que vous êtes bien renseigné. Peste! vous avez des serviteurs qui savent tout voir et tout rapporter! Quoi qu'il en soit, vous pouvez être tranquille! Je suis maintenant capable de veiller trois jours et trois nuits.

—Je ne vous en demande pas tant: à minuit tout sera fini.

—Et à cette heure-là, je serai libre, monseigneur?

—Libre comme l'air; libre d'aller où bon vous semblera; mais, bien entendu, cette chambre demeure à votre disposition pendant toute la campagne projetée... A propos, ne m'avez-vous pas parlé d'un jeune homme... votre fils...

—Si fait, monseigneur, dit Pardaillan qui tressaillit.

—Le croyez-vous capable de donner, à l'occasion, un bon coup d'épée?

—Lui? Il ne rêve que plaies et bosses!

—Eh bien, amenez-le-moi demain sans plus tarder. Où loge-t-il?

—Vers la montagne Sainte-Geneviève.

—Ainsi, je puis compter sur ce jeune homme?

—Comme sur moi-même.

Le maréchal sortit.

—Voilà qui change les choses, murmura le vieux routier en dégrafant son épée; puisqu'il compte que je lui amènerai mon fils demain, il n'entreprendra rien aujourd'hui; ce soir, à minuit, dès que je serai libre, je ferai un petit tour du côté de la Devinière, et nous verrons. D'ici là, inutile de risquer quelque algarade compromettante. Dormons!

Cette fois, Pardaillan se jeta sur son lit et s'endormit tout de bon jusqu'à l'heure du souper.

A dix heures, Henri de Montmorency prit ses dernières dispositions.

Gille, son écuyer, son intendant, son âme damnée pour tout dire, connut seul la retraite où Jeanne de Piennes et sa fille devaient être transportées. Il fut expédié en avant avec ordre de se tenir dans la rue de la Hache et de surveiller les abords de la maison à la porte verte.

Le vicomte d'Aspremont devait conduire la voiture jusqu'à l'entrée de la rue de la Hache. Là, il devait mettre pied à terre, tandis que le maréchal, conduisant les chevaux par la bride, amènerait la voiture à l'entrée de la maison.

Quant à Pardaillan, il devait marcher en arrière-garde et s'arrêter à l'endroit même où s'arrêterait d'Aspremont.

De cette façon, le maréchal et son écuyer étaient les seuls à savoir en quel endroit précis la voiture s'était arrêtée. Pardaillan ignorerait même toujours ce que cette voiture avait contenu.

A onze heures, Orthès, vicomte d'Aspremont, se présenta chez Pardaillan et lui dit:

—Quand il vous plaira, monsieur...

Les deux hommes descendirent ensemble.

Dans la cour de l'hôtel, la voiture attendait, prête à démarrer. Sans doute la personne qu'elle devait transporter y était déjà installée, car les mantelets étaient soigneusement rabattus et fermés à clef...

D'Aspremont se plaça vivement en postillon. Henri, à cheval, fît une dernière recommandation à Pardaillan.

—Nous irons au pas! tenez-vous à dix pas derrière la voiture et, si quelqu'un veut approcher, n'hésitez pas... vous m'avez compris?

Pour toute réponse, Pardaillan montra l'épée nue qu'il tenait sous son manteau.

Il était en outre armé d'un pistolet et d'un poignard.

Sur un signe du maréchal, la grande porte de l'hôtel s'ouvrit; Henri prît la tête; la voiture suivit; Pardaillan se mit en marche, scrutant l'obscurité profonde de ses yeux perçants.

—Si nous sommes attaqués, se dit-il, ce ne sera sûrement pas aux abords de l'hôtel.

A ce moment la voiture tournait dans une ruelle. Un coup de feu retentit soudain et jeta un éclair dans la nuit.

—En avant! hurla le maréchal.

D'Aspremont, qui avait été visé sans être atteint, enfonça ses éperons dans les flancs du cheval conducteur, la voiture s'ébranla au galop.

—Lâches! voleurs de femmes! rugit une voix rauque et altérée. Arrêtez! arrêtez!

La voiture et le maréchal fuyaient.

A peine le coup de feu eut-il retenti, à peine le véhicule se fût-il lancé au galop, à peine ces quelques cris eurent-ils été jetés dans le silence, que Pardaillan aperçut une ombre qui courait derrière la voiture.

—Voilà le moment d'agir! songea-t-il.

Il jeta un regard sur la pointe de son épée, et il se lança en avant, à la poursuite de l'inconnu qui lui-même galopait éperdument, cherchant à rattraper le maréchal.

Cette course furieuse dura une minute.

Pardaillan atteignit l'inconnu, et, arrivant sur lui, lui porta un coup de pointe furieux.

Mais l'inconnu avait sans doute entendu courir derrière lui.

Au moment où Pardaillan arrivait, il se retourna, et un bond agile lui évita le coup terrible que lui destinait son agresseur. Pardaillan profita de ce mouvement de l'inconnu pour se placer entre la voiture et lui. Il lui barrait ainsi le chemin.

L'inconnu se rua en avant, la tête haute.

A l'instant même, les deux fers se croisèrent...

Les épées une fois engagées, les adversaires devinrent silencieux, chacun d'eux ayant reconnu en l'autre un escrimeur de force supérieure. L'obscurité était profonde, et c'est à peine s'ils se distinguaient.

Cependant, le vieux Pardaillan se tenait sur la réserve, son but étant simplement d'arrêter l'inconnu assez longtemps pour qu'il ne pût rejoindre la voiture dont le grondement se perdait au loin. L'inconnu, au contraire, voulait absolument passer et passer vite.

Il tâta donc deux ou trois fois le fer de son adversaire et, au jugé, se fendit à fond dans un coup droit et violent.

On entendit ce froissement de fer qui ressemble au bruit de la soie qui se déchire: le coup était paré.

L'inconnu se jeta en avant tête baissée:

—Par Pilate! gronda-t-il.

—Par Barabbas! rugit au même instant Pardaillan.

Les deux jurons retentirent simultanément.

Et à peine eurent-ils été proférés que les deux épées se baissèrent ensemble, et que ce double cri se fit entendre:

—Mon père! s'écria l'inconnu.

—Mon fils! répondit le vieux Pardaillan.

Il y eut une minute de silence, pendant laquelle le chevalier, prêtant l'oreille, essaya de percevoir un dernier bruit qui pût lui indiquer de quel côté s'était dirigé Damville.

Mais il n'entendit plus rien!...

—Perdues! murmura-t-il avec accablement.

Le vieux routier, pendant cette minute, avait cherché ce qu'il pourrait bien dire à son fils. Il sentait un vague besoin de se disculper et devinait instinctivement que le chevalier était en droit de lui faire des reproches.

Il se campa donc dans son attitude de dignité offensée et, le poing sur la hanche, commença l'attaque:

—Après une si longue absence, je vous retrouve, mon fils. Et comment vous retrouve-je? Désobéissant pleinement à mes conseils que vous aviez juré de suivre, et que vous eussiez dû considérer comme des ordres! Je vous avais commandé de vous défier des hommes, des femmes et de vous-même! Et vous voici, faisant le chevalier errant. Triste métier, mon fils.

—Mon père, dit le chevalier d'une voix si altérée que le vieux routier en tressaillit, votre intervention me plonge dans un mortel désespoir. Nous sommes dans deux camps ennemis...

—Eh! mort-dieu! qui vous empêche de venir avec nous? Ce sera tout profit. Cent mille livres vous sont assurées, et peut-être une compagnie vous sera-t-elle...

—Taisez-vous! taisez-vous! s'écria le chevalier. Ah! mon père, ne devinez-vous pas ce que je souffre, et quel est mon chagrin de vous entendre parler ainsi!... Adieu, mon père...

—Vous me quittez!

—N'est-ce pas vous qui m'y forcez? s'écria le jeune homme tout frémissant. Songez, mon père, songez qu'il a pu arriver, cette nuit, un événement funeste: j'ai tiré l'épée contre vous!

Le chevalier fit quelques pas de retraite précipités. Le vieux Pardaillan chancela et alla s'asseoir sur une borne cavalière.

—Qu'est-ce à dire? gronda-t-il. Mon fils me quitte? Nous sommes ennemis?... Mais alors... qu'est-ce que je vais faire dans la vie, moi?... Que va devenir cette pauvre vieille carcasse?... Je vivais... l'espoir de le voir se frayer un chemin, devenir quelque capitaine redouté... l'espoir qu'il fermerait mes yeux au dernier moment... que sais-je? et tout s'effondre?...

Deux grosses larmes coulèrent sur les joues tannées du routier et allèrent perler au bout de ses moustaches grises.

Au même instant, il se sentit saisir par les deux mains et il eut un cri de joie rauque, presque terrible, en reconnaissant son fils qui se penchait vers lui et qui lui disait:

—Eh bien, non, je ne peux pas vous quitter ainsi!...

—Eh! mort de tous les diables! fulmina le vieux Pardaillan, commençons par nous embrasser!

Le père et le fils s'étreignirent avec une joie délirante chez l'un, avec une joie mêlée de douleur chez l'autre.

—Laisse-moi te voir! s'écria le vieux routier... Si fait, j'y vois tout de même, moi, je suis comme les chats... Mordieu! mais tu n'es plus le même! Te voilà fort comme les plus forts... Quelle envergure!... Et ton poignet! Peste! Mais je ne voudrais pas m'y frotter encore, moi qui connais le fin du fin de l'escrime! Ah! ah! Tu as donc adopté mon juron? Comme tu as poussé ton—Par Pilate! je me suis dit tout de suite:—Ça, c'est mon propre sang qui crie! Allons, viens!

—Pas par ici, mon père, s'il vous plaît. Allons chez moi.

—Et où est-ce, ton chez-toi? A la Devinière, je parie?

—Mais oui, mon père.

—Bon! Et sais-tu ce qu'est la Devinière pour toi en ce moment? Un coupe-gorge, un traquenard...

—Ainsi, vous croyez?...

—Je crois que tu dois commencer par tourner le dos à la Devinière. Je connais un certain Guitalens qui enrage après toi et qui serait charmé de te loger dans une de ses oubliettes. Allons, viens...

Cette fois, le chevalier se laissa entraîner sans résistance.

Vingt minutes plus tard, le père et le fils pénétraient au Marteau-qui-cogne, cabaret borgne situé sur les confins de la Truanderie, ruelle Montorgueil.

Au premier étage du cabaret, dans une salle étroite, ils s'installaient devant un souper improvisé, et le vieux Pardaillan s'écria joyeusement:

—Maintenant, raconte-moi tout! Tout depuis mon départ de Paris! Et d'abord, que faisais-tu à guetter cette voiture? Tu savais donc qu'elle allait sortir, et l'heure?

—Oui, répondit le chevalier.

—Et ce qu'elle contenait?

—Oui! fit encore le chevalier, mais d'une voix plus sombre.

—Eh bien, tu es plus avancé que moi! Moi, j'escortais la voiture sans savoir ce qu'elle emportait!

—Donc, mon père, commença le chevalier, vous saurez que maître Landry Grégoire, le patron de la Devinière, jouit d'une réputation extraordinaire pour un certain nombre de mets appréciés. Ce matin, je m'étais mis dans la tête de voir ce qui se passait à l'hôtel de Mesmes. En conséquence, je me harnache en guerre, et me voilà parti. Dans la rue, je rejoins Huguette... vous vous rappelez Huguette, mon père?

—La belle Huguette? Je n'aurais garde de l'oublier!

—Eh bien, je suis au mieux avec elle. C'est une bonne personne, dont le coeur s'émeut facilement, Bref, je la rejoins et j'allais la dépasser en la saluant d'un sourire lorsqu'elle me demande si je ne lui ferai pas l'honneur de l'accompagner. Par politesse, je lui demande jusqu'où elle va. Et elle me répond que, comme toutes les semaines, elle va porter des pâtés chez Mme de Nevers, chez la jeune duchesse de Guise et, enfin, chez le maréchal de Damville. Je crois, mon père, que, de ma vie, je n'ai éprouvé pareille émotion.

—Cette bonne Mme Huguette! fit le vieux routier.

—Bref, à la grande joie de dame Huguette, je lui dis que je l'ai rejointe justement dans l'intention de lui tenir compagnie. Nous passons à l'hôtel de Guise, puis à l'hôtel de Nevers, puis nous arrivons à l'hôtel de Mesmes. Il y a un jardin derrière l'hôtel. Ce jardin a une porte. C'est par cette porte qu'entre dame Huguette pour se rendre directement aux offices de bouche, qui sont sur les derrières de l'hôtel. Au moment où dame Huguette pénètre dans le jardin, j'y entre avec elle.

—Eh bien, s'écrie-t-elle, que faites-vous?

—Vous le voyez, je vous accompagne jusqu'à l'office. Vous direz que je suis votre cousin, votre frère, tout ce que vous voudrez; mais je veux entrer.

—Ah! monsieur le chevalier, si M. l'intendant le sait, vous nous ferez perdre la pratique du maréchal, acheva Huguette. Mais, comme je n'avais nullement l'air attendri, elle poussa un soupir et me laissa entrer avec elle. Nous pénétrons dans une sorte de vestibule. A gauche, s'ouvrent les cuisines, à droite, l'office. Au fond, une porte. Huguette se dirige à droite, et, au moment où elle va entrer: «Je vous attends ici!» lui dis-je. Un peu tremblante et désolée, elle entre, et moi, marchant droit à la porte du fond, je l'ouvre, et je vois un cabinet où je m'enferme. Dix minutes se passent. J'entends Huguette qui sort. J'en profite pour me glisser dans l'office.

—Hum! fit le vieux routier. Position dangereuse, mon fils! Et qu'est-il arrivé, dis-moi vite!

—Il est arrivé, mon père, que, par la fenêtre, j'ai vu une servante escorter dame Huguette dans le jardin, où elles m'ont cherché toutes deux; et que, de guerre lasse, Huguette est partie. Mais j'avais eu le temps d'examiner la servante, nommée Jeannette, de constater qu'elle était toute jeune...

Voilà donc ce que tu allais faire à l'hôtel de Mesmes!

—Vous ne le pensez pas, mon père! Toujours est-il que j'attendis Jeannette et que, lorsqu'elle revint, je la pris tout simplement dans mes bras, et que mon baiser étouffa le cri effarouché qu'elle voulait pousser. Sachez seulement qu'au bout d'une demi-heure la pauvre Jeannette était persuadée que j'étais amoureux fou d'elle; j'appris en même temps qu'elle devait se marier, pour plaire à M. l'intendant.... Elle devait se marier avec le neveu dudit intendant, palefrenier chez le maréchal de Damville. J'ai appris que l'intendant s'appelle Gilles, et le neveu Gillot. J'appris que Jeannette n'aimait pas le sieur Gillot, et qu'elle détestait le sieur Gilles. Et nous allions entamer de plus douées confidences, lorsque, tout à coup, on marche dans le vestibule. Jeannette ouvre une armoire, et me pousse dedans, à l'instant où la porte s'ouvrait.

—Jeannette, dit l'intendant, les prisonnières ne t'ont rien dit ce matin? Les prisonnières! J'en fus presque défaillant dans mon armoire.

Ici, le chevalier avala un verre de vin, essuya son front moite de sueur, puis continua:

—Non, monsieur l'intendant, elles ne m'ont rien dit, répondit Jeannette. Pas plus ce matin que les autres jours, d'ailleurs. Ces dames sont bien tristes...

—J'espère, reprit l'intendant, que tu n'as soufflé mot à personne de la présence de ces étrangères dans l'hôtel, à personne, pas même à mon neveu!

—Oh! monsieur, vous m'avez tant menacée, qu'il n'y a pas de danger que j'en parle.

—Bon! Souviens-toi que monseigneur te fera une bonne dot si tu es bien sage, si tu obéis... Demain, elles ne seront plus ici. Monseigneur les rend à la liberté. Tu comprends. Jeannette, ce sont des parentes du maréchal. Il voulait faire épouser à la plus jeune un beau parti dont la donzelle ne veut pas. Il a fait tout ce qu'il a pu pour la décider. Mais puisqu'elles sont aussi obstinées, la fille et la mère, ma foi, il y renonce. Et il les renvoie... tout cela, entre nous, tu comprends?

—Soyez donc tranquille, monsieur.

—Dès ce soir, elles partiront. Monseigneur est à bout de patience. Allons, au revoir. Jeannette, tu es une fille intelligente, et tu épouseras Gillot.

—Oui! compte là-dessus, vieux fou! interrompit Pardaillan père. Cette Jeannette m'a l'air d'une gaillarde bien trop futée pour épouser ce dadais de Gillot. Si je lui coupais les oreilles à celui-là aussi? Et quelles étaient ces parentes?...

—Vous allez le savoir, mon père, continua le chevalier. A peine eus-je compris que l'intendant du diable s'était éloigné que je sortis de mon armoire.

—Vite, me dit Jeannette, allez-vous-en maintenant.

—Vous reviendrez demain matin si... si je vous plais.

—Tu me plais. Jeannette. Et c'est pourquoi je reste. Pourquoi veux-tu que je m'en aille?

—Parce que c'est l'heure... l'heure où mon prétendu vient me faire sa cour. Allez-vous-en, je vous en supplie. S'il vous voyait, toute la maison accourrait à ses cris.

—Non seulement je ne m'en irai pas, mais tu vas me conduire...

—Où donc?

—Où cela? Chez les dames dont parlait l'intendant...

—Ah! pour le coup, vous êtes fou, s'écria d'abord Jeannette. Mais, petit à petit, je réussis à la convaincre et elle finit par se rendre à ce que je lui demandais. Elle ajouta qu'elle ne pourrait me conduire chez les prisonnières, qu'au soir, vers huit heures. Je flairais une feinte et supposais que Jeannette allait me prier de revenir le soir, lorsqu'elle termina en rougissant quelque peu:

—D'ici là, monsieur, vous resterez dans ma chambre, où je vais vous conduire, et où je vous apporterai à manger.

Là-dessus, je la remercie du mieux que je peux. Elle me dit de la suivre. Elle traverse vivement le vestibule, je la suis. Elle ouvre une porte et pénètre dans un couloir obscur en forme de voûte. Je continue à la suivre. Tout à coup, à l'autre bout du couloir, apparaît quelqu'un...

—Le damné Gilles! s'écria le vieux Pardaillan.

—Non, monsieur, c'était Gillot! J'avais remarqué dans le couloir, à droite, un renfoncement que je venais de dépasser de deux ou trois pas. Dans le renfoncement, il y avait une porte. Tandis que Jeannette s'arrête pétrifiée, moi, me dissimulant derrière elle, je rétrograde jusqu'au renfoncement. Jeannette tourne la tête et voit mon opération. Elle se met à causer à voix très haute avec Gillot. Pendant ce temps, j'ouvre et je me trouve au haut de l'escalier des caves! Je repousse doucement la porte et j'écoute.

—Et où vas-tu comme ça, Gillot?

—D'abord à l'office pour t'embrasser. Jeannette.

—Ensuite? reprend la fille.

—Ensuite, tu sauras que l'oncle Gilles m'a donné l'ordre de préparer pour ce soir la grande chaise à mantelets, avec deux bons chevaux, le tout bien attelé pour onze heures du soir. Et comme la chaise n'a pas servi depuis longtemps, et que je vais passer deux bonnes heures à la mettre en état, je vais chercher une bouteille pour me mettre en train.

—Mais la porte est fermée!

—Je l'ai ouverte tout à l'heure. Jeannette.

—Bon! Viens-t-en un peu avec moi à l'office. Tu as bien le temps.

—Non pas, peste!

—Là-dessus, la porte s'ouvre et j'entrevois Jeannette effrayée, qui se cache le visage dans ses deux mains. J'avais commencé à descendre à reculons. A mesure que Gillot s'avance, je recule d'une marche. Enfin, me voilà en bas, je m'aplatis contre la muraille, dans l'espoir que Gillot ne me verra pas, et que je pourrai remonter, tandis qu'il cherchera son vin. Mais voilà cet imbécile qui allume un flambeau! Il m'aperçoit et demeure, un instant, atterré. Enfin, l'esprit lui revient, et il veut pousser un grand cri. Mais trop tard! Je l'avais déjà saisi à la gorge. Il était temps!... Car, au même instant, j'entends au haut de l'escalier une voix qui bougonne contre la négligence de l'officier des caves! C'était l'oncle Gilles qui refermait la porte à clef!... Jeannette s'était sauvée sans doute...

—Diable! diable! grommela le vieux Pardaillan. Ainsi, te voilà enfermé dans la cave!... Je me demande comment tu vas faire, par exemple!

—Mais, monsieur, puisque me voici près de vous c'est que j'en suis sorti! La porte était bel et bien fermée à triple tour. Moi, je tenais toujours mon Gillot par la gorge pour l'empêcher de hurler. Tout à coup, je le vois qui, du blanc, passe au rouge, et, du rouge, au violet. Alors je desserre. Il se jette à mes pieds en disant:

—Grâce, monsieur le truand! Laissez-moi vivre, je ne vous dénoncerai pas!

—Il t'a pris pour un truand! s'écria le vieux routier.

—Il y avait de quoi, monsieur. D'ailleurs, je n'ai eu garde de le détromper: mais, pour plus de sûreté, je l'ai aussitôt bâillonné.

—Et tu dis que ceci est arrivé vers quelle heure?

—Mais il pouvait être onze heures du matin, monsieur.

—Juste au moment où je bâillonnai maître Didier!

—Je ne vous comprends pas, mon père.

—Je te raconterai cela. Mais poursuis ton récit. Tu en étais au moment où tu bâillonnes Gillot...

—Oui. Vous pensez si j'étais inquiet. Une heure se passe, puis deux! Pour comble, le flambeau consumé jette ses dernières lueurs et s'éteint. Me voilà dans une profonde obscurité, assis sur les marches de l'escalier, écoutant avec une profonde anxiété, attendant que quelque officier de cave vienne chercher du vin pour me frayer un passage au-dehors, le pistolet d'une main, le poignard de l'autre. Mais les heures passent. Je n'entends aucun bruit. Et songeant à ce qu'avait dit Gillot à Jeannette, songeant à cette voiture qui devait être prête pour onze heures, je me demande avec angoisse si les prisonnières vont être enlevées sans que je sache où on les conduit, sans que je puisse rien faire pour les délivrer!...

—J'avoue que ta position n'était pas gaie. Mais, enfin, tu as pu ouvrir la porte?

—Non, elle m'a été ouverte... par Jeannette.

—Bonne petite Jeannette!

—Vite, vite, me dit-elle. J'ai pu prendre la clef pour une minute. Sauvez-vous!

—Quelle heure est-il? lui demandais-je tout enfiévré.

—Un peu plus de dix heures.

Je respire; la voiture ne doit partir qu'à onze heures!

J'embrasse Jeannette de tout mon coeur.

Vous reviendrez? me demanda-t-elle.

—Certes! Comment pourrais-je t'oublier!

—Et Gillot? fait-elle tout à coup en se rappelant son fiancé.

—Gillot? Il dort!...

Alors elle s'élance dans les caves. Moi, je gagne le jardin. Je le traverse en quelques bonds. Je trouve la porte fermée. Je saute par-dessus le mur. Je fais le tour de l'hôtel. Et, voyant qu'il est trop tard pour aller prévenir les personnes que cette affaire intéressait, je me décide à attendre seul la voiture... Au bout d'une demi-heure, je vois la grande porte de l'hôtel s'ouvrir. Je vais me poster au coin de la première ruelle. La voiture s'y engage. Et je remarque qu'elle est escortée par un seul cavalier qui marche en avant. Mon plan est aussitôt fait; abattre le postillon d'un coup de pistolet, désarçonner le cavalier, l'obliger à se battre avec moi, le tuer ou le blesser, puis défoncer les mantelets de la voiture et délivrer les prisonnières... Je fais feu sur le postillon... Vous savez le reste, mon père!...

—Mais, fit alors le vieux routier, je t'avais demandé de me raconter tout ce que tu as fait depuis mon départ, et ceci n'est qu'une journée.

—Ah! monsieur, s'écria le chevalier, c'est que l'importance de cette journée vous indique l'importance du reste! Si j'ai voulu pénétrer coûte que coûte dans l'hôtel de Mesmes, c'est que ma vie est attachée à la vie de ces deux femmes! c'est qu'il faut que je les délivre, ou j'y mourrai!... Une question tout d'abord, à laquelle je vous supplie de répondre...

—Parle, mon enfant, dit le vieux Pardaillan.

—Eh bien, fit le chevalier avec hésitation, vous escortiez la voiture, n'est-ce pas?

—Oui, chevalier. J'étais même chargé de tuer tout ce qui tenterait d'en approcher.

—Donc, reprit le chevalier, vous savez où va la voiture!...

—Non, mon enfant! Je te le dis; tu me crois, n'est-ce pas?

—Je vous crois, mon père! fit le chevalier avec une douleur concentrée.

—Mais, reprit le routier, si je ne puis te dire où va le damné maréchal, tu peux me dire, toi, quelles sont ces prisonnières qu'on enlève avec tant de mystère.

—Mon père, rappelez-vous ce qui a été dit le jour de votre départ. Rappelez-vous cette femme dont vous avez jadis enlevé la fille...

Le vieux routier tressaillit et devint un peu pâle.

—Eh bien, cette fille, cette enfant, Loïse de Piennes... ou mieux, Loïse de Montmorency...

—Tu l'aimes!...

—Je l'aime. Je l'aime sans espoir. Et pourtant, je veux la délivrer! Et c'est elle qui se trouve dans cette voiture! Elle et sa mère!...

—Ah! Je comprends tout, maintenant! Je comprends les précautions prises hier et aujourd'hui contre moi. Car, si j'avais su la vérité, ce que tu as entrepris, je l'eusse entrepris, moi!

—Mais enfin, mon père, comment se fait-il que je vous retrouve au service du maréchal? Depuis quand êtes-vous dans son hôtel?

—Depuis hier soir seulement. Et j'y ai été gardé à vue. Seulement, le maréchal m'avait dît qu'à partir de minuit je serais libre. Je me proposais de te rejoindre à cette heure-là.

Le vieux Pardaillan fit alors à son fils le récit de sa rencontre avec Damville aux Ponts-de-Cé et ce qui en était résulté. Le chevalier, à son tour, compléta son récit en racontant les principaux événements de sa vie depuis le départ de son père.

Il fut résolu que le vieux Pardaillan retournerait à l'hôtel de Mesmes et qu'il servirait le maréchal avec fidélité en ce qui concernait son plan de campagne politique.

C'était le meilleur moyen d'arriver à savoir ce qu'étaient devenues Jeanne de Piennes et sa fille.

—Au besoin, ajouta le routier, il y a quelqu'un qui doit être instruit de cela. C'est celui qui conduisait: un certain vicomte d'Aspremont. Et, celui-là, je le forcerai à parler.

—Moi, je vais prévenir le maréchal de Montmorency de ce qui vient de se passer. Et je vous attendrai ensuite à la Devinière... songez avec quelle impatience!

—A la Devinière, malheureux! Tu veux donc retourner à la Bastille!

—C'est vrai, je n'y songeais plus.

—Tu vas demeurer ici. Je suis au mieux, depuis longtemps, avec la maîtresse du Marteau-qui-cogne.

—Bien, mais vous irez chercher Pipeau, mon chien.

—J'irai, mon fils!

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