Les Pardaillan — Tome 01
XI
VOX POPULI, VOX DEI!...
Le chevalier de Pardaillan avait attendu la sortie de Jeanne avec la patience d'un amoureux. Il était résolu à lui parler. Pour lui dire quoi? Qu'il aimait sa fille? Qu'il la voulait pour épouse? Cela, peut-être.
Lorsqu'il la vit sortir et revenir vers lui, il prépara donc un discours très propre; selon lui, à produire une vive émotion sur celle qui l'écouterait.
Malheureusement, à la minute où la Dame en noir passa près de lui, il en vint justement à oublier le commencement de son discours, le plus beau passage, selon lui toujours. Il demeura donc bouche bée... Jeanne passa.
Pardaillan s'élança alors, en se disant qu'il se donnait jusqu'à la rue Saint-Dente pour aborder la Dame en noir, ne songeant même pas que le moyen le plus convenable après tout, c'était de se présenter au logis de la dame.
Mais lorsqu'il déboucha dans la rue Saint-Antoine, il trouva que l'aspect de Paris avait changé, comme parfois, à l'approche des premières rafales d'une tempête, l'Océan change brusquement de face.
Des groupes nombreux, bourgeois et peuple mêlés, marchaient dans la direction du Louvre. La grande artère était devenue une fleuve d'hommes d'où montaient des murmures menaçants, parfois des éclats de voix.
Que se passait-il?
Pardaillan cherchait à ne pas perdre de vue la Dame en noir qui marchait à vingt pas devant lui.
A un moment, un de ces remous violents qui font tourbillonner les foules sans qu'on sache pourquoi se produisit. Jeanne, enveloppée dans ce remous, disparut. Le chevalier s'élança, distribuant force horions, jouant des coudes, et se frayant un passage à coups de bourrades; mais il ne retrouva plus la Dame en noir.
Devant lui, bras dessus, bras dessous, marchaient trois hommes, trois hercules, avec des cous de taureaux, des faces rouges, des yeux menaçants. Et la foule, sur leur passage, vociférait:
—Vive Kervier! Vive Pezou! Vive Crucé!
—Quels sont ces trois éléphants? demanda Pardaillan.
—Comment, monsieur! répondit un bourgeois, vous ne connaissez pas Crucé, l'orfèvre du pont de bois? Et Pezou, le boucher de la rue du Roi-de-Sicile? Et Kervier, le libraire de l'Université?
—Excusez-moi, j'arrive de province, dit Pardaillan. Ah!... c'est là le boucher, le libraire et l'orfèvre? Bon! je suis content d'avoir vu cela, moi!
—Les trois grands amis de M. de Guise!
—Peste! C'est bien de l'honneur pour M. de Guise!
—Oui, monsieur! les défenseurs de la sainte religion.
A ce moment, Pardaillan arrivait près du pont de bois. Là, une foule énorme, agitée, poussait des clameurs:
—Vive Guise!... Mort aux huguenots!
—Vous entendez? dit le bourgeois. Vous entendez le peuple? Or, vous le savez, vox populi, vox Dei!...
—Pardon, observa doucement le chevalier, je n'entends pas l'anglais...
—Ce n'est pas de l'anglais, monsieur, fit l'homme avec dédain. C'est du latin. Et ce latin-là signifie que la voix du peuple, c'est la voix de Dieu.
Le bourgeois, à ce moment, fut séparé de Pardaillan par une poussée du peuple: une forte escouade d'arbalétriers et d'arquebusiers du guet déblayait les abords du pont pour laisser le passage libre à Henri de Guise.
Pardaillan était placé à l'entrée du pont, contre la première maison du côté gauche: une vieille bâtisse à demi ruinée, et qui probablement était abandonnée, car les fenêtres en étaient closes, tandis que toutes les autres maisons du pont laissaient voir des spectateurs jusque sur leurs toits.
Cependant, le chevalier remarqua que la première maison du côté droit qui faisait vis-à-vis à la bâtisse abandonnée était également fermée: une seule de ses fenêtres était ouverte, mais cette fenêtre était grillée d'un treillis épais.
Derrière ce treillis, dans l'ombre, Pardaillan crut voir un instant une figure de femme dont les yeux incandescents jetaient des regards de flamme sur la foule, qui sourdement grondait:
—Mort aux huguenots!...
Pourquoi?... Il n'y avait pas à ce moment de huguenots dans Paris. Ou s'il y en avait, ils se cachaient!
Pardaillan vit tout à coup l'orfèvre, le boucher et le libraire, Crucé, Pezou et Kervier, parcourir vivement des groupes et donner un mot d'ordre. Dès qu'ils avaient passé, on criait de plus belle:
—Sus au parpaillot! Mort à Béarn! A l'eau, Albret!...
Alors Crucé, Pezou et Kervier vinrent se poster sur le côté gauche du pont, à trois pas du chevalier.
—Par Pilate et Barabbas! grommela-t-il, je crois que je vais voir aujourd'hui des choses intéressantes!...
—Ah! ah! hurlait à ce moment Crucé, voici M. de Biron qui passe! Biron le boiteux!...
—Et M. de Mesmes, seigneur de Malassise! ajouta Kervier.
—Les signataires de la paix de Saint-Germain! vociféra Pezou. Les amis des damnés huguenots!...
Autour d'eux, la foule trépigna de joie et hurla:
—A bas la paix de Saint-Germain! Mort aux parpaillots!
Crucé leva les yeux vers la fenêtre grillée où Pardaillan avait cru remarquer un visage de femme. Cette fois, c'était un visage d'homme qui apparaissait derrière le treillis épais. Cet homme échangea un rapide signal avec Crucé, puis disparut dans l'intérieur...
Pénétrons un instant dans cette maison.
Là, dans la pièce à la fenêtre grillée, une femme grande, maigre, tout enveloppée de noir, avec une tête d'oiseau de proie, nez de vautour, bouche serrée, regard perçant, est assise dans un vaste fauteuil.
Cette femme, c'est la veuve d'Henri II, la mère de Charles IX, Catherine de Médicis...
Près d'elle, un homme jeune encore, et qui a dû être fort beau, emphatique de geste, théâtral d'allure, avec on ne sait quoi de souple dans la démarche, et de félin dans les attitudes...
Cet homme, c'est Ruggieri, l'astrologue...
Que font-ils là tous les deux? Quelles mystérieuses accointances permettent à l'astrologue florentin de garder devant la reine cette attitude ou il y a plus de caresse que de respect?
Catherine frappe nerveusement du bout du pied.
—Patience, patience, Catharina mia, dit Ruggieri
—Et tu es sûr, René, qu'elle est à Paris?
—Tout à fait sûr! La reine de Navarre est entrée hier secrètement dans Paris. Jeanne d'Albret est sans doute venue voir quelque important personnage.
—Mais comment l'as-tu su, René?...
—Eh! comment l'aurais-je su, sinon par la belle Béarnaise que vous avez placée près d'elle?
—Alice de Lux?...
—Elle-même! Ah! c'est une fille précieuse.
—Et tu es sûr que Jeanne d'Albret va passer sur ce pont?
—Croyez-vous, sans cela, que j'y aurais appelé Crucé, Pezou et Kervier? fit Ruggieri en haussant les Épaules.
—Oh! murmura Catherine de Médicis en serrant ses mains l'une contre l'autre, c'est que je la hais, vois-tu, cette Jeanne d'Albret! Guise n'est rien. Je le tiens dans ma main et je le briserai quand je voudrai. Mais Albret, voilà l'ennemi, René, le seul ennemi vraiment redoutable pour moi! Ah! si je pouvais donc la tenir ici, et l'étrangler de mes mains!...
—Bah! ma reine, fit Ruggieri, laissez cette besogne au bon peuple de Paris. Tenez, le voilà qui s'apprête! Écoutez!
En effet, d'effroyables hurlements éclataient au-dehors.
Ruggieri s'était approché du treillis, suivi de Catherine.
—Je ne vois qu'Henri de Guise, haleta sourdement Catherine de Médicis.
—Regardez là-bas... au bout du pont... cette litière, derrière l'escorte... La litière ne peut plus reculer... la foule l'enserre... tout à l'heure, en arrivant ici... les rideaux vont s'écarter un instant... et ce sera bien du diable si notre ami Crucé ne reconnaît pas la reine de Navarre!...
Sur le pont, Henri de Guise s'avançait, suivi d'une trentaine de cavaliers. Il saluait du geste et du sourire, et de temps à autre il criait:
—Vive la messe!
—Vive la messe! Mort aux huguenots! répétait la multitude qui délirait.
C'était un redoutable et magnifique spectacle. Ces seigneurs de l'escorte, montés sur des chevaux splendidement harnachés, portaient des costumes éclatants où rutilaient des pierreries... mais le plus beau de tous, le plus étincelant, c'était leur chef: Henri de Guise. C'est tout au plus s'il avait vingt ans. Il était de haute taille, bien pris, avec un visage où éclatait un somptueux orgueil.
—Guise! Guise! vociférait le peuple, avec des acclamations que Catherine de Médicis écoutait en incrustant ses ongles acérés dans les paumes de ses mains.
Et là-bas, dans la petite maison, de la rue des Barrés, dans le logis de Marie Touchet, le roi de France dormait paisiblement, la tête sur l'épaule maternelle de sa maîtresse...
Cependant, Henri de Guise et son escorte avaient franchi le pont. Mais alors, ils trouvèrent la foule si compacte qu'ils durent s'arrêter plusieurs minutes. A ce moment, derrière eux, éclatèrent des clameurs si féroces que le duc de Guise, instinctivement, porta la main à sa dague et fit volte-face.
Non, ce n'était pas à lui qu'on en voulait!...
Une litière, s'avançant à grand-peine, arrivait au débouché du pont, devant la maison en ruine près de laquelle se tenaient Crucé, Pezou et Kervier. Cette litière était modeste, et ses rideaux de cuir étaient hermétiquement fermés.
A ce moment, les rideaux s'ouvrirent l'espace d'une seconde. Mais cette seconde avait suffi!...
—Enfer! rugit Crucé dont la voix de stentor domina les clameurs. C'est la reine de Navarre! Mort à la parpaillote! Mort à Jeanne d'Albret!...
Et avec ses amis, il se rua sur la litière.
—Enfin! murmura Catherine avec un terrible sourire.
En un instant, un groupe nombreux et discipliné avait entouré la litière, gesticulant et vociférant:
—Albret! Albret! Mort à Albret! A l'eau, la huguenote!...
La litière fut soulevée comme un fétu de paille par les lames de l'océan; renversée, piétinée, elle disparut...
Mais les deux femmes qu'elle contenait avaient eu le temps de sauter à terre.
—Pitié pour Sa Majesté! cria la plus jeune des deux femmes, d'une merveilleuse beauté.
—La voilà! La voilà! tonnèrent Crucé et Pezou en désignant l'autre dame, qui tenait à la main une sorte de petit sac en cuir.
C'était Jeanne d'Albret, en effet!...
D'un geste de souveraine majesté, elle ramena son voile sur son visage. Une poussée puissante, irrésistible, la jeta contre la porte de la maison en ruine avec celle qui l'accompagnait. Mille bras se levèrent. La reine de Navarre allait être saisie, broyée, déchirée...
A cet instant, Catherine de Médicis et Ruggieri, du haut de leur fenêtre, le duc de Guise, du haut de son cheval, virent un spectacle inouï, fantastique et merveilleux... Un jeune homme venait de s'élancer, balayant la foule à coups de poing, à coups de tête, à coups de coude, entrant, pénétrant comme un coin de fer, et semblant faire le vide autour de lui, par une sorte de formidable roulis de ses épaules... En un clin d'oeil, il se forma un espace entre la porte de la maison en ruine à laquelle s'appuyaient les deux femmes, et la multitude furieuse à la tête de laquelle se trouvaient l'orfèvre, le boucher et le libraire.
Alors, le jeune homme tira sa longue et solide rapière qui flamboya, et se mit à décrire un moulinet vertigineux, qu'il n'interrompit que pour lancer de seconde en seconde des coups de pointe furieux, tandis que la cohue stupéfaite, épouvantée, reculait, élargissant le demi-cercle!...
—René! gronda Catherine, il faut que ce jeune homme meure ou qu'il soit à moi!
—J'y pensais! répondit Ruggieri en s'élançant.
—Saint-Mégrin! disait de son côté le duc de Guise, tâche donc de savoir qui est cet enragé. Cornes du diable, le magnifique sanglier.
Cet enragé, comme disait Guise, ce sanglier qui tenait tête à la meute humaine, c'était le chevalier de Pardaillan.
Au moment où Crucé et sa bande se jetaient sur la litière, il avait vu que cette litière contenait deux femmes.
Ce fut, pendant presque une demi-minute, l'homérique image d'un rocher qu'assaillent vainement des vagues déchaînées. Le peuple tourbillonnait autour de Pardaillan avec d'effroyables vociférations. Crucé, Kervier et Pezou lui jetaient des menaces apocalyptiques. Et Pardaillan, ramassé sur lui-même, les mâchoires serrées, sans un mot, sans un geste inutile, faisait tournoyer la flamboyante Giboulée.
Le demi-cercle se resserrait, malgré la résistance du premier rang; des masses profondes, par-derrière, poussaient, avec de tumultueux mouvements de flux et de reflux.
Pardaillan comprit qu'il allait être écrasé..
Il jeta sur Jeanne d'Albret et sa compagne un regard qui eut la durée d'un éclair, et cria:
—Rangez-vous!
Les deux femmes obéirent.
Alors, lui, toujours couvert par la longue rapière, se pencha en avant, en équilibre sur la jambe gauche, tandis que, du pied droit, il se mettait à décocher contre la porte vermoulue des ruades forcenées.
Au premier coup de talon, qui résonna comme un choc de madrier, la multitude comprit la manoeuvre, poussa une clameur de rage, et essaya de se ruer sur l'insensé qui tentait le miracle de sauver la huguenote. Deux ou trois hommes tombèrent, sanglants, et Giboulée décrivit un cercle d'acier flamboyant.
Au deuxième coup de talon, la porte ébranlée gémit, et une de ses ferrures tomba. Au troisième, elle s'ouvrit violemment, la serrure fracassée.
—Venez, Alice! dit Jeanne d'Albret d'une voix étrangement calme.
Le peuple, en voyant que sa victime lui échappait pour l'instant, jeta un rugissement tel qu'il sembla que la vieille maison allait s'écrouler; Crucé, Pezou et Kervier, maintenant, ne se trouvaient plus en tête; ils avaient disparu dans les vastes remous de cette houle humaine; il y eut comme un assaut, la marche irrésistible d'un mascaret, le dévalement gigantesque d'une trombe qui s'abat... mais cette masse d'hommes écrasés les uns sur les autres, poussant, poussés, vint s'arrêter, haletante, rugissante, émiettée par ses propres mouvements, devant la porte refermée!...
En effet, à peine la reine de Navarre avait-elle disparu que Pardaillan, cessant son moulinet, porta à droite, à gauche, devant, au hasard, une dizaine de coups de pointe dont chacun fut suivi d'un hurlement de douleur. Puis, dans cet espace de temps; inappréciable où la multitude s'arrêta, hésitante, hébétée, il bondit en arrière, à corps perdu, repoussa la porte et jeta autour de lui un regard de flamme...
La maison, ancien logis d'un menuisier ou d'un charpentier, était pleine de madriers. Saisir cinq ou six de ces madriers, les arc-bouter contre la porte, établir un rempart solidement échafaudé, fut pour le chevalier l'affaire d'une minute.
Le premier mot de Jeanne d'Albret fut:
—Êtes-vous de la religion, monsieur 1?
Footnote 1: (return) Êtes-vous protestant?
—Eh! madame, je suis de la religion de vivre... surtout en ce moment où mauvais marchand serait celui qui achèterait ma peau pour plus d'un sol.
Jeanne d'Albret jeta un regard d'admiration sur ce jeune homme en lambeaux, les mains déchirées de sanglantes éraflures, qui continuait à sourire.
—Si nous devons mourir, reprit la reine de Navarre, je veux, avant, vous remercier et vous dire qu'à l'instant de ma mort j'aurai connu le plus héroïque gentilhomme que j'aie jamais vu...
—Oh! murmura Pardaillan, nous ne sommes pas morts encore: nous avons bien trois minutes devant nous!...
D'un coup d'oeil, il avait examiné l'endroit où il se trouvait. C'était une pièce immense qui avait dû servir d'atelier à un charpentier. Il n'y avait pas de plafond. C'était le toit lui-même qui couvrait cet atelier, et ce toit était soutenu par trois poutres verticales qui semblaient aller chercher leur base à travers le plancher, dans les caves.
En moins de temps qu'il ne le faut pour l'écrire, Pardaillan avait parcouru la pièce. En arrivant au fond, c'est-à-dire au côté qui donnait sur le fleuve, il aperçut une trappe ouverte qui permettait de descendre aux caves.
D'un cri, il appela les deux femmes qui accoururent.
—Descendez! fit-il.
—Et vous? demanda la reine.
—Descendez toujours, madame!
Jeanne d'Albret et sa compagne obéirent. Au bas de l'escalier, elles trouvèrent qu'elles étaient non pas dans une cave, mais dans une pièce pareille à celle du dessus; sous le plancher, elles entendaient des clapotements... la maison était construite sur pilotis! Et c'était la Seine qui coulait au-dessous.
A ce moment, une minute à peu près s'était écoulée depuis l'instant où elles étaient entrées dans la maison.
Jeanne d'Albret prêta l'oreille une seconde.
Dans une sorte d'accalmie des rafales populaires, elle crut entendre là-haut comme un grincement de scie... mais cela dura l'espace d'un éclair et, de nouveau, l'énorme mugissement de la foule couvrit tous les bruits.
Jeanne d'Albret eut l'intuition qu'on devait pouvoir communiquer avec le fleuve... son pied, tout à coup, heurta un anneau de fer... elle se baissa avec un cri de joie puissante, le souleva d'un effort inouï, arracha la trappe de son alvéole... et là, sous ses yeux, avec le rauque soupir du condamné qui a la vie sauve, oui, là, elle aperçut une échelle qui descendait au fleuve!...
Et au bas de cette échelle, une barque!
—Monsieur, monsieur, rugit-elle.
—Me voici! tonna Pardaillan.. Si nous mourons, ce sera en nombreuse compagnie!...
Et le chevalier apparut au haut de l'escalier, tenant une grosse corde à la main. Sur cette corde, il s'arc-bouta, d'un effort tel que les muscles de ses jambes saillirent, et que les veines de ses tempes parurent prêtes à éclater.
A ce moment, la hideuse multitude affamée de mort, dans un effrayant fracas, se précipitait, se ruait...
—A mort! à mort! à mort!...
A ce moment, aussi, Pardaillan, d'une dernière secousse frénétique, semblable à un titan qui cherche à déraciner un chêne séculaire, tira sur la corde!...
Un craquement formidable se fit entendre, la maison parut osciller un instant, puis, parmi d'atroces clameurs de désespoir, un grondement puissant, quelque chose comme un roulement de tonnerre... la maison s'effondrait! Les poutres se déchiraient! la toiture tout entière tombait d'un bloc: blessant, tuant par centaines les meurtriers!...
Que s'était-il passé?
Pardaillan avait scié les trois poutres qui portaient la toiture!... Pardaillan les avait liées avec la même corde!
Pardaillan, en secouant frénétiquement cette corde, avait fait tomber les poutres! Et alors, d'un bond, d'un saut, il se lança dans le vide, tomba au pied de l'escalier, et se rua vers Jeanne d'Albret, tandis que, sur le plancher qu'il venait de quitter, s'effondrait la toiture de la vieille maison!...
La reine, d'un geste, lui montra le fleuve, l'échelle, la barque!... En un instant, ils y furent tous les trois... Le chevalier coupa la corde qui retenait la légère embarcation, et celle-ci, entraînée par le courant, se mit à filer dans la direction du Louvre.
Pardaillan dirigea la barque au moyen d'une godille qu'il trouva au fond. Cinq minutes plus tard, il abordait au-dessous du Louvre, à l'endroit même où se trouvait quelques années auparavant l'enclos des Tuileries, et où Catherine de Médicis faisait alors construire un palais par son architecte Philibert Delorme.
Lorsqu'ils furent débarqués, Pardaillan s'arrêta sur la berge, le chapeau à la main.
—Monsieur, dit alors Jeanne d'Albret avec ce calme énergique dont elle ne s'était pas départie un seul instant, je suis la reine de Navarre... Et vous?
—Je m'appelle le chevalier de Pardaillan, madame.
—Vous venez, monsieur, de rendre à la maison de Bourbon un service qu'elle n'oubliera jamais...
Le chevalier fit un geste.
—Ne vous en défendez pas, reprit la reine... pas devant moi, du moins! ajouta-t-elle avec amertume.
Pardaillan saisit l'allusion: avoir défendu la huguenote, c'était peut-être mériter la mort!
—Ni devant vous, ni devant personne, madame, dit-il. J'ai conscience d'avoir, en effet, rendu un grand service à Votre Majesté, puisque je lui ai sauvé la vie; mais je dois déclarer que j'ignorais quelle grande reine j'avais l'honneur de défendre.
Jeanne d'Albret, qui depuis des années commandait à des héros et devait se connaître en héroïsme, fut frappée de cette dignité froide, corrigée par on ne savait quoi d'ironique et de gouailleur, qui émanait de toute la personne du chevalier.
—Monsieur, reprit la reine après l'avoir examiné avec admiration, si vous voulez me suivre au camp de mon fils Henri, votre fortune est faite.
Pardaillan tressaillit et dressa l'oreille au mot de fortune.
Au même instant, l'image de la jeune fille aux cheveux d'or, de l'adorable voisine qu'il guettait pendant des heures à la fenêtre, cette radieuse image passa devant ses yeux.
Il eut donc une grimace de regret pour cette fortune qui s'évanouissait à peine entrevue, et répondit en s'inclinant avec une grâce altière:
—Que Votre Majesté daigne accepter l'hommage de ma reconnaissance: mais c'est à Paris que j'ai résolu de chercher fortune.
—C'est bien, monsieur. Mais au cas où quelqu'un des miens désirerait vous rencontrer, où vous trouverait-il?
—A l'auberge de la Devinière, madame, rue Saint-Denis.
Jeanne d'Albret fit alors un signe de tête et se tourna vers sa compagne.
—Alice, vous avez été bien imprudente de faire passer la litière par le pont...
—Je croyais le passage libre. Majesté, répondit avec assez de fermeté la jeune fille.
—Alice, reprit la reine, vous avez été bien imprudente de lever les rideaux...
—Un mouvement de curiosité... fit Alice avec moins d'assurance.
—Alice, continua Jeanne d'Albret, vous avez été bien imprudente enfin de prononcer tout haut mon nom devant cette foule hostile...
—J'avais la tête perdue, madame! répondit la jeune fille, cette fois dans un véritable balbutiement.
—Ce n'est pas pour vous en faire le reproche, mon enfant. Mais enfin, quelqu'un qui eût voulu me livrer n'eût pas agi autrement...
—Oh! Majesté!...
—Une autre fois, soyez plus prudente, acheva la reine avec tant de sérénité qu'Alice de Lux (Ruggieri nous a appris son nom) fut aussitôt rassurée.
—Monsieur le chevalier, dit alors Jeanne d'Albret, je vais abuser de vous...
—Je suis à vos ordres, madame.
—Bien. Merci. Veuillez donc nous suivre à distance là où nous allons... Sous la protection d'une épée telle que la vôtre, je ne craindrais pas de traverser une armée.
Pardaillan reçut sans faiblir le compliment. Seulement, il poussa un soupir et murmura:
—Quel dommage que je ne puisse plus quitter Paris!... Monsieur mon père me l'avait bien dit... Méfie-toi des femmes!... Me voilà ficelé par les cheveux d'or de ma voisine...
Tout en monologuant, le chevalier suivait à dix pas, l'oeil au guet, la main à la garde de l'épée, les deux femmes qui, rapidement, s'enfoncèrent dans Paris.
Le soir commençait à tomber.
Pardaillan qui, dans sa hâte à suivre la mère de Loïse, était parti sans déjeuner, commençait à ressentir de furieux tiraillements d'estomac.
Après d'innombrables détours, Jeanne d'Albret et sa compagne arrivèrent enfin au Temple.
En face de la sombre prison dont la grande tour noircie par le temps dominait le quartier comme une menace, une maison d'apparence bourgeoise s'élevait d'un étage.
Sur un geste de la Reine, Alice de Lux heurta à la porte. Presque aussitôt on ouvrit.
Jeanne d'Albret fit signe à Pardaillan de se rapprocher.
—Monsieur, dit-elle, vous avez maintenant le droit de connaître mes affaires. Entrez donc, je vous prie.
—Madame, dit Pardaillan, Votre Majesté s'abuse: je n'ai qu'un droit, celui de me tenir à ses ordres.
La porte, cependant, s'était refermée. Les trois visiteurs furent conduits par une domestique, sorte de géant femelle, jusqu'à une pièce étroite, mal meublée, mais assez propre.
Là, un vieillard à nez recourbé, à longue barbe biblique, était assis à une table sur laquelle se trouvaient trois balances de différents calibres.
—Ah! ah! fit-il avec une cordialité exagérée, c'est encore vous, madame... madame... comment donc, déjà? C'est qu'il y a trois ans que je ne vous ai vue... mais votre nom est inscrit là, dans mon coffre...
—Madame Leroux, dit la reine sèchement.
—C'est bien cela! J'allais le dire! Et vous avez encore quelque collier de perles, quelque agrafe de diamant à vendre à ce bon Isaac Ruben?
Nous prierons notre lecteur de se souvenir que la reine de Navarre, au moment où elle avait sauté de la litière, tenait à la main un sac de cuir. Ce sac, Jeanne d'Albret l'ouvrit, et en versa le contenu, pêle-mêle.
Les yeux d'Isaac Ruben pétillèrent. Il allongea les mains sur les diamants, les rubis, les émeraudes, les pierres précieuses qui chatoyaient sur la table et croisaient leurs feux.
La reine de Navarre était alors une femme de quarante-deux ans. Elle portait encore le deuil de son mari, Antoine de Bourbon, mort en 1562. Elle avait des yeux gris, avec un regard puissant qui pénétrait jusqu'à l'âme. Sa voix provoquait les enthousiasmes. Sa bouche avait un pli sévère; et, au premier abord, cette femme paraissait glaciale. Mais quand la passion l'animait, elle se transformait.
Jeanne d'Albret n'avait qu'une passion: son fils. C'est pour son fils que, femme simple, éprise de la vie patriarcale du Béarn, elle s'était jetée à corps perdu dans la vie des camps.
Cependant, Isaac Ruben venait de trier les pierres.
Il les examina, le sourcil froncé par l'effort du calcul.
—Madame, dit brusquement le Juif en levant la tête, il y a là pour cent cinquante mille écus de pierres.
—C'est exact, dit Jeanne d'Albret.
—Je vous offre cent quarante-cinq mille écus. Le reste représente mon bénéfice et mes risques. Comment voulez-vous que je vous paie?
—Comme la dernière fois.
—En une lettre à l'un de mes correspondants?
—Oui. Seulement, ce n'est pas à votre correspondant de Bordeaux que je veux avoir à faire.
—Choisissez, madame. J'ai des correspondants partout. Le nom de la ville?
—Saintes.
Sans plus rien dire, le Juif se mit à écrire quelques lignes, les signa, déposa un cachet spécial sur le parchemin, relut soigneusement cette sorte de lettre de change, et la tendit à Jeanne d'Albret qui, l'ayant lue, la cacha dans son sein.
Isaac Ruben se leva en disant:
—Je demeure à vos ordres, madame, pour toute opération de ce genre.
La reine de Navarre tressaillit, et un soupir vite réprimé gonfla son sein: ce qu'elle venait de vendre, c'étaient ses derniers bijoux; il ne lui restait plus rien!...
Faisant de la main un signe d'adieu au marchand, elle se retira suivie d'Alice. Pardaillan les suivit.
XII
LES TROIS AMBASSADEURS
JEANNE D'ALBRET sortit de Paris par la porte Saint-Martin, voisine du Temple. A deux cents toises de là, attendait une voiture que conduisaient deux postillons. La reine de Navarre marcha jusqu'à cette voiture sans prononcer une parole. Elle fit monter Alice de Lux la première, et, se tournant alors vers Pardaillan:
—Monsieur, dit-elle, vous n'êtes pas de ceux qu'on remercie. Je veux seulement vous dire que j'emporte le souvenir d'un des derniers paladins qui soient au Monde...
En même temps, elle tendit sa main.
Avec cette grâce altière qui lui était propre, le chevalier se pencha sur cette main et la baisa respectueusement.
La voiture s'éloigna au galop de ses petits tarbes nerveux.
Longtemps, il demeura là tout rêveur.
—Un paladin! Moi!... songeait-il. Et pourquoi pas! Oui! Pourquoi n'entreprendrais-je pas de montrer aux hommes de mon temps que la force virile, le courage indomptable sont des vices hideux quand ils sont mis à la disposition de l'esprit de haine et d'intrigue; et qu'ils deviennent des vertus, quand...
Au mot de vertu, il leva les épaules, renvoya Giboulée dans ses mollets, d'un coup de talon, et grommela:
—M. de Pardaillan, mon père, m'a pourtant fait jurer de me défier surtout de moi-même! Allons voir s'il reste quelque perdreau ou quelque carcasse de poulet chez maître Landry!
Une heure plus tard, dans la rôtisserie de la Devinière, il était attablé devant une magnifique volaille que Mme Landry Grégoire découpait elle-même, ce qui lui permettait de faire valoir la rondeur d'un bras nu jusqu'au coude.
Une fois rassasié, Pardaillan s'en fut tranquillement se coucher, tandis que maître Landry poussait un soupir de désespoir en constatant que trois flacons avaient succombé aux attaques de son hôte.
Le lendemain, fatigué de la grande bataille de la veille, Pardaillan se réveilla assez tard. Il se leva, passa son haut-de-chausses et se mit en devoir de raccommoder son pourpoint, opération qui lui était des plus familières.
Il s'était placé près de la fenêtre pour avoir du jour, et tournait le dos à la porte. Il venait de boucher un premier trou et attaquait un accroc situé en pleine poitrine lorsqu'on gratta légèrement à la porte.
—Entrez! cria-t-il sans se déranger.
La porte s'ouvrit. Il entendit la voix grasse de maître Landry Grégoire qui disait avec respect:
—C'est ici, mon prince, c'est ici même...
Et ayant tourné la tête par-dessus son épaule pour voir de quel prince il s'agissait, Pardaillan aperçut en effet le plus magnifique seigneur qui eût jamais franchi le seuil de la Devinière: hautes bottes en peau fine, à éperons d'or, haut-de-chausses en velours violet, pourpoint de satin, aiguillettes d'or, rubans mauves, grand manteau de satin violet pâle, toque à plume violette agrafée à une émeraude; et, dans ce costume, un jeune homme frisé, musqué, pommadé, parfumé, moustaches relevées au fer, joues fardées, lèvres passées au rouge: un mignon splendide.
Le chevalier se leva et, son aiguille à la main, dit:
—Veuillez entrer, monsieur.
—Va, dit l'inconnu, va dire à ton maître que Paul de Stuer de Caussade, comte de Saint-Mégrin, désire avoir l'honneur de l'entretenir.
—Pardon, dit froidement le chevalier, quel maître?
—Mais le tien, ventre de biche! J'ai dit ton maître, par le sambleu!
Pardaillan devint de glace, et avec la superbe tranquillité qui le caractérisait, répondit:
—Mon maître, c'est moi!
Saint-Mégrin fut étonné ou ne le fut pas; il demeura impassible, craignant surtout de déranger la dentelle de sa collerette. Seulement, il laissa tomber ces mots:
—Seriez-vous, d'aventure, monsieur le chevalier de Pardaillan?
—J'ai cet honneur.
Saint-Mégrin, dans toutes les règles de l'art, se découvrit et exécuta sa révérence la plus exquise.
Pardaillan ramena sur ses épaules son vieux manteau déteint et, d'un geste, désigna au comte l'unique fauteuil de la chambre, tandis qu'il s'asseyait sur une chaise.
—Chevalier, dit Saint-Mégrin, je vous suis dépêché par Mgr le duc de Guise pour vous dire qu'il vous tient en grande estime et haute admiration.
—Croyez bien, monsieur, fit Pardaillan du ton le plus naturel, que je lui rends cette estime et cette admiration.
—L'affaire d'hier vous a mis en fort belle posture. Et tout à l'heure, au lever de Sa Majesté, le récit en fut fait au roi par son poète favori, Jean Dorât, qui a assisté à la chose.
—Bon! Et qu'a-t-il dit, ce poète?
—Que vous méritiez la Bastille pour avoir sauvé deux criminelles.
—Et qu'a dit le roi?
—Si vous étiez homme de cour, vous sauriez que Sa Majesté parle très peu... Quoi qu'il en soit, vous passez maintenant pour un Alcide ou un Achille. Tenir tête à tout un peuple pour protéger deux femmes, c'est fabuleux cela! Et, surtout, ce moulinet de la rapière! Et les coups de pointe de la fin! Et cette maison qui s'écroule!... Bref, Mgr le duc de Guise serait charmé de vous être agréable. Et pour preuve, il m'a chargé de vous supplier d'accepter ce petit diamant comme une première marque de son amitié. Oh! ne refusez pas, vous feriez injure à ce grand capitaine.
—Mais je ne refuse pas, dit Pardaillan.
Et il passa à son doigt la magnifique bague que lui tendait le comte.
—Or ça, dit Saint-Mégrin, venons-en aux choses sérieuses. Notre grand Henri de Guise remonte sa maison en vue de certains événements qui se préparent. Voulez-vous en être? La question est franche.
—J'y répondrai par la même franchise: je désire n'être que d'une seule maison.
—Laquelle?
—La mienne!
—Est-ce la réponse que je dois rapporter au duc de Guise?
—Dîtes à monseigneur que je suis touché jusqu'aux larmes de sa haute bienveillance, et que j'irai moi-même lui porter ma réponse.
—Bon! pensa Saint-Mégrin, il est à nous. Mais il se réserve de discuter le prix de l'épée qu'il apporte.
Tout plein de cette idée, il tendit une main qui fut serrée du bout des doigts.
Le chevalier l'accompagna jusqu'à sa porte où eurent lieu force salamalecs et salutations.
—Hum! songea Pardaillan quand il fut seul. Voilà ce que je puis appeler une proposition inespérée. Etre de la suite du duc de Guise! Mais c'est la fortune, cela! Non, je n'accepterai pas!... Pourquoi?
Pardaillan se mit à arpenter sa chambre avec agitation.
—Eh! pardieu, j'y suis! Je n'accepterai point parce que monsieur mon père m'a recommandé de me défier!...
Content d'avoir trouvé ou feint de trouver cette explication, et de n'avoir pas à s'interroger davantage, le chevalier contempla avec admiration le diamant que lui avait laissé Saint-Mégrin.
—Cela vaut bien cent pistoles, murmura-t-il. Peut-être cent vingt? Qui sait si on ne m'en donnera pas cent cinquante?
Il en était à deux cents pistoles lorsque la porte s'ouvrit de nouveau, et Pardaillan vit entrer un homme enveloppé d'un long manteau, simplement vêtu comme un marchand. Cet homme salua profondément le chevalier stupéfait et dit:
—C'est bien devant monsieur le chevalier de Pardaillan que j'ai l'honneur de m'incliner?
—En effet monsieur. Que puis-je pour votre service?
—Je vais vous le dire, monsieur, dit l'inconnu, qui dévorait le jeune homme du regard. Mais avant tout, voudriez-vous me faire le plaisir de me dire quel jour vous êtes né? Quelle heure? Quel mois? Quelle année?
L'inconnu, malgré l'étrangeté de ses questions, n'avait pas l'air d'un fou.
—Monsieur, dit Pardaillan avec la plus grande douceur, tout ce que je puis vous dire, c'est que je suis né en 49, au mois de février. Quant au jour et à l'heure, je les ignore.
—Peccato! murmura le bizarre visiteur. Enfin! je tâcherai de reconstituer l'horoscope du mieux que je pourrai. Monsieur, continua-t-il à haute voix, êtes-vous libre?
—Ménageons-le se dit le chevalier.—Libre, monsieur? Eh! qui peut se vanter de l'être? Le roi l'est-il, alors qu'il ne peut faire un pas hors de son Louvre? Libre! comme vous y allez, mon cher monsieur! C'est comme si vous me demandiez si je suis riche. Libre! Par Pilate! Si par là vous entendez que je puis me lever à midi et me coucher à l'aube, que je puis, sans crainte, sans remords, sans regarder qui me suit, entrer au cabaret ou à l'église, manger si j'ai faim, boire si j'ai soif... (la paix. Pipeau! Qu'as-tu à grogner, imbécile!) embrasser les deux joues de la belle madame Huguette, ou pincer les servantes de la Corne d'Or, battre Paris le jour ou la nuit à ma guise (n'ayez pas peur il ne mord pas!), me moquer des truands et du guet, n'avoir de guide que ma fantaisie et de maître que l'heure du moment, oui monsieur, je suis libre! Et vous?
L'inconnu se dirigea vers la table et y déposa un sac qu'il sortit de dessous son manteau.
—Monsieur, dit-il alors, il y a là deux cents écus.
—Deux cents écus? Diable!
—De six livres.
—Oh! oh! De six livres? Vous dites: de six livres?
—Parisis, monsieur!
—Parisis! Eh bien, monsieur, voilà un honnête sac.
—Il est à vous, fit brusquement l'homme.
—En ce cas, dit Pardaillan avec cette froide tranquillité qu'il prenait tout à coup parfois, en ce cas, permettez que je le mette en lieu sûr. Maintenant, dites-moi pourquoi ces deux cents écus de six livres parisis sont à moi.
L'inconnu croyait avoir écrasé un homme. Ce fut lui qui le fut. Il s'attendait à des remerciements enthousiastes, il reçut la question de Pardaillan en pleine poitrine. Toutefois, il se remit promptement, et, reconnaissant au fond de lui-même qu'il avait affaire à un rude jouteur, il résolut d'assommer d'un mot son adversaire.
—Ces deux cents écus sont à vous, dit-il, parce que je suis venu vous acheter votre liberté.
Pardaillan ne sourcilla pas, ne fit pas un mouvement.
—En ce cas, monsieur, prononça-t-il du bout des dents, c'est neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille huit cents écus de six livres parisis que vous me redevez, pas un de moins, pas un de plus. J'ai dit.
—Briccone! murmura l'homme dont les épaules ployèrent. Ouf, monsieur! C'est donc à un million d'écus que vous estimez votre liberté?
—Pour la première année, dit Pardaillan sans broncher.
Cette fois, René Ruggieri—que l'on a sûrement deviné—s'avoua vaincu.
—Monsieur, dit-il après avoir jeté un regard d'admiration sur le chevalier, je vois que vous maniez la parole comme l'épée et que vous connaissez toutes les escrimes. Je vous demande pardon d'avoir essayé de vous étonner. Et je viens au fait de mon affaire. Gardez votre liberté, monsieur. Vous êtes homme de coeur et d'esprit, comme vous avez prouvé hier que vous avez du coeur. Perhacco, monsieur! Vous avez une épée qui tranche et des mots qui assomment! Que diriez-vous si je vous proposais de mettre l'un et l'autre au service d'une cause noble et juste entre toutes, d'une sainte cause pour mieux dire! Et d'une princesse puissante, bonne, généreuse...
—Laissons la cause et voyons la princesse. Serait-ce Mme de Montpensier?
—Non, certes! fit vivement Ruggieri. Mais tenez, ne cherchez pas! Qu'il vous suffise de savoir que c'est la princesse la plus puissante qu'il soit en France.
—Cependant, il faut bien que je sache à qui et à quoi j'engage ma foi?
—Juste! on ne peut plus juste! Venez donc, s'il vous plaît, demain soir, sur le coup de dix heures, au pont de bois, et frappez trois coups à la première maison qui est à droite du pont...
Pardaillan ne put s'empêcher de tressaillir en songeant à cette figure pâle qu'il avait cru entrevoir derrière le mystérieux treillis de la fenêtre grillée.
—On y sera! dit-il d'un ton bref.
—C'est tout ce que voulais... pour l'instant! répondit Ruggieri.
Quelques instants plus tard, l'étrange visiteur avait disparu. Et Pardaillan se mit à songer:
—Je veux que le diable m'arrache un à un les poils de ma moustache si cette princesse ne s'appelle pas Catherine de Médicis!
Pardaillan en était là de ses réflexions lorsque, pour la troisième fois, la porte s'ouvrit.
Il sursauta, tout de bon effaré, lui qui mettait son point d'honneur à ne s'effarer de rien. Mais presque aussitôt, son étonnement, sans diminuer d'intensité, changea de sujet. En effet, l'homme qui entrait était le vivant portrait de l'homme qui venait de sortir. C'était le même air de sombre orgueil, le même port de tête emphatique, les mêmes traits accentués, le même regard de flamme.
Seulement l'homme aux deux cents écus (René Ruggieri, on le sait) paraissait âgé de quarante-cinq ans. Il était de moyenne taille. Le feu de ses yeux se voilait d'hypocrisie. Il semblait se fier plus à la ruse qu'à la force.
Le nouveau venu, au contraire, n'accusait que vingt-cinq ans, était de haute stature; la franchise éclatait dans son regard, son orgueil était de la fierté.
Mais une lourde tristesse paraissait peser sur lui; il y avait dans cet homme on ne sait quoi de fatal.
Les deux hommes s'étudièrent un instant et, bien que l'un parût l'antithèse de l'autre, ils se sentirent tous deux comme rassurés par une indéfinissable sympathie.
—Êtes-vous le chevalier de Pardaillan? demanda ce troisième visiteur.
—Oui, monsieur, dit Pardaillan avec une douceur qui ne lui était pas habituelle. Me ferez-vous l'honneur de me dire qui j'ai la joie de recevoir dans mon pauvre logis?
A cette question, l'étranger tressaillit et pâlit légèrement.
—C'est juste. La politesse veut que je vous dise mon nom. Je m'appelle Déodat. Déodat tout court. Déodat sans plus. C'est-à-dire un nom qui n'en est pas un. Un nom qui crie qu'on n'a ni père ni mère. Déodat, monsieur, signifie: donné à Dieu. En effet, je suis un enfant trouvé, ramassé devant le porche d'une église. Arraché à ce Dieu à qui mes parents inconnus m'avaient donné. Confié par le hasard à une femme qui a été pour moi plus qu'un Dieu. Voilà mon nom, monsieur, et l'histoire de ce nom.
—Et cette femme qui vous recueillit?
—C'est la reine de Navarre.
—Mme d'Albret!
—Oui, monsieur. Et ceci me rappelle à ma mission, que je vous demande pardon d'avoir oubliée pour vous entretenir de ma médiocre personne...
—Bon! je la connais!
—Vous la connaissez?
—Oui. La reine de Navarre vous envoie me dire qu'elle me remercie encore de l'avoir tirée, hier, des mains de ces enragés; elle vous charge de me réitérer l'offre qu'elle m'a faite d'entrer à son service; et enfin, elle m'adresse par votre entremise quelque bijoux précieux. Est-ce bien cela?
—Comment savez-vous?...
—C'est bien simple. J'ai reçu ce matin un ambassadeur de certain grand seigneur qui m'a donné un fort beau diamant et qui m'a demandé si je voulais servir son maître; j'ai ensuite reçu un mystérieux député qui m'a remis deux cents écus et m'a fait savoir que certaine princesse me veut compter parmi ses gentilshommes. Enfin, vous voici, vous, troisième. Et je suppose que l'ordre logique des choses va se continuer.
—Voici en effet le bijou, fit Déodat en tendant au chevalier une splendide agrafe composée de trois rubis.
—Que vous disais-je! s'écria Pardaillan qui saisit l'agrafe.
—Sa Majesté, continua Déodat, m'a chargé de vous dire qu'elle avait distrait ce bijou de certain sac que vous avez dû voir. Elle ajoute que jamais elle n'oubliera ce qu'elle vous doit. Et quant à prendre rang dans son armée, vous le ferez quand cela vous conviendra.
—Mais, demanda Pardaillan, vous avez donc rencontré la reine?
—Je ne l'ai pas rencontrée: je l'attendais à Saint-Germain, d'où Sa Majesté est partie pour Saintes, après m'avoir donné la commission qui m'amène près de vous.
—Bon. Une autre question: Avez-vous rencontré, en montant ici, un homme enveloppé d'un manteau, paraissant âgé de quarante à cinquante ans?
—Je n'ai rencontré personne, fit Déodat.
—Dernière question: Quand repartez-vous?
—Je ne repars pas, répondit Déodat dont la physionomie redevint sombre; la reine de Navarre m'a chargé de diverses missions qui me demanderont du temps.
—Bon. En ce cas, votre logement est tout trouvé; vous vous installez ici.
—Mille grâces, chevalier. Je suis attendu chez quelqu'un qui... Mais que dis-je là?... Fi! J'aurais un secret pour un homme tel que vous! Je suis attendu chez M. de Téligny, qui est secrètement à Paris.
—Le gendre de l'amiral Coligny?
—Lui-même. Et c'est à l'hôtel de l'amiral, rue de Béthisy, que vous devriez me venir demander, si ma bonne étoile voulait jamais que vous eussiez besoin de moi. Mais il vous suffira de frapper trois coups à la petite porte bâtarde. Et quand on aura tiré le judas, vous direz: Jarnac et Moncontour.
—A merveille, cher ami. Mais à propos de Téligny, savez-vous ce qui se dit assez couramment?
—Que Téligny est pauvre? Qu'il n'a pour tout apanage que son intrépidité et son esprit? Que l'amiral eut grand tort de donner sa fille à un gentilhomme sans fortune?
—On dit cela. Mais on dit aussi autre chose. On, c'est un certain truand, homme de sac et de corde qui a été employé à plus d'une besogne et qui a vu beaucoup. On m'a donc affirmé que, la veille du mariage de Téligny, un gentilhomme de haute envergure se serait présenté chez l'amiral pour lui dire qu'il aimait sa fille Louise.
—Ce gentilhomme, interrompit Déodat, s'appelle Henri de Guise. Vous voyez que je connais l'histoire. Oui, c'est vrai. Henri de Guise aimait Louise de Coligny. Il vint représenter à l'amiral que l'union de la maison de Guise et de la maison de Châtillon représentée par Coligny mettrait fin aux guerres religieuses; enfin, l'orgueilleux gentilhomme plia jusqu'à pleurer devant l'amiral, en le priant de rompre le mariage projeté et de lui accorder Louise.
—C'est bien cela. Et que répondit l'amiral?
—L'amiral répondit qu'il n'avait qu'une parole et que cette parole était engagée à Téligny. Il ajouta que d'ailleurs ce mariage était voulu par sa fille qui, en somme, prétendit-il, était le premier juge en cette affaire. Henri de Guise partit désespéré. Téligny épousa Louise de Coligny. Et, de chagrin, Guise se jeta à la tête de Catherine de Clèves, qu'il vient d'épouser il y a dix mois.
—Laquelle Catherine, assure-t-on, aime partout où elle peut, excepté chez son mari!
—Elle a un amant, fit Déodat.
—Qui s'appelle?
—Saint-Mégrin. Le connaîtriez-vous?
—Je le connais depuis ce matin. Mais cher ami, laissez-moi vous apprendre une nouvelle: Henri de Guise est à Paris.
—Vous êtes sûr? s'exclama Déodat, qui tressaillit.
—Je l'ai vu de mes yeux. Et je vous réponds que le bon peuple de Paris ne lui a pas ménagé les acclamations!
Déodat boucla rapidement son épée, et jeta son manteau sur ses épaules:
—Adieu, fit-il d'un ton bref, soudain redevenu sombre. Laissez-moi vous embrasser, ajouta-t-il. Je viens de passer une heure de joie paisible comme j'en ai connu bien peu dans ma vie.
—J'allais vous proposer la fraternelle accolade, répondit le chevalier.
Les deux jeunes gens s'embrassèrent cordialement.
—N'oubliez pas, dit Déodat; l'hôtel Coligny... la petite porte...
—Jarnac et Moncontour. Soyez tranquille, cher ami. Le jour où j'aurai besoin qu'on vienne se faire tuer près de moi, c'est à vous que je penserai d'abord.
—Merci! dit simplement Déodat.
Et il s'éloigna en toute hâte. Quant à Pardaillan, son premier soin fut de courir chez un fripier pour remplacer ses vêtements. Il choisit un costume de velours gris tout pareil à celui qu'il quittait, avec cette différence que celui-ci était entièrement neuf. Puis il fixa l'agrafe de rubis à son chapeau neuf pour y maintenir la plume de coq. Puis il alla chez le Juif Isaac Ruben pour lui vendre le beau diamant du duc de Guise, dont il eut cent soixante pistoles.
XIII
UNE CÉRÉMONIE PAÏENNE
Le soir commençait à tomber lorsque Pardaillan revint à la Devinière. Instinctivement, ses yeux se levèrent vers la petite fenêtre où tant de fois était apparu le charmant visage de Loïse. Mais la fenêtre était fermée.
Le chevalier poussa un soupir et se tourna vers le perron de la Devinière. A gauche de ce perron, il aperçut alors trois gentilshommes qui, le nez en l'air, semblaient examiner attentivement la maison où demeurait la Dame en noir.
—Vous dites que c'est bien là, Maurevert? fit l'un d'eux.
—C'est là, comte de Quélus. Au premier, la propriétaire, vieille dame bigote, sourde et confite en prière. Le deuxième est à moi depuis ce matin.
—Maugiron, reprit celui qu'on venait d'appeler comte de Quélus, conçois-tu ces bizarres passions de Son Altesse pour ces petites bourgeoises?
—Moins que des bourgeoises, Quélus. Lui qui a la cour!...
—Mieux que la cour, Maugiron: il a Margot!
Les deux jeunes gentilshommes éclatèrent de rire et continuèrent à causer entre eux sans s'occuper de Maurevert, pour lequel ils cherchaient à peine à déguiser un sentiment de mépris et de crainte.
Maurevert s'était éloigné en disant:
—A ce soir, messieurs!
Quélus et Maugiron allaient en faire autant lorsqu'ils virent se dresser devant eux un jeune homme qui, avec une politesse glaciale, mit son chapeau à la main et demanda:
—Messieurs, voulez-vous me faire la grâce de me dire ce que vous regardiez si attentivement dans cette maison?
Les deux gentilshommes échangèrent un coup d'oeil
—Pourquoi nous posez-vous cette question, monsieur? fit Maugiron avec hauteur.
—Parce que, dit Pardaillan, cette maison m'appartient.
—Et vous supposez, dit Quélus, que nous aurions envie de Racheter?
—Ma maison n'est pas à vendre, messieurs, fit Pardaillan.
—Alors, que voulez-vous?
—Vous dire simplement ceci: je ne veux pas qu'on regarde ce qui m'appartient, et surtout qu'on en rie.
—Vous ne voulez pas! s'écria Maugiron avec Colère.
—Viens, fit Quélus. C'est un fou.
—Messieurs, dit Pardaillan toujours impassible, je ne suis pas fou. Je vous répète que je hais les insolents qui regardent ce qu'ils ne doivent pas voir...
—Mordieu! Vous allez vous faire couper les oreilles!
—Et que j'ai l'habitude de châtier ceux dont le rire me déplaît, acheva Pardaillan. Allez rire ailleurs.
—Ah! ah! fit Quélus. Et où diable voulez-vous que nous allions rire?
—Mais, par exemple, dans le petit Pré aux Clercs.
—C'est bien. Et quand?
—Tout de suite, si vous voulez!
—Non pas. Mais demain matin, vers les dix heures, nous y serons, mon ami et moi. Et vous, Monsieur, tâchez de bien rire ce soir. Car, demain, vous ne rirez plus.
—J'y tâcherai, messieurs! dit Pardaillan qui salua d'un grand geste de sa plume de coq...
Quélus et Maugiron s'éloignèrent dans la direction qu'avait déjà prise Maurevert.
Pardaillan, inquiet et troublé, entra dans la salle de la Devinière, et s'attabla.
—Que diable faisaient là ces deux étourneaux?... Et l'autre, avec sa figure d'oiseau de mauvais augure!... Seraient-ils venus là pour elle?... Par les cornes de tous les enfers! Si cela était!...
Le raisonnement aidant, et aussi un bon flacon de vin d'Anjou, Pardaillan parvint à se rassurer, et, selon ses habitudes d'observateur, se mit à regarder autour de lui.
Ce soir-là, il y avait grand remue-ménage dans l'auberge. Les servantes dressaient le couvert pour une forte tablée dans une pièce voisine. Maître Landry et ses queux agitaient force casseroles.
—Ah ça! demanda le chevalier à Lubin, qui le servait, il y aura donc belle et nombreuse société ce soir?
—Oui, monsieur. Et vous m'en voyez tout joyeux.
—Pourquoi joyeux?
—D'abord parce que messieurs les poètes sont fort généreux... ils boivent bien, et me font boire.
—Ce sont donc des poètes qui vont venir?
—Comme tous les mois, le premier vendredi, monsieur le chevalier. Ils se réunissent pour dire des poésies qui me feraient rougir, si je n'étais trop occupé à boire pour écouter.
—Bon. Ensuite?... Ton autre motif de joie?
—Ah oui! Eh bien, c'est que frère Thibaut va venir.
—Le moine? Est-il donc aussi poète?
—Non. Mais... excusez-moi, monsieur le chevalier, voici justement... une plume rouge...
Et, sans finir sa phrase, Lubin, qui paraissait fort embarrassé, se précipita au-devant d'un cavalier qui venait d'entrer dans la salle. Ce cavalier avait une plume rouge à sa toque. Il s'enveloppait soigneusement de son manteau qu'il relevait jusqu'au nez. Mais, si bien qu'il dissimulât son visage, Pardaillan aperçut un instant ce visage.
—M. de Cosseins! murmura-t-il.
Cosseins était le capitaine des gardes de Charles IX, c'est-à-dire le premier personnage militaire du Louvre.
—Qu'est-ce que cette société de poètes dont font partie le capitaine des gardes et le moine Thibaut? songea le chevalier. Pourquoi est-ce Lubin cet ancien moine qui a quitté son couvent et qui s'est fait garçon d'hôtellerie par amour de la bonne chère et non maître Landry qui va au-devant d'un pareil personnage?
Et, avec une curiosité surexcitée, il suivit des yeux le manège de Lubin et de Cosseins. Landry, occupé à ses fourneaux dans la rôtisserie, n'avait pas fait attention au nouveau venu, bien que, de la cuisine située à gauche de la grande salle, il pût voir par une large baie ce qui se passait dans l'auberge.
Or, Lubin et le capitaine pénétrèrent dans la salle où les servantes dressaient le couvert.
—C'est ici qu'aura lieu le banquet, messire poète, fit Lubin en essayant vainement de dévisager l'homme à la plume rouge.
—Allons plus loin! dit Cosseins.
La salle suivante était vide et donnait dans une quatrième salle également vide, mais où des sièges étaient préparés.
A gauche de cette salle s'ouvrait un cabinet noir. Cosseins y entra.
—Qu'est-ce que c'est que cette porte? demanda le capitaine.
—Elle ouvre sur l'allée qui longe les quatre salles et aboutit à la rue.
—Nul ne peut entrer par ici?
Lubin sourit et montra les deux énormes verrous qui maintenaient la porte massive.
—C'est bien. Où se tiendra le moine?
—Frère Thibaut? Dans la grande salle, devant la porte du banquet. Oh! personne n'entrera, et vous pourrez à l'aise vous débiter vos sonnets et vos ballades.
—C'est que, vous comprenez, il y a tant de jaloux qui seraient bien aises de s'emparer de nos productions!
Cosseins, satisfait sans doute de son inspection, retraversa les salles, gagna la porte du salon et disparut.
—Que diable va-t-il se passer ce soir à la Devinière? se demanda Pardaillan.
Le chevalier n'était pas homme à perdre son temps en méditation. Il connaissait l'hôtellerie de fond en comble.
Il se leva donc sans affectation, appela Pipeau d'un claquement de langue, et pénétra dans la salle du banquet où trois servantes effarées achevaient de mettre le couvert. Il passa rapidement, et entra dans la pièce vide en refermant derrière lui la porte. Puis il atteignit la pièce où étaient rangés des sièges, et enfin le cabinet noir qui donnait sur l'allée.
Ce cabinet n'était d'ailleurs qu'une sorte de caveau aux murailles en pierre humide, et tout tapissé de toiles d'araignées. Il communiquait avec l'allée par la lourde porte que nous avons signalée, et avec la pièce aux sièges par une porte percée d'un judas.
Or, ce caveau, c'était l'antichambre des caves de maître Landry. Dans le fond s'ouvrait une trappe que fermait un couvercle à anneau de fer.
Pardaillan, toujours suivi de son fidèle Pipeau, s'enfonça dans l'escalier qui descendait aux caves, les visita soigneusement, et, n'ayant remarqué rien d'anormal, revint s'installer dans le cabinet noir en laissant ouverte la trappe des caves.
Nous reviendrons dans la grande salle de l'auberge.
Là, vers neuf heures, apparurent trois hommes très enveloppés et portant à leurs toques des plumes rouges.
Lubin courut au-devant de ces mystérieux personnages et les introduisit dans la salle du banquet.
Dix minutes plus tard, deux autres cavaliers, puis enfin trois nouveaux, tous ayant une plume rouge à la toque, entrèrent à la Devinière et furent conduits par Lubin qui, alors, murmura:
—Huit plumes rouges. Le compte y est!
A ce moment, un moine a barbe blanche, aux yeux sournois, à la figure rubiconde, franchit à son tour le seuil.
—Frère Thibaut! s'écria Lubin en s'élançant à la rencontre du moine.
—Mon frère, dit celui-ci à voix basse, nos huit poètes sont-ils arrivés?
—Ils sont là, répondit Lubin.
—Très bien. Veuillez donc m'écouter, mon cher frère. Il s'agit de choses graves. Vous comprenez. Ce sont des poètes étrangers qui viennent discuter avec les nôtres.
—Mais, mon frère, comment se fait-il que vous soyez mêlé à des questions de poésie?
—Frère Lubin, fit sévèrement le moine, si notre révérend et vénérable abbé, Mgr Sorbin de Sainte-Foi, a permis que vous quittassiez le couvent pour venir faire ripaille et bombance en cette auberge... Si le révérend, prenant en pitié votre soif inextinguible, vous a donné une preuve aussi extraordinaire de sa mansuétude, ce n'est pas qu'il vous tolère par surcroît le péché mortel de la curiosité! Vous n'avez pas de questions à poser. Ou sinon, vous rentrez au couvent!
—Miséricorde! Je vous jure, mon frère...
—C'est bien. Maintenant, dressez-moi une petite table là, devant la porte de cette salle, car je me sens quelque appétit.
—Que vous donnerai-je à dîner, mon cher frère?
—La moindre des choses: une moitié de poularde, une friture de Seine, un pâté, une omelette et des confitures, avec quatre bouteilles de vin d'Anjou...
—Le moine s'installa donc devant la porte, de façon que nul ne pût entrer sans sa permission.
Lorsque Lubin eut apporté sur la table les éléments du repas modeste demandé par frère Thibaut, celui-ci reprit:
—Maintenant, frère Lubin, écoutez-moi bien. Vous connaissez l'allée qui aboutit au cabinet noir? Eh bien, vous allez vous mettre en sentinelle à la porte de cette allée, sur la rue, jusqu'à ce que je vous en relève.
Lubin, qui voyait s'évanouir tous ses rêves gastronomiques et bachiques, poussa un soupir qui eût attendri un tigre. Mais frère Thibaut ne parut pas s'en apercevoir.
—Si quelqu'un veut entrer dans l'allée, continua-t-il, vous vous y opposerez. Si ce quelqu'un persiste, vous pousserez un cri d'alarme. Allez, mon cher frère, hâtez-vous...
Force fut à Lubin d'obéir.
Alors, frère Thibaut attaqua consciencieusement sa demi-poularde.
La demie de neuf heures sonna. A ce moment, six nouveaux personnages firent leur entrée dans l'auberge.
—Voici les mécréants! grogna frère Thibaut. Je suis comme frère Lubin, moi. Je ne comprends pas pourquoi on me force à garder la porte pour des faiseurs de phébus comme ce Ronsard, ce Baïf, ce Rémy Belleau, ce Jean Dorât... ce Jodelle et ce Pontus de Thyard!
En grommelant ainsi, frère Thibaut dévisageait successivement les six poètes et se rangeait pour les laisser entrer dans la salle du banquet.
Il va sans dire que l'arrivée des poètes et leur disparition étaient passées inaperçues. Et pour se rendre un compte exact de cette scène, notre lecteur doit se figurer la grande salle de la Devinière pleine de soldats, d'écoliers, d'aventuriers, de gentilshommes; Ça et là, quelques ribaudes; au milieu de la salle, un bohémien qui fait des tours de passe-passe; les éclats de rire, les chansons, les cris des buveurs, le fracas des pots d'étain et des gobelets qui s'entrechoquent.
Les six poètes de la Pléiade (Joachim du Bellay, le septième, était mort en 1560) entrèrent donc sans avoir éveillé la moindre curiosité, et passèrent dans la salle du festin.
Là, Jean Dorât arrêta d'un geste ses confrères, et leur dit;
—Nous voici donc, une fois encore, unis dans la célébration de nos mystères. Je puis dire que nous sommes ici la fleur de la poésie antique et moderne, et que jamais assemblée de plus fiers docteurs en l'art sublime ne fut plus digne de monter au Parnasse pour y saluer les dieux tutélaires. Je vous ai parlé, il y a huit jours, de ces quelques étrangers qui désirent assister à la célébration d'un de nos mystères.
—Sont-ce des poètes tragiques? demanda Jodelle.
—Nullement. Et même ils ne sont pas poètes. Mais je réponds que ce sont d'honnêtes gens. Ils m'ont confié leurs noms sous le sceau du secret. Maître Ronsard approuve leur admission.
—Mais s'ils nous trahissent? observa Rémy Belleau.
—Ils ont juré le silence, répondit vivement Dorât. D'ailleurs, messieurs, ils repartent dès demain, il est vraisemblable qu'ils ne reviendront jamais à Paris.
Pontus de Thyard, qui était mangeur et buveur d'élite, Pontus qu'on appelait le—Grand Pontus à cause de sa taille herculéenne, Pontus dit alors:
—Moi, je trouve qu'on dîne de mauvaise humeur et qu'on digère mal quand...
—Ces nobles étrangers n'assisteront pas à notre agape! interrompit Dorât.
Alors, les six poètes entonnèrent en choeur une chanson bachique. Et ce fut aux accents de cette chanson qu'ils firent leur entrée dans la salle du fond où se trouvaient déjà les huit inconnus aux plumes rouges.
Ils étaient assis sur deux rangées, comme des gens venus au spectacle. Tous étaient masqués.
Les six poètes eurent l'air de ne pas les avoir vus.
A peine furent-ils entrés que leur chanson bachique se transforma en une mélopée au rythme bizarre qui devait être une invocation.
En même temps, ils se rangèrent sur un seul rang devant le panneau du fond de la salle qui faisait vis-à-vis à la porte du cabinet noir par où on accédait aux caves.
Aussitôt, Jean Dorât ouvrit la porte d'un vaste placard qui occupait tout le panneau.
Ce placard s'évidait profondément en forme d'alcôve.
Et voici ce que les huit spectateurs virent alors.
Au fond de cette alcôve se dressait une sorte d'autel antique. Cet autel, qui était en granit rosé, affectait la forme primitive et rudimentaire des grandes pierres qui, jadis, au temps des mystères, servaient aux sacrifices. Mais son soubassement était orné de sculptures et de médaillons; l'un de ces médaillons représentait Phébus ou Apollon, dieu de la poésie; dans un autre, c'était Cérès, déesse des moissons; un troisième figurait Mercure, dieu du commerce et des voleurs, en réalité, dieu de l'ingéniosité.
A gauche et à droite de l'autel, étaient accrochées des tuniques blanches et des couronnes de feuillage.
Enfin, par un incroyable mais véridique caprice ou peut-être par un mélange de paganisme et de religion chrétienne, d'où certainement était banni tout esprit de profanation, ou peut-être enfin par un singulier oubli, en arrière de l'autel, un peu à gauche, accrochée au mur, très étonnée sans doute de se trouver là, c'était une enluminure représentant la Vierge qui écrasait un serpent!...
A peine la porte de l'alcôve fut-elle ouverte que Jean Dorât y entra, décrocha les tuniques blanches et les couronnes et les tendit à ses amis. En un instant les six poètes furent habillés comme des prêtres de quelque temple de Delphes et couronnés de feuillage et de fleurs entrelacés.
Alors, ils se placèrent à gauche de l'autel, et commencèrent, en grec, un couplet modulé sur une musique primitive; le couplet terminé, ils évoluèrent en file et vinrent se placer à droite de l'autel où eut lieu, sur la même musique, la reprise d'un deuxième couplet, figurant sans aucun doute l'antistrophe, tandis que le premier avait figuré la strophe.
Ronsard s'avança vers un brûle-parfum et y jeta le contenu d'une cassolette qu'il venait de prendre sur l'autel. Aussitôt, une fumée blanche et légère s'éleva dans les airs, emplissant l'alcôve de la salle d'une odeur subtile de myrrhe ou de cinname.
Alors, il y eut une reprise en choeur sur une mélopée plus lente. Puis, tout se fut de nouveau.
Les poètes s'étaient débarrassés de leurs tuniques blanches, mais avaient gardé sur leurs têtes leurs couronnes de fleurs.
La porte de l'alcôve fut soudain refermée.
Et les poètes, attaquant le chant bachique qui avait servi d'entrée à cette étrange scène de paganisme, se mirent en file et disparurent dans la salle du festin, où aussitôt on entendit le choc des verres, le bruit des conversations et des éclats de rire.
—Voilà de bien grands fous, ou de dignes philosophes! grommela le chevalier de Pardaillan.
Nos lecteurs n'ont pas oublié, en effet, que le chevalier s'était introduit dans le cabinet noir, prêt à s'engouffrer dans la trappe de la cave au moindre danger d'être découvert.
Après la disparition des poètes, les huit hommes masques se levèrent.
—Sacrilège et profanation! gronda l'un d'eux qui ôta son masque.
—L'évoque Sorbin de Sainte-Foi! murmura Pardaillan, qui étouffa une exclamation de surprise.
—Et l'on m'oblige, moi, reprit Sorbin, à assister à de telles infamies! Ah! la foi s'en va. L'hérésie nous étouffe! Il n'est que temps d'agir!...
—Que voulez-vous, monseigneur! s'écria un autre qui retira également son masque. Dorât est des nôtres. Il nous couvre. Il surveille cette réunion. Où voulez-vous aller? Chez vous? Dans une heure, nous étions tous arrêtés. Partout, la prévôté fait bonne surveillance. Ici, nous sommes en sûreté!
Et, dans celui qui venait de parler ainsi, Pardaillan reconnut Cosseins, le capitaine des gardes du roi!
Il n'était pas au bout de ses surprises.
Car, les six autres s'étant démasqués à leur tour, il reconnut avec stupéfaction le duc Henri de Guise et son oncle, le cardinal de Lorraine!
Quant aux quatre derniers, il ne les connaissait pas.
—Ne nous occupons pas, dit le cardinal de Lorraine, de la comédie de ces poètes. Plus tard, nous verrons à étouffer cette hérésie nouvelle... Plus tard, quand nous serons les maîtres. Cosseins, vous avez étudié les lieux?
—Oui, monseigneur.
—Vous répondez que nous y sommes en sûreté?
—Sur ma tête!
—Eh bien, messieurs, parlons de nos affaires, dit alors le duc de Guise d'un ton d'autorité. Calmez-vous, monsieur l'évêque, les temps sont proches. Lorsqu'il y aura sur le trône de France un roi digne de ce nom, vous prendrez votre revanche. Je vous ai juré que l'hérésie serait exterminée; vous me verrez à l'oeuvre. Où en sommes-nous? Parlez le premier, mon oncle.
—Moi, dit le cardinal de Lorraine, j'ai fait les recherches nécessaires, et je puis maintenant prouver que les Capétiens ont été des usurpateurs et que ceux qui leur ont succédé n'ont fait que perpétuer l'usurpation. Par Luther, duc de Lorraine, vous descendez de Charlemagne, Henri.
—Et vous, maréchal de Tavannes? dit Henri.
—J'ai mille fantassins prêts à marcher.
—Et vous, maréchal de Damville?
Pardaillan tressaillit. Le maréchal de Damville! Celui qu'il avait tiré des mains des truands! Celui qui lui avait donné Galaor!...
—J'ai quatre mille arquebusiers et trois mille gens d'armes à cheval, dit Henri de Montmorency. Mais je tiens à rappeler mes conditions.
—Voyez si je les oublie, fit Henri de Guise avec un sourire: votre frère François saisi, vous devenez le chef de la maison de Montmorency, et vous avez l'épée de connétable de votre père. Est-ce bien cela?
Henri de Montmorency s'inclina.
Et Pardaillan vit luire dans ses yeux une rapide flamme d'ambition ou de haine.
—A vous, monsieur de Guitalens! reprit le duc de Guise.
—Moi, en ma qualité de gouverneur de la Bastille, mon rôle m'est tout tracé. Qu'on m'amèn le prisonnier en question, et je réponds qu'il ne sortira pas vivant.
Qui était le prisonnier en question?...
—A vous, de Cosseins! dit Henri de Guise.
—Je réponds des gardes du Louvre. Les compagnies sont à moi. Au premier signal, je le saisis, je le mets dans une voiture et le conduis à M. de Guitalens!...
—A vous, monsieur Marcel.
—Moi, maître Le Charron m'a supplanté dans mon poste de prévôt des marchands. Mais j'ai le peuple avec moi. De la Bastille au Louvre, tous les quarteniers et dizainiers sont prêts à faire marcher leurs hommes quand je voudrai.
—A vous, monsieur l'évoque.
—Dès demain, dit Sorbin de Sainte-Foi, je commence la grande prédication contre Charles, protecteur des hérétiques. Dès demain, je lâche mes prédicateurs, et les chaires de toutes les églises de Paris se mettent à tonner.
Henri de Guise demeura une minute rêveur.
—Et le duc d'Anjou? Qu'en ferons-nous? demanda tout à coup Tavannes. Et le duc d'Alençon?
—Les frères du roi! murmura Guise en tressaillant.
—La famille est maudite! répondit âprement Sorbin de Sainte-Foi. Frappons d'abord à la tête; les membres tombent en pourriture!
—Messieurs, dit alors Henri de Guise, à chaque jour suffit sa tâche. Nous nous sommes vus. Nous savons maintenant sur quoi nous pouvons compter pour mener à bien notre grande oeuvre. Messieurs, vous pouvez compter sur moi... non seulement pour l'action, mais pour ce qui doit suivre l'action. Un pacte me lie à chacun de vous; je le tiendrai religieusement. Vous recevrez le mot d'ordre. D'ici là, que chacun reprenne ses occupations ordinaires. Maintenant, messieurs, séparons-nous.
Alors, tous, l'un après l'autre, vinrent baiser la main de Guise, hommage royal que le jeune duc accepta comme une chose vraiment naturelle.
Puis ils sortirent, en s'espaçant de quelques minutes.
Alors, la trappe de la cave se souleva et la tête de Pardaillan apparut. Le chevalier était un peu pâle de ce qu'il venait de voir et d'entendre. C'était un formidable secret qu'il venait de surprendre, un de ces secrets qui tuent sans rémission. Et Pardaillan, qui n'eût pas tremblé devant dix truands, Pardaillan qui avait tenu tête à un peuple déchaîné, Pardaillan frissonna de se sentir maître—ou l'esclave!—d'un tel secret. Devait-il assister, spectateur impuissant, à la tragédie qui se préparait? Non! mille fois non! Une haine lui venait contre ces conspirateurs... Pardaillan n'aimait pas le roi... Charles IX lui était indifférent.
Quel que fût le roi de France, lui était son propre roi... Mais vraiment, ces gens lui apparaissaient bien vils! Tous, tous, ils devaient au roi leurs places, leurs emplois, leurs honneurs... Tous faisaient partie de sa cour, l'encensaient, l'adulaient! Et par-derrière ils voulaient le frapper!
Alors, quoi?... Les dénoncer?... Jamais, ah! jamais cela, par exemple! Il n'était pas l'homme de ces basses besognes.
Ces réflexions passèrent comme un éclair dans l'esprit du chevalier. Et comme la contemplation n'était guère son fait, il se couvrit soigneusement le visage de son manteau et s'élança dans l'allée, juste au moment où Lubin se dirigeait vers lui pour refermer la porte laissée ouverte par Montmorency.
Lubin, à qui frère Thibaut avait fait la leçon, savait que huit poètes devaient sortir par l'allée. Il avait compté, tout joyeux à l'idée d'aller tenir compagnie à frère Thibaut.
—Holà! cria-t-il en apercevant ce neuvième personnage qui dérangeait son calcul, que faites-vous ici?
Mais la stupéfaction de Lubin se changea instantanément en terreur. Car il achevait à peine de parler qu'il reçut une violente bourrade, laquelle l'allongea de tout son long dans l'allée. Pardaillan sauta lestement par-dessus le gémissant Lubin, et aussitôt il se trouva dans la rue.
XIV
LE TIGRE A L'AFFÛT
A cette heure-là, l'hôtellerie de la Devinière était fermée. Closes également les boutiques d'alentour La rue était une solitude enténébrée. Le silence était profond. Il fallait être un brave et hardi cavalier pour s'aventurer seul dans les rues, qui dès le couvre-feu, devenaient le vaste et inextricable domaine des truands, gueux, mauvais garçons, capons, argotiers et francs bourgeois.
Henri de Montmorency s'était engagé sans hésiter dans la rue Saint-Denis. Sous son manteau, il tenait a la main une forte dague bien emmanchée.
Il marchait sans hâte, rasant les maisons à droite dans la direction de la Seine. Tout à coup, il s'arrêta net s'enfonça dans un angle obscur, s'immobilisa contre une borne.
A vingt pas, se dirigeant vers lui, il venait de distinguer un groupe confus qui, l'instant d'après, se dégagea des ténèbres et lui apparut, composé de quatre personnes.
—Des truands! songea le maréchal de Damville en assurant dans sa main le manche de sa dague.
Mais non. Ce ne pouvait être une bande de truands. Ces inconnus avaient cette démarche assurée qui indique des gens en parfaite amitié avec le guet et leur conscience. Ils causaient et le maréchal entendait leurs rires étouffés.
—Messieurs messieurs, disait à ce moment l'un d'eux, ne riez pas. Cette personne a un nom.
—La voix du duc d'Anjou! murmura sourdement Henri de Montmorency.
—Et ce nom, mon prince? reprenait un autre de la bande.
—Dans la rue Saint-Denis, on l'appelle Mme Jeanne, ou la Dame en noir.
—Nom à donner froid au dos!
—J'en conviens, messieurs. Mais qu'importe le nom de la mère si la fille est jolie. Et peut-on rien voir de plus ravissant que cette petite Loïse!... Ah! messieurs, vous allez voir la merveille, et je veux...
Mais le maréchal n'écoutait plus.
Le reste se perdit dans un murmure étouffé.
Au nom de Jeanne, il avait violemment tressailli. Au nom de Loïse, il avait étouffé un rugissement, et, presque sans prendre de précautions, s'était jeté à la poursuite du duc d'Anjou et de son escorte.
—Jeanne! Loïse!...
Ces deux noms avaient retenti en lui comme un coup de tonnerre. Qu'était cette Jeanne? Qu'était cette Loïse? Étaient-ce elles?... Oh! il voulait le savoir à tout prix! Dût-il interroger le duc d'Anjou! Dût-il provoquer le frère du roi!
Un instant, Henri de Montmorency s'arrêta suffoqué. Quoi! seize ans écoulés! Et ce nom qui pouvait ne pas la désigner, qui s'appliquait peut-être à une quelconque, ce nom déchaînait en lui la passion qu'il croyait éteinte.
—Jeanne! Jeanne!
Était-ce donc possible qu'il la revît, qu'il lui parlât! Était-ce possible que, vivante, elle lui apparût encore, alors qu'il la croyait morte, alors qu'il espérait avoir étouffé l'amour de jadis sous les cendres de ses ambitions!
Oui. Il aimait. Il aimait comme autrefois. Plus qu'autrefois peut-être...
La bande avait pris de l'avance.
En quelques bonds, il la rejoignit.
Et brusquement, une pensée terrible fulgura parmi les pensées tumultueuses qui assaillaient son esprit, comme un coup de foudre éclaire soudain un ciel chargé de nuées livides.
—Mais si c'est elle! Si elle est à Paris! Avec sa fille!... Si François l'apprend!... Si le hasard ou l'enfer les met en présence!... S'il connaît ma trahison!... Oh! mon frère se dressant devant moi, comme jadis, là-bas dans la forêt de châtaigniers!... François me demandant compte de l'imposture!... Que dirai-je?... Que ferai-je?...
Il essuya les grosses gouttes de sueur qui roulaient sur ses tempes. Et un rire silencieux, un rire terrible résonna, condensa les vapeurs de vengeance qui montaient à sa tête.
—Je n'attendrai donc pas qu'Henri de Guise soit roi de France pour devenir le chef de la maison de Montmorency! Et puisque François est de trop, qu'il meure!...
A ce moment, il vit que la bande s'était arrêtée devant l'hôtellerie de la Devinière.
Montmorency—ou Damville, si on veut lui donner le nom sous lequel il était connu,—se colla contre un mur, sous un auvent, et là, presque chancelant, la respiration rauque, il tâcha de voir, il tâcha d'entendre...
—Maurevert, la clef! dit la voix du duc d'Anjou.
—La voici, monseigneur!...
—Allons, messieurs!...
Les quatre s'avancèrent vers la porte de la maison qui faisait vis-à-vis à la Devinière...
—Oh! gronda Henri de Damville, par l'enfer, il faut que je sache!
Il eut un mouvement pour s'élancer.
Mais il s'arrêta court, se renfonça sous son auvent...
Devant la porte, un homme venait de se dresser soudain. Et cet homme disait sans raillerie, sans colère:
—Par Pilate et Barabbas, messieurs! Vous me forcez à désobéir aux ordres de monsieur mon père! Que cette faute retombe sur vous seuls!
—Quel est ce maître fou? dit le duc d'Anjou.
—Eh! pardieu, Maugiron, c'est notre homme de tantôt!
—C'est lui-même, ou Dieu me damne! s'écria Maugiron. Ah ça? mon digne propriétaire, vous montez donc la garde devant votre maison?
—Comme vous voyez, mon digne mignon, répondit Pardaillan. Le jour, la nuit, je suis toujours là!
—Ça! éclata le duc d'Anjou, finissons-en, monsieur le drôle; ôtez-vous de là!
—Ah! messieurs, fit Pardaillan d'une voix très calme, en s'adressant à Quélus et à Maugiron, recommandez donc à votre laquais de se tenir tranquille, ou il va se faire étriller, comme vous-mêmes, demain matin, sur le petit Pré aux Clercs, vous allez vous faire estafiler?
—Misérable! rugirent les gentilshommes. Ce n'est pas demain matin, c'est tout de suite que tu vas mourir.
Pardaillan tira son épée.
Maurevert, sans dire un mot, s'était précipité.
Mais il recula avec un hurlement de douleur et de rage.
Le chevalier avait tiré son épée, de ce grand geste ample et rapide qui faisait siffler Giboulée dans sa main. La lame décrivit un demi-cercle flamboyant, s'abattit à revers comme une cravache d'acier, et cingla la joue de Maurevert. Une longue éraflure sanguinolente marqua une trace rouge sur cette joue, et Pardaillan, du même coup, tombant en garde, se prit à dire posément:
—Puisque vous voulez que ce soit tout de suite, je le veux bien, moi! Mais, par Pilate! que dirait monsieur mon père, s'il me voyait ici? Ah! monsieur, je suis au désespoir de lui désobéir en vous portant ce coup de pointe!
Cette fois, ce fut Maugiron qui hurla et recula, le bras droit inerte laissant tomber son épée.
Quélus, à son tour, s'élança.
—Halte! fit la voix impérieuse du duc d'Anjou.
Le duc écarta vivement Quélus et s'avança, désarmé, jusqu'à Pardaillan, qui, baissant son épée, en appuya la pointe sur le bout de sa botte.
—Monsieur, dit le duc d'Anjou, je vous tiens pour un brave gentilhomme.
Pardaillan salua jusqu'à terre, mais son oeil ne perdit pas de vue un instant ses adversaires.
—Vous avez dit tout à l'heure des choses que vous regretteriez amèrement si vous saviez à qui vous parlez.
—Monsieur, dit Pardaillan, votre politesse me les fait déjà regretter, quelque basse et indigne que soit la conduite d'un gentilhomme, c'est aller un peu loin que de le traiter de laquais. Je m'excuse, et vous m'en voyez tout marri.
La phrase était si équivoque, si ambiguë, que le duc pâlit de honte. Mais il était résolu à passer outre et à feindre de tenir pour valable une excuse qui n'était qu'un nouvel affront.
—J'accepte vos excuses, dit-il en nasillant, ce qui lui arrivait quand il voulait se donner plus de majesté qu'il n'en avait en réalité. Et maintenant que nous nous sommes expliqués je dois vous dire que j'ai affaire dans cette maison.
—Ah! ah! Que ne le disiez-vous tout de suite!... Affaire! Diable! Vous avez affaire ici?
—Affaire d'amour, monsieur!
—Je ne m'en doutais pas, vraiment!
—Vous allez donc nous laisser le passage libre?
—Non! fit tranquillement Pardaillan.
—Ah! prenez garde, monsieur! On dit que la patience du roi est courte. Celle de son frère est encore plus courte!...
En parlant ainsi, le duc d'Anjou cherchait à redresser sa taille. Car il était assez petit et atteignait à peine à l'épaule de Pardaillan. Le chevalier feignit de n'avoir pas compris qu'Henri d'Anjou venait, en somme, de se nommer. Et, avec ingénuité, il répondit:
—Monsieur, au nom de cette amitié toute neuve dont vous avez bien voulu m'honorer, je vous supplie de ne pas insister: vous me désobligeriez cruellement...
La position devenait ridicule, c'est-à-dire terrible pour le duc d'Anjou. Il pâlit de fureur et, dans un tressaillement de rage, il leva la main.
Au même instant, il sentit sur sa gorge la pointe de l'épée de Pardaillan. Les trois gentilshommes jetèrent un cri et, saisissant le duc, le ramenèrent violemment en arrière.
—Chargeons! dit Quélus.
—Non pas! répondit le duc qui frémissait de honte. Remettons la partie, messieurs. Maugiron est hors de combat. Maurevert n'y voit plus. Quant à moi, je ne puis décemment pas me commettre avec ce truand. Rengaine, Quélus! Rengaine, mon ami, nous reviendrons en nombre.
Et, s'adressant à Pardaillan qui, l'épée en garde, appuyé de la main gauche à la porte, attendait, immobile, silencieux:
—Au revoir, monsieur. Vous aurez de mes nouvelles...
—Je souhaite qu'elles soient bonnes, monsieur! répondit le chevalier.
L'instant d'après, la bande avait disparu.
Pendant plus d'une heure, Pardaillan demeura à la même place, l'oreille au guet, l'épée au poing.
Mais la rue demeura dès lors déserte et silencieuse.
Le chevalier, certain qu'il n'y aurait plus de nouvelle attaque, du moins pour cette nuit, cogna du poing à la porte basse de la Devinière, se fit ouvrir, et monta à sa chambre.
Alors, sous prétexte de se rassurer encore, il ouvrit sa fenêtre et plongea sur la chaussée un regard perçant. Mais, de cette hauteur, il ne voyait plus rien, ou, s'il voyait quelque chose, ce n'était que la petite fenêtre d'en face vers laquelle ses yeux se trouvèrent invinciblement ramenés. La fenêtre était d'ailleurs obscure. Loïse et sa mère dormaient.
Nous devons dire que Pardaillan demeura tout d'abord atterré de ce qu'il venait de faire. Il avait parfaitement reconnu le duc d'Anjou. Et maintenant que le feu de l'action était tombé, il comprenait l'énormité de son acte.
Le frère du roi, héritier de la couronne, était en effet une figure populaire à Paris.
Pardaillan était badaud comme tout bon Parisien; et le visage du duc d'Anjou lui était familier. Donc, malgré la nuit, il l'avait reconnu. Et, comme nous l'avons dit, il en était atterré. Il constata avec amertume qu'une sorte de fatalité le poussait à se mêler de ce qui ne le regardait pas, et que, fils dénaturé, rebelle aux voeux sacrés de son père, il prenait justement le contre-pied de ses sages conseils, que pourtant il se jurait chaque matin d'observer religieusement.
Finalement, il eut ce haussement d'épaules qui lui était familier et qui signifiait:
—Allons! le vin est tiré, il faudra bien le boire! Et au surplus, nous verrons bien!
En attendant, il se promit d'être prudent et de ne pas se rendre le lendemain au Pré aux Clercs où il avait rendez-vous avec Quélus et Maugiron.
—J'ai servi de mon mieux l'un de ces gentilshommes, songea-t-il. Quant à l'autre, je chercherai une occasion de lui rendre raison. Mais quant à aller au Pré aux Clercs, ce serait me jeter dans les bras des sbires que le duc d'Anjou ne manquera pas d'aposter et qui me conduiraient tout droit à la Bastille.
Content d'avoir ainsi arrangé les choses, il se coucha en rêvant à Loïse.
En bas, dans la rue, le maréchal de Damville avait assisté à toute la scène sans reconnaître Pardaillan, qu'il avait à peine entrevu dans cette nuit sombre, il y avait plusieurs mois de cela, et dont il ignorait le nom comme la figure.
Sans bouger de la place où il s'était immobilisé, il avait vu l'intervention soudaine du jeune homme, le départ du duc d'Anjou et de ses acolytes, et enfin la rentrée de Pardaillan à l'auberge de la Devinière.
Lorsqu'il fut certain que la rue serait désormais paisible, il quitta son poste d'observation et, longeant les boutiques fermées, vint se placer devant la maison dans laquelle le duc d'Anjou avait voulu pénétrer.
Alors la question se posa de nouveau en lui:
—Quelle est cette Jeanne? Quelle est cette Loïse?...
Elles! c'est certain! Coïncidence pour un nom, passe! Mais coïncidence pour les deux noms! Est-ce possible? Non, non! ce sont elles!... C'est elle qui est la!... Oh! il faut que je le sache, que je m'en assure!... Je reviendrai au jour... Oui, mais si, d'ici là, elle disparaît?... Non, il faut que je demeure ici jusqu'à ce que je sache!...
Ses yeux levés interrogeaient, fouillaient, scrutaient fiévreusement le visage muet de la maison.
Le jour se leva.
Peu à peu, les boutiques s'ouvrirent; la rue s'anima; les marchands ambulants passèrent et virent avec étonnement cet homme pâle qui tenait ses yeux fixés sur la maison...
Henri de Montmorency ne bougeait pas.
Parfois un frisson l'agitait.
Tout à coup, là-haut, une fenêtre s'ouvrit, une tête de femme se montra l'espace d'une seconde; mais cette seconde avait suffi. Henri de Montmorency étouffa un cri en reconnaissant Jeanne de Piennes!...
XV
CATHERINE DE MÉDICIS
IL était neuf heures du soir. Dans la maison du pont de bois où nous avons déjà introduit nos lecteurs; Catherine de Médicis et l'astrologue Ruggieri attendaient le chevalier de Pardaillan auquel, on s'en souvient, le Florentin avait donné rendez-vous.
La reine écrivait à une table, tandis que l'astrologue se promenait à pas lents, venant de temps à autre jeter un coup d'oeil sur ce que Catherine écrivait, sans chercher d'ailleurs à cacher cette indiscrétion, mais comme un homme qui a le droit d'être indiscret—ou qui le prend.
Un monceau de lettres déjà cachetées étaient entassées dans une corbeille. Et Catherine écrivait toujours. A peine une lettre finie, elle en commençait une autre.
La prodigieuse activité de cette reine se dépensait ainsi.
C'est ainsi qu'après une lettre de huit pages serrées où elle exposait à sa fille, la reine d'Espagne, la situation des partis religieux en France et où elle demandait de décider le roi d'Espagne à intervenir, elle écrivait à Philibert Delorme, son architecte, pour lui donner des indications sur le palais des Tuileries; puis elle écrivait à Coligny en termes caressants pour l'assurer que la paix de Saint-Germain serait durable; puis elle achevait un billet à maître Jean Dorât; elle écrivait ensuite au pape, puis au maître de cérémonies pour lui dire d'organiser une fête. De temps à autre, et sans s'interrompre, elle jetait un mot bref.
—Ce jeune homme viendra-t-il?
—Certainement. Mais que voulez-vous faire de ce spadassin?
Catherine de Médicis posa la plume, jeta un profond regard sur l'astrologue et dit:
—J'ai besoin d'hommes, René. De grandes choses sont en l'air. Il me faut des hommes... et surtout j'ai besoin d'un bon spadassin, comme tu dis.
—Nous avons Maurevert.
—C'est vrai; mais Maurevert m'inquiète. Il en sait trop long maintenant. Et puis Maurevert a été touché à son dernier duel. Son bras a tremblé. Vienne une circonstance tragique, vienne une de ces secondes terribles où le sort d'un empire repose sur une épée... que cette épée tremble un millième de seconde... que le coup s'égare... et l'empire s'écroule peut-être... René, le bras de ce jeune homme ne tremble pas!
—Il sera à nous, rassurez-vous, Catherine.
—A propos, René, l'hôtel que je t'ai fait construire est terminé. On m'en a remis les clefs ce matin.
—J'ai vu, ma reine, j'ai vu. J'en ai fait le tour par la rue du Four, la rue des Deux-Écus et la rue de Grenelle. C'est tout l'emplacement de l'hôtel de Soissons. Vous faites magnifiquement les choses.
—Que dis-tu de la tour que je t'ai fait élever?
—Je dis que jamais Paris n'aura vu une telle merveille de hardiesse élégante.
Mais déjà l'esprit de Catherine suivait une autre piste.
—Oui, reprit-elle lentement, ce jeune homme me sera utile. As-tu essayé, René, d'établir sa destinée par la sublime connaissance que tu as des astres?
—Divers éléments me manquent encore; mais j'y arriverai. Au surplus, ma reine, pourquoi vous inquiéter à ce point de ce hère? N'avez-vous pas vos gentilshommes, vos créatures, vos femmes?
—Oui, René, j'ai mes cent cinquante demoiselles, et, par elles, je sais ce que cent cinquante ennemis peuvent confier à l'oreille d'une maîtresse; oui, j'ai mes créatures jusque chez Guise, jusqu'en Béarn; et par ces créatures je connais les plans de ceux qui veulent ma mort et, au lieu d'être tuée, c'est moi qui tue; oui, j'ai mes gentilshommes et, par eux, je tiens le Louvre et Paris. Mais je me défie, René!...
Son regard se perdit dans le vague.
—René, dit-elle d'une voix glacée, j'avais quatorze ans lorsque je vins en France. J'en ai cinquante. Cela fait donc trente-six années de souffrances et de tortures, trente-six années d'humiliations, de rage d'autant plus terrible que je devais la déguiser sous des sourires, trente-six années où j'ai été tour à tour méprisée, bafouée, réduite à l'état de servante, et enfin haïe... mais d'être haïe, ce n'est rien!... Cela a commencé le soir de mon mariage, René...
—Catherine, Catherine! à quoi bon de tels souvenirs?
—C'est que les souvenirs ravivent la haine! dit sourdement Catherine de Médicis. Oui, la longue humiliation commença le soir de mon mariage et, dusse-je vivre cent ans encore, je n'oublierai jamais cette minute où le fils de François Ier, m'ayant conduite à notre appartement, s'inclina devant moi et sortit sans me dire un mot... la nuit suivante et les autres, il en fut de même... Lorsque mon époux devint roi de France, la reine, la vraie reine, ce ne fut pas moi... ce fut Diane de Poitiers. Les années s'écoulèrent pour moi dans la solitude: un jour, j'appris qu'Henri de France me voulait répudier. Tremblante, la rage au coeur, j'interrogeai mon confesseur sur les motifs que pouvait faire valoir mon royal époux... Sais-tu ce qu'il me répondit?
Ruggieri secoua la tête.
—Madame, dit le confesseur, le roi prétend que vous sentez la mort!
Ruggieri tressaillit et pâlit.
—Je sentais la mort! poursuivit Catherine de Médicis en reprenant place dans son fauteuil. Comprends-tu? J'étais mortelle à tout ce que je touchais... Et, chose affreuse, René, il semble qu'Henri II ait eu raison de parler ainsi... Lorsque, poussé par ses conseillers, par Diane de Poitiers elle-même, dont la générosité fut pour moi la dernière lie du fiel, le roi se résolut à me garder, lorsque, sur les instances des prêtres, il consentit à faire de moi sa véritable épouse, lorsque enfin j'eus des enfants, ah! René... que furent ces enfants? François est mort à vingt ans, après un an de règne, d'une effroyable maladie des oreilles dont la source est restée inconnue. Seulement Ambroise Paré me dit qu'il est mort de pourriture.
Catherine s'arrêta un instant, les lèvres serrées, le front barré d'un pli.
—Regarde Charles! reprit-elle d'une voix plus sourde. Des crises terribles l'abattent et, par moments, je me demande s'il ne va pas finir dans la folie, dans la pourriture de l'intelligence, comme François a fini dans la pourriture du corps. Regarde le duc d'Alençon, mon dernier-né! avec son visage ravagé, ne semble-t-il pas marqué lui aussi d'un signe fatal? Vois enfin le duc d'Anjou! (Et ici la voix âpre de la reine prit une expression de tendresse qui surprenait.) Il paraît vigoureux, n'est-ce pas? Eh bien, moi qui le connais, qui le soigne, je vois seule les signes de débilité chez cet enfant incapable de lier deux idées...
—François est mort. Charles est condamné. Henri, avant peu sans doute, va monter sur le trône et poser sur sa faible tête une couronne dont le poids l'écrasera. Tu vois bien qu'il faut que je sois forte, moi, pour régner sur la France, tandis qu'Henri s'amusera!
Henri, qui seul m'aime et me comprend! Henri d'Anjou, que Charles jalouse, pauvre enfant! Henri à qui on vient de refuser l'épée de connétable! Henri, mon fils, enfin!... Que veux-tu, une mère ne se sent vraiment mère que pour l'enfant qui est vraiment son enfant, selon son coeur et son esprit!...
—Et l'autre, madame... vous n'en parlez jamais...
Catherine tressaillit. Ses yeux se dilatèrent et plantèrent un regard aigu dans les yeux de l'astrologue.
—Je crois, dit-elle, que tu n'es pas dans ton bon sens. Prends bien garde que jamais une question de ce genre ne t'échappe encore.
—Pourtant, il faut que je parle!
Ruggieri, en laissant tomber ces mots, avait gardé la tête baissée. Et ce fut dans cette attitude qu'il continua:
—Oh! soyez sans crainte, madame, nul ne nous entendra; j'ai pris mes précautions; nous sommes seuls... Si j'ose parler, ma reine, c'est que j'ai interrogé les astres, et que les astres m'ont répondu!
Catherine frissonna.
Elle, qui ne tremblait pas devant le crime, tremblait devant la menace des astres.
Sûr désormais d'être écouté, Ruggieri continua:
—Ainsi, madame, vous pouvez dormir tranquille, vous! Ainsi, Catherine, vous n'y songez jamais à l'autre! Moi, j'y songe. Moi, depuis longtemps, je ne dors plus que d'un sommeil fiévreux. Et chaque fois que je m'endors, Catherine, le même rêve sinistre se dresse au chevet de mon lit. Je vois un homme qui sort d'un palais, par une nuit obscure, tandis que la femme, l'amante, l'accouchée enfin, lui fait un dernier geste implacable... cet homme a pleuré, supplié en vain... l'amante a prononcé une irrévocable condamnation... l'homme sort donc du palais... sous son manteau, il emporte on ne sait quoi... quelque chose qui vit pourtant, car cela vagit, cela se plaint, cela crie grâce... et l'homme est impitoyable, car l'homme, lâche une fois dans sa vie, a peur de la femme!...
Il va... il dépose le nouveau-né sur les marches d'une église... et puis il se sauve!
Catherine, les traits durs, murmura sourdement:
—Tu oublies une chose, René! Tu oublias le meilleur!
—Non, je n'oublie pas! Non, Catherine! Heureux si j'avais pu oublier!... Avant d'emporter le nouveau-né pour l'abandonner, j'avais laissé tomber sur ses lèvres une goutte d'une liqueur blanche... c'est cela que vous voulez dire, n'est-ce pas?...
—Sans doute! Puisque, grâce à ce poison, l'enfant ne pouvait pas vivre plus de deux mois. Tu fus brave, René, tu fus stoïque... et je ne pus me repentir de t'avoir aimé, puisque tu jetais, au néant la preuve de l'adultère de la reine... Mais à quoi bon, encore une fois, éveiller de tels souvenirs? C'est vrai, je t'ai aimé! Tu vins à une heure où le roi, mon mari, me forçait à saluer sa maîtresse, où les gentilshommes de la cour me tournaient le dos, où l'on haussait les épaules quand je parlais, où les domestiques eux-mêmes attendaient pour me servir que Diane de Poitiers eût confirmé mes ordres. Seule, méprisée, humiliée, dévorée de rage et de désespoir, je vis un jour dans tes yeux un éclair de pitié... Nous allâmes l'un vers l'autre... Nous passions des journées à causer de Florence et des nuits à parler des astres. Tu m'enseignas ton art sublime. Tu fis plus: tu me révélas les secrets des Borgia. Grâce à toi, René, je connus l'acqua tofana, Grâce à toi, j'appris la science qui fait de l'homme l'égal de Dieu puisqu'elle lui donne droit de vie et de mort. J'appris à enfermer la mort dans un chaton de bague, dans le parfum d'une fleur, dans le feuillet d'un livre, dans le baiser d'une maîtresse. C'est de là que date ma fortune, René... C'est à toi que je la devais. Tu en reçus la récompense qui te convenait... Tu partageas la couche d'une reine!...
—Et maintenant que je suis devenue la Reine, maintenant que, l'un après l'autre, j'ai touché du doigt mes ennemis, maintenant que sur les ruines entassées je vais échafauder une souveraine puissance qui étonnera le monde, tu viens me parler du passé. René, hier est mort. C'est demain qui compte! L'enfant? Pourquoi arrêterais-je ma pensée sur cet être disparu? L'enfant, sans doute, a été ramassé par quelque femme qui l'a emporté. Et puis, comme tu lui avais versé le germe de la mort, sans doute, au bout de deux mois, il est rentré dans le néant dont il n'aurait pas dû sortir...
Ruggieri saisit la main de Catherine et la serra fortement:
—Et si je m'étais trompé? dit-il sourdement. Si la dose avait été insuffisante! Ou si le miracle s'était accompli, reprit René. Si l'enfant vivait!...
—Malédiction! gronda la reine.
—Écoutez, Catherine, écoutez! Que de fois, depuis cette nuit terrible, j'ai interrogé les astres! Et les astres m'ont toujours répondu qu'il vivait!...
—Malédiction! répéta la reine.
—Je ne vous en parlais pas, reprit l'astrologue, je gardais pour moi terreur, douleur et remords. Mais maintenant, le silence, ma reine, serait un crime... un crime envers vous qui êtes restée l'idole de ma vie!...
—Soit, dit-elle, admettons que l'enfant vive. Qu'est-ce que cela peut me faire? Il vit, mais il ne saura jamais qui il est! Il vit, mais c'est dans quelque quartier ignoré, fils sans nom, enfant trouvé, pauvre selon toute vraisemblance. Il vit, mais nous ignorerons toujours où il est, comme toujours il ignorera le nom de sa mère!
—Catherine, dit Ruggieri, apprêtez toute votre force d'âme: l'enfant est à Paris, et je l'ai vu!
—Tu l'as vu! rugit la reine. Quand? Quand?
—Hier.!... Et avant toutes choses, apprenez le nom de la femme qui l'a recueilli, sauvé, élevé...
—C'est?
—Jeanne d'Albret!...
—Fatalité!... Mon fils vivant!... La preuve de l'adultère aux mains de mon implacable ennemie!...
—Elle ignore, sans aucun doute! balbutia Ruggieri.
—Tais-toi! Tais-toi! gronda-t-elle. Puisque c'est Jeanne d'Albret qui a élevé l'enfant, c'est qu'elle sait!... Comment? Je l'ignore! Mais elle sait, te dis-je! Oh! tu vois qu'il faut qu'elle meure! Ah! Jeanne d'Albret! Il ne s'agit plus de savoir si c'est ta race ou la mienne qui régnera... De toi à moi, c'est une question de vie ou de mort!... Et c'est toi qui mourras!...
Après ces paroles qui lui échappèrent, rauques et sifflantes, Catherine de Médicis s'apaisa par degrés. Elle redevint la froide statue... le cadavre qu'elle semblait être au repos...
—Parle! dit-elle alors. Quand et comment as-tu su la chose?
—Hier, madame, je sortais de chez ce jeune homme...
—Celui qui l'a sauvée?
—Oui, ce Pardaillan. Au moment où je quittais l'auberge, je demeurai pétrifié par une sorte de vision qui tout d'abord me stupéfia: un homme venait vers moi. Et, chose effrayante qui fit dresser mes cheveux sur ma tête, cet homme, il me sembla que c'était moi! Moi-même! Moi qui marchais à l'encontre de moi! Mais moi tel que je devais être il y a vingt-quatre ans! Ma première pensée fut que je devenais fou. Ma deuxième fut de couvrir mon visage. Car, si cet homme m'avait vu, il eût sans doute éprouvé la même impression que moi... Quand je revins de ma stupeur, je le vis qui entrait à l'auberge que je venais de quitter... J'étais bouleversé, Catherine!... Si vous aviez vu comme il avait l'air triste!...
—Palpitant, je rentrai dans l'auberge, je montai l'escalier à pas de loup, je rejoignis le jeune homme... je le vis entrer chez ce Pardaillan d'où je sortais... je collai mon oreille à la porte... J'entendis toute leur conversation... et de cet entretien, Catherine, est sortie pour moi la preuve implacable que c'est lui! que c'est notre fils! jadis recueilli, sauvé, puis élevé par Jeanne d'Albret!...
—Et lui... se doute-t-il?
—Non, non! fit vivement Ruggieri. J'en réponds.
—Mais que vient-il faire à Paris?
—Il est au service de la reine de Navarre et, sans doute, il va maintenant la rejoindre.
Catherine retomba dans sa méditation. Que combinait-elle, à ce moment où l'existence de son fils venait de lui être révélée? Quelles pensées agitaient cette mère?
Tout à coup, Catherine de Médicis tressaillit.
—On frappe! dit-elle avec un accent de terreur.
—C'est le chevalier de Pardaillan. Je lui ai donné rendez-vous pour dix heures...
—Le chevalier de Pardaillan! fit Catherine de Médicis en passant une main sur son front poli comme un vieil ivoire. Ah! oui... Ecoute, René... pourquoi allait-il chez Pardaillan?... sont-ils donc amis?...
—Non, madame. Il venait simplement remercier le chevalier de la part de la reine de Navarre.
—Ainsi, ils ne sont pas amis? insista Catherine.
—Du moins, ils se sont vus hier pour la première fois...
—Va ouvrir, René, va mon ami, j'ai trouvé de l'occupation pour ce jeune homme. Tu dis qu'il est pauvre, n'est-ce pas? et orgueilleux? Tu m'as bien dit cela de ce Pardaillan?
—Oui, madame, pauvre jusqu'à la misère; orgueilleux jusqu'à la démence.
—C'est-à-dire capable de tout comprendre et de tout entreprendre. Va ouvrir, René...
Catherine de Médicis, pendant les deux minutes ou elle demeura seule, esquissa rapidement son plan, et composa son visage, en sorte que, lorsque le chevalier de Pardaillan parut, il ne vit devant lui qu'une femme au sourire mélancolique, mais non plus sinistre, à l'attitude fière, mais non plus hautaine.
Il s'inclina profondément. Du premier coup d'oeil il avait reconnu Catherine de Médicis.
—Monsieur, dit celle-ci, savez-vous qui je suis?
—Tenons-nous bien, songea Pardaillan. Elle va mentir, c'est le moment de mentir comme elle.
Et tout haut, il répondit:
—J'attends que vous me fassiez l'honneur de me le dire, madame.
—Vous êtes devant la mère du roi, dit Catherine.
Ruggieri admira le coup. Pardaillan se courba plus profondément encore, puis, se redressant, il demeura debout dans cette pose naïve qui lui seyait merveilleusement. Catherine l'examina avec une attention soutenue.
—Monsieur, reprit-elle alors, ce que vous avez fait hier est bien beau... Se jeter ainsi dans une pareille mêlée et risquer la mort pour sauver deux inconnues c'est admirable...
—Je le sais, Majesté.
—C'est d'autant plus beau que ces deux femmes ne vous étaient rien...
—C'est vrai. Majesté: ces deux dames m'étaient parfaitement inconnues.
—Mais vous savez leurs noms maintenant?
—Je sais, répondit Pardaillan, que j'ai eu l'honneur de défendre de mon mieux Sa Majesté la reine de Navarre et une de ses suivantes.
—Je le sais aussi, monsieur, fit Catherine. Et c'est pourquoi j'ai voulu vous connaître. Vous avez sauvé une reine, monsieur, et les reines sont solidaires. Ce que ma cousine n'a peut-être pu faire, je veux le faire moi. La reine de Navarre est pauvre et ses embarras sont grands. Cependant, il est juste que vous soyez recompensé.
—Oh! pour ce qui est de cela, que Votre Majesté se rassure: j'ai été récompensé selon mon mérite.
—Comment cela?
—Par une parole que Sa Majesté la reine de Navarre a bien voulu me dire.
—Mais ma cousine de Navarre ne vous a-t-elle point offert quelque situation auprès d'elle?
—Si fait, madame. Mais j'ai dû refuser.
—Pourquoi? fit vivement Catherine.
—Parce qu'il m'est impossible de quitter Paris.
—Et si je vous offrais d'entrer à mon service, que diriez-vous? Vous ne voulez pas quitter Paris? Eh bien, c'est justement ce que je vous demanderais. Chevalier, vous qui vous jetez tête baissée à la défense de deux inconnues, voulez-vous contribuer à défendre votre reine?
—Eh quoi! Votre Majesté a-t-elle donc besoin d'être défendue? s'écria sincèrement Pardaillan.
Un fugitif sourire passa sur les lèvres de la reine: elle tenait le défaut de la cuirasse.
—Oui! cela vous surprend! fit-elle de sa voix la plus séduisante. Et pourtant, cela est, chevalier! Entourée d'ennemis, obligée de veiller nuit et jour à la sûreté du roi, je passe ma vie à trembler. Vous ne savez pas tout ce qui s'agite de sourdes ambitions autour d'un trône...
Pardaillan tressaillit en songeant à ce complot dont il avait surpris le secret à la Devinière.
—Et pour me défendre, continua la reine, pour défendre le roi, je suis presque seule.
—Madame, dit le chevalier sans émotion apparente, il n'est pas un gentilhomme digne de ce nom qui hésiterait à vous donner l'appui de son épée. Une mère est sacrée. Majesté. Et quand cette mère est reine, ce qui n'était qu'une obligation d'humanité devient un devoir auquel nul ne peut se soustraire.
—Ainsi, vous n'hésiteriez pas à prendre rang parmi ces trop rares gentilshommes qui, ayant à la fois pitié de la reine et de la mère, se dévouent pour moi?
—Je vous suis acquis, madame, répondit Pardaillan.
La reine réprima un tressaillement de joie...
—Avant de vous dire ce que vous pouvez pour moi, reprit Catherine de Médicis, je veux vous dire ce que je ferai pour vous... Vous êtes pauvre, je vous enrichirai; vous êtes obscur, vous aurez les honneurs auxquels peut prétendre un homme tel que vous. Et pour commencer, que dites-vous d'un poste au Louvre, avec une rente de vingt mille livres?
—Je dis que je suis ébloui, madame, et que je me demande si je rêve...
—Vous ne rêvez pas, chevalier. C'est le devoir des reines de trouver de l'occupation aux épées telle que la vôtre.
—Voyons donc l'occupation, dit Pardaillan.
—Monsieur, je vous ai parlé de mes ennemis qui sont ceux du roi. Or, je vais vous dire, monsieur, comment j'agis lorsque je vois s'approcher de moi un de mes ennemis. J'essaie d'abord de le désarmer par mes prières, par mes larmes, et je dois dire que je réussis souvent...
—Et quand Votre Majesté ne réussit pas? fit Pardaillan.
—Alors, j'en appelle au jugement de Dieu.
—Que Votre Majesté me pardonne... je ne saisis pas...
—Eh bien!... Un de mes gentilshommes se dévoue; il va trouver l'ennemi, le provoque en un loyal combat, le tue ou est tué... S'il est tué, il est sûr d'être pleuré et vengé. S'il tue, il a sauvé sa reine et son roi, qui, ni l'un ni l'autre, ne sont des ingrats... Que dites-vous du moyen, monsieur?
—Je dis que je ne demande qu'à tirer l'épée en champ clos, madame!
—Ainsi... si je vous désigne un de ces êtres méchants...
—J'irai le provoquer! fit Pardaillan, qui redressa sa taille.
—Monsieur, dit la reine, vous avez reçu hier une visite...
—J'en ai reçu plusieurs, madame...
—Je veux parler de ce jeune homme qui vous est venu de la part de la reine de Navarre. Celui-là, monsieur, est un de ces implacables ennemis dont je vous parlais, peut-être le plus acharné, le plus terrible de tous, parce qu'il agit dans l'ombre et ne frappe qu'à coup sûr... Celui-là me fait peur, monsieur... non pour moi, hélas! j'ai fait le sacrifice de ma vie... mais pour mon pauvre enfant... votre roi!
Pardaillan s'était pour ainsi dire ramassé sur lui-même.
Son rêve d'un duel où il était le champion d'une reine et d'une mère, ce rêve tombait, et il entrevoyait de sinistres réalités.
—Hésiteriez-vous, mon cher monsieur? fit la reine étonnée.
Et l'accent de sa voix était devenu si menaçant que le chevalier, plus que jamais, se redressa, se hérissa.
—Je n'hésite pas. Majesté, dit-il, je refuse.
Habituée à voir des échines courbées devant elle, à entendre des paroles balbutiantes, Catherine de Médicis eut un moment de profonde stupéfaction. Une légère rougeur qui monta à son visage blême indiqua à Ruggieri la fureur qui se déchaînait en elle. Mais Catherine était depuis longtemps habituée à dissimuler, elle qui dissimula toute sa vie.
—Vous nous donnerez au moins de bonnes raisons? fit-elle avec la même douceur.
—D'excellentes, madame, et qu'un grand coeur comme le vôtre comprendra à l'instant. L'homme dont parle Votre Majesté est venu chez moi et m'a appelé son ami; tant que cette amitié ne sera pas brisée par quelque acte vil, cet homme m'est sacré.
—Voilà, en effet, des raisons qui me convainquent, chevalier. Et comment s'appelle-t-il, votre ami?
—Je l'ignore, madame.
—Comment! Cet homme est votre ami, et vous ne savez pas son nom!
—Il ne m'a pas fait l'honneur de me le dire. Au surplus, il est moins étonnant d'ignorer le nom d'un ami que celui d'un ennemi aussi implacable.
Catherine baissa la tête, pensive.
—Voilà un homme! songea-t-elle. Il n'en est que plus dangereux. Et puisqu'il ne veut pas me servir... Monsieur, ajouta-t-elle tout haut, je vous demandais ce nom pour voir si nous étions bien d'accord sur la personne. Ne parlons donc plus de cet homme. Je comprends et respecte le sentiment qui vous guide.
—Ah! madame, vous m'en voyez tout heureux! Je craignais tant d'avoir déplu à Votre Majesté!...
—Et pourquoi donc? Fidèle à l'amitié, cela signifie: fort contre l'ennemi commun. Allez, monsieur, et rappelez-vous que je me charge de votre fortune.
Demain matin, je vous attends au Louvre.
Catherine de Médicis se leva.
Pardaillan s'inclina devant la reine.
Quelques instants plus tard, il était dehors, retrouvait à la porte son fidèle Pipeau, et reprenait le chemin de la Devinière en cherchant a déchiffrer l'énigme vivante qu'était la reine Catherine...
—Elle a dit: demain matin, au Louvre, conclut-il. Bon. On y sera. Le Louvre, c'est la grande antichambre de la fortune! Décidément, je crois que M. Pardaillan mon père se trompait!...
Une heure après cette scène, Catherine de Médicis rentrait au Louvre, faisait appeler son capitaine et lui disait:
—Monsieur de Nancey, demain matin, a la première heure, vous prendrez douze hommes et un carrosse, vous vous rendrez à l'hôtellerie de la Devinière, rue Saint-Denis; vous arrêterez un conspirateur qui se fait appeler le chevalier de Pardaillan, et vous le conduirez à la Bastille...
XVI
LE MARÉCHAL DE DAMVILLE
Pardaillan se leva à l'aube après avoir très mal dormi. On n'arrive pas tout d'un coup à la fortune sans que la pensée en soit profondément troublée.
Comme il était homme de méthode, il avait fini, à force de se tourner et de se retourner dans son lit, par se tranquilliser sur tous les points obscurs qui l'inquiétaient.
Voici comment il avait arrangé les choses:
1° Il se rendrait au Louvre, à l'invitation de Catherine de Médicis;
2° Il irait à l'hôtel Coligny prévenir Déodat qu'il eût à quitter Paris au plus tôt;
3° Il provoquerait Henri de Guise et rendrait ainsi à la reine le plus signalé service;
4° Une fois sur de sa position nouvelle, il irait trouver la Dame en noir, lui dirait son amour pour sa fille et, gentilhomme de la cour, sans doute favori du roi, obtiendrait Loïse en mariage;
5° Il ferait rechercher son père, et lui ferait une bonne et douce vieillesse.
Ayant ainsi arrangé sa vie, le chevalier avait pu dormir quelques heures.
Mais à l'aube, comme nous l'avons dit, il était debout.
Il fit une toilette soignée. Il s'agissait de prouver aux gentilshommes de la cour qu'un Pardaillan était à son aise sur tous les terrains. Quand il fut prêt, n'ayant plus qu'à ceindre son épée accrochée au mur, il constata qu'il avait encore deux ou trois heures devant lui avant de pouvoir se présenter raisonnablement au Louvre.
Il se dirigea donc vers la fenêtre sans grand espoir d'ailleurs d'apercevoir Loïse.
A ce moment. Pipeau grogna sourdement. Pardaillan ne prêta aucune attention à ce grognement, et ouvrit sa fenêtre.
Presque au même instant, la fenêtre de Loïse s'ouvrit avec violence, et la jeune fille, les cheveux dénoués, les yeux hagards, apparut, leva la tête vers Pardaillan et cria:
—Venez! Venez!
—Enfer! gronda Pardaillan. Que se passe-t-il?
C'était la première fois que Loïse adressait la parole au chevalier. Et c'était, selon toute apparence, pour implorer son secours, et il fallait que le danger fût grave pour qu'elle eût osé jeter ce cri qui ressemblait à un cri de terreur.
—J'accours! rugit Pardaillan.
A la même seconde, Pipeau fit entendre un aboi furieux, la porte vola en éclats, une douzaine d'hommes armés se ruèrent dans la chambre et l'un d'eux cria:
—Au nom du roi!...
Pardaillan voulut s'élancer vers son épée demeurée à la muraille; mais avant qu'il eût pu faire un mouvement, il fut entouré, saisi par les bras et par les jambes, et il tomba.
—A moi, monsieur! cria la voie de Loïse.
Et cette voix arracha au chevalier un rugissement.
Dans un prodigieux effort, il tendit ses muscles... et, alors, il constata que ses jambes étaient liées! Liés aussi ses bras. Il ferma les yeux et, de ses paupières closes, jaillit une larme que dévora la fièvre des joues...
Pendant ce temps, le chien hurlait, pillait, mordait, dans le tas. Quand le chevalier fut réduit à l'impuissance, Nancey compta autour de lui deux morts et cinq blessés.
Pardaillan avait assommé l'un des morts d'un coup de poing à la tempe. Pipeau avait étranglé l'autre.
—En route! commanda le capitaine.
Pardaillan, tout ficelé, fut saisi, emporté... et le long aboi lugubre du chien ponctua la défaite de son maître.
Dans la rue, le chevalier ouvrit les yeux, et vit trois carrosses. L'un était rangé contre la porte de l'hôtellerie et celui-là était pour lui.
Les deux autres stationnaient devant la maison d'en face; le premier était vide; dans le deuxième, Pardaillan reconnut Henri de Montmorency, le maréchal de Damville!
Il n'eut pas le temps d'en voir plus long, car il fut jeté dans le carrosse qui lui était destiné, les mantelets furent aussitôt rabattus, et il se trouva dans une prison roulante qui se mit aussitôt en mouvement.
Pardaillan était comme fou de fureur et de désespoir.
Mais, si désespéré qu'il fût, il garda assez de sang-froid pour suivre en imagination les tours et détours de la voiture qui l'entraînait. Il connaissait admirablement son Paris et, au bout de quelques minutes, il fut fixé...
—On me conduit à la Bastille!
La Bastille, c'était l'oubliette, c'était la tombe, c'était la mort lente au fond de quelque cachot sans air.
Pardaillan comprit qu'il était perdu.
Au moment où celle qu'il aimait l'appelait à son secours et où elle avouait ainsi qu'elle l'aimait!
Lorsque la voiture, ayant franchi des ponts-levis et des portes, s'arrêta enfin, lorsque Pardaillan fut descendu, il regarda autour de lui et se vit dans une cour sombre, entouré de soldats. Il fut saisi par deux ou trois geôliers herculéens qui le portèrent plutôt qu'ils ne le firent marcher. Il franchit une porte de fer, pénétra dans un long couloir humide dont les murs rongés de salpêtre laissaient suinter de mortelles émanations; puis on monta un escalier de pierre en pas de vis, puis on franchit deux grilles de fer, puis on longea un corridor et, enfin, Pardaillan fut poussé dans une pièce assez vaste située au troisième étage de la tour ouest.
Il entendit la porte se refermer à grand bruit.
Alors, comme on lui avait tranché ses liens, il jeta une longue clameur de désespoir et se rua sur la porte qu'il secoua frénétiquement...
Bientôt, il comprit que ses efforts étaient vains...
Et il tomba sur les dalles, évanoui.
Que se passait-il dans la maison de la rue Saint-Denis? Pourquoi Loïse, qui n'avait jamais parlé au chevalier de Pardaillan, l'appelait-elle à son secours? C'est ce que nous allons dire.
Le maréchal de Damville avait, comme on l'a vu, reconnu Jeanne de Piennes.
Une fois sûr qu'il ne s'était pas trompé dans ses pressentiments, il regarda autour de lui et s'aperçut qu'il faisait grand jour et que, des boutiques voisines, on l'examinait curieusement.
Alors il s'éloigna et rentra à l'hôtel de Mesmes qu'il habitait toutes les fois qu'il venait à Paris.
Il fit venir un de ses officiers et lui donna ses instructions.
Il se jeta tout habillé sur un lit et dormit quelques heures.
Vers le milieu de la nuit, c'est-à-dire à peu près vers le moment où, la veille, il avait rencontré le duc d'Anjou et ses acolytes, il se leva, s'arma soigneusement, et se dirigea vers la rue Saint-Denis.
Il passa le reste de la nuit en faction à l'endroit même qu'il avait choisi la nuit précédente.
Au matin, deux carrosses arrivèrent, suivis de gens d'armes. Henri monta dans l'un des deux carrosses, afin de ne pas être remarqué, et fit signe à l'officier qu'il pouvait opérer.
L'officier, suivi d'une demi-douzaine de soldats, entra dans la maison. La propriétaire, vieille bigote, les reçut en tremblant et se signa, épouvantée, lorsqu'elle entendit l'officier lui dire:
—Madame, vous abritez dans votre logis deux femmes de la religion. Ces deux huguenotes sont accusées d'accointances avec les ennemis du roi... Et vous risquez fort de passer pour complice.
—Moi!...
—A moins que vous ne m'aidiez à les arrêter sans bruit.
—Je suis à vos ordres, monsieur l'officier. Qui l'eût cru! Des huguenotes chez moi!
Tout en marmottant ces paroles entre les quatre dents qui lui restaient, la bonne dévote montait l'escalier, suivie de l'officier et des soldats.
Elle frappa. Et dès qu'elle eut compris que de l'intérieur on tirait le verrou, elle s'effaça.
Jeanne de Piennes se trouva en présence de l'officier.
—Que désirez-vous, monsieur?
L'officier rougit. La commission ne lui allait qu'à demi. Il s'agissait, en somme, d'un bon petit guet-apens. Il n'avait nulle qualité pour procéder à une arrestation. Et maintenant, devant cette femme, il comprenait qu'il était odieux.
Et plus tremblant que Jeanne, il répondit à demi-voix, comme honteux:
—Madame... c'est un ordre rigoureux qu'il faut que j'exécute... excusez-moi, je ne fais qu'obéir.
—Quel ordre? dit Jeanne en jetant un regard d'angoisse sur la chambre où se trouvait sa fille.
—Je viens vous arrêter, madame. On vous accuse d'être de la religion et d'avoir désobéi aux derniers édits.
A ce moment, la porte de Loïse s'ouvrit. La jeune fille comprit tout d'un regard.
—Monsieur, dit alors la Dame en noir, vous faites erreur.
—C'est ce qu'il vous sera facile d'établir, madame.
En attendant, veuillez me suivre, sans bruit, je vous prie.
—Ma fille! On me sépare de ma fille! s'écria Jeanne dont toute la résolution tomba.
Loïse avait jeté un cri. Affolée, sans savoir ce qu'elle faisait, elle courut à la fenêtre, l'ouvrit violemment, aperçut le chevalier de Pardaillan. Et son premier mot fut pour appeler cet homme à qui elle n'avait jamais parlé:
—Venez! Venez!
L'officier, voyant que les choses allaient se gâter, entra dans le logis, suivi de ses soldats.
—Madame, s'écria-t-il, je vous jure que vous ne serez pas séparée de mademoiselle, puisqu'il faut qu'elle vous suive. Je vous jure que je vous conduis toutes les deux au même endroit... Obéissez donc sans bruit car vous me forceriez à employer la violence, ce que je regretterais toute la vie.
Jeanne vit cet officier résolu à faire comme il disait. Elle comprit le danger et l'inutilité d'une résistance. De plus, on lui affirmait qu'elle ne serait pas séparée de Loïse.
—C'est bien, monsieur, dit-elle en reprenant sa fermeté. M'accordez-vous cinq minutes pour me préparer?
—Volontiers, madame, répondit l'officier, heureux d'en être quitte à si bon compte.
Et il sortit avec ses soldats, tandis que Jeanne faisait signe à la vieille propriétaire d'entrer.
Celle-ci obéit, après avoir consulté l'officier du regard.
Jeanne, alors, courut à sa fille qu'elle arracha de la fenêtre et qu'elle étreignit dans ses bras.
—Qui appelais-tu, mon enfant? demanda-t-elle.
—Le seul homme qui puisse nous être de quelque secours.
—Ce jeune chevalier qui regarde si souvent et si obstinément les fenêtres de ce logis?
—Oui, ma mère, répondit Loïse dans l'exaltation de la fièvre, et sans songer que ces paroles étaient un aveu.
—Tu l'aimes donc?
Loïse pâlit, rougit et deux larmes perlèrent à ses cils.
—Et lui? demanda Jeanne.
—Je crois... oui... j'en suis sûre! balbutia Loïse.
—S'il en est ainsi, tu penses que nous pouvons compter sur lui?
—Ah! ma mère s'écria Loïse dans un élan de tout son coeur, c'est l'homme le plus loyal, j'en répondrais sur ma tête!
—Comment s'appelle-t-il? demanda Jeanne.
Loïse leva ses jolis yeux effarés comme ceux d'une biche...
—Mais..., fit-elle avec une adorable naïveté... je ne sais pas encore... son nom...
—Oh! candeur! murmura Jeanne avec un sourire tout mouillé de pleurs.
Et elle songea qu'elle aussi, jadis, avait aimé long-temps sans même savoir le nom de celui qu'elle aimait.
—C'est bien, dit-elle. Nous n'avons ni le temps, ni le choix! Puisses-tu ne pas te tromper!...
Elle courut à un coffret, en tira une lettre toute cachetée qu'elle avait sans doute écrite depuis longtemps et, prenant une feuille de papier, écrivit en hâte: