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Les Pardaillan — Tome 01

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XXXII

A QUOI S'AMUSAIT LE PETIT JACQUES-CLÉMENT

Le chevalier de Pardaillan accompagna Marillac jusqu'à la porte de l'hôtel Coligny. Il était à ce moment environ minuit. Pendant le trajet, Marillac, violemment ému de la scène que nous venons de raconter, ne dit que peu de mots. Mais il pria son ami d'entrer avec lui dans l'hôtel, ce à quoi Pardaillan consentit.

Le comte fit réveiller aussitôt le roi de Navarre, Coligny et leurs compagnons.

Dès qu'ils furent réunis, Marillac leur dit que Catherine de Médicis connaissait leur retraite.

—Il faut fuir, dit Coligny simplement.

—Il faut rester, répondit le roi de Navarre avec fermeté, mais sans pouvoir réprimer un frisson. Si Catherine n'a pas encore fait cerner cette maison, c'est qu'elle a des intentions qu'il faut connaître à tout prix.

—Votre Majesté est dans le vrai, dit Marillac.

Il raconta alors, de point en point, son entrevue avec la reine. Une longue discussion s'ensuivit, et il fut convenu que la reine Jeanne, véritable chef des huguenots, devait être mise au courant. Les propositions de Catherine furent d'ailleurs bien accueillies par Coligny, qui rêvait sincèrement la paix et que l'idée d'aller porter secours aux protestants des Pays-Bas enthousiasma.

On décida que Marillac partirait aussitôt que possible.

Il alla retrouver Pardaillan qui s'était à moitié endormi dans un fauteuil et lui expliqua ce qui se passait.

—Voici, ajouta-t-il en terminant, ce que j'attends de vous, mon ami. Mon absence peut durer un mois. En cette affaire, c'est un bonheur que j'aie songé à vous présenter à Alice. Vous irez la voir; vous lui direz que je vais retrouver la reine de Navarre, et, pour que la séparation lui soit adoucie, dites-lui que je compte profiter de ce voyage pour raconter notre amour à la reine. Il est vraisemblable que Jeanne d'Albret va venir à Paris: à ce moment-là, j'espère, rien ne s'opposera à ce qu'Alice devienne ma femme.

Les deux amis passèrent une heure encore à deviser de ce qui les intéressait le plus au monde. Pardaillan de Loïse, et Marillac, d'Alice de Lux. Puis ils s'embrassèrent, et le chevalier regagna l'hôtel de Montmorency pour y prendre un peu de repos.

Quant à Marillac, il partit au point du jour comme c'était convenu.

Quelques jours plus tard, le bruit commença à se répandre dans Paris que la paix de Saint-Germain, de boiteuse et mal assise qu'elle était, allait devenir parfaitement solide sur ses pieds et tout à fait inamovible.

Bientôt, ce fut bien mieux: on apprit que le roi Henri de Béarn devait épouser Marguerite de France et que des fêtes magnifiques devaient avoir lieu à ce propos, et que Jeanne d'Albret allait faire son entrée dans Paris, escortée de tout ce que le royaume comptait de huguenots illustres.

Le chevalier de Pardaillan, pendant toute cette période, erra à travers Paris, comme une âme en peine. Ses recherches pour retrouver Loïse n'aboutissaient à aucun résultat.

Le maréchal de Montmorency, de plus en plus sombre, commençait à perdre tout espoir. Et le pauvre chevalier en arrivait à se dire que, sans aucun doute, Loïse et sa mère avaient été entraînées au fond de quelque province.

Quant à son père, non seulement il ne lui apportait pas les nouvelles promises, mais il avait complètement disparu.

Le chevalier avait, le jour même du départ de son ami, tenu sa promesse en allant voir Alice de Lux. Celle-ci l'accueillit avec une sorte de joie fiévreuse, qui était bien rare chez cette fille habituée à la plus extrême prudence. Son premier mot fut pour demander si son fiancé n'avait pas été assailli, en sortant de chez elle.

—Rassurez-vous, madame, répondit Pardaillan; tout s'est passé le mieux du monde.

—Cependant, monsieur, vous venez seul..., dit Alice.

Pardaillan raconta alors comment ce gentilhomme inconnu les avait accostés, comme ce gentilhomme avait invité le comte à le suivre jusque chez la reine...

—Chez la reine! s'écria Alice frémissante. Au Louvre?...

—Non, pas au Louvre, madame! mais en certaine maison du Pont de bois. Et il en est sorti parfaitement sain et sauf, à telles enseignes que, moi, qui l'attendais à la porte, je l'ai accompagné jusqu'à l'hôtel de la rue de Béthisy.

—Et, reprit Alice pensive, hésitante et troublée, il ne vous a rien dit de cette étrange entrevue?

—Si fait. M. le comte est chargé d'une ambassade secrète auprès de la reine de Navarre, il a dû quitter Paris ce matin et m'a chargé de vous venir rassurer.

Alice avait pâli. Elle se mordait les lèvres. Mille questions qu'elle n'osait formuler se pressaient dans son esprit. Une seule chose rassurait Pardaillan: de toute évidence, elle aimait sincèrement Marillac.

Mais alors que signifiait ce trouble? Le plus naturellement du monde, il acheva sa mission en disant à Alice:

—Mais ce n'est pas tout, madame. Mon ami m'a chargé de vous dire qu'il veut profiter de son voyage auprès de la reine de Navarre pour l'informer de son amour pour vous...

Pardaillan avait à peine achevé ces mots qu'Alice se mit à trembler convulsivement. Elle murmura:

—Je suis perdue!

—Vous m'avez sans doute mal compris, madame! s'écria Pardaillan. M. le comte est résolu à demander à la reine l'autorisation de vous épouser dès son retour à Paris.. Je pensais vous apporter une grande joie...

—Oui... en effet..., balbutia Alice, c'est une bien grande joie... ah! je me meurs...

Alice de Lux, en effet, était tombée à la renverse, évanouie. Elle demeurait immobile, comme morte. Et le chevalier, avec un indicible mélange de pitié et de doute, vit que, dans l'évanouissement, deux larmes, qui roulaient sur les joues de la malheureuse, indiquaient seules qu'elle vivait encore.

A ses cris, la vieille Laura arriva effarée; elle avait d'ailleurs tout écouté à travers la porte.

—Ne vous inquiétez pas, dit-elle avec un sourire qui parut bizarre à Pardaillan, ma nièce est sujette à ces vertiges.

En parlant ainsi, la vieille bassinait les tempes d'Alice avec du vinaigre et s'efforçait de lui faire avaler quelques gouttes d'un élixir, contenu dans un petit flacon.

—Ah! fit le chevalier, madame est votre nièce?

—Oui, monsieur... Eh bien, mon enfant, vous avez éprouvé quelque douleur? une peine de coeur, peut-être?

Alice, qui rouvrait les yeux, aperçut le chevalier.

—Non, répondit-elle en faisant un effort presque sublime.

—Une joie, alors? insista l'atroce vieille.

—Oui!... fit Alice d'une voix infiniment triste.

L'instant d'après, elle paraissait remise. Elle avait, d'ailleurs, repris son sang-froid et reconquis cette force d'âme qui faisait d'elle une femme réellement extraordinaire. Le chevalier, par discrétion, voulut se retirer. Mais elle le retint et voulut savoir par le détail tout ce que Pardaillan savait.

Enfin, il se retira, plus intrigué que jamais, se promettant bien de déchiffrer le mystère qu'il devinait là. Mais, lorsque, quelques jours plus tard, il voulut faire une visite à Alice, il trouva la maison fermée comme l'hôtel de Mesmes. Il interrogea des voisins; mais nul ne put lui donner le moindre renseignement.

Le chevalier, désoeuvré, mortellement ennuyé, employait donc le plus clair de son temps à se promener dans Paris. Un jour qu'il avait franchi les ponts et qu'il errait dans l'Université, le hasard le conduisit sur la montagne Sainte-Geneviève, dans une ruelle solitaire, qui longeait le couvent des Carmes, sur son flanc gauche.

Diverses maisons s'adossaient aux murailles du couvent des Barrés. Et même, plusieurs de ces maisons, par une porté de derrière, communiquaient avec le couvent. C'étaient en général des boutiques que les moines subventionnaient en secret, et où on vendait des objets de piété.

Dans l'une de ces boutiques, on fabriquait des fleurs artificielles, comme on en met sur les autels, dans les églises.

Ce jour-là, comme il faisait très chaud, les gens de la boutique travaillaient sur le pas de la porte, dans la rue.

Il y avait là un homme, qui paraissait diriger le travail, deux femmes, une jeune fille, activement occupés à façonner des fleurs. A quelques pas de ce groupe, un enfant travaillait tout seul...

Pardaillan s'arrêta à le contempler.

En effet, l'enfant était remarquable par la vive intelligence qui éclairait ses grands yeux profonds. Il était pâle et malingre. Il dégageait de la tristesse.

Parfois, il reculait au bout de son petit bras tendu le bout de branche artificielle qu'il travaillait, et clignait des yeux pour mieux l'examiner; alors, il rectifiait les détails qui lui semblaient défectueux, et la besogne reprenait, plus acharnée, plus passionnée. Cet enfant avait une âme d'artiste.

Sans savoir pourquoi, Pardaillan s'intéressait à ce travail, au point d'en être ému.

—Que fais-tu là, petit? demanda le chevalier. Tu travailles?

—Oh! non, monsieur, je m'amuse.

—Oui-da? Mais c'est très joli ce que tu fais...

La glace était rompue. Le chevalier s'était accroupi près de l'enfant. Et il s'amusait, lui aussi! Il redressait des bouts de branches, piquait des fleurettes qui tremblotaient sur leur tige en fil de fer.

—Je fais de l'aubépine.

—De l'aubépine? Mais pourquoi faire?

—Ah! voilà... j'ai un petit jardin à moi tout seul.

—Où cela donc?

—Là, dans le grand jardin du couvent, tout contre la chapelle.

—Et tu veux y planter de l'aubépine? sourit Pardaillan.

—Oh! non, c'est pour l'entourer...

—Mais pourquoi n'y mets-tu pas de la véritable aubépine? Et puis, l'aubépine ne fleurit pas en cette saison?...

—Ah! voilà... c'est pour ça... mon aubépine, à moi, sera toujours fleurie... vous voyez bien!

—Je vois. Elle est vraiment jolie, ton aubépine

—N'est-ce pas? fit le petit artiste, ravi de cette approbation, d'ailleurs méritée. Je m'appelle Clément. Et puis, vous ne savez pas?

—Non, mon petit, je ne sais pas...

—Eh bien, écoutez: je n'ai pas de mère, moi, savez-vous pourquoi?

—Non, mon enfant, dit le chevalier ému.

—Bon ami me l'a dit. Si je n'ai pas de mère, c'est qu'elle est morte... Savez-vous ce que c'est d'être mort? Eh bien, on vous met dans la terre... ma mère est dans la terre, au cimetière des Innocents...

Le petit artiste continua:

—Vous ne savez pas? Quand j'aurai beaucoup d'aubépine, quand il y en aura tout autour de mon petit jardin et que ça fera un gros buisson, un jour, je prendrai tout et j'irai mettre mon aubépine là-bas, où ma mère est dans la terre...

—Au cimetière des Innocents?

—Oui. Bon ami m'a dit qu'elle est là; mais il a été bien long à me le dire... De cette façon, ma mère sera contente, n'est-ce pas?

—Certainement, mon petit, très contente.

La conversation s'arrêta là, l'enfant s'étant remis à son travail avec une attention telle que le chevalier n'eut pas le courage de l'en déranger par d'importunes questions.

Comme il se retirait, il entendit la cloche du couvent qui sonnait. S'étant retourné alors, il vit un moine à figure pâle qui prenait l'enfant par la main, et il l'entendit qui disait:

—Allons, mon petit Jacques, il est temps de rentrer...

—Bon, pensa le chevalier, il paraît que mon petit ami s'appelle Clément et Jacques...




XXXIII

LES CAVES DE L'HÔTEL DE MESMES

Nous laisserons pour le moment M. de Pardaillan fils, pour nous occuper de M. de Pardaillan père. Qu'était-il devenu? Pourquoi n'avait-il pas cherché à revoir le chevalier?

Transportons-nous à l'hôtel de Mesmes, le lendemain du jour où François de Montmorency, accompagné de son héraut d'armes, vint faire sa provocation.

Henri, caché derrière un rideau de fenêtre, avait assisté à la provocation. L'insulte était grave et définitive. Mais peut-être Damville ne jugeait-il pas le moment venu de la relever, car il donna l'ordre de laisser le gant où il était.

D'ailleurs, l'hôtel devait passer pour inhabité. La plupart des domestiques avaient été envoyés dans une autre maison que le maréchal possédait, dans la rue des Fossés-Montmartre, non loin des marais de la Grange-Batelière. La petite garnison de l'hôtel y avait été envoyée aussi. En sorte qu'il n'y avait plus autour de Damville que trois ou quatre soldats, un officier, le vieux Pardaillan et deux domestiques. Jeannette, promue au rang de cuisinière, faisait à manger à tout le monde, en prenant des précautions toutes les fois qu'elle sortait.

D'Aspremont, blessé, avait été porté dans la maison des Fossés-Montmartre.

Le lendemain de la provocation, donc, le maréchal de Damville, qui avait pour Orthès tout autant d'affection qu'il en pouvait avoir pour quelqu'un, alla voir le blessé et eut avec lui une longue conversation, où il fut surtout question de Pardaillan. Le maréchal rentra, pensif, à l'hôtel de Mesmes et fit appeler Pardaillan.

—Monsieur de Pardaillan, lui demanda-t-il, savez-vous quelles personnes se trouvaient dans la voiture qui a été attaquée, la nuit où nous sommes sortis d'ici?

—Je ne m'en doute pas, monseigneur!

—Savez-vous qui avait intérêt à attaquer cette voiture?

—Là-dessus, je puis vous répondre, puisque vous m'en avez instruit vous-même: votre frère, le maréchal.

—Oui. Et ne m'avez-vous pas affirmé que votre fils ne peut être à moi, parce qu'il est à mon frère?

—En effet, monseigneur... mais ces questions...

—Attendez, monsieur... Vous m'avez dit que vous aviez tué l'homme qui nous avait attaqués... Eh bien, l'homme que vous avez tué se porte à merveille!

—Ah! ah! voilà du nouveau, dit froidement le vieux routier qui, d'un geste rapide, s'assura que sa dague et sa rapière étaient en bonne place et prêtes à fonctionner.

—Vous voyez que je suis bien renseigné. Mais je sais autre chose. Voulez-vous que je vous en instruise?

—Monseigneur est aujourd'hui d'une obligeance dont je lui serai toujours reconnaissant.

—Bon. Savez-vous comment s'appelle l'homme que vous n'avez pas poursuivi jusqu'à la porte Bordet, que vous avez accompagné bras dessus, bras dessous, jusqu'au cabaret du Marteau-qui-cogne, que vous n'avez nullement cloué d'un coup d'épée, et qui vient rôder autour de l'hôtel, en sorte que je le ferai prendre et ficeler...

—Je serais charmé de le savoir, monseigneur.

—Eh bien, il s'appelle le chevalier de Pardaillan, et c'est votre fils!

—Le même qui vous tira des mains des truands? interrogea le vieux routier avec une insolence admirable.

Le maréchal demeura un moment sans voix. Il s'attendait à voir pâlir Pardaillan, et Pardaillan lui riait au nez.

—Ne nous fâchons pas, reprit sourdement Damville, ou, du moins, pas encore. Voyons: ce que je viens de vous dire est-il exact?

—Du moment que vous le dites, monseigneur, je serais bien audacieux d'affirmer le contraire: vous dites que mon fils vous a attaqué, cela doit être. Vous dites que je l'ai accompagné. C'est possible. Il ne me reste qu'à vous féliciter d'avoir été si bien renseigné.

Les deux hommes se mesurèrent du regard. Et, cette fois encore, ce fut le tout-puissant seigneur qui baissa les yeux devant l'aventurier. Pardaillan continua:

—Mon langage vous déplaît, monsieur le maréchal. Est-ce ma faute?... Comment! Je me trouve en présence de la pire solution! Pour vous rester fidèle, je risque de devenir l'ennemi de mon fils. Je m'efforce à concilier vos intérêts avec les siens!

—Pardaillan, la question n'est pas là...

—Où est-elle donc, monseigneur?

—Votre fils doit savoir quelles personnes se trouvaient dans la voiture?

—Je l'ignore, monseigneur!...

—Allons donc! Non seulement il le sait, mais il a dû vous le dire!

—Vous vous trompez, monseigneur!

Le maréchal s'avança de deux pas rapides vers Pardaillan:

—Et qui sait si vous n'êtes pas d'accord avec lui! Le fils chez Montmorency, le père chez Damville... la chose s'arrangeait d'elle-même... monsieur de Pardaillan, vous et votre fils, je vous tiens pour des misérables!

Le vieux routier se redressa, un peu pâle.

—Monseigneur, dit-il d'une voix terriblement paisible, je tiendrai cet outrage pour nul et non avenu tant que vous n'aurez pas relevé le gant qui pend encore à votre porte.

Damville bondit, fou de fureur, et se précipita la dague haute sur Pardaillan...

Pardaillan l'attendit de pied ferme. Le bras du maréchal qui s'était levé ne retomba pas sur lui, il le saisit au poignet, l'arme s'échappa. Henri jeta un hurlement.

—Monseigneur, dit Pardaillan, je pourrais vous tuer; c'est mon droit; je vous laisse vivre pour que vous puissiez vous laver de l'outrage de Montmorency; remerciez-moi!

—C'est toi qui vas mourir! rugît Henri. A moi! A moi!...

—Bataille, donc! fit Pardaillan qui tira sa rapière.

A ce moment, tout ce qui restait de monde dans l'hôtel se ruait dans la pièce aux cris du maître. Pardaillan vit qu'il avait devant lui six hommes armés.

—Sus! Sus! hurla Henri. Pas de quartier!

Pardaillan, traçant un vaste demi-cercle avec sa rapière, bondit vers la gauche de la pièce.

—Ici, la, meute! cria-t-il.

Les assaillants se ruèrent de ce côté, dégageant ainsi la porte. C'est ce que voulait Pardaillan. En un clin d'oeil, il plaça sa rapière entre ses dents solides comme des dents de loup, empoigna un énorme fauteuil et le lança à toute volée sur les assaillants qui refluèrent vers le fond.

Au même instant, il remit l'épée à la main et se jeta vers la porte qu'il franchit en poussant un éclat de rire.

En quelques bonds, Pardaillan, poursuivi par la meute enragée, atteignit le bas de l'escalier. Là, il y avait une porte qui ouvrait sur cette cour. Il fondit sur elle pour l'ouvrir.

—Malédiction! gronda-t-il.

La porte était fermée!

—Sus! Sus! Nous le tenons! vociféra l'officier.

Au bas de l'escalier, vers la gauche, commençait le couloir qui aboutissait aux offices et aux derrières de la maison; de là, Pardaillan pouvait sauter dans le jardin, et, là, il eût été sauvé... mais, du premier coup d'oeil, il vit que la porte qui ouvrait sur le vestibule de l'office était fermée.

Il était pris dans ce boyau, avec, devant lui, sept furieux solidement armés, derrière lui une porte infranchissable.

Alors il calcula ses chances. Les assaillants ne pouvaient plus l'envelopper; ils ne pouvaient marcher que trois de front, et, encore, en se gênant.

—A la rigueur, dit-il entre ses dents, je puis arriver à les tuer l'un après l'autre.

C'est ce qu'il résolut, n'ayant plus que cette alternative, ou de faire ce grand carnage, ou de mourir.

Les coups, cependant, pleuvaient sur lui. Il les paraît, ripostait à chaque seconde; sa longue rapière s'enfonçait dans le tas; un homme était blessé; les autres poussaient d'effroyables hurlements.

Une épée l'atteignit à son épaule et déchira son pourpoint.

La blessure saigna légèrement.

Il avait déjà reculé de cinq pas; il n'y avait encore que trois de ses assaillants blessés, l'un d'eux, il est vrai, hors de combat, étendu à terre, tout râlant.

A ce moment, il sentit une étrange pesanteur à sa main droite: c'était la blessure que lui avait faite d'Aspremont qui se rouvrait.

Il saisit son épée de la main gauche.

—Sus! sus! vociférait Henri. Il est aux abois!

—A nous la bote! hurlaient les autres.

Et cela faisait dans ce boyau obscur, avec les froissements de l'acier, les coups secs des battements, les râles, les jurons énormes, un vacarme indescriptible.

Un coup de pointe blessa le routier au poignet gauche au moment où, après s'être fendu à fond sur l'officier, il faisait une retraite du corps. L'officier roula sur le sol qu'il talonna un instant: il était mort!

Pardaillan n'avait plus que quatre hommes devant lui.

Mais il était exténué; sa main gauche le faisait horriblement souffrir; il dut reprendre l'épée de la droite; et, haletant, il s'appuya de la gauche au mur. Un nuage passait devant ses yeux. Il allait tomber... Il recula encore de deux pas pour éviter un coup furieux que lui portait Damville. Mais il fut atteint au genou au même instant par un soldat.

—C'est fini, murmura-t-il.

Son épée lui tomba de la main...

Cet instant était celui où il reculait en se soutenant toujours de la main au mur.

Tout à coup, il eut la sensation que ce mur s'entrouvrait, il vit un trou noir béer près de lui, et, à bout de forces, presque évanoui, il s'y laissa tomber!...

—Fermez la porte! vociféra Henri, et laissez-le crever dans cette cave!...

Les soldats obéirent; la porte fut solidement fermée et verrouillée. C'est en effet dans la cave que le vieux Pardaillan avait roulé—dans cette même cave où son fils s'était trouvé enfermé. En s'appuyant de la main à la porte qui était simplement poussée, il avait ouvert cette porte et s'était laissé tomber, dans un dernier effort de l'instinct vital.

Pardaillan avait roulé le long des marches et était demeuré étendu sans vie sur le sol de la cave. Si le maréchal l'y avait suivi, il n'eût eu qu'à l'achever d'un coup de poignard. Mais Damville ne croyait pas l'enragé aussi atteint qu'il l'était. Il redouta les suites de ce combat dans l'obscurité, alors que sa troupe était déjà si réduite.

—Dans quelques jours, pensa-t-il, il n'y aura plus là qu'un cadavre que j'enverrai jeter à la Seine!

Le vieux Pardaillan, cependant, ne bougeait plus. Il perdait beaucoup de sang par ses blessures, et, en somme, il risquait de mourir là d'épuisement. Mais ces vieux reîtres avaient l'âme chevillée au corps. Au bout d'une heure d'évanouissement, le corps étendu au bas de l'escalier commença à remuer les bras, puis les jambes; puis la tête se redressa; puis, enfin, ranimé par la fraîcheur de la cave, le routier se souleva, s'assit, passa ses mains sur son front.

Enfin, il put penser. Et sa première pensée fut:

—Tiens! Je ne suis pas mort?

Soudain, l'une de ses mains se posa sur quelque chose de frais, de poussiéreux, de rond, ou plutôt de cylindrique.

—Une bouteille! s'exclama-t-il. Est-ce possible?... D'un coup sec appliqué au hasard sur le sol, le goulot de la bouteille sauta.

Pardaillan se mit à boire avec délices: ce qu'il buvait, c'était un vin frais, généreux, capiteux, doux au palais, chaud au coeur.

Déjà l'effet du vin généreux se faisait sentir. Pardaillan comprenait que ses forces lui revenaient, avec les forces, la mémoire.

—C'est bon! fit-il en hochant la tête. Puisque je n'ai pas été tué, puisqu'ils ne sont pas descendus m'achever ici, voyons à prendre des forces. Et d'abord, où en suis-je?

Là-dessus, Pardaillan, qui s'y connaissait certes mieux qu'un chirurgien, se mit à se palper, à se visiter longuement.

Le résultat de cet auto-examen fut celui-ci:

Premièrement, il avait une plaie contuse en arrière de la tête; ladite plaie provenant sans doute de la chute le long de l'escalier de la cave; item, pour les mêmes causes, une dent brisée et le nez écorché; item, pour les mêmes motifs, une douleur lancinante au coude du bras droit.

Deuxièmement, il avait une blessure à la main droite provenant de son duel avec d'Aspremont, ladite blessure s'étant rouverte pendant la mêlée dans le couloir.

Troisièmement, une estafilade au poignet gauche.

Quatrièmement, une plaie profonde un peu au-dessus du genou droit.

Cinquièmement, l'épaule droite déchirée.

Sixièmement, une blessure pénétrante au sein droit.

Tout compte fait, et l'examen le plus sévère ayant été établi, Pardaillan ne se trouva pas autre plaie ou blessure, et estima qu'en somme il n'y avait pas dans tout cela de quoi mourir au fond d'une cave.

Alors, il entreprit de bander ses blessures.

Tant bien que mal, il put se défaire de ses vêtements. Et comme il portait chemise sous le pourpoint, il s'écria:

—Voilà, pardieu, de quoi panser et bander vingt blessures!.

N'ayant pas d'eau pour laver ces blessures, ce fut avec du vin que Pardaillan les lava.

Il put se mettre debout et, à tâtons, s'exerça à faire quelques pas. Il eut un grognement de satisfaction; en somme, la vieille machine tenait bon.

Sur ce, il chercha un coin pas trop humide, pas trop dur, et s'y endormit profondément.

Lorsqu'il se réveilla, il regarda autour de lui, essayant de percer les ténèbres de la cave.

—Ah ça, grommela-t-il, est-ce bien la peine de se préoccuper de mes blessures? Si je ne me trompe, dans quatre ou cinq jours au plus tard, la mort viendra me guérir de ces plaies et m'offrir le repos pour jamais! En effet, je vais mourir de faim...

En parlant ainsi, Pardaillan se leva, retrouva l'escalier qui montait à la porte et essaya de voir si, par quelque manière, il en viendrait à bout..., mais il se rendit compte facilement qu'autant eût valu essayer de percer les épaisses murailles qui servaient de fondements à l'hôtel.

Alors seulement, la pensée lui vint que, s'il ne pouvait pas ouvrir, il n'en était pas de même de ceux qui étaient au-dehors, et qu'on pouvait venir l'égorger pendant son sommeil.

Par une bizarre contradiction, ou par un dernier espoir, Pardaillan, qui consentait à mourir de faim, se refusa énergiquement à mourir égorgé; il résolut de barricader la porte et d'empêcher qu'on pût entrer dans la cave, puisqu'il ne pouvait en sortir.

Il redescendit donc l'escalier pour se mettre en quête des matériaux nécessaires, et, pour se donner du coeur à l'ouvrage, commença par se diriger vers le coin aux bouteilles; il en saisit une qu'il décapita et la porta à ses lèvres. A côté, il découvrit une vraie mine de jambons. Ils étaient proprement arrangés sur de la paille, en sorte que Pardaillan, en attaquant le premier, se dit avec satisfaction:

—Voici le lit, voici les boissons rafraîchissantes et voici la nourriture aussi agréable que substantielle.

Ajoutons qu'il parvint à barricader la porte au moyen de madriers.

Il était sûr, désormais, qu'on ne pourrait plus arriver à lui pendant son sommeil, sans le réveiller.

Et comme, s'il avait perdu sa rapière dans le combat, il avait au moins conservé sa dague, il avait de quoi se défendre.

Peu à peu, il s'habitua à l'obscurité; le mince filet de lumière qui tombait d'un soupirail finit par lui paraître un véritable rayon de jour.

Il put ainsi se rendre compte des jours et des nuits.

Le temps s'écoulait cependant. Grâce à une constitution de fer Pardaillan triompha rapidement de la fièvre.

Les blessures se cicatrisèrent.

Malheureusement, la mine aux jambons s'épuisa avec non moins de rapidité. Et pourtant, avec son habitude des sièges, le vieux renard avait tout de suite pensé à se rationner, il l'avait fait scrupuleusement le premier moment.

Malgré l'économie qui devint vite de la parcimonie, pour se tourner enfin en ladrerie, Pardaillan s'aperçut un jour qu'il ne lui restait plus qu'un jambon.

A ce moment, il y avait peut-être un mois, ou peut-être plus encore qu'il était enfermé dans cette cave.

Les blessures étaient guéries.

Somme toute, jusque-là, il n'avait souffert ni de la faim, ni de la soif. Mais maintenant le problème allait se poser à nouveau; et, cette fois, il était inéluctable.

En effet, pendant ce long séjour, Pardaillan avait employé son temps et toutes les ressources de son imagination à trouver un moyen d'évasion.

Les projets se succédèrent dans son esprit, mais, à la pratique, il dut en reconnaître l'inanité et les abandonner l'un après l'autre. Il n'y avait aucun moyen de sortir de là!

Dans deux jours, trois jours au plus, il allait se trouver sans vivres! Et alors commencerait une longue et terrible agonie pour aboutir à la mort la plus douloureuse!




XXXIV

JEANNE D'ALBRET

Au moment où le comte de Marillac se mit en route pour accomplir la mission de confiance que lui avait donnée Catherine, la reine de Navarre se trouvait à La Rochelle, place forte considérée par les réformés comme le meilleur de leurs refuges.

Jeanne d'Albret avait concentré là les forces dont elle disposait. Elle avait imaginé un plan aussi simple que hardi, et qui comportait deux actions simultanées.

Il consistait à réunir sous les murs de La Rochelle tout ce qu'il y avait de protestants en France décidés à risquer un grand coup pour conquérir la liberté de conscience.

Une fois cette armée réunie et organisée, elle en prendrait le commandement elle-même et marcherait droit sur Paris.

Telle était la première action du plan.

La deuxième consistait à tenter, dans l'intérieur même de Paris, un coup de main qui devait coïncider avec l'apparition de Jeanne d'Albret sur les hauteurs de Montmartre par où elle comptait attaquer.

Ce coup de main, c'était l'enlèvement du roi Charles IX que l'on eût transporté au camp des réformés.

Coligny, Condé, Henri de Béarn devaient prendre les devants, s'installer dans Paris et y préparer l'enlèvement.

Telle était la deuxième action du plan.

La résultante de ces deux combinaisons, la voici:

Jeanne d'Albret apparaissait sous les murs de Paris avec une armée forte d'environ quinze mille fantassins, deux mille cavaliers, vingt canons. A un signal donné par elle du haut de Montmartre, Henri de Béarn, suivi de Condé et de Coligny, montait à cheval; quatre cents huguenots parisiens se formaient autour de lui; cette troupe traversait la ville assiégée et marchait sur la porte Montmartre en criant aux Parisiens que le roi Charles IX se trouvait dans le camp huguenot.

Jeanne d'Albret comptait ainsi entrer dans Paris presque sans coup férir, se réunir à son fils, marcher sur le Louvre, et, là, imposer ses conditions à Catherine de Médicis.

Les choses en étaient là lorsque Jeanne d'Albret reçut une lettre qui la troubla fort et ébranla ses résolutions.

La lettre venait de Charles IX et lui était apportée par un gentilhomme du roi.

En substance, Charles IX assurait la reine de Navarre de sa bonne volonté, affirmait son sincère désir de terminer à jamais les luttes qui ensanglantaient le royaume, et lui donnait rendez-vous à Blois pour discuter des conditions d'une paix durable et définitive.

Pendant quelques jours, Jeanne d'Albret, tout en continuant ses préparatifs, eut l'esprit préoccupé de cette lettre. Elle avait simplement dit à l'envoyé du roi qu'elle ferait tenir une réponse.

Le soir du seizième jour, après son départ de Paris, le comte de Marillac arriva en vue de La Rochelle.

Son coeur battit à la pensée qu'il allait revoir la reine.

Or, les seize journées de route monotone qu'il venait d'accomplir, il les avait passées à se demander comment la reine de Navarre accueillerait son idée de mariage avec Alice de Lux. Quand il y songeait, il ne voyait pas quelle objection elle pourrait bien faire à ce mariage.

Mais, pour la première fois, il éprouvait de vagues inquiétudes. Qu'était-ce qu'Alice de Lux? D'où venait-elle?

Le comte de Marillac n'était et ne pouvait être jaloux. Il était inquiet, voilà tout: inquiet non pas de ce qu'il penserait, lui, d'Alice; mais de ce qu'en penserait la reine. Que savait-il d'Alice de Lux?

Donc, le comte de Marillac était violemment agité en entrant dans la ville de La Rochelle. Il s'informa aussitôt de la maison où logeait la reine.

Lorsque Marillac se trouva en présence de Jeanne d'Albret, il oublia toutes ses préoccupations personnelles et il eut un moment de joie qui éclata dans ses yeux. La reine lui tendit sa main qu'il baisa avec une affection passionnée.

—Vous voilà donc, mon cher enfant, dit la reine émue.

Jeanne d'Albret considéra un instant le comte avec une tendresse grave. Une question était sur ses lèvres, et elle hésitait à la formuler. Attentif aux pensées de la reine, Marillac comprit et dit:

—Sa Majesté le roi de Navarre est en parfaite santé, madame, et aucun danger ne le menaçait à l'heure où j'ai quitté Paris. J'en dirai autant de monsieur l'amiral et de monsieur le prince.

—C'est mon fils qui vous envoie? demanda la reine.

—Non, madame, fit Déodat. Je vous suis député par madame Catherine qui a pris soin de m'accréditer auprès de Votre Majesté.

En même temps, il tira de son pourpoint la lettre de Catherine de Médicis et, mettant un genou à terre, la tendit à Jeanne d'Albret. Le comte de Marillac ne se releva que lorsque Jeanne d'Albret eut lu entièrement la missive.

—Vous avez donc vu la mère du roi de France?

—Je l'ai vue, madame.

Marillac fit un récit fidèle et circonstancié de son entrevue avec Catherine, en tout ce qui concernait les propositions de paix et de mariage.

—Comte, dit la reine lorsque Marillac eut fini de parler, je vous chargerai de porter une réponse à la reine mère. En même temps, vous serez porteur d'une lettre pour le roi Charles IX. Et, enfin, je vous donnerai des lettres pour le roi de Navarre et M. de Coligny. Je réfléchirai aujourd'hui et demain aux propositions qui nous sont faites. Après-demain, je rassemblerai notre conseil, et il sera délibéré sur toutes ces graves questions. Vous pourrez donc reprendre dans trois jours le chemin de Paris. Pour le moment, laissons de côté la politique et la guerre, et parlons de vous, mon cher comte... Ainsi, vous avez vu la reine Catherine?

—Oui, madame, j'ai vu ma mère... et ma mère a reconnu en moi le fils qu'elle a abandonné...

—Êtes-vous bien sûr de cela?

—Votre Majesté va en juger. Ma mère n'a pas prononcé un mot d'affection; ma mère n'a pas eu un geste qui pût laisser supposer qu'elle me reconnaissait: ma mère n'a pas eu pour moi un regard de pitié...

—Courage, mon enfant, dit Jeanne d'Albret.

—C'est fini, madame. Je ne crois pas que la reine Catherine soit autre chose pour moi qu'une reine ennemie. Je n'ai parlé à Votre Majesté que des propositions que la reine mère me chargeait de lui porter. Mais, à moi aussi, elle a fait une proposition...

—A vous comte! s'écria Jeanne en tressaillant.

—La voici, madame: on offrirait à Sa Majesté Henri de Béarn le trône de Pologne, de façon que la Navarre se trouve sans roi...

—Et alors? dit Jeanne d'Albret.

—Alors, Majesté, si le roi votre fils acceptait de régner sur la Pologne, on mettrait un autre roi sur le trône de Navarre... et ce roi, madame... ah! c'est à peine si j'ose vous répéter ces étranges combinaisons ce serait moi!...

Jeanne d'Albret demeura longtemps silencieuse et méditative. Oui! comme l'avait dit le comte, c'était bien là une preuve absolue que Catherine de Médicis avait reconnu son fils en Déodat...

Quant à l'éventualité qu'Henri de Béarn pût aller occuper le trône de Pologne, Jeanne résolut de ne pas s'y arrêter un instant. Certes, la Pologne était un beau royaume. Mais Jeanne d'Albret, Navarraise dans l'âme, n'eût pas abandonné son pays même pour le trône de France.

Et quant à Henri lui-même, malgré son extrême jeunesse, elle lui soupçonnait de plus vastes ambitions, et peut-être qu'un jour le roi de France fût un Bourbon et qu'il portât ce double titre: Roi de France et de Navarre...

—Que pensez-vous de cette royauté qu'on vous offre?

—Je pense, madame, répondit sans hésitation le comte de Marillac, que je me sens inapte à régner. Je n'ai pas la taille d'un roi. J'ajoute que je n'envisagerais pas sans une sorte d'horreur la nécessité de m'installer dans la maison de mon roi, de ma reine.

Le comte était fort ému en prononçant ces paroles.

—Madame, ajouta-t-il, si j'osais parler de bonheur, moi que jusqu'à ce jour vous avez vu désespéré... y a-t-il un bonheur possible pour moi?... Ah! madame, l'heure est venue de vous dire toute ma pensée, de vous parler à coeur ouvert, comme à la seule qui m'ait témoigné quelque intérêt.

—Eh bien, comte?...

—Eh bien, madame, j'aime!...

Le visage de Jeanne d'Albret s'éclaira.

—Cher enfant! Si vous saviez comme je suis heureuse... Car, si vous aimez, c'est que vous devez être aimé... comme vous le méritez...

—Je suis sûr qu'elle m'aime autant que je l'aime...

—En effet, dit doucement la reine, c'est un grand bonheur qui vous arrive, mon enfant. Mais vous ne m'avez pas dit encore le nom de votre élue...

Marillac frémit. Un malaise inexprimable s'empara de lui.

—Vous la connaissez, madame, dit-il d'une voix tremblante. Elle a été aussi malheureuse que je l'ai été. Comme moi, elle a trouvé en Votre Majesté un asile de douceur et de bonté. Faible, sans appui, fuyant la persécution, seule au monde, vous l'avez recueillie avec cette inépuisable générosité d'âme qui fait que le monde vous aimera plus encore qu'il n'admirera en vous la guerrière de génie...

—Alice de Lux! murmura la reine de Navarre.

—Vous l'avez dit, madame! fit Marillac en jetant sur la reine un regard d'ardente curiosité.

Mais déjà la reine s'était faite impénétrable. Oui, Jeanne d'Albret possédait vraiment cette haute générosité d'âme dont le comte venait de parler, puisqu'elle sut retenir le cri douloureux qui allait faire explosion sur ses lèvres.

—Vous ne me dites rien, madame, reprit Marillac tout pâle. De grâce, que pensez-vous?...

—Eh bien, je n'en pense rien en ce moment. Je la connais peu. Je lui ai parlé une douzaine de fois en tout.

Le comte comprit que la reine était troublée.

—Madame, s'écria-t-il, il est nécessaire que je sache votre pensée tout entière...

Jeanne d'Albret avait baissé la tête. Le comte lui demandait une vérité terrible—ou un mensonge.

—Madame, reprit-il avec plus d'ardeur, si Votre Majesté ne me répond pas, c'est qu'elle condamne ma fiancée...

—Je n'ai rien contre Alice de Lux, dit Jeanne d'Albret.

Mais ce mensonge fut dit d'une voix si basse que Marillac, plus que jamais, eut l'intuition de la catastrophe qu'il attendait, pour ainsi dire.

—Madame, ayez pitié d'un malheureux qui vous porte dans son coeur, qui n'a que vous au monde, pour qui vous êtes famille, amitié, affection, tout!... Madame, votre parole ne me suffit pas... c'est un serment qu'il me faut... Jurez-moi que vous venez de dire la vérité!...

—Comte de Marillac, je vais vous donner une preuve d'affection telle que mon fils seul eût pu en attendre une semblable de moi... Je ne puis vous répondre... Je ne puis faire le serment que vous me demandez avant d'avoir vu Alice de Lux... Je la verrai, je lui parlerai et alors, mon enfant, je vous répondrai... Ce que je puis vous répéter, c'est que je ne connais pas cette jeune fille et que je vous aime assez pour la vouloir connaître avant de vous dire si elle est digne ou non de votre amour...

Un rauque sanglot se brisa dans la gorge du jeune homme.

—Où est Alice de Lux? demanda la reine.

—A Paris, répondit le comte d'une voix presque inintelligible. Rue de la Hache. La maison à porte verte, près de la nouvelle tour...

—C'est bien, dit Jeanne d'Albret, demain je partirai pour Paris...

—Madame! balbutia le comte avec angoisse.

—Nous partirons ensemble, reprit la reine. Vous prendrez le commandement de mon escorte. Allez, comte...

Le jeune homme sortit en titubant... Dehors, il respira péniblement, s'arrêta quelques minutes...

—Mais, rugit-il au fond de lui-même, il y a donc une vérité sur Alice? Quelque chose que j'ignore?

Il rentra, brisé par la fatigue morale plus encore que par la fatigue physique, dans l'hôtellerie où il était descendu.

Lorsqu'il se présenta à la reine de Navarre, celle-ci put juger des ravages qui s'étaient faits dans l'esprit de Marillac. Ses traits s'étaient durcis. Sa parole était devenue brève et rauque.

—Que va-t-il devenir lorsqu'il saura? songea la reine.

Elle évita soigneusement de parler d'Alice et donna au comte ses instructions pour que l'on pût partir dans la journée même.

—Nous allons à Blois, dit-elle en terminant. Puisque Charles me donne rendez-vous dans cette ville, je ne veux pas fuir la conférence qu'il m'offre. De Blois, nous irons à Paris, quel que soit le résultat de la conférence. Nous irons officiellement si la paix se fait, nous irons secrètement dans le cas contraire...

Le comte s'inclina sans répondre et sortit pour s'occuper, avec une activité fébrile, des préparatifs du départ.




XXXV

ÉTONNEMENT DE GILLES ET GILLOT

Lorsque Charles IX sortit de Paris pour se rendre à Blois, il remarqua, non sans mécontentement, que son escorte comprenait les seigneurs catholiques les plus enragés contre les huguenots.

De ce nombre était le duc de Guise, plus brillant, plus souriant que jamais. Le maréchal de Damville faisait aussi partie de l'escorte royale. La veille du départ, Henri avait fait venir son intendant—son âme damnée—, le sieur Gilles, et avait eu avec lui un long entretien relatif aux prisonnières de la rue de la Hache.

—Tu m'en réponds sur ta tête, avait conclu le maréchal. Dans peu de temps, bien des choses seront arrangées. Et alors le roi fera un peu ce que voudrai. Mon matamore de frère ira pourrir dans quelque Bastille. D'ici là, prudence, et veille nuit et jour. A propos, ajouta négligemment Damville, il y a, dans les caves de mon hôtel, un cadavre dont il sera bon de se débarrasser.

—Le cadavre de l'enragé spadassin, fit Gilles. C'est bien simple, monseigneur. Nous le sortirons de là par une nuit obscure et nous irons le confier à la Seine.

Il en résulta que, quelques jours après le départ de la cour pour les conférences de Blois, maître Gilles appela son neveu Gillot.

—Gillot, dit gravement l'intendant, nous allons ce soir débarrasser les caves de l'hôtel du cadavre qui achève d'y pourrir.

La physionomie de Gillot s'éclaircit à l'instant même.

—Pardieu! dit-il, s'il ne s'agit que d'enterrer le damné Pardaillan, je suis votre homme!

—En route! fit l'oncle.

—En route! répéta le neveu, brandissant un couteau.

Alors Gilles ceignit une lourde épée qu'il avait décrochée d'une panoplie de son maître. Il passa deux pistolets à sa ceinture et remplaça son bonnet par un casque.

Puis ils sortirent. Dans la remise de la maison, il y avait une petite charrette. Gillot attacha un âne à la charrette.

—Prends aussi une corde, ordonna l'oncle. Nous la lui attacherons au cou avec une bonne pierre...

Ces préparatifs achevés, ils se mirent en route, l'oncle marchant en avant l'épée d'une main, la lanterne de l'autre, le neveu venait derrière, traînant l'âne par la bride. Ils arrivèrent sans encombre à l'hôtel de Mesmes, firent entrer l'âne et la charrette dans la cour, barricadèrent la porte et se rendirent tout droit à l'office, où, d'un grand coup de vin, ils se remirent de leurs émotions.

L'heure était venue d'exécuter la deuxième partie de l'expédition. Minuit sonna au temple tout proche. Gillot se signa, et Gilles saisit les clefs de la cave. Devant la porte de la cave, ils s'arrêtèrent un moment. Puis l'intendant poussa les verrous extérieurs, donna deux tours de clef, et la porte s'entrebâilla. L'intendant, d'un coup de pied, poussa la porte. Mais elle résista.

—Qu'est-ce que cela veut dire? murmura Gillot.

—Imbécile! dit Gilles, cela veut dire qu'il s'est barricadé lorsqu'on l'a poursuivi et traqué. Allons, il s'agit de démolir tout cela!

L'oeuvre de démolition commença aussitôt. Au bout d'une heure de travail, le passage se trouva libre, la porte s'ouvrit toute grande, ils descendirent l'escalier, Gilles toujours en avant, sa lanterne à la main. Il était d'ailleurs si assuré maintenant qu'il n'avait plus affaire qu'à un cadavre, qu'il avait dédaigné de descendre avec l'épée. Gillot le suivait pas à pas, son couteau à la main.

La cave était vaste et se composait de plusieurs compartiments; il y avait des coins et des recoins, des trous sombres derrière des futailles: l'exploration commença... Dans un coin du troisième compartiment, Gilles se baissa tout à coup avec un cri étouffé:

—Des ossements! s'écria-t-il.

—Les rats l'ont rongé!

—Mais ce ne sont pas les ossements d'un homme!

Les ossements étudiés, les deux nocturnes visiteurs se regardèrent avec stupéfaction.

—Des os de jambons, fit l'oncle.

—Des bouteilles vides! ajouta le neveu en montrant non loin de là une montagne de flacons décapités.

—Le misérable, avant de mourir, a bien mangé et bien bu!...

La recherche recommença plus acharnée. Au bout de deux heures, la cave avait été explorée jusque dans ses recoins les plus cachés: il fut évident que le cadavre de Pardaillan n'y était plus.

—Voilà qui est étrange, murmura Gilles.

—J'en reviens à mon dire, fit Gillot: les rats l'ont mangé! seulement, ils n'ont même pas laissé les os.

—Imbécile! dit l'oncle.

C'était son mot favori quand il parlait à son neveu. Cependant, force lui fut de se rendre à l'explication de Gillot, En effet, une nouvelle perquisition demeura sans résultat, et il était certain que Pardaillan n'avait pu s'évader.

—Après tout, dit-il, cela nous évitera la peine d'aller Jusqu'à la Seine.

N'ayant plus rien à faire dans la cave, l'oncle et le neveu reprirent le chemin de l'escalier. En mettant le pied sur la première marche, Gilles leva machinalement les yeux vers la porte qu'il avait laissée grande ouverte, et il poussa un cri terrible: cette porte était fermée.

En quelques bonds, il l'atteignit, poussé par l'espoir que peut-être il l'avait lui-même poussée par mégarde. Et là, il constata que non seulement elle était poussée, mais encore qu'elle était fermée à double tour!...

—Que se passe-t-il? demanda Gillot.

—Ce qui se passe! hurla Gilles. Nous sommes enfermés!...

Gillot demeura hébété, secoué d'un tremblement convulsif... A ce moment, un strident éclat de rire retentit derrière la porte fermée.

Et les cheveux de Gillot se hérissèrent sur sa tête! Car, cette voix, il la reconnaissait!

C'était le vieux Pardaillan qui venait de pousser cet éclat de rire. Nous l'avons laissé au moment où, n'ayant plus qu'un jambon pour toute provision, il entrevoyait avec horreur le supplice de la famine comme le terme fatal de sa carrière d'aventures. Lorsque ce dernier jambon fut épuisé, lorsqu'après avoir une centième fois fouillé la cave dans tous les sens Pardaillan se fut bien convaincu qu'il ne lui restait plus qu'à mourir, il prit une résolution:

Il se soutiendrait avec du vin tant qu'il pourrait. Et, au moment où les souffrances de la faim deviendraient pressantes, eh bien, il échapperait à la torture par le suicide: d'un coup de dague, il en finirait.

Couché près de son tas de bouteilles, il y avait sans doute plusieurs heures qu'il n'avait mangé et se demandait s'il ne valait pas mieux se tuer tout de suite. Tout à coup, il lui sembla entendre un bruit derrière la porte, il se releva d'un bond, se rapprocha, haletant, de l'escalier, et écouta...

Et ce qu'il entendit lui causa une joie telle qu'il eut de la peine à retenir un cri. Il se dissimula dans un coin au pied de l'escalier; Gilles et Gillot passèrent à deux pas de lui.

Il attendit qu'ils se fussent enfoncés dans le fond de la cave. Alors il n'eut qu'à remonter, et tranquillement, il ferma la porte. Son premier mouvement fut alors de détaler, mais, s'étant convaincu que l'hôtel était parfaitement désert, la curiosité le prit de savoir ce que diraient les deux fossoyeurs improvisés.

Il entendit enfin l'oncle et le neveu s'approcher de la porte, une fois leur perquisition terminée. Et, satisfait de l'adieu qu'il leur jeta sous forme d'un éclat de rire et d'une menace, il s'éloigna.

Le vieux routier, bien qu'il eût habité peu de temps l'hôtel, le connaissait pourtant de fond en comble. Rendu à la liberté par le tour de passe-passe auquel nous venons d'assister, il se rendit directement à l'office, alluma un flambeau, visita les armoires et commença par se réconforter de quelques victuailles oubliées. Alors il chercha les clefs des appartements et, les ayant trouvées, il se mit à visiter l'hôtel.

Il parvint dans une grande salle où se trouvait un grand miroir. Il en profita pour s'inspecter de la tête aux pieds et constata qu'il était à faire peur. Il n'avait plus de chapeau, ses vêtements étaient en lambeaux, tachés de boue, de sang et de vin. Il n'avait plus d'épée. D'ailleurs, ses blessures étaient toutes fermées, et, sauf une cicatrice rougeâtre au nez, son visage était à peu près intact.

—Procédons avec ordre et méthode, dit Pardaillan.

Aussitôt, il pénétra dans la chambre à coucher du maréchal; il avisa une haute armoire ventrue à laquelle il essaya toutes ses clefs. A force de fouiller la serrure avec la pointe de sa dague, il finit par la faire sauter.

—Tiens! fit-il, voila l'armoire qui s'ouvre!

Elle était remplie de linge et de vêtements. Il procéda alors à une toilette complète dont il avait le plus grand besoin. Quand il fut somptueusement habillé, il prit à une panoplie une solide rapière.

En continuant ses recherches, il arriva dans un cabinet écarté, où il tomba en arrêt devant un coffre armé de trois serrures. Au bout d'une heure de travail, les trois serrures avaient sauté. Pardaillan ouvrit le coffre et demeura ébloui: il était plein d'or et d'argent; il y avait là tout un trésor.

—Voyons, dit-il, je ne suis pas un truand. Je n'emporterai donc pas cet or qui est à M. de Damville. Très bien. Mais M. de Damville me doit une indemnité de guerre que j'estime à trois mille livres.

A mesure qu'il parlait ainsi, le vieux Pardaillan puisait dans le coffre. Lorsqu'il eut garni sa ceinture de cuir des trois mille livres qu'il avait comptées en pièces d'or, il referma soigneusement le coffre, puis le cabinet, puis toutes les chambres qu'il avait ouvertes. Et ainsi habillé de neuf des pieds à la tête, une bonne épée au côté, la ceinture garnie, il se dirigea d'un pas léger vers la grande porte de l'hôtel.

Il se rendit à l'auberge de la Devinière, où il interrogea maître Landry qui lui apprit que la cour était à Blois.

—Mais, ajouta le digne aubergiste, permettez-moi, monsieur, de vous féliciter du bien qui vous arrive; je vois, au superbe costume que vous portez, que vos affaires sont en bon train.

—En effet, maître Landry; je viens de faire un petit voyage... Ce petit voyage m'a enrichi, ce qui va me permettre de régler le vieux compte que nous avons ensemble.

—Ah! monsieur, s'écria Landry, j'ai toujours dit que vous étiez un parfait galant homme.

—Ah! misérable! s'écria soudain le vieux routier. Tu vas payer cher ta trahison!

Landry demeura ébahi, la bouche ouverte, les yeux ronds de surprise, tandis que Pardaillan, repoussant la table à laquelle il était assis, s'élançait au-dehors comme un forcené.

Qu'était-il donc arrivé à Pardaillan? il avait vu passer, devant la Devinière, Orthès d'Aspremont à qui, non sans raison, il attribuait sa dispute avec le maréchal.

C'était bien d'Aspremont qui passait, en effet, sa blessure ne lui ayant pas permis de suivre Damville. Malheureusement, il paraît que d'Aspremont était pressé; car il marchait d'un bon pas, et, lorsque Pardaillan arriva au coin de rue où il l'avait vu tourner, son adversaire avait disparu. Tout maugréant, il prit le chemin de l'hôtel de Montmorency.

—Pourvu qu'il ne soit rien arrivé au chevalier! songeait-il. Ces Montmorency sont une mauvaise race. Je viens d'en avoir une nouvelle preuve avec Henri François est-il meilleur?...

Contre son attente, le vieux Pardaillan trouva à l'hôtel Montmorency son fils qui le serra dans ses bras.

—Que vous est-il arrivé, mon père? demanda le chevalier.

—Je te raconterai cela. Je reviens de très loin. Mais, toi-même, mon cher chevalier, que t'est-il donc arrivé?

—A moi, monsieur?... mais rien que je sache.

—Cependant tu as la mine d'un moine qui, par hasard, aurait réellement fait carême. Tu es pâle, tu es triste...

—Dites-moi votre histoire, mon père, fit le chevalier, je vous dirai la mienne après.

Le vieux routier ne se fit pas prier et raconta son aventure point par point.

—En sorte, fit le chevalier en riant, que Gilles et Gillot sont maintenant à votre place?

—Avec cette différence que, si je me suis nourri de jambons, ils en seront réduits à se nourrir des os que je leur ai laissés.

Le chevalier ne put s'empêcher de rire.

—Et maintenant, reprit son père, à ton tour, chevalier.

—Mon père, vous savez bien ce qui m'attriste.

—Ah! oui... les deux donzelles en question. Elles ne sont donc pas retrouvées?

—Hélas! Le maréchal de Montmorency et moi, nous avons en vain fouillé tout Paris... J'ai voulu alors quitter le maréchal, et, ne vous voyant plus, m'en aller. Nous n'avons plus d'espoir ni l'un ni l'autre...

—Par la mort-Dieu! Par Pilate! Par Barabbas!

—Que vous arrive-t-il, mon père?

—J'ai trouvé! rugit le vieux Pardaillan.

—Quoi! Qu'avez-vous trouvé!...

—Où elles sont! ou plutôt le moyen de le savoir, ce qui revient au même!

—Mon père, prenez garde de me donner une fausse joie qui me tuerait!

—Je te dis que j'ai trouvé, corbacque! Partons!...

—Partons, mon père! fit le chevalier avec une hâte fébrile.

En route le vieux Pardaillan s'expliqua.

—Il y a un homme qui sait assurément où se trouvent tes deux princesses au bois dormant. Et, cet homme, c'est le damné intendant de Damville, celui qui sait tous les secrets du maître.

—Gilles!... Ah! vous avez raison... courons, mon père!

Le père et le fils se mirent à courir et, arrivés à l'hôtel de Mesmes, ils y entrèrent par le jardin. Quelques instants plus tard, ils étaient devant la porte de la cave. Homme de sang-froid s'il en fut, le vieux routier retint son fils qui voulait ouvrir aussitôt, et se mit à écouter. Sans doute, de l'intérieur, Gilles et Gillot avaient entendu les pas, car à peine Pardaillan et son fils se furent-ils arrêtés devant la porte qu'une voix lamentable leur parvint:

—Ouvrez, au nom du Ciel! Ouvrez, qui que vous soyez!...

—Qui êtes-vous? demanda le vieux routier.

—Je suis maître Gilles, l'intendant de Mgr de Damville. Nous avons été enfermés dans cette cave par un misérable, un homme de sac et de corde, un truand...

—Assez! Assez, maître Gilles! s'écria Pardaillan qui éclata de rire.

—Le damné Pardaillan! se lamenta Gilles en reconnaissant la voix de celui qu'il avait voulu enterrer.

—Lui-même, mon digne intendant! Maître Gilles, écoutez-moi bien.

—Je vous écoute, monsieur! haleta l'intendant.

—J'ai eu pitié de vous... et c'est pour cela que je reviens. Je me suis dit qu'il serait indigne d'un chrétien de vous laisser, ici, mourir lentement de faim... Alors, je viens pour vous pendre!...

—Miséricorde! Vous me voulez pendre!

On entendit un gémissement et un sanglot. Pardaillan ouvrit la porte. Et, dans l'obscurité, il aperçut Gilles, à genoux sur l'une des marches de l'escalier; il était livide, hideux.

—Chevalier, dit le vieux routier, demeurez à cette porte; armez vos pistolets; et, si l'un de ces deux misérables fait mine de vouloir sortir, tuez-le sans pitié.

—Grâce, monseigneur, gémit l'intendant.

—Tu as peur, continua Pardaillan. Et si je t'offrais un moyen de sauver ta vie?

—Oh! bégaya le vieillard en tendant ses bras avec désespoir: tout ce que vous voudrez, tout! demandez-moi ce que j'ai pu entasser d'or et d'argent depuis que je vis.

—Je ne veux pas de ton argent, dit le vieux routier.

—Quoi alors? Dites! Parlez!

—Je ne te tuerai pas. Tu ne seras pas pendu. Et même tu pourras t'en aller d'ici, à une seule condition... Tu me diras où ton maître le maréchal a conduit la dame de Piennes et sa fille...

Gilles leva des yeux hagards vers Pardaillan.

—Vous me demandez cela? dit-il. C'est cela que vous voulez savoir pour me donner vie sauve?

—Oui. Tu vois que tu en es quitte à bon compte.

Gilles, qui était à genoux, se releva. Gilles, qui grelottait et claquait des dents, se raidit et n'eut plus un frémissement. D'une voix ferme, il dit:

—Tuez-moi donc: cela, vous ne le saurez pas!

—Par tous les diables d'enfer! grommela Pardaillan. Ce vieux est superbe! Dommage que je sois forcé de le tuer!

Il tira sa dague et, de sa même voix glaciale, il dit:

—Pour ta bravoure, tu ne seras pas pendu. Mais je vais te tuer d'un seul coup, au coeur, si tu ne parles...

—Voici mon coeur, dit le vieux Gilles en déchirant son pourpoint d'un coup violent. Seulement, si le désir d'un mourant vous est sacré, je vous supplie de dire à Mgr de Damville que je suis mort pour lui...

Les deux Pardaillan demeurèrent saisis d'étonnement.

—Monsieur de Pardaillan, fit tout à coup une voix qui grelottait.

Le routier se retourna et aperçut Gillot qui sortait de derrière une futaille.

—N'aie pas peur, dit-il: ton tour va venir; ton digne oncle d'abord, toi ensuite.

—Je le sais, fit Gillot, tout blême, et, pour me sauver, je vais vous proposer un marché. Je sais où se trouvent les deux personnes que vous cherchez...

—Il ment! gronda le vieillard qui, se débarrassant de l'étreinte de Pardaillan, se précipita sur son neveu.

Mais il n'eut pas le temps de l'atteindre que déjà Pardaillan l'avait saisi à la gorge et le remettait au chevalier.

—Parle! dit-il alors à Gillot.

—Il ne sait rien! Il ment! vociféra Gilles.

—Je ne mens pas, mon oncle, dit Gillot qui reprenait de l'aplomb. Le jour où j'ai reçu l'ordre de préparer la voiture, et où j'ai eu précisément affaire à ce digne jeune homme que voici, toutes ces manigances m'ont mis la cervelle à l'envers; et, à dix heures, j'ai suivi l'expédition. Je sais où la voiture s'est arrêtée, et je m'offre d'y conduire ces messieurs...

—Où est-ce? palpita le chevalier.

—Rue de la Hache! fit Gillot.

—Rue de la Hache! s'exclama le chevalier stupéfait, à l'esprit de qui l'image d'Alice de Lux se présenta aussitôt.

Mais il y avait d'autres maisons que la sienne dans la rue. Il était impossible que la fiancée de Marillac eût de pareilles accointances avec le duc de Damville!

—Voyons, reprit-il. Quel est l'endroit exact?

—Tais-toi! Tais-toi, infâme! hurlait le vieux Gilles.

—Monsieur, la maison est facile à reconnaître, elle fait le coin de la rue Traversine: elle a un jardin, et il y a une porte verte à ce jardin.

Le cri de rage que poussa l'intendant eût suffi pour démontrer que Gillot venait de dire la vérité.

—Courons! s'écria le vieux Pardaillan.

Mais le chevalier demeurait immobile, tout pâle.

Il songeait qu'il s'était présenté à diverses reprises dans la maison de la rue de la Hache et qu'il avait toujours trouvé porte close depuis son entretien avec Alice. Il se demandait avec angoisse quel mystère cachait la vie d'Alice et quel malheur pour Déodat allait sortir de ce mystère.

—Allons! dit-il enfin. Je saurai la vérité en l'interrogeant !... si je la retrouve!

Le vieux Pardaillan ne comprit pas ces paroles, mais il s'apprêta à suivre son fils.

—Vous avez tous les deux la vie sauve, dit-il à Gilles et à Gillot. Allez vous faire pendre ailleurs!

—Hélas! Pendu, je le serai certainement! fit l'intendant.

—Je témoignerai de votre fidélité, dit le chevalier. Rassurez-vous, je vous promets d'informer le maréchal de Damville de la belle résistance que vous avez faite.

Pendant cette discussion, Gillot avait disparu. Sans doute, il ne tenait pas à se retrouver seul à seul avec son oncle. Gilles s'était assis sur un billot et, la tête dans les mains, réfléchissait à son triste sort. Les deux Pardaillan le laissèrent à ses funèbres méditations et sortirent de l'hôtel pour se rendre aussitôt rue de la Hache.

—Qui peut bien demeurer dans la maison à porte verte? demanda le vieux routier. Sans doute quelque officier de Damville qui s'est retranché là avec une petite garnison. Je vous propose donc, mon fils, d'attendre la nuit.

Le chevalier eut un instant d'hésitation, puis il dit:

—Mon père, je crois qu'en cette affaire il faut que j'agisse seul...

—Ah ça! tu connais donc la maison?

—Oui. Et je ne redoute qu'une chose: c'est qu'elle soit inhabitée... en ce moment.

—Je ne comprends pas, chevalier. Je pressens seulement qu'il y a là un secret.

—Qui n'est pas à moi! C'est le secret d'un ami que j'aime comme un frère...

—Et tu veux y aller seul? Tu m'assures qu'il n'y a pas de danger?

—Aucun danger, mon père.

—Bon. En ce cas, je t'attendrai au bout de la rue.

—Non. Séparons-nous ici. Peut-être vous verrait-on. Et, si on s'aperçoit que quelqu'un peut intervenir, cela suffirait sans doute pour que la porte ne soit pas ouverte.

—Je vais donc t'attendre... où cela?

—Mais, mon père, vous pouvez m'attendre chez Catho!

—Bah! tu l'as donc revue, pendant que je me consumais au fond de la cave?

—Oui; avec l'argent que vous lui avez remis, elle a installé, rue Tiquetonne, un nouveau cabaret.

—Qui s'appelle?

—L'Auberge des deux morts qui parlent.

—Ah! digne Catho! excellente Catho! tu t'es souvenue!... Je l'épouserai, chevalier!

Sur cette boutade, le père et le fils se séparèrent; le chevalier continuant son chemin vers la rue de la Hache, le vieux routier s'acheminant vers le nouveau cabaret de Catho pour y attendre son fils en dégustant une pinte d'hypocras.

Rue Tiquetonne, il vit en effet une auberge avec une devanture et une enseigne toutes neuves. C'était l'Auberge des deux morts qui parlent. Seulement, pour corriger ce que l'enseigne pouvait avoir de trop macabre, Catho avait fait peindre deux noirs... deux Maures qui étaient censés tenir conversation en agitant leurs gobelets. Pendant que le vieux Pardaillan admirait l'enseigne et entrait dans le cabaret, le chevalier approchait de la maison à la porte verte. Tout de suite, il remarqua que les contrevents étaient soigneusement rabattus sur les fenêtres, comme si la maison eût été inhabitée. Le coeur battant, il heurta le marteau. La porte demeura fermée, la maison silencieuse. Mais, cette fois, le chevalier était décidé à savoir ce qui se passait derrière ces murs et à savoir ce qu'il y avait dans ce silence et ce mystère. Alors, il jeta un coup d'oeil à droite et à gauche pour s'assurer qu'aucun voisin ne l'épiait, puis, s'élançant d'un bond, il atteignit la crête du mur de bordure. Alors il se hissa à la force du poignet et sauta dans le jardin, et marcha droit à la porte de la maison, décidé à faire sauter la serrure. Au moment où il y arrivait, cette porte s'entrouvrit et, dans la pénombre, une forme blanche apparut à Pardaillan. C'était Alice de Lux!

Comme elle était changée! Comme elle était pâle! Et comme sa voix parut rauque, presque dure, lorsqu'elle dit:

—Hâtez-vous d'entrer puisque vous forcez ma porte!

Le chevalier obéit. Alice de Lux le fit pénétrer dans cette pièce où Marillac l'avait présenté. Elle demeura debout. Elle ne lui offrit pas de siège.

—Pourquoi me persécutez-vous ainsi? dit-elle.

—Madame, dit le chevalier en se remettant de l'émotion qui l'étreignait, votre accueil étrange m'aurait déjà chassé de cette demeure, si un puissant intérêt...

—Un mot seulement: venez-vous de sa part?...

—Vous me demandez, je crois, si je vous suis envoyé par le comte de Marillac?

—Oui, monsieur. Oui, continua-t-elle en s'animant, ce ne peut être que lui qui vous envoie. Il a vu la reine de Navarre, n'est-ce pas? Et la reine a parlé! La reine a voulu le sauver de la hideuse créature que je suis! Il sait!

—Madame, s'écria Pardaillan, vous commettez une affreuse erreur; ce n'est pas le comte de Marillac qui m'envoie!

Alice de Lux, qui était blanche comme une morte, rougit légèrement, puis devint livide.

—Ce n'est pas lui qui vous envoie, balbutia-t-elle. Qu'ai-je dit? Insensée!...

Elle se couvrit le visage de ses deux mains. Le chevalier s'agenouilla:

—Madame, dit Pardaillan d'une voix si mâle et si douce qu'elle semblait l'accent idéal de la franchise et de la pitié, madame, je vous supplie de croire que j'ai déjà oublié les paroles échappées à votre délire! Ce que je sais, c'est l'amour prodigieux que vous portez à mon ami!

—Parlez-moi encore, bégaya-t-elle. Il y a long-temps que je souffre seule, toute seule avec moi-même!

Et le chevalier, maintenant, oubliait pourquoi il était venu! Il se releva, saisit les deux mains d'Alice, l'attira à lui, la prit dans ses bras, et ses lèvres, doucement, se posèrent sur les cheveux parfumés de la jeune femme.

Et, tout cela fut si vraiment, si profondément fraternel qu'Alice ne se rappelait avoir jamais éprouvé pareille impression d'apaisement et de douceur.

—Ainsi, reprit-elle plus calme, le comte n'est pas de retour à Paris?

—Non, madame.

—Et, fit-elle avec hésitation, vous n'en avez reçu aucune nouvelle? Vous ne savez pas ce qu'il fait... ce qu'il pense?

—Je n'en ai pas de nouvelles, madame; mais tout le monde sait à Paris que la reine de Navarre est à Blois, en conférence avec le roi de France. Il est donc certain que le comte se trouve à Blois, depuis plus de quinze jours.

—Quinze jours!...

—Tout autant, madame. Or, pour un cavalier comme le comte, de Blois à Paris, il y a quatre journées de marche.

Un éclair de joie puissante parut dans les yeux d'Alice. Avec son tact ordinaire, le chevalier ne tirait aucune conclusion de ce qu'il venait de dire. Mais cette conclusion s'imposait d'elle-même à l'esprit d'Alice:

—Si la reine de Navarre m'avait dénoncée, il serait ici depuis longtemps!

Donc, selon toute vraisemblance, Jeanne d'Albret n'avait pas parlé. Alice redevint la charmante maîtresse de maison qu'elle était. Sur son appel, la vieille Laura apporta des fruits, des rafraîchissements, des confitures, selon la mode. Mais Pardaillan ne voulut goûter à aucune des douceurs qu'elle lui présenta.

—Chevalier, dit-elle, lorsqu'elle fut arrivée à se rendre maîtresse de sa propre émotion, me pardonnerez-vous jamais la façon indigne dont je vous ai accueilli... j'étais folle...

—Ne pensons plus à cela, madame. Et, puisque vous me traitez en ami, puis-je vous demander un sacrifice?

—Quel qu'il soit, je suis prête!

—Sachez donc que moi aussi j'aime. Maintenant, supposez, madame, que le comte, votre fiancé, soit détenu prisonnier chez moi... et supposez que vous veniez me demander sa liberté!... Ah! madame, à votre agitation, je vois que vous m'avez compris! Un seul mot, un seul: le sacrifice que vous êtes prête à accomplir pour moi ira-t-il jusqu'à rendre la liberté à Jeanne de Piennes et à sa fille?

A mesure que le chevalier parlait, Alice paraissait plus bouleversée.

—Vous aimez Loïse... Loïse de Montmorency...

—Oui, madame!

—Malheureuse!... murmura sourdement Alice, tout ce qui m'approche est flétri!...

—Vous ne pouvez me la rendre, n'est-ce pas?...

—Loïse et sa mère ne sont plus ici!... Elles ne sont plus ici, depuis le lendemain du jour où vous m'avez annoncé que le comte de Marillac allait voir la reine de Navarre.

—Damville les a reprises! gronda le chevalier... Oh! cet homme se cache! Mais, dusse-je parcourir la France, je mettrai la main sur lui! Et alors...

—Non, chevalier! Le maréchal ne les a pas reprises. C'est moi qui leur ai rendu la liberté...

—Libres! Elles sont libres!...

—Lorsque je me suis vue condamnée lorsque j'ai compris que mon noble fiancé allait me maudire ah! chevalier, quel horrible enchevêtrement de malheur dans ma vie!... je n'avais plus à redouter les révélations dont Damville me menaçait, puisque ces révélations, la reine de Navarre les faisait elle-même!... Je monte chez les prisonnières... Je leur dis:—Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait allez... vous êtes libres!... Et voici que si ce funeste accès de générosité ne m'était pas venu Loïse sortirait maintenant d'ici, emmenée par vous qui l'aimez! Ah! oui, je suis maudite!

Vous exagérez le malheur, madame, dit doucement le chevalier. C'est déjà une joie immense pour moi de savoir que Loïse n'est plus au pouvoir du damné maréchal... Mais ne vous ont-elles pas dit où elles comptaient se retirer?

—Hélas! j'étais si bouleversée que je n'ai même pas songé à le leur demander...

Il y eut un moment de silence.

—Je voudrais, dit Pardaillan, vous poser une question... Rassurez-vous, madame, elle m'est toute personnelle... Vous avez dû parfois vous entretenir avec elles?...

—Deux ou trois fois seulement.

—Eh bien, reprit le chevalier, dans ces circonstances... ou d'autres... enfin, tenez, madame, je veux savoir si jamais mon nom a été prononcé par Loïse...

—Jamais, dit Alice.

Un nuage passa sur le front du jeune homme.

—Pourquoi aurait-elle parlé de moi? songea-t-il, elle m'a oublié depuis longtemps... Et pourtant c'est bien moi qu'elle appela à son secours, le matin où je fus arrêté.

Pardaillan n'avait plus rien à faire chez Alice de Lux. Il prit donc congé. Mais la jeune femme le supplia de la revenir voir. Il promit. Cette infortunée lui inspirait un profond intérêt.

En quittant la maison de la rue de la Hache, Pardaillan se rendit rue Tiquetonne, au cabaret des Deux-morts-qui-parlent.




XXXVI

UN ÉPISODE HOMÉRIQUE

Le vieux Pardaillan, rue Tiquetonne, fut accueilli à bras ouverts par la digne hôtesse, dame Catho. Le routier, d'un coup d'oeil, inspecta le cabaret.

—Catho, dit Pardaillan, tu mérites d'être félicitée. Ton auberge est admirable!

—Grâce à vous, fit Catho. Grâce à vos beaux écus. Mais je pense que celle-ci ne brûlera pas comme l'autre!

Pardaillan s'installa à une table, et, comme il lui était impossible de demeurer inoccupé, il engouffra un repas pantagruélique.

Tout à coup, des trompettes retentirent au loin; il reboucla son épée, posa sa toque à plume noire sur le coin de son oreille gauche, et, redressant sa moustache, s'en fut vers la rue de Montmartre d'où venait le bruit des trompettes, après avoir prévenu Catho qu'il serait de retour dans peu de minutes pour retrouver son fils.

—Vous allez donc voir l'entrée du roi? fit Catho.

—Ah! ah! c'est donc Charles que signalent ces trompettes guerrières?

—Oui, monsieur. On dit que le roi sera accompagné de Mme de Navarre et son fils, ainsi que d'une foule de seigneurs huguenots, qui se sont embrassés avec les gentilshommes catholiques.

—Bon! Et moi qui voyais la guerre!... Enfin, allons voir les beaux habits et les belles armes des gardes.

Ayant dit, Pardaillan remonta la rue Tiquetonne et ne tarda pas à déboucher rue Montmartre. Mais, là, il fut pris dans un remous de peuple et porté, poussé contre la porte d'une maison.

—Un sol la chaise! Qui veut voir et entendre? On verra notre sire, le roi, on verra madame Catherine dans son carrosse d'or, on verra messieurs de Guise sur leurs grands chevaux, on verra... un sol la chaise!...

Ainsi glapissait un gamin. Pardaillan lui donna quelques pièces de menue monnaie et se hissa sur la chaise, qui était placée contre la porte de la maison en question. Cette porte était solidement fermée. Et, en levant les yeux, Pardaillan s'aperçut que les fenêtres de l'unique étage étaient closes également, à l'encontre des maisons voisines où toutes les fenêtres étaient garnies de têtes curieuses.

De son poste, Pardaillan dominait maintenant la foule et voyait s'approcher lentement le cortège royal, tandis que les cloches de toutes les églises de Paris sonnaient à toute volée, et que les couleuvrines du Louvre tonnaient. D'abord vint une compagnie des bourgeois du quartier, en armes; ils s'avançaient en répétant:

—Le roi! Le roi! Place pour notre roi!

Devant eux, la foule refluait à droite et à gauche, s'ouvrant comme la mer sous l'éperon d'un navire. Derrière eux, marchaient une compagnie d'arquebusiers, puis des pertuisaniers, et, enfin, apparaissaient les gardes du roi, précédés d'un double rang de trompettes à cheval. Aussitôt après, dans un somptueux carrosse doré, surmonté d'une couronne, traîné par douze chevaux blancs, caparaçonnés d'or dont chacun était tenu en main par un suisse gigantesque, apparaissait la pâle figure de Charles IX.

Dans le même carrosse, sur la même banquette que Charles IX, assis à sa gauche, se trouvait Henri de Béarn qui, lui, multipliait les saluts, faisait des signes amicaux aux hommes, et riait aux femmes.

Derrière le carrosse royal, venait une lourde machine non moins dorée, dans laquelle avait pris place Catherine de Médicis. Près d'elle, Jeanne d'Albret. Catherine ne cessait de saluer le peuple que pour sourire à Jeanne.

Perché sur sa chaise, Pardaillan assistait à cette féerie avec un sourire goguenard.

—Voilà les huguenots dans la place, grommelait-il. Mais ce n'est pas le tout que d'entrer. Comment vont-ils sortir?

Tout à coup, son regard se croisa avec un regard flamboyant, auquel il s'accrocha pour ainsi dire.

—Le maréchal de Damville! gronda le routier.

En même temps, il saluait de son plus gracieux sourire et de son plus beau geste. Damville, d'une violente secousse, avait arrêté son cheval et demeurait pétrifié, les yeux rivés sur ce Pardaillan qu'il croyait mort.

—Oh! oh! songeait à ce moment le vieux routier, la fête est complète. Tous mes assassins me regardent!

Il redoubla les sourires et les saluts. En effet, près de Damville, trois ou quatre cavaliers s'étaient arrêtés.

—L'homme que nous avons grillé dans le cabaret! s'écria l'un.

—Celui qui est mort avec le chevalier de Pardaillan, fit un autre.

Ces cavaliers qui étaient de la suite du duc d'Anjou, c'étaient Quélus, Maugiron, Saint-Mégrin et Maurevert...

Cependant Pardaillan, que tous ces regards convergés vers lui ne troublaient aucunement, commençait à se dire que la rencontre pourrait bien fort mal tourner pour lui. En conséquence, il essaya de descendre de sa chaise afin de se faufiler dans la foule et de disparaître. Malheureusement, la foule était si tassée, si compacte autour de lui, que force lui fut de demeurer immobile sur son piédestal.

Au moment où Pardaillan cherchait inutilement à descendre de sa chaise, le duc d'Anjou, s'étant retourné, s'aperçut que plusieurs de ses gentilshommes s'étaient arrêtés. Il appela Quélus, son favori, qui, s'approchant de lui, se mit à lui parler vivement. Le duc d'Anjou fit alors un signe au capitaine de ses gardes. Puis tout ce monde, entraîné par la marche du cortège, continua à s'avancer.

—Les choses se gâtent! pensa le vieux routier.

Il faut noter, en effet, que Pardaillan n'était pas le seul perché sur une chaise. Près de lui, à sa gauche, il y avait une table qui supportait sept ou huit curieux. A sa droite, une sorte de tréteau était couvert par une quinzaine de personnes. Il y avait aussi des chaises en quantité. Pardaillan prit le seul parti qui lui restait à prendre: il fit basculer sa chaise qui tomba; l'instant d'après, il se trouva sur la chaussée au milieu de gens qui hurlaient, furieux. L'aspect martial de Pardaillan leur imposa silence.

Il fallait, coûte que coûte, sortir de cette foule et disparaître au plus tôt. A ce moment, au lieu de s'ouvrir devant lui, la foule reflua violemment et, pour ne pas être entraîné, Pardaillan s'accrocha au marteau de la porte devant laquelle sa chaise était placée. Que se passait-il?

On eût dit qu'une partie du cortège royal faisait demi-tour, revenant sur ses pas. Une vingtaine de cavaliers, au grand trot, accouraient sans s'inquiéter des cris de terreur des femmes et des blasphèmes des bourgeois. Il y eut une fuite éperdue des vagues populaires.

Et Pardaillan, accroché à son marteau, vit couler le flot sans comprendre les causes de cette fuite. Enfin, il se vit seul, tout seul contre cette porte. Alors, il lâcha le marteau et se retourna. Or, dans le mouvement brusque qu'il exécuta, le marteau frappa sur son clou arrondi.

Pardaillan se retourna, et demeura tout ébaubi: il se trouvait seul dans un grand demi-cercle dont la corde était formée par des maisons de la rue et dont la ligne de circonférence était formée par des cavaliers sur un rang. Le cavalier qui se trouvait au milieu de cette ligne était Henri de Montmorency, duc de Damville, maréchal des armées du roi.

Près de lui, un homme au sourire mauvais couvait Pardaillan d'un regard mortel. C'était Orthès, vicomte d'Aspremont. A l'aile droite de la courbe, se trouvaient Maurevert et Saint-Mégrin. A l'aile gauche, Quélus et Maugiron.

Pardaillan se redressa et, d'une voix de fanfare, il dit:

—Bonjour, messieurs les assassins!

Un murmure féroce parcourut le rang des cavaliers. L'un d'eux fit un geste et tous se turent: c'était le capitaine des gardes du duc d'Anjou. Il dit:

—Monsieur de Pardaillan, votre épée!

—Allons donc! claironna la voix, de Pardaillan. Tu veux mon épée: viens la prendre!

En même temps, il tira sa rapière en un de ces gestes flamboyants dont avait hérité son fils.

—Monsieur, votre épée! gronda encore le capitaine d'Anjou.

—Dans ton coeur ou ton ventre! à ton choix! grinça Pardaillan.

—Finissons-en! dit Damville.

—Un instant, fit une voix fielleuse. Monsieur que voici est le père d'un certain chevalier de Pardaillan qui a osé insulter Sa Majesté le roi. Prenons-le vivant! Et la torture saura bien lui faire dire où est son fils!

C'était Maurevert qui parlait ainsi. Le conseil était terrible Les yeux de Damville jetèrent une lueur sanglante.

—Oui! oui! vivant! Et qu'il dise où est son fils!...

—Le voilà! tonna une voix vibrante, rugissante.

A cette seconde, il y eut dans la troupe un désordre inexprimable: on vit l'un des cavaliers tomber, rouler dans la poussière de la chaussée; et, à sa place, sur son cheval, apparut un jeune homme à la figure figée dans un sourire d'intense ironie, mais aux yeux flamboyants; et ce nouveau venu, par une audacieuse manoeuvre, affolait le cheval dont il venait de s'emparer, lui labourant les flancs à coups d'éperon, lui brisant la bouche à coups de furieuses saccades sur le mors; la bête hennissait de douleur, se mettait à ruer, à se cabrer, faisait feu des quatre sabots; le cercle se reculait, la foule fuyait avec des hurlements; et le vieux Pardaillan Jetait un cri:

—Mon fils!...

—Tenez bon, monsieur! répondit le chevalier.

En sortant de la maison de la rue de la Hache, le chevalier, arrêté un moment rue de Beauvais par la foule qui attendait le passage du roi, avait pu reprendre son chemin vers le cabaret des Deux-morts-qui-parlent lorsque cette foule s'était précipitée vers la rue Montmartre.

Là, un groupe énorme de badauds stationnait autour de quelque chose qu'il ne voyait pas. Mais ce que vit parfaitement le chevalier, ce fut la haute stature de Damville.

La première pensée du chevalier fut de s'écarter pour ne pas être reconnu, et de cherchera gagner la rue Tiquetonne, Et déjà il commençait à opérer son mouvement de retraite, lorsqu'il crut reconnaître la voix de son père! Aussitôt, il se rua tête baissée dans la foule!

Il passa. En quelques secondes, il parvint aux cavaliers qui entouraient Pardaillan. Il vit son père acculé contre la porte.

S'accrocher à l'étrivière du premier cheval auquel il se heurta, se hisser d'un élan sur la selle, placer la pointe de sa dague sur la gorge du cavalier stupéfait et terrifié fut pour lui l'affaire d'un instant.

—Descendez, monsieur! dit le chevalier.

—Vous êtes fou, monsieur!

—Non, je suis fatigué, et j'ai besoin d'un cheval. Descendez, ou je vous tue!

Le cavalier leva le pommeau de son épée pour assommer l'étrange adversaire. Mais il n'eut pas le temps d'achever. Un coup de dague en pleine poitrine l'atteignit. Il se renversa et roula. Le chevalier enfourcha la bête et dégaina sa rapière. Et, furieusement, il bondit. Cela avait eu la rapidité et le flamboiement d'un éclair.

Un large espace demeura vide autour du vieux routier. Et il y eut alors quelques secondes de répit pendant lesquelles chacun étudia rapidement la situation. Le chevalier, au centre de cet espace vide, avait arrêté son cheval frémissant et le maintenait d'une main de fer.

Ces quelques secondes de répit étaient mises à profit par le vieux Pardaillan. Les tables, les chaises, les échelles qui avaient servi aux curieux, maintenant en déroute, il s'en emparait, les entassait avec la prodigieuse habileté qu'il avait de ces sortes d'opérations, et à ce rempart, qui se dressait devant la porte à laquelle il était acculé, il ne laissait qu'un étroit passage.

—Pour le chevalier, quand il sera désarçonné, grommela-t-il.

Les cavaliers amenés par le capitaine des gardes d'Anjou n'attendaient qu'un signe de leur chef. Le capitaine dit en s'adressant aux deux Pardaillan:

—Messieurs, au nom du roi, faites-y bien attention!... Vous rendez-vous?

—Non, dit froidement le chevalier.

—Vous faites rébellion? En avant donc!... Gardes, emparez-vous de ces deux hommes!...

Les gardes d'un côté, les mignons de l'autre, se précipitèrent l'épée haute sur le chevalier qu'il fallait saisir ou tuer avant d'arriver au vieux Pardaillan. Le chevalier comprit que la dernière minute était arrivée. Sa pensée suprême fut pour Loïse. Mais cette pensée ne fit que traverser son cerveau.

Au moment où l'attaque reprenait plus furieuse, et cette fois définitive, il voulut recommencer la manoeuvre désespérée qui venait de lui réussir. Il rassembla donc les rênes et porta aux flancs de la bête un double coup terrible. Mais le cheval, au lieu de s'enlever, s'abattit!...

—Malédiction! rugit le chevalier qui, sautant agilement, se retrouva l'épée à la main.

Que s'était-il passé? Dès la première intervention du chevalier, l'un des assaillants avait mis pied à terre et assuré dans sa main une de ces courtes dagues a large lame qui étaient des armes si meurtrières. Cet homme, c'était Maurevert. Il suivit d'un oeil attentif les mouvements du chevalier, et, au moment ou le capitaine criait:—En avant!. il se précipita à pied, se cramponna à la bride du cheval et lui enfonça sa dague en plein poitrail, d'un coup sur et violent. Atteinte au coeur, la bête s'affaissa agonisante. Le chevalier s'apprêta à mourir, et déjà il commençait à fourrager de sa rapière dans la masse qui grouillait autour de lui.

—Par ici! hurla le vieux Pardaillan

Le chevalier retourna la tête, vit le rempart élevé par son père; un éclair de dernier espoir brilla dans ses yeux et il se précipita vers l'ouverture. A peine fut-il en sûreté que l'ouverture fut bouchée par la chute d'un tréteau que le vieux routier avait maintenu suspendu à bout de bras.

Le père et le fils se trouvèrent enfermés dans cette citadelle improvisée. Ils échangèrent un regard qui fut leur suprême étreinte d'adieu car ils n'avaient le temps ni de s'embrasser, ni même de se serrer la main.

Les chevaux avaient marché en rang serré sur l'obstacle. Mais il y eut un recul, avec des hennissements de douleur, les bêtes se cabrant, les cavaliers jurant comme des païens: le vieux Pardaillan à gauche, le chevalier à droite, commençaient à s'escrimer; d'instant en instant, avec une sûreté terrifiante avec une rapidité d'éclair, les deux épées surgissaient d'entre les barreaux des chaises entassées, d'entre les pieds de table, s'élançaient comme des vipères d'acier piquaient les chevaux aux naseaux, aux poitrails et les deux indomptables assiégés, silencieux, ramassés sur eux-mêmes, le vieux routier dans une attitude de bête sauvage qui aspire le carnage, le jeune, imperturbable et froid, apparaissaient comme des Titans d'un autre âge.

Le capitaine, d'un geste, arrêta encore l'attaque; cette tactique ne réussissant pas, il fallait en employer une autre.

—Es-tu blessé? dit le vieux Pardaillan.

—Pas une égratignure, et vous, mon père?

—Rien encore. Tâchons de bien mourir, par Pilate!

—Tâchons de ne pas mourir, dit froidement le chevalier.

—Pied à terre! commanda le capitaine

Une douzaine de cavaliers sautèrent à bas de leurs chevaux.

Alors, ce fut un cercle d'épées qui se forma autour du rempart; douze ou quinze pointes convergèrent sur les Pardaillan.

—Rendez-vous donc par la Mort-Dieu! dit le capitaine.

Les Pardaillan secouèrent la tête. Le capitaine haussa les épaules et dit:

—Prenez-les!

Ensemble, à ce mot qui leur fut un signal d'attaque ensemble les épées fulgurèrent, les pointes fouillèrent a travers les bois, deux ou trois lames se cassèrent d'un coup sec, quatre hommes tombèrent, du sang gicla, et la bande recula pour un nouvel assaut.

C'était un succès; les deux Pardaillan étaient rouges de sang, blessés tous deux à la tête, aux bras, à la poitrine.

—Adieu, chevalier! fit le vieux routier en tombant sur un genou.

—Adieu, mon père! dit le chevalier.

Le capitaine fit un signe et cria:

—Démolissez, d'abord!...

Et, de nouveau, le formidable rang d'acier s'avança comme une bête monstrueuse, en dardant ses pointes. Au même instant, sous des coups furieux, la barricade s'écroula, le passage se trouva libre.

—Voici la fin de la fin! s'écria le vieux Pardaillan dans un suprême éclat de rire.

En même temps, il portait deux ou trois coups de pointe.

—Adieu, Loïse! murmura le chevalier dans un frémissement de tout son être, en fermant un instant les yeux.

Et, lorsqu'il les rouvrit, ces yeux, il demeura pantelant, ébloui, extasié, frappé d'un étonnement surhumain, rêvant qu'il était mort ou que, dans le vertige de l'angoisse, une consolante et radieuse apparition lui était survenue pour le conduire aux portes de l'infini. Et voici ce qu'il voyait:

Les pointes des épées menaçantes qui étaient à un pouce de sa poitrine s'étaient relevées ou abaissées. Les assaillants reculaient à droite et à gauche, étonnés, fascinés, laissant libre une route bordée d'acier qui aboutissait à Henri de Montmorency à cheval, immobile, pétrifié, couvert d'une pâleur livide. Dans ce chemin, une femme vêtue de deuil s'avançait, lente et majestueuse...

—La Dame en noir! haletait le chevalier. Et, sur le seuil de la maison, devant la porte où s'élevait la barricade, devant cette porte qui venait de s'ouvrir soudain, se tenait une jeune fille, adorable dans sa pose à la fois craintive et hardie, avec ses cheveux dorés lui faisant un nimbe glorieux, son doux visage pâle,—et, du seuil élevé, elle abaissait sur le chevalier un long regard chargé d'admiration et d'effroi...

—Loïse! bégaya le jeune homme qui, d'un mouvement très doux, se mit à genoux sur le sol baigné de sang.

Deux larmes perlèrent au bord des longs cils de la jeune fille. Et son regard se voila alors d'une céleste tendresse.

—Puissances du Ciel, je vais mourir... elle m'aime!...

Le chevalier tomba à la renverse, évanoui, tandis que le vieux Pardaillan, mordant sa rude moustache grise, grommelait:

—Ah! c'est Loïse, Loïson, Loïsette?... Eh bien, je ne suis pas fâché de trépasser avec ce spectacle-là dans les yeux!

La Dame en noir s'avançait vers Henri de Montmorency.

Au moment où la porte s'était brusquement ouverte, où cette femme était ainsi apparue, se jetant entre les épées et les blessés, les assaillants s'étaient reculés effarés.

Jeanne de Piennes s'arrêta à deux pas du maréchal de Damville.

—Monseigneur, dit Jeanne de Piennes, je prends ces deux hommes: ils sont à moi. L'un d'eux est celui qui m'a ramené l'enfant qui m'avait été volée; l'autre est son fils.

Le maréchal avait longuement tressailli. Ses yeux sanglants regardèrent, farouches, autour de lui, puis revinrent à Jeanne de Piennes. Et, sous son regard à elle, sous ce regard limpide, il se courba, vaincu... D'une voix rauque, à peine perceptible, il répondit:

—Ces deux hommes sont à vous, madame... prenez-les!...

Et sous ses coups de saccade violente, son cheval recula; mais il s'arrêta, et Henri demeura présent... un nouveau sourire fugitif et terrible tordit sa bouche. Jeanne de Piennes s'était retournée vers le capitaine des gardes du duc d'Anjou;

—Monsieur, dit-elle, vous accomplissez ici une mission...

—Ordre du roi, madame! fit le capitaine d'une voix ferme. Je dois arrêter ces deux gentilshommes...

—Monsieur, je m'appelle Jeanne, comtesse de Piennes, duchesse de Montmorency...

Le capitaine s'inclina profondément.

—Je vous suis une caution vivante, poursuivit Jeanne. Ma parole vous répond des deux prisonniers.

—S'il en est ainsi, madame, dit le capitaine, à Dieu ne plaise que je mette en doute la caution de haute, noble et puissante dame de Piennes et de Montmorency. Et si les deux prisonniers ne doivent pas quitter cette maison...

—Ils ne la quitteront pas, monsieur!

—J'obéis, madame. J'ajoute: je suis heureux d'obéir, car ce sont deux braves.

Jeanne de Piennes s'inclina et se retourna vers les deux blessés qui, s'étant relevés, assistaient à cette partie de la scène en faisant d'héroïques efforts pour se tenir debout. Aux derniers mots du capitaine, d'un même mouvement, ils remirent leurs épées aux fourreaux. Jeanne de Piennes s'avança vers le vieux Pardaillan:

—Monsieur, dit-elle de sa voix douce et fière, voulez-vous me faire le grand honneur de vous reposer dans ma pauvre maison?...

Elle tendit sa main.

Alors, d'un geste timide, Loïse présenta sa main au chevalier. Il la saisit en frissonnant et se redressa de toute sa taille. La porte se referma sur Loïse et le chevalier...

—Capitaine! gronda Henri, vingt gardes devant cette maison, nuit et jour! Vous me répondez sur votre tête des prisonniers... et des prisonnières!...

Au loin, les canons du Louvre tonnaient.




XXXVII

LE DIAMANT

Le séjour des deux prisonnières dans le logis de la rue de la Hache avait été aussi triste qu'on peut l'imaginer: mais la souffrance morale n'avait été compliquée d'aucune souffrance physique, Alice de Lux se maintenait dans son rôle de geôlière; elle s'y maintenait avec honte, avec désespoir, et elle tâchait au moins d'atténuer ce qu'il y avait d'odieux dans ce rôle.

Les jours et les nuits s'écoulaient mornes, désolés.

Cependant, cette claustration au fond de deux pièces étroites avait altéré la santé de Jeanne de Piennes. Elle résistait au mal avec cette vaillance qu'on lui connaît.

Oui, elle envisageait maintenant la mort comme le suprême repos. En effet, son dernier espoir s'était évanoui. Quel espoir? La lettre qu'elle avait écrite à François de Montmorency!...

Elle ne doutait pas que cette lettre n'eût été remise. En interrogeant Alice de Lux, elle avait pu se convaincre que le maréchal était à Paris. Il lui semblait impossible que François n'eût pas reçu cette lettre touchante où elle avait raconté la vérité sur la tragédie de Margency. Et François n'était pas accouru à son appel! François l'abandonnait, la croyait encore coupable!

Un moment, elle s'était raccrochée à cet espoir que le chevalier de Pardaillan n'avait pas remis la lettre.

Mais, à force d'y songer, elle s'affirmait que cela même était impossible. Elle en arriva donc à admettre que François de Montmorency l'abandonnait.

Quant à Loïse, depuis qu'elle savait que ce jeune homme en qui elle avait eu si naïvement confiance était le fils de l'homme qui l'avait enlevée jadis, elle faisait d'inutiles efforts pour le détester ou pour l'oublier. Telle était la situation morale des deux femmes, lorsqu'un soir Alice de Lux monta chez elles.

Elle était plus pâle que d'habitude. Jeanne et Loïse la considéraient avec un effroi mêlé de pitié. Alice se tint devant la Dame en noir, les yeux baissés.

—Madame, dit-elle, rendez-moi au moins cette justice que j'ai tout fait pour adoucir votre captivité.

—Cela est vrai, dit Jeanne, et je ne me plains pas.

—Une abominable circonstance de ma malheureuse vie, madame, m'a obligée à me faire geôlière.

—Vous me l'avez dit, et je vous plains!

—Ainsi, dit Alice qui frissonna légèrement, lorsque vous serez libres, vous ne vous en irez pas en me maudissant...

—Libres!... Hélas! le serons-nous jamais!

—Vous l'êtes!

Un tressaillement agita Jeanne de Piennes. Loïse pâlit.

—Vous êtes libres toutes les deux, reprit Alice avec une calme fermeté; cette circonstance dont je vous parlais n'existe plus. Adieu, madame, adieu, chère demoiselle...

A ces mots, Alice de Lux se retira. La mère et la fille demeurèrent un instant comme accablées de la triste joie qu'elles éprouvaient. Puis elles s'embrassèrent dans une étreinte pleine d'effusion. A ce moment, une pensée fit tressaillir Jeanne de Piennes. Elle allait se trouver avec sa fille sans aucune ressource, sans logis, sans pain. Retourner à la maison de la rue Saint-Denis, c'était sans aucun doute retomber au pouvoir d'Henri de Montmorency.

Jeanne comprenait qu'elle n'aurait plus la force de travailler pour sa fille, comme jadis.

—Qu'allons-nous devenir? ne put-elle s'empêcher de murmurer.

—Ma mère, dit bravement Loïse, comme si elle eût suivi pas à pas la pensée de Jeanne, vous avez travaillé pour nous deux; maintenant, ce sera mon tour, voilà tout!...

A ce moment, Alice de Lux reparut devant Jeanne de Piennes.

—Madame, dit-elle d'une voix altérée, pardonnez-moi d'avoir entendu votre entretien; j'ai écouté... ceci est un des malheurs de ma vie: j'ai pris, j'ai dû prendre l'habitude d'écouter autour de moi... Vous vous trouvez sans ressources, j'aurais dû y songer; je suis riche, madame. Laissez-moi la joie de faire un peu de bien...

A ces mots, elle déposa sur le coin d'une table une bourse qui pouvait contenir une centaine d'écus d'or. Une vive rougeur empourpra le visage de Jeanne de Piennes.

Loïse se détourna avec embarras. Alice s'agenouilla.

—Madame, dit-elle d'une voix brisée, c'est une mourante qui vous offre ce peu d'or destiné à rendre moins durs à cette noble demoiselle les premiers temps...

Jeanne regarda sa fille et tressaillit.

—Je vous ai fait tant de mal, continua Alice, en acceptant de vous garder ici détenues, que j'en ai comme le coeur rongé. Je vous jure que vous adoucirez les derniers jours d'une malheureuse en recevant ce faible présent.

Jeanne de Piennes laissa tomber sur la geôlière un regard d'infinie miséricorde. Elle tendit ses mains à Alice qui les saisit et les baisa ardemment. Jeanne prit la bourse.

Elle voulut dire quelques paroles d'adieu à cette étrange geôlière pour qui elle n'éprouvait plus que de la pitié, mais déjà Alice s'était relevée et avait disparu.

—Partons! dit alors Jeanne.

Sur le premier moment, l'idée qu'elle était libre, qu'elle échappait enfin à Henri, lui causa une joie qui ranima ses joues flétries. Un pâle sourire se joua sur ses lèvres.

En attendant, il fallait trouver un logis quelconque. Rue Montmartre, une petite maison inhabitée lui sembla réunir les conditions de modestie, de calme et d'éloignement qu'elle recherchait. Elle s'y installa aussitôt, et commença à faire avec Loïse des plans de départ.

Loïse regardait sa mère avec inquiétude: jamais elle ne l'avait vue aussi fiévreuse. Dans la journée même, Jeanne dut s'aliter. Le délire la prit. Loïse, seule à lutter, n'en lutta qu'avec plus de fermeté.

Des jours se passèrent. Jeanne, pour cette fois, échappa à la mort qui la guettait. Mais, lorsqu'elle put se relever, elle comprit qu'elle était condamnée. Elle ne respirait plus qu'avec difficulté et, plusieurs fois par nuit, les suffocations jadis espacées à de longs intervalles venaient la menacer.

Un jour, comme elles causaient tristement, Loïse s'efforçant de sourire, la mère cherchant à lui donner l'illusion de la pleine santé revenue, ce jour-là, donc, comme elles convenaient de quitter Paris le lendemain, elles entendirent de grandes rumeurs dans la rue.

Deux ou trois heures s'écoulèrent. La mère et la fille, assises l'une près de l'autre et se tenant par la main, écoutaient avec indifférence les bruits du dehors qui faisaient paraître plus profond le silence de la maison. Tout à coup, elles tressaillirent. Le marteau de la porte venait de retentir.

—Qui peut frapper? murmura Jeanne.

Elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. Mais, à ce moment, elle demeura clouée sur place. Elle venait d'entendre prononcer le nom de Pardaillan! Et ce nom, il était crié parmi des insultes, des menaces, des clameurs de haine!

Autour de la porte de leur maison, il y avait un demi-cercle de cavaliers qui entouraient quelqu'un qu'elles ne pouvaient voir, vu que ce quelqu'un s'était ramassé contre la porte, sous l'auvent. Mais, si elles ne le voyaient pas, elles entendaient son nom.

Pardaillan! Lui! L'homme qui avait enlevé Loïse!

Etait-ce la punition du crime? A ce moment, un double cri étouffé échappa aux deux femmes.

—Lui! avait murmuré Jeanne de Piennes, Henri de Montmorency!

—Le chevalier de Pardaillan! murmura de son côté Loïse.

—Notre mauvais génie est là! continua la mère. Loïse, mon enfant, qui sait si le damné Pardaillan ne nous a pas découvertes! Qui sait si ce n'est pas lui qui a amené ici son maître! Mais qu'as-tu donc, ma fille?... Tu pleures!...

—Mère! oh! mère!

Et, confuse, éperdue, Loïse ajouta:

—Il faut le sauver!... Je meurs s'il meurt!

—Sauver! s'écria Jeanne. Sauver qui?... Mon enfant, reviens à toi... nous n'avons personne à sauver ici... Il n'y a là que nos deux plus cruels ennemis!

—Ah! ma mère, je suis sûre que lui n'est pas notre ennemi. Malgré tout, je ne puis le croire déloyal...

Jeanne de Piennes se pencha davantage, et, apercevant le chevalier, elle comprit ce qui se passait dans le coeur de sa fille... Mais son regard ne s'attacha qu'un instant au chevalier. Elle devint soudain très pâle, les yeux agrandis par l'étonnement, regardant quelqu'un que Loïse ne voyait pas. Et, ce quelqu'un, c'était celui dont elle conservait l'image nettement et pieusement gravée dans sa mémoire, celui auquel elle avait voué une reconnaissance infinie, l'homme qui lui avait ramené sa petite Loïse!...

Elle saisit la main de sa fille et dit simplement:

—Viens!...

Elles descendirent et ouvrirent la porte. Et, grandie par le sacrifice, transfigurée, auguste, elle apparut aux yeux des assaillants... On sait le reste.

Lorsque les deux femmes, soutenant les blessés, furent rentrées dans la maison, lorsque ta porte eut été solidement refermée, leur première occupation fut de panser les éraflures et estafilades qu'ils avaient reçues. Les deux hommes se laissaient faire silencieusement.

—Du diable, songeait le père, si je ne voudrais pas être blessé tous les jours pour être soigné par les mains de cette petite fille-là!

—Je suis au paradis! songeait le fils de son côté.

Par un sentiment de convenances tout naturel, c'était Jeanne de Piennes qui soignait le chevalier, tandis que Loïse s'occupait du vieux Pardaillan.

Lorsque les pansements furent achevés, le vieux routier se leva du fauteuil et, saluant, il dit:

—Madame, j'ai l'honneur de vous présenter mon fils, le chevalier de Pardaillan, et moi-même, Honoré-Guy-Henri de Pardaillan, de la branche cadette des Pardaillan, famille réputée dans le Languedoc pour ses hauts faits et sa pauvreté. Pauvres, nous le sommes, madame, avec toute la fierté qui convient; mais, par la Mort-Dieu, nous avons le coeur bien placé, et nous mettons à votre disposition les deux vies que vous venez de sauver...

—Monsieur, dit Jeanne d'une voix altérée, c'est à peine si ma gratitude, à moi, se trouve satisfaite par ce que je viens de faire...

—Je ne comprends pas, madame...

—Ne me reconnaissez-vous pas?... Reconnaissez-vous au moins ce diamant que vous avez laissé tomber dans la main de ma fille en cette nuit de douleur où je gagnais Paris?

—Je me souviens parfaitement, madame. J'ai voulu simplement dire que je ne comprenais pas votre gratitude, alors que vous devriez me haïr.

—Et voilà, monsieur, ce qui fait que moi-même je demeure profondément troublée et que mon étonnement est inexprimable. Je vois en vous l'homme généreux qui me ramena ma fille. J'avais toujours ignoré votre nom que vous m'apprenez vous-même, c'est le nom de l'homme qui avait enlevé Loïse.

—Je vais donc faire cesser votre étonnement, au risque d'encourir votre malédiction, dit alors le vieux Pardaillan d'une voix ferme: l'homme qui avait enlevé la pauvre petite pour obéir à Henri de Montmorency et l'homme qui vous la ramena, ces deux hommes-là, madame, n'en font qu'un, et il est devant vous... Oui, c'est vrai, madame, je commis le crime. Et, dans mon existence aigrie par la misère, c'est la seule action sérieusement blâmable que j'aie à me reprocher... mais il est non moins vrai que je fus pris de remords et que ce fut seulement à la minute où je rendis l'enfant que je pus respirer à l'aise...

—Loïse, dit Jeanne de Piennes, voici l'homme généreux, l'homme de coeur qui encourut la haine d'un terrible seigneur pour te rendre à ta mère...

Loïse s'avança vers le vieux routier, saisit ses deux mains et lui tendit son front charmant.

—Mon enfant, dit-il, les souhaits d'un vieux coureur de routes ne sont peut-être pas un talisman de bonheur; mais, s'il ne fallait que donner ma pauvre vie pour vous rendre heureuse, ce serait une joie pour moi que de mourir.

Jeanne, alors passa au doigt de sa fille la bague ornée du fameux diamant.

—J'avais juré qu'il ne me quitterait jamais, dit-elle; ma fille tiendra mon serment.

A ce moment les yeux de Loïse rencontrèrent ceux du chevalier, et elle pâlit sous l'effet d'un sentiment plus profond, comme si cette bague du malheur qu'on venait de lui passer au doigt fût devenue la bague de ses fiançailles.

Après la première heure écoulée dans ces émotions, ce fut au tour du chevalier de parler. La Dame en noir lui demanda s'il avait bien reçu la lettre qu'il devait faire parvenir à François de Montmorency. Le chevalier raconta alors comment il avait été arrêté, mis à la Bastille, et comment il en était sorti.

Loïse l'écoutait avidement et croyait entendre quelque fabuleux récit du temps de Charlemagne. Jeanne de Piennes, elle, écoutait avec angoisse. Et, lorsque le chevalier en vint à dire que le maréchal de Montmorency avait reçu et lu la lettre, elle ne put retenir une douloureuse exclamation:

—Ah! s'écria-t-elle, il m'a donc condamnée, puisqu'il n'est pas là î...

Le chevalier comprit le sens exact de ce cri de douleur.

—Madame, je vous demande trois jours pour vous raconter la fin de ce que j'avais à vous dire: deux jours pour cicatriser ces coups d'épingle, un jour pour faire une démarche... Alors vous saurez quel accueil M. le maréchal a pu faire à votre lettre. Je crois, oui, vraiment, je crois que ce n'est pas à moi à dire ce que fut cet accueil.

Si mystérieuses que fussent ces paroles, Jeanne, malgré elle, en conçut un immense espoir.

On s'occupa alors d'installer les deux Pardaillan. Ce n'était pas la place qui manquait, mais les meubles faisaient défaut. Finalement, le vieux Pardaillan et son fils exigèrent d'être relégués dans une sorte de grenier abondamment garni de foin.

Ce fut donc dans ce foin que les deux hommes se couchèrent lorsque la nuit fut venue. Jamais le chevalier n'avait trouvé une couche aussi douce et jamais il n'avait eu des rêves aussi heureux dans son sommeil.

Mais le vieux Pardaillan, lui, se mit, selon une vieille habitude, à—étudier la localité, selon son mot. Cette étude l'amena à l'oeil-de-boeuf qui éclairait ce grenier et qui s'ouvrait sur la rue. Et ce qu'il vit lui fit faire une grimace.

Vingt soldats que commandait un officier étaient installés sur la chaussée. Ils avaient allumé des torches dont les reflets rouges et tristes éclairaient leurs silhouettes. La plupart d'entre eux dormaient sur la chaussée même, roulés dans leurs manteaux. Mais quatre, appuyés sur des arquebuses, demeuraient debout contre la porte.

La situation était plus terrible que jamais pour les deux indomptables aventuriers.

—Amour, amour! grommela le vieux routier en hochant la tête, voilà bien de tes coups!... Nous sommes bel et bien perdus et cette fois sans rémission!...

Là-dessus, le vieux Pardaillan s'étendit dans le foin près de son fils et, l'ayant longuement regardé dormir, s'endormit à son tour.

Le lendemain matin, un rayon de soleil passant par la lucarne arrondie en forme d'oeil de boeuf réveilla le vieux Pardaillan. Il aperçut son fils qui, un coude sur le genou, le menton dans la main, paraissait absorbé dans quelque pénible réflexion.

—Eh! qu'as-tu, chevalier? Voilà dix minutes que je te surveille du coin de l'oeil, et, si je n'entends pas les gémissements que tu pousses en toi-même, je les devine!

—Je ne gémis pas, mon père: je réfléchis.

—Peut-on savoir à quoi?

A ces soldats qui gardent la porte. Or, il faut que j'aille trouver le maréchal de Montmorency, et que je l'amène ici, continua le chevalier avec un désespoir concentré. J'y réussirai, mon père! Je suis sûr d'y réussir, y eût-il mille gardes dans cette rue! Le maréchal, c'est tout naturel, emmènera sa fille. Alors, mon père, il ne me restera plus qu'à assister au mariage de Mlle de Montmorency avec le riche et puissant seigneur que lui destine sans aucun doute le maréchal, et puis nous serons libres... de faire le tour de l'univers!

—Tu veux dire le tour de la place de Grève?

Le chevalier haussa les épaules, non pour ce que venait de dire son père, mais pour répondre à sa propre pensée.

—En tout cas, reprit son père, tu as demandé trois jours pour aller chercher le maréchal.

Le chevalier secoua la tête.

—J'ai demandé trois jours, dit-il, parce que je me croyais plus sérieusement blessé que je ne suis. Mais je suis fort.

—Or ça, comment vas-tu sortir? Moi qui n'ai rien promis, je t'avoue que je ne vois pas le moyen...

—Le maréchal sera ici aujourd'hui même...

Le vieux Pardaillan se mit à siffler un air de chasse, et le chevalier commença ses recherches.

—J'ai trouvé! dit-il au bout d'une heure.

—Au diable les donzelles! Voyons, qu'as-tu trouvé?

Le chevalier lui montra une lucarne qui s'ouvrait sur la toiture.

—Quoi! Tu veux passer par les toits?

—Puisqu'il n'y a pas d'autre chemin. Faites-moi la courte échelle, mon père, que je puisse atteindre cette chatière...

—Tu es décidé? Eh bien, va!

Le vieux Pardaillan plaça ses mains entrelacées de façon que le chevalier pût y poser le pied comme sur une marche. Le jeune homme s'élança, atteignit les épaules, et, levant les bras se cramponna au rebord de la lucarne. Quelques instants plus tard, il était sur le toit de la maison.

Le chevalier se trouvait sur le revers de la toiture qui était opposé à la rue. Sa vue s'étendait sur une série de petites cours et de jardins. S'il descendait dans la cour de la maison, il était dans une impasse. Il n'y avait qu'un moyen. C'était de gagner le toit de la maison voisine.

La position du chevalier était des plus dangereuses. Il se demandait comment faire lorsqu'il entendit un léger bruit, un signal d'appel.

—Psst! faisait-on.

Il leva la tête vers le toit de la maison voisine et aperçut, encadrée dans une étroite fenêtre une figure d'homme qui l'examinait avec un singulier intérêt.

—Où ai-je vu ce visage-là? pensa le chevalier.

L'homme était vieux. Il portait une barbe blanche. Il avait des yeux doux, calmes, avec un regard lumineux.

—Rentrez chez vous, dit cet homme.

—Que je rentre, monsieur?

—Oui. Vous cherchez à vous sauver n'est-ce pas? Eh bien, le chemin que vous prenez est impossible. La maison où vous êtes prisonnier communique avec la mienne par une porte que j'ai condamnée, mais que j'ouvrirai!

Le chevalier retint une exclamation de joie Il voulut remercier le vieillard. Mais celui-ci avait déjà disparu.

—Mais où diable ai-je vu cet homme? pensa de nouveau le chevalier, qui se laissa tomber dans le grenier.

—Que se passe-t-il? demanda le vieux Pardaillan

Le chevalier raconta ce qui venait de se passer Le père et le fils se mirent aussitôt à déblayer le foin qui était entassé et cachait évidemment la porte signalée par l'inconnu—si cet inconnu n'était pas un traître! A leur joie intense, la porte leur apparut enfin, et, en même temps, ils entendirent que, derrière cette porte, on se livrait à un certain travail. Au bout de quelques minutes, la porte s'ouvrit, et un vieillard de haute taille, vêtu de velours noir, apparut et dit:

—Monsieur Brisard, et vous, monsieur de La Rochette, soyez les bienvenus.

Le vieux Pardaillan se frappa le front.

—Les deux noms que je donnais à la dame! murmura-t-il Je me souviens parfaitement de vous, monsieur...

—Ramus, dit le vieillard avec une noble simplicité.

—Ramus! C'est bien cela. Seulement, je vais vous dire, monsieur. Je ne m'appelle pas Brisard et n'ai jamais été sergent d'armes, comme je vous le dis. Le chevalier que voici ne s'appelle pas M. de La Rochette...

Ramus souriait.

—Je vous donnai alors ces deux noms parce que nous avions intérêt à nous cacher... Je m'appelle Honoré de Pardaillan, et monsieur que voici est mon fils, le chevalier Jean de Pardaillan.

—Messieurs, dit Ramus, j'ai assisté au terrible combat d'hier. Hélas! En quels temps vivons-nous!... Et je vais vous expliquer comment je me trouve ici. Mais veuillez d'abord entrer...

Les deux Pardaillan obéirent, et Ramus leur fit descendre un escalier. Ils se trouvèrent alors dans une belle salle à manger d'apparence cossue.

—Messieurs, dit Ramus, comme je vous le disais, je m'étais hier posté dans cette rue pour voir le passage du roi. Je vis donc le défilé du cortège, et j'assistai ensuite à l'effrayant combat que vous avez livré. Là, j'ai entendu vos noms. Mais la politesse m'obligeait à m'en tenir à ceux que vous m'aviez donnés vous-mêmes... Vie pour vie! Je vous devais la mienne. J'ai voulu racheter la vôtre... Hier, je vins donc trouver le propriétaire de cette maison et je l'ai louée pour trois jours, car il n'a pas voulu me la céder plus longtemps.

—Vous n'avez plus qu'à me suivre. Vous sortirez d'ici de la façon la plus naturelle du monde, c'est-à-dire par la porte, laquelle porte n'est point surveillée, car elle donne sur la ruelle...

—Monsieur, dit alors le chevalier, pour des motifs que monsieur mon père vous expliquera, nous ne pouvons partir... du moins pas tout de suite. Je serai donc seul, pour l'instant, à profiter de l'issue que vous nous offrez.

—Venez, jeune homme!

Le savant descendit encore un escalier. Le chevalier se trouva devant une porte qu'il entrebâilla.

Il constata.. alors qu'il se trouvait dans la ruelle aux Fossoyeurs, perpendiculaire à la rue Montmartre. La ruelle n'était nullement surveillée.

Au lieu de prendre la rue Montmartre où il risquait de se heurter aux gardes, le chevalier descendit en courant la ruelle, fit un assez long détour et prit le chemin de l'hôtel de Montmorency, où il ne tarda pas a arriver.

Quelques instants plus tard, Pardaillan se trouvait en présence du maréchal qui, fiévreusement, lui dit:

—Vous voici, cher ami, je n'attendais plus que vous. Nous allons partir...

—Partir, monseigneur? Quitter Paris?

—Oui. J'ai des raisons de croire que nous continuerions en vain à fouiller Paris. On m'a signalé une mystérieuse escorte qui, sur la route de Guyenne, accompagne une voiture, fermée... Elles sont là, chevalier! La Guyenne, c'est le gouvernement de Damville. Nous rejoindrons cette escorte, nous l'attaquerons.

—Monseigneur, j'oserai vous prier d'attendre jusqu'à ce soir pour quitter Paris, dit le chevalier, pour le moment, je vous prie de m'accompagner seul, à pied...

—Pardaillan, vous savez quelque chose!

—Venez, monseigneur, dit le chevalier avec un accent où il y avait à dose égale de l'ironie et du désespoir.

—Allons!... Mais songez que le temps est précieux.

L'instant d'après, ils étaient en route et bientôt ils arrivaient à la ruelle des Fossoyeurs sans avoir fait la moindre rencontre qui pût les arrêter. Ils frappèrent. Ramus ouvrit. Ils entrèrent dans la maison et, arrivés dans cette belle salle à manger où Ramus avait introduit les deux Pardaillan, le chevalier dit simplement:

—Monsieur Ramus, voulez-vous pousser votre générosité jusqu'à nous laisser seuls pour une heure dans cette salle?

—Cette maison est à vous, mon enfant, dit le vieux savant, qui se retira dans une pièce du rez-de-chaussée.

—Où sommes-nous? fit le maréchal étonné.

—Monseigneur, dit le chevalier, je vous demande de m'attendre ici quelques minutes...

Le chevalier sortit et François de Montmorency demeura seul. Le jeune homme regagna rapidement le grenier où il avait dormi. Il y retrouva le vieux Pardaillan qui s'écria aussitôt:

—Elles t'attendent; elles s'inquiètent de toi...

Le chevalier s'assit, ou plutôt se laissa tomber sur une botte de foin.

—Mon père, dit-il, ayez la bonté de prévenir Mme de Piennes et Mlle de Montmorency que le maréchal est là.

—Diable! fit simplement le vieux routier qui, s'approchant de son fils et lui mettant la main sur l'épaule, murmura: Chevalier!...

—Mon père?

—Tu souffres, hein?... raconte-moi un peu cela...

—Vous faites erreur, mon père, dit le chevalier de cette voix qui était terrible dans sa tranquillité: j'ai été chercher le maréchal de Montmorency pour qu'il emmène sa fille. Il est là. Voilà tout...

—Bon, bon! grogna en lui-même le vieux routier Tu veux garder pour toi ta douleur. Garde-la; tout à l'heure, nous pleurerons ensemble...

En même temps, il descendit à l'étage où se trouvaient Jeanne de Piennes et Loïse... Quant au chevalier, il chercha un coin obscur du grenier afin quelles ne le vissent point lorsqu'elles traverseraient pour entrer dans la maison de Ramus.

François de Montmorency était demeuré immobile les yeux tournés vers la porte par où avait disparu le chevalier. Cette porte s'ouvrit lentement, Jeanne de Piennes apparut. Elle était toujours habillée de ces vêtements noirs qui rehaussaient la tragique beauté de son visage pâle, illuminé par ses grands yeux profonds. Elle vit François et s'arrêta comme pétrifiée, les mains jointes.

Pourtant, le vieux Pardaillan l'avait prévenue!... Et il semblait qu'il y eût surtout dans ce regard un étonnement infini.

François, en la voyant, fut secoué comme par une furieuse décharge électrique.

Il marcha vers elle...

Comme elle, il avait joint ses mains...

Quand il fut près d'elle, il se mit à genoux, son front se courba jusqu'aux pieds de la statue du Deuil, et alors les sanglots firent explosion dans sa gorge et sur ses lèvres.

—Pardon... pardon... pardon!...

Ses mains saisissaient les mains glacées de Jeanne

Puis, de ce même mouvement insensible, comme s'il se fût haussé vers le ciel, il se mettait debout, l'enlaçait de ses bras, son visage était près du visage de Jeanne...

Et, comme il allait parler, Jeanne, d'un mouvement très doux, mit ses deux bras autour de son cou, laissa tomber sa tête sur l'épaule de François...

Ah! pourquoi François, à cet instant, fut-il saisi d'une terreur étrange?

Ce mouvement des bras de Jeanne, il le reconnaissait! Ce sourire, cette attitude de la tête chérie qui se penche sur son épaule, il les reconnaissait!...

—Jeanne! Jeanne! bégaya François avec angoisse.

Et Jeanne murmurait:

—O mon bien-aimé, tu vas le savoir enfin, le cher secret quoi je n'ose t'avouer depuis trois mois... Il faut que tu le saches... puis nous irons ensemble le dire à mon père.

—Jeanne! Jeanne! cria le maréchal, pantelant.

—Ecoute, mon François... écoute-moi bien... cette minute est solennelle... Mon bien-aimé, je suis ta femme, et notre union est bénie...

—Jeanne! Jeanne! hurla le maréchal.

—Ecoute... voici le cher secret, si doux et si redoutable... François, je vais être mère...

Une clameur de désespoir, une imprécation terrible, un mot s'exhalèrent ensemble des lèvres du maréchal:

—Folle!... Elle est folle!

Et il tomba à la renverse, foudroyé, sans connaissance.

Le maréchal de Montmorency venait de retrouver celle qu'il avait tant aimée.

Qu'allait-il advenir de la réunion de ces deux êtres qui se chérissaient, du jeune amour du chevalier de Pardaillan, de la lutte engagée entre huguenots et catholiques?

C'est ce que nos lecteurs connaîtront en lisant:

L'ÉPOPÉE D'AMOUR

TABLE

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