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Les Pardaillan — Tome 03 : La Fausta

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The Project Gutenberg eBook of Les Pardaillan — Tome 03 : La Fausta

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Title: Les Pardaillan — Tome 03 : La Fausta

Author: Michel Zévaco

Release date: September 6, 2004 [eBook #13383]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Renald Levesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PARDAILLAN — TOME 03 : LA FAUSTA ***

MICHEL ZÉVACO

LES PARDAILLAN-3




La Fausta




PROLOGUE

DÉCOR: une nuit de printemps parfumée, mystérieuse et pure. Le parvis de Notre-Dame. La cathédrale accroupie dans l'ombre comme un sphinx et, à l'autre bout, un seigneurial hôtel à façade sévère. Au balcon gothique, sous la caresse des clartés astrales, une blanche apparition de charme et de grâce.

Palpitante et radieuse, elle suit des yeux, dans l'obscurité bleuâtre, un élégant et fier gentilhomme qui s'éloigne.

Cette jeune fille, c'est Léonore, l'unique enfant du baron de Montaigues qui, depuis la tragique journée de la Saint-Barthélémy où le vieux huguenot fut supplicié,—aveuglé des deux yeux!—lui prodigue d'inépuisables consolations.

Et ce seigneur, à qui elle jette l'adieu passionné de ses baisers, c'est le fastueux et noble duc Jean de Kervilliers.

Son amant! Lentement, à regret, lorsqu'il a disparu, elle rentre dans cette chambre où ses rendez-vous nocturnes s'écoulent aussi rapides que les irréelles minutes d'un songe éblouissant et où, il y a une heure, ici même, suspendue au cou de Jean, elle a murmuré le plus émouvant et le plus redoutable des aveux... Elle va être mère!

Comme elle a tremblé alors! car pour le baron de Montaigues, ce père qu'elle adore, quelle agonie de honte!

A son premier mot, Kervilliers est devenu livide de bonheur sans doute; car il l'a enlacée d'une plus ardente étreinte et a balbutié de formelles assurances; le vieillard ne saura pas. La faute réparée à temps sera ignorée de tous. Demain, lui, Jean, parlera! Demain, elle sera sa fiancée! Dans peu de jours sa femme!

Tout à coup, un fracas retentit! Une vitre du balcon a sauté, une pierre enveloppée d'un papier roule sur le tapis!

Léonore demeure d'abord immobile de stupeur et d'effroi...

Ce papier alors, la fascine et l'attire. Un billet? Elle se baisse, le saisit, hésite et... elle le déplie C'en est fait d'un trait elle l'a parcouru! Alors elle pâlit.

Son coeur se serre, une plainte d'infinie détresse expire sur ses lèvres. Qu'a-t-elle lu?... Voici:

Monseigneur l'évêque prince Farnèse, qui demain célébrera la Pâque dans Notre-Dame, est le seul qui puisse vous dire pourquoi Jean, duc de Kervilliers, ne vous épousera jamais... jamais!

Qui a jeté la pierre? Un jaloux d'amour? Un ennemi de race? Qu'importe! Et pendant que cet être, quel qu'il soit, écoute et regarde, pendant que la fille de Montaigues se débat, aux prises avec le désespoir le duc de Kervilliers rentre chez lui, tombe à genoux devant un portrait de Léonore et sanglote:

«Qu'a-t-elle dit? qu'elle va être mère? J'ai bien entendu?... Perdue! oh! perdue!... Et moi! Ah! misérable! pourquoi n'ai-je pas fui quand cette passion m'a mordu au coeur? Que faire?... Fuir! Fuir honteusement...»

*

Au coup de la grand-messe de ce dimanche de Pâques 1573, Léonore entre dans cette cathédrale dont, fille de huguenots, elle n'a jamais franchi le seuil.

Ce sont des heures d'inoubliables tortures qu'elle vient de vivre. Mille suppositions affolantes ont traversé son esprit. Jean est-il marié à une autre? L'évêque va lui répondre!

Dans l'église, elle s'arrête, défaillante, consciente à peine de ce qu'elle fait. Là-bas, tout au fond, dans la splendeur des cierges, couvert d'or, le prince Farnèse, légat du pape, entonné le Kyrie.

Léonore se met en marche. Par de lents efforts, elle se fraie un passage. Mais, quand enfin elle atteint le choeur, elle est sans forces. Dix pas, au plus, la séparent du prince-évêque. Tourné vers le tabernacle, il officie, en des poses empreintes d'une solennelle dignité.

Et, maintenant, Léonore a peur. L'approche de l'horrible réalité l'épouvante. Elle se raccroche à son rêve d'amour, elle veut garder une illusion quelques minutes encore... Soudain la sonnette résonne pour l'élévation!

Mgr Farnèse a saisi l'ostensoir, et, flamboyant de sa majesté, il se retourne... Une terrible secousse ébranle Léonore des pieds à la tête. Cet évêque!... Cette flamme des yeux!... Cette éclatante beauté!... Elle les connaît!...

Cet évêque!... Non! l'hallucination est par trop insensée! Il faut qu'elle s'assure, qu'elle voie de près! Hagarde, rapide, elle franchit la grille, s'élance... et alors!... Pantelante, elle monte les degrés de l'autel! Ses deux mains convulsives s'abattent sur les épaules de l'évêque foudroyé, et un lamentable cri déchire le silence:

«Puissances du Ciel! Jean! mon amant! C'est toi!»

Et Léonore inanimée tombe en travers des marches, aux pieds de l'évêque pétrifié, blanc comme un marbre.

Une tempête de rumeurs se déchaîne. Sacrilège! On accourt. On se précipite sur Léonore, on la saisit.

Et, tandis qu'on l'entraîne, qu'on l'emporte, qu'on la jette au fond d'un cachot, le prince Farnèse, duc de Kervilliers, l'évêque, l'amant, rugit dans sa conscience:

«Damné! Maudit! Je suis maudit!»

*

Sur la place de Grève, dans la brumeuse matinée de novembre, un flot humain houle et roule autour d'un échafaudage de poutres grossières. Contre le poteau central est assis un géant silencieux: c'est maître Claude... le bourreau! Ce sinistre squelette de madriers, c'est le gibet! Et ce peuple accouru des quatre horizons de Paris est là pour voir mourir Léonore, condamnée pour mensonge diabolique et calomnie hérésiarque envers l'évêque.

Le jour même où Léonore a été arrêtée dans Notre-Dame, le baron de Montaigues, son père, s'est tué d'un coup de dague au coeur. Quant à l'accusée, à toutes les questions elle a répondu par des regards sans vie.

Neuf heures sonnent. Le glas tinte. On entend le De Profundis: c'est le cortège.

Les moines, les confréries, les pénitents qui psalmodient, le médecin-juré, les gens du guet, le grand prévôt...

Puis, soutenue par deux prêtres, les cheveux épars, les pieds nus, la tête renversée sur l'épaule, c'est Léonore!

Et, derrière elle, entouré d'inquisiteurs qui le surveillent, morne, vieilli, décomposé, marchant tout éveillé dans un rêve funèbre lui! l'amant!... Ordre implacable venu du Saint-Office de Rome: il faut que sa présence et son indifférence prouvent au monde que l'hérétique a menti en accusant un évêque au pied même du trône de Dieu!

Soudain, tout s'immobilise dans un effrayant silence: le grand prévôt fait le signe fatal!

Le bourreau s'avance. Sa large main tombe sur l'épaule nue de la condamnée. L'instant est atroce...

A cette suprême seconde, Léonore a un spasme qui l'arrache à la monstrueuse étreinte... Et, coup sur coup, deux clameurs brèves, stridentes, font explosion sur ses lèvres crispées!...

Cette femme qui va mourir, là, sous la corde qui se balance, elle se débat dans les douleurs de l'enfantement!

Le bourreau recule! Le médecin-juré s'élance, tandis qu'une rafale de frémissements balaie la Grève! Et, lorsqu'il se relève enfin, le peuple, aux côtés de Léonore prostrée, inerte, évanouie, aperçoit un tout petit être qui vagit...

«Une fille! c'est une fille!» crie une femme.

La foule, tout autour de cette nouvelle-née si faible, si seule, demeure un instant pantelante. Puis, brusquement, la pitié déborde, éclate et gronde. On supplie, on menace, on crie grâce et miséricorde pour la mère! Le grand prévôt hésite... puis, convaincu par l'immense compassion du peuple, il jette un ordre: la condamnée a vie sauve. Léonore, sans connaissance, est emportée sur une civière, et l'enfant...

*

L'enfant demeure! La condamnée n'a pas le droit de nourrir sa fille en prison! L'innocente créature est abandonnée à la merci publique: une heure durant, elle sera exposée où elle est née: sous le gibet! Pauvre toute-petite qui attend qu'on lui fasse la charité d'une mère.

Et Farnèse! Jean de Kervilliers! Le père. Il est là, haletant, la sueur aux cheveux, dévorant des yeux cette chair de sa chair, courbé, enchaîné par l'effroyable obéissance à d'effroyables ordres supérieurs. Il veut prendre son enfant, l'emporter... il ne doit pas! Il ne peut pas! Quoi! la mère a été graciée... et sa fille va donc mourir là! Non! oh! non... car voici quelqu'un, enfin!... quelqu'un qui s'approche d'elle, se penche, se baisse avec un sourire tout mouillé de pleurs... Et. avec des précautions délicates et tendres, ce quelqu'un enveloppe la frêle abandonnée dans un pan de son manteau. Puis, tandis que l'évêque brisé, contenu par les inquisiteurs, éclate en sanglots et tend les bras, l'homme lentement s'en va... emportant la fille du prince Farnèse...

Et cet homme... c'est le bourreau!...




I

VIOLETTA

Le matin du 12 mai 1588, six gentilshommes montaient à fond de train les hauteurs de Chaillot. Sur le sommet, leur chef s'arrêta. Pâle de désespoir, il se retourna vers Paris qu'il contempla longuement.

Un rauque sanglot déchira sa gorge. Il se raidit, et hurla ces paroles qu'emporta le souffle du vent:

«Ville ingrate! Ville déloyale! Toi que j'ai aimée plus que ma propre femme! Tremble, car je ne rentrerai dans tes murs que par la brèche!»

A cet instant, deux cavaliers apparurent: l'un paraissant avoir dépassé la trentaine, admirable de vigueur, avec une de ces, physionomies audacieuses et railleuses, glaciales et géniales, qui laissent d'ineffaçables impressions; l'autre dix-huit ans, svelte, gracieux, merveilleux de beauté.

Les cinq fidèles qui entouraient le fugitif, voyant s'arrêter ces deux inconnus, cherchèrent à l'entraîner. Mais lui, levant les bras au ciel, cria:

—Malédiction sur moi! Tout m'abandonne. Oh! qui donc à présent voudra me prendre en pitié?

—Moi! répondit une voix sonore.

Le fugitif vit le plus jeune des deux étrangers qui s'avançait... Alors une terreur subite s'empara de lui:

—Toi! Toi! Charles! Mon frère, es-tu donc sorti du tombeau pour m'accabler?

—Vous vous trompez, répondit l'inconnu. Je ne suis pas celui qu'évoque votre remords, je ne suis pas Charles IX. Je suis son fils. Je suis Charles, duc d'Angoulême.

—Ah! gronda le fugitif, c'est toi l'enfant de Marie Touchet et de Charles! C'est toi le bâtard d'Angoulême! Que viens-tu demander à Henri III, roi de France?

—Je vais vous le dire. J'ai quitté Orléans pour vous parler en face! Il y a huit jours, Sire, j'ai atteint ma majorité. Ce jour-là, ma mère m'a conduit dans sa chambre et a découvert un portrait que j'avais toujours vu voilé d'un crêpe: j'ai reconnu Charles IX. Alors ma mère s'est agenouillée. Elle m'a raconté comment était mort l'homme qu'elle avait adoré. J'ai su l'effroyable agonie de mon père! Et je suis parti pour dire au duc de Guise: Traître et rebelle, qu'as-tu fait de ton roi? Je suis parti pour crier à Catherine de Médicis: Mère infâme! mère sans entrailles, qu'as-tu fait de ton fils? Je suis parti pour trouver Henri de Valois, roi de France, et lui crier: Qu'as-tu fait de ton frère?...

A cette dernière apostrophe, le roi, d'une violente saccade, fit reculer son cheval; puis il s'affaissa sur lui-même, secoué d'un tremblement mortel.

Une clameur alors éclata parmi les cinq gentilshommes. En même temps, ils dégainèrent... A cet instant, le compagnon du duc d'Angoulême bondit au milieu du groupe furieux, tira une longue rapière et, très calme:

—Messieurs, dit-il, ceci est une affaire intime. Laissez l'oncle et le neveu s'expliquer, ou bien je croirai que vous êtes de la famille. Et, dans ce cas, je serai forcé de croire que j'en suis aussi, moi!

Les épées allaient s'entrechoquer, lorsque le roi fit un signe impérieux. Les gentilshommes s'arrêtèrent:

—On se retrouvera!... si toutefois monsieur ne cache pas son nom! grondèrent-ils.

—Messieurs, dit froidement l'étranger, je m'appelle le chevalier de Pardaillan!

Le chevalier ne parut pas avoir remarqué le prodigieux effet produit par son nom. Il se retira à l'écart, comme si cette scène violente eût cessé de l'intéresser. Il se mit à examiner une troupe de cavalerie qui, sortant de Paris, s'approchait de Chaillot, sans trop de hâte, d'ailleurs.

Le duc d'Angoulême n'avait pas bougé. Sombre comme une figure de remords, Henri III se tourna vers lui.

—Jeune homme, dit-il, il manquait à mon malheur de vous rencontrer sur le chemin de l'exil. Priez le Ciel qu'au jour où je remonterai sur mon trône je puisse oublier que vous avez insulté à ma misère!

—Ce jour-là, vous me verrez me dresser sur les marches de ce trône! Je vous arracherai votre manteau royal! Jusque-là, je ne puis vous haïr; vous n'avez droit qu'à ma pitié! Paris vous chasse; vous n'êtes plus qu'un fantôme de roi que hante le fantôme d'une victime. Allez donc, Sire! car voici qu'on se met à votre poursuite... Regardez!... Jusqu'à ce que vous soyez redevenu roi de France, le fils de Charles IX vous fait grâce!

Henri III, blême de rage, voulut balbutier quelques mots qui se perdirent dans un sanglot. Mais ses fidèles, apercevant le gros des cavaliers qui sortait de Paris, saisirent son cheval et l'entraînèrent.

Charles d'Angoulême demeura songeur, les yeux fixés sur Paris. Que se passait-il dans cette âme? Pourquoi ce jeune homme ne suivait-il pas d'un dernier regard de haine le roi à qui il venait de jeter de tels défis?

Peu à peu, par degré, les derniers reflets de sentiments violents qui venaient de l'agiter s'éteignirent sur son visage qui s'éclaira alors d'un sourire très doux.

D'une voix d'extase, il murmura:

«Paris!... Oui, je viens y chercher la vengeance... mais je viens y chercher aussi l'amour!... Paris! C'est là que je vais te retrouver, chère inconnue qui emporta mon âme. Violetta... douce violette d'amour.

A ce moment, le chevalier de Pardaillan s'approcha de lui et ïe toucha à l'épaule. D'un geste large, il enveloppa Paris. Et, regardant le fils de Charles IX dans les yeux:

—Un trône à prendre, monseigneur!... prononça-t-il.

Charles d'Angoulême eut le tressaillement du rêveur qu'on arrache au plus doux songe; et il balbutia:

—Pardaillan! Pardaillan! que dites-vous?

—Je dis simplement qu'Henri de Valois n'est plus roi de France, qu'Henri de Guise n'est encore que roi de Paris, qu'Henri de Navarre jette par ici son regard de faucon qui cherche une proie, je dis que cela fait trois hommes pour la même couronne... et que, cette couronne, il serait beau qu'elle puisse me servir en la posant sur votre tête, à payer ma dette de reconnaissance à votre mère!

A ces mots, Pardaillan se lança sur un sentier qui courait autour de Paris et traversait les hameaux du Roule et de Monceaux pour aboutir au village de Montmartre.

«Violetta! murmura le jeune homme, que n'ai-je, en effet un trône à t'offrir!...»

Et palpant ébloui de ce qu'il entrevoyait dès lors, Charles d'Angoulême se jeta à la suite de son compagnon au moment où le gros des cavaliers qui étaient sortis de Paris montait les pentes de Chaillot. Celui qui marchait en tête de ces poursuivants était un homme de trente-huit ans, magnifique de costume et de taille, beau de visage, hautain de geste, sombre de physionomie, le front balafre par l'entaille d'une ancienne blessure: c'était Henri de Lorraine duc de Guise.

—Messieurs, dit-il en s'arrêtant, le roi est déjà loin. Il nous faut renoncer à l'espoir de le ramener à ses sujets...

—Dites un mot, fit un gentilhomme près de lui, donnez-moi dix bons chevaux, et je le ramène vif... ou mort!

—Maurevert, es-tu fou? dit le duc sur le même ton. Laissons fuir! Holà, quelle est cette figure d'enfer?

A ce moment, en effet, débouchait sur la hauteur une longue et lourde voiture à demi détraquée, poussiéreuse, traînée par un squelette de cheval...

Et, près de la bête poussive, marchait d'un pas de spectre une bohémienne masquée de rouge, portant avec une étrange noblesse son costume bariolé sur lequel retombaient ses cheveux d'un blond magnifique.

—Qui es-tu? demanda le duc de Guise en poussant vers elle son cheval.

La bohémienne s'arrêta. Mais elle ne dit pas un mot.

—Par le Ciel! s'écria le duc, je crois que cette gitane se moque...

Il n'acheva pas: à cette seconde, de l'intérieur de cette chose innommable qu'était la voiture, s'échappait une mélodie: une voix d'une incomparable pureté chantait doucement. Le duc de Guise, soudain pâli, frémissant, écoutait à demi penché, sous le charme:

—Oh! cette voix! C'est la sienne! C'est elle!...

Un homme, à cet instant, s'élança de la voiture et se courba en une pose de respect exorbitant et ironique.

—Le bohémien Belgodère! murmura Henri de Guise.

Et cherchant à cacher la violente émotion qui l'étreignait:

—Dis-moi, bohème: quelle est cette femme masquée, plus silencieuse que la nuit, plus mystérieuse que la tombe?...

—Excusez-la, monseigneur! C'est Saïzuma, une pauvre folle que j'ai recueillie un jour quelle sortait de prison; sa folie, c'est d'avoir le visage toujours couvert, afin, dit-elle, qu'on ne puisse voir sa honte... quant à moi, d'où je viens, monseigneur? Du bout du monde! Où je vais? A Paris, centre du monde! Qui je suis? Belgodère, premier et dernier du nom bateleur, jongleur, avaleur de sabre et bon à tout métier Vous faut-il le spectacle?

—Il suffit, bohème!... Dis-moi, n'étais-tu pas à Orléans il v a trois mois?

—J'y étais, monseigneur! fit Belgodère qui dissimula un sourire. J'y étais avec toute ma troupe y compris la merveille des merveilles, la chanteuse Violetta qui charme jusqu'aux princes! Monseigneur va la voir! Violetta! Violetta mia! Ah! la voila.

Une jeune fille de quinze ans apparut, toute tremblante, sur le devant de la voiture:

—Me voici, maître... me voici!...

Un murmure d'admiration parcourut les cinquante cavaliers. Le duc demeura ébloui.

«Oui, c'est elle! fit-il en lui-même. J'éprouve le même trouble que lorsque je la vis pour la première fois. Par les saints! Qu'ai-je donc à m'émouvoir ainsi!... Cette fille de bohème sera à moi, je le veux!»

Ah! C'est que cette fille de bohème était vraiment une merveille.

Voyant ces étrangers qui fixaient sur elle des yeux étincelants, elle baissa la tête. Alors son regard rencontra celui du duc de Guise, et un geste de terreur lui échappa. Elle se recula, s'effaça derrière les rideaux de cuir et courut à une femme qui, étendue sur un matelas, la tête près d'une petite fenêtre ouverte au ras du plancher, livide comme une mourante, respirait péniblement.

—Mère! Mère! murmura Violetta, l'homme d'Orléans! Il est là! Oh! j'ai peur! Le malheur rôde autour de moi!

Et ce mot de mère semblait inexact, de cette fille exquise à cette femme aux traits communs quoique pleins de bonté, à peine affinés par la phtisie.

—Pauvre enfant! râla-t-elle... bientôt... je n'y serai plus... Puisse le Ciel... te faire rencontrer... un sauveur... Espère, Violetta... ce jeune homme... qui n'osa jamais t'adresser la parole... je crois avoir lu dans son âme... il t'aime!...

—Violetta! Violetta! hurlait le bohémien. Attends! je vais te chercher...

—Laisse cette enfant tranquille, ordonna le duc de Guise en se baissant vers Belgodère. Et écoute-moi. Prends cette bourse, elle contient dix ducats d'or. Dix bourses pareilles, tu entends, si tu exécutes fidèlement tout ce que quelqu'un viendra te dire de ma part.

Belgodère s'inclina jusqu'à terre. Quand il se releva, il vit le duc qui, s'étant mis à la tête de ses cavaliers, reprenait au grand trot le chemin de Paris... Alors, il se redressa de toute sa hauteur, jeta un coup d'oeil oblique sur la voiture où avait disparu Violetta, et gronda:

«Je tiens ma vengeance!»




II

LA PLACE DE GRÈVE

Au fond d'une vaste salle aux majestueuses tentures, aux meubles solennels, dans l'ombre d'un dais de soie brochée d'or, immobile en un fauteuil d'ébène précieusement sculpté, se tenait une femme. Un être de beauté prodigieuse, éblouissante et fatale: peut-être une sainte extatique, ou peut-être une étincelante magicienne, ou peut-être une somptueuse courtisane orientale.

Un homme entra: opulent et sévère costume de cavalier tout en velours noir, figure livide, pétrifiée lentement par une douleur qui ne pardonne jamais. 11 s'arrêta devant la splendide inconnue et fléchit le genou.

Elle ne parut pas étonnée de cet hommage royal ou religieux et tendit le bras vers une large fenêtre ouverte. Le gentilhomme se redressa.

L'inconnue, alors, parla. Et aucune épithète ne pourrait traduire la force de sa voix.

—Cardinal, dit-elle, je viens de vous donner un ordre.

Le cavalier frissonna; et, humblement, comme s'il n'y eût rien eu dans ces paroles d'exorbitant, de stupéfiant, de fabuleux, cet homme à cette femme répondit:

—J'obéis à Votre Sainteté...

—Cardinal, reprit-elle sans un tressaillement, vous venez de prononcer un mot terrible. N'oubliez pas que si, dans Rome, je suis celle que vous dites, l'héritière de la souveraineté pontificale de Jeanne, la chevalière de la grande tradition, ici, dans Paris, je ne suis que la descendante de Lucrèce Borgia: la princesse Fausta!...

Le gentilhomme à qui elle donnait le titre de cardinal, bien qu'il ne portât pas l'habit religieux et fut armé d'une épée, cet homme qui pourtant semblait cuirassé par l'orgueil des vieilles races, se courba dans une attitude d'obéissance; puis, avec désespoir, il marcha à la fenêtre, et, glacé par une secrète horreur, s'y appuya, domina la place...

C'était le lendemain de la journée des Barricades. Et Paris, qui venait de chasser son roi, Paris tout hérissé, Paris fumant encore des arquebusades de la veille, fêtait la violette et la rose; car, de tout temps, Paris adora l'émeute et les fleurs, grondement et sourire de sa rue. Ensoleillée, bruyante, la Grève, en cette radieuse matinée du grand marché annuel de mai, présentait un indescriptible mouvement de lignes et de couleurs, fouillis de promeneuses en atours, de mendiants en guenilles.

Sans doute le cardinal, qui planait sur cette féerie de joie, était descendu dans les ténèbres de son passé, évoquant quelques souvenirs effrayants, car il haletait. Mais sous ses yeux, soudain, aux deux extrémités de la place, un double mouvement de foule le fit tressaillir.

Sur sa droite, c'était une fantastique guimbarde que l'imagination surmenée d'une Callot eût donnée pour carrosse à ses équipes de sacripants: le véhicule de Belgodère qui, au pas branlant de sa haridelle fourbue, faisait son entrée sur la Grève. Sur sa gauche, c'était un groupe de jeunes seigneurs cuirassés de buffle, l'épée de guerre aux flancs. Et, au milieu d'eux, les dépassant de la tête, plus magnifique et plus sombre encore que la veille sur le plateau de Chaillot, pensif et formidable, le Balafré, le duc Henri de Guise, le roi de Paris!

Le redoutable capitaine semblait ne rien voir autour de lui, ni ce respect mêlé de terreur qui courbait les têtes sur son passage, ni l'angoisse de cette multitude. Il ne voyait que la bohémienne Saïzuma qui, une main sur la bride du cheval, s'avançait, lentement, énigme vivante; et, près d'elle. Belgodère qui vociférait.

Du haut de la fenêtre, le cardinal avait vu Guise marchant vers Belgodère. Sans quitter son poste, il se tourna alors vers le fauteuil d'ébène, et dit:

—Ils sont venus!...

La mystérieuse inconnue qui s'appelait princesse Fausta se leva et, d'un pas de déesse, s'approcha:

—Violetta! Violetta! clamait à ce moment Belgodère en apercevant le duc de Guise qui venait à lui.

L'enfant, pareille à un rayonnement d'aurore, apparut sur le devant de la charrette, ses longs cheveux blonds épars sur ses épaules de neige, timide, craintive, effarouchée.

La princesse Fausta darda un regard où couvait une flamme d'incendie, sur cette vision de charme intense et pur qu'était Violetta.

—Henri, murmura-t-elle, Henri de Guise, tu m'appartiens! Tu seras roi parce que je veux être reine! Maîtresse de la France et de l'Italie, Henri, périsse donc tout ce qui t'empêche de m'aimer... moi, moi seule! Périsse Catherine de Clèves, ta femme! Périsse cette Violetta que tu adores!

Et d'une voix brève, soudain devenue métallique et dure:

—Cardinal, voici l'heure d'agir... Voyez cet homme sur qui reposent d'immenses espérances. Croyez-vous qu'il pense à ce trône qu'il touche grâce à nous? Depuis trois mois, depuis qu'à Orléans il a vu une pauvre fille de Bohème dont il porte partout l'image, Guise hésite: il nous échappe et il est perdu pour nous... si je ne lui arrache du coeur la racine même de cette passion!

Le cardinal regarda l'adorable enfant, et murmura:

—Pauvre innocente!

—La pitié est un crime souvent, une faiblesse toujours, dit la princesse Fausta, glaciale. Descendez, cardinal, et faites en sorte que le bohème Belgodère m'amène cette petite en mon palais de la Cité...

Sans doute, le cardinal savait quelle effroyable sentence cachait cet ordre, car il baissa la tête, et balbutia:

—Frappez donc, puisque la mort de cette infortunée créature est nécessaire! Mais épargnez-moi l'affreuse besogne de vous la livrer!

—Cardinal, reprit-elle avec une terrible froideur, vous préviendrez maître Claude.

—Le bourreau! haleta le cardinal. Ne me condamnez pas au hideux supplice de revoir l'homme qui m'arracha l'âme en me volant et en laissant mourir ma...

—Silence, cardinal Farnèse!...

Il y eut cette fois un tel grondement de tonnerre dans l'accent de la princesse que l'homme chancela, haletant, ébloui, dompté. Alors, calmée, soudainement paisible:

—Ce sera pour ce soir dix heures. Allez, cardinal. Agissez. Et faites tenir cette lettre au duc de Guise.

Le gentilhomme saisit le pli, puis, plus morne encore, il sortit et descendit en râlant au fond de son coeur:

—Ah! la malédiction pèse sur moi, toujours!...

Sur la Grève, à travers la foule qui formait cercle, le visage redevenu rigide, il marcha vers Belgodère, Sur l'avant de la voiture attendait Violetta, tremblante. A ce moment, le duc de Guise se penchait vers le sacripant et murmurait:

—Tout à l'heure, un gentilhomme t'apportera mes ordres. Exécute-les, si tu ne veux avoir les os rompus!

—Je suis prêt, monseigneur. Ordonnez!

—Alors, à toi les ducats... à moi la fille!... Et maintenant fais-la chanter afin que ma présence ait ici un prétexte.

—A l'instant même, Violetta! Violetta!

La jeune fille tressaillit, arrachée à un rêve d'extase. Au loin, du fond de la place, un jeune seigneur s'avançait, les yeux fixés sur elle. Leur double regard se cherchait, se croisait. Et ce gentilhomme, tout radieux, de sa jeunesse et de son amour, c'était le fils du roi Charles IX, le duc d'Angoulême!

—Violetta! vociféra Belgodère.

Un cri terrible l'interrompit... Un cri d'agonie ou d'épouvanté, qui jaillissait de la roulotte.

—Ma mère! ma mère se meurt!

L'agonisante, celle que Violetta appelait sa mère, les mains crispées, tenait son visage collé à la petite fenêtre, comme fascinée par une effroyable apparition...

—Ma mère! ma mère! sanglota Violetta.

—Messeigneurs! criait dehors Belgodère, un instant de patience, et je vous ramène la chanteuse. En attendant, la célèbre Saïzuma va vous dire la bonne aventure!

Saïzuma demeurait immobile. Ses yeux flamboyants, du masque rouge, se rivaient sur le cardinal Farnèse...

Le cardinal avait vu cette femme... Et tous les deux se regardaient.

La femme agonisante tourna vers Violetta, que Belgodère injuriait, un visage empreint d'une immense pitié:

—Violetta, je vais mourir. Il faut que tu saches... Je ne suis pas ta mère...

—Oh! sanglota la jeune fille éperdue, c'est un affreux vertige qui vous saisit. Revenez à vous, mère!

—Je ne suis pas ta mère!... Et ton père, Violetta, tu crois que ce fut maître Claude? Eh bien, maître Claude n'est pas ton père!... Ta mère, je ne sais où elle est... Mais ton père. Violetta?... ton père!... veux-tu le connaître?... Veux-tu le voir?... Eh bien... tiens.... regarde!...

Dans une effrayante convulsion, la mourante essaya de désigner l'homme sur qui elle dardait son regard...

—Saints et anges! balbutia Violetta éperdue, prenez pitié de ma mère!

A cet instant, une sauvage imprécation éclata sur cette scène poignante, et Belgodère apparut, ramassé sur lui-même. Il se jeta sur la jeune fille, l'empoigna par les deux épaules, et, d'un geste furieux, la remit debout.

—Dehors! gronda-t-il. Au travail, la chanteuse!

—Regarde! cria l'agonisante. Et souviens-toi!...

—Enfer! vociféra le bohémien. Voici la Simonne qui s'en mêle maintenant! Attends un peu, toi!

Alors, il se rua sur celle qu'il appelait la Simonne: sur la mourante! Il la renversa sur la couchette et lui plaqua une de ses formidables mains sur la bouche, l'autre sur la gorge...

La Simonne se débattit deux secondes... Soudain, elle eut un bref soupir et elle se tint immobile, tandis que son bras décharné, tendu vers la fenêtre, semblait montrer encore l'homme dans la foule... L'envoyé de Fausta! Le prince Farnèse! L'amant de Léonore de Montaigues!... Le père de Violetta!

L'enfant, rudement poussée, était tombée; elle n'avait rien vu de la hideuse tragédie. Lorsqu'elle se releva, déjà, le sacripant, debout, sombre, étonné de son crime, grommelait:

—J'ai serré un peu fort, peut-être! Et puis, je n'ai rien tué, moi! La mort était là, qui rôdait, je l'ai aidée...

Le premier regard de Violetta fut pour la Simonne, blanche comme cire.

—Morte! râla-t-elle. Ma mère est morte!...

—Et moi, je te dis qu'elle dort! ricana Belgodère. Dehors, la chanteuse, dehors! Au travail.

Violetta s'abattit sur ses genoux et se prit à sangloter:

—O pauvre, pauvre maman Simonne, vous n'êtes donc plus! Vous abandonnez donc votre petite Violetta! Mère, vous ne me prendrez donc plus dans vos bras?

A ce moment, la bohémienne Saïzuma apparut a l'entrée de la roulotte et, sans paraître voir Belgodère, ni Violetta, ni la morte, alla s'asseoir dans le fond. Alors, un long frisson l'agita, et elle murmura:

—Pourquoi cet homme m'a-t-il regardée?... Pourquoi l'ai-je regardé, moi?... Au fond de quel enfer ai-je déjà éprouvé la brûlure de ses yeux noirs? Oh! déchirer ce voile funèbre qui recouvre ma pensée!

D'un geste de folie, elle pressa son front à deux mains; et, comme si son masque lui eût pesé, elle le dénoua, son visage fut visible! Étrange, avec ses traits qui paraissaient pétrifiés, ses yeux sans vie ou brûlait seulement la flamme d'un insondable désespoir, ce visage gardait une beauté avec on ne savait quoi de tragique, de mystérieux, d'infiniment doux et d'inconcevable...

Violetta sanglotait doucement, les lèvres collées sur la main glacée de celle qu'elle nommait sa mère. Belgodère allait et venait, mâchonnait de sourds jurons, stupéfait de sa propre hésitation. Brusquement, il décrocha la guitare dont Violetta s'accompagnait d'habitude et grommela:

—En voilà assez! Si tu pleures tant, tu ne pourras plus chanter. Allons, la chanteuse, on t'attend! Des seigneurs, des ducs, des princes: noble compagnie, bonne récolte!

Violetta se releva, et, révoltée:

—Chanter! râla-t-elle. Chanter quand ma mère morte est là encore! Oh! tuez-moi plutôt!

—Ecoute bien, la chanteuse! Je ne te tuerai pas... car on t'attend... des princes, des ducs, te dis-je! Seulement choisis: ou tu vas prendre ta guitare et faire entendre ta jolie voix, ou je me mets à fouetter... ta mère!...

En même temps, le bandit saisit un fouet à chien... Violetta jeta un cri d'épouvanté. Elle jeta autour d'elle un regard de douleur et de désespoir... et ce regard s'arrêta sur la morte!... La jeune fille courut à la bohémienne, lui saisit les deux mains, et, d'une voix étranglée:

—Madame! Madame! Défendez-la, protégez-la, souvenez-vous qu'elle vous a soignée! Oh! elle ne m'entend pas! allez-vous laisser frapper une morte?... Ma mère...

—Qui parle ici de mère? dit la bohémienne, hagarde. Est-ce qu'il y a des mères! Est-ce qu'il y a des enfants!...

—Pitié, madame! Cet homme vous écoute et vous craint! Un mot! dites un mot!

—Attention! hurla Belgodère. Décide-toi!

—Oh! cria Violetta, se tordant les bras, vous n'avez pas de coeur, bohémienne!

—Pas de coeur! dit sourdement Saïzuma. Il est perdu, mon coeur... Il est resté là-bas... dans l'immense église... Jeune fille, prends garde à l'évêque voleur de coeurs!...

—Misérable folle! sanglota l'enfant. Tu ne veux rien faire pour ma mère! Eh bien, écoute à ton tour! Moi, la fille, je te maudis! Entends-tu? Maudite sois-tu! par moi!...

Saïzuma éclata de rire!... Et, lentement, elle remit son masque rouge sur son visage... Violetta se tourna vers le bohémien au moment où il laissait retomber le fouet... Elle bondit... Ce fut elle qui reçut le coup sur ses épaules...

—Grâce, Belgodère! Je t'obéirai... J'irai chanter!...

—A la bonne heure! dit froidement le sacripant, qui tendit la guitare à l'enfant.

Elle la saisit lentement, d'un mouvement de désespoir concentré et, le visage ruisselant de larmes, murmura:

«Chanter!... Près du corps de ma mère!... O ma pauvre maman, pardonne-moi ce sacrilège... Obéir!...

Elle s'inclina rapidement, baisa la morte au front, et s'élança au-dehors. Belgodère, lui jetant un regard de terrible joie, grinça entre ses dents:

—Va, fille de bourreau! Guise t'attend! Demain, tu seras infâme! Nul autre que moi ne le dira à ton père!...

Et, alors, il descendit les marches branlantes du petit escalier en hurlant:

—Messeigneurs, voici la chanteuse! Place, manants! Place à l'illustre chanteuse Violetta! Et vous, monsieur Picouic! Et vous, monsieur Croasse! Fainéants!

Deux hercules, qui complétaient la troupe de Belgodère, se mirent à distribuer au menu peuple force horions et bourrades, et, bientôt, un grand cercle se forma, au centre duquel la pauvre créature accordait sa guitare sur laquelle tombaient des larmes silencieuses.

A deux pas de la petite chanteuse, un groupe de gentilshommes, favoris de Guise, et, en avant d'eux, le duc, pâle, agité, l'oeil rivé sur cette enfant qui le faisait trembler... Sur sa gauche, le prince Farnèse, sombre et muet; près de la roulotte à laquelle s'appuyait le duc Charles d'Angoulême, plus tremblant, plus agité peut-être qu'Henri de Guise... Et là-haut, à la fenêtre, à demi cachée dans les rideaux, la princesse Fausta.

Violetta ne voyait rien; son âme était restée près de la morte; ses yeux demeuraient baissés sur l'instrument; et ses doigts fins se mirent à voltiger sur les cordes; une ritournelle d'une grande douceur s'exhala dans l'air embaumé par les éventaires du marché aux fleurs. Et sa voix d'or commença une naïve complainte d'amour... mais, dès la première strophe, elle s'arrêta, brisée par un sanglot... Le duc de Guise s'avança vivement.

—Vous pleurez? demanda-t-il d'une voix altérée.

La chanteuse leva sur lui son regard noyé de douleur.

—Vous, balbutia-t-elle frissonnante. Laissez-moi!

—Tu pleures, reprit le duc, haletant. Si tu voulais... jamais plus tu ne pleurerais... car, tu serais la plus fêtée, la plus choyée dans Paris. Ecoute-moi, gronda-t-il avec plus de menaçante ardeur, ne te recule pas ainsi... Par le Ciel! il faut que tu saches que je t'aime... il faut...

A ce moment, comme Charles d'Angoulême, livide, la main à la garde de l'épée, s'avançait en frémissant, une éclatante fanfare de trompettes résonna sur la place de Grève... Des clameurs furieuses, aussitôt, s'élevèrent de la multitude qui reflua, tourbillonna...

—Les gardes du roi! Les Suisses de Crillon! A mort!... A l'eau!...

Ces gardes, c'étaient ceux qui, la veille, avaient essayé d'enlever les barricades élevées par le peuple!...

Le duc de Guise s'élança en poussant une imprécation. Ses gentilshommes le suivirent, l'épée à demi tirée... Le peuple, à la vue de ses ennemis de la veille, poussait des vociférations de rage... En un instant, la place, si paisible et joyeuse, fut remplie de hurlements, bousculades de bourgeois courant s'armer.

—Aux armes! A mort les suppôts d'Hérode!...

—A l'eau, les gardes! A l'eau, Crillon!...

Et ce fut dans ce tumulte de prise d'armes, à cette minute où les arquebusades allaient peut-être recommencer, qu'eut lieu la première rencontre de Charles d'Angoulême et de Violetta...

En voyant Guise se précipiter sur Crillon, Charles avait renfoncé son épée et s'était arrêté près de l'enfant... Ils étaient l'un devant l'autre, tous deux d'un charme intense dans la grande rumeur d'orage qui se déchaînait.

—De grâce, dit-il doucement, ne craignez rien... Vous pleuriez... Est-ce que cet insolent gentilhomme...

—Non! oh! non, dit-elle avec effroi. Je pleurais... voyez-vous... parce que... ma mère est morte!... Elle est là... toute seule!... Et nul ne se penche sur ce pauvre corps pour lui faire l'aumône d'une prière...

—Votre mère est là... morte! fit Charles en pâlissant de pitié, comme il avait pâli d'amour. Et vous, pauvre enfant, on vous forçait à chanter!... cela est horrible!...

—Non! non! dit-elle en jetant un regard de terreur sur Belgodère qui rôdait autour d'eux, en grondant. Je chantais... pour acheter des fleurs à ma mère...

Charles prit une main de Violetta qui, à ce contact, tressaillit... Il la conduisit à la roulotte, la fit monter et entra lui-même. Alors, il aperçut le corps de la Simonne étendu sur sa couchette, et il s'inclina, la tête nue.

—Veillez votre mère, dit-il avec une expression d'immense pitié. Et, quant à son cercueil, c'est moi qui le fleurirai, si vous daignez le permettre... Violetta leva sur lui un regard éperdu de reconnaissance...

—Ce n'est ni le lieu ni l'heure de vous parler, dit alors Charles d'Angoulême. Mais, dès maintenant, cessez de craindre quoi que ce soit... Il est impossible que vous demeuriez avec ces bohémiens... Demain matin, je viendrai parler au maître de cette voiture...

—Qui est tout prêt à vous entendre, monseigneur, et à vous répondre, dit près de Charles une voix ironique.

Le jeune duc toisa le sacripant courbé devant lui.

—Où pourrai-je te parler, mon maître? demanda-t-il.

—Ici près, monseigneur: rue de la Tissanderie, à l'auberge de l'Espérance.

—C'est bien. Attends-moi donc dès demain matin.

Charles d'Angoulême jeta un dernier regard sur Violetta, prosternée, le visage dans les deux mains.

A la vengeance, maintenant! murmura-t-il. O mon père, regarde ce que va faire ton fils!

Et il sortit, se dirigeant droit vers le duc de Guise!... Belgodère, les bras croisés, ricanait:

—Viens demain, oui, je t'attendrai de pied ferme, imbécile!... Demain!... Où sera demain Violetta?

Il haussa les épaules et descendit en grognant:

—Il faut pourtant que j'aille prévenir qu'on me débarrasse du cadavre. Le plus tôt sera le mieux. Aujourd'hui même, tu seras partie, la Simonne. Bon voyage!...

Et il allait s'élancer, lorsque au bas des marches il vit se dresser devant lui un homme vêtu de velours noir, dont le visage livide semblait celui d'un mort.

—C'est toi, demanda-t-il, qui es Belgodère, maître de cette voiture?

—Voilà une infernale figure, songea le bohémien qui frémit malgré lui. Oui, mon gentilhomme, ajouta-t-il tout haut, je suis celui que vous dites.

—C'est donc toi, reprit-il lentement, qui es le maître de cette jeune chanteuse... Violetta?

Belgodère. tressaillit, s'inclina plus profondément.

—J'y suis! songea-t-il. C'est le gentilhomme que le duc de Guise devait m'envoyer pour me transmettre ses décisions! Ah! ah! je te tiens enfin, Claude! Tu vas savoir de mes nouvelles! Et des nouvelles de ta fille!

Il se redressa, se drapa, et dit brusquement:

—J'attends ce que vous avez à me communiquer.

—Je te suis envoyé par un puissant personnage. Cette enfant... cette Violetta... dit le gentilhomme sourdement.

—Violetta et moi, nous sommes au service de celui qui vous envoie, dit Belgodère. Vos ordres?

—Ecoute, il y a dans la Cité une maison délabrée, presque en ruine. La porte est en fer, avec un marteau de bronze; c'est là... C'est là que ce soir, à neuf heures, tu devras amener cette jeune fille.

—Ce soir! A neuf heures! On y sera, par l'enfer!

Le gentilhomme noir demeura un instant abîmé dans une lointaine rêverie. Puis, avec un tressaillement:

—Cette femme masquée de rouge... qui était là tout à l'heure... dis-moi, qui est-ce?...

—Une bohémienne de ma tribu. Elle s'appelle Saïzuma.

Celui que le bohémien appelait une infernale figure se redressa. Il parut soulagé de quelque secrète épouvante. Alors, il fit un signe d'adieu au bohémien. Puis tirant de son pourpoint la lettre que Fausta lui avait remise pour le duc de Guise, le prince Farnèse se glissa parmi la multitude où il disparut sans bruit.




III

PARDAILLAN

Tandis que se décidait ainsi la destinée de Violetta dans ce rapide et sinistre entretien de Belgodère et du prince Farnèse, Charles d'Angoulême marchait au duc de Guise.

Le fils du roi Charles IX était bouleversé d'une terrible colère. Lorsque Guise avait parlé à voix basse à la jeune fille, il avait senti se lever dans son coeur un sentiment qui n'y était pas encore: la haine d'amour, la plus implacable des haines... Ce fut les poings serrés qu'il fonça dans les rangs pressés de la multitude silencieuse, attentive aux gestes et aux paroles de Guise, son héros, son idole!

Tout à coup, il se sentit saisi par le bras. Il se retourna vivement:

—Le chevalier de Pardaillan! fit-il avec joie.

—Oui, j'arrive à temps pour vous empêcher de faire une folie! fit Pardaillan. Où courez-vous de ce pas? Insulter monseigneur le duc?... Peste! vous êtes gourmand... Ils sont ici une armée de guisards!... Il n'y avait qu'un homme au monde capable de tenir tête à dix mille bourgeois qui enragent du désir de massacrer n'importe quoi... Cet homme est mort, mon prince: c'était mon père.

Tout en cherchant à étourdir Charles de ses paroles, Pardaillan essayait de l'entraîner hors de la foule.

—Pardaillan, gronda le jeune duc d'un ton de désespoir concentré, je veux parler à cet homme.

—Eh! par Pilate, la vie est bonne, au bout du compte! Je ne veux pas me faire égorger, moi!... Du moins, pas avant d'avoir dit ma façon, de penser à ce digne sire de Maurevert! Allons, venez, mordieu!...

—Allez donc, Pardaillan! murmura Charles, des larmes de rage aux paupières. Allez! Moi, je vais à Guise!

Le chevalier jeta sur le jeune homme un regard ou il y avait comme une tendresse de grand frère.

—Vous le voulez absolument! dit-il en saisissant une main de Charles.

—Je hais Guise! Malheur à lui, puisque je le trouve sur mon chemin!

—Amour! Amour! Folie et misère! grommela le chevalier. Tâchons de sauver ce jeune fou! Allons donc, ajouta-t-il tout haut, puisque vous le voulez! Mais, vrai Dieu, la conversation va être drôle! Giboulée, ma bonne vieille rapière, à toi la parole!...

Pardaillan se haussa sur la pointe des pieds, embrassa d'un rapide regard circulaire la foule énorme qui les enveloppait et se mit en marche!... A coups de coude, il se fraya un passage. En quelques instants, le chevalier et son jeune compagnon atteignirent le premier rang, et ils virent alors le duc de Guise, le roi de Paris, qui, hautain, livide, se tenait devant Grillon, et hurlait quelques mots qui se perdaient dans une furieuse acclamation de la foule...

La minute était tragique... Voici ce qui venait de se passer: Crillon—celui-là même que Charles IX, au siège de Saint-Jean-d'Angély, avait surnommé le brave—Crillon, brave et fidèle jusqu'à la mort, venait d'apprendre qu'Henri III avait fui de Paris. Et il était sorti de l'Hôtel de Ville où il était renfermé avec mille gardes et deux mille Suisses, pour rejoindre son roi!

Guise venait d'accourir! D'un signe, il enchaînait la foule idolâtre et la muselait. Et, alors, le duc s'avançait au-devant de Crillon. Le vieux capitaine, trapu, le visage sanglant, arrêta sa troupe, et, d'un geste rude, salua le duc.

—Je vois avec plaisir, dit Guise sur un ton mordant, que Louis de Crillon ramène ses gardes à Sa Majesté... C'est donc au Louvre que vous vous rendez?

—Vous faites erreur! C'est au roi que je me rends! éclata Crillon.

—Prenez garde, capitaine! gronda le Balafré, vous avez déjà commis une folle imprudence en sortant de l'Hôtel de Ville!

—Et vous voudriez m'en faire commettre une autre en m'y faisant rentrer! Le roi est hors de Paris, monsieur le duc: je sortirai de Paris! Le chemin est-il libre?

—Il l'est pour tous les vrais fidèles, éclata Guise. Et le roi...

—Vive le roi! monsieur! hurla Crillon. Prenez garde vous-même, monseigneur! Prenez garde à la forfaiture! Nous avons tous deux l'ordre du Saint-Esprit; en le recevant, nous avons juré fidélité au roi, notre grand maître! Que faites-vous de votre serment?

Un grondement de tonnerre roula sur la place de Grève démontée, agitée de furieuses vagues humaines. Guise, devenu affreusement pâle, jetait autour de lui des ordres rapides. Et ses gentilshommes s'élançaient sur tous les points où les troupes de la Ligue étaient disséminées.

Crillon leva son épée... Ce fut à cet instant que Charles d'Angoulême et le chevalier de Pardaillan parvinrent au premier rang de cette foule tumultueuse.

Guise, l'idole de Paris, Guise eut alors un grand geste large et superbe. Et la foule s'apaisa, écouta, avide de l'entendre, de l'admirer encore.

A ce moment, le colonel des Suisses, qui jusqu'ici s'était tenu en arrière de Crillon, s'avança rapidement vers le duc et dit à haute voix:

—Ni moi ni mes Suisses ne sortirons de Paris!

—Colonel! hurla Crillon, à votre rang! Ou, par le sang du Christ, il faut vous battre avec moi jusqu'à ce qu'un de nous deux tombe!

—Monseigneur, dit le colonel, je me rends à la Ligue!... Suisses! sortez des rangs!...

A ce moment, une voix jeune, sonore, vibrante, éclata.

—Traître! tu te rends à un traître!...

Le colonel gronda une furieuse imprécation. Guise, la figure bouleversée de rage, tira à demi son épée et chercha l'audacieux qui le souffletait de ce nom de traître!

Et il vit alors un jeune homme qui bondissait au milieu du cercle vide, repoussait le colonel des Suisses d'un geste de souverain mépris, et se plantait devant lui.

—Henri de Lorraine, duc de Guise! dit encore ce jeune homme, meurtrier de mon père, deux fois traître! moi, Charles d'Angoulême, fils de Charles IX, roi de France, je te déclare félon et te défie en champ clos, à l'heure, au jour, au lieu qui te plairont!...

A l'instant, vingt gentilshommes se ruèrent sur Charles, le poignard levé. Mais Guise les contint d'un signe. Il haletait. Sa bouche écumait. Il cherchait une insulte avant de faire le geste qui livrerait le jeune homme à sa meute...

—Fils de Charles! dit-il enfin, j'accepte ton défi... Mais, comme la lâcheté est héréditaire dans ta famille, comme tu pourrais essayer de fuir, je vais te faire précieusement garder jusqu'au jour où moi, le Balafré...

—Vous ne vous appelez pas le Balafré, monseigneur! cria un homme qui, à son tour, s'avança, calme, la lèvre ironique, les yeux pétillants de malice, de joie.

C'était Pardaillan!... D'un coup d'oeil, il avait jugé là situation. Il venait de comprendre que Guise allait jeter un ordre d'arrestation.

«Sauvons mon petit louveteau!» grommela-t-il.

Il marcha sur le duc de Guise à qui, d'une voix cinglante, il jeta ces mots:

—Pardon; vous ne vous appelez pas le Balafré!...

—Votre nom, à vous! rugit Guise. Qui êtes-vous?...

—Ce n'est pas mon nom qui importe, c'est le vôtre, monseigneur! Il y a seize ans, dans la cour d'un hôtel de la rue de Béthisy...

—La rue de Béthisy! murmura Guise dont les yeux exorbités se posèrent avec épouvante sur Pardaillan. Oh! si tu es celui que je crois... malheur à toi! continue!...

—Je continue! Donc, vous veniez d'assassiner l'amiral Coligny... Au moment où vous posiez le pied sur la face sanglante du cadavre, cette main que voilà, monseigneur...

Pardaillan ouvrit sa main toute large...

—Cette main s'appesantit sur votre face, à vous, et, depuis lors, vous vous appelez le Souffleté!...

—C'est toi! rugit Guise... A moi! A moi! Arrêtez-les tous deux! Prenez-les! Vivants! Il me les faut vivants!...

Alors, un effroyable tumulte se déchaîna. Les digues de l'océan populaire se rompirent... Crillon recula jusque sur ses gardes, emporté comme par un mascaret. Le colonel des Suisses, le premier, mit rudement la main sur l'épaule du duc d'Angoulême... Au même instant, il s'abattit comme une masse: Pardaillan venait de tirer sa rapière, et, d'un coup de pommeau, lui avait fracassé le crâne...

—Guise! Guise! cria Charles, souviens-toi que tu as accepté mon défi!

—A mort! A mort! hurlait la foule.

—Vivants! Je les veux vivants! vociférait Guise.

Au moment où, d'un coup de pommeau, le chevalier abattait aux pieds de Guise le colonel des Suisses, il saisit Charles, son louveteau! à pleins bras et se mit à bondir vers Crillon, vers la troupe des gardes immobiles et pâles... Il tenait sa rapière par la lame, et se servait du pommeau comme d'une massue. Ce fut ainsi qu'il se fraya un passage jusqu'à la troupe de Crillon, parmi les gentilshommes de Guise rués sur lui.

Pardaillan se dressa sur la pointe des pieds et leva très haut, de son bras tendu, sa rapière vers le ciel. Et alors, d'une voix qui résonna comme du bronze, à l'instant où Crillon, éperdu, se voyait débordé, où les gardes allaient se débander, où Guise, déjà, poussait un rugissement de triomphe, Pardaillan tonna:

—Trompettes! sonnez la marche royale!...

Électrisés, soulevés par l'enthousiasme des grands chocs, les hommes d'armes hurlèrent dans un grand élan:

—Vive le roi!...

Et ils se mirent en marche, tandis que la fanfare royale éclatait et dominait l'épouvantable tumulte...

Et, en avant, l'épée haute, près de Charles qu'il entraînait, près de Crillon, stupéfait, qui l'admirait, le chevalier de Pardaillan marchait, fonçant dans la foule, entraînant les hommes d'armes, creusant un sillage à travers les masses des ligueurs et les infernales clameurs de mort... Maintenant, devant la troupe de Crillon, devant ces blessés qui s'avançaient d'un pas pesant et régulier, la hallebarde croisée, les multitudes de bourgeois s'ouvraient, fuyaient, les uns courant s'armer, les autres déchargeant leurs pistolets au hasard.

Pardaillan avait remis sa rapière au fourreau. Il marchait en tête, d'un pas rude, et criait:

«Place au roi! Place au roi!...»

Et il y avait une telle ironie dans ce cri que ceux qui l'entendaient ne savaient de quel roi le chevalier voulait parler, ni si c'était vraiment pour le service d'un roi que flamboyait le regard de cet homme!

À ce moment, mille ligueurs, commandés par Bussi-Leclerc, armés d'arquebuses toutes chargées, débouchèrent au pas de course sur la place de Grève, venant de la Bastille.

—Enfin! rugit le duc de Guise, triomphant.

Il allait s'élancer vers Bussi-Leclerc; une main, tout à coup, se posa sur son bras.

—Que voulez-vous! gronda-t-il d'une voix rauque à celui qui venait d'arrêter son élan—un gentilhomme, vêtu de velours noir, silencieux et sinistrement paisible.

—Lisez ceci, monseigneur duc, dit le gentilhomme qui tendit un pli fermé.

—Hé! monsieur! vociféra Guise. Tout à l'heure...

—Il sera trop tard! dit l'homme vêtu de noir. Cette lettre est de la princesse Fausta!...

Le duc qui s'élançait s'arrêta court, avec un profond tressaillement. Il saisit la lettre, brisa le cachet... Et lut!... L'effet de cette lecture fut foudroyant. Le duc chancela... Son visage devint couleur de cendres.

—Vos ordres, monseigneur? cria Bussi-Leclerc.

—Mes ordres! balbutia le duc.

Il jeta sur tout ce qui l'entourait un regard où luisait une folie de meurtre; puis, d'une voix basse:

—A l'hôtel, messieurs! Suivez-moi à l'hôtel de Guise!...

Et il s'élança, suivi de ses gentilshommes stupéfaits, oubliant Bussi-Leclerc et ses mille ligueurs, Grillon, Pardaillan et le duc d'Angoulême, oubliant tout au monde.

Pardaillan avait continué sa marche foudroyante, entraînant Grillon et ses hommes d'armes. A travers des foules de ligueurs hurlants, mais qui, sans chefs, sans armes, n'osaient attaquer, la troupe de Crillon atteignit la Porte Neuve au moment où, des deux Châtelets, du Temple, de l'Arsenal, s'élançaient en courant vers la Grève les compagnies prévenues... La porte fut franchie... Alors Crillon se jeta dans les bras de Pardaillan.

—Partez vite, si vous m'en croyez! fit le chevalier.

—Oui! mais de quel côté?... J'ignore où est le roi!...

—Je l'ai vu hier, fuyant et fort pâle... un triste Sire, entre nous, monsieur de Grillon! Quoi qu'il en soit, il prit la route de Chartres...

—Venez avec moi, monsieur, s'écria Crillon, le roi vous fera colonel!

—Eh! monsieur! fit tranquillement Pardaillan, je suis déjà maréchal! maréchal de moi-même, et c'est énorme. Pourquoi me faire colonel des autres?

Crillon secoua sa crinière:

—Vous êtes un rude compagnon. Si le roi avait dix serviteurs taillés sur votre modèle, il serait demain sur son trône!... Allons, adieu!... Votre nom?...

—Chevalier de Pardaillan! Adieu, monsieur de Crillon!

Le brave Crillon, ébahi, se tourna vers ses troupes et se mit en route, en saluant une dernière fois de son épée cet homme dont l'intrépidité l'avait émerveillé.

Pardaillan prit le duc d'Angoulême par le bras et, simplement, comme si rien d'extraordinaire ne se fût passé:

—Rentrons par la porte Montmartre et allons nous reposer en vidant un broc de Suresnes à la Devinière, chez cette bonne dame Huguette Grégoire...

Laissons Pardaillan et Charles d'Angoulême rentrer dans Paris, et revenons un instant au duc de Guise qui venait de s'élancer vers son hôtel.

Sous ses allures de magnifique gentilhomme, sous l'ambition effrénée qui surchauffait son cerveau, sous cette passion même qui le brûlait pour une pauvre petite fille de Bohême, Henri de Lorraine, duc de Guise, roi de Paris par la force, presque roi de France par l'immense désir de la Ligue, cet homme, qui faisait trembler des rois, portait au coeur un mal terrible, un ulcère rongeur: la jalousie!

Guise avait lu la lettre de la princesse Fausta, que le cardinal Farnèse lui remettait. Elle contenait ces lignes:

«Le comte de Loignes n'est pas de ceux qui sont sortis de Paris à la suite d'Hérode. La duchesse de Guise, que vous croyez sur la route de Lorraine et que vous avez conduite vous-même, il y a deux jours jusqu'à Lagny, vient de rentrer dans Paris. Quelqu'un vous attend en votre hôtel pour vous expliquer ce double évènement.»




IV

LE BOURREAU

Le soir de ce jour, sous la sérénité pâle du crépuscule Paris gardait encore de profonds tressaillements, il ne faisait plus jour, pas encore nuit; peu à peu les bruits s'éteignaient, et, du ciel, mêlées aux dernières clartés, tombaient les premières ombres qui allaient envelopper la silhouette capricieuse et tourmentée du vieux Paris.

Ce fut à cette heure indécise que quatre hommes portant une civière s'approchèrent de la voiture de Belgodère demeurée sur la place de Grève. Sur la civière, il y avait un cercueil vide.

Dans la roulotte une torche de résine était allumée; ses lueurs fuligineuses jetaient de vagues reflets rouges sur le corps de la Simonne, étendue toute raide sur sa couchette: Violetta agenouillée, affaissée, les yeux fixés sur la figure aimée de celle qu'elle appelait sa mère, ne pleurait pas, n'ayant plus de larmes... Près d'elle, debout, les bras croisés, la lèvre crispée par la haine satisfaite, Belgodère guettait.

Les quatre hommes entrèrent et déposèrent le cercueil au long de la morte.

—Voilà! fit l'un; nous venons enlever cette hérétique de Bohême...

—Bien entendu, ajouta un autre, il n y a pas de prêtre; la défunte s'en est passée pendant sa vie: elle s'en passera pour sa dernière promenade.

Violetta, secouée d'un long frisson, s'était jetée sur la Simonne, et doucement, à mots imperceptibles, brisés de sanglots, lui disait l'éternel adieu... Rudement, Belgodère l'arracha à la funèbre étreinte: Violetta se releva, le coeur défaillant. Lorsqu'elle osa regarder, la Simonne était dans le cercueil!... Alors l'enfant eut un grand cri.

La Simonne avait disparu à jamais. Et le secret que son agonie avait voulu crier, le secret de la naissance de Violetta, était cloué avec elle dans la bière!...

—Viens, dit alors Belgodère d'une voix étrange. Tu ne veux pas laisser ta mère s'en aller toute seule!... Allons, je te permets de l'accompagner...

Pour la première fois depuis de longues années, Violetta leva sur Belgodère un regard où il y avait une aube de reconnaissance étonnée...

Accompagner sa mère jusqu'au cimetière! Pour cette pauvre enfant, c'était une consolation...! Et les patrouilles qui sillonnaient Paris purent voir ce pauvre cercueil fleuri comme un cercueil de princesse, qui s'en allait par les rues déjà obscures, suivi lentement par une jeune fille qui marchait en pleurant...

Belgodère avait quitté la roulotte en disant à ses deux hercules assis sur les marches:

—Ramenez la voiture à l'auberge, peut-être ne rentrerai-je pas cette nuit... Et, quant à Violetta, ajouta-t-il plus sourdement, elle ne rentrera jamais!...

Il s'éloigna alors à grandes enjambées, et, d'assez loin, se mit à suivre Violetta qu'il couvait de son oeil luisant.

Au moment où Violetta se mit en marche derrière la lugubre civière, un homme, abrité sous l'auvent d'une maison de la place, la suivit d'un morne regard.

La victime est en route, murmura-t-il alors. Il me reste à prévenir le sacrificateur! Effroyable besogne! Pauvre infortunée! Le hideux bohémien te mène... et, là-bas, t'attend Fausta, l'implacable Fausta!...

Cet homme frissonna comme s'il eût fait grand froid. Alors il quitta le recoin d'où il avait guetté le départ de Belgodère et de Violetta et pénétra dans le dédale de la Cité.

.........................................

Près de la cathédrale, vers le milieu de la rue Calandre, dans un terrain vague en bordure du Marché Neuf achevé depuis deux mois, s'élevait une maison basse, honteuse, en quarantaine parmi les logis voisins.

Le jour, les hommes s'écartaient de cette demeure en grondant une imprécation. Les femmes pâlissaient et faisaient un signe de croix. En ce logis, dans une pièce froide, aux meubles sévères, aux murailles nues qui s'ornaient seulement d'une croix d'ébène, une sorte de colosse pensif était assis dans un large fauteuil, le front dans la main, tandis qu'une vieille servante allait et venait à pas furtifs.

—Vous ne mangez donc pas, maître Claude? demanda la femme en s'arrêtant.

Le géant fit un geste d'indifférence et de lassitude.

—Toujours ces affreux souvenirs de votre ancien métier, reprit-elle, au bout d'un silence.

—Non, dit sourdement Claude en secouant la tête.

Oh!... alors, c'est que vous pensez à l'enfant!...

—Toujours! soupira Claude comme s'il se fût parlé à lui-même. Les minutes où les spectres de mes victimes ne viennent pas m'assiéger sont encore, peut-être, les plus terribles pour moi... Car alors, c'est son image, à elle, qui se dresse devant mes yeux... Huit ans, dame Gilberte! huit ans écoulés presque jour pour jour depuis qu'elle disparut comme un beau songe qui s'évanouit...

Maître Claude, qui semblait l'incarnation de la force animale, reprit avec une étrange douceur:

—Il paraît que je n'étais pas fait pour tant de bonheur, et que j'étais condamné aux solitudes maudites!

—Allons, allons, maître Claude, fuyez ces souvenirs!

—Avec quel enivrement, continua Claude sans entendre, je courais à Meudon!... La bonne Simonne venait au-devant de moi... Et l'enfant? Ah! la voici! Elle accourt, elle me serre le cou, elle grimpe sur mes épaules en riant et en criant comme une petite folle: Mère Simonne! voici papa!... Ah! quel bon rire... Maître Claude couvrit son visage de ses deux mains... Il pleurait doucement, sans bruit...

—Un matin... jour d'épouvanté! C'était un jeudi... il faisait beau... j'arrive à Meudon, j'appelle... pas de réponse... J'entre dans le jardin! Pas de Simonne! Encore moins d'enfant! Je pénètre dans la maison... tout est bouleversé comme par une lutte... je me sens devenir fou... je sors, je crie... rien, toujours rien!... L'effroyable journée! Je tombe, le soir, sans connaissance... et, lorsque je reviens à moi, je vois une femme qui me soigne... Mon enfant! Où est mon enfant?... Nul ne sait!... Tout ce qu'on sait dans le voisinage, c'est que, la veille, on a vu passer une troupe de bohémiens... Comment ne suis-je pas mort!

Un coup frappé à la porte réveilla de longs échos dans la maison. Gilberte demeura immobile, saisie de stupeur...

—Depuis huit ans, nul n'a frappé à cette porte! gronda Claude. Qui cela peut être, sinon le malheur qui passe?...

Un deuxième coup plus rude du heurtoir retentit sourdement. Maître Claude fit un signe impérieux à la servante qui sortit. Tout à coup, dans l'encadrement de la porte, un homme parut, la tête couverte d'une cape noire... Claude se leva, et, d'un ton raide et craintif à la fois, demanda:

—Qui êtes-vous?... Que voulez-vous de moi?...

L'inconnu demeura une minute sans parler; puis, d'une voix basse et rauque, il prononça:

—Maître, je viens requérir les services de ta profession...

Claude fut secoué d'un tressaillement et dit:

—Du temps que j'exerçais mon sinistre métier, l'Official et le grand prévôt seuls pouvaient me requérir. Vous n'êtes ni l'Official ni le grand prévôt... sans quoi vous sauriez que, depuis huit ans, je me suis fait relever de mes fonctions...

L'inconnu demeura une minute sans parler; puis, d'une voix rauque, il laissa tomber ces mots:

—Pour moi, pour celle à qui tu dois obéissance, tu es encore le bourreau... regarde!

Alors il sortit de dessous son manteau sa main droite. Au médius de cette main, il y avait un large anneau couronné par un énorme chaton de fer sur lequel étaient tracés des signes mystérieux. Claude jeta un coup d'oeil sur ces signes. Alors un frémissement le fit chanceler!

—Tu obéis?... demanda l'inconnu.

—J'obéis, monseigneur!...

—Bien. Rends-toi à la maison du bout de l'île, derrière Notre-Dame. L'exécution est pour dix heures... Y seras-tu?

—J'y serai, monseigneur!... fit Claude dans un soupir qui ressemblait à un râle. Mais dites à ceux qui vous envoient de ne plus compter sur moi... cette exécution sera la dernière!

—La dernière! fit l'homme. Soit!... Maintenant, Claude, je vais te montrer ce visage que tu sembles me reprocher de tenir caché...

D'un geste rapide, il fit tomber, sa cape et son visage apparut, pâle, d'une pâleur spectrale. Claude recula haletant et murmura avec un indicible accent:

—L'évêque!... Le prince Farnèse!... Le père de de l'enfant!...

—De l'enfant que tu me volas! gronda Farnèse.

—Oui, c'est moi! Moi qui t'ai maudit! Moi qui viens de te maudire encore, puisque tu n'as pas eu pitié de mon malheur! Ou plutôt, non! je ne te maudis pas. C'est en suppliant que je viens... Ecoute! dis-moi la vérité! Sois homme une fois dans ta vie!

Claude hésita un instant... puis secoua la tête.

—La vérité! gronda enfin Claude. Je vous l'ai dite le jour que vous êtes venu, il y a près de quinze ans! Elle est morte! Morte trois jours après que je la recueillis au pied du gibet...

Le cardinal-prince Farnèse ne dit plus rien. Il ramena sa cape sur sa tête et, avec un lugubre gémissement, se dirigea vers la porte. Claude, rapidement, jeta un manteau sur ses épaules, suivit Farnèse et le rejoignit au moment où il mettait le pied dans la rue.

—Vous ne m'avez pas dit qui je dois exécuter ce soir!...

—J'ignore!... dit Farnèse, morne et glacé.

—Est-ce un homme?... Une femme?...

—Une femme!.. Une jeune fille!...

Le bourreau essuya la sueur qui inondait son front... Et il s'élança vers l'extrémité de l'île, vers la mystérieuse maison de la princesse Fausta, en grondant:

«La dernière exécution... La dernière victime!...»




V

LA MAISON DE LA CITÉ

La Simonne fut enterrée dans le plus proche cimetière, c'est-à-dire aux Innocents. Lorsque le cercueil eut été mis en terre, et que le fossoyeur commença à rejeter les premières pelletées, Belgodère saisit Violetta par la main et l'entraîna. La jeune fille le suivit sans résistance. Elle marchait sans se rendre compte du trajet qu'elle accomplissait. Pourtant au fond de son coeur rayonnait doucement une image consolatrice qui semblait lui murmurer qu'elle n'était pas seule au monde.

Ce jeune seigneur au regard limpide, à la voix caressante... reviendrait-il? Elle ignorait jusqu'à son nom...

Oui, il reviendra! puisqu'il l'a dit!... Demain matin, elle le reverra!... Et les presque dernières paroles de la Simonne murmurant à son coeur une consolation:

«Ce jeune homme... ce sera ton sauveur... car il t'aime!...»

Tout à coup, elle s'aperçut que Belgodère ne se dirigeait ni vers la place de Grève ni vers la rue de la Tissanderie où se trouvait l'auberge de l'Espérance.

—Où me conduisez-vous? balbutia-t-elle.

Le bohémien, sans rien dire, serra plus fort la main de Violetta et marcha plus vite. Il passa entre la double rangée des maisons d'un pont, et, le fleuve franchi, tourna à gauche.

A l'est, derrière Notre-Dame et le palais archiépiscopal, se dressaient côte à côte deux constructions pareilles à deux soeurs se tenant par la main... mais deux soeurs dont l'une était mignonne créature et l'autre un monstre de hideux.

Belgodère, tenant toujours Violetta par la main, marcha droit au formidable portail de la construction monstrueuse.

—Où sommes-nous? bégaya Violetta en jetant autour d'elle un regard éperdu.

Belgodère ne répondit pas. Il heurta le lourd marteau de bronze. La porte de fer s'ouvrit sans bruit. Violetta voulut se rejeter en arrière; le bohémien la harponna solidement: dans la seconde qui suivit, elle se vit dans un vaste vestibule dallé, aux hautes murailles nues, faiblement éclairé, où se tenaient deux hommes masqués, la dague nue à la ceinture.

—Voici la petite que moi, Belgodère, devais amener. C'est bien ici? fit le bohémien.

—C'est ici! dit l'un des deux gardes.

Au même instant, cet homme jeta sur la tête de Violetta un sac de toile noire qu'il serra au cou par un cordon. Sans un cri, sans un souffle, paralysée, Violetta se sentit soulevée, entraînée, emportée elle ne savait où!... L'autre géant masqué tendit à Belgodère une bourse bien gonflée:

—Voici les cent ducats que tu as demandés... Un instant, l'ami: si tu veux avoir la langue arrachée, si tu veux être écorché vif, tu n'as qu'à souffler à âme qui vive un mot de ce que tu viens de faire...

Le bohémien s'inclina jusqu'à terre, avec un sourire narquois, et sortant à reculons s'évanouit dans la nuit.

Dix heures sonnèrent à Notre-Dame. Belgodère avait disparu depuis longtemps. Ce fut à ce moment que maître Claude s'approchant à son tour de la terrible maison, heurta le marteau de bronze. Encore une fois la porte de fer s'ouvrît sans bruit. Après la victime, le bourreau! Sans doute les deux hommes masqués le reconnurent, car l'un d'eux, lui faisant signe de le suivre, se mit à le précéder dans l'intérieur de la maison.

Dès le vestibule franchi, cette maison hideuse devenait un fabuleux palais, une succession de pièces ornées avec magnificence, aboutissant à une salle immense au fond de laquelle, sous un dais, s'élevait un trône d'or, merveille de sculpture.

Dans la salle du trône, douze torchères en or massif supportant chacune douze flambeaux de cire rosé, des colonnes alternativement de jaspe et de marbre, d'énormes vases de porphyre, des tapisseries d'Arabie, soixante fauteuils aux dossiers très hauts, tous surmontés d'une tiare sculptée, tous portant une F brodée sous laquelle se croisaient deux clefs symboliques que semblaient garder vingt-quatre hommes d'armes vêtus d'acier, silencieux, immobiles, hallebardes au poing.

Le bourreau passa parmi ces merveilles sans un frémissement, suivant son conducteur muet. Il parvint ainsi, de salle en salle, jusqu'à une pièce nue, froide, humide, avec des murs en pierre grise, sans un meuble; seulement, au long des murailles, il y avait des chaînes accrochées à des anneaux de fer.

Là se tenait une femme vêtue de noir, la tête couverte d'une mantille en dentelle noire. On ne voyait pas son visage; mais à sa main étincelait un anneau pareil à celui du prince Farnèse. Seulement, tandis que l'anneau du cardinal était en fer, celui qui brillait à cette main de femme était en or pur; et les caractères du chaton étaient tracés par des diamants qui fulguraient dans la pénombre.

Cette femme, c'était Fausta!

Alors Claude frissonna et tomba à genoux en murmurant:

«La souveraine!...»

Fausta prononça avec une étrange et glaciale solennité:

—Bourreau! Nous, grande prêtresse de l'Ordre auquel vous avez juré obéissance, avons jugé et condamné à mort une créature humaine de qui la vie était une menace pour les projets sacrés dont nous sommes la dépositaire. Bourreau! vous avez accepté d'être l'exécuteur de secrètes sentences qui ne relèvent que de la divine justice... Entrez donc dans la chambre des exécutions où la condamnée attend et accomplissez votre oeuvre...

Claude releva le front et tendit les mains vers Fausta.

Vous avez à Nous parler!... Nous vous le permettons..., dit Fausta.

—Souveraine, dit Claude avec un tremblement convulsif, j'ose adresser une supplique à l'éblouissante Majesté aux pieds de laquelle je me prosterne...

—Parlez, bourreau: Nous sommes sur cette terre pour punir, mais aussi pour consoler.

—Consoler!... Oui! C'est de consolation dont j'ai besoin... Le vent qui passe m'apporte les larmes et les malédictions de ceux que j'ai tués... En vain je me crie que je fus seulement un instrument de la justice humaine! En vain j'implore le Dieu tout-puissant de rendre un peu d'apaisement à mon coeur! J'ai peur de mourir sans cette absolution suprême qui me fut promise par votre envoyé!... Depuis deux ans que j'ai juré obéissance, par trois fois j'ai dû venir ici exercer mon terrible ministère... et la Seine n'a redit à personne le secret des trois cadavres que je lui ai jetés!... J'ai imploré la pitié de plus de cent prêtres; et aucun n'a voulu tracer sur ma tête le signe rédempteur qui m'eût rendu le repos!... A votre envoyé. Souveraine, j'ai refusé l'or qu'il m'offrait... mais, lorsqu'il m'a promis la sainte absolution, j'ai signé le pacte!... Par trois fois, j'ai obéi, Souveraine! Maintenant, je ne peux plus. Souveraine, ayez pitié de moi!...

—Vous avez bien fait de m'ouvrir votre âme, dit Fausta d'un accent de douceur pénétrante. Bourreau, l'épreuve est terminée. Allez demain dans Notre-Dame. Après la messe, vous serez entendu en confession générale, mais par un prince de l'Eglise, muni, à votre intention, des pleins pouvoirs de Sa Sainteté...

Et d'une voix de commandement suprême:

—Maintenant bourreau, va! Éteins cette vie encore!... A ce prix, demain, tu seras absous de tous tes meurtres, et délivré de tous tes spectres...

Claude se releva d'un bond, le visage resplendissant d'une épouvantable extase.

—Vous dites, gronda-t-il, que je serai absous de tout mon passé?...

—Tu seras absous!...

—Et que cette exécution est la dernière... qu'après cette femme je ne tuerai plus personne?...

—Cette femme sera ta dernière victime!

—Qu'elle meure donc, rugit maître Claude, en se dirigeant vers la chambre des exécutions.

C'était une large pièce au plancher mal équarri, au milieu duquel apparaissaient les rainures d'une trappe fermée. Il y avait un anneau à cette trappe. Une corde y était adaptée; elle montait droit au plafond, puis, par un système de poulies, descendait le long d'une paroi où elle était fixée à un gros clou par un noeud. Il n'y avait qu'à défaire ce noeud: la corde glissait dans ses poulies, et le couvercle de la trappe, n'étant plus soutenu par elle, s'abaissait, retombait...

Quiconque se trouvait alors sur ce couvercle était précipité... En bas, la Seine coulait avec de sourdes lamentations, des clapotis pareils à des malédictions.

En entrant, le bourreau aperçut au milieu de la salle, dans la livide clarté diffuse, celle qu'il allait tuer. Elle était étendue sur le plancher, évanouie de terreur sans doute.

Il frissonna longuement. Puis il se dirigea vers le clou auquel était accrochée la corde qui soutenait la trappe!... Mais, pour y aller, il fit un long détour, sans regarder la victime... La sueur coulait à grosses gouttes sur son visage... Et ce fut ainsi qu'il atteignit la corde. Sans oser se retourner, il porta une main tremblante sur le noeud, qu'il commença à défaire... A ce moment, la condamnée, la victime, poussa un soupir.

«Elle se réveille... Il faut que je la tue avant de la précipiter... Elle pourrait se sauver!.. Et puis... elle souffrirait trop... je dois tuer, non faire souffrir!...» ajouta-t-il grelottant.

Alors il se retourna, bondit jusqu'à la condamnée, et s'agenouilla ou plutôt s'accroupit près d'elle disposant les cordelettes de l'étranglement!...

La victime fit un mouvement... Des paroles à peine bégayées parvinrent jusqu'à l'oreille du bourreau.

«Adieu, mère... ma mère chérie... Père! Où es-tu?...»

«Elle appelle sa mère, haleta le bourreau. Comme sa voix est douée et comme elle me remue le coeur!...»

Une irrésistible curiosité s'emparait de lui! Voir! oh! voir le visage de cette victime... Lire peut-être sur sa figure le crime qui la condamnait. Il résistait encore à la tentation que, déjà, ses doigts avaient délié le cordon qui maintenait le sac noir autour du cou. Déjà lui apparaissait l'adorable visage de Violetta... Il la contempla une longue minute, avec un indicible effarement.

Puis, à force de la regarder, il sentit comme un battement sourd et profond de son coeur, un bouleversement de son âme.

«Ah ça! gronda-t-il en saisissant sa crinière de ses deux mains crispées, mais je deviens fou, moi!... Que vais-je imaginer là!... Vais-je sombrer dans la folie!... ce visage... il me rappelle... non!... c'est insensé!... l'enfant aurait cet âge-là! oh si je pouvais voir ses yeux! Si c'était elle!... Ma fille! hurla-t-il dans un cri terrible!... Violetta! Violetta!...

Violetta ouvrit les yeux, les posa, timides et craintifs, sur le bourreau... Elle tendit les bras et murmura:

—Mon père!... Bon, bon petit papa Claude!...

Claude jeta une déchirante clameur:

—Seigneur Dieu! c'est elle! c'est mon enfant!...

Il se redressa et recula, ses mains énormes, secouées d'un tremblement convulsif, se tendaient vers elle. Il riait et pleurait.

Puis, avec une sorte de rudesse, il empoigna la jeune fille dans ses bras puissants, l'emporta dans l'angle le plus éloigné de la trappe, s'assit sur le plancher, et la mit sur ses genoux.

Il pleurait à grosses larmes, bégayant des choses incompréhensibles, et il y avait sur son visage monstrueux une irradiation de bonheur. Violetta souriait et répétait:

—Mon père... mon bon père Claude... c'est vous!...

Et, quand elle pût comprendre quelques mots de ce qu'il balbutiait, elle l'entendit qui disait:

—Oui... c'est ça... appelle-moi encore ainsi... encore... Ah ça! que s'est-il passé? Non, tais-toi, tu me diras ça plus tard... Dire que c'est toi?... Je ne rêve pas, dis!... Ah ça! fit-il en riant avec délices, rentrons chez nous...

—Oh! père... qu'est-ce donc, ici... murmura Violetta reprise d'épouvante.

Claude répéta en grelottant d'angoisse:

—Ici!... Nous sommes ici!...

—Père, père! quelle horrible angoisse vous saisit! Oh! j'ai peur! Qu'est-ce donc que cette maison?...

—Ce que c'est! gronda Claude. Oh!... je me souviens!...

Il se releva d'un bond, saisit la jeune fille terrifiée... A ce moment la porte s'ouvrit. Fausta parut, voilée de noir.

Fausta fixa sur Violetta un regard d'ardente curiosité.

—C'est donc là, murmura-t-elle, l'enfant que recueillit le bourreau! C'est donc la fille de Farnèse! Nouvelle raison plus puissante encore pour qu'elle disparaisse!...

Claude s'était arrêté, pétrifié. Fausta tendit les bras et dit avec une funèbre simplicité:

—Qu'attendez-vous?...

Claude eut un recul de bête sauvage à l'instant de regorgement. Fausta, de sa même voix affreusement simple, répéta:

—Qu'attendez-vous?

Alors Claude repoussa derrière lui Violetta comme pour une protection suprême. Puis il joignit ses mains énormes et, la tête perdue, balbutia d'une voix très basse:

—Madame, c'est mon enfant... Je l'avais perdue... et je la retrouve ici... Vous ne voudriez pas, n'est-ce pas? maintenant que vous savez. Allons... laissez-nous passer...

—Bourreau, dit Fausta, qu'attends-tu pour exécuter la condamnée?

A ce mot de bourreau, un cri d'angoisse et d'horreur jaillit de la gorge de Violetta.

—Mon père!... Bourreau!... Mon père est bourreau!...

Claude entendit ce cri. Alors, il se tourna vers la jeune fille. Une sublime expression de désespoir s'étendit sur sa physionomie. Et d'un accent indiciblement navré:

—Ne t'effraie pas... je ne te toucherai plus, si tu veux... je ne te parlerai plus... je ne t'appellerai plus ma fille... mais ne t'effraie pas. Je t'en supplie, n'aie pas peur... Madame, gronda-t-il soudain en se retournant vers Fausta, vous venez de commettre un crime; vous avez brisé le lien d'affection qui rattachait cette enfant à l'infortuné que je suis. Et je vous le déclare: prenez garde, maintenant...

—Prends garde toi-même, bourreau! interrompit Fausta sans colère, Es-tu en rébellion? Obéis-tu?

—Obéir! Ah ça! Je vous dis que c'est ma fille!... Ne crains rien, ma petite Violetta. Sortons d'ici!

—Bourreau! dit Fausta d'une voix éclatante, choisis: de mourir avec elle, ou d'obéir!...

—Obéir, moi! hurla Claude d'un accent sauvage. Assassiner ma fille, moi!... Vous êtes folle, ma Souveraine! Place! place, par l'enfer! Ou ta dernière heure est venue!..

De son bras gauche, il entoura la taille de Violetta qu'il emporta... Et, levant son bras, balançant dans l'espace son poing formidable, il marcha sur Fausta...

Fausta vit venir sur elle l'homme, effroyable. Elle ne recula pas, mais d'un sifflet qu'elle portait à la ceinture elle tira un son bref et aigu... A l'instant même, quinze gardes armés d'arquebuses firent irruption dans la funèbre salle.

Claude, portant Violetta à demi évanouie dans ses bras, recula en grondant:

—Venez-y donc! Touchez-la, si vous osez...

Mais les gardes n'avançaient pas: sans doute, Fausta leur avait donné ses ordres avant d'entrer. Ils n'avançaient pas!... Mais Claude les vit apprêter leurs armes!

—Attention! commanda une voix rude.

A cet instant, les quinze gardes entendirent un hurlement, ils virent une ombre géante qui bondissait; dans la même seconde, ils firent feu! Le tonnerre des quinze arquebuses éclata! La sinistre chambre s'emplit d'une fumée noire!... Et les gardes, alors, sortirent...

Fausta demeura seule, immobile, un mystérieux sourire aux lèvres. Lentement, les volutes de fumée se dissipèrent... Alors, elle chercha les cadavres de Claude et de Violetta... Et elle ne les vit pas!... Violetta et Claude avaient disparu!...

Les yeux de Fausta errèrent, fouillèrent les coins sombres... et enfin... s'arrêtèrent sur la trappe, au milieu de la pièce... la trappe était ouverte!...

Fausta s'approcha, se pencha, écouta et demeura là, inclinée sur ce gouffre noir, au fond duquel, sans doute, tournoyaient maintenant les cadavres enlacés...




VI

LA BONNE HÔTESSE

En se séparant de Crillon dans la plaine des Tuileries, le chevalier de Pardaillan et le duc d'Angoulême longèrent les fossés et rentrèrent dans Paris par la porte Montmartre. Ils traversèrent la ville, parvinrent dans la rue des Barrés située entre la Seine et Saint-Paul, et pénétrèrent dans une maison de bourgeoise apparence où, la veille, après leur rencontre avec Henri III, ils étaient descendus tout droit.

Cette maison appartenait à Marie Touchet, mère du jeune duc, et lui avait été donnée par Charles IX. Elle était donc toute pleine des souvenirs de ce roi mort si jeune, d'une mort si effrayante, après la sanglante tragédie de la Saint-Barthélémy.

Charles, qui avait pour camarades une foule de jeunes seigneurs dans l'Orléanais et l'Ile-de-France, ne se savait qu'un ami: Pardaillan. Et, pourtant, ce Pardaillan, il ne le connaissait que depuis une dizaine de jours: un soir, le chevalier était passé par Orléans et avait fait visite à l'amante du feu roi Charles IX. Marie Touchet avait raconté à son fils ce qu'elle savait de Pardaillan, et le jeune duc l'avait écoutée comme on écoute quelque héroïque passage d'un poème de chevalerie. Puis, lorsque le lendemain, après la scène où fut décidé son départ, Charles d'Angoulême s'était mis en route. Marie avait levé ses yeux suppliants sur le chevalier, comme pour lui dire:

—J'hésitais à laisser partir mon enfant... mais je n'aurai plus peur si vous lui accordez votre amitié.

—Madame, avait dit Pardaillan, je vais à Paris. J'espère que Mgr le duc d'Angoulême voudra bien me compter parmi ses amis...

La mère de Charles avait compris ce qu'il pouvait y avoir de promesse dans ces mots et avait répondu par un regard où elle avait mis toute sa reconnaissance. Pendant la route, le duc s'était pris d'une sorte de passion pour son compagnon, dont il ne pouvait se lasser d'admirer l'allure insoucieuse, enfin tout cet ensemble qui frappait du premier coup, qui faisait de Pardaillan un être à part, un de ces hommes qu'il est impossible de ne pas remarquer.

Enfin, la bagarre de la place de Grève, les restes de la défaite des Barricades avaient inspiré au jeune duc un sentiment qui tenait de l'étonnement émerveillé, du respect, et aussi de la reconnaissance —puisque, sans le chevalier, il eût été purement et simplement occis.

Or, lorsque, après avoir longtemps ruminé, il se décida le soir, à table, à parler de Violetta, lorsqu'il eut chanté son amour, il se trouva que Charles rencontra dans Pardaillan le plus parfait des amis que puisse rêver un amoureux.

—Aimez-la, morbleu! s'exclama le chevalier, et faites-vous aimer! Et soyez heureux, tous deux! Bohémienne ou princesse, du moment que vous l'aimez, elle est l'étoile qui vous guidera!

Sur ces mots, Pardaillan s'alla coucher, non sans avoir annoncé à Charles qu'il se rendrait le lendemain matin à la Devinière, rue Saint-Denis, où il l'attendrait pour savoir le résultat de sa démarche auprès de Belgodère.

Le lendemain, à l'aube, le jeune duc était debout, il sentait son coeur battre:

«La revoir! murmura-t-il en s'élançant enivré, la revoir et lui dire... oserai-je?...

Pardaillan, lui, dormit comme un homme qui n'a rien de mieux à faire. Et au matin, vers neuf heures, il se rendit comme il l'avait dit, à la Devinière, célèbre rôtisserie qui était alors le rendez-vous de la haute société galante.

Lorsque le chevalier de Pardaillan gravit, non sans une sourde émotion, les quatre marches du perron de la Devinière et qu'il s'assit dans un coin obscur de la grande salle commune, l'hôtesse, les bras nus jusqu'aux coudes, le visage tout rosé devant la haute flamme claire de la cuisine, surveillait deux ou trois rangs de bécassines et de sarcelles des marais de la Grange-Batelière qui tournoyaient gravement et se doraient au feu.

Huguette, la patronne de la Devinière, avait à cette époque un peu plus de trente-trois ans, sa taille avait gardé de la ligne, ses traits avaient une finesse que plus d'une grande dame leur eût enviée.

Tout à coup, un chien roux leva le nez, avec un tressaillement; il se dressa subitement sur ses pattes en reniflant... puis bondit dans la salle. Huguette s'arrêta net, ses yeux agrandis, fixés sur un étranger, qui le caressait. Elle pâlit.

—Jésus! murmura-t-elle, est-ce que ce serait...

A l'instant, le chevalier leva la tête et elle le reconnut.

—Mon Dieu! monsieur le chevalier... est-ce bien vous?...

Pardaillan se leva vivement, contempla une seconde l'hôtesse avec un sourire attendri, puis lui saisit les mains, et, au grand ébahissement des servantes qui n'avaient jamais vu leur patronne permettre à personne une pareille familiarité, l'embrassa sur les deux joues.

—Et comment va ce bon Grégoire? demanda le chevalier pour essayer de donner le change à l'émotion visible de l'hôtesse.

—Dieu ait son âme, le pauvre cher homme! il est mort, voici tantôt sept ans...

Et, avec cette spéciale hypocrisie qu'on pardonne aux jolies femmes, Huguette profita de ce souvenir pour donner un libre cours aux larmes qui pointaient à ses paupières.

—Et de quoi diable a-t-il pu mourir? demanda le chevalier. Il avait une santé si florissante...

—Justement, dit Huguette en essuyant ses yeux. Il est mort de trop bien se porter...

Elle examinait le chevalier à la dérobée; et elle constatait, peut-être avec une arrière-pensée de satisfaction inavouée, qu'il n'avait pas dû faire fortune: à certains détails perceptibles seulement au coup d'oeil sûr de la femme qui aime, elle jugeait que, si Pardaillan n'était plus le pauvre hère qu'elle avait connu jadis, il était loin d'être le magnifique seigneur qu'il était devenu, croyait-elle encore une heure auparavant.

—Vous rappelez-vous, monseigneur le chevalier, dit-elle, la dernière visite que vous fîtes à la Devinière?... Quinze ans presque... vous étiez triste... oh! si triste!...

Pardaillan avait soulevé le rideau de la fenêtre près de laquelle il était placé, et, un peu pâle, avait levé les yeux vers la façade d'une vieille maison sise vis-à-vis de l'auberge.

—C'est là que je la connus, dit-il avec une grande douceur! C'est là que je la vis pour la première fois...

—Loïse!... murmura l'hôtesse en elle-même.

Pardaillan laissa retomber le rideau, et se mettant à rire:

—Ah ça! dame Huguette, vous n'avez donc plus de ce vin si clair et si traître qu'affectionnait mon père?...

L'hôtesse fit un signe; une servante se précipita; bientôt Huguette remplit un gobelet que le chevalier lampa d'un trait. Coup sur coup, il vida ainsi trois ou quatre verres, tandis que l'hôtesse, de sa voix câline, multipliait les questions, poussée par la curiosité... L'oeiï de Pardaillan se troublait, ce front d'une si insoucieuse audace se voilait.

—Tenez, Huguette, dit-il soudain, je n'ai plus personne qui m'aime... que vous... Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais mon coeur. Sachez donc, dame Huguette, que, si j'étais si triste à mon dernier passage à Paris, c'est que je venais de perdre Loïse...

—Morte! fit l'hôtesse avec une sincère et profonde douleur! Morte, Loïse de Montmorency!..

—Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency, dit gravement le chevalier. Car elle était ma femme. Et moi, on m'avait fait comte de Margency. Oui, elle est morte... Le jour où nous quittâmes Paris, en ce jour d'horreur où nous marchions dans le sang...

—La Saint-Barthélémy!

—Oui... Ce fut ce jour-là que mon père succomba à ses blessures. Et ce fut à ce moment, à cette minute d'angoisse où je me penchais sur mon père, ce fut alors qu'un démon bondit et frappa Loïse d'un coup de poignard... Versez-moi donc à boire, ma jolie Huguette...

—Oh! c'est affreux! fit l'hôtesse. Voir mourir le même jour votre père et... celle que vous adoriez!...

—Non! dit Pardaillan, elle ne mourut pas ce jour-là. La blessure était insignifiante. Et Loïse en guérit rapidement... Alors, Je l'épousai... à Montmorency. Alors je crus que le paradis était descendu sur terre exprès pour moi. Car, vous l'avez dit, j'adorais Loïse comme j'adorerai jusqu'à mon dernier souffle le radieux souvenir que je garde d'elle...

Pardaillan disait ces choses-là avec un léger tremblement, les yeux perdus au loin, dans son passé...

—Pauvre chevalier! Pauvre Loïse! dit Huguette.

—Oui!... Trois mois après notre union, l'ange s'envola... Un soir, une fièvre ardente la prit... Le lendemain matin, elle jeta ses bras autour de mon cou, voulut prononcer quelques mots, et expira doucement.

—Elle a donc succombé à cette fièvre? reprit timidement Huguette.

Pardaillan secoua la tête:

—Si elle était simplement morte d'une fièvre, dit-il d'une voix étrangement rauque, n'ayant plus rien à faire au monde, je serais mort aussi, moi!... Or, j'ai vécu... et je vis... ajouta-t-il avec un accent terrible.

Il laissa retomber son verre vide sur la table et reprit:

—Loïse est morte assassinée... Le poignard était empoisonné!...

L'hôtesse frissonna.

—Alors, poursuivit le chevalier, je me mis en route pour rejoindre l'homme. C'est à cette époque que je vous vis, ma bonne Huguette.

—Et... vous l'avez rejoint... l'homme?...

—Pas encore. Il sait que je le cherche. Par quatre fois, j'avais réussi à l'acculer... Je le tenais! L'homme, à chaque fois, m'a glissé dans les mains au dernier moment... Mais je le suis... il ne m'échappera pas... J'ai connu la misère des grandes routes, et, souvent, Huguette, lorsque je me couchais sur une botte de paille sans manger, j'ai songé à la bonne hôtesse de la Devinière, qui avait toujours un dîner pour ma faim, un sourire pour mes joies, une larme pour mes douleurs...

—Hélas! murmura Huguette toute pâle de ce qu'elle venait d'entendre, ce n'est pas souvent que l'hôtesse a pensé à vous... c'est toujours!... Mais à propos de dîner, monsieur le chevalier, j'ose espérer...

—Comment donc, ma bonne Huguette! Je fais plus que d'espérer: je réclame!...

Dans la cuisine, qui avait une porte particulière sur la rue, Huguette se heurta à deux seigneurs, dont l'un dit:

—Holà, l'hôtesse, un cabinet pour mon camarade et moi, quatre flacons de Beaugency, une ou deux de ces volailles, et le reste à l'avenant!

Huguette conduisit les deux gentilshommes et les quitta pour revenir à la cuisine en leur disant:

—Dans un instant vous allez être servis, monsieur de Maineville et monsieur de Maurevert!...

—Soudain un jeune gentilhomme entra, le visage bouleversé, parcourut la salle d'un coup d'oeil et, apercevant le chevalier, courut à lui. C'était Charles d'Angoulême qui, très pâle, se laissa tomber sur un escabeau.

—Mon cher Pardaillan! murmura-t-il, je suis perdu!

—Bah! fit Pardaillan, que vous arrive-t-il?

—Eh bien, dit le jeune duc, dont les yeux s'emplirent de larmes, cette jeune fille dont je vous ai parlé... celle que j'aime, Pardaillan!... Elle a disparu!

—Pauvre petit duc! murmura le chevalier avec un singulier attendrissement. Et que dit le bohémien?

—Belgodère? introuvable! On ne l'a pas revu à l'auberge de l'Espérance. Sur de vagues indications, je suis parti comme un fou, j'ai exploré les rues qui avoisinent la Grève et, enfin, me voici...

Pardaillan garda le silence. Il réfléchissait:

—Oui, gronda-t-il enfin, comme se parlant à lui-même, c'est bien le temps des rapts, des viols, des meurtres, des trames sombres. Qui peut avoir intérêt à faire disparaître une pauvre petite bohémienne?

—Pardaillan, Pardaillan, vous me faites frémir!

Le chevalier haussa les épaules. Tout à coup il tressaillit, médita un instant, et, relevant la tête:

—Auriez-vous, d'aventure, un objet quelconque ayant appartenu à cette jeune fille?...

Le duc d'Angoulême rougit, soupira, et finit par tirer de son pourpoint une écharpe en soie brodée.

—Je l'ai... ramassée, hier, dans la voiture du bohémien, balbutia-t-il en la tendant au chevalier.

—Dites donc que vous l'avez volée, fit paisiblement Pardaillan qui fourra l'écharpe dans sa poche, et ajouta: Rentrez chez vous, monseigneur, et attendez-moi rue des Barrés. Peut-être ce soir ou demain matin vous apporterai-je des nouvelles... car j'ai un guide sûr.

C'était son chien Pipeau confié autrefois à Huguette.

Pipeau remua gravement la queue. A ce moment, l'hôtesse déposait sur la table les premiers éléments d'un dîner qui devait être une merveille.

—Eh quoi! demanda Huguette d'une voix tremblante, vous partez? Sans faire honneur à mon dîner?...

—Dîner digne de deux empereurs, dit Pardaillan qui jeta un regard de regret sur les somptuosités gastronomiques d'où montaient des parfums délectables.

—Hélas! il ne fut ordonné qu'à votre intention... Qui va être digne de le manger?...

—Qui, ma chère Huguette? Par Dieu! s'écria Pardaillan dont l'oeil s'illumina d'une flamme de bonté pour ainsi dire blagueuse, je veux aujourd'hui faire deux empereurs! Promettez-moi de servir mes invités comme moi-même!...

Pardaillan traversa majestueusement la salle qui commençait à s'emplir de buveurs. Sur le perron, il s'arrêta, et considéra un instant les passants, faisant son choix, et cherchant deux individus dignes de lui, dignes du merveilleux dîner d'Huguette.

—Holà! cria-t-il soudain à deux hommes qui vinrent à passer. Veuillez entrer, messeigneurs... Oui, vous... vous, le grand noir aux yeux de corbeau, et vous, le grand échalas, aux yeux de vrille... Faites-moi l'honneur de venir dîner céans: je vous invite!

Les deux hères auxquels s'adressait le discours en question s'arrêtèrent stupéfaits, puis timidement, redoublant les salutations, gravirent le perron.

C'étaient deux grands diables qui n'en finissaient plus de hauteur, mais tous deux d'une extravagante maigreur, piteux, minables, avec leurs manteaux troués, leurs semelles éculées, vêtus d'emphatiques guenilles de baladins dans la misère.

Pardaillan conduisit les deux gueux à la table resplendissante et leur fit signe de s'asseoir devant le féerique repas qu'elle supportait. Effarés, muets d'émotion, les narines larges ouvertes et l'oeil obliquement braqué sur les chefs-d'oeuvre d'Huguette, les deux lamentables sires obéirent, s'assirent de côté, posant chacun un quart de fesse sur le siège. Et ils demeurèrent pantelants, croyant rêver.

—Comment vous appelez-vous, monsieur de la Vrille? demanda Pardaillan à celui do ses invités qui paraissait le plus intelligent des deux.

L'homme répondit en se courbant:

—Monseigneur, on m'appelle Picouic...

—Picouic?... Joli et mélodique. Mais veuillez ne pas me monseigneuriser, s'il vous plaît!... Et vous, monsieur du Corbeau?

L'autre, en effet, était une caricature de corbeau: cheveux noirs et plats sur le front, nez long, proéminent et osseux. Il répondit d'une voix lugubre:

—Monseigneur, on m'appelle Croasse...

—Croasse? Admirable, par Pilate!... Eh bien, monsieur Picouic et monsieur Croasse, mangez et buvez, vous êtes les hôtes du chevalier de Pardaillan... Madame Grégoire, voici l'écot de mes deux camarades, ajouta le chevalier en déposant deux écus d'or dans la main de l'hôtesse.

Et, sur un geste de refus esquissé par Huguette:

—Ma chère Huguette, fit-il doucement, vous savez que mes hôtes sont à moi et que je n'ai jamais permis à personne de s'en emparer.

Et, saluant les deux hères d'un de ces grands gestes chevaleresques dont il avait le secret, le chevalier, suivi de Pipeau, rejoignit le duc d'Angoulême qui l'attendait dans la rue: cependant que MM. Croasse et Picouic, les deux «hercules» de Belgodère, hébétés d'admiration, commençaient timidement l'attaque.

A l'instant où Pardaillan franchissait le seuil de la Devinière, le rideau d'un cabinet qui s'ouvrait sur la cuisine et la salle se souleva. Derrière les vitraux apparut une sombre figure qui le regarda descendre le perron... Et, cette figure, convulsée de haine, c'était celle de Maurevert, l'assassin de Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency.




VII

L'ORGIE

S'il fallait chercher le mot synthétique capable de traduire le duc de Guise dans sa personnalité humaine, nous dirions que cet homme s'appelait Orgueil. Guise, comme Achille, n'avait qu'un point vulnérable dans son âme cuirassée: on ne pouvait le blesser que dans son orgueil.

Or, ce capitaine qui pouvait réellement passer pour le plus beau gentilhomme de Paris, à qui toutes les grandes dames de l'époque écrivaient des lettres passionnées, ce triomphateur à qui nulle femme ne résistait, Henri de Guise était marié et trompé...

Ce fut le mari le plus outragé de son époque. Il eut des désespoirs d'orgueil—car, naturellement, il n'aimait pas sa femme dont il exigeait la fidélité: il voulait bien la tromper tous les jours, mais non en être bafoué. L'assassinat de Saint-Mégrin n'arrêta pas l'outrage: Catherine de Clèves, duchesse de Guise, pleura huit jours Saint-Mégrin et prit un autre amant, puis un autre, puis d'autres, en sorte que Guise continua à verser du sang et des larmes de rage.

Pour le moment, Henri de Guise ne connaissait pas l'amant de Catherine: pourtant, il était bien sûr qu'elle en avait un. Résolu à garder toute sa lucidité d'esprit, au moment où Paris commençait à gronder, il envoya Catherine en Lorraine, sous la garde d'une duègne dont il se croyait sûr. On a vu par la lettre de la princesse Fausta que Catherine était sortie par une porte et rentrée par une autre... Mais là devait s'arrêter la comédie... C'est sur un drame que le rideau allait se relever!...

Rentré en son hôtel, le duc de Guise se renferma dans son appartement et eut une longue conversation avec celui qui lui était annoncé dans la lettre de Fausta. Le lendemain, il passa sa journée à dicter des lettres, à donner des ordres. Il était inquiet, nerveux, ses familiers voyaient clairement les marques de la tempête intérieure qui se déchaînait en lui.

Le soir de ce même jour deux hommes s'arrêtaient à l'extrémité de la Cité, devant une maison dont la façade en ruine dissimulait un féerique palais.

L'un d'eux frappa, et, lorsque la porte de fer se fut ouverte, s'effaça devant son compagnon qui entra. A l'intérieur, ce dernier laissa retomber son manteau, et les deux gardes qui veillaient sans cesse dans le vestibule purent reconnaître la sombre et livide figure du duc de Guise.

Le roi de Paris, et que Paris eût voulu appeler roi de France, fut alors conduit vers la gauche de ce palais, c'est-à-dire vers cette ligne où la maison Fausta et l'auberge du Pressoir-de-Fer entraient en conjonction.

Là, dans une salle plus petite, moins sévère que les autres, mais aussi plus élégante, la princesse Fausta, harmonieusement habillée d'un costume de laine blanche aux plis hiératiques, était assise dans un fauteuil couvert de soie blanche; ses pieds reposaient sur un coussin de velours blanc. Dans cette blancheur immaculée, la beauté de Fausta resplendissait et les diamants noirs de ses yeux voilés de longs cils brillaient d'un éclat étrange, hallucinant.

Henri de Guise entra brusquement, mais, devant Fausta, il s'arrêta court et, avec un frémissement de tout son être, s'inclina très bas. Lorsqu'il se redressa, son visage apparut en pleine lumière, si pâle que la cicatrice de sa balafre semblait d'un rouge sanglant.

—Vous pouvez parler, duc, dit la mystérieuse princesse avec un sourire qui était un poème de grâce.

—Madame, dit alors Henri de Guise d'une voix rauque, votre émissaire m'a tout dit. J'ai souffert depuis hier comme un damné... Des preuves, madame!...

—Vous... voulez! dit Fausta d'un ton de suprême hauteur qui glaça Guise, soudain courbé.

—Pardonnez-moi, bégaya-t-il. J'ai perdu, la tête... Oh! tenir ce comte de Loignes comme j'ai tenu Saint-Mégrin!...

—Ainsi, dit doucement Fausta, si... on vous donnait... des preuves...

—Oh! malheur à lui!... gronda Guise.

—Mais elle?... reprit Fausta, elle?... Pauvre femme! Pauvre affolée d'amour!... J'espère que ce n'est pas sur elle que retomberait votre vengeance?...

—Assez, madame, rugit Guise, hors de lui. Si la duchesse a poussé l'abjection jusqu'à aimer un Loignes, il faut qu'elle meure!... il faut qu'ils meurent ensemble!...

La Fausta tressaillit.

—Duc, dit-elle, souvenez-vous que des intérêts puissants vous sont confiés. Souvenez-vous que vous êtes pour le peuple le Fils de David, et, pour nous, le Fils bien-aimé de notre Eglise, le roi de France!... Allez, duc, continua-t-elle en frappant sur un gong, accomplissez l'acte nécessaire qui doit rendre enfin la paix à votre âme... Suivez votre guide... vous verrez, et vous serez convaincu...

Guise, haletant, ivre de vengeance, gronda:

—Si je vous dois cela... Je vous devrai plus que le trône! haleta Guise, ivre de vengeance.

Il s'inclina avec ce respect religieux qui courbait tous ceux qui approchaient Fausta, et, voyant un homme qui, au coup de timbre, venait d'entrer, le suivit précipitamment, la main au manche de sa dague.

Alors, Fausta s'approcha d'une lourde tapisserie qu'elle souleva. Derrière la tapisserie, il y avait une porte fermée, sur le panneau de laquelle s'ouvrait un judas, qui faisait communiquer la maison de Fausta avec l'auberge voisine!...

L'homme qui conduisait Guise sortit de la maison, et se dirigea droit sur l'entrée du Pressoir-de-Fer. Il gratta à la porte qui s'ouvrit et, quelques instants plus tard, le duc de Guise se trouvait dans l'intérieur de ce cabaret.

Deux grosses filles joufflues, très peintes, couvertes de bijoux et très court vêtues, s'avancèrent au-devant de lui en souriant et exécutant des révérences.

L'une d'elles s'approcha de lui et lui appliqua sur la figure un masque de velours tel que les élégants en portaient alors, lorsqu'ils pénétraient dans un lieu de réputation douteuse, et pour ne pas être reconnus. Presque en même temps, l'autre lui jetait sur les épaules un ample manteau de soie légère.

Guise comprit que ces femmes étaient averties de sa visite et qu'elles savaient ce qu'il venait chercher à l'auberge du Pressoir-de-Fer. Elles l'entraînèrent dans la salle qui s'ouvrait sur le cabaret.

Là, régnait une demi-obscurité. La pièce, tendue d'élégantes étoffes et meublée de larges fauteuils, était déserte; mais, de la salle voisine, arrivaient des éclats de rire, des voix excitées, tout un bruit d'orgie... Et Guise comprit alors que cette petite maison de cabaret sur le devant était en réalité un lieu de débauche, comme il y en avait tant dans les sombres ruelles de la Cité...

—Monseigneur n'a qu'à entrer, murmura l'une des femmes, on n'attend plus qu'un convive... ce convive ne viendra pas... c'est monseigneur qui vient à sa place... La partie de plaisir consiste ce soir à garder son masque: seulement, à dix heures, tous les masques devront tomber...

Elles poussèrent une porte, s'effacèrent et Guise entra. Tout d'abord, il demeura ébloui par l'éclat des lumières. Il était brusquement poussé dans l'orgie la plus radieuse et la plus impudique.

La pièce était vaste, luxueuse, emplie de parfums capiteux.

Au milieu, une table somptueuse se dressait, chargée de vaisselle d'or, supportant des fruits rares, des friandises précieuses; des vins aux tons de rubis chatoyaient dans des flacons aux formes étranges, et, ces vins, c'étaient des servantes aux costumes impudiques qui, impassibles et souriantes, les versaient dans les coupes d'or des convives.

Il y avait là quatre couples enlacés, les femmes sur les genoux des hommes. C'est À peine s'ils firent attention à Guise qui entrait: un geste de bienvenue de l'un des hommes, une invitation à prendre place, et ce fut tout... Seulement, une femme, qui était seule, s'avança vivement vers lui, l'enlaça de ses deux bras nus et murmura:

—Enfin, vous voici, cher seigneur... vous venez bien tard...

Guise se sentit devenir insensé... une irrésistible fureur fit craquer ses muscles... D'un geste fou, il voulut repousser la femme... mais, plus étroitement, elle l'enlaça, une de ses mains arrêta sur sa bouche le cri de fureur... et, de l'autre, elle lui indiquait un objet qu'il n'avait pas vu encore.

C'était une grande horloge qui scandait l'orgie d'un tic-tac ironique. Guise vit alors qu'elle allait marquer dix heures!

—Dix heures! murmura la femme. L'heure où les masques vont tomber... Attendez, cher seigneur... Regardez!...

Le duc se laissa tomber sur un fauteuil et, sous son masque, il sentit la sueur couler. Les quatre couples demeuraient enlacés et murmuraient des choses confuses... Tout à coup, l'horloge sonna... Les dix coups tombèrent, grêles et sinistres.

—Tant pis! cria soudain une voix de femme. Nous avons gagé de nous montrer!... Moi, je commence...

Et, brusquement, elle laissa tomber son masque et arracha celui de l'homme au cou duquel elle était suspendue.

—La reine Margot! murmura Guise, stupéfait.

—Puisque c'est convenu! continua une autre femme au milieu des éclats de rire.

Et, d'un geste plus hardi encore, elle imita Margot.

—Claudine de Beauvilliers! gronda en lui-même Guise.

L'homme qui accompagnait Claudine lui était inconnu. Mais, déjà, la troisième femme venait de retirer son masque! Et celle-là riait d'un rire gamin plus frais, plus sonore... Et, cette fois, Guise fut secoué d'un frémissement de rage. Dans cette femme, il venait de reconnaître sa propre soeur!... La duchesse de Montpensier!...

Toute rieuse et s'efforçant de rougir, elle essayait de dénouer le masque de son compagnon: mais l'homme résistait, son ivresse dissipée soudain... tout à coup, elle y parvint... le visage de l'amant de la duchesse apparut... Et les rires qui avaient salué chaque visage qui se découvrait se figèrent... l'amant de la duchesse de Montpensier s'était relevé soudain, les yeux hagards.

C'était un jeune homme livide, au teint bilieux, aux traits convulsifs. Il passa sur son front une main pâle, d'une pâleur d'ivoire, et gronda:

—Qu'ai-je fait? Que suis-je venu faire ici?

En même temps, il recula, bondit vers la porte et, le visage dans les mains, se sauva... Guise qui, d'un oeil ardent, avait suivi toute cette scène fantastique, murmura:

—Le moine Jacques Clément, amant de Marie!...

—A mon tour, cria la quatrième femme d'une voix résolue, comme si toute hésitation de pudeur eût disparu de sa pensée. Aussitôt, d'un geste de bravade, elle arracha son masque et fit tomber celui de son amant... Et, alors. Guise sentit sa tête tourner. Cet... homme, c'était le comte de Loignes, son ennemi mortel! Et, cette ribaude impudique, au sourire provocateur, c'était Catherine de Clèves, la duchesse de Guise, sa femme!...

Cette seconde de faiblesse chez le duc de Guise fit place à une réaction où la honte, encore, tenait la plus grande place. Il se redressa lentement et demeura immobile. La duchesse de Guise vit cette sorte de statue dont les yeux, du fond du masque, se rivaient sur elle. Un rapide frisson, le long de sa nuque, la prévint que la terreur allait s'emparer d'elle... Elle sourit pourtant et, hardie, demanda:

—Et vous, messire, ne tiendrez-vous pas la gageure?

Elle s'arrêta net. Guise venait de laisser tomber son masque. Au même instant, le comte de Loignes se redressa, livide, tandis que les deux autres hommes gagnaient la porte; la duchesse de Montpensier se sauva; Claudine de Beauvilliers s'évanouit et la duchesse de Guise, malgré toute son audace, ne put retenir un faible gémissement.

Guise, en effet. Guise silencieux, la lèvre tremblante, la dague à la main, avait une de ces physionomies comme elle lui en avait vu deux ou trois fois. Elle voulut se lever, faire un geste, balbutier une parole; mais elle demeura paralysée, fascinée, se disant qu'elle allait mourir...

Le duc était d'un côté de la table; de Loignes, en face, de l'autre côté. Guise se ramassa sur lui-même; d'un effort énorme, il renversa la lourde table et, dans la seconde qui suivit, il y eut le geste rapide d'un bras qui se lève et qui retombe... Un jet de sang inonda le parquet... Loignes tomba comme une masse.

Guise, alors, se retourna vers la duchesse, sa dague toute rouge à la main. Et il la vit qui bondissait affolée, franchissait la porte, s'enfuyait. Il se rua...

Des insultes affreuses, des cris rauques éclatèrent. La duchesse, épouvantée, franchit deux salles, arriva à la porte extérieure, l'ouvrit, se jeta dehors... Guise la poursuivit jusque dans la salle du cabaret; là, il trébucha contre une table, sa tête tourna, il sentit le sol se dérober sous ses pas et il s'affaissa, évanoui, tenant dans sa main crispée le poignard rouge.

......................................................

Dans la pièce où le comte de Loignes gisait inanimé, une porte secrète s'ouvrit, sans bruit. Une femme entra. Elle jeta un regard à peine sur Loignes et, parvenue dans la salle du cabaret, vit la porte ouverte.

—Catherine de Clèves est morte! murmura-t-elle. Henri de Guise sera roi de France, et moi reine!...

Un sourire terrible illumina son visage... Mais, soudain, son pied heurta le duc de Guise évanoui, étendu sur le carreau. Elle le reconnut aussitôt... Son oeil se dilata...

Catherine de Clèves a échappé! dit sourdement Fausta. Un retard. Un obstacle. Il faut trouver autre chose!...

Alors, lentement, Fausta revint sur ses pas. Un homme agenouillé près du comte de Loignes sondait la blessure. Elle s'approcha de celui qui étudiait la blessure de Loignes, et le toucha à l'épaule.

—Est-ce qu'il est mort? demanda Fausta...

—Non, madame... et, même, il ne mourra pas...

—Maître Ruggieri... reprit-elle, que faudrait-il pour que cet homme meure?

—Vous pouvez le faire achever, madame, dit avec froideur l'homme qu'on venait d'appeler Ruggieri.

—Maître, dit Fausta secouant la tête, il faut que cette blessure soit suffisante sans que je m'en mêle...

—Alors, madame, il faut que le blessé soit transporté chez moi. Il suffira d'entretenir la fièvre. Pour cela, il est nécessaire que je puisse surveiller la marche du mal.

Fausta approuva d'un signe de tête et disparut.

Ruggieri la suivit d'un sourire qui, peut-être, eût glacé cette femme que rien n'effrayait.

—Sois tranquille, gronda-t-il alors lui-même... Tu ne te doutes pas, Fausta, que j'ai deviné ta pensée!...

A ce moment, six hommes, sans doute prévenus par Fausta, entrèrent, déposèrent le comte de Loignes toujours évanoui sur un fauteuil et l'emportèrent hors de l'auberge.

Catherine de Clèves, duchesse de Guise, avait bondi hors de l'auberge, en proie à une terreur insensée. Ses forces tout à coup défaillirent, Elle comprit qu'elle allait rouler sur le pavé. A ce moment, il lui sembla voir un homme arrêté devant la maison voisine. Elle se traîna jusqu'à cet inconnu et tomba dans ses bras en murmurant:

—Par pitié, monsieur, qui que vous soyez, défendez-moi.

L'homme, très embarrassé de ce fardeau et comprenant qu'un prompt secours était nécessaire à cette femme, regarda autour de lui, et, avisant la porte de la maison de Fausta, souleva le heurtoir de bronze.

La porte s'ouvrit... Et Pardaillan entra, portant dans ses bras la duchesse de Guise évanouie. Et la porte de fer de la maison de Fausta se referma sur lui!...




VIII

DOUBLE CHASSE

Le chevalier de Pardaillan avait quitté la Devinière, escorté, par Charles d'Angoulême et suivi de Pipeau. Sur ses instances et presque sur ses ordres, le jeune duc le quitta pour aller l'attendre rue des Barrés. Pardaillan n'eut pas de peine à trouver l'auberge de l'Espérance, et il y établit son quartier général pour la journée.

Il se mit en observation, interrogeant l'hôte, faisant bavarder les gens de basse mine qui hantaient l'auberge. Quoi qu'il fît et qu'il dît, il ne put obtenir aucun renseignement positif sur la singulière disparition de la petite chanteuse de Bohême. Il se décida donc à attendre la nuit pour entreprendre l'expédition qu'il méditait.

La nuit venue, Pardaillan sortit, sifflotant un air de fanfare. Pipeau marchait gravement sur ses talons.

Dehors, le chevalier présenta au chien l'écharpe de Violetta et la lui fit flairer. Pipeau considéra l'écharpe d'un oeil torve, la renifla un instant, et son moignon de queue s'agita.

—Très bien, fit Pardaillan, nous y sommes. En avant!

Au premier croisement des rues. Pipeau quêta, chercha avec rage, avec frénésie, le bout du nez de travers.

A vingt pas derrière Pardaillan, dans l'ombre, se glissant le long des murs, trois hommes avançaient et suivaient tous ses mouvements. Deux d'entre eux tenaient à la main un solide poignard effilé; le troisième les dirigeait et semblait guetter le moment de les lâcher sur Pardaillan...

Cet homme, c'était Maurevert. Les deux autres, c'étaient les deux hercules de la troupe Belgodère: Croasse et Picouic.

Maurevert, au moment où le chevalier était sorti de la Devinière, s'était élancé sur ses traces et l'avait suivi jusqu'à la porte de l'auberge de l'Espérance, et, dehors, avait guetté la sortie de Pardaillan.

Il était patient. Il eût attendu jusqu'au lendemain, s'il l'eût fallu. Pardaillan à Paris!... C'était la mort assurée!...

Où fuir encore?... Il faudrait donc recommencer cette course éperdue, qui avait duré des années?...

Que voulait-il?... Il ne savait pas au juste. Il avait quitté précipitamment Maineville et s'était élancé derrière Pardaillan, fasciné, entraîné, avec le vague espoir que le hasard le lui livrait peut-être!...

Oh! s'il pouvait le tuer!... Non pas qu'il désirât la mort du chevalier; sa haine, certes, lui souhaitait non seulement la mort, mais d'affreuses souffrances. Mais il y avait en lui quelque chose de plus fort que la haine... C'était la peur... une peur de tous les instants...

Tuer Pardaillan, pour Maurevert, c'était se décharger de l'épouvante; tant que le chevalier vivrait, lui n'oserait vivre!...

La nuit était venue depuis quelque temps déjà, lorsqu'il aperçut deux hommes qui, se tenant le bras, s'approchaient de l'auberge... Avec sa sûreté de coup d'oeil, Maurevert reconnut en eux deux façons de truands, deux de ces sacripants comme il en pullulait alors, et qui, pour quelques écus, dépêchaient leur homme en douceur et sans trop le faire crier. Maurevert fit donc un signe impérieux, auquel les deux hères se rendirent aussitôt.

—Voulez-vous gagner chacun cinquante bonnes livres bien comptées? demanda Maurevert tout en continuant à surveiller du coin de l'oeil la porte de l'auberge.

—Que faut-il faire? demandèrent-ils en choeur.

Maurevert s'assura que les deux truands étaient armés d'une bonne dague, et ce, malgré les édits répétés.

—Écoutez, mes braves; ce qu'il faut faire, le voici: il y a là, dans cette auberge, un homme...

—Qui vous gêne, peut-être, dit l'un.

—Tu es intelligent, l'ami, dit Maurevert.

—Et cet homme, il s'agirait de...

—Oui, gronda Maurevert.

—Bon! Ça nous va. Cent livres pour nous deux, après l'opération: c'est entendu. Prépare ta dague, Croasse! car les deux malandrins étaient les hôtes de Pardaillan.

—Silence!... fit Maurevert.

La porte de l'auberge s'ouvrait. Les trois hommes s'aplatirent contre le mur. Dans le rai de lumière qui sortait du cabaret, Maurevert reconnut Pardaillan et se sentit blêmir... Lorsque le chevalier et le chien se furent mis en route, Maurevert donna ses instructions:

—Suivez-moi, dit-il à voix basse. Quand je vous dirai: «Allez!» il sera temps. Vous vous jetterez sur l'homme. Mais ne le manquez pas du premier coup: sans quoi il ne vous manquera pas, lui!

Pour toute réponse, Picouic tira son poignard et Croasse, ayant enfin compris ce dont il s'agissait, l'imita. Maurevert se mit en route. Les deux maigres hercules le suivaient le poignard au poing. Vingt fois, Maurevert eût pu donner le signal; vingt fois, il fut sur le point de le donner. Il n'osa pas!...

C'est en roulant des pensées de peur mortelle que Maurevert, sur la piste de Pardaillan, atteignit la Cité...

Là, Maurevert vit le chevalier s'arrêter devant une maison, il crût enfin que l'occasion était propice, et il allait s'effacer, donner le signal, lorsqu'une femme échevelée sortit de l'auberge voisine et alla tomber dans les bras de Pardaillan... Quelques instants plus tard, le chevalier disparaissait avec l'inconnue dans la maison à laquelle il venait de frapper.

—Il nous échappe, dit Picouic. C'est de votre faute, mon gentilhomme!

—Attendons, répondit Maurevert.


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