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Les Pardaillan — Tome 03 : La Fausta

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XIX

LE MEUNIER

Pardaillan avait suivi Maineville et Maurevert dès l'instant où il les avait aperçus. Au-delà de la porte Saint-Honoré, il avait laissé Angoulême et ses deux nouveaux laquais, qui l'attendirent en se dissimulant derrière une masure. De loin, il avait assisté à la discussion du muletier avec Maineville et Maurevert. Puis, il avait vu ce dernier s'enfuir à toutes jambes, il avait entendu le coup de pistolet, et, rampant parmi les hautes avoines, il avait pu se glisser jusqu'à la haie près de laquelle avait eu lieu l'entretien que nous venons de rapporter. Alors, le chevalier se dirigea vers la masure où il avait laissé Charles.

—Voulez-vous, lui dit-il, jouer un mauvais tour à Mgr Guise? Retournez à votre hôtel, prenez-y des armes et munitions. Montez à cheval avec ces deux dignes serviteurs, qui brûlent du désir d'en découdre! L'un d'eux, continua le chevalier, me ramènera mon destrier. Je vous attendrai dans le moulin que vous apercevez d'ici.

—Mais, de quoi s'agit-il?... demanda Charles.

—Je vous l'ai dit: de jouer un mauvais tour à Guise, et de lui porter un de ces coups dont il ne se relèvera pas.

Le petit duc n'en demanda pas davantage; il avait en Pardaillan une confiance illimitée. Il partit aussitôt.

Pardaillan, lui, s'engagea dans l'étroit sentier qui, une heure plus tôt, avait été suivi par les trente mulets. A son grand étonnement, le sentier était libre. Il put parvenir sur le plateau sans avoir été arrêté par aucune des sentinelles qu'il s'était attendu à rencontrer.

«Est-ce que les mulets portaient vraiment de l'orge? songea-t-il. Est-ce que toute cette histoire de sommes d'argent au fond des sacs ne serait qu'une chimère?...»

Les abords du moulin ne semblaient rien annoncer d'extraordinaire. II entra dans le logis du meunier, dont la porte était ouverte.

«Décidément, Maurevert a rêvé», grommela-t-il en frappant du pommeau de sa rapière sur une table.

A cet appel, une servante apparut, et, d'un air étonné, s'enquit de ce que désirait ce visiteur armé de pied en cap, et tel que le moulin n'en avait jamais dû voir.

—Ma mignonne, dit Pardaillan, je voudrais parler à votre maître pour une affaire de farine, une affaire d'or...

—Ah! ah! fit un homme qui entrait à ce moment, une affaire d'or, dites-vous, mon gentilhomme?

Et le maître meunier fixa sur Pardaillan un regard vif et perçant.

«Je veux simplement vous acheter quelques sacs de blé, mais en vous les payant dix fois le prix habituel. Et notez qu'il m'en faut trente sacs. Vous le voyez, c'est une fortune... Et je ne mets au marché qu'une condition: c'est de choisir moi-même mes sacs.

—C'est trop juste, dit le meunier qui, alors, sans avoir l'air de le faire exprès, referma la porte d'entrée.

—Vous pouvez même pousser le verrou, mon brave, fit Pardaillan, narquois. Surtout, quand vous saurez que les sacs que je veux vous acheter sont justement les trente qui vous ont été apportés tout à l'heure par trente mulets.

A ces mots, le meunier jeta un cri d'appel, et, de la pièce voisine, les muletiers, poignards et pistolets aux poings, firent irruption. Pardaillan tira sa rapière et le combat allait s'engager, lorsqu'une voix forte retentit:

—Bas les armes!...

Les muletiers et Pardaillan s'arrêtèrent. Et, alors, entra un grand vieillard à l'attitude hautaine, qui fit un geste de commandement. Les muletiers et le meunier disparurent. Pardaillan rengaina son épée. Le vieillard le considéra avec attention, puis il dit:

—Monsieur, je suis le maître de ce moulin. C'est donc avec moi que vous devez traiter.

—Monsieur, dit Pardaillan, je crois inutile d'employer avec vous les détours. Je commence donc par vous déclarer que j'ai surpris votre secret: les mulets qui sont montés ici étaient chargés d'or.

—C'est exact, monsieur: il y en a pour trois millions...

Pardaillan fit un geste d'indifférence. Le maître du moulin, ou celui qui se donnait pour tel, examina Pardaillan qui, de son côté, rendait examen pour examen.

—Pourquoi, demanda tout à coup le chevalier, avez-vous empêché ces dignes muletiers de foncer sur moi?

—Parce que votre figure m'a intéressé. J'eusse été fâché qu'il vous arrivât malheur. Et, dès l'instant où je vous ai vu monter le sentier et entrer ici, j'ai désiré vous connaître. Voulez-vous me dire votre nom?

—On m'appelle le chevalier Pardaillan. Et vous?

—Moi, je m'appelle M. Peretti, dit le vieillard après une courte hésitation.

—Savez-vous, demanda Pardaillan, qui étaient ces deux hommes qui ont eu querelle avec un de vos muletiers?

—Je crois avoir, de loin, reconnu l'un d'eux... le sire de Maineville, qui appartient à la maison de Guise... Et vous, monsieur de Pardaillan, reprit M. Peretti, n'êtes-vous pas au duc?

En parlant, M. Peretti fouillait les yeux de Pardaillan.

—Je vais vous dire, fit paisiblement le chevalier, dans quelle intention je suis monté au moulin. Je suivais justement M. de Maineville et son compagnon.

—Qui était ce compagnon? fit vivement M. Peretti.

—Vous avez deviné Maineville. Je vous ai dit mon nom à moi, parce que vous me l'avez demandé. Quant à celui que vous ne connaissez pas et que je connais, moi, son nom vous est inutile, je le garde pour moi. J'ai donc pu entendre la conversation de Maineville qui est à M. de Guise, comme vous l'avez dit. Or, ce que veut faire Maineville me déplaît fort, et je suis venu ici pour l'empêcher.

—Que veut-il donc faire?...

—Il veut aller dire à son seigneur et maître que les millions promis par le pape Sixte sont arrivés... Il paraîtrait donc que Sa Sainteté, après avoir promis, se dédit. Pourquoi? Je n'en sais rien, et peu m'en chaut. Seulement, Maineville veut revenir ici en force, s'emparer des précieux sacs de Sa Sainteté, porter à M. de Guise tout ce blé poussé à l'ombre du Vatican et que le duc convertirait en un gâteau royal. Et cela m'ennuie. Je suis venu dire au meunier du céans: «Brave homme, ce soir on t'enlèvera ton trésor... à moins que je ne m'en mêle». J'ai donc fait signe à deux ou trois hardis compagnons qui, avec moi, seront là pour recevoir dignement les envoyés de M. le duc de Guise.

—Et pour ce service, dit M. Peretti, pour cette défense que vous m'offrez, que demandez-vous?

—Rien, répondit Pardaillan.

M. Peretti tressaillit et regarda Pardaillan d'un air soupçonneux. Cet homme n'est-il pas un ennemi envoyé d'avance. Mais, devant la figure loyale de Pardaillan, ses doutes s'envolèrent.

—Vous êtes un brave chevalier, dit-il, excusez mes défiances, elles vous sembleront naturelles quand vous saurez que je suis responsable de tout cet argent. Je parlerai de vous à notre Saint-Père, vous pouvez en être assuré, et il trouvera, lui, une récompense digne de vous.

—Ma récompense est toute trouvée, dit Pardaillan, narquois. Ne vous en inquiétez donc pas, je vous en prie.

M. Peretti, encore une fois, demeura perplexe.

«Quel diable d'homme est-ce là?» songea-t-il.

Et, pour pénétrer le mystère, il pria le chevalier à dîner avec lui, ce que Pardaillan s'empressa d'accepter.

Pendant ce repas, il remarqua plusieurs choses: d'abord, que le dîner était de beaucoup trop délicat pour un simple meunier; ensuite, que M. Peretti était entouré d'un respect étrange. Il en conclut qu'il avait affaire à quelque haut et puissant seigneur au service de Sixte-Quint.

Le dîner finissait lorsque le duc d'Angoulême arriva escorté de Picouic et de Croasse. Les deux laquais portaient chacun deux mousquets, des pistolets, enfin tout un attirail de guerre qui fit sourire M. Peretti.

«Diable! fit-il, je vois que vous êtes homme de précaution. Nous avons là de quoi soutenir un siège...

—Aussi bien, est-ce d'un siège qu'il s'agit.

Dès lors, M. Peretti commença à se demander s'il ne ferait pas mieux de se retirer. Il ne doutait plus de Pardaillan. Mais, jusque-là, il s'était volontiers bercé de cet espoir que le chevalier avait fort exagéré la situation. A la vue des armes de guerre, il commença à prendre au sérieux l'aventure.

Mais M. Peretti était brave, sans doute. Et puis une irrésistible curiosité lui était venue de voir à l'oeuvre cet homme extraordinaire qui venait défendre un trésor et qui ne voulait rien recevoir en échange. M. Peretti demeura donc...

La journée se passa sans incident. Vers la tombée du jour, Picouic, et Croasse furent envoyés en sentinelles perdues, au pied de la butte, pour signaler l'approche de toute bande, armée ou non.

Les deux géants maigres s'installèrent donc aux abords de la chapelle Saint-Roch et se mirent à surveiller le terrain dans la direction de la porte Saint-Honoré. La nuit était venue lorsqu'une troupe sortit de Paris et se dirigea droit sur la chapelle. Elle se composait d'une quarantaine d'hommes d'armes et était suivie d'une lourde charrette que traînaient trois forts chevaux. Les hommes d'armes étaient pour intimider les gens du moulin, la charrette pour transporter à l'hôtel de Guise les trente précieux sacs.

L'expédition était conduite par Maineville. Près de Maineville marchaient Maurevert, Bussi-Leclerc et Crucé. Le reste se composait de soldats, cette sorte de razzia devant demeurer secrète. Mais, mêlé à ces soldats, un gentilhomme masqué marchait silencieusement: c'était le duc de Guise lui-même, qui avait voulu assister à l'opération.

On connaît Maineville et Maurevert.

Crucé était un bourgeois, ligueur enragé. Jean Leclerc, maître d'armes, créé par Guise gouverneur de la Bastille, était une sorte de brave qui se vantait de n'avoir pas eu un seul duel qui n'eût été suivi de mort d'homme. A son nom de Leclerc, il avait ajouté celui de Bussi, en mémoire du fameux Bussi d'Amboise, si misérablement assassiné par les mignons d'Henri III.

Guise, en marchant vers le moulin pour s'emparer des millions que Sixte-Quint avait fait venir pour lui et qu'il lui refusait maintenant, frémissait d'espoir. Avec cette énorme somme, il pourrait fausser la parole donnée à Catherine de Médicis, de ne rien tenter de violent contre Henri III. Il pourrait acheter les conseillers du Parlement qui lui tenaient tête. Il pourrait payer les arriérés de solde de deux ou trois régiments, qui n'obéissaient plus qu'en grommelant. Il pourrait lever une armée, tenir la campagne, chasser Henri de Béarn jusque dans ses montagnes, capturer Henri III, le déposer et se faire couronner!

Une sourde fureur l'animait contre ce pape Sixte, dont il avait reçu l'envoyé venant lui annoncer que Sa Sainteté, épuisée par des pertes d'argent, était dans l'impossibilité de le secourir... Moins de deux heures après cet envoyé. Guise avait reçu la lettre de la princesse Fausta, lui disant que l'argent était là!... Maineville, envoyé pour s'assurer du fait, revenait bientôt le confirmer!... Et Guise, dévoré de rage et d'impatience, se perdait en suppositions sur les causes de cette brusque défection du pape... Car, enfin, si l'argent était là, c'était pour lui qu'il était venu!...

L'expédition avait aussitôt été résolue.

Picouic et Croasse aperçurent la petite troupe qui s'avançait en bon ordre.

«Rentrons au moulin, maintenant», dit Picouic. Il s'élança. Croasse, terrifié, l'imita. Mais, au bout de quelques pas, pris de frayeur, il buta et tomba sur les genoux. Picouic continua seul son chemin en courant. Alors, Croasse se releva et se remit à descendre à toutes jambes vers la chapelle Saint-Roch. Mais, à ce moment, la troupe signalée était sur le point d'atteindre elle-même cette chapelle; Croasse entendit les pas pesants des hommes d'armes cuirassés et casqués de fer. Il frémit et se vit perdu.

Mais, au moment où la troupe de Guise commençait à tourner la chapelle pour s'engager dans le sentier où était assis Croasse, un dernier instinct de défense le galvanisa; il se releva, bondit et, se hissant sur une borne, put atteindre, grâce à ses longs bras, la fenêtre qui éclairait le choeur de la chapelle. D'un coup de coude, il défonça les vitraux et, bientôt, il se laissa glisser à l'intérieur. La troupe conduite par Maineville passa.

Tout autre que Croasse eût jugé que le danger était passé en même temps. Mais, si Croasse ne brillait pas en général par l'imagination, à cette minute, cette imagination surexcitée par la peur enfanta des incidents: il entendit des chuchotements autour de la chapelle, bien qu'il n'y eût personne.

Croasse chercha, éperdu, un trou de, souris où se fourrer, et parcourut la chapelle dans l'obscurité, se heurtant aux bancs, aux sièges. Soudain, il tomba tout de son long: au même instant, une décharge d'arquebuse éclata au loin. Il se cramponna à un anneau de fer que ses mains rencontrèrent, et il s'arc-bouta à cet anneau comme un noyé s'accroche au fétu de bois. Or, à force de s'arc-bouter et dans les mouvements spasmodiques de sa frayeur. Croasse Constata tout à coup que la dalle à laquelle était scellé l'anneau se soulevait.

Une sorte de long boyau s'ouvrait devant lui. Il se précipita. L'obscurité était profonde, absolue. Où aboutissait ce souterrain? Croasse courut à perdre baleine. Soudain, son front heurta contre quelque obstacle. Croasse eut la sensation d'avoir reçu un coup de masse d'armes. Il tomba et s'évanouit...

Pendant ce temps, Picouic avait continué sa course, et ce ne fut qu'en arrivant au moulin qu'il s'aperçut de la disparition de son compagnon.

«Le lâche a fui! Ah! Croasse, tu nous déshonores!...»

Et, comme Picouic ne voulait pas être déshonoré, il raconta à Pardaillan que Croasse s'était embusqué au pied du sentier pour tenter une diversion.

Le chevalier prit aussitôt ses dispositions et rassembla tout le monde dans la grande salle: c'est-à-dire le meunier, trois garçons meuniers, dix muletiers, ce qui, en comprenant le duc d'Angoulême et Picouic et lui-même, portait à dix-sept le nombre des défenseurs du moulin. Quant aux deux ou trois femmes du moulin, elles s'étaient renfermées dans une salle donnant sur les champs.

M. Peretti suivait de l'oeil toutes les évolutions du chevalier. Une dernière hésitation se lisait sur son visage.

Pardaillan venait de faire sortir sa troupe. On entendait les pas des hommes de Guise qui montaient le sentier. Bientôt, on distingua leurs ombres confuses.

«Ce jeune homme est-il un traître? réfléchissait M. Peretti. Ce Pardaillan est-il un envoyé de Guise?... Je vais le savoir dans un instant... Ma destinée et celle du royaume de France sont dans les mains de cet Inconnu... Si c'est un traître, mes millions sont à Guise... Guise est roi... et moi... prisonnier, peut-être!...»

Pensif, il alla s'accouder contre les vitraux de la fenêtre. Toutes les lumières avaient été éteintes...

«Dans un instant. Je saurai! murmura M. Peretti. Voyons... si ce Pardaillan me trahit, si Guise entre ici, que lui dirai-je... Je lui dirai...»

Une violente détonation éclata soudain; l'éclair de la décharge illumina la nuit, et, dans le sentier, on entendit le hurlement des blessés, la retraite précipitée des survivants...

—Ils en tiennent! dit paisiblement le chevalier. Rechargez vos armes sans hâte... Ils vont en avoir pour une demi-heure à se concerter et à revenir de leur surprise.

M. Peretti entendit ces mots, et son visage s'éclaira.

«Ce n'est pas un traître, fit M. Peretti. Décidément, M. de Guise n'aura pas mon argent. Le Béarnais sera roi!...

Il ouvrit vivement la porte et appela le chevalier.

—Ne craignez rien, dit Pardaillan en s'approchant.

—Je n'ai pas peur, monsieur. Mais vous venez de dire que, sans doute, il n'y aurait pas de nouvelle attaque avant une demi-heure? Eh bien, le moment est venu de suivre l'excellent conseil que vous m'avez donné dans la journée... c'est-à-dire de faire filer mes trente mulets... Seulement... Je crains...

—Oui, vous craignez que M. de Cuise, en trouvant le moulin vide, ne lance une bonne compagnie de cavaliers dont les chevaux auront vite fait de rattraper vos mulets...

—C'est cela même, mon noble ami... Vous me permettez, n'est-ce pas, de vous appeler ainsi? Car vous venez de me rendre un service, voyez-vous... c'est que j'étais responsable, moi! Et devant qui? Devant notre Saint-Père lui-même!... Sa Sainteté saura tout ce qu'elle doit au chevalier de Pardaillan!... Mais me voilà bien embarrassé! Si on me poursuit... il faudrait...

—Il faudrait, dit Pardaillan, que la troupe du duc soit arrêtée devant le moulin jusqu'au jour, pour vous permettre de prendre de l'avance... Eh bien, partez donc. Je me charge d'arrêter l'ennemi jusqu'à demain matin.

—Quoi! à vous seul, vous arrêterez cette bande bien armée!... Car, je vous préviens que le meunier de céans et ses aides devront m'accompagner...

—Je m'en doute, car tous ces messieurs ressemblent à des meuniers comme je ressemble au pape.

M. Peretti tressaillit.

—Vous lui ressemblez peut-être plus que vous ne pensez... Jeune homme, vous ne voulez pas de récompense, et je vois à votre air qu'il est inutile d'insister. Mais, prenez cet anneau... et, peut-être qu'en certaines occasions, il pourra vous être plus utile qu'une fortune...

A ces mots. M, Peretti glissa vivement une bague dans la main de Pardaillan, et, sans y attacher d'autre importance, le chevalier la passa à un de ses doigts... Dix minutes plus tard, les trente mulets rechargés de leurs précieux sacs sortaient par-derrière et se mettaient en route. M. Peretti suivait à cheval, escorté par le meunier et ses garçons transformés en gens de guerre.

La caravane ayant atteint rapidement la Ville-l'Évêque, celui qui paraissait être le chef des muletiers s'approcha, chapeau bas, de M. Peretti et lui demanda:

—C'est bien la route d'Italie, que nous reprenons?

—Non, monsieur le comte, répondit M. Peretti: vous prendrez la route de La Rochelle...

Pardaillan, Charles d'Angoulême et Picouic étaient demeurés seuls dans le logis du meunier; le moulin lui-même se dressait sur l'aile gauche de ce logis, et ils communiquaient par un escalier de bois qui, partant du rez-de-chaussé, aboutissait à l'étage du moulin où se manoeuvrait la meule et où on pouvait mettre en mouvement les grands bras livrés à l'action du vent. De cet étage du moulin, par une simple trappe à laquelle aboutissait une échelle, on descendait à l'étage inférieur où se recueillait la farine.

Pardaillan parcourut rapidement le logis et le moulin et se rendit compte de ces diverses dispositions.

—Voici notre quartier général, dit-il en désignant le logis, et voici notre ligne de retraite, ajouta-t-il en montrant l'escalier qui conduisait au moulin.

—Nous allons donc nous battre? demanda Picouic.

—Alerte! cria Pardaillan.

La troupe de Guise, en effet, apparaissait à ce moment sur la butte. Pardaillan ouvrit la fenêtre et cria:

—Holà, messieurs! qui êtes-vous? que désirez-vous?

—Qui êtes-vous vous-même? fit dans la nuit une voix impérieuse.

—Ma foi, monseigneur duc, répondit Pardaillan en reconnaissant la voix de Guise, je suis le meunier du joli moulin de la butte... Qu'y a-t-il pour votre service?

—Meunier ou non, dit le duc, vous avez tout à l'heure tiré sur mes gens qui montaient le sentier sans autre intention que de patrouiller. En conséquence, je vous préviens que vous serez pendu haut et court, à moins que vous ne sortiez à l'instant. Auquel cas, il vous sera fait grâce de la vie.

—Me sera-t-il permis, monseigneur, d'emporter aussi les trente sacs pleins d'or que vous venez piller?

—Sortez! hurla le duc, furieux, livrez-nous la place, ou nous allons vous donner l'assaut!

—Ah! monseigneur, si vous menacez, nous allons être forcés de faire une sortie et de vous exterminer tous...

—Guise, qui allait Jeter un ordre, s'arrêta soudain.

—Ils sont peut-être cent là-dedans! dit-il à Maineville.

Pardaillan entendit et cria:

—Nous sommes trois, monseigneur!... Et c'est bien assez, savoir: le duc d'Angoulême, qui attend avec impatience la rencontre que vous lui avez promise; le sieur Picouic, baladin de son métier, et, enfin, votre serviteur, chevalier de Pardaillan.

Et il referma tranquillement la fenêtre.

—Oui, au revoir! gronda Guise, pâle de fureur.

Et il donna ses ordres. Avec les forces dont il disposait, il forma un large cercle de surveillance autour de la butte; chaque homme avait pour mission de surveiller, et non de se battre; il devait surtout prévenir le cas où on tenterait de faire sortir du moulin tout bagage qui ressemblerait à des sacs de blé. Puis, il expédia un sergent à Paris.

Deux heures plus tard, ce sergent revenait, annonçant que les ordres du duc allaient s'exécuter, c'est-à-dire qu'une troupe de mille arquebusiers allait arriver.

Pendant ces deux heures, Pardaillan et ses deux compagnons s'étaient fortement barricadés. Maurevert frémissait de joie: il tenait enfin l'ennemi tant redouté et disait au duc:

—Monseigneur, vous m'avez promis deux cent mille livres sur le butin que vous allez faire? Je veux vous proposer un échange: gardez les deux cent mille livres et donnez-moi l'homme qui vient de vous parler avec tant d'insolence.

—Je te comprends, Maurevert, dit Guise, tu hais cet homme. Mais, moi aussi, je le hais. Et nous avons un vieux compte à régler. Cela date de l'hôtel Coligny... Seulement, si tu veux te contenter de cent mille livres, ce qui est encore un joli denier, tu auras permission d'assister à l'entretien que j'aurai avec le Pardaillan, dès que nous l'aurons pris dans son terrier.

—Peste, monseigneur, c'est cher, ce sera donc bien beau?

—Je te le jure, gronda Guise.




XX

L'ATTAQUE DU MOULIN

Pendant que Guise attendait les mille hommes de renfort demandés et échangeait avec Maurevert ces macabres facéties, Maineville et Bussi-Leclerc s'approchaient en rampant du moulin, résolus qu'ils étaient à connaître le nombre exact des assiégés.

Tout était silencieux et obscur dans le moulin. Mais, dans le logis, une fenêtre était éclairée. Ce fut donc par l'échelle du moulin que les deux hommes se dirigèrent; bientôt, ils eurent atteint l'étage où se trouvait la meule.

En quelques minutes, ils eurent parcouru le moulin et furent convaincus qu'il ne s'y trouvait personne. Ils allaient donc redescendre, lorsque Maineville aperçut un léger rai de lumière au pied d'un mur; il saisit Bussi-Leclerc par le bras et lui souffla à l'oreille:

—Il y a là une porte de communication...

Ils s'approchèrent de ce rayon de lumière pâle, dans l'intention non pas d'ouvrir, mais d'écouter. Mais, en touchant la porte, Bussi-Leclerc s'aperçut qu'elle était simplement poussée. Avec des précautions infinies, il l'attira a lui: la porte s'ouvrit sans bruit... Les deux hommes s'accroupirent sur le haut de l'escalier et purent alors dominer la salle. Et, alors, ils tressaillirent d'étonnement. Un étrange spectacle s'offrit à leurs yeux.

Assis à une table, le chevalier de Pardaillan et le duc d'Angoulême dévoraient à belles dents un superbe jambon, tandis qu'un pâté attendait son tour et que Picouic versait à boire!... Le long d'un mur étaient rangées, en bon ordre, une douzaine d'arquebuses toutes chargées. Sur une table voisine, s'alignaient plusieurs pistolets. Tout en mangeant et en buvant, Pardaillan et Charles continuaient une conversation déjà commencée.

—Dès demain matin, disait le chevalier, nous irons visiter ce couvent. Il faudra bien que la bohémienne parle, et nous finirons par savoir ce qu'est devenue votre jolie petite Violetta... Allons, soyez gai, mon prince...

—Ainsi, Pardaillan, dit le duc d'Angoulême, vous pensez que cette Saïzuma en sait plus long qu'elle n'a voulu d'abord vous en dire?...

—J'en suis sûr, dit Pardaillan. Et voilà maître Picouic qui, ayant vécu avec elle, vous dira... tiens! tiens!

Ces derniers mots, le chevalier les avait prononcés au moment où il se renversait sur le dossier de son siège, pour examiner à la lumière la couleur du vin qu'il allait boire. Dans ce mouvement, sa tête s'était levée et ses yeux avaient rencontré, au haut de l'escalier de bois, Maineville et Bussi-Leclerc. Pardaillan se mit à rire et désigna les deux hommes à Charles, qui bondit sur son épée.

—Messieurs, dit Pardaillan, si le coeur vous en dit, je vous invite!...

Maineville et Bussi-Leclerc étaient braves. Ils n'avaient devant eux que trois hommes; la même idée leur vint: s'emparer de Pardaillan et de ses deux compagnons, les amener pieds et poings liés au duc de Guise.

Ils se levèrent, saluèrent et Maineville dit poliment:

—Monsieur de Pardaillan, ce sera avec plaisir que nous trinquerons avec vous si vous voulez porter la santé de M. le duc de Guise et nous accompagner ensuite auprès de lui.

Charles voulut s'élancer. Mais Pardaillan le retint.

—Monsieur de Maineville, dit-il, ce serait avec plaisir que je porterais la santé de votre maître si je ne craignais de désobliger M. d'Angoulême, que voici, et qui, je ne sais pourquoi, ne peut souffrir les Lorrains; quant à vous accompagner auprès de M. de Guise, c'est encore plus impossible, vu que nous n'avons pas fini de dîner.

—C'est avec désespoir que nous interrompons votre dîner dit alors Bussi-Leclerc.

A ces mots, les deux hommes, l'épée à la main, se précipitèrent et Bussi-Leclerc porta sur le crâne de Picouic un tel coup de pommeau que le pauvre tomba évanoui. Pardaillan se jeta au pied de l'escalier, leur coupant ainsi toute retraite. Tout cela s'était passé en quelques secondes: Maineville se trouva en garde devant le duc d'Angoulême, Pardaillan devant Bussi-Leclerc... Au même instant, les épées s'engagèrent. Bussi-Leclerc porta coup sur coup deux ou trois de ses meilleures bottes; à son étonnement, elles furent parées par le chevalier.

—A vous, monsieur, je vous tue! rugit Bussi-Leclerc en se fendant à fond par un coup droit.

—Bravo, mon prince, dit Pardaillan qui, dédaignant de lui répondre, avait vivement paré. Poussez... c'est cela... fendez-vous... touché!

Maineville, touché au bras, saisit son épée de la main gauche et, furieusement, il attaqua Charles, tandis que Bussi-Leclerc, ivre de rage devant le dédain de son adversaire, portait de son côté à Pardaillan des coups jusqu'ici réputés mortels.

—Allons, allons! il faiblit, disait Pardaillan en s'adressant à Charles, et comme si Bussi-Leclerc n'eût pas existé... Ne le tuez pas, mort-diable!... j'ai une idée... liez-lui sa rapière... bon!... ah! désarmé!... tenez-le!... ficelez-le-moi! nous allons rire!...

En effets Charles, à ce moment, venait de désarmer Maineville qui, glissant sur le parquet, était tombé sur un genou. Il lui mettait sa pointe sur sa gorge et lui disait:

—Vous rendez-vous, monsieur?...

—Je me rends, fit Maineville, pâle du sang qu'il avait perdu, plus pâle encore de honte et de fureur.

A ce moment, Picouic, revenu de son évanouissement, se relevait, courait à Maineville, saisissant un paquet de cordelettes à nouer les sacs de blé, et, en quelques secondes, le ficelait proprement. Alors seulement Pardaillan regarda son adversaire qui, écumant, bondissait autour de lui, et de sa voix la plus paisible:

—Et vous disiez donc, cher monsieur...

—Je disais, hurla Bussi-Leclerc, que je vais te clouer à ce mur!

Pardaillan, d'un battement sec, fit dévier la rapière dont la pointe érafla son pourpoint.

—Vous parlez de clouer, répondit-il. En effet, vous manoeuvrez votre épée comme un clou. Tenez, je vais vous donner une leçon... regardez bien...

—Misérable! rugit Bussi-Leclerc.

A ce moment, son épée lui sauta des mains et alla tomber à dix pas. Il voulut courir la ramasser. Mais il se heurta à Picouic qui braquait sur lui un pistolet... Bussi-Leclerc se croisa les bras et baissa la tête. C'est à peine s'il s'aperçut que le Picouic lui ficelait les jambes d'abord, puis les bras... puis le portait et l'étendait auprès de Maineville.

—Achevons de dîner, dit Pardaillan, qui, ayant rengainé sa rapière, se remit à table. Ah! ça, maître Picouic, à quoi pensez-vous... mon verre est vide...

—Je crois, cher ami, qu'il est temps de nous en aller, dit à ce moment Charles d'Angoulême, qui venait de s'approcher de la fenêtre. Voyez...

Pardaillan alla voir. Aux lueurs de l'aube naissante, il aperçut, au pied de la butte, une troupe qui se déployait en ordre d'assaut. C'était une longue ligne d'arquebusiers flanquée à gauche et à droite par un double rang d'archers. Au loin, par la porte Saint-Honoré, arrivaient des bandes de bourgeois, la pertuisane au poing, qui hurlaient.

Il résulta de l'ensemble de ces circonstances qu'au soleil levant il y avait autour de la butte quatre ou cinq mille hommes.

«Diable! fit Pardaillan, il est temps, en effet, de nous en aller; mais je crois bien que, pour le moment, c'est plus facile à dire qu'à faire.

—Cependant, observa doucement Charles, nous devions, ce matin, aller voir la bohémienne; vous me l'avez promis, Pardaillan. Il faut nous en aller.

—Nous nous en irons, fit Pardaillan. Mais quels cris assourdissants!... Holà, maître Picouic, au travail! Chargez sur votre dos M. de Maineville, moi je prends M. Bussi-Leclerc, qui est le plus lourd...

Des clameurs terribles s'élevaient de l'armée assiégeante. A mi-côte, les assiégeants s'arrêtèrent. Ils attendaient la décharge des assiégés et s'étonnaient de leur silence.

—Ils préparent quelque méchant coup, dit Guise à Maurevert. Mais où est Maineville? Où est Bussi?...

Et, pendant ce temps, celui qui était la cause de tout ce tumulte, enfermé dans le moulin avec ses deux compagnons, se préparait froidement à quelque défense désespérée.

Pardaillan avait pratiqué des ouvertures à travers les planches mal jointes du moulin. Et, toutes les arquebuses, il les avait calées; elles étaient toutes braquées et il n'y avait qu'à y mettre le feu... Après quoi, il y avait encore les pistolets.

Au-dehors, au moment où le soleil se levait. Guise donna tout à coup le signal de l'assaut. Une immense clameur retentit et l'armée se mit en marche, de toutes parts; mais, presque au même instant, il y eut un arrêt général, et un grand silence tomba tout à coup sur la butte et la plaine, devant un spectacle extraordinaire:

Trois hommes, sortant du moulin, en portaient un quatrième, solidement garrotté. Et, en un instant, cet homme ficelé fut attaché à l'extrémité d'une des ailes du moulin...

—C'est Maineville! rugit Guise effaré, hébété de stupeur.

Déjà, les trois assiégés avaient saisi un deuxième personnage, également garrotté, et, avec la même rapidité, ramenaient vers le sol l'aile opposée et y attachaient l'infortuné!

—Bussi-Leclerc! s'exclama Maurevert.

—Feu! Feu sur ces démons! hurla Guise.

Cent arquebuses partirent à la fois; la pétarade se continua quelques minutes au risque d'atteindre les deux malheureux, accrochés chacun à son aile du moulin! Et, lorsque l'opaque fumée se fut dissipée, on vit Pardaillan qui, sur la dernière marche de l'échelle, saluait d'un large coup de chapeau, puis rentrait dans le moulin et rejetait l'échelle à terre, d'un coup de talon... Au même instant, les ailes du moulin se mirent à tourner!... Les deux malheureux tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt la tête au ciel, tantôt renversée vers le sol, suivaient l'orbite implacable tracée par les ailes du moulin, haletants de terreur.

—En avant! En avant! hurla Guise fou furieux de rage.

Une violente décharge partit du moulin. C'était les dix arquebuses de Pardaillan qui faisaient feu. Mais l'élan était donné... moins de deux minutes plus tard, au milieu d'effroyables hurlements, le logis du meunier était envahi...

Et la stupeur tournait au délire. Dans ce logis, il n'y avait personne! L'escalier qui conduisait au moulin fut aperçu. En un instant, vingt, cinquante, cent hommes d'armes se ruèrent et atteignirent l'étage supérieur du moulin.

«Personne!...»

Les trois assiégés étaient descendus à l'étage inférieur, Picouic armé des deux derniers pistolets, Pardaillan et Charles, l'épée à la main.

Pardaillan, parvenu tout en bas, souleva deux ou trois planches de ce cône sur lequel était bâti le moulin et montra le chemin à ses deux compagnons qui s'y glissèrent... C'était le dernier refuge!... Il allait falloir mourir là, en vendant sa vie le plus chèrement!... Pardaillan, le dernier, se glissa dans le trou, et rajusta les planches.

Maintenant, ils étaient sur le sol même. Les envahisseurs hésitaient à descendre à l'étage inférieur du moulin.

Enfin, l'un d'eux ayant regardé et n ayant vu personne, une bande se précipita et se trouva sur le plancher que les trois assiégés venaient de quitter!... C'était la fin «... On allait découvrir dans un instant l'étroit passage par lequel ils s'étaient faufilés.

Ce fut à ce moment que Picouic sentit le sol vaciller sous ses pieds comme s'il eût tombé... Il se baissa, tâta de ses mains dans l'obscurité. Et il sentit que ses mains touchaient une dalle, et que cette dalle basculait. Picouic jeta un cri... En un instant, Pardaillan et Charles comprirent ce qui se passait, et tous trois appuyèrent de toutes leurs forces sur la dalle qui allait livrer passage aux assaillants!...

Et, comme ils étaient à genoux, haletants, pesant sur la dalle, une voix lugubre, lointaine, leur parvint.

—Ah! les lâches! disait-elle. Ils me bouchent la sortie! Attendez que je vous extermine tous!...

—Croasse! hurla Picouic. C'est Croasse!...

En une seconde, la dalle arrachée laissa voir un trou béant, où commençait un escalier de pierre moisie... Et. dans ce trou, apparut la tête pâle, effarée, tragique et comique de Croasse!...

Dans le même instant, et avant que Croasse fût revenu de sa stupeur, les trois hommes se précipitaient dans le trou et couraient le long d'un boyau noir, Picouic entraînant Croasse. Dix minutes plus tard, ils atteignaient l'autre extrémité du souterrain qui aboutissait à la chapelle Saint-Roch. A ce moment même les assiégeants trouvaient la dalle soulevée et commençaient à descendre, avec précaution, l'escalier de pierre...

Les quatre hommes sortirent de la chapelle, le plus paisiblement du monde et se mêlèrent à la foule qui tourbillonnait au pied de la butte, les yeux fixés sur le moulin. Ils passèrent inaperçus dans cette foule où personne ne les connaissait, et, en hâte, rentrèrent dans Paris.

Croasse fut interrogé sur les événements qui l'avaient amené à devenir un sauveteur aussi imprévu.

—Je venais de me battre dans la chapelle contre je ne sais combien d'ennemis que je mis en fuite, dit-il, lorsque, saisi traîtreusement par sept ou huit forcenés, je fus précipité dans un trou noir où je fus laissé pour mort. Lorsque je m'éveillais, entendant des bruits de bataille, je résolus de me rapprocher de vous, messieurs, et alors...

—Monsieur Croasse, vous êtes étonnant!... fit Pardaillan avec un sourire.




XXI

L'ABBAYE DE MONTMARTRE

Une litière, ornée à l'intérieur de coussins de soie et toute tendue de la même étoffe, venait de franchir le pont Notre-Dame. Une dizaine de cavaliers, vêtus d'un costume sombre et bien armés, escortaient cette litière. Les yeux fixés sur la litière, un homme de haute taille et de forte carrure, enveloppé soigneusement dans un manteau, suivait à distance.

Cet homme, c'était maître Claude, l'ancien bourreau de Paris. Cette litière, c'était celle de la princesse Fausta.

Elle traversa Paris, franchit la porte Montmartre et monta la côte raide par la route qui serpentait sous l'ombrage de hêtres séculaires. Enfin, elle s'arrêta devant le porche de l'abbaye des Bénédictines. La princesse Fausta descendit de la litière et, comme si sa venue eût été attendue, la porte s'ouvrit aussitôt. Maître Claude s'était arrêté derrière un arbre. Alors, il se retourna, inspecta avec impatience les pentes de la colline, et, apercevant enfin un homme qui montait lentement, lui fit signe d'approcher. L'homme rejoignit maître Claude; c'était le prince cardinal Farnèse.

Par une sorte de fatalisme, ou par un suprême dédain de la vie, issu de son désespoir, Farnèse se cachait à peine et ne prenait aucune précaution...

—Elle est là! dit maître Claude en tendant le bras vers l'abbaye.

Farnèse jeta un regard sur l'escorte de Fausta, qui, ayant mis pied à terre, attendait devant la porte.

—Bien. Es-tu décidé à agir?... dit-il.

—Je me suis vendu à vous pour un an, répondit maître Claude d'une voix sombre. Je vous appartiens. Ordonnez donc: j'obéirai... mais... n'oubliez pas qu'après la mort de la tigresse vous m'appartenez, vous!... gronda-t-il.

Farnèse haussa les épaules et dit:

—Si je n'avais pour un temps raccroché ma vie à l'espoir de venger ma fille, je me livrerais à toi à l'instant, et je te bénirais de me délivrer de la vie... Ne crains donc pas que j'essaie de déchirer le pacte qui nous lie...

—Bon! commandez donc, et j'obéis!... dit le bourreau.

—Commençons par entrer dans ce couvent.

Alors, à distance et sous le couvert des vieux arbres, ils contournèrent l'abbaye.

Nous avons expliqué que le couvent était en triste état, comme si, depuis des années déjà, il eût été abandonné; les jardins, jadis si beaux, n'étaient plus qu'une forêt de ronces. Le potager, qui se trouvait sur les derrières du couvent, demeurait seul assez bien cultivé, les habitantes de ce lieu étrange se nourrissant principalement des légumes qu'elles faisaient pousser. Ce potager était clos d'un mur d'enceinte comme le reste du couvent; mais, à ce mur, il y avait, de place en place, de larges brèches qui, sous les pieds de mystérieux visiteurs, avaient fini par former de véritables passages ouverts.

Ce fut vers l'une de ces brèches que maître Claude se dirigea, suivi du prince Farnèse, pensif.

Non loin se trouvait un vieux pavillon d'élégante architecture, jadis construit par quelque abbesse qui venait y chercher le repos et la solitude, mais qui, maintenant, n'était plus qu'une ruine. Claude, d'un coup d'épaule, défonça la porte vermoulue. Ils entrèrent.

—Attendez-moi là, dit maître Claude.

Farnèse acquiesça d'un signe de tête et demeura immobile, tandis que l'ancien bourreau s'éloignait.

La princesse Fausta était entrée dans le couvent. Malgré l'incroyable puissance de caractère de cette femme, un trouble indéfinissable paraissait sur son visage.

Précédée de deux jeunes religieuses, à la physionomie plus mutine que dévote, Fausta parvint au premier étage et, sur l'immense palier où s'ouvrait un profond couloir, rencontra l'abbesse Claudine de Beauvilliers qui se hâtait de venir au-devant de son illustre visiteuse. Celle-ci eut un agenouillement rapide, et Fausta leva la main, les trois premiers doigts ouverts, signe mystérieux... bénédiction que seuls peuvent donner les successeurs de saint Pierre! Mais ce fut si rapide que les deux religieuses ne virent rien de ce geste.

Claudine, déjà, marchait devant Fausta et, lui montrant le chemin, la fit pénétrer dans une pièce meublée avec un luxe disparate. Sur une table de marbre à coins rehaussés d'argent, c'était tout l'attirail des brosses, des pinceaux, des pots et des flacons, onguents et cosmétiques alors en usage non seulement pour les femmes, mais aussi pour les hommes. Et, au-dessus de cette table, un Christ d'or étendait ses bras.

L'abbesse roula un large fauteuil et, lorsque Fausta se fut assise, plaça sous ses pieds un coussin de velours. Elle-même demeura debout.

—Cette femme... cette bohémienne est toujours ici? demanda alors Fausta.

—Oui, madame. Selon vos ordres, nous la surveillons étroitement. Votre Sainteté désire-t-elle la voir?...

Fausta demeura quelques minutes silencieuse et pensive.

—Ma Sainteté! dit Fausta après un silence... Dérision!... Vingt-trois cardinaux réunis en conclave secret, dans les catacombes de Rome, ont résolu la guerre contre Sixte. Et, déjà, devant l'exécution, ils tremblent. Ma souveraineté pontificale est destinée à s'exercer dans les ténèbres, alors que mon âme aspire violemment au grand jour!... Ah! Claudine, mon coeur déborde d'amertume. Vous m'appelez Sainteté! Et, lorsque je regarde en moi-même, je ne vois qu'une jeune fille épouvantée de voir que la nature s'est trompée en lui donnant le sexe qui est le nôtre, plus épouvantée encore de découvrir, sous ses aspirations insensées, la faiblesse d'une femme.

Claudine leva vers Fausta un regard de sympathie.

—Ah! ma noble et radieuse souveraine, murmura-t-elle, vous qui inspirez à la fois l'amour et le respect, je vois qu'une douleur inconnue vous étreint... Que ne puis-je mourir pour vous éviter l'ombre d'une souffrance!...

Fausta, d'un geste plein de dignité, releva l'abbesse.

—Oui, dit-elle, vous êtes vraiment une apôtre, Claudine. Si votre chair est faible, votre âme est forte. Vous êtes la seule qui m'ayez comprise... Écoutez donc...

Sur un signe de Fausta, Claudine de Beauvilliers, abbesse des Bénédictines de Montmartre, s'assit et Écouta.




XXII

LE COEUR DE FAUSTA

—Est-ce que le règne pontifical de Jeanne est un rêve? reprit Fausta, comme si elle se fût parlé à elle-même. Quelle est la loi qui défend à une femme d'occuper le trône de Pierre? Est-ce qu'il n'y a pas des saintes comme il y a des saints?

Claudine écoutait ardemment ces étranges paroles. S'adressant plus directement à l'abbesse, Fausta continua:

—Donc, ils sont vingt-trois qui, fatigués de la tyrannie de Sixte, ont résolu d'élever une Eglise devant son Eglise, un trône devant son trône... Trois ans se sont écoulés depuis... J'habitais Rome alors, le palais qu'avait habité mon aïeule, Lucrèce... Le sang des Borgia bouillonnait dans mes veines. Riche, belle, adulée, seule au monde, je voyais mon palais plein de seigneurs et de princes de l'Eglise... Mais je n'avais de joie qu'à relire la terrible légende des Borgia, mes ancêtres. Et j'ai senti en moi l'esprit vaste d'Alexandre Borgia, la fougue conquérante de César Borgia, le coeur de Lucrèce Borgia. Être à moi seule ce qu'ils ont été à eux trois!... Oui, je faisais ce rêve inouï, lorsque je rencontrai Farnèse... C'est lui que je conquis le premier, et c'est lui qui, le premier, m'abandonne!...

—Quoi! madame... le cardinal Farnèse!...

—Un soir, reprit Fausta sans répondre, Farnèse vint me chercher dans mon palais. Il connaissait mon rêve... Il me témoignait une sorte d'admiration... Ce soir-là, donc, nous sortîmes de Rome et pénétrâmes dans les Catacombes. Arrivés à un vaste carrefour éclairé de torches, je vis les vingt-trois revêtus de leurs simarres...

—Voici celle que vous savez, dit Farnèse. Voici celle qui peut nous sauver...

—Alors, les vingt-trois m'entourèrent. Je ne tremblai pas devant ce que j'entrevis à l'instant et j'acceptai leur terrible proposition. Alors, l'un d'eux, le plus vieux, passa à mon doigt cet anneau...

Fausta allongea la main et montra l'anneau.

—Je me mis à l'oeuvre, continua Fausta. J'ai bouleversé l'Italie dont presque tous les évêques sont prêts à me reconnaître. J'ai bouleversé la France, parce que son roi, aux premières ouvertures de Farnèse, haussa les épaules. Ce roi, je l'ai fait chasser. J'en ai choisi un autre...

—Il me semble, dit timidement Claudine, que les événements se déroulent bien selon vos plans...

—Voilà ce qui me déroute! Les apparences sont telles qu'elles dépassent mes prévisions, et, sous ces événements, s'en trouvent d'autres qui m'arrêtent... Les cardinaux du conclave secret ont peur. Farnèse vient de m'abandonner...

—Mais, Guise! Guise!

—Guise s'est réconcilié avec la duchesse!... Je la tenais, pourtant... Je l'ai envoyée, espérant qu'elle aurait assez d'audace pour se représenter une fois encore à l'hôtel de Guise, et qu'alors... Mais elle a eu l'audace prévue, elle a vu son mari... et le mari a pardonné!

Claudine de Beauvilliers réprima un sourire.

—Guise, reprit Fausta, Guise qui passe pour le type accompli de l'énergie violente, Guise n'est vraiment admirable que dans la bataille. Mais, une fois le casque et la cuirasse déposés, j'aperçois dans Guise ce qu'il est en réalité: une belle statue qui, parfois, a un geste violent, mais qui n'est capable ni de haute pensée, ni de ferme résolution... Oui, il a pardonné à la duchesse de Guise et ceci m'a déroutée. Il a laissé sortir de Paris trois mille hommes que ce Crillon a conduits à Henri de Valois. Il a parlé à Catherine de Médicis, et quelques mots de la vieille Florentine ont suffi pour faire crouler l'échafaudage de résolutions que j'avais lentement élevé dans ce faible cerveau!... Enfin, dénué d'argent, une occasion s'offre à lui de saisir le trésor qui lui permettra de conquérir le royaume; renseignée par mes espions, je le lui indique. Il n'a qu'à le prendre... et, au moulin de la butte Saint-Roch, il se fait jouer comme un enfant!

Fausta ferma tout à fait les yeux. Elle murmura:

—Il est vrai que, sur la place de Grève et à la butte Saint-Roch, Guise a eu affaire à forte partie... Pourquoi le duc de Guise n'a-t-il pas l'âme d'un Pardaillan?...

Alors, comme si le secret qu'elle portait au coeur l'eût étouffée, elle reprit d'une voix qui tremblait presque:

—Le véritable chevalier des héroïques entreprises, ce n'est pas un Guise à l'armure étincelante ou au pourpoint de satin... Je l'ai vu, le vrai chevalier. Qui est-il?... Oh! que ne donnerais-je pas pour le mieux connaître, pour pénétrer sa vie, comprendre sa pensée... être enfin...

La Fausta s'arrêta soudain. Son visage pâlit et les ongles de ses mains s'incrustèrent dans les paumes, en l'effort qu'elle fit pour dompter son émotion. Mais Claudine avait vu, entendu... et elle avait deviné...

—Folie! murmura Fausta. Je n'ai pas de coeur...

—Pourquoi, ma Souveraine? s'écria Claudine palpitante. Reine toute-puissante, pourquoi ne seriez-vous pas femme?...

—Parce que, dit la Fausta, en reprenant toute sa majesté, je ne veux pas être dominée par un homme...

—Ah! madame, c'est un maître d'une bien douce puissance que l'Amour!...

—L'Amour! balbutia Fausta en tressaillant.

Elle baissa la tête et une larme brûlante gonfla ses paupières. Mais cette larme s'évapora et, lorsqu'elle releva la tête, son visage avait repris toute sa sérénité.

—Voilà donc où nous en sommes, continua-t-elle simplement. Guise a reculé de dix ans en ces quelques jours et Farnèse, pierre angulaire de mon édifice, Farnèse m'échappe!... Voyons donc cette Saïzuma... puisque vous croyez avoir découvert...

L'abbesse frappa dans ses mains. Une porte s'ouvrit et une religieuse parut:

—Qu'on amène la bohémienne, dit Claudine.




XXIII

LE SPECTRE

Maître Claude, laissant le prince Farnèse dans le pavillon, s'était éloigné en traversant le potager.

Claude connaissait sans doute les étranges moeurs de ce couvent qui était une exception. Il ne semblait prendre aucun soin de se cacher. Ayant traversé le potager, il passa sous une voûte et, là, se rencontra avec une jeune et jolie fille au costume laïque et quelque peu sommaire.

Et, cette fille au sourire effronté, aux yeux hardis, c'était encore une religieuse. Elle se planta résolument devant maître Claude et, d'une voix câline, demanda:

—Ce beau cavalier est sans doute de l'escorte qui vient de s'arrêter devant le porche?

—En effet, je suis de la suite de la princesse, et j'ai ordre de venir la retrouver.

—Si vous allez chez l'abbesse, vous n'avez qu'à suivre ces deux soeurs...

Les deux soeurs étaient vêtues en religieuses. Elles marchaient lentement, la tête baissée et les bras croisés. Car, dans ce couvent, il y avait quelques soeurs demeurées pures.

Entre ces deux femmes, marchait, silencieuse, la bohémienne au masque rouge... Saïzuma. Claude les laissa passer. Il se mit à les suivre. Les deux religieuses frappèrent à une porte qui s'ouvrit. Alors elles prirent chacune Saïzuma par une main et entrèrent. Quelques instants plus tard, elles sortirent seules et s'éloignèrent lentement. Alors maître Claude s'approcha de la porte. Mais là, il s'arrêta et passa ses deux mains sur son front. La facilité avec laquelle il marchait à l'événement terrible lui causait une angoisse qu'il n'eût pas éprouvée s'il lui avait fallu traverser mille dangers...

Claude avisa à quelques pas une porte entrouverte; il y alla, et se trouva dans une étroite pièce sans meubles où régnait une demi-obscurité. Dans cette solitude, Claude, les bras croisés, se prit à songer. Que venait-il faire là?...

Tuer. Ou tout au moins s'emparer d'une femme qu'il allait livrer au prince Farnèse. Une haine terrible l'animait contre Fausta. La meurtrière de sa fille devait mourir. Mais il lui semblait que des souvenirs s'agitaient au fond de sa mémoire.

«Cette bohémienne, qui marche entre deux religieuses, a une allure que je reconnais, songea maître Claude.

Il médita longtemps sur ce sujet, ayant oublié à ce moment Farnèse et Fausta. Puis se décida.

Les deux religieuses conduisant Saïzuma étaient entrées chez l'abbesse.

—Madame, dit l'une des religieuses, deux hommes viennent encore d'entrer sur le territoire de la communauté.

—Hélas! fit Claudine, les murs de notre pauvre couvent sont en ruine. Comment pourrions-nous empêcher ces incursions de l'Amalécite? Allez prier, mes soeurs, allez...

Cette réponse impudente, Claudine la fit sur un ton de douloureuse piété. Les deux soeurs s'inclinèrent et sortirent. Sans doute Fausta était au courant des moeurs extraordinaires de ce couvent, car elle ne parut nullement étonnée. Seulement, tandis que les soeurs se retiraient, elle dit:

—Le jour est proche, madame l'abbesse, où vous pourrez rebâtir le temple qui abrite ces saintes filles. N'oubliez pas qu'un revenu de cent mille livres est assuré à votre couvent, du jour où nos projets auront été bénis par Dieu.

L'oeil de Claudine étincela. Fausta, déjà, s'était tournée vers Saïzuma et l'examinait en silence. La bohémienne s'approcha d'elle, lui prit la main, et lui dit de sa voix morne;

—Voulez-vous savoir votre bonne aventure?

—Non, dit Fausta. Mais, si tu veux, je te dirai la tienne. Car je sais lire dans la main les événements passés.

Saïzuma considéra avec étonnement là femme qui lui parlait ainsi avec une douceur d'accent qui fondai son coeur et une autorité qui la subjuguait. Elle demanda:

—Qui es-tu? Es-tu de Bohême comme moi?...

—Peut-être, dit Fausta. Mais, puisque je te parle à visage découvert, ne peux-tu retirer ton masque?

—Mon masque est rouge, mais, si je le retire, on verra que mon visage est pourpre de honte. Tous ceux qui étaient dans l'église cathédrale sur la place de Grève m'ont vue...

—L'église cathédrale! murmura Fausta en tressaillant. La place de Grève!... Oh! serait-ce bien elle?...

—Et puis, peut-être tu redouterais d'être reconnue par le bourreau? ajouta-t-elle, étudiant l'effet de ses paroles.

—Le bourreau n'est rien, dit Saïzuma. Il ne m'a pas fait de mal. Il n'a pas broyé mon coeur. Celui que je redoute, c'est l'imposteur qui a tué mon âme...

—Le nom de cet imposteur? dit Fausta en suivant avec une attention passionnée l'effet de ses paroles.

—Il est là! répondit Saïzuma, en posant la main sur son sein. Nul ne le saura.

—Eh bien, je le sais, moi!...

Saïzuma éclata de rire. Fausta saisit sa main, l'ouvrit, y jeta un regard, et d'une voix impérieuse:

—Les lignes de ta main m'ont révélé ta vie passée...

Saïzuma retira violemment sa main et la referma dans un mouvement de terreur convulsive.

—Je sais que c'est au pied de l'autel que ton coeur a été broyé par l'évêque... Celui que tu aimais! Jean de Kervilliers!

Saïzuma jeta un cri de détresse et tomba à genoux.

—C'est elle! C'est bien elle! murmura Fausta.

Et elle se pencha vers la bohémienne pour la relever. A ce moment, la porte s'ouvrit. Fausta vit entrer maître Claude... Elle ne frémit pas.

—Que viens-tu chercher ici? demanda-t-elle avec hauteur.

—Vous! répondit Claude.

—Parle donc...

—Ma supplique est simple, madame. Je voulais vous prier de m'accompagner jusqu'au vieux pavillon qui se trouve derrière les jardins de ce couvent.

—Et si je refusais, bourreau?

—Si vous refusiez, madame, je serais forcé de vous tuer tout de suite. Mon maître, et je dis mon maître parce que je lui appartiens en ce moment, m'a ordonné de vous amener à lui dans ce pavillon. Je vous amènerai, morte ou vive.

Claudine, devant cette scène imprévue, était devenue livide d'épouvante. Fausta gardait cette admirable expression de majesté sereine qui lui était habituelle.

—Et ton maître, dit-elle, qui est-ce?...

—Mgr le cardinal Farnèse...

—Fausta avait violemment tressailli.

—Je te suis! dit-elle.

Si Claude fut étonné par ce peu de résistance, il ne le témoigna ni par un mot ni par un geste. Fausta, d'un signe, avait rassuré Claudine. Puis, se penchant vers Saïzuma, elle la releva en murmurant à son oreille avec une expression d'infinie pitié:

—Venez, pauvre femme, et vous ne souffrirez plus...

Maître. Claude, sa dague nue à la main, ouvrit la porte. Fausta passa, s'appuyant sur le bras de Saïzuma, ou plutôt l'entraînant. L'abbesse voulut la suivre, mais Claude referma la porte à clef, en disant:

—Demeurez ici, madame. Sachez de plus que, si vous appeliez, l'unique chance de salut qui reste à la princesse Fausta s'évanouirait.

Claudine demeura donc enfermée dans la chambre, à demi évanouie de terreur. Quant à Fausta, elle marchait d'un pas tranquille. Claude venait derrière elle. Lorsque Fausta fut arrivée au bas de l'escalier, elle se tourna vers le bourreau.

—Conduisez-moi..., lui dit-elle.

—Allez droit au fond du jardin, répondit Claude. Et n'oubliez pas qu'au premier cri, au premier geste, je vous égorge...

Fausta se mit en marche et atteignit le pavillon, elle entra. Claude entra derrière elle et ferma la porte.

Farnèse, plongé dans une méditation, n'entendit pas le bruit de la porte qui grinçait. Claude se dirigea vers lui. En cette seconde, Fausta conduisit la bohémienne dans un angle obscur et lui dit impétueusement:

—Si tu veux te libérer de la douleur qui étreint ta vie depuis que tu fus trahie par Jean de Kervilliers, demeure ici, en silence.

La recommandation était inutile. La bohémienne avait vu le cardinal Farnèse, et un profond tressaillement avait secoué tout son être.

«L'homme noir de la place de Grève», murmura-t-elle.

Fausta s'était vivement dirigée vers l'extrémité opposée de cette salle. Elle prit place dans un vieux fauteuil et attendit. Claude avait touché Farnèse.

—Monseigneur, dit-il, elle est ici.

—Elle! qui elle? haleta Farnèse en bondissant.

—Celle qui a tué votre fille, celle que nous avons condamnée, celle qui va mourir... la voici.

—Ah! oui..., murmura-t-il, Fausta! Ce n'est que Fausta!

Il y avait un soulagement dans cette constatation.

—Bourreau, dit-il d'une voix très calme, tu attendras dehors. Quand je t'appellerai, tu exécuteras la sentence.

Claude s'inclina avec soumission. Et, étant sorti, il s'assit sur le seuil de pierre. Farnèse, pendant quelques instants, contempla silencieusement Fausta.

—Madame, dit-il enfin, vous voilà en mon pouvoir. Je dois vous prévenir que j'ai l'intention de vous tuer comme on tue une bête féroce. Qu'avez-vous à dire à cela?

—Cardinal, répondit Fausta, vous êtes en état de rébellion contre votre souveraine. J'eusse pu, d'un mot, livrer le bourreau que vous m'avez envoyé. Mais j'ai voulu voir jusqu'où irait votre audace. Et c'est pourquoi je suis ici. Sachez-le, je sortirai de cette maison sans que vous ayez touché un cheveu de ma tête.

Un instant, sous cette voix dominatrice, le cardinal faillit courber la tête. Mais, se raidissant, il continua:

—Une seule chose au monde peut vous sauver. Lorsque je me suis traîné à vos pieds, lorsque je vous ai crié que cette pauvre innocente sacrifiée à vos projets, c'était ma fille... je croyais encore parler à la Souveraine. J'ai vu alors qu'il n'y avait en vous que de l'audace, et que cela seulement vous faisait forte. Pendant des années, je vous ai été aveuglément dévoué. Pour vous, je me suis fait criminel, croyant agir pour le bien de la nouvelle Eglise. Et, lorsque je vous ai demandé ma fille, vous m'avez dit: «Elle est morte...» A ce moment-là, je vous ai condamnée. Rien ne peut donc vous sauver aujourd'hui, à moins que vous ne me prouviez que vous avez menti, et que ma fille n'est pas morte!

Le cardinal fixa un ardent regard sur Fausta. Un dernier espoir le faisait palpiter.

—Elle est morte, dit Fausta implacable. J'ai voulu savoir si, vous, mon premier disciple, vous étiez assez dégagé des faiblesses humaines pour sacrifier même votre fille à la cause sacrée pour laquelle vous deviez dévouer votre sang jusqu'à sa dernière goutte... Si je vous avais vu tel que je vous espérais, Farnèse... qui sait de quoi j'eusse été capable, et quelle magnifique récompense j'eusse trouvée pour vous! Qui sait même si un miracle ne vous eût rendu celle que vous pleurez!...

—Rêves insensés! dit-il sourdement. N'espérez pas, madame, échapper à la sentence en me berçant d'un puéril espoir.

A ces mots, le cardinal fit un mouvement comme s'il allait appeler le bourreau. Mais, en même temps, Fausta se leva. Et elle marcha si flamboyante dans sa sérénité, si terrible dans sa majesté, que le cardinal s'arrêta et qu'une secrète horreur l'envahit tout à coup.

—Puisque votre rébellion vous damne, dit-elle glaciale, puisque vous n'avez pas voulu que fût tenté le miracle de joie, eh bien! que s'accomplisse donc le miracle de désespoir, vivez avec celle qui est la mort de votre âme!

—Que voulez-vous dire? balbutia Farnèse.

—Cherche en toi-même! Tu la crois morte depuis seize ans!... Regarde.

D'un geste rapide elle fit tomber le masque de Saïzuma.

—Léonore! rugit Farnèse en reculant, tandis que Saïzuma s'avançait vers lui.

—Qui donc a prononcé mon nom? demanda la bohémienne.

Farnèse livide, les yeux exorbités, se cacha le visage dans les mains. Et, quand Saïzuma fut tout près de lui, il tomba à genoux.

La voix éclatante de Fausta s'éleva:

—Adieu, cardinal! Je te mets aujourd'hui aux prises avec Léonore de Montaigues, ton amante!... Prends garde que je ne te mette, un jour, aux prises avec le spectre de ta fille!...

Mais Farnèse n'entendait pas. Il ne voyait que Saïzuma... Léonore... le spectre!...

Fausta s'était dirigée vers la porte sans hâter le pas. Là, elle trouva Claude qui attendait et qui, la voyant apparaître, demeura stupide d'étonnement. D'un bond, le bourreau pénétra dans la salle, courut à Farnèse, et vit alors Saïzuma qui se penchait sur le cardinal.

—La mère de Violetta!... murmura-t-il, pétrifié.

Et Claude recula de quelques pas, effaré, presque terrifié par cette soudaine apparition de celle qu'il aurait dû, jadis, par un matin de novembre, exécuter sur la place de Grève. Alors, à l'attitude de Farnèse, de l'amant de Léonore, il comprit pourquoi Fausta avait pu sortir si tranquillement de cette salle où elle devait mourir. Sa haine, qui, un moment, avait fait place à la stupéfaction, lui revint plus violente.

—Eh bien, murmura-t-il, je serai donc seul à exécuter cette femme!

Et il s'élança au-dehors sur les traces de Fausta. Mais déjà celle-ci avait rejoint son escorte devant le grand porche du couvent. De loin, Claude vit la litière s'éloigner, entourée de cavaliers.




XXIV

LA SOEUR PHILOMÈNE

Maître Claude revint sur ses pas. Un instant, il s'arrêta devant le pavillon où il avait laissé le prince Farnèse. Il songeait, en marchant lentement:

«Fausta sait que le cardinal Farnèse veut la tuer. C'est elle qui a amené la malheureuse Léonore au cardinal. Pourquoi?... Elle avait une escorte suffisante pour faire saisir Farnèse... elle s'éloigne simplement. Pourquoi n'a-t-elle pas essayé de me saisir moi-même?...»

Claude franchit la brèche par où il était entré avec le cardinal Farnèse. Comme il descendait les rampes abruptes, il vit monter quatre hommes qui marchaient en deux groupes. Il continua à descendre et croisa les deux premiers de ces inconnus qu'il salua gravement. Ils lui rendirent son salut. Et Claude continua son chemin vers Paris.

Ce jeune seigneur que Claude ne connaissait pas et qui venait de lui rendre son salut plus courtoisement que ne faisaient en général les gentilshommes à un simple bourgeois comme lui, c'était Charles d'Angoulême.

Il rayonnait d'espoir, le petit duc! Cette bouche d'or de Pardaillan lui avait si bien répété qu'il retrouverait Violetta. Il montait donc fort allègrement les pentes de Montmartre, trouvant la nature charmante. Pardaillan, le meilleur des compagnons, convaincu que, là-haut, il allait trouver la bohémienne Saïzuma, et que, par la bohémienne, il finirait par savoir la retraite de Belgodère, et, par conséquent, de Violetta.

Les quatre hommes parvinrent à la brèche. Pardaillan passa le premier, et, ne voyant rien d'anormal et d'inquiétant, fit signe à Charles qui le suivit aussitôt. Bientôt, ils furent rejoints par Croasse et Picouic... Dans le jardin, deux vieilles religieuses bêchaient.

L'une d'elles aperçut soudain les quatre nouveaux venus. Et, avec un sourire amer, les désigna à sa compagne.

—Cela va bien, dit-elle, ils viennent à quatre, maintenant! Jésus, dans un peu de temps, c'est toute une armée qui viendra s'installer au couvent!

—Allons, allons, soeur Philomène, dit l'autre religieuse, plus sceptique ou plus résignée. Si nos jeunes soeurs se veulent damner, cela les regarde... nous n'y pouvons rien!

—Jésus Marie, murmura soeur Philomène, on dirait qu'ils viennent à nous, regardez, soeur Mariange.

—Oui, vraiment, c'est à nous qu'ils en veulent... Allons-nous-en, soeur Philomène.

Soeur Philomène, d'un geste rapide, défripa sa pauvre vieille jupe et, d'un coup de main, rentassa sous la coiffe les mèches de cheveux qui voltigeaient au vent.

—Restons au contraire, dit-elle. Il faut savoir s'ils auront l'audace de ne pas nous respecter.

Pardaillan et le duc d'Angoulême s'avançaient en effet vers les deux religieuses. Soeur Mariange regarda en face les deux arrivants. Soeur Philomène baissa pudiquement les yeux.

Soeur Mariange était une petite personne grasse et replète, tout en embonpoint, avec une figure rougeaude. Soeur Philomène, anguleuse et sèche comme un sarment, avait dû toujours être laide, et elle en gardait une rancune à tout l'univers. Elle ignorait d'ailleurs parfaitement la vie, et, par certains côtés, elle était d'une innocence enfantine.

Pardaillan souleva son chapeau avec politesse.

—N'approchez pas! Arrêtez! cria Philomène.

Le bon Pardaillan, qui s'était déjà arrêté devant cette injonction palpitante, demeura interloqué. Charles d'Angoulême, à son tour, salua et dit:

—Madame...

—Ne me parlez pas! interrompit la vieille femme avec un geste de pudeur outragée. Qu'espérez-vous? parlez! Je lis vos intentions perverses sur vos visages!

Ici Pardaillan fut pris d'un éclat de rire qui, malgré ses soucis, gagna aussitôt le jeune duc.

—Par tous les diables, s'écria Pardaillan, avons-nous l'air de Maures ou de Turcs? Sommes-nous faits comme des gens qui viennent violenter la vertu de deux femmes d'apparence aussi vénérable?... Non, madame, ne redoutez de nous aucune entreprise malséante. Nous venons simplement vous prier de nous donner un renseignement. Et, pour achever de vous rassurer, je vous dirai que mon ami que voici a eu un grand malheur... il aime une jeune fille—oh! ne craignez rien, ce n'est pas une religieuse—et cette jeune fille a été enlevée.

—Pauvre jeune homme! murmura soeur Philomène en regardant le petit duc avec intérêt.

Or, continua Pardaillan, il y a ici une femme, une bohémienne, que j'ai menée moi-même jusqu'au porche du couvent, et à qui on a bien voulu donner l'hospitalité. Cette bohémienne peut nous être d'un précieux secours pour retrouver celle que nous cherchons... et nous voudrions la voir.

—J'ai vu la femme dont vous parlez, dit alors soeur Mariange, qui jusque-là avait rempli le rôle de personnage muet.

Charles fit vivement deux pas vers la soeur Mariange.

—Madame, dit-il d'une voix émue, faites que je puisse voir la bohémienne, et vous n'aurez pas obligé un ingrat.

—La charité chrétienne nous fait un devoir d'obliger le prochain. Vous voulez parler à la bohémienne? dit-elle. Eh bien, vous voyez ce vieux pavillon, là-bas, près de la brèche?... Elle y est en ce moment: je l'ai vue y entrer.

Pardaillan et Charles n'en écoutèrent pas davantage et se dirigèrent en toute hâte vers le pavillon Signalé.




XXV

L'ÉTÉ DE LA SAINT-MARTIN

Pendant que Charles et Pardaillan pénétraient dans le vieux pavillon, les deux laquais, c'est-à-dire Picouic et Croasse, demeuraient au-dehors en sentinelle. Le premier avait été posté au pied de la brèche. Le second devait rester à l'entrée même du pavillon.

Croasse qui, bien à contrecoeur, était passé foudre de guerre, commença par jeter tout autour de lui un regard menaçant. Et il mit la dague à la main. Cependant, ayant constaté que le potager, en fait d'ennemis, ne présentait à ses regards que de modestes herbages légumineux, il commença à se dire que le moment d'une nouvelle bataille, n'était sans doute pas arrivé. Il éteignit donc le feu de son regard, et tout doucement rengaina sa dague, en murmurant:

«Je les verrai bien toujours venir.»

En attendant, par mesure de simple prudence et pour ne pas s'exposer inutilement, il quitta à petits pas le poste où il avait été mis en surveillance et se dirigea vers un hangar où étaient remisés les ustensiles de jardinage: faible abri, mais abri tout de même. Or, juste comme il allait atteindre le hangar et s'y terrer, une ombre parut. Croasse bondit. Ce n'était pas l'ennemi: c'était soeur Philomène.

—Arrêtez, pour l'amour de Dieu, s'écria-t-elle en voyant Croasse tirer un pistolet de sa ceinture.

Croasse, voyant qu'il n'avait affaire qu'à une femme déjà âgée et paraissant toute saisie de frayeur, remit le pistolet à sa place. Cependant soeur Philomène avait joint les mains avec admiration:

—Comme vous devez être brave! dit-elle.

—Malheur à moi! songea Croasse. Cela se voit donc?... Que me voulez-vous, ma digne femme? ajouta-t-il tout haut.

Philomène demeura interloquée. Elle n'avait pas prévu cette question si simple. Au fait, que voulait-elle?...

Philomène vivait depuis treize ans dans le fantastique couvent. Elle avait quarante-cinq ans et paraissait dix ans de plus; elle avait toujours été trop laide pour tomber dans le péché. Elle n'était pas une dévergondée.

Devant la question du prudent Croasse qui avait tout à coup soupçonné en elle un ennemi, Philomène baissa donc les yeux, soupira et se mit à lisser le bout de son tablier, comme eût pu faire une petite fille à qui on dit pour la première fois qu'elle est jolie. C'était grotesque, c'était hideux, c'était navrant peut-être, mais c'était d'une profonde sincérité: Philomène, soeur Philomène, avait reçu le coup de foudre!

—Enfin, reprit Croasse, vous n'êtes pas venue seulement pour le plaisir de me contempler, je pense?

Philomène releva les paupières, et, avec la hardiesse de son innocence, répondit:

—Si fait!... vous êtes si beau!... foi de Philomène!

—Oh! oh! songea Croasse. Est-ce que j'étais aussi, sans le savoir, un bourreau de coeurs?...

Il examina d'un oeil plus bienveillant Philomène qui palpitait, et la vit moins laide, moins vieille qu'elle n'était.

Voyant l'effet que ce mot avait produit sur Croasse, Philomène s'enhardit encore et murmura:

Je venais vous prier de visiter avec moi nos jardins...

Invité à visiter en compagnie de Philomène les fruits et les fleurs du jardin. Croasse comprit qu'il était de son devoir de répondre par une galanterie telle qu'on pouvait en attendre d'un bourreau de coeurs et d'un véritable héros d'armes; il ouvrit un large bec et croassa:

—O Philomène! que ne puis-je cueillir la fleur de votre modestie et les fruits de votre vertu!

C'était une déclaration que Croasse jugea audacieuse et Philomène décisive. Tous deux un instant demeurèrent ébahis, effarés; Philomène était confuse et palpitante de sentir qu'elle tombait dans les abîmes du péché. Croasse, de plus en plus audacieux et se sentant irrésistible, saisit une main de Philomène.

Très astucieusement, Philomène tirait Croasse vers un coin désert de la communauté dont l'approche était depuis quelques jours sévèrement interdite aux religieuses. Philomène trouvait avantage à gagner ce lieu où s'élevait une petite construction entourée de palissades, afin de pouvoir continuer l'entretien avec Croasse à l'abri de toute indiscrétion. Grâce à de savants détours, Philomène put atteindre la région désirée.

—Il ne s'agit plus maintenant que d'entrer dans l'enceinte, murmura-t-elle faiblement. C'est une charmante retraite où personne ne pourra venir surprendre nos paroles...

Philomène avait cramponné sa main sèche au bras de Croasse. Sans plus d'explication, elle le traîna jusqu'à la porte de la palissade. Cette porte se trouvait fermée.

—Attendez! fit Croasse bouillonnant d'ardeur et d'audace, je vais sauter par-dessus la palissade, et quand je serai à l'intérieur je pourrai facilement vous ouvrir.

Déjà Croasse entreprenait l'escalade; quelques instants plus tard, il sautait dans l'enclos, et sans perdre une seconde se prépara à ouvrir à Philomène. A ce moment, il entendit derrière lui le bruit précipité de pas légers. Il se retourna et étouffa un cri de stupéfaction: une jeune fille accourait vers lui, cheveux épars, mains jointes, regard suppliant... une enfant adorablement belle dans sa terreur même.

—O monsieur, supplia-t-elle, qui que vous soyez, sauvez-moi! Emmenez-moi d'ici!...

—La petite chanteuse!... Violetta!... s'écria Croasse.

A cette voix, la jeune fille parut reconnaître soudain celui à qui elle s'adressait ef s'arrêta.

—Ah! murmura-t-elle avec accablement, ce n'est pas un sauveur! Ce n'est qu'un aide de Belgodère!...

Et deux larmes roulèrent sur ses joues pâlies.

—Violetta! Ici, répéta Croasse.

Croasse n'eut pas le temps d'en dire plus long! Sur le seuil de la maisonnette apparaissait à cet instant quelqu'un qu'il ne connaissait que trop bien: c'était Belgodère!...

Le bohémien faisait tournoyer un gourdin de cornouiller de respectable apparence. Croasse pâlit et, poussant un long gémissement, flageola, sur ses longues jambes.

La pauvre petite baissa la tête et se dirigea lentement vers la maisonnette dans laquelle elle disparut. Belgodère se retourna vers Croasse... Celui-ci, mettant à profit le court instant où il lui avait semblé que son terrible patron ne le regardait pas, s'était élancé pour franchir la palissade. Mais Belgodère le guettait du coin de l'oeil: au moment où l'infortuné Croasse allait enjamber la palissade, il fut saisi par le mollet et violemment ramené au sol.

Belgodère saisit rudement Croasse par le bras et gronda:

—Ah ça! que fais-tu ici?

—Maître, balbutia Croasse, mais... je vous cherchais!...

—Eh bien, puisque tu me cherchais, tu m'as trouvé. Arrive!... Marche, ou gare la trique!...

Quelques instants plus tard. Croasse, blême d'épouvante, entrait à son tour dans la maisonnette. Philomène, à travers les planches mal jointes, avait assisté à toute cette scène. Alors, saisie de crainte, elle s'était enfuie rapidement et, retrouvant soeur Mariange, lui racontait tout. Et, lorsque ce récit fut terminé, soeur Mariange tomba dans une profonde méditation. Sous ses dehors frustes, c'était une matoise habile à tout comprendre et surtout à tirer bon parti de ce quelle avait une fois compris.

—Écoutez, soeur Philomène, fit-elle, c'est très grave, ce que vous venez de me dire. Je crois que Mme de Beauvilliers prendrait des mesures terribles contre nous si elle savait que nous savons...

—Jésus! Vous m'effrayez!...

—Ce qui est sûr, c'est que, si vous parvenez à taire votre langue...

—Et qu'y gagnerai-je? s'écria Philomène.

—La vie assurée! Songez à cela, soeur Philomène.

Mariange se dirigea rapidement vers le vieux pavillon qu'elle avait elle-même désigné à Pardaillan et à Charles d'Angoulême. Mais ce fut en vain qu'elle y pénétra précipitamment. Le pavillon était vide.




XXVI

L'ENCLOS DU COUVENT

Lorsque le lamentable Croasse, tremblant de tous ses membres, fut entré dans la maisonnette, Belgodère qui le suivait, son terrible gourdin au poing, ferma la porte soigneusement et s'adressant à son piteux hercule que la frayeur rendait vacillant comme un homme ivre:

—Or ça, tu me cherchais, m'as-tu dit...

Croasse, qui louchait lamentablement sur la menaçante trique, bégayait éperdument, ne sachant à quel saint se vouer.

—Cornes du diable! fit Belgodère, peu patient de son naturel, es-tu mué en mouton moutonnant?... Tu bêles et ne réponds pas?... Faut-il te délier la-langue?

—Si je vous dis la vérité, vous ne frapperez pas? interrogea Croasse anxieusement.

—Cela dépendra de ce que tu me diras... Va!...

Croasse vit bien qu'il fallait se contenter de ces paroles, si peu encourageantes fussent-elles, et qu'il ne tirerait pas davantage de ce maître qu'il maudissait du fond de l'âme. La vue du solide gourdin au poing robuste du bohémien paralysait tous les efforts de son imagination. Si bien que, sur un geste d'impatience de son bourreau, il résolut tout uniment de dire la vérité toute nue sans s'inquiéter des suites qu'elle pourrait avoir pour ses nouveaux maîtres: le sire de Pardaillan et le duc d'Angoulême qu'il regrettait amèrement en ce moment, car ceux-là du moins ne lui pariaient pas la matraque au poing. Ce fut donc d'une voix mal assurée qu'il commença son récit:

—Voilà, maître... Votre disparition soudaine... nous a laissés, Picouic et moi, dans un cruel embarras... l'hôte de l'auberge de l'Espérance nous ayant mis dehors, nous ne savions que devenir!

—Cet animal a raison au fait, murmura Belgodère.

Notons ici que Croasse mentait effrontément, car on se souvient que Picouic et lui avaient bellement profité d'une absence du bohémien pour gagner la rue et se mettre en quête d'un maître, et que, ce maître, ils croyaient bien l'avoir trouvé en la personne du chevalier de Pardaillan.

Mais, si peu perspicace qu'il fût, Croasse avait fort judicieusement fait cette remarque que son ancien patron, s'il avait été au fait de cette désertion, aurait commencé par le rosser sans plus attendre, et il en avait conclu, non sans raison, que, s'il ne l'avait pas fait, c'est qu'il l'ignorait. Aussi, voyant que Belgodère ne relevait sa phrase par aucun argument frappant, respira-t-il plus librement et continua-t-il avec plus d'assurance:

—Nous avons erré plusieurs jours autour de l'auberge et, ne vous voyant pas revenir, pensant que pour des raisons... excellentes sans doute... vous aviez décidé de nous quitter... comme il nous fallait vivre quand même, nous nous sommes mis en quête d'un autre maître qui... en attendant votre retour... voulût bien nous donner le gîte et la pitance.

—Bref, dit Belgodère, vous m'avez abandonné... Et ce nouveau maître, comment se nomme-t-il?

Ici Croasse eut un instant la velléité de nommer Pardaillan, mais le désir légitime qu'il avait d'éblouir par sa nouvelle position fit qu'il donna la préférence au duc, dont le titre était autrement pompeux et imposant que celui, modeste, de chevalier. Aussi répondit-il avec orgueil, en se rengorgeant:

—C'est Mgr le duc d'Angoulême!...

Belgodère bondit, n'en pouvant croire ses oreilles.

—Peste! fit le bohémien qui réfléchissait profondément, mes compliments... Il est honorable pour moi d'être remplacé par un duc... un fils de roi...

Croasse, qui n'entendait pas malice, se gonflait démesurément et oubliait presque le gourdin, cependant, toujours aux mains du bohémien. Celui-ci, toujours ironique, reprenait:

—Tout cela ne me dit point comment et pourquoi je vous ai rencontré si inopinément, monsieur Croasse.

—Ah! voilà, dit monsieur Croasse. Il paraît que mon jeune maître—à ce que j'ai cru comprendre du moins par des bribes de conversations surprises de-ci de-là—, mon jeune maître est amoureux... d'une jeune fille qui a disparu soudainement.

—Est-ce possible!... fit Belgodère en serrant nerveusement son bâton.

—Or, il y a, paraît-il, dans ce couvent une bohémienne...

Belgodère tressaillit.

—Une bohémienne qui prédit l'avenir d'une façon miraculeuse... Mon jeune maître, monseigneur le duc, est venu ici pour la consulter, pensant qu'elle pourrait lui dire, peut-être, ce qu'est devenue la jeune fille... une noble demoiselle, belle comme le jour... dont il est amoureux.

—En sorte que c'est pour consulter cette bohémienne... que le duc d'Angoulême est venu ici? C'est très remarquable!... Mais vous? Comment vous ai-je trouvé devant cette palissade... que vous aviez escaladée?...

Croasse toussa légèrement.

—Moi? dit-il, j'avais été laissé dans le jardin... seul... et comme j'avais aperçu des figures... qui ne m'inspiraient aucune confiance... j'avais résolu de passer de ce côté-ci de la palissade... pour mieux surveiller ces figures suspectes...

—Oui-da!... en sorte qu'au service de votre nouveau maître vous seriez devenu brave... Ah! sacripant! éclata soudain le bohémien, qui saisit incontinent Croasse stupéfait au collet et laissa retomber à bras raccourci son bâton sur sa squelettique échine, ah! scélérat, gibier de potence!... tu te moques de moi!

Tout en parlant, Belgodère frappait à tour de bras. D'abord saisi d'étonnement, Croasse s'était laissé choir sur le sol en gémissant.

Puis les gémissements s'étaient haussés d'un ton et enfin s'étaient transformés en hurlements qui déchiraient l'air chaque fois que le terrible bâton tombait sur ses épaules.

—Debout, chien! s'écria le bohémien en le frappant du pied, debout et écoute...

Toujours geignant. Croasse se redressa péniblement.

—Ah! tu es venu m'espionner ici!... Ah! ton scélérat de maître veut enlever Violetta... Eh bien, écoute: je vais sortir... sois tranquille, tu seras soigneusement enfermé ici... avec Violetta... je reviens dans un instant... si je ne retrouve pas Violetta ici... si quelqu'un s'est approché de la palissade... je t'arrache la langue...

Belgodère ferma soigneusement toutes les portes et se rendit tout droit chez l'abbesse Claudine de Beauvilliers à qui il raconta tout ce qu'il savait ou devinait. Celle-ci se chargea d'aviser séance tenante la princesse Fausta qui prendrait telles mesures qu'elle jugerait utiles, cependant que Belgodère regagnait promptement la maisonnette où il retrouvait tout comme il l'avait laissé.




XXVII

LES AMANTS

Le prince Farnèse, en reconnaissant Léonore de Montaigues dans la bohémienne Saïzuma, avait eu la violente impression d'être ramené de seize ans en arrière.

Léonore avait à peine changé.

La sensation de stupeur et d'effroi s'effaça peu à peu de l'esprit de Farnèse. L'amour, à cet instant, triompha dans son coeur. Lentement, il se releva et murmura:

—Vous devez me haïr. Vous avez raison. Mais, quand je vous aurai tout dit, peut-être me haïrez-vous un peu moins.

Il parlait d'une voix humble et basse. Il osait à peine jeter un regard sur cette femme qu'il n'avait cessé d'aimer.

Dans le temps où il l'avait cru morte, il lui avait semblé que cet amour s'était étouffé. A corps perdu, il s'était jeté dans la prodigieuse aventure: opposer Fausta à Sixte-Quint, bouleverser la Chrétienté... oublier enfin. Maintenant, il comprenait l'inanité de ces tentatives.

Jean Farnèse, dans la ruée à la conquête de l'amour, s'était brisé les reins dans ce lamentable épisode de la vie des coeurs: l'arrivée de Léonore dans Notre-Dame... Léonore morte, le cardinal avait cherché une autre voix, d'autres dérivatifs à la violente activité de son âme.

Léonore retrouvée vivante, il revenait à l'amour. Il eut un espoir fou: reconquérir Léonore, aimer encore, être aimé encore, fuir, fuir avec elle...

D'un mot, montrons-le tel qu'il était; il oubliait Violetta!... Il oublia qu'il avait une fille, que cette fille était morte, et qu'il était là pour frapper la Fausta. Il cherchait des termes de passion qui allaient réveiller l'étincelle dans le coeur de Léonore... Vaguement, dans un geste de supplication, il tendit les mains, et tout à coup, sans bruit, sans secousse, il se prit à pleurer.

Farnèse n'avait pas pleuré depuis seize ans. Farnèse n'avait pas pleuré lorsqu'il avait demandé la vie de sa fille à Fausta. Farnèse pleurait devant Léonore.

—Vous pleurez? demanda Léonore avec une grande douceur de pitié. Vous avez donc, vous aussi, des douleurs?... Les douleurs s'en vont avec les larmes. Moi, je ne peux pas pleurer, et c'est pourquoi je garde mes douleurs qui m'oppressent, qui m'étouffent...

Le cardinal avait relevé la tête. Une immense stupeur s'emparait de lui... Quoi! C'était Léonore qui parlait ainsi!... Pas de reproches!... Rien que de la pitié!... Il trembla.

—Dites, reprit Léonore, quelle est votre souffrance? Pourquoi pleurez-vous? Peut-être pourrai-je vous consoler?

—Oh! rugit le cardinal en lui-même, mais elle ne me reconnaît donc pas!... Léonore!... Léonore!... râla-t-il.

Elle le regarda avec un étonnement qui le déchira.

—Léonore? dit-elle. Quel nom prononcez-vous là?... Pauvre fille!... Taisez-vous, car vous pourriez la réveiller...

Cette fois, la terreur fit irruption dans l'âme du cardinal.

—Écoutez, poursuivit Léonore, je vais vous dire votre bonne aventure.

En même temps, elle saisit la main du cardinal qui, à ce contact, frissonna longuement.

—Folle! bégaya-t-il, folle!... Plus que morte!...

A ce moment, la porte du pavillon s'ouvrit, et deux hommes entrèrent. C'étaient Charles et le chevalier de Pardaillan, qui, devant cette scène imprévue, s'arrêtèrent au seuil...

Le cardinal ne les vit pas. De toute sa passion palpitante, il répéta le nom de l'adorée, comme si avec ce nom il eût voulu réveiller ses souvenirs et sa raison.

—Ecoute! écoute! haleta le cardinal. Tu ne reconnais donc pas ton amant? Regarde-moi. Je suis celui que tu as aimé!... Celui qui est devant toi, c'est Jean Farnèse!...

Il la secoua violemment. Soudain il s'écria:

—Ta fille! Voyons, que tu ne me reconnaisses pas, soit! Mais tu es mère. Ta fille! Ta Violetta...

—Que dit-il? palpita Charles d'Angoulême.

—Silence! dit le chevalier. Il se passe ici quelque chose d'effroyable.

—Ta Violetta! rugissait Farnèse. Elle s'appelle Violetta... Ta fille.... Il faut donc pour t'émouvoir que je frappe comme tu fus frappée jadis... Ecoute!... Tu avais une fille!... Elle a souffert plus que toi... et maintenant... elle est morte!...

—Qui a dit que Violetta est morte? cria une voix avec un sanglot déchirant.

Le cardinal éperdu vit devant lui un jeune homme aux traits nobles et doux, à la figure ravagée en ce moment par une effroyable douleur. Saïzuma, comme si toute cette scène ne l'eût pas regardée, avait reculé.

Farnèse se tourna vers ce jeune homme qui venait d'apparaître et qui sanglotait.

—Qui êtes-vous? demanda-t-il d'une voix démente.

—Oh! s'écria Charles avec un accent qui fit frémir le cardinal d'effroi, et Pardaillan de pitié, vous avez dit qu'elle est morte!... Violetta morte!...

Et une sorte de fureur s'empara du malheureux jeune homme, il saisit violemment le bras de Farnèse.

—Qui êtes-vous?... Qui est cette femme? Pourquoi dites-vous que Violetta est morte? Comment le savez-vous?...

Hagard, livide, d'une voix si triste et si déchirante que Charles en demeura plein d'angoisse, le cardinal répondit:

—Qui je suis... Un malheureux qu'une femme a maudit dans une heure terrible. Regardez-moi... Je suis le cardinal prince Farnèse, l'amant de Léonore de Montaigues, le père de Violetta...

—Son père! haleta Charles.

—Sa mère! murmura Pardaillan en jetant un regard de pitié sur la bohémienne Saïzuma.

—Fuyez! reprit le cardinal hors de lui; fuyez, jeune homme! Ne me touchez pas! Tout ce qui me touche est maudit!...

Pardaillan lui mit la main sur l'épaule.

—Monsieur le cardinal, dit-il, soyez homme. Voici mon ami, M. le duc d'Angoulême... il aimait la pauvre petite Violetta... Vous dites qu'elle est morte... vous ne pouvez tout au moins refuser à cet enfant la terrible consolation de savoir comment elle est morte...

—Comment? bégaya Farnèse... morte... assassinée.

Pardaillan tressaillit. La pensée du duc de Guise traversa son cerveau.

—Assassinée! dit-il froidement. Par qui?

—Par une femme... une tigresse... oh! je l'ai laissée échapper!... Malheur sur moi, malheur sur vous, puisque je ne l'ai pas tuée quand je la tenais!...

—Cette femme! cette femme! frémit le chevalier tandis que Charles haletant se rapprochait pour entendre le nom de la maudite.

Le cardinal fit sur lui-même un puissant effort et parvint à reconquérir un peu de son calme:

—Cette femme, dit-il, ne vous avisez pas de vous heurter à elle; vous seriez brisés comme verre. Duc d'Angoulême, et vous aussi, monsieur, prenez garde à cette femme; puisque vous avez connu et aimé Violetta, elle doit vous connaître et vous haïr... fuyez, s'il en est temps...

—Cette femme qui a assassiné Violetta c'est donc...

—Elle s'appelle Fausta!...

—Bon, grommela Pardaillan, je vois que je l'avais bien jugée! Eh bien, Fausta du diable, puisque tu ne te mêles pas seulement de faire des rois, puisque tu te mêles aussi de tuer... pardieu! à nous deux!...

Farnèse, déjà, s'était retourné vers Léonore. Mais, maintenant qu'elle avait remis son masque rouge, le charme était rompu. Il joignit les mains, et d'une voix basse:

—Léonore, je t'aime toujours!... Léonore, maudis-moi; mais fuyons ensemble... Ton coeur, je le réchaufferai... ton âme, je la réveillerai...

Saïzuma eut ce rire terrible qui avait déjà glacé Farnèse.

—Jean de Kervilliers! hurla-t-elle, que me veux-tu? Où veux-tu m'entraîner? O mon père, où êtes-vous?... Silence, tous!... La cloche a sonné... voici le maudit qui soulève l'ostensoir et va bénir l'assemblée...

Un gémissement lugubre râla sur les lèvres de Farnèse qui recula encore.

—Le maudit! murmura-t-il. Oui, maudit! Bien maudit!...

Et il s'enfuit, éperdu, chancelant, Le chevalier, alors, essuya la sueur qui coulait de son front.

—Venez, dit-il en saisissant le bras de Charles, sortons de ce couvent où l'air retentit de malédictions...

Charles, d'un signe, lui montra Saïzuma.

—Sa mère! murmura le jeune homme.

Il se rapprocha vivement de Saïzuma.

—Madame, dit-il avec douceur, voulez-vous venir avec moi?...

Saïzuma, un instant, le considéra avec attention.

—Je veux bien, dit-elle enfin. Je ne vois rien dans les lignes de votre visage qui m'inspire défiance ou épouvante.

Pardaillan, prenant la main de la bohémienne, la mit dans celle de Charles qui tressaillit douloureusement. Et il marcha en avant... Dehors, il retrouva Picouic, fidèle à son poste sur la brèche. Quant à Croasse, il avait disparu.

Ce fut à ce moment que soeur Mariange, ayant trouvé le pavillon vide, alla voir sur la brèche. Elle regarda au loin et ne vit personne. Mais Mariange était obstinée. Elle croyait avoir trouvé une occasion de faire fortune et elle était décidée à ne pas la laisser échapper. Elle commença donc à descendre précipitamment les pentes de la colline, se dirigeant vers la Grange-Batelière. Et, lorsqu'elle fut arrivée à deux cents pas des murs de Paris, elle eut la satisfaction d'apercevoir un groupe qui s'enfonçait sous la porte Montmartre; dans ce groupe, elle reconnut aussitôt la bohémienne à son manteau bariolé.

Soeur Mariange, sans hésitation, se mit à courir de ses petites jambes courtaudes et s'engouffra à son tour sous la porte. Elle arriva à temps pour voir Saïzuma, toujours escortée de Pardaillan et de Charles, tourner à gauche et entrer dans une auberge. Comme elle ne savait pas lire, elle ne put en déchiffrer l'enseigne. Alors, elle interrogea une femme.

—La Devinière... bon!... grommela-t-elle en enfonçant ce nom dans sa mémoire.

Soeur Mariange se mit alors à faire les cent pas, réfléchissant sur cette aventure. Devait-elle parler à ces étrangers comme elle en avait eu l'intention?... C'était peut-être un moyen de gagner de l'argent, mais aussi de s'attirer la colère de l'abbesse.

—J'ai trouvé, fit-elle tout à coup. D'après tout ce que j'ai pu voir et entendre, l'abbesse a un gros intérêt à ne pas perdre de vue cette bohémienne du diable. Alors, moi, je lui révèle la retraite de la bohémienne et, comme récompense, je demande dix écus d'or... au moins!

Ayant ainsi combiné son petit plan, elle reprit en hâte le chemin de l'abbaye et, y étant parvenue, se présenta aussitôt devant l'abbesse qui venait de recevoir la visite de Belgodère et qui, à ce moment même, achevait une lettre. Claudine de Beauvilliers écouta attentivement le récit de Mariange, la félicita de sa vigilance et murmura:

—Au fait, voilà une messagère toute trouvée...

Alors, à la lettre qu'elle venait d'écrire, elle ajouta un long post-scriptum. Puis, ayant plié et cacheté sa missive, elle se tourna vers Mariange et dit:

—C'est un grand service que vous venez de nous rendre, ma soeur. Il faut que vous en soyez récompensée. Prenez donc cette lettre; celle à qui vous allez la porter vous récompensera mieux que je ne pourrai le faire. Seulement prenez garde que, si vous perdiez cette missive ou si quelqu'un vous l'enlevait, ce serait un grand malheur pour moi, donc pour l'abbaye, donc pour vous-même.

Et elle se hâta de donner à Mariange les instructions nécessaires pour que la lettre pût parvenir à destination.

L'adresse était ainsi conçue:

«A Madame la princesse Fausta, en son palais.»




XXVIII

CONSEIL DE GUERRE

Cependant Paris s'agitait. La noblesse, étonnée de l'inertie de Guise, commençait à prendre peur. On se répétait sous le manteau que le chef suprême de la Ligue trahissait.

Les bourgeois, de leur côté, recommençaient les patrouilles armées et faisaient entendre des murmures précurseurs de l'émeute.

Le lendemain de ce jour où soeur Mariange fut chargée par Claudine de porter une lettre à Fausta, l'agitation était à son comble. Vers quatre heures de l'après-midi, le duc de Guise était enfermé dans son cabinet avec Maurevert. Le duc se préoccupait fort peu de l'émotion des Parisiens; il savait qu'il n'avait qu'à parler pour être acclamé.

Guise était sombre. Pour lui, comme pour Charles d'Angoulême, Violetta était perdue. Il allait et venait dans le vaste et somptueux salon qui lui servait de cabinet. La tête penchée sur la poitrine, il n'écoutait Maurevert que d'une oreille distraite. En effet, Maurevert lui rendait compte de l'état de Paris, de la colère qui commençait à gronder, de l'impatience des bourgeois, des soupçons de plusieurs gentilshommes qu'il nommait...

Pourtant Guise dressa tout à coup les oreilles et s'arrêta devant Maurevert, lorsque celui-ci en vint à prononcer un nom. Ce nom, c'était celui du chevalier de Pardaiïlan.

—Eh bien? dit-il, l'as-tu retrouvé?

—Hélas! non, monseigneur.

—Et le bâtard d'Angoulême? reprit Guise.

—Monseigneur, si nous retrouvons le Pardaillan, nous mettons du même coup la main sur Charles.

—Ah! continua amèrement le duc, si tu haïssais cet homme, ce misérable Pardaillan, comme je le hais... tu ne l'aurais pas perdu de vue ni laissé sortir de Paris!

—Monseigneur, j'ai la conviction que Pardaillan n'a pas quitté Paris.

—Qui te le fait croire?

Maurevert frissonna et il murmura;

—Tant que je serai à Paris, il y sera...

—Je ne te comprends pas, dit Guise d'un air narquois; mais je ne veux me souvenir que d'une chose: c'est que, sur notre prise de la butte Saint-Roch, tu devais toucher deux cent mille livres, et que, ces deux cent mille livres, tu les abandonnais pour avoir la joie de voir Pardaillan mort une bonne fois... Puisque cet homme est à Paris, puisque tu le hais, que ne le cherches-tu?... Aurais-tu peur... toi!

Maurevert cherchait une réponse, lorsque le valet familier de Guise ouvrit la porte et annonça que Bussi-Leclerc, le gouverneur de la Bastille, venait d'arriver.

—Qu'il entre! qu'il entre!... Lui aussi doit avoir une dent féroce contre le Pardaillan, et il nous aidera...

—Te voilà, mon pauvre crucifié, ricana le duc qui était sans pitié pour les mésaventures des autres, comment vas-tu? Par la barbe du pape, sais-tu que tu faisais une plaisante figure sur ton aile de moulin!

—Le spectacle devait être assurément fort galant, dit Bussi, glacial.

—Ne te fâche pas, dit le duc en riant plus fort. Je te revois encore les pieds au ciel, la tête en bas, roulant des yeux terribles... allons, ne grince pas des dents, c'est moi qui t'ai détaché... Il était temps, hein?

—Hé, monseigneur, j'aurais voulu vous y voir!

—Donc, tu en veux fort au Pardaillan?...

—Oui, mais pas de cela! gronda Bussi-Leclerc.

Il songeait à ce duel où, pour la première fois, il avait été désarmé, vaincu.

—Monseigneur, reprit-il, j'ai d'étranges choses à vous rapporter. Il y a de rudes émotions dans Paris!

—Bon! Et que veulent encore nos Parisiens?

—Ils veulent un roi, monseigneur!

—Un roi, un roi! gronda Guise. Ils en avaient un, ils l'ont chassé. Oui, je sais ce que tu vas dire. C'est moi qu'ils veulent. Eh! pardieu, qu'ils attendent!

—Aussi les Parisiens attendent-ils que vous vous rendiez au Louvre; mais, pour prendre patience, ils s'amusent ou plutôt nous cherchons à les amuser. Je leur ai promis les Fourcaudes à pendre un peu, dit Bussi-Leclerc en ricanant.

Les Fourcaudes, c'étaient les deux filles du procureur Fourcaud, lequel avait été arrêté deux mois avant la fuite de Henri III et enfermé à la Bastille comme suspect d'hérésie; le jour où on l'avait arrêté, ses deux filles avaient crié qu'elles aussi étaient de la religion nouvelle, c'est-à-dire protestantes; on les avait donc traînées à la Bastille, où leur père n'avait pas tardé à succomber.

Sommées d'abjurer, moyennant quoi on leur offrait la liberté, les filles de Fourcaud avaient répondu qu'elles préféraient mourir. L'une de ces infortunées s'appelait Jeanne; elle avait dix-sept ans et était jolie à damner un saint; l'autre s'appelait Madeleine et avait vingt ans.

—Je leur ai promis les Fourcaudes, continua Bussi-Leclerc. Ils étaient tout à l'heure dix mille qui m'assourdissaient de leurs cris et qui se démenaient le long des fossés de la Bastille. J'ai fait entrer une douzaine des plus enragés, je leur ai demandé ce qu'ils voulaient.

—Nous voulons pendre et brûler les hérétiques «Fourcaudes», ont-ils dit tout d'une voix...

—Et alors? dit Guise en bâillant.

—Alors, monseigneur, il y aura demain un beau feu de joie en lequel les damnées Fourcaudes seront bellement grillées, non toutefois sans avoir été un peu pendues.

—Le sire de Maineville demande à être introduit auprès de Monseigneur, dit à ce moment un valet.

Guise fit un signe. La porte s'entrouvrit, laissant voir la salle remplie de gentilshommes armés, qui attendaient anxieusement les décisions qu'allait prendre le maître, le roi de Paris. Maineville entra, et, comme s'il se fût trouvé devant le roi, attendit en silence.

—Parle, dit Guise, qu'as-tu à nous raconter?

—Monseigneur, j'ai à dire qu'il y a dans Paris une étrange émotion. Vos Parisiens enragent de soif... et, pour une soif pareille, monseigneur, il faut une boisson rouge. Il n'y a que le sang pour étancher la soif des Parisiens quand ils se mettent à crier.

—Eh bien, qu'on leur en donne! dit Guise. Demain, les Fourcaudes...

Il se fit un moment de silence. Ces nouvelles, successivement apportées à Guise par Bussi-Leclerc, par Maineville et par d'autres qui les avaient précédés, lui indiquaient qu'il était temps de prendre une décision. Et c'était justement devant cette décision qu'il reculait encore.

Pendant ces journées où nous le voyons si hésitant, si tourmenté d'un amour qui le rongeait. Guise était aussi préoccupé d'une pensée de vengeance. L'affaire de la place de Grève avait remis en sa présence ce Pardaillan dont, depuis l'effroyable journée de la Saint-Barthélémy, il avait gardé un terrible souvenir. Or, le même Pardaillan venait de lui porter un coup qui pouvait être mortel.

On avait fouillé le moulin et le logis du meunier, on avait creusé la terre, sondé les murs, et on n'avait retrouvé aucune trace des précieux sacs qui pourtant existaient!... Donc, Pardaillan avait fait partir l'argent!... Pourquoi?

Quoi qu'il en fût. Guise était frustré, volé!... Et où était ce Pardaillan, à cette heure? Qui pouvait le dire?...

Comme Maineville venait d'achever son récit, et que Guise roulait ces diverses pensées, le valet entra pour la troisième fois et remit une lettre au duc qui, ayant examiné la suscription, se hâta de briser le cachet. Les trois courtisans virent alors un livide sourire passer sur le visage du duc et ils l'entendirent murmurer:

—Nous le tenons!...

Cette lettre était de Fausta!... Et Fausta, prévenue elle-même par Claudine de Beauvilliers, annonçait au duc que Pardaillan et Charles d'Angoulême se trouvaient à Paris.

«Demain, ajoutait la princesse en terminant, demain je vous dirai l'endroit exact où vous pourrez saisir cet homme.»

—Tu disais, demanda Guise à Maurevert, que ton ami Pardaillan se trouve encore à Paris?

—J'en répondrais! répondit Maurevert en frissonnant.

—Eh bien, tu as dit la vérité... Cette fois, je pense qu'il ne nous échappera pas. Et pour commencer, Maurevert, ordre à toutes les portes de Paris de ne plus laisser passer âme qui vive. Va, et fais diligence.

Maurevert s'élança, et, donnant des ordres à son tour, expédia sur tous les points de Paris des messagers porteurs de la décision ducale. Moins d'une heure plus tard, toutes les portes de la ville se fermaient, tous les ponts-levis se levaient et le bruit courait dans Paris enfiévré que l'armée de Henri III, unie à celle du roi de Navarre, avait été signalée.

Dans le cabinet du duc de Guise, Maurevert, Bussi-Leclerc et Maineville faisaient des projets au sujet des supplices réservés à Pardaillan arrêté.




XXIX

LA VIERGE GUERRIÈRE

Nous sommes au soir de cette même journée. Au fond de son mystérieux palais, Fausta est assise à une table sur laquelle est étalée la lettre de l'abbesse Claudine de Beauvilliers. Elle a revêtu un costume de cavalier tout en velours noir sur lequel se détache la jaquette de cuir fauve, souple cuirasse assez fine pour modeler les contours de cette magnifique statue, assez forte pour défier la pointe d'une dague.

Un loup de velours couvre le visage de Fausta. Une épée est attachée à son baudrier, une véritable rapière, longue et solide, à la garde d'acier bruni. Sur sa tête, dont la chevelure opulente est relevée en torsades noires comme la nuit, elle a posé un feutre orné d'une plume de coq rouge...

Pardaillan aussi porte un feutre sur lequel se balance une plume de coq rouge... Coïncidence? Souvenir?... Qui sait!

Fausta elle-même ignore pourquoi elle a emprunté ce détail de costume au chevalier. Car Fausta, c'est la vierge inviolable, n'ayant de femme que son sexe. Et pourtant Fausta éprouve un trouble qui l'accable. Pour la première fois, Fausta irrésolue comprend enfin qu'elle est encore trop femme pour devenir l'Ange qu'elle a rêvé d'être!...

Cette lettre de l'abbesse, Fausta l'avait relue mille fois. Qu'y avait-il donc dans ces pages qui pût jeter un tel désordre dans une telle âme? Commençons par la fin, c'est-à-dire par le post-scriptum; il contenait le récit de Mariange, c'est-à-dire la fuite, ou plutôt le départ de Saïzuma. Or, Saïzuma, c'était la mère de Violetta. Et avec qui était-elle partie? Avec Pardaillan!... Tout le début de la lettre contenait le récit de Belgodère, c'est-à-dire que le duc d'Angoulême et Pardaillan étaient à la recherche de Violetta.

Fausta, après de longs et terribles pourparlers avec elle-même, venait de découvrir dans son âme un sentiment qui n'y était pas encore.

Elle haïssait Violetta!... Depuis quand?... Depuis la lecture de la lettre!... Habituée à lire en soi-même, Fausta, rugissante de honte et d'impuissance, dut s'avouer la vérité: elle n'avait jusqu'à présent haï Violetta. Elle ne l'avait jamais considérée que comme une pauvre petite fille que le hasard mettait en travers de la route fulgurante qu'elle parcourait et qu'il fallait froidement supprimer...

Elle haïssait maintenant Violetta d'une haine atroce; maintenant, oui, maintenant qu'elle savait ceci: Pardaillan recherchait Violetta!... Pardaillan aimait Violetta!...

Fausta jalouse!

Les décisions, lentement, s'étaient agglomérées dans son esprit, en cette journée où elle avait vécu d'inoubliables heures de lutte et de détresse. Vers midi elle avait expédié un émissaire à Claudine pour lui annoncer sa prochaine visite et elle disait à l'abbesse:

«Vous me répondez sur votre vie de la prisonnière jusqu'à ma visite.»

Vers quatre heures, elle avait écrit au duc de Guise pour lui dénoncer la présence de Pardaillan à Paris. Elle avait hésité à désigner l'auberge de la Devinière... elle s'était accordé jusqu'au lendemain. Pourquoi?...

Il était environ neuf heures du soir lorsque nous la retrouvons accoudée à une table et relisant encore la lettre de Claudine, y cherchant la résolution suprême. A ce moment, Fausta semblait très calme. C'est que, peut-être, la résolution s'était formulée dans son esprit. En effet, elle se leva, brûla la lettre à un flambeau de cire rosé, passa des gants de peau souples s'assura que son épée était en bonne place à son côté, puis, ayant frappé sur un timbre, elle ordonna sans même se retourner, car elle était sûre que quelqu'un était accouru pour recueillir l'ordre:

—Quatre cavaliers d'escorte et un cheval pour moi, à l'instant. Et qu'on aille prévenir Bussi-Leclerc, gouverneur de la Bastille, que je l'irai voir cette nuit même.

Moins de deux minutes plus tard, elle se trouvait dans la rue où les quatre cavaliers attendaient, et où un écuyer lui présentait l'étrier... Une fois qu'elle fut en selle, les cavaliers se placèrent deux en avant, deux derrière elle.

—A l'abbaye de Montmartre! dit alors Fausta.

La petite troupe se mit aussitôt en marche, sortit de la Cité, et se dirigea vers la porte Montmartre. La porte était fermée. Mais l'un des cavaliers de l'escorte montra à l'officier du poste un papier qui portait la signature du duc. L'officier fit baisser le pont-levis.




XXX

VIOLETTA

Lorsque Fausta atteignit l'abbaye de Montmartre, tout était obscur et silencieux. Mais, l'un des cavaliers ayant heurté à la porte d'une certaine façon, le double vantail ne tarda pas à s'ouvrir tout grand. Fausta, ayant mis pied à terre, se fit conduire à l'appartement de l'abbesse.

—La prisonnière? demanda Fausta d'une voix qui étonna Claudine par sa vibration d'inquiétude.

—Elle est toujours là, madame, rassurez-vous...

—Conduisez-moi près d'elle.

Simplement, l'abbesse prit un flambeau et se mit à précéder Fausta. Elle ouvrit la barrière. Belgodère ne dormait jamais que d'un oeil. Il entendit donc les pas de Claudine et de Fausta, et, se jetant à bas du lit de camp où il sommeillait tout habillé, alla ouvrir la porte, méfiant. Il reconnut aussitôt l'abbesse, et s'inclina profondément.

—La prisonnière? répéta Fausta avec cette même émotion que Claudine avait déjà remarquée.

Belgodère la reconnut à la voix; il se courba cette fois jusqu'au sol.

—Ce qu'on me donne à garder, dit-il, je le garde. La prisonnière est là!...

Les deux femmes pénétrèrent dans le logis sommairement meublé d'un petit lit de camp, d'une table et de deux chaises, le tout éclairé par une torche. Claudine tira les verrous d'une porte. Fausta prit le flambeau et dit:

—J'entrerai seule...

A ce moment, d'une soupente qui dominait la première pièce où Claudine et Belgodère attendaient, surgit une tête effarée, au profil burlesque. Cette tête, c'était celle de Croasse.

Croasse dormait dans la soupente, sur un tas de paille. De ce poste élevé, il dominait la chambre, vit entrer Claudine et Fausta. Il vit Fausta pénétrer dans la pièce qui servait de prison à Violetta. Lui aussi se demanda ce que signifiait cette visite nocturne.

Fausta avait déposé sur un meuble le flambeau qu'elle tenait à la main. Un rapide coup d'oeil autour d'elle lui montra la pièce misérable, sans fenêtre, plus triste vraiment qu'une prison. Sur un vieux canapé. Violetta dormait tout habillée. Fausta la contempla ardemment. Lentement, elle détacha son masque et se laissa tomber à ses pieds.

—Belle, murmura-t-elle, certes! Une figure d'ange. Elle est digne vraiment de ce héros de chevalerie qui s'appelle Pardaillan. Comme il doit l'aimer!... Eh bien, qu'il souffre donc, puisqu'il s'est mis en travers de ma route. Quoi! j'aurais jusqu'ici marché au but sublime avec la victorieuse et sereine volonté que rien n'arrête et il se trouvera un homme, un seul, qui aura pu me dire en face: «Tu n'iras pas plus loin.»

Fausta palpitait. Et elle comprenait qu'elle se mentait à elle-même. Prétextes!... Elle ne haïssait Pardaillan ni pour l'affaire de la place de Grève ni pour l'affaire du moulin. Le haïssait-elle seulement?...

Ah! elle ne le sentait que trop dans cette minute: ce qu'elle haïssait, c'était Violetta qu'elle supposait aimée de Pardaillan. Elle était jalouse.

Fausta cacha son visage dans ses deux mains. Une douleur affreuse l'étreignit... La pire douleur... La douleur de la honte...

A ce moment, Violetta s'éveilla. Et vit ce jeune homme—Fausta était vêtue en cavalier—qui pantelait. le visage dans les deux mains, et semblait lutter contre une terrible et mystérieuse souffrance. Ses grands yeux bleus s'emplirent de pitié.

Sa main toucha le bras de Fausta. Et d'une voix de compassion charmante:

—Qui êtes-vous? demanda-t-elle. Êtes-vous comme moi une victime?... Êtes-vous... Ah!...

Ce dernier cri soudain s'exhala dans une angoisse d'épouvante et d'horreur, et, d'un bond, elle fut debout. Fausta, touchée au bras, avait violemment tressailli, ses deux mains étaient tombées, son visage ravagé par la passion apparaissait en pleine lumière, et Violetta la reconnaissait...

Mille pensées flamboyaient dans l'esprit de Fausta. Mille paroles ardentes se pressèrent sur ses lèvres, des insultes peut-être, ou des cris de douleur... car, à ce moment, elle n'était plus Fausta la Vierge sacrée, Fausta la Souveraine, Fausta l'élue du Conclave secret... elle était seulement la descendante de Lucrèce Borgia. Elle dit seulement d'une voix rauque:

—Venez!...

Venir!... Où?... Que voulait-elle donc en faire?... Quelle atroce et sombre résolution de la prendre, de l'emporter, de la jeter à quelque supplice, d'assister à son agonie!...

Et, comme Violetta tremblante n'obéissait pas, Fausta recula jusqu'à la porte. Dans ce court instant, par un prodige d'effort, elle reconquit la sérénité du visage...

—Une litière, à l'instant, dit-elle à Claudine.

L'abbesse s'élança. Fausta se tourna vers Belgodère.

—Prends cette fille, dit-elle, et amène-la à la litière. Tu y monteras avec elle. Tu m'en réponds sur ta vie.

—Où donc ira la litière? demanda Belgodère avec un frémissement.

—A la Bastille! répondit sourdement Fausta.

Belgodère entra dans le réduit et marcha droit à Violette, et lui aussi de ce même ton rauque prononça:

—Viens!...

En même temps, il la saisit, et en lui-même grommela:

«Je crois que, cette fois, maître Claude va verser des larmes de sang... comme il m'en a fait verser à Moi!...»




XXXI

LES FOURCAUDES

Violetta fut Jetée dans la litière par Belgodère qui y monta alors. Fausta se remit en selle. Sur un signe qu'elle fit, les quatre cavaliers entourèrent la litière, la petite troupe commença à descendre dans la nuit.

Fausta gagna la rue Saint-Antoine et s'arrêta devant la Bastille. Bientôt les chaînes du pont-levis grincèrent, le tablier s'abattit; la litière passa et s'arrêta enfin dans une cour étroite.

—Le gouverneur! demanda Fausta au sergent d'armes.

—Si vous voulez me suivre, je vais vous conduire à lui.

Fausta mit pied à terre et désigna la litière:

—Il y a là une prisonnière. Si elle s'échappe, tu seras pendu à l'aube, sans procès.

Le sergent sourit. Il donna un ordre à deux geôliers qui l'accompagnaient. Quelques minutes plus tard, Violetta était enfermée dans un cachot...

Fausta suivit le sergent que précédait un homme portant un falot. Ils montèrent un escalier. Dans un couloir, un homme accourait, achevant de s'habiller en hâte.

—Je suis à vos ordres, madame! dit Bussi-Leclerc en reconnaissant une femme dans ce jeune cavalier qui lui parlait avec tant d'autorité.

—Monsieur, dit Fausta, on vous a prévenu que je viendrais cette nuit.

—Madame, dit Bussi-Leclerc en dévisageant Fausta, on m'a prévenu qu'un messager de Mgr le duc m'apporterait cette nuit des ordres.

—Vous avez ici, dit Fausta, deux prisonnières qu'on appelle les Fourcaudes? Ces prisonnières doivent être livrées à la justice du peuple?

—Dès demain matin, madame... Chose, promise, chose due. Nous tenons parole, nous autres.

—L'une des deux Fourcaudes, dit Fausta, sera pendue et brûlée. Quant à l'autre, vous allez la remettre en liberté.

—Oh! oh! ceci est impossible, madame, s'écria Bussi-Leclerc en sursautant. J'ai promis au peuple deux hérétiques à pendre, il les aura.

—Vous tiendrez parole, messire Leclerc. Comment s'appellent les condamnées? Et quel est leur âge?

—L'aînée, Madeleine; elle a vingt ans environ; la cadette, Jeanne; elle paraît seize ans.

—C'est celle-ci que vous allez relâcher. Madeleine sera livrée. Il y aura grâce pour Jeanne.

—S'il y a grâce pour l'une des condamnées, comment pourrais-je livrer les deux hérétiques?...

—Ne vous en inquiétez pas. L'essentiel est que Jeanne Fourcaud est graciée.

—Et qui lui fait grâce?

—Moi.

—Mais qui êtes-vous, madame? dit Bussi-Leclerc stupéfait.

—Lisez donc ceci! interrompit Fausta en tendant un papier a Bussi-Leclerc, qui, étonné, le prit, s'approcha d'un flambeau et le lut. Le papier portait la signature et le sceau du duc de Guise. Il contenait ces lignes:

«Ordre à tous nos officiers de tout rang, en quelque lieu et quelque occasion que ce soit, sous peine de la vie, d'obéir à la princesse Fausta, porteuse des présentes.»

«La princesse Fausta!» murmura Bussi-Leclerc.

Il jeta un regard d'ardente curiosité sur Fausta et, s'inclinant très bas, lui rendit le parchemin en disant:

—J'obéis, madame.

—Bien. Conduisez-moi donc auprès des Fourcaudes, ou plutôt auprès de la plus jeune.

Sans dire un mot, Bussi-Leclerc s'empressa de prendre un flambeau et se mit à précéder sa visiteuse. Dans le couloir, il retrouva le sergent et lui dit quelques mots à voix basse. Le sergent s'inclina et prit les devants en courant.

Bussi-Leclerc, toujours suivi de Fausta, descendit un escalier et parvint dans la cour où attendaient la litière et les quatre cavaliers d'escorte. Là, on trouva deux geôliers prévenus par le sergent.

—Va me chercher ma prisonnière..., dit Fausta au sergent.

Quelques minutes plus tard, Violetta apparaissait entre deux soldats qui la tenaient chacun par un bras. Elle frissonnait d'épouvante, mais n'opposait aucune résistance.

-Marchez! dit alors Fausta à Bussi-Leclerc.

Toute la petite troupe se dirigea vers une porte basse, accompagnée des deux porte-clefs. On descendit un escalier tournant qui s'enfonçait dans le sol comme une vis qui eût déchiré les entrailles de la terre.

Les geôliers s'arrêtèrent devant une porte dont ils tirèrent les verrous. Fausta entra seule, après avoir pris le flambeau des mains de Bussi-Leclerc. Le cachot était étroit. Ses voûtes surbaissées semblaient peser d'un poids énorme sur les épaules. Dans un angle, accroupie sur le sol, une jeune fille aux traits amaigris, toute jeune, se leva lorsque la porte s'ouvrit. Son front était calme. Ses yeux brillaient d'un feu surhumain. Cette jeune fille, c'était Jeanne Fourcaud.

—Vient-on me chercher pour le supplice! dit-elle. Je suis prête.

—Jeanne Fourcaud, dit Fausta, vous ne serez pas suppliciée. Vous vivrez. Vous serez libre.

—Le roi me fait donc grâce de la vie? haleta la pauvre créature.

—De la vie et de la liberté. Vous êtes libre. Venez!...

Jeanne allait s'élancer, soudain elle s'arrêta, plus pâle. Une pensée terrible venait de lui traverser l'esprit.

—Et Madeleine! râla-t-elle, ma soeur!.. libre avec elle... oui!... sans Madeleine... J'aime mieux mourir!...

—Votre soeur, Madeleine, est sauvée comme vous. Elle est déjà dehors et vous attend. Venez...

Jeanne Fourcaud s'abattit sur ses genoux, saisit les mains de Fausta et les couvrit de baisers. Une violente réaction se faisait en elle. La Fausta, d'un geste d'impatience, la releva, l'entraîna presque défaillante de bonheur. Dans le couloir, elle remit Jeanne Fourcaud aux mains d'un geôlier et dit:

—Conduisez-la jusqu'à la litière...

Alors Fausta se tourna vers l'autre geôlier et lui désignant Violetta:

—Enfermez cette créature...

Violetta, devant la gueule ouverte du cachot, eut un recul instinctif, et une sorte de gémissement râla sur ses lèvres. Mais la main du geôlier s'abattit sur elle et, l'instant d'après, la porte se refermait lourdement, les verrous étaient poussés... D'un geste, alors, Fausta renvoya le geôlier et les deux soldats qui remontèrent l'escalier. Elle demeura seule avec Bussi-Leclerc. Un livide sourire plissa ses lèvres. Froidement, elle demanda:

—Vous ne comprenez pas?

—J'attends que vous m'expliquiez...

Alors Fauta, désignant le cachot où Violetta venait d'être jetée, dit:

—Là se trouve Jeanne Fourcaud!...

Bussi-Leclerc, tout cuirassé qu'il fût contre les émotions sentimentales, ne put s'empêcher de frémir.

—Quoi! balbutia-t-il, cette jeune fille...

—Elle s'appelle désormais, Jeanne Fourcaud... Vous devez, demain matin, livrer les Fourcaudes à la justice du peuple. Vous les livrerez!...

Lorsque Bussi-Leclerc et Fausta furent remontés à la surface de la terre, Jeanne Fourcaud fut placée dans la litière, presque évanouie. Belgodère s'approcha de Fausta.

—Tu veux savoir ce qu'est devenue la fille de Claude? demanda-t-elle.

—Rien ne vous échappe, madame, dit le bohémien courbé. Violetta, vous le savez, c'est mon espoir. Voilà huit ans que Violetta m'appartient. Je la gardais jalousement pour... ce que vous savez. Enfin bref, au lieu de la vendre à Mgr le duc, il se trouve que c'est à vous que je l'ai vendue... Je sens, je devine que l'heure est venue où je pourrai parler à Claude...

—Mais sais-tu seulement où il est?

—Non, mais je le retrouverai, n'ayez crainte.

—Voyons, reprit alors Fausta pensive, tu m'as toujours promis de me raconter ton histoire: le moment est venu. Voici ce que tu vas faire; tu vas reconduire la litière à l'abbaye; mes hommes t'escorteront, puis te ramèneront à mon palais. Tu mettras la nouvelle prisonnière en lieu sûr. Et, quand tu m'auras dit pourquoi tu hais Violetta, je te dirai, moi, ce qu'elle va devenir.

—Monsieur le gouverneur, dit tout haut Fausta en se tournant vers Bussi-Leclerc, à quelle heure aura lieu le spectacle que vous avez promis aux Parisiens?...

—Mais à la pointe du jour, je pense.

—C'est trop tôt. Je veux en être. Il me semble que, dix heures du matin, ce sera une heure convenable.

—A vos ordres, dix heures, soit...

Fausta remonta alors à cheval. Belgodère prit place près de Jeanne Fourcaud. L'escorte s'ébranla. Une fois hors de la Bastille, Fausta donna un ordre à ses cavaliers.

La litière et l'escorte se dirigèrent alors par le chemin qu'elles avaient accompli en sens inverse. Fausta seule s'en alla vers la Cité.

Belgodère, parvenu à l'abbaye de Montmartre, conduisit sa nouvelle prisonnière, c'est-à-dire Jeanne Fourcaud, dans la masure où, quelques heures auparavant, était enfermée Violetta.

—Qu'est-ce que cette fille que je dois maintenant surveiller? Du diable si je comprends quelque chose en cette affaire?... Croasse! Que veut la Signera Fausta? Où me conduit-elle?... Bah! Je vais le savoir tout à l'heure sans doute... Croasse! Croasse veillera sur la petite en mon absence... Croasse!...

A ce troisième appel. Croasse ne répondit pas plus qu'aux deux premiers.

—Tu dors, gronda Belgodère, tu as l'audace de dormir pendant que je travaille! Attends un peu, misérable, je viens, va, ne te dérange pas...

En grommelant ces aménités, le bohémien avait saisi le fameux gourdin avec lequel Croasse avait fait si ample connaissance, et, sans hâte, montait l'échelle qui aboutissait à la soupente. Là, il eut une exclamation de rage: pas de Croasse! Croasse avait disparu. Belgodère ne s'en inquiéta pas outre mesure. Il réfléchit que cette nouvelle prisonnière dont il ne savait pas le nom ne pourrait s'évader de si tôt, et, sans prévenir l'abbesse, alla retrouver les cavaliers de Fausta qui l'attendaient pour le ramener au palais de la Cité. Une heure plus tard, Belgodère entrait dans la mystérieuse maison où, le lendemain soir de son arrivée à Paris, il avait conduit Violetta, croyant la livrer au duc de Guise.

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