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Les Pardaillan — Tome 03 : La Fausta

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XXXII

LE SECRET DE BELGODÈRE

FAUSTA attendait le bohémien dans cette pièce où nous avons déjà introduit nos lecteurs et où ses deux suivantes favorites, Myrthis et Léa, s'occupaient à lui préparer une boisson réconfortante. En entrant, et tout en s'inclinant, Belgodère loucha fortement vers ces préparatifs.

—Qu'on apporte du vin, dit Fausta en surprenant ce regard.

Elle fut obéie immédiatement.

L'oeil de Belgodère pétilla. Il se versa une rasade et l'avala d'un trait.

—Eh bien, reprit Fausta en trempant elle-même ses lèvres dans le verre de cristal que lui présentait Myrthis, tu disais donc que tu avais une intéressante histoire à me raconter?

—Heu!... C'est l'histoire de beaucoup d'entre nous autres, pauvres bohémiens chassés, traqués, pendus. Cent fois, vous avez dû entendre la pareille sans vous en émouvoir.

—Raconte donc, dit Fausta. Si une injustice a été commise à ton égard, peut-être puis-je la réparer...

—Trop tard! dit sourdement Belgodère.

—Si tu as gardé une haine contre ceux qui t'ont fait du mal, tu sais que je puis t'aider.

—Oui, dit alors Belgodère. Vous pouvez compléter ma vengeance. Vous êtes forte et puissante. Par vous, Claude peut souffrir plus qu'il n'eût souffert par moi seul...

—C'est donc de Claude que tu as à te venger?

Belgodère venait d'achever le flacon. Il baissa la tête qu'il laissa tomber dans ses deux mains énormes. Fausta fit un signe: un flacon plein remplaça aussitôt sur la table le flacon vide.

—Écoutez, dit alors Belgodère, j'ai l'air d'une brute, n'est-ce pas? Je ressemble à un de ces fauves qui ont à peine visage humain? Que diriez-vous si je vous apprenais que, dans la poitrine du fauve, il y a un coeur d'homme? Pourtant, cela est, reprit Belgodère; si inconcevable que cela puisse paraître, j'ai eu un coeur, puisqu'il y a eu une époque de ma vie où je ne songeais ni à la haine, ni à la vengeance, une époque où j'ai aimé!

Belgodère s'était tu, plongé dans son passé.

—Continue! dit Fausta impérieusement.

—Il a donc été un temps, poursuivit Belgodère, où je n'étais pas ce que je parais être. Un jour, je m'aperçus que j'étais amoureux... Ce n'est rien pour un autre homme: pour moi, c'était terrible. En effet, j'étais très laid, et je le savais... on me l'avait tant répété... J'étais le plus fort, le plus redouté de ma tribu. Mais, moi, je tremblais devant Magda. Je tremblais parce que je me savais hideux et qu'autour de Magda rôdaient cinq ou six beaux garçons, dont le plus laid était cent fois plus beau que moi. Jamais je n'osai dire un mot à Magda. Seulement, quand je passais près d'elle, je sentais son regard noir peser sur moi. Je ne dormais plus, je ne mangeais plus. Cela ne pouvait durer ainsi. Un soir, je réunis les amoureux de Magda. Quand ils furent réunis, je l'envoyai chercher elle-même. Elle vint, et je lui dis: «Magda, voici que tu vas sur tes quinze ans. Il est temps que tu choisisses un homme.» Magda sourit et, désignant comme au hasard l'un de mes rivaux, lui dit: «C'est toi que je choisis.»

—Ah! pauvre Belgodère! fit railleusement Fausta.

—Oui, dit le bohémien, mais vous allez voir. Je me plaçai devant l'homme. Il comprit et sortit son couteau, moi le mien. Cinq minutes plus tard, je le renversai et, quand je le tins, la poitrine sous mes genoux, je lui coupai les deux oreilles. Il se releva en hurlant. Alors Magda dit tranquillement: «Je ne veux pas d'un homme sans oreilles.—Eh bien, choisis-en un autre! «Le voici», dit-elle en désignant un deuxième amant. Je me plaçai devant celui-ci, comme je m'étais placé devant le premier. La bataille recommença et dura cette fois dix minutes. Et, quand je tins l'homme renversé, je lui coupai le nez. Naturellement Magda ne voulut pas d'un homme sans nez, pas plus qu'elle ne voulut d'un borgne, car je crevai l'oeil droit du troisième qui se présenta, pas plus qu'elle ne voulut d'un lâche, car les deux derniers s'enfuirent, et je demeurai seul.

—Alors Magda me dit: «C'est toi que je choisis. Je t'avais choisi dès longtemps. Mais je voulais voir si tu étais bien tel que je supposais.» Le même soir, j'épousai Magda selon les coutumes de ma tribu. Pendant six ans, je fus un homme heureux. J'eus d'abord une fille qui fut appelée Flora. Quatre ans plus tard, j'eus une deuxième fille qui fut appelée Stella. On disait d'elles qu'elles étaient belles comme deux fleurs. Je crois que j'ai fini mon flacon... Il en était au quatrième.

—La septième et dernière année de mon bonheur, reprit le bohémien, nous vînmes à Paris, en France. Flora avait alors six ans et Stella deux ans. Nous vivions bien tranquilles, malgré le mépris et la haine des gens de Paris, lorsqu'un soir le bruit se répandit que des scélérats avaient pénétré nuitamment dans une église et volé les vases d'or. L'église s'appelait Saint-Eustache. Nous en étions voisins. Et, comme des truands ou des francs-bourgeois, si méchants qu'ils soient, n'en sont pas moins chrétiens et incapables d'un tel forfait, ce fut nous qu'on accusa. Un matin, une quinzaine de ma tribu, hommes, femmes et enfants, tout fut arrêté et conduit vers une prison. En route, je parvins à m'échapper des mains des gardes. Peut-être aurais-je mieux fait de me laisser pendre comme les autres. Car il y eut cinq hommes et six femmes pendus. Parmi les femmes se trouvait Magda.

Belgodère était pâle, d'une pâleur livide, et de grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage qu'il essuyait d'un revers de main.

—La veille du jour où Magda et les autres devaient être conduits à Montfaucon, reprit-il, j'allai trouver le bourreau. Depuis deux mois que durait le procès, j'avais ramassé de l'or, beaucoup d'or. J'allai donc trouver le bourreau... Je lui offris l'or. Je me mis à genoux. Je suppliai. Je lui demandais pourtant une chose bien simple. C'était de mettre une corde usée au cou de Magda. La corde se fût brisée: c'est un cas de grâce. Et, quant à la tirer de prison, j'en faisais mon affaire...

—Et que fit Claude?...

—Il prit le sac d'or et le jeta dans la rue. Puis il m'empoigna moi-même par les épaules et me jeta dans la rue. Puis il ferma sa porte et se verrouilla. Au point du jour, je vis sortir le bourreau. Je le suivis... jusqu'à Montfaucon... Vingt minutes plus tard, je vis Magda qui se balançait au bout d'une corde, tandis que le peuple poussait des cris de joie tels que je les ai encore dans l'oreille...

—Et tes enfants? demanda Fausta. Stella? Flora?... furent-elles donc pendues aussi?

—Non, râla Belgodère, elles ne furent pas pendues: elles furent baptisées!...

—Eh bien, tu en as été quitte pour les débaptiser?

—Je n'ai jamais su ce qu'elles sont devenues, gronda Belgodère. Le lendemain de la scène de Montfaucon, j'appris que, par les soins du bourreau, les enfants avaient été remis à des familles charitables qui acceptaient de les élever. Pendant trois mois je cherchai partout. Je fouillai Paris. De mes deux filles, je n'eus aucune nouvelle.

—Et que fis-tu alors?

—Au bout de trois mois, j'allai retrouver le bourreau et je lui dis: «Tu as tué celle que j'aimais. Et moi j'ai juré de te tuer à mon tour. Mais, si tu veux me répondre, je te pardonnerai. Je te donnerai l'or que j'avais amassé comme rançon de Magda. Je ferai plus: je m'engagerai à ton service et serai le fidèle serviteur, gardien de ta maison et de ta vie. Dis, veux-tu me répondre?... Sais-tu où sont mes filles?...» Et ce fut pour moi une minute de joie délirante lorsque j'entendis Claude me répondre: «Sans doute, puisque c'est moi qui les ai placées! Oh! tu peux te rassurer, bohème, elles ont la chance d'être adoptées par un très haut bourgeois...» Ces mots n'avaient aucun sens pour moi. Mais je me disais: Cet homme a tué Magda. Mais c'est son métier. Je ne puis lui en vouloir. Son métier n'est pas de désespérer un malheureux père, il va parler... Pour toute réponse, il me releva en me saisissant par les épaules. Je criai grâce et miséricorde. Alors, il me dit: «Ecoute, bohème, je devrais t'arrêter et te conduire à, l'official. En te laissant partir, comme je l'ai déjà fait une fois, je manque à mon devoir. Tes filles sont en bonnes, mains. Elles seront plus heureuses qu'avec toi.»—Je veux mes filles! Rends-moi mes filles.—«Allons, dit-il sans colère et sans pitié, va-t'en...» Et, comme la première fois, il m'empoigna et je fis le serment que Claude souffrirait exactement ce que j'avais souffert.

—Le serment est beau, sans doute, dit froidement Fausta. Reste à l'accomplir!

—Vous allez voir, dit Belgodère avec son rire terrible. Je n'étais pas pressé. J'eusse pu tuer Claude, mais cela me paraissait insuffisant. Je m'attachai donc à ses pas. Je le suivis partout où il allait. Et c'est ainsi que je sus qu'il avait une fille, et que, cette fille, il l'aimait, il l'adorait, comme j'avais aimé, adoré ma Stella et ma Flora. Le jour où j'eus cette certitude, madame, je faillis devenir fou de joie... Comme moi, Claude aimait! Comme moi, Claude allait souffrir. Et comme mes filles à moi, la sienne allait vivre avec des étrangers, d'une autre race et d'une autre religion... Cette fille, madame, c'était Violetta...

—Violetta, c'est la fille de Claude?

—Sans doute! L'eussé-je haïe sans cela? En elle, c'est Claude que je hais. Mais pourquoi me demandez-vous cela?

—Pour être bien sûre que Violetta, c'est la fille de Claude.

—J'en suis sûr. Je ne tardai pas à m'apercevoir que le bourreau avait une vraie passion pour son enfant. C'est donc dans l'enfant que je résolus de le frapper. Malheureusement, je vis un jour que j'étais suivi: je dus fuir, quitter la France. J'attendis patiemment le temps nécessaire pour être oublié. Au bout de quelques années, je revins: mon amour était mort, mais je revenais affamé de vengeance.

Belgodère frissonna. Fausta le contemplait.

«Je m'emparai donc de Violetta, poursuivit le bohémien. Elle était sous la garde d'une femme nommé Simonne. Pour que cette femme ne pût me dénoncer, je m'en emparai également. Puis je les fis partir dans la direction de la Bourgogne. Quant à moi, je demeurai à Paris pour juger du coup que j'avais porté. Il était terrible, et je rejoignis ma troupe. J'avais mon idée sur Violetta.

—Que voulais-tu donc en faire? demanda Fausta.

—Quelque chose comme une ribaude que j'eusse un jour livrée à quelque seigneur. Alors, je me fusse présenté devant Claude pour lui dire: «Tu m'as volé mes filles, j'ai volé la tienne. Tu as fait de Flora et de Stella des chrétiennes, j'ai fait de Violetta une ribaude.» Et, alors, je l'eusse tué... A Orléans, où je m'arrêtai assez longtemps, je vis qu'un puissant et beau seigneur rôdait autour de la petite. Je m'informai. J'appris que, cet homme, c'était le duc de Guise. Je vins donc à Paris, et ma bonne étoile voulut que je rencontrasse le duc aux portes de la ville. Je le vis plus amoureux que jamais: je convins d'un bon prix, ce qui ne gâtait rien dans mon affaire, et je livrai Violetta... Seulement, à partir de ce moment, les choses s'embrouillent: croyant conduire la petite au duc de Guise, c'est à vous que je l'amène!...

—Le regrettes-tu?

—Je ne sais, dit Belgodère avec une hésitation. A vous de tenir parole. Vous m'avez promis une belle vengeance, madame.

—Eh bien, que dirais-tu si je faisais pendre Violetta sous les yeux de Claude?

Un terrible sourire balafra le visage du bohémien.

—Oh! oh! Et Claude verra la chose?... Et je pourrai lui parler? le forcer à regarder? lui dire que c'est moi qui ai pris son enfant et qui la livre au bûcher?

—Tu seras près de lui et tu lui diras ce que tu voudras. Ecoute-moi; demain matin, à dix heures, en place de Grève, seront pendues deux jeunes filles, pendues et brûlées. Leur crime, c'est d'être les filles d'un père qui, autrefois, était de la religion romaine et qui s'est mis ensuite d'une autre religion. Cet homme s'appelait Fourcaud. Il est mort en prison. Demain, le peuple pendra et brûlera ses deux filles. Or, sais-tu ce que nous avons été faire tout à l'heure à la Bastille? Nous avons fait sortir l'une des Fourcaudes... et, à sa place, nous avons...

—Laissé Violetta! rugit Belgodère. Enfer! C'est magnifique, cela!... Ah! bien m'a pris d'entrer à votre service!... Ainsi donc, clama-t-il avec son rire effroyable, demain matin, à dix heures, en place de Grève, seront pendues...

—Les deux damnées, les deux hérétiques protestantes.

—Peu m'importe leur religion, dit le bohémien d'une voix sombre. Violetta sera brûlée devant son père, voilà l'essentiel...

—Oui! devant son père! murmura Fausta qui tressaillit.

—Vous dites Violetta et une autre... qui est l'autre?

—Madeleine Fourcaud.

Belgodère se leva et fit quelques pas en grommelant. Soudain, il s'arrêta court.

—Mais Claude? gronda-t-il. Claude, comment verra-t-il? C'est que tout est là!... Comment le préviendrai-je? Car il faut que ce soit moi qui le prévienne!...

—Bon. Ecoute-moi bien. Demain matin, tu iras sur la place de Grève. Lorsque tu verras que la foule est rassemblée, tu entreras dans la troisième maison qui se trouve à gauche de la place en tournant le dos au fleuve... Tu ne pourras t'y tromper. Il y aura des têtes à toutes les fenêtres. Mais cette maison-là, vois-tu, sera fermée du haut en bas, comme si elle portait le deuil des deux condamnées... Quand tu seras entré, tu demanderas à parler au prince Farnèse.

—Qui est le prince Farnèse?

—Qu'importe! dit Fausta avec un livide sourire. On te conduira devant le prince Farnèse. Il est probable qu'on te fera entrer dans une grande pièce dont la fenêtre donne sur la place de Grève.

—Mais Claude! Claude!...

—Eh bien, Claude, tu le trouveras auprès de Farnèse!... Va maintenant. Je t'avais promis que ta vengeance, pour être retardée, n'en serait que plus complète!

Belgodère eut un rauque grognement et s'élança hors de la maison de Fausta.

Après le départ de Belgodère, Fausta s'était mise à écrire. Voici ce qu'elle écrivit:

«Votre rébellion méritait un châtiment. C'est pourquoi je vous ai infligé une souffrance proportionnée à votre faute. Puisque la rébellion était causée par votre fille, j'ai voulu que la souffrance vous vînt de votre fille. Et c'est pourquoi je vous ai dit qu'elle était morte. Mais vous êtes mon disciple bien-aimé. Je ne veux pas que la punition se prolonge... Cardinal, apprenez donc que Violetta n'est pas morte. Si vous voulez la revoir, trouvez-vous demain matin dans notre logis de la place de Grève, et, à l'homme qui, un peu avant dix heures, vous viendra voir, demandez de vous la montrer: il vous la montrera.»

«Votre très affectionnée qui attend votre retour.»

Alors Fausta laissa tomber dans sa main sa tête alourdie et murmura:

«J'atteins et je frappe Farnèse. Mais comment atteindre et frapper Pardaillan avant de le livrer à Guise?... Le père assistera au supplice de Violetta... pourquoi l'amant n'y assisterait-il pas?»




XXXIII

LA CHEVALIÈRE

Fausta, longtemps, demeura immobile. Jusqu'à cette minute, elle avait lutté contre la passion. Maîtresse de ses sentiments, elle avait méprisé les premiers avertissements de l'amour. Maintenant, la tempête d'amour grondait en elle. Et, courbée, déchue de sa propre magnificence, elle râlait un cri sublime:

«J'aime! oh! j'aime!»

Et, comme elle sentait sa pensée vaciller et tituber, soudain un tableau se forma devant ses yeux.

Elle était à la fenêtre de la maison sur la place de Grève. Une foule énorme roulait sur la place... Guise apparaissait parmi les acclamations... puis les trompettes sonnaient une fanfare, et Crilîon apparaissait...

Et, alors, elle revoyait l'épisode... un homme tenait tête au roi de Paris et semblait, de son regard, faire refluer la foule menaçante... et Pardaillan, la rapière haute vers le ciel, marchait à travers la multitude qui tourbillonnait... C'est là qu'elle l'avait vu pour la première fois! C'est ainsi qu'elle le revoyait!... C'était de là que datait son amour!...

«Je l'aimais déjà, râla-t-elle au fond d'elle-même, Violetta morte, je l'aimerai encore!...»

Plongée dans ses réflexions, elle cherchait une conclusion digne d'elle. Jamais jusqu'alors, dans la vie étrange, fabuleuse, fantastique qui était sa vie, elle n'avait eu de longues hésitations: l'acte, chez elle, suivait toujours immédiatement la pensée. Cette conclusion qu'elle s'imposa, nous la donnons ici comme preuve de son intrépidité d'âme.

«J'aime, dit-elle. Ceci est avéré. Si affreuse que soit l'aventure, rien ne peut faire qu'elle ne soit pas; j'aime ce Pardaillan, moi qui ai souri de l'amour que m'offraient les plus beaux gentilshommes de Rome, de Milan, de Florence... Et, moi qui n'ai jamais aimé, je suis frappée à mon tour... j'aime cet homme qui m'a regardée en face...»

Elle haletait, elle souffrait vraiment une torture physique devant la décision qu'elle prenait.

«Je ne dois pas aimer!... Ceci est une épreuve que m'impose l'Esprit suprême, et dont je dois sortir victorieuse. Une âme comme la mienne n'est pas faite pour d'ordinaires passions: j'aimerai cet homme tant qu'il vivra. Donc il faut qu'il meure!...»

Elle eut un tressaillement. Son oeil flamboya d'orgueil:

«Mort, je l'aimerai peut-être encore... mais il ne sera plus en moi que le souvenir mélancolique d'un mal passé, guéri par ma volonté. Pardaillan mourra! Et, pour que mon triomphe sur moi-même soit véritable et complet, c'est de ma main que mourra Pardaillan!...»

Elle se leva à ces mots et acheva:

«Que je le tienne devant mon épée, qu'il soit une fois vaincu... vaincu par moi!... Et peut-être le dédain de sa défaite étouffera-t-il jusqu'au souvenir de mon amour!...»

Elle tira son épée, l'examina attentivement. Elle avait repris tout son calme et elle souriait. Elle ploya l'acier dans ses deux mains. Alors Fausta s'enveloppa d'un manteau, plaça sur son visage un large masque de velours et assura son feutre sur les torsades noires de ses cheveux. Elle jeta un coup d'oeil sur une horloge: elle marquait trois heures du matin.

«Le jour va bientôt paraître, fit-elle. Il est temps!...»

Elle siffla trois fois au moyen d'un sifflet d'argent qu'elle portait toujours suspendu à son cou. Un homme parut.

—Nous allons en expédition, dit Fausta.

—Combien d'hommes d'escorte?

—Vous seul, cela suffira.

Alors Fausta sortit de la maison à pied,, suivie de ce seul homme. Les rues de Paris étaient noires encore, et la solitude était profonde. Mais quelques vagues lueurs éparses indiquaient que l'aube était proche. Fausta marchait d'un pas souple et rapide. En route, elle donna des instructions à son compagnon; sans doute ces instructions étaient bien étranges puisque l'homme ne put retenir un geste d'étonnement.

Lorsqu'ils arrivèrent devant l'auberge de la Devinière, Fausta s'arrêta dans la rue. L'homme la regarda comme si, hésitant encore, il eût demandé une confirmation des ordres qu'il avait reçus.

—Allez, dit simplement Fausta.

Alors l'homme heurta à différentes reprises le marteau de la porte...

Le chevalier de Pardaillan dormait de tout son coeur lorsqu'un laquais vint le réveiller en lui disant qu'un étranger, malgré l'heure extraordinaire, voulait lui parler à tout prix. Pardaillan objecta qu'il avait pris l'habitude de dormir la nuit et qu'il trouvait fort déplaisant d'être réveillé au moment où il faisait un très beau rêve, et il ajouta:

—Sache, maraud, que je ne me lèverais à cette heure que pour deux choses également respectables: pour recevoir une honnête dame, ou pour me battre avec un ennemi pressé.

Et Pardaillan se tourna du côté du mur en menaçant le laquais de le jeter par la fenêtre, s'il ne le laissait reprendre son rêve au point où il l'avait quitté si malencontreusement.

—Monsieur le chevalier, dit une voix, si ce n'est pour les deux motifs indiqués par vous qu'on vient vous réveiller, c'est tout au moins pour l'un d'eux.

Pardaillan se retourna, s'accouda et aperçut l'étranger qui, ayant suivi le laquais jusqu'à la porte, avait assisté à ce colloque.

—Ah! ah! dit le chevalier, c'est donc une dame qui me veut voir?

L'homme garda le silence.

—-C'est donc quelqu'un qui me veut pourfendre dès l'aurore?

L'homme s'inclina sans répondre.

—C'est bien, dit alors Pardaillan, dans dix minutes je suis à vous, monsieur.

Il s'habilla sans hâte en sifflotant une fanfare de chasse.

Puis il ceignit sa bonne rapière, descendit dans la salle commune et aperçut le même étranger, qui le pria poliment de l'accompagner jusque dans la rue. Le chevalier obéit à cette invitation et s'assura par un rapide regard que la rue était parfaitement déserte. L'homme attendit que le garçon de la Devinière eût refermé la porte. Alors il se tourna vers Pardaillan, retira son chapeau et dit:

—Vous êtes bien le chevalier de Pardaillan?

—En chair et en os, mon cher monsieur, et vous?

—Moi, monsieur le chevalier, je suis l'écuyer d'un seigneur qui désire ne pas se nommer. Au nom de mon maître, je viens vous porter défi, vous déclarant convaincu de lâcheté si vous n'acceptez le cartel.

Pardaillan se mit à rire.

—Cornes du diable! fit-il, je pourrais vous répondre, sire écuyer, qu'il est dans les usages de la chevalerie de savoir au moins avec qui l'on va se couper la gorge.

—Mon maître vous dira son nom quand il vous aura couché sur la chaussée.

A ce moment, de l'ombre épaisse d'un mur se détacha une apparition qui s'avança, s'arrêta devant Pardaillan et fit signe à celui qui s'était donné pour écuyer. Celui-ci, sans plus rien dire, salua le chevalier, s'inclina devant le nouveau venu et, sans tourner la tête, s'éloigna. Pardaillan et l'inconnu se trouvèrent seuls en présence. Le chevalier avait jeté un ardent regard sur cette apparition.

Son étrange adversaire paraissait être un jeune homme d'une vingtaine d'années, en qui on devinait la force nerveuse et souple d'un être habitué aux exercices du corps.

—Monsieur, dit alors le chevalier en reprenant cet air d'insouciance qui lui était habituel, vous n'avez pas voulu me dire votre nom; et, bien que ceci soit contre toutes les règles, je n'insiste pas pour le connaître; mais, enfin, ne pourrais-je savoir pourquoi vous me voulez occire?

Tout en parlant, il cherchait à étudier l'inconnu. Il espérait le reconnaître à la voix, mais l'inconnu, à son discours, ne répondit qu'en tirant sa rapière. Le chevalier salua et dégaina aussitôt.

—Monsieur, reprit-il, avant d'engager les fers, je vous prie de remarquer que j'ai toutes les raisons possibles de demeurer caché dans Paris; malgré cela, je n'ai pas hésité à me rendre à votre invitation. Contre tant de déférence que je vous témoigne, vous pourriez me rendre un service. Pourriez-vous me dire comment et par qui vous avez su que je passais la nuit à la Devinière?

Pour toute réponse, l'inconnu tomba en garde.

—Vous n'êtes pas galant, monsieur, dit Pardaillan, et, à mon grand regret, je vais être obligé de vous arracher votre masque. Défendez votre visage... je vous promets de ne pas tirer ailleurs qu'au masque.

Depuis quelques instants, les épées étaient engagées, et le cliquetis des fers troublait seul le silence.

Dès le premier engagement, Pardaillan eut un moment de surprise: il s'était battu cent fois peut-être, il connaissait les plus fines lames du royaume, il avait dans la main les passes les plus difficiles et, cette fois, il trouvait un redoutable adversaire. Jamais il n'avait rencontré poignet plus souple et plus ferme, rapière plus vivante, pointe plus menaçante. Il essaya de faire rompre l'inconnu.

Celui-ci demeura ferme, cloué sur place, les épaules effacées, n'offrant aucune prise. Soudain, il se détendit comme un ressort, et ce fut Pardaillan qui dut faire un bond en arrière...

—Mes compliments, dit le chevalier, avec un coup pareil, vous aviez toutes les chances de me tuer... toutes moins une. C'est justement cette une qui me sauve!

A son tour, il attaqua, et peut-être, avec sa science consommée de l'escrime, trouva-t-il à diverses reprises l'occasion de toucher son adversaire à la poitrine. Mais Pardaillan avait dit qu'il ne toucherait qu'au visage.

Maintenant le jour grandissait; tout à coup l'un des deux combattants venait de jeter un cri terrible, le cri de l'homme blessé à mort... Pourtant, aucun des deux adversaires ne tombait!...

Celui qui avait poussé ce cri, c'était l'inconnu. Pardaillan, après une série d'attaques combinées avec un art supérieur, l'avait touché au front... La pointe avait traversé le masque qui, arraché, était demeuré fixé au bout de la rapière.

—Une femme!... fit Pardaillan stupéfait...

Et il abaissa la pointe de sa rapière.

Fausta portait au front une petite tache rouge: une gouttelette de sang. Elle leva la tête vers le ciel et peut-être songea-t-elle que cette blessure n'atteignait pas seulement son front, mais quelque chose de. plus profond qui était en elle depuis des années... la foi...

Oui, c'était cette foi qui était touchée en elle, blessée pour la première fois. Fausta se vit déchue.

Pardaillan, d'un geste tranquille, releva son épée.

Il recula de deux pas, souleva son chapeau et s'inclinant:

—Si j'avais su avoir l'honneur de croiser le fer avec la princesse Fausta, dit-il, je vous jure, madame, que je me fusse laissé toucher.

Il appuya sur ce mot à double sens. Fausta le considéra d'un regard flamboyant et riposta par ce seul mot:

—Défendez-vous...

Pardaillan rengaina son épée. Elle marcha sur lui, pantelante d'amour et de haine écumante, splendide et terrible. Elle saisit son épée par le milieu de la lame et, cette épée, devenue poignard, elle la leva sur le chevalier et se rua, sans un cri, sans un mot. Pardaillan, d'un geste prompt, saisit le poignet de Fausta d'une main, l'épée de l'autre; presque à la même seconde elle se trouva désarmée et, jetant un deuxième cri pareil à celui qu'elle avait poussé lorsqu'elle avait été atteinte au front, elle recula en portant les deux mains à son visage.

Pardaillan prit l'épée de Fausta par la pointe, et lui tendit la poignée en s'inclinant.

—Madame, dit-il avec une sorte d'émotion, je n'ai pour tout bien au monde que ma pauvre vie à laquelle je tiens encore quelque peu; excusez-moi donc de la défendre, et pardonnez-moi d'être obligé de faire couler les larmes précieuses que je vois dans vos yeux, faute de ne pouvoir laisser couler mon sang.

—Oh! démon! râla-t-elle dans un sanglot, démon que l'enfer a jeté sur ma route pour me tenter, pour me désespérer, tu m'as vaincue deux fois, dans mon coeur et dans mes armes. Mais ne te hâte pas de triompher. Je t'arracherai de mon coeur par l'exorcisme. Et quant à ton coeur à toi... va! la place de Grève, tout à l'heure, me vengera!

Ces paroles insensées, elle les prononça d'une voix si sourde que le chevalier les entendit à peine.

Déposant alors l'épée aux pieds de Fausta, il se recula. Mais Fausta secoua violemment la tête. Elle leva son pied nerveux et en frappa l'épée qui se brisa.

—Adieu, dit-elle, ou plutôt à bientôt vous revoir. Car j'espère bien que vous serez aujourd'hui à dix heures sur la place de Grève...

—La place de Grève! murmura Pardaillan tandis qu'elle s'éloignait. Voici la deuxième fois qu'elle en parle. Pourquoi? Le moment me semble donc venu d'ouvrir l'oeil. Et, pour commencer, il s'agit de décamper de la Devinière.

Alors il se baissa, ramassa les deux tronçons d'épée et les examina.

—Peste! murmura-t-il, une lame des ateliers de Milan, si j'en crois cette marque!... C'est que cette damnée princesse en jouait joliment.

A ce moment, le jour était tout à fait venu. Pardaillan alla frapper à la porte de la Devinière encore fermée et, étant entré dans l'hôtellerie, se dirigea vers la chambre qu'occupait le duc d'Angoulême.

—Il nous faut déménager, dit-il; si nous avons trouvé hier que le séjour de notre hôtel n'était pas trop sûr, il se trouve maintenant que cette auberge est encore moins sûre. Mais quoi! déjà levé, mon prince?... ou plutôt... vous ne vous êtes pas couché?... Hein?... Que vois-je?... un pistolet tout chargé sur cette table?...

Charles mit la main sur le pistolet. Il était pâle.

—Vous voulez mourir? dit Pardaillan.

—Oui! répondit Charles simplement. Puisqu'elle est morte.

—C'est donc chez vous une résolution?

—Irrévocable, dit Charles d'une voix ferme et sombre. Pardaillan, recevez ici mes adieux.

—Je veux bien, dit Pardaillan, en surveillant étroitement tous les mouvements du jeune homme, je veux bien recevoir vos adieux. Mais, que diable, est-ce donc une chose si pressée que de vous loger une balle dans la tête ou dans le coeur? Je crois avoir été pour vous un ami fidèle... Et si, à mon tour, j'ai besoin de vous!... Si je viens faire appel à votre amitié!

—Parlez donc, chevalier... je suis prêt. Qu'exigez-vous de moi?

—Rien, ou presque rien: d'attendre à demain pour me faire les adieux en question.

Charles reposa sur la table le pistolet qu'il avait saisi. Pardaillan s'en empara aussitôt.

—Chevalier, dit le duc d'Angoulême, je comprends l'effort suprême que tente votre amitié. Vous espérez, en gagnant du temps, me rattacher à la vie. Détrompez-vous. J'aimais Violetta, reprit-il avec une exaltation croissante, vous ne pouvez savoir ce que cela signifie, vous qui n'avez pas les sentiments de tout le monde, et qui peut-être n'avez jamais aimé... Je n'étais plus en moi, j'étais en elle. Sa mort est donc ma mort. Je vous disais que je souffre. C'est faux. La vérité est que je ne vis plus. Chevalier, c'est tout de suite que je dois mourir.

Pardaillan saisit les poignets du jeune homme. Une violente émotion s'emparait de lui.

Il comprenait que Charles, arrivé au paroxysme de la douleur, allait se tuer. Coeur faible, si tendre et si pur dans cette toute première jeunesse. Charles succombait au premier coup du malheur. Pardaillan le vit perdu.

—Mon ami, murmura-t-il d'une voix tremblante, mon enfant, vivez pour moi qui ne suis plus attaché à la vie que par une vieille haine et qui, depuis que je vous connais, ai fait ce rêve de m'y attacher encore pour une affection!

Charles secoua la tête et son regard môme se fixa sur le pistolet.

—Il le faut donc! fit Pardaillan.

Il avait une nature trop absolument éprise d'indépendance, un ami trop sûr, une conscience trop libre, un esprit trop large: l'idée ne pouvait lui venir de s'opposer par la force au geste suprême qui allait délivrer son ami.

—Adieu, Pardaillan, dit Charles d'une voix ferme.

Pardaillan déposa le pistolet sur la table. A cet instant tragique la porte s'ouvrit, Picouic entra et cria:

—Monseigneur, il est retrouvé! Il est revenu! Il est là!...

—Qui ça? hurla Pardaillan. Qui est revenu? Qui est là?...

—Moi! fit une voix large, grasse, burlesque et lugubre.

Croasse apparut.

—Moi, continua-t-il, qui, au prix de mille dangers, ai découvert le secret de l'abbaye de Montmartre, moi qui ai vu, cette nuit, enlever la pauvre petite Violetta, et qui...

Le croassement s'arrêta net dans la gorge de Croasse. Un double cri délirant retentit. Pardaillan et Charles bondirent ensemble sur Croasse et l'entraînèrent dans l'intérieur de la chambre.

—Qu'as-tu dit haleta Charles, plus livide devant cette espérance qu'il ne l'avait été devant la mort.

—Que tu as vu Violetta cette nuit? rugit Pardaillan.

—Oui! fit Croasse avec un rauque soupir.

Charles chancela. Un ineffable sourire transfigura le jeune homme. Alors, Croasse fut accablé de questions. De l'ensemble de ses réponses, il résulta que Violetta avait été enlevée de l'abbaye de Montmartre et conduite dans une autre prison.

Charles, suspendu aux lèvres de Croasse, l'écoutait comme il eût écouté un messie.

Celui-ci raconta, en se donnant le beau rôle, l'enlèvement de la pauvre Violetta. Il raconta comment il avait lutté contre les sbires de mauvaise mine et comment, malgré ses efforts, il n'avait pu sauver la pauvre Violetta. Alors, désespéré de son échec, il a cherché à retrouver le duc et Pardaillan.

La vérité, comme on s'en doute, était beaucoup plus simple. Après le départ de Belgodère et de Violetta. Croasse était descendu de sa soupente, s'était esquivé, avait attendu dans les marécages l'ouverture des portes de Paris et, comme l'ordre du duc de Guise était de ne laisser sortir personne, mais non d'empêcher d'entrer, il avait bravement pénétré dans Paris.

Si Charles d'Angoulême et Pardaillan n'ajoutaient que peu de foi à l'odyssée extraordinaire de Croasse. ils n'en laissèrent rien paraître. L'essentiel était que Violetta fût vivante. Sur ce point. Croasse était affirmatif et il n'y avait aucune raison de douter de sa parole. Mais alors, qu'avait-on fait de Violetta? Où avait-elle été entraînée? Tout à coup, Pardaillan pâlit.

—La place de Grève! murmura-t-il. Pourquoi la damnée Fausta a-t-elle parlé de Violetta?... Pourquoi m'a-t-elle donné rendez-vous ce matin à dix heures, sur la place de Grève?...

Il jeta les yeux sur l'horloge. Elle marquait neuf heures et demie.

—En route! dit-il d'une voix qui fit frissonner Charles. Duc, armez-vous solidement... et suivez-moi!...

—Où allons-nous?... haleta Charles.

—A la place de Grève! répondit Pardaillan qui s'élança.




XXXIV

LES DEUX PÈRES

Belgodère avait achevé la nuit sur la place de Grève, suivant les allées et venues des aides qui construisaient les machines destinées au supplice de Madeleine et Jeanne Fourcaud. Ces machines, d'une formidable simplicité, consistaient en deux potences pareilles à toutes les potences. Seulement, autour de chacune de ces potences, on avait entassé des fascines méthodiquement disposées, et, au-dessus des fascines, des pièces de bois sec.

A la corde, on pendait le ou la condamnée. Puis on mettait le feu aux fascines, les flammes montaient, enveloppaient le corps, brûlaient enfin la corde; le corps tombait dans le brasier et achevait de se consumer.

Belgodère assista donc à ces préparatifs. Lorsque les deux bûchers furent terminés autour des deux potences, il vit que les mêmes ouvriers édifiaient un large échafaud auquel on accédait par quatre marches et qui fut entièrement recouvert d'un tapis. C'était pour Guise et sa suite.

Cependant, le jour venait et, à mesure que la lumière inondait la place, elle se remplissait peu à peu de monde. De tous les coins de Paris, des groupes endimanchés et rieurs arrivaient et prenaient place.

Vers huit heures, une compagnie d'archers de la Ligue s'avança sur la place. Des acclamations retentirent: le moment approchait. Belgodère allait et valait dans cette multitude. Un livide sourire crispait ses lèvres. Il lui semblait que cette masse énorme de peuple était là pour célébrer sa vengeance.

Il s'était approché de cette partie de la place qui bordait le fleuve et qui était la grève proprement dite. Là, une litière venait d'arriver.

Elle s'était placée de façon que les personnes qu'elle contenait pussent embrasser toute la scène. Une vingtaine d'hommes armés d'épées et de poignards entouraient cette litière, dont les rideaux de cuir étaient fermés.

Un instant, ces rideaux s'entrouvrirent, et Belgodère aperçut l'intérieur tapissé de satin blanc. Une tête pâle se montra, puis disparut... Si rapide qu'eût été cette apparition, le bohémien l'avait reconnue:

«La Fausta!» murmura-t-il

A ce moment, une fanfare de trompettes retentit sur la place, des exclamations délirantes éclatèrent dans un roulement de tonnerre. De la rue du Temple débouchait un quadruple rang de cavaliers aux toques ornées de touffes de plumes, aux pourpoints de soie cramoisie sur lesquels se détachait l'écusson de Guise. Ils levaient vers le ciel le pavillon de leurs trompettes et leur éclatante fanfare semblait annoncer la venue de quelque roi tout-puissant.

Derrière eux venaient les gardes particuliers de Henri de Guise, somptueusement vêtus de drap d'or, portant à l'épaule d'étincelantes hallebardes, le capitaine des gardes et les officiers à cheval.

Et, enfin, seul dans un large espace laissé vide, monté sur un magnifique alezan aux naseaux de feu, vêtu de soie blanche, le manteau cramoisi sur les épaules, le duc de Guise apparaissait, soulevant sur son passage une longue rumeur de vivats.

Derrière lui, la foule de ses gentilshommes, avec des costumes de parade étincelants de broderie, passait clans un cliquetis d'éperons et d'épées.

Henri de Guise et ses gentilshommes mirent pied à terre et prirent place aussitôt sur les sièges de l'échafaud élevé en face des deux bûchers, et presque au même instant, au loin, du fond de la rue Saint-Antoine, arrivèrent en rafales sinistres des mugissements sourds, et c'était des cris de haine et de mort... c'était les deux condamnées qu'on allait livrer à la justice du peuple et qu'on amenait au supplice...

Alors Belgodère regarda la grande horloge de l'hôtel des prévôts: elle marquait bientôt dix heures!... Il marcha vers la maison que lui avait signalée Fausta, heurta rudement. La porte s'ouvrit aussitôt. Un serviteur vêtu de noir apparut et, avant que le bohémien eût ouvert la bouche, demanda:

—Vous venez de la part de la princesse Fausta? Entrez! Monseigneur se meurt d'angoisse à vous attendre!

Déjà le serviteur l'entraînait, le bohémien se trouva devant l'entrée d'une vaste pièce à demi obscure. Il écarquilla les yeux et vit le prince Farnèse qui, les traits bouleversés, venait à sa rencontre. Puis, il gronda dans une sorte de rugissement de joie furieuse:

«Il est là!...»

Il!... C'était Claude!...

Oui, Claude était là. Depuis le pacte qu'ils avaient signé, le prince Farnèse et maître Claude, le cardinal et le bourreau, se voyaient à tout moment, unis dans une commune pensée: tuer Fausta qui avait tué Violetta.

Lorsque Farnèse eut reçu, dans la nuit qui venait de s'écouler, la lettre de Fausta qui lui annonçait que sa fille était vivante, Claude se trouvait près de lui. Le reste de cette nuit fut pour les deux hommes une effroyable série d'angoisses.

Lorsque le jour se leva et filtra à travers les volets fermés, ils se virent si changés, si pitoyables avec des visages empreints d'une telle angoisse, qu'ils se firent peur. Farnèse, le premier, secoua cette torpeur morbide et, appelant un serviteur, lui donna des ordres.

—Attendons! dit-il alors.

Farnèse demeura immobile, les bras croisés. Claude se mit à marcher lentement. Il leur semblait qu'ils vivaient dans un rêve. Tantôt la lettre de Fausta leur paraissait toute naturelle, et parfois ils croyaient qu'elle avait menti. Mais pourquoi Fausta aurait-elle menti? Dans quel but?

A la longue, l'attention de Farnèse se concentra sur les bruits qui s'enflaient. Dans l'anormale surexcitation de cette attente fiévreuse, il en vint à imaginer une mystérieuse connivence entre la lettre de Fausta et ces clameurs qu'il entendait. Il alla à la fenêtre, repoussa légèrement les volets. La Grève lui apparut soudain, avec ses deux poteaux de supplice, ses deux bûchers, son estrade, sa foule immense, vision tragique, effrayante, qui le fit reculer.

—Qui va-t-on exécuter? demanda-t-il d'une voix terrible en saisissant le bras de Claude.

Claude demeura un instant hébété d'horreur. En lui aussi, tout à coup, s'opérait la connivence mystérieuse entre l'idée de Violetta et l'idée d'exécution. Il bondit à la fenêtre et, hagard, considéra ce qui se passait. Un cri de mort, un nom répété par les mille gueules du monstre qui se roulait autour des bûchers. Ce nom lui apprit la vérité. Il sourit.

—Rassurez-vous, dit-il. Je me souviens. On pend ce matin les Fourcaudes...

—Les filles du procureur Fourcaud?...

—Ses filles? dit Claude en tressaillant violemment. Oui!... Ses filles!... Jeanne et Madeleine...

—Pourquoi savez-vous leurs noms? demanda le cardinal, heureux de penser un instant d'autres pensées.

—Tout le monde le sait, dit Claude.

Et tout bas, d'un murmure indistinct, plus pâle encore qu'il n'était la minute d'avant:

«Jeanne et Madeleine!... Les filles de Fourcaud!... De Fourcaud!... Hélas! pouvais-je prévoir cela quand...»

Un coup de marteau extérieur ébranla la grande porte et répercuta de sourds échos jusqu'à eux.

—Le voilà! murmura Farnèse d'une voix éteinte.

Claude ne dit rien, mais ses yeux se rivèrent sur la porte. Au dehors, un immense hurlement monta.

—Les voilà! Les voilà! Les voilà! Les Fourcaudes!

Ils n'entendirent pas cette clameur funèbre qui se déchaînait. Ils n'entendirent que le pas précipité de celui qui montait l'escalier, de celui qui allait leur montrer Violetta vivante... et la leur rendre sans doute!...

Farnèse, la tête en feu, s'avança, chancelant, vers la porte. Claude voulut s'élancer... A ce moment cette porte s'ouvrit et l'ancien bourreau demeura cloué sur place.

Et—devenait-il fou?—à cette minute où la pensée de Violetta eût dû occuper son esprit et son âme, voici ce qu'il songea:

«Lui!... Lui!... A l'heure où les Fourcaudes montent au bûcher!... Oh! l'abominable fatalité!...»

Et, alors, il recula, comme si la vue de Belgodère l'eût affolé d'horreur.

Farnèse, du premier coup d'oeil, reconnut le bohémien à qui il avait parlé sur cette même place de Grève! Le bohémien à qui il avait donné l'ordre de conduire Violetta au palais Fausta!... Sa fille...

Le bohémien devait savoir où se trouvait Violetta! Farnèse eut un rugissement de joie folle, saisit le bras de Belgodère et balbutia:

—Ma fille! Où est ma fille?

—Sa fille! gronda le bohémien. Est-ce qu'il est fou, celui-là?...

A cet instant, il aperçut Claude, se débarrassa d'un geste brusque de l'étreinte du cardinal et marcha sur l'ancien bourreau. Claude frémit.

—Voici longtemps que nous ne nous étions vus, dit Belgodère avec un rire effroyable... Depuis le jour où tu m'as refusé de me montrer mes enfants, ne fût-ce qu'une minute!...

Le regard de Claude se tourna vers la fenêtre avec une indicible expression d'effroi.

—Écoutez-moi, murmura-t-il d'une voix humble, je croyais bien faire... sauver ces pauvres petites dans leur corps et dans leur âme... oh! je vous jure, celui qui les prenait était un homme de bien...

—Sauver mes filles! gronda Belgodère. Sauver des enfants en les arrachant à leur père! Fameux!... Ainsi, digne bourreau, tu ne t'es pas demandé ce que le père allait souffrir... Et tu ne t'es pas dit que je cherchais à te rendre deuil pour deuil, souffrance pour souffrance!...

Claude se redressa.

Que dis-tu? bégaya-t-il.

—Ta Violetta! Qui te l'a enlevée? Dis! Le sais-tu? C'est moi!... Moi! Comprends-tu cela?... Eh bien, bourreau!.. Tu ne dis rien!... Veux-tu me dire ce que tu as fait de Flora?... ce que tu as fait de Stella? Moi je te dirai ce que j'ai fait de Violetta!...

—Cet homme a tué ma fille! gronda Farnèse.

—Tué! hurla Claude. Est-ce cela que tu devais nous annoncer!... Oh!... malheur sur toi, si cela est!...

Belgodère éclata de rire.

—Dent pour dent! grinça-t-H. Tu veux ta fille?... Tu veux la voir?... Ce matin, on pend, on brûle les Fourcaudes!... Il y en a bien une sur le bûcher!... L'autre n'y est pas!... L'autre Fourcaude, sais-tu qui c'est? Eh bien, regarde!...

D'un bond, Claude fut à la fenêtre; Farnèse délirant se rua aussi, Un cri lugubre déchira l'espace.

—Violetta!... Là! Là!... Au bûcher!... Violetta!...

—Violetta au bûcher! rugit Claude.

Claude regarda... Sur le bûcher de gauche se balançait le corps de l'une des Fourcaudes déjà pendue, et les flammes l'enveloppaient... L'autre Fourcaude, à ce moment, était entraînée au bûcher de droite... Et celle-ci, c'était Violetta!...

Claude empoigna Belgodère par le cou: terrible, effroyable à voir, avec un visage sans expression humaine, il se pencha et, dans ce mouvement, força le bohémien à se pencher. Et la voix de Claude, voix rauque, voix à l'intraduisible accent, à l'oreille de Belgodère hurla ces paroles:

—Regarde à ton tour!... Regarde, démon!... Regarde le corps de Madeleine Fourcaud!... Regarde!... La corde se brise!... Regarde!... La voilà dans les flammes!... Belgodère!... Belgodère!... Celle qui brûle ne s'appelle pas Madeleine!... Elle s'appelle Flora et c'est ta fille!...

A ces mots, Claude, d'un mouvement frénétique, repoussa Belgodère dans la chambre et, avec une imprécation sauvage, enjambant l'appui de la fenêtre, il sauta dans le vide. Belgodère avait poussé un de ces hurlements sinistres comme en ont les fauves qu'on égorge.

Ainsi que dans un cauchemar, il vit Claude traverser l'espace, tomber, rouler sur le sol, puis se relever, et, la dague à la main, se ruer sur la multitude, vers le bûcher... vers Violetta... Belgodère tendit les bras, des larmes de sang coulèrent sur son visage monstrueux. Tout à coup, il sursauta... Stella il ne l'avait pas reconnue cette nuit, mais il allait la retrouver, elle lui resterait. Il s'élança. Il se rua... Et, tout à coup, il se sentit saisi à l'épaule par une main de fer. Son regard se fixa sur l'homme qui l'arrêtait.

—Qui es-tu? Que veux-tu? gronda-t-il.

—Je suis le père de Violetta, dit Farnèse d'une voix glaciale. Et tu vas mourir ici!...

—Le père de Violetta! vociféra Belgodère, stupide d'étonnement. Le père de Violetta, c'est Claude!...

—Le père de Violetta, c'est moi! clama Farnèse avec un accent de surhumain désespoir. Et, puisque c'est toi qui l'as tuée, meurs donc? Meurs et sois damné!...

En même temps, la dague de Farnèse jeta un éclair. Mais les émotions qui venaient de le bouleverser avaient achevé de briser en lui les ressorts de la vie... La dague ne s'abattit pas! Le cardinal ouvrit les bras tout grands, tournoya sur lui-même et s'abattit comme une masse, évanoui... Belgodère s'élança, descendit l'escalier en quelques bonds, et se prit à courir vers la porte Montmartre. De la place de Grève une rumeur montait... Farnèse, pantelant, se traîna vers la fenêtre...




XXXV

L'ÉPOPÉE

Le duc de Guise et sa brillante escorte avaient mis pied à terre près de l'estrade qui avait été préparée pour eux: le flot de gentilshommes, dans le bruissement soyeux des manteaux de satin, monta les marches de l'estrade. Un page aux couleurs de Guise prit place parmi les pages du duc. Celui-ci, ayant salué une fois encore la foule immense qui l'acclamait, s'assit dans un fauteuil plus élevé que les sièges réservés aux gentilshommes. Derrière le fauteuil se rangèrent les huit pages, le poing sur la hanche. Ils ne témoignèrent aucune surprise à voir ce neuvième page se glisser parmi eux et prendre d'autorité la place d'honneur, c'est-à-dire se poster juste derrière le duc, de façon à toucher presque le dossier du fauteuil.

En arrière des pages prirent place Maineville, Bussi-Leclerc, Maurevert, et la foule des gentilshommes, escorte royale de ce chef qui n'osait être roi.

Tout à coup. Guise pâlit. Les gentilshommes de l'estrade frémirent et se levèrent. D'un groupe nombreux et discipliné, massé au pied de l'estrade, un cri nouveau venait de se lever. Et ce cri, on le poussait sur un signe que venait de faire le page inconnu placé derrière le fauteuil du duc. Et c'était hurlé d'une voix terrible, impérieuse:

—Vive le roi!...

—Vive le roi! Vive le roi! répéta la multitude exaltée.

Le page se pencha sur le dossier du fauteuil, et, tandis que Guise balbutiait d'indistinctes paroles, murmura d'une voix ferme:

—Roi de Paris, voici l'occasion d'être roi de France!...

Le duc se retourna vivement.

—Vous, madame! Vous, princesse Fausta! ici! sous ce costume!... dit-il plein d'émotion.

—Je suis où vous êtes, et peu importe le costume puisque je porte votre blason. Duc, agirez-vous aujourd'hui! Ce peuple, tout à l'heure, va vous porter sur ses épaules jusqu'au Louvre, si vous le voulez!...

—Oui! Eh bien, oui! fit le duc haletant, ébloui.

—Vous marchez sur le Louvre, duc!... Et ce soir, roi de France, vous couchez dans le lit d'Henri de Valois...

—Oui, oui, répéta le duc de Guise qui, à ce moment, se dressa tout debout et salua longuement comme s'il eût enfin accepté cette royauté que lui offrait tout un peuple.

Alors, sur l'estrade et autour de l'estrade, sur toute la place rugissante, ce ne fut qu'une énorme clameur, tandis que des milliers de bras frénétiques agitaient des chapeaux ou des écharpes et que de toutes les fenêtres tombait une pluie de fleurs.

—Vive le roi! Vive le roi!...

Fausta leva au ciel un regard flamboyant. A ce moment, du fond de la rue Saint-Antoine, arriva jusqu'à la place une rumeur sinistre.

—Les voilà! Les voilà!

Les cris de mort, dès lors, se mêlèrent aux acclamations.

—Vive le roi!... Mort aux huguenots!...

Les deux condamnées apparurent à l'encoignure de la place et furent saluées par un hurlement sauvage, immense, capable de donner le frisson.

Guise venait de reprendre place dans son fauteuil. Derrière, sur lui, se penchait à demi Fausta. Les yeux de Guise étaient braqués sur Madeleine Fourcaud qui, la première, faisait son entrée sur la place.

—Belle fille! dit Guise.

Autour de lui on se mit à rire. Elle était belle, en effet, avec ses longs cheveux noirs, sa peau brune et mate, dorée, semblait-il, comme si elle eût été la descendante de quelque gitane.

L'énorme hurlement funèbre se déchaîna plus violent, plus âpre, plus sauvage... Madeleine atteignit le bûcher qui lui était destiné!... Madeleine!... Flora.... la fille aînée de Belgodère.

Elle jeta autour d'elle un regard mourant qu'emplissait la suprême angoisse de la mort. Au même instant, elle fut saisie par les aides, accrochée par le cou, et une acclamation retentit: Madeleine Fourcaud, vêtue de sa longue tunique blanche, se balançait au bout de la corde...

Guise regardait et répétait:

—Belle fille, par ma foi! belle...

Le dernier mot s'étrangla dans sa gorge. Ses yeux exorbités venaient de se fixer sur la deuxième condamnée qu'on traînait à son bûcher.

—A l'autre! hurlait le peuple.

Et, cette autre. Guise la voyait! Cette autre, c'était celle qui hantait ses rêves, celle qu'il aimait enfin, c'était Violetta!...

Toute blanche dans sa robe blanche, auréolée de ses cheveux d'or, elle marchait, sans comprendre peut-être, et ses yeux d'un bleu presque violet erraient avec une douceur étonnée sur ce peuple qui hurlait à la mort. Tout à coup, elle vit le gibet! Elle vit le bûcher! Elle eut un geste d'indicible terreur et elle se raidit...

Guise poussa un rauque soupir. Comment Violetta était-elle là, près du bûcher, à la place de Jeanne Fourcaud! Il n'y avait plus en lui qu'une pensée: la sauver à tout prix! Il se souleva à demi, prêt à jeter un ordre...

—Qu'allez-vous faire? gronda à son oreille une voix.

Guise se tourna, hagard, vers Fausta, et incapable de prononcer un mot, d'un geste fou, lui montra Violetta.

—Je sais, dit Fausta avec une effrayante douceur. Elle est condamnée. Il faut qu'elle meure...

—Non, non! haleta Guise.

—Sauvez-la donc, si vous pouvez!... Insensé! Ne comprenez-vous pas que l'amour de ce peuple pour vous va se changer en haine! que, si vous lui arrachez une Fourcaude, vous n'êtes plus le fils de David, le pilier de l'Eglise! que vous devenez le champion de l'hérésie! qu'on ne vous portera pas au Louvre, mais à la Seine!...

Guise retomba sur son fauteuil!... Il ne jeta pas l'ordre sauveur!... Il retomba, pour sa royauté, pour sa vie!... Il baissa la tête et murmura seulement:

—Oh! c'est affreux! Je ne veux pas voir...

Et il ferma les yeux.

A cette seconde, des vivats, des applaudissements frénétiques éclatèrent dans la foule; une bande, impatiente sans doute de brûler la deuxième Fourcaude, venait de se ruer sur les gardes qui entraînaient Violetta... Fausta jeta un cri d'effroyable détresse...

A la tête de cette bande, elle venait de reconnaître un homme qui fonçait tête basse, entrait comme un coin dans la multitude, parvenait jusqu'à Violetta et la saisissait. Et cet homme, c'était Pardaillan!...

Le chevalier de Pardaillan et le fils de Charles IX s'étaient élancés de l'auberge de la Devinière, suivis de Picouic.

—Cher ami, disait Charles en courant près de Pardaillan, je me sens revivre, puisqu'elle vit. Mais où est-elle? Ah! pour la conquérir, je tiendrai tête à tout Paris!...

—Tant mieux, monseigneur, tant mieux! dit Pardaillan d'une voix singulière. Je ne sais si mon instinct me trompe, mais il me semble flairer une odeur de bataille...

—Nous allons donc nous battre?

Pour toute réponse, le chevalier grommela un juron et précipita sa marche. Que pensait-il? Que redoutait-il? Rien de précis. Il courait à la place de Grève parce que Fausta lui avait donné rendez-vous sur la place de Grève, en prononçant le nom de Violetta.

Lorsqu'ils débouchèrent, haletants et couverts de sueur, sur la place où roulait le flot tumultueux, Pardaillan, s'adressant au premier bourgeois venu:

—Que se passe-t-il?

—Ne le savez-vous pas? on va pendre et brûler les damnées Fourcaudes en présence de Mgr de Guise.

—Pauvres filles, murmura Pardaillan.

Et, se mettant à jouer des coudes et des épaules, il s'avança vers les bûchers surmontés de leurs potences.

—Bonjour, monsieur le chevalier, dit tout à coup près de lui une voix féminine.

Pardaillan considéra attentivement la jeune femme fardée qui venait si hardiment de le saisir par le bras.

—Où diable vous ai-je vue, mignonne?

—Quoi! vous ne vous souvenez pas de l'auberge de l'Espérance? La soirée où vous vîntes voir la bohémienne qui disait la bonne aventure?...

—Loïson! fit le chevalier avec un sourire.

—Ah! vous vous rappelez mon nom! s'écria gaiement la ribaude.

Une rafale de hurlements interrompit Loïson... C'était Guise qui, à ce moment, débouchait sur la place.

—Et que fais-tu ici? reprit Pardaillan attendri par le regard de gratitude admirative de la ribaude.

—Dame, fit Loïson, je cherche aventure.

—Avec ton ami le Rougeaud? dit le chevalier en riant.

Une nouvelle rafale de clameurs plus exaspérées passa sur la Grève et empêcha Loïson de répondre. Cette fois, c'était les Fourcaudes, les condamnées qui apparaissaient.

A ce moment, Charles d'Angoulême était à quelques pas de Pardaillan. Il tournait le dos au côté de la place par où arrivaient les Fourcaudes.

Son regard flamboyant s'était fixé sur le duc de Guise dont il appelait le regard; sa main tourmentait la garde de sa rapière; des pensées de folie envahissaient son cerveau; il méditait l'acte insensé: bondir sur cette estrade, braver et provoquer le duc, le ravisseur de Violetta et l'assassin de Charles IX!

Ce fut à ce moment que la ribaude Loïson, se haussant sur la pointe des pieds pour voir, elle aussi, les condamnée, vit venir Madeleine... La ribaude esquissa le signe de croix, car elle était bonne catholique. Mais sa main s'arrêta soudain dans le geste qu'elle commençait. A cet instant même, elle venait d'apercevoir la deuxième condamnée... celle qu'on appelait Jeanne Fourcaud...

—Oh! murmura-t-elle, voilà qui est étrange!

Pardaillan, lui aussi, venait d'apercevoir la condamnée. Pardaillan n'avait jamais vu Violetta. Mais il tressaillit et jeta un rapide regard du côté de Charles. Les paroles de Fausta résonnèrent à ses oreilles... ce rendez-vous sur la Grève à dix heures... dix heures sonnaient à la grande horloge de l'hôtel des prévôts. Et ce fut dans cette seconde où un doute effroyable traversait l'esprit de Pardaillan que la ribaude Loïson murmura:

—Oh! voici qui est vraiment étrange!... Je connais cette jeune fille!...

—Tu la connais! haleta Pardaillan.

—Certes!... Elle était à l'auberge de l'Espérance avec le bohémien, avec les deux grands escogriffes, avec la diseuse de bonne aventure que vous avez emmenée... Ils l'appelaient Violetta...

Le visage de Pardaillan se transfigura. Un sombre désespoir le convulsa. D'un rapide regard circulaire, il embrassa la Grève et cette foule énorme, pareille à un océan démonté. Et ce regard s'emplit d'une immense pitié lorsqu'il se posa sur Charles d'Angoulême.

—Allons, dit-il à haute voix, tentons l'impossible...

Loïson avait suivi pour ainsi dire la pensée du chevalier.

—Il aime la condamnée! se dit-elle. C'est elle qu'il venait chercher à l'Espérance! Il va mourir pour elle!

Et à son tour, dans le même instant, Loïson s'élança, fonça à travers les groupes de bourgeois, si haletante, si furieuse et si échevelée qu'on s'écartait avec des cris d'effroi et d'étonnement. Pardaillan atteignit Charles. Celui-ci se retourna et vit le chevalier tout blanc, qui étendait le bras vers la condamnée... Jeanne Fourcaud... A ce moment elle n'était plus qu'à vingt pas du bûcher, et, d'une voix étrange dont le calme éveillait des échos terribles, Pardaillan disait:

—C'est là qu'il faut regarder!...

Charles eut un chancellement soudain et un cri farouche. En même temps, il s'élança, suivant Pardaillan qui se ruait dans un élan furieux. Pardaillan avait tiré sa puissante rapière. Il la tenait par la lame et se servait de la lourde garde de fer comme d'une masse. Il bondissait. Si on ne s'écartait pas, il assommait. Le pommeau de fer frappait à coups sourds, et des hommes tombaient à droite, à gauche... La foule s'ouvrait, éventrée... ceux qui étaient devant lui, se retournant aux cris de douleur et d'épouvanté, fuyaient à gauche, fuyaient à droite. Des remous formidables entraînaient des paquets d'hommes et Pardaillan passait, effrayant à voir avec son terrible sourire figé au coin de la lèvre. En un instant inappréciable, il y eut un large espace vide entre Pardaillan et les archers qui entraînaient Violetta.

Violetta, dans cet instant où, hagarde, folle d'horreur, elle avait la hideuse vision du bûcher enflammé au-dessus duquel se balançait le corps de Madeleine, aperçut Pardaillan qui accourait comme une trombe... et aussitôt, près de lui, elle vit Charles. Elle tendit les bras. Un ineffable sourire d'extase illumina son visage.

Charles, sans un cri, se jeta en avant. Alors les gardes croisèrent leurs armes et Violetta apparut derrière une ceinture de hallebardes et de piques. Alors aussi, la foule, un moment affolée, se ressaisissait... l'espace vide se remplissait d'ombres furieuses... et de là-haut, de l'estrade, des vociférations:

—A mort! A mort!...

Un immense rugissement de la multitude roula la clameur mortelle comme un tonnerre. La foule d'une part, les gardes de l'autre, se resserrèrent comme les dents d'un étau formidable entre lesquelles Pardaillan et Charles allaient être écrasés, aplatis, déchiquetés... A ce moment, dix, quinze, vingt hommes à la figure sinistre se ruèrent le poignard à la main; des gens tombèrent, la fuite recommença, et ces inconnus hurlèrent:

—Pardaillan! Pardaillan!

Devant la soudaine, la fantastique ruée des truands ameutés par Loïson, la foule refluait, éperdue.

Guise, debout, rugissait de rage. Maineville, Bussi, cent autres s'élançaient, l'épée au poing... Fausta, flamboyante de fureur, levait sur le ciel un regard chargé d'imprécations, et, quand ce regard retombait sur Pardaillan, il était chargé d'une admiration surhumaine...

Voici ce qui se passait: tout ce que Paris comptait de coupe-bourses avait été attiré sur la Grève par la certitude de fructueuses opérations dans une multitude trop occupée de crier à la mort pour surveiller ses poches.

Ceux d'entre eux qui avaient vu le chevalier à l'auberge de l'Espérance et en avaient gardé un souvenir de terreur et d'admiration le reconnurent dès l'instant où il s'élança sur les archers. Foncer sur les agents de l'autorité a toujours été un plaisir pour la tourbe des gens de sac et de corde.

En quelques instants, une centaine de ces malandrins, surgis de toutes parts, s'étaient massés derrière le chevalier, adoptant aussitôt le cri de ralliement:

—Pardaillan! Pardaillan!

Un choc se produisit. Cette masse, emportée comme une trombe, fit la trouée à travers la foule culbutée, et se heurta soudain aux gardes, piques croisées.

Le choc fut effroyable et, dans le même instant, une vingtaine d'hommes, gardes ou truands, tombèrent, morts ou blessés. Pardaillan, les habits déchirés par les coups de piques, sanglant, hérissé, formidable, Pardaillan franchit comme un boulet les rangs des archers.

—Arrière, hurlèrent les deux gardes qui maintenaient Violetta.

La rapière du chevalier se leva, tourbillonna, le pommeau de fer atteignit l'un des gardes à la tempe; il tomba comme une masse; l'autre recula; au même instant, le chevalier saisit dans ses bras Violetta expirante et, se retournant, il apparut à ceux de l'estrade...

—Tuez-le! tuez-le! vociférait Guise.

—Je suis vaincue! Je suis maudite! gronda Fausta.

La mêlée entre les gardes et les truands se faisait des plus violentes; des gentilshommes dévalaient de l'estrade et couraient sur Pardaillan, la dague levée. Pardaillan jeta la jeune fille dans les bras de Charles. Celui-ci, déchiré lui-même, ses forces centuplées par la frénésie de cette minute, reçut Violetta qui à ce moment ouvrit les yeux.

Il y eut entre yeux un regard qui eut la durée d'un éclair... Et ce fut dans le tumulte déchaîné, dans la fumée qui montait du bûcher de Madeleine, ce fut la confirmation de leur amour.

—En avant! rugit Pardaillan. Vers les chevaux!

Les montures de l'escorte étaient massées près de l'estrade.

Il saisit sa rapière par la poignée. Et il se mit en marche vers les chevaux. Il ne courait pas. Ce n'était plus la ruée de tout à l'heure. La rapière tourbillonnait, pointait, frappait, sifflait; sur la route sanglante, des gens tombaient... et Pardaillan blessé, pareil à une statue rouge-, éclaboussé de sang du front aux pieds, marchait, couvrant de son prodigieux moulinet Charles et Violetta.

Pardaillan atteignit les chevaux au moment où une vingtaine de gentilshommes se ruaient sur lui tous ensemble. Il mit son épée en travers de ses dents, empoigna Charles, tenant Violetta, et les souleva tous deux d'un terrible effort: Charles se trouva à cheval, Violetta assise devant lui, sur l'encolure, l'enlaçant d'un de ses bras.

—Tue! Tue! rugirent les assaillants...

Ils étaient sur lui... Les truands décimés avaient fui!... La foule revenait à la charge avec une clameur sauvage.

Pardaillan vit qu'il était seul!...

Seul contre deux ou trois cents gentilshommes... Seul contre cinq ou six cents gardes!.. Seul contre vingt mille furieux qui couvraient la Grève...

Pardaillan sourit...

—O vous que j'aime, murmura Charles, que ma dernière parole soit une parole de bonheur... je vous aime!...

—O mon beau prince, dit Violetta extasiée, je vous aime, et mon bonheur est grand de mourir dans vos bras...

A cet instant, l'immense clameur de mort et de joie affreuse devint de nouveau une clameur d'épouvante... Les gentilshommes fuyaient, les gardes fuyaient, le peuple fuyait... Et, seule maintenant sur l'estrade, Fausta, haletante, rugissait une suprême imprécation de rage... Que se passait-il?...

Les chevaux de l'escorte, pris de folie sans doute, s'étaient débandés... Près de quatre cents chevaux lâchés, furieux, hennissant, ruant, affolés encore par les cris de détresse, renversant des groupes, les écartant, les culbutant de leurs poitrails, d'autres se heurtant, se mordant, tombant, se relevant et reprenant leur course insensée...

Comment?... Pourquoi cette folie soudaine?

A la seconde où les truands furent dispersés, où les gardes se reformèrent, où les gentilshommes se ruèrent, où Charles fut placé, jeté à cheval avec Violetta, Pardaillan bondit sur le laquais le plus proche de lui, et l'envoya rouler sur le sol d'une furieuse poussée; en même temps, il se mit à cravacher les chevaux de sa rapière: la rapière transformée en cravache cingla des croupes, fouetta des naseaux, zébra d'estafilades sanglantes des poitrails et des encolures...

Et les chevaux, fous de douleur, se cabrant, se dressant, se mordant et ruant, se précipitèrent en une galopade éperdue. Pardaillan s'élança sur un deuxième groupe; même manoeuvre, mêmes cinglements, même fuite enragée des bêtes affolées...

Maintenant, c'étaient les chevaux eux-mêmes qui faisaient sa besogne!...

Charles d'Angoulême, fou de stupéfaction devant ce prodigieux spectacle, entendit tout à coup une voix éclatante:

—En avant, par tous les diables!

Il vit Pardaillan près de lui... Pardaillan monté sur un cheval qu'il venait d'arrêter par la bride... Pardaillan ruisselant de sang et de sueur, terrible, flamboyant, qui s'élança vers le pont de Grève où il n'y avait plus personne, c'est-à-dire vers le fleuve, la foule ayant redouté d'être poussée à l'eau, et ayant fui partout par les rues. Charles suivit...

—Fuyez, dit Pardaillan. Gagnez votre hôtel et attendez-moi là...

—Et vous? haleta le jeune duc.

—On nous poursuit. Je vais tâcher de les entraîner, Si nous fuyons ensemble on saura où nous sommes!

Pardaillan, levant sa rapière, cingla la croupe du cheval de Charles, qui partit à fond de train. Quant à lui, il demeura sur place, immobile, regardant d'un oeil étrange la tunique blanche de Violetta qui s'envolait, et bientôt disparut au loin... Charles était sauvé!... Violetta était sauvée!

A ce moment, tout près de lui, un long hurlement venant de la place de Grève retentit.

Guise et Fausta étaient demeurés seuls, près de l'estrade.

Il n'était plus question de marche triomphale vers Notre-Dame et vers le Louvre!...

Cependant, en quelques minutes, une cinquantaine des chevaux furent arrêtés enfin. Une troupe se forma, qui s'élança à la poursuite de Pardaillan. Ils étaient presque sur lui. Alors, Pardaillan piqua son cheval d'un furieux et double coup d'éperon. La bête hennit de douleur et bondit, enfilant une ruelle étroite, dans laquelle se précipitèrent les poursuivants.

«Bon! grommela le chevalier, les voilà dépistés.»

Derrière lui la rumeur de mort grondait: après une ruelle, une autre. Il franchissait d'un bond la rue Saint-Antoine, renversait des gens; des clameurs saluaient au passage l'infernale cavalcade...

Les premiers des poursuivants étaient sur lui; il entendait le souffle rauque des bêtes épuisées; il courait, labourait les flancs de son cheval quand il faiblissait, et lui demandait un suprême effort... Où allait-il? L'instinct seul le guidait à ce moment...

«Les portes de Paris sont fermées», avait-il pensé. Et il était rentré au coeur de la ville... Mais la meute avait volé, elle aussi. Plusieurs étaient tombés en route. Mais ils étaient encore une trentaine...

Que voulait Pardaillan? Espérait-il les épuiser, et, se retournant à la fin, demander son salut à quelque tentative insensée?... Mais il voyait bien que, dès qu'il s'arrêterait, la foule se ruerait sur lui... Dans les rues qu'il parcourait, un tumulte effroyable se déchaînait. Les imprécations, les malédictions éclataient contre cet homme qui était poursuivi...

Où aller?... Son cheval faiblissait; il rendait du sang par les naseaux; ses flancs ruisselaient de sang. Et lui-même, tout sanglant, tout déchiré, sa rapière nue en travers de la selle, les yeux flamboyants, penché sur l'encolure écumante, passait comme une foudroyante vision!...

Où allait-il?... Où aboutirait-il?... Il ne savait pas!...

Mourir!... mourir sans avoir frappé Maurevert!...

Pardaillan jeta autour de lui des yeux hagards ou pourtant, même en cette tragique seconde, il y avait encore une ironie... Il allait mourir! Et Maurevert pour qui il avait vécu, Maurevert, l'assassin de Loïse...

Maurevert allait vivre désormais sans terreur!

Il regarda autour de lui et, dans cette course vertigineuse, il lui sembla reconnaître des détails, des maisons déjà, une rue connue... Une lueur d'espoir s'alluma dans son esprit: cette rue, c'était la rue Saint-Denis!... C'était l'auberge de la Devinière... une retraite possible!...

Derrière lui, la troupe des cavaliers galopait éperdument; il n'avait comme avance que deux ou trois longueurs de chevaux. Sa bête épuisée ne donnait plus que le galop raidi qui précède la chute. Pardaillan vit le perron de la Devinière, et se prépara: il abandonna la bride sur l'encolure et déchaussa les étriers; en même temps, passant la jambe par-dessus l'encolure, il se trouva assis sur la selle, A cet instant, il atteignit la Devinière: il sauta!...

En même temps qu'il sautait, il cinglait le cou de son cheval d'un dernier coup de sa rapière. La bête, affolée de douleur, bondit avec une nouvelle vigueur et continua son galop furieux pour aller s'abattre enfin plus de cinq cents pas plus loin... Le peloton des poursuivants, lancé au galop de charge, passa comme une trombe...

Les premiers, seuls, avaient vu la manoeuvre de Pardaillan et tentèrent de s'arrêter. Alors, ce fut une mêlée affreuse. Les cavaliers qui accouraient par-derrière, lancés en une course frénétique, vinrent heurter ceux des premiers rangs comme des catapultes vivantes.

Cependant le chevalier avait gagné le perron de la Devinière au moment même où tout ce qui était à l'auberge, buveurs, garçons et servantes, se précipitait dehors pour voir quel cyclone passait dans la rue. Ces gens virent Pardaillan qui montait. Et ils s'écartèrent, pris d'épouvante. Pardaillan avait une si terrible figure qu'ils tremblèrent.

Pardaillan entra, jeta sa rapière et chancela un instant. Par un puissant effort, il réagit; et, apercevant un gobelet plein de vin qu'un buveur avait laissé pour courir au perron, il le vida d'un trait. Alors, il ferma la porte et les fenêtres. Puis, avec tranquillité, il se mit à barricader l'auberge; entre la première fenêtre et la porte, il y avait un bahut chargé de vaisselle; Pardaillan se mit à pousser le bahut et vint le placer devant la porte...

«Bonne idée, grommela-t-il, qu'a eue jadis maître Grégoire de placer des barreaux aux fenêtres; cela m'épargne de la besogne, et vraiment je n'en puis plus...»

—Mon Dieu, fit tout à coup une voix tremblante, que se passe-t-il?... Qui êtes-vous?... Que faites-vous là?...

—C'est moi, ma chère Huguette. rassurez-vous! fit Pardaillan qui, en se retournant, venait d'apercevoir l'hôtesse.

—Vous, monsieur le chevalier!... Seigneur!... comme vous voilà fait!... Oh! mais il se trouve mal!...

Pardaillan venait de tomber lourdement sur un escabeau; le sang perdu, l'affolement de cette course infernale à travers Paris, toutes ces causes combinées le terrassaient enfin. Huguette s'élança, et, soutenant dans ses bras la tête pâle du chevalier, elle le contempla un instant avec une profonde expression de tendresse où il y avait l'émoi d'une amante et une pitié maternelle.

Au-dehors les hurlements se rapprochèrent soudain.

—Mathieu! Lubin! appela Huguette. Et vous Jehanne, Gillette, accourez!... Vite, donnez-moi ce cordial!...

La salle commune était parfaitement vide. Il n'y avait plus personne dans l'auberge. Pardaillan se mit à rire.

—Pardieu, je les ai laissés dehors, en me barricadant!...

Dans la rue, devant l'auberge, c'était la rumeur de mort qui montait; les gentilshommes de Guise se préparaient à l'attaque.

—Il faut défoncer cela, dit l'un d'eux.

—Un instant! fit une voix rauque.

Tous se retournèrent et virent Maurevert. Ils ne purent s'empêcher de frémir à voir la haine qui éclatait sur ce visage.

—Je connais l'homme, cria-t-il. Soyez sûrs que, s'il s'est gîté là, il doit avoir le moyen de se défendre. Donc, il ne faut rien livrer au hasard. La prise est trop importante. Il faut prévenir le duc!

—Je m'en charge, dit un gentilhomme en s'élançant.

Huguette et le chevalier n'avaient rien entendu de ces paroles qui se perdirent dans le tumulte. Mais Huguette entendait parfaitement les cris de mort.

—Est-ce donc à vous que s'adressent ces cris? demanda-t-elle en pâlissant.

—A qui voulez-vous que ce soit? fit Pardaillan.

—Hélas! reprit Huguette qui tremblait, que va-t-il vous arriver, chevalier!

Le mot était sublime. Car Huguette, malgré son angoisse, s'oubliait. Pardaillan la considéra un instant avec une admiration attendrie.

—Vous savez bien, ma chère hôtesse, qu'à la Devinière il ne m'est jamais rien arrivé de fâcheux.

Un étrange tumulte éclatait dans la rue, à ce moment. Et ce n'était pas le tumulte d'une attaque: des bruits sourds résonnaient, et ce n'était pas les bruits d'une porte qu'on essaie de défoncer. Ce tumulte, c'était celui d'une foule qui s'écarte précipitamment. Ces bruits, c'était, eût-on dit, ceux de meubles qui, tombant de très haut, se brisaient à grand fracas sur le perron et sur la chaussée. En même temps, de rauques vociférations descendaient du haut d'une fenêtre, comme une pluie d'imprécations. Dehors Maurevert s'écriait:

—Je le savais bien que le damné Pardaillan avait rassemblé ici son armée de truands!

Et Pardaillan disait à Huguette:

—Ah ça! mais nous avons des défenseurs?

Il s'élança vers les étages supérieurs et, guidé par le bruit formidable, atteignit le deuxième et dernier étage. Là, il constata que les vociférations venaient de la chambre où il avait dormi la nuit précédente...

—Ils sont au moins quinze là-dedans, songea-t-il. A la bonne heure! Je commence à croire qu'on va pouvoir donner du fil à retordre à messieurs les guisards.

Et il ouvrit la porte en criant:

—Holà, camarades, ne jetez pas tout à la fois! De la méthode, que diable! Organisons une défense, et...

Il s'arrêta court, ébahi par le spectacle imprévu qui s'offrait à ses yeux.

Dans sa chambre, il n'y avait plus de meubles: les chaises, les deux fauteuils, la table, le bahut, le lit même, démonté sans doute pièce à pièce, avaient été précipités par la fenêtre grande ouverte. Il n'y avait plus qu'une horloge, une de ces grandes horloges enfermées dans une gaine de bois sculpté.

Et celui qui, à ce moment-là, faisait des efforts pour lui faire prendre le chemin des autres meubles...

C'était... Croasse.




XXXVI

BELGODÈRE

Belgodère, on l'a vu, s'était élancé vers la porte Montmartre pour courir à l'abbaye. Il trouva la porte fermée: sur l'ordre du duc de Guise, nul ne pouvait sortir de Paris.

«A cette heure, se dit-il, la fille de Claude doit être en cendres. Le tour est joué. Que pense-t-il?... Il pleure.»

L'image qui s'évoquait dans son esprit, Violetta pendue au-dessus du bûcher, et Claude mourant de désespoir, appela l'image de sa propre fille que lui-même avait vue dans les flammes. Un long frisson le secoua.

«Flora est morte, gronda-t-il. Mais Violetta est morte. Et il me reste Stella. Que reste-t-il à Claude?»

Il pâlit à la pensée que Claude chercherait sans doute à se venger sur Stella. Alors en toute hâte il revint à la porte.

—Laissez-moi passer, dit-il au chef de poste, je paierai ce qu'il faudra.

Cet homme couvert de sueur, hagard, haletant, les yeux exorbités, éveilla les soupçons du sergent d'armes. Il fit un signe: cinq ou six gardes se jetèrent sur Belgodère et le poussèrent dans la rue. Le bohémien courut à la porte voisine, mais s'y heurta à la même consigne.

Tout à coup, il eut un cri de joie et se reprit à courir.

«Comment n'y ai-je pas songé tout de suite? Elle me fera sortir, elle!»

Il partit en courant, et bientôt frappait au palais Fausta.

Fausta venait de rentrer.

Elle reçut Belgodère dès qu'il demanda à la voir. Et, certes, jamais le bohémien n'eût pu soupçonner quels orages se déchaînaient à ce moment dans l'esprit de cette femme. C'est à peine si elle était un peu plus pâle que d'habitude.

—Que me veux-tu? demanda-t-elle.

—Un sauf-conduit pour franchir les portes de Paris, dit le bohémien.

—Tu veux donc me quitter?

—Non, madame. Aujourd'hui, moins que jamais. Car, grâce à vous, une de mes filles est vivante. Vous savez que mes deux filles Flora et Stella furent, après l'arrestation des miens, confiées à un chrétien. Ce chrétien-là, madame, c'était le procureur Fourcaud! Ainsi, celle qui a été pendue et brûlée, c'était ma fille aînée. Celle que vous avez sauvée, c'est Stella. Sur votre ordre, je l'ai conduite et laissée à l'abbaye de Montmartre. Et les portes de Paris sont fermées. Vous comprenez qu'il me faut un sauf-conduit!

—Je comprends, dit Fausta. Et tu vas avoir satisfaction.

Fausta tira en effet un papier d'un petit meuble et le remit au bohémien en lui disant:

—Garde ceci précieusement; ce papier te permet en tout temps de passer partout; ce soir tu me rendras ce parchemin.

Belgodère saisit le parchemin qui portait la signature et le sceau de Guise. Il s'élança au-dehors sans songer à remercier Fausta. A peine fut-il parti que Fausta, ayant tracé en hâte quelques mots sur une feuille, appela et dit:

—Un cavalier pour l'abbaye. Cet ordre à Mme de Beauvilliers. Il est nécessaire que le cavalier arrive avant l'homme qui sort d'ici.

Belgodère avait repris le chemin de la porte Montmartre. Lorsqu'il y arriva, c'était encore le même sergent qui était de garde. Il reconnut le bohémien. Et il s'apprêtait cette fois à le faire saisir lorsque Belgodère exhiba son papier. A peine le sergent y eut-il jeté un coup d'oeil qu'il regarda Belgodère avec stupéfaction, puis s'inclina.

Dès que la porte lui eut été ouverte, Belgodère se précipita au-dehors, franchit le pont et s'élança vers l'abbaye. Tout en montant au pas de course, il ruminait:

«Comment vais-je apprendre la chose? Elle croit qu'elle s'appelle Jeanne Fourcaud. Pas du tout. Elle s'appelle Stella. C'est ma fille. Me croira-t-elle seulement? Oui. Nous partirons.»

Il riait nerveusement en grommelant ainsi, et il avait une effrayante figure.

Il atteignit l'abbaye et trouva plus expéditif de passer par la brèche. Il marcha vers l'enclos, et, quand il n'en fut plus qu'à cent pas, il vit que la porte en planches était ouverte. Belgodère fronça les sourcils, mais aussitôt il songea:

«C'est moi qui l'aurais laissée ouverte cette nuit...»

D'un bond, il fut dans le logis. Il était vide...

—Il se mit à courir comme un insensé, appelant, sanglotant et mêlant ses appels de tendresse de jurons terribles. Quand il fut bien sûr que Stella n'était plus ni dans le pavillon, ni dans l'enclos, il courut au monastère, monta l'escalier en bousculant un homme qui à ce moment le redescendait, et frappa violemment à la porte de l'abbesse.

—Stella! où est Stella? gronda-t-il lorsqu'il se trouva en présence de Mme de Beauvilliers; la prisonnière!

—Ne l'avez-vous pas emmenée? conduite à la Bastille?

—Je ne parle pas de Violetta. Je veux dire celle que j'ai ramenée...

—Ah! vous aviez donc ramené une autre prisonnière?

Belgodère saisit sa dure chevelure à deux mains. Il se rappelait maintenant qu'il n'avait prévenu personne. A mots entrecoupés, il fit le récit de ce qui s'était passé pendant la nuit, et comment, ayant conduit Violetta à la Bastille, il avait ramené Jeanne Fourcaud.

—Vous avez eu tort de ne pas m'informer, dit Claudine de Beauvilliers. Si la princesse demande compte de cette nouvelle prisonnière c'est vous seul qui en êtes responsable. Je conçois votre émotion...

Mais déjà Belgodère n'écoutait plus. Il secoua la tête et, s'élançant au-dehors, il retourna à l'enclos. Là, il s'assit sur une pierre, la tête entre les mains. Ce désespoir farouche dura deux heures, au bout desquelles le bohémien commença à mettre un peu d'ordre dans son esprit.

Il songea d'abord à la facilité avec laquelle il était arrivé auprès de l'abbesse. Il eût été attendu qu'il n'eût été ni plus vite, ni mieux reçu. Car l'abbesse lui avait parlé avec une politesse et une douceur à laquelle il n'était pas accoutumé.

Alors, il alla étudier de près la porte de la pièce ou Stella avait été enfermée. La serrure était intacte; elle n'avait pas été brisée ni forcée. La conclusion sautait aux yeux: Stella n'avait pas ouvert; on lui avait ouvert du dehors!

Mais qui?... Qui pouvait avoir eu un intérêt a délivrer cette jeune fille?... Fausta!... Fausta et les cavaliers qui lut avaient servi d'escorte!...

Belgodère, alors, se rappela cet homme qu'il avait croisé dans l'escalier tout à l'heure. Quand il eut rassemblé dans son esprit toutes les circonstances, Belgodère quitta l'abbaye et se mit à descendre lentement les pentes de Montmartre. Sa rude figure à ce moment, paraissait calme. Seulement, ses lèvres étaient blanches, ses yeux étaient striés de fibrilles rouges. Voici ce qu'il songeait:

«Fausta savait que j'allais à l'abbaye reprendre mon enfant. Fausta a expédié un cavalier qui m'a dépassé et a enlevé mon enfant. Bien. Très bien. Que veut-elle? Je ne sais pas. Mais, si elle se doute de ce que je pense, elle fera mourir ma fille... C'est bon... Je m'attache à elle!»

Un geste menaçant compléta la pensée dû bohémien. Quand, dans la soirée, se jugeant assez calme pour maîtriser son émotion, il reparut devant Fausta. celle-ci fut la première à demander:

—Ma prisonnière?...

—Elle a disparu, dit froidement Belgodère.

—Nous la retrouverons, dit Fausta, sans émotion. Tu peux te retirer en paix, Belgodère, non toutefois sans m'avoir rendu le sauf-conduit que je t'ai confié.

—Ce papier! s'exclama le bohémien en se fouillant vivement. Par le diable, où est-il?... Je ne l'ai plus...

—Tu l'as perdu?...

—Oui, dit Belgodère en regardant fixement Fausta, j'ai dû le perdre...

—Cela n'a pas d'importance, après tout. Va, Belgodère, et attends mes ordres. A moins que tu ne veuilles quitter mon service, auquel cas je t'enverrais à mon trésorier?

—A moins que vous ne me chassiez, dit le bohémien, je préfère rester.

—C'est bien aussi ce qu'il me semble, à moi, dit Fausta.

Et elle accompagna d'un sourire aigu le bohémien qui, après une humble salutation, se retirait. Belgodère grondait en lui-même:

«Maintenant, je suis tout à fait sûr que c'est elle qui a fait enlever Stella. Par l'enfer, signora mia, non seulement je n'ai pas fini avec vous, mais cela ne fait que commencer!...




XXXVII

CLAUDE

Le prince Farnèse, en s'appuyant à la fenêtre du logis de la place de Grève, assista; pétrifie, au terrible spectacle que nous avons essayé de peindre.

Violetta était sauvée!... Violetta avait disparu, emportée au galop par ses sauveurs!...

Ces sauveurs, Farnèse les avait reconnus. C'était ces hommes à qui il avait parlé dans le vieux pavillon de l'abbaye de Montmartre, lorsque la subtile et perverse diplomatie de Fausta l'avait si soudainement remis en présence de la bohémienne Saïzuma... de Léonore de Montaigues... de celle qu'il croyait morte...

Lorsque Farnèse vit que sa fille était sauvée, il poussa un rauque soupir de joie surhumaine et, pour la première fois depuis seize mortelles années qu'il venait de vivre, un rayon d'espoir tomba dans ce coeur damné.

En quelques secondes, un plan s'échafauda dans son esprit. Par les deux sauveteurs, retrouver Léonore, et, en lui ramenant Violetta... sa fille... se faire pardonner le formidable passé!...

Oh! revoir Léonore! Les emporter toutes deux... elle et sa fille!... Déchirer cette robe de cardinal dont la pourpre lui apparaissait faite de sang!... S'en aller dans quelque pays lointain... retrouver le bonheur et l'amour!...

C'est toute cette vision qui enfiévrait le cardinal à ce moment même où Fausta descendait de l'estrade, rugissante de sa nouvelle défaite, mais où, conservant ce merveilleux sang-froid qui ne l'abandonnait jamais, elle donnait rapidement deux ordres.

L'un de ces ordres concernait le logis où se trouvait Farnèse. Quant à l'autre, nous en verrons l'exécution tout à l'heure.

Lorsque le prince cardinal eut vu disparaître le cheval qui emportait Charles et Violetta, il se retourna, après avoir machinalement fermé la fenêtre. Il fallait agir vite. Nul doute, en effet, que Fausta ne cherchât à s'emparer de Violetta. Alors il regretta amèrement de ne pas avoir tué cette femme lorsqu'il la tenait dans le pavillon de l'abbaye.

En songeant à ces choses, Farnèse descendit lentement l'escalier. Le serviteur, vêtu de noir, qui avait fait entrer Belgodère, se présenta pour lui ouvrir la porte.

—Si on vient me chercher de la part de la Souveraine, lui dit-il, vous répondrez que je suis sorti d'ici en disant que je quitte Paris pour regagner l'Italie.

—Bien, monseigneur! dit le laquais qui, en même temps, ouvrit rapidement une porte qui donnait sur une sorte de loge qu'il occupait.

Au même instant, de cette loge, s'élancèrent cinq ou six hommes qui se jetèrent sur Farnèse. En un clin d'oeil, il fut désarmé.

—Farnèse, livide, dit à celui qui venait de le désarmer:

—Comte, dit-il, nous suivons le même chemin depuis trois ans; je sais donc que vous accomplirez dans foute leur rigueur les ordres que vous avez reçus. Un mot seulement: puis-je vous prier de me conduire le plus tôt possible à... celle qui vous a envoyé?

—Monseigneur, dit celui qu'on venait d'appeler comte, votre prière sera d'autant mieux accueillie que nous devons vous conduire à l'instant même au palais de la Cité.

Ils se mirent en route, le cardinal au milieu d'eux.

Vingt minutes plus tard, la petite troupe entrait dans la maison de Fausta. Le cardinal fut introduit dans une pièce dont la porte de chêne était garnie de ferrures solides.

Il demanda à être conduit aussitôt auprès de Fausta. Mais, pour toute réponse, l'homme qui l'avait conduit jusqu'à cette chambre referma la porte et poussa les verrous. Farnèse tomba sur un siège et murmura:

«Qui sait s'il ne vaut pas mieux que je meure enfin! La malédiction de Notre-Dame pèse sur moi, et tout ce que je touche est maudit... Mais mourir sans avoir frappé l'infernale Fausta!... O Claude! Claude! que fais-tu?...»

Ce que faisait Claude?... Il s'était élancé vers le point où il avait vu galoper Charles d'Angoulême emportant Violetta. Il passa en bondissant près de l'estrade.

Fausta le vit sans doute!... Elle devina ce qu'il allait faire!... et dit quelques mots à un homme qui se trouvait près d'elle, et cet homme se mit à courir derrière Claude.

Claude, l'un des premiers, saisit la bride de l'un de ces chevaux qui couraient en tous sens. Il sauta dessus et se trouva faire partie, pour ainsi dire, du peloton de cavaliers qui se lançait à la poursuite de Pardaillan. Seulement, lorsque Pardaillan tourna, Claude ne suivit pas le peloton. Il s'élança ventre à terre dans la même direction que Charles d'Angoulême, qu'il voyait disparaître au loin. Celui-ci se croyait poursuivi.

Lorsqu'il s'arrêta, haletant, devant son hôtel, l'hôtel de Marie Touchet, il sauta à terre, saisit Violetta dans ses bras, et heurta le marteau avec une telle frénésie que les serviteurs accoururent affolés; la porte ouverte, Charles déposa dans l'antichambre Violetta évanouie... A ce moment, Claude arrivait à fond de train et s'arrêtait devant la porte. Charles s'élança au-dehors et braqua son pistolet sur Claude. A l'instant même où il tirait, son bras dévia; la balle se perdit dans les airs; Charles se sentit étreint par deux bras de femme, et une voix balbutia à son oreille:

—Mon père! C'est mon père que vous tuez!...

Le jeune duc poussa un cri et jeta un regard de terreur sur Claude. Et, le voyant debout, tout pâle dans la fumée, il s'élança, lui saisit les deux mains:

—Entrez... entrez, ô vous qu'elle appelle son père... pardonnez... j'ai cru que vous nous poursuiviez...

Quelques instants plus tard, Charles d'Angoulême et Violetta, réunis dans les bras de Claude, mêlaient leurs sourires et leurs larmes. Le bourreau sanglotait doucement.

«Monsieur, fit alors le jeune homme tandis qu'il souriait à Violetta, notre situation est bien simple: j'aime cet ange dont vous avez le bonheur d'être le père. Il faut donc que vous sachiez qui je suis. Je m'appelle Charles, duc d'Angoulême. Ma mère s'appelle Mme Marie Touchet, et mon père s'appelait Charles IX...

—Le fils du roi! murmura Violetta ravie.

Au fond de cette rue paisible, les clameurs mortelles n'arrivaient pas. Dans cette salle aux beaux meubles luisants, aux tapisseries anciennes, régnait un calme infini. Charles d'Angoulême, cependant, reprenait:

—Vous savez maintenant qui je suis... je serais bien heureux, en cette minute la plus heureuse de ma vie, de savoir qui est le père de celle que j'aime...

Claude, qui contemplait Violetta, releva lentement la tête. Les larmes de bonheur qui coulaient sur ses joues se figèrent au bord de ses yeux hagards.

Qui je suis? fit-il d'une voix étranglée.

En même temps, d'un geste instinctif, il retira sa main que Charles avait prise. Cette main... cette main homicide... cette main rouge de sang...!

Violetta pâlit affreusement. Elle avait compris, elle!...

—Père! oh! mon bon père Claude! balbutia-t-elle. Et cette parole était adorable! cette parole où elle reconnaissait le bourreau pour son père en une pareille seconde!...

—Non, non! répéta Claude. Vous n'avez pas eu tort de me demander qui je suis. Il faut que vous sachiez ce que je ne suis pas. Monseigneur duc, je ne suis pas le père de cette enfant!...

—Père! père! cria Violetta d'une voix déchirante, vous m'avez déjà dit cela! Eh bien moi, quoi qu'il arrive, je déclare que vous êtes mon père, et que je n'en ai jamais eu d'autre que vous!...

Tandis que Charles demeurait stupéfait, bouleversé, Claude souleva Violetta dans ses bras, la serra un instant, avec un rauque sanglot, sur sa vaste poitrine, et l'emporta dans la pièce voisine où il la déposa dans un fauteuil.

—Ne bouge pas, fit-il, ne crains rien... ton vieux papa Claude arrangera tout. Tu l'épouseras, le fils du roi!... bientôt tu seras madame la duchesse d'Angoulême...

Alors il revint dans la salle ou il avait laissé Charles, et se mit à marcher de long en large, pensif.

—Monsieur, fit-il en s'arrêtant tout à coup, comme je vous le disais, je ne suis pas le père de Violetta. Je l'ai seulement élevée. Il importe donc assez peu que vous sachiez ce que j'ai été. Je vous dirai simplement que mon nom est maître Claude, et que je suis bourgeois de Paris. Ce qui importe, reprit-il en faisant un effort, c'est que je ne suis pas le père de celle que vous aimez. Violetta est la fille de Mgr Farnèse et de la très noble demoiselle Léonore de Montaigues.

—Cet homme que j'ai vu dans le pavillon de l'abbaye?...

—Oui, c'est lui!...

—Où et quand pourrai-je revoir le prince Farnèse?

—Je sais où le trouver.

—Eh bien, faites donc en sorte que je puisse le voir au plus tôt.

Une sorte de gêne, une sourde contrainte régnait maintenant entre les deux hommes.

—Le prince Farnèse, reprit Claude, est le seul qui puisse décider du sort de Violetta; je ne suis rien pour elle... je voudrais que vous soyez bien pénétré de cette vérité...

—Je le suis, dit Charles sourdement.

—Bien! continua Claude en pâlissant. Étant donné que je ne suis rien pour Violetta, qu'elle n'est rien pour moi, le mieux c'est que vous soyez, dès aujourd'hui, en communication avec le prince Farnèse... le père de Violetta.

—C'est mon avis, dit Charles.

L'ancien bourreau baissa la tête. Il demeurait là, abîmé dans une sombre méditation.

Le jeune homme le considérait avec une angoisse croissante. Des soupçons, d'autant plus poignants qu'ils étaient plus imprécis, l'envahissaient. Comment se faisait-il que ce Claude s'enfermât en une attitude équivoque? Qui était-il? Quelle tache son contact avait-il jetée sur Violetta? Au moment où il se posa ces questions, Charles vit une telle douleur sur le visage de Claude que ses soupçons s'évanouirent pour un instant, et, entraîné par une instinctive pitié, il s'écria:

—Nous ne pouvons nous quitter ainsi! Monsieur, au nom de celle que nous aimons tous deux, je vous somme de me dire qui vous êtes!...

—Ne vous l'ai-je pas dit? fit le bourreau d'une voix tremblante, je suis un bourgeois de Paris, et je m'appelle Claude... Voilà tout!

—Non! ce n'est pas tout!... Ce secret... ce secret qui est dans votre vie, je veux le savoir à présent...

—Ce secret! balbutia Claude. Écoutez, monseigneur. Je vous ai dit que Violetta elle-même vous le révélerait. Le prince Farnèse... le père de l'enfant que vous allez voir tout à l'heure vous donnera sur la naissance de celle que vous aimez les explications nécessaires... Monseigneur, jurez-moi de ne jamais parler de moi au prince Farnèse!...

—Eh bien, soit!

—Adieu donc. Dans une heure le prince Farnèse sera ici... Cependant... s'il survenait quelque chose... n'importe quoi où vous pensiez que je puisse être utile à l'enfant, il y a dans la Cité, vers le milieu de la rue de la Calandre, une maison autour de laquelle l'herbe pousse, une maison basse et isolée des autres dont la porte et les fenêtres sont toujours fermées. De nuit ou de jour, tant que vous serez encore à Paris si vous avez besoin d'aide, venez frapper à la porte de cette maison... Un dernier mot: quand partirez-vous?

—Demain à la pointe du jour.

—Par quelle porte?

—Je passerai rue Saint-Denis, chercher a l'auberge de la Devinière un ami qui m'est très cher... car je présume qu'il a dû se réfugier là... puis, avec le prince Farnèse et Violetta, j'irai chercher la route d'Orléans.

—Bien! Vous sortirez donc par la porte de Notre-Dame-des-Champs...

A ces mots, Claude fit brusquement quelques pas comme s'il voulait entrer dans la pièce où se trouvait Violetta. Mais il s'arrêta court, secoua la tête et revint sur Charles qu'il contempla longuement.

—Monseigneur, dit-il alors d'une voix basse et rauque, cette enfant vous adore; je le sais; c'est l'âme la plus pure, le coeur le plus généreux... elle a beaucoup souffert...

—Souffrances, misères, tout cela est fini pour elle! dit Charles en joignant fiévreusement les mains.

Une expression d'ineffable joie se répandit sur le visage du bourreau. Il salua le duc d'Angoulême avec une sorte d'humilité. Quelques instants plus tard, il était dehors.

Au moment où le bourreau avait quitté la maison de la rue des Barrés, un homme sortant d'une encoignure s'était mis à le suivre à distance. Cet homme, c'était l'un de ceux à qui la Fausta avait jeté un ordre près de l'estrade.

L'homme, qui le suivait de loin, le vit descendre la berge, arriver jusqu'au bord de l'eau et demeurer longtemps debout, immobile, à regarder couler cette eau.

«Voici le fait, ruminait le malheureux en se débattant contre son désespoir, je suis le bourreau! Que Violetta m'ait absous de mon passé, cela ne me surprend pas... Oui, mais Violetta est un ange, et je suis le bourreau! Je n'y puis rien. Elle aime ce jeune homme. Il l'aime, lui aussi!... C'est un noble coeur. Elle sera duchesse d'Angoulême», fit-il tout à coup en riant.

L'espion lui vit faire un geste violent, puis remonter la berge et reprendre le chemin de la place de Grève.

«Mais, rugissait Claude en lui-même, ce serait le dernier des débardeurs de Seine! serait-il truand au lieu d'être duc! Où est le pauvre diable, si malheureux qu'il soit, qui consentira à vivre près du bourreau?»

Il atteignit la place de Grève et, à travers les groupes encore nombreux et agités, se dirigea vers le logis où il avait laissé Farnèse.

«Le bourreau disparu... moi mort, tout change! Il n'aura plus horreur de moi s'il sait que je me suis tué... Il n'aura plus que de la pitié... oui, oui... il saura que je suis mort et qu'il peut aimer sans horreur... Un mot que je lui ferai parvenir à Orléans fera l'affaire... Et, alors, Violetta pourra tout lui dire, si elle veut! O ma fille bien-aimée, si tu savais avec quelles délices je vais mourir pour toi!...»

Et il était vraiment radieux, sa monstrueuse figure noyée de larmes se nimbait d'une gloire de sacrifice. Il heurta le marteau du logis en se disant:

«Farnèse!... En voilà un, par exemple, qui va être étonné de ce que je vais lui apprendre!... Que je déchire le pacte qui le lie à moi, que je lui pardonne, et que sa fille... oui, sa fille l'attend!... Il n'a qu'à aller rue des Barrés. A la bonne heure! Voilà un père que Violetta peut avouer!»

Le laquais noir vint ouvrir, le reconnut à l'instant et lui sourit.

—Je veux voir monseigneur, dit Claude.

—Montez, répondit le laquais.

Claude passa et se mit à monter rapidement le large escalier, A ce moment l'espion qui l'avait suivi pas à pas entra à son tour dans la maison et, sans dire un mot au valet noir, pénétra dans la loge.

Claude était arrivé à la porte de cette vaste salle où il avait attendu avec Farnèse. Il entra. A l'instant où, pensif, il franchissait cette porte, il se sentit brusquement saisi par les bras, et sa tête fut enveloppée d'un sac.

Il ne poussa pas un cri, ne dit pas un mot; mais, d'un terrible roulis des épaules, il se débarrassa de l'étreinte; en même temps, il étendait au hasard ses deux mains; les deux mains, pinces effrayantes, saisirent deux gorges; un double râle bref et deux masses tombèrent.

Tout à coup, Claude trébucha, s'affaissa... On venait de lui passer un noeud coulant autour des jambes, et une forte secousse sur la corde lui avait fait perdre l'équilibre.

Claude étendu, les jambes liées, aveugle, essaya une résistance suprême. Bientôt, il se trouva dans l'impossibilité de faire un geste.

Il demeura immobile, et sa pensée se reporta vers Violetta... Puis, tout tourbillonna dans sa tête; il s'aperçut qu'il allait s'évanouir... mourir peut-être.




XXXVIII

LE TRIBUNAL SECRET

Lorsqu'il revint à lui, il se sentit ranimé par une impression de fraîcheur, en même temps qu'il éprouvait des secousses de cahots. Où le conduisait-on?...

Par qui, pour qui avait-il été saisi? Le sac jeté sur sa tête le mit sur la voie; c'était là une manoeuvre familière aux gens de Fausta. Il frémit. Non pour lui-même... Que pouvait Fausta?... Le tuer? Il était décidé à se tuer lui-même!... Mais Violetta?... Est-ce que l'infernale Fausta n'avait pas retrouvé sa trace, à elle aussi?...

Tout à coup le véhicule qui le transportait s'arrêta. Claude fut saisi par une douzaine d'hommes qu'il ne voyait pas. Il entendit résonner un marteau de bronze sur une porte, et il frissonna. Il comprit dans quel antre on l'entraînait: il était bien le prisonnier de celle qu'il avait appelée sa Souveraine!...

Claude, porté à bras, sentit qu'on s'arrêtait encore et qu'on ouvrait une porte verrouillée, puis qu'on le déposait précipitamment sur un tapis... Alors, il entendit un cri d'étonnement... Une main rapide trancha les liens qui l'entravaient, le sac fut enlevé. Celui qui venait de le délivrer et qui se trouvait à genoux près de lui eut une sourde exclamation.

—Claude! Vous! Vous ici!...

Les yeux de Claude, éblouis, s'étaient fermés.

—Le cardinal prince Farnèse!...

Le cardinal était agenouillé près de lui.

—Où sommes-nous? râla Claude.

—Ne vous en doutez-vous pas! dit Farnèse d'une voix sombre. Où sommes-nous, sinon chez celle qui passe, semant la mort!

—Fausta! gronda Claude qui parvint à se mettre debout. Mais vous êtes donc prisonnier, vous aussi?

—J'ai été saisi au moment où je quittais le logis de la place de Grève... Ma fille! haleta Farnèse.

—Sauvée! Je voulais vous conduire près d'elle...

Farnèse baissa la tête devant le bourreau qui le considérait d'un regard empli d'une ineffable sérénité.

—Vous étiez le père, murmura Claude. Et, pour le bonheur de l'enfant, il lui fallait un père qui ne fût pas le bourreau.

Deux larmes brûlantes s'échappèrent des yeux de Farnèse.

—Voyons, dit-il d'une voix tremblante, vous disiez qu'elle est sauvée... répétez-le... vous disiez cela...

—Oui, je vous raconterai en détail toute l'aventure; pour le moment, il faut songer à sortir d'ici... Avant tout, il faut que je reprenne des forces; donnez-moi à manger!

—A manger? balbutia Farnèse en passant la main sur son front.

—Oui, je meurs de faim... et surtout de soif...

Farnèse saisit le bras de Claude.

—Je suis ici depuis ce matin, cette porte de chêne ne s'est ouverte que tout à l'heure lorsqu'on vous a jeté ici, presque dans mes bras... Il n'y a ni à manger ni à boire.

A ce moment, la lampe suspendue très haut au plafond s'éteignait subitement, grâce à quelque mécanisme manoeuvré du dehors.

Un léger déclic se fit entendre; une faible lumière éclaira soudain l'obscurité profonde, et alors un fantastique spectacle de rêve leur apparut...

Tout un panneau de la pièce où ils étaient enfermés semblait avoir disparu!... A la place de ce panneau, une grille se montrait. Et, de l'autre côté de cette grille, c'était une pièce de vastes dimensions, éclairée par de rares flambeaux qui projetaient autour d'eux une lueur triste. Au milieu de cette salle, le cardinal et le bourreau virent une mise en scène fabuleuse...

Au milieu de cette salle s'élevait une estrade tendue de velours incarnat et surmontée d'un dais de soie brochée à reflets rouges. Les tentures de ce dais retombant en arrière de l'estrade en plis chatoyants formaient un fond d'un rouge de flamme sur lequel ressortait en un étrange relief la sombre beauté de Fausta... Fausta, immobile sur un trône d'ivoire incrusté d'or, vêtue de ses habits pontificaux, le front ceint de la tiare d'or, les pieds posés sur un vaste coussin de satin blanc, Fausta, sculpturale, hiératique, éclatante de majesté, tandis qu'au pied de l'estrade six robes rouges de cardinaux, douze robes violettes d'évêques s'alignaient dans une immobilité de saints de cathédrale, tandis qu'à droite et à gauche de la salle le double rang d'hommes d'armes couverts d'acier et appuyés sur les hallebardes semblait un alignement de cariatides étincelantes.

Papesse!...

Elle était la papesse formidable et glorieuse qui daignait, dans cette lueur confuse des candélabres, se montrer en toute sa splendeur. Une quarantaine de gentilshommes, tous debout, le chapeau bas, se tenaient en arrière de son trône. Et il régnait sur cette assemblée un silence terrible...

Soudain, la statue blanche s'anima... Son regard se tourna vers l'un des six cardinaux rangés au pied de l'estrade, et elle fit un geste de sa main pâle où rutilait l'anneau, le symbolique anneau pareil à celui que Sixte-Quint portait à son doigt.

Le cardinal à qui Fausta avait fait un signe tenait un papier. Il s'avança de quelques pas, s'agenouilla devant Fausta, se prosterna, puis, se relevant, se tourna vers la grille face aux deux prisonniers. Et il prononça:

—Êtes-vous Jean Farnèse, évêque de Parme, cardinal lié à nous par le traité accepté et signé par vous devant le conclave réuni dans les Catacombes de Rome?

—Je suis celui que vous dites, cardinal Rovenni... Que me voulez-vous?... répondit Farnèse glacial.

Celui qui s'appelait cardinal Rovenni se tourna vers Claude et dit;

—Êtes-vous maître Claude, bourgeois, ancien bourreau juré de Paris! Êtes-vous Claude qui avez accepté les fonctions de bourreau dans notre association?

—Je le suis! répondit sourdement Claude.

La voix du cardinal Rovenni se fit solennelle:

«Cardinal Farnèse et vous maître Claude, écoutez. Vous êtes tous deux accusés de crimes capitaux contre la sûreté de notre association sacrée. Ces crimes ont été exposés devant notre tribunal secret qui les a jugés en toute conscience. Je dois donc vous transmettre la sentence sans appel dont chacun de vous est frappé... Cardinal Farnèse, continua-t-il en dépliant et en lisant le parchemin qu'il tenait, vous êtes accusé d'avoir laissé un sentiment humain dominer votre coeur et vous pousser à la désobéissance puis à la rébellion. Vous êtes accusé et convaincu d'avoir essayé de soustraire à la mort votre fille condamnée par notre tribunal parce qu'elle est un obstacle, parce que sa vie est un danger pour notre société.»

Farnèse, peu à peu, avait repris son sang froid et, regardant Fausta en face:

«Madame, dit-il, j'ai été le premier à étayer votre souveraineté; le premier j'entre en rébellion. J'étais venu à vous parce que Sixte me semblait être la Tyrannie dans l'Eglise libre. Je me suis séparé de vous parce que j'ai vu que vous étiez l'incarnation de la Perversité. Je ne reconnais plus votre sainteté, ni votre souveraineté. Je sais que vous allez me tuer.

Mais, avant de mourir, laissez-moi vous dire que je vous ai regardée jusqu'au fond de l'âme et que ce que j'ai vu me cause un vertige d'horreur.

Farnèse recula en se croisant les bras. Un silence de mort accueillit ces paroles. Pas un frisson de vie ne courut sur le visage de cette statue qu'était Fausta... Alors le cardinal Rovenni reprit, s'adressant cette fois à Claude:

«Maître Claude, vous êtes accusé et convaincu de rébellion; vous êtes accusé et convaincu d'avoir tenté de soustraire au supplice la fille païenne nommée Violetta; vous êtes accusé et convaincu d'avoir refusé ici même d'exercer votre office contre cette fille qui vous était livrée.»

Claude ne répondit pas. Il restait sous le coup de cette stupéfaction qui l'avait saisi dès le premier instant et qui paralysait ses facultés. Le cardinal Rovenni attendit un instant. Et, alors, d'une voix sourde, il se mit à lire le parchemin:

«Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Au nom de notre Souveraine élue et choisie pour monter sur le trône de Pierre et y exercer le pontificat sous le nom de Fausta, Première du nom, en notre âme et conscience avons déclaré Jean Farnèse, cardinal, coupable de haute trahison envers la Souveraineté pontificale; et Claude, bourreau-juré, coupable de rébellion et trahison envers la Société. En conséquence, moi, François Rovenni, cardinal par la grâce de Dieu, ai donné lecture aux condamnés de la sentence de mort, ai respectueusement supplié Sa Sainteté, notre Souveraine pontificale, de prononcer sur le genre de supplice applicable aux condamnés.»

La papesse ne fit pas un mouvement. Seulement ses yeux noirs étincelaient dans la demi-obscurité. Et sa voix sans accent humain, sans pitié, sans haine, prononça:

«Nous, Fausta Ière, souveraine par l'élection du conclave secret, vu la sentence qui condamne à mort Jean Farnèse, cardinal, et Claude, bourreau-juré, vu le malheur des temps qui commande encore le secret, arrêtons:

«Que les deux condamnés ne soient pas ostensiblement exécutés;

«Que la Faim et la Soif soient les exécutrices de la sentence.»

Tous les personnages qui entouraient le trône s'agenouillèrent alors. Une éclatante lumière, jaillie de vingt-quatre lampes soudain démasquées, inonda le trône d'ivoire, les trompettes sonnèrent une fanfare aux accents larges et lents, que soutenaient les mugissements d'un grand orgue, dissimulé derrière le trône... et, sur ce trône, Fausta, debout, leva le bras, étendit la main droite, et les trois doigts s'ouvrirent pour la bénédiction pontificale...

Soudain cette fantastique vision disparut en un instant... Farnèse et Claude se retrouvèrent plongés dans une profonde obscurité. Lorsque la lampe du plafond se ralluma, grâce à quelque invisible mécanisme, au lieu de la grille, ils virent la muraille telle qu'elle était d'abord.

—Quel affreux cauchemar!... balbutia Claude.

—Quelle réalité sinistre! répondit Farnèse de sa voix glaciale. Vous n'avez pas rêvé!

—Quoi!... Nous sommes condamnés à mourir...

—De faim et de soif!.. Oui!...

Claude voulait mourir, mais non de cette épouvantable mort. Il jeta autour de lui un regard de feu.

—Cette fenêtre! gronda-t-il.

En un clin d'oeil, il eut placé un escabeau sur la table, approché la table du fond de la pièce et atteint la fenêtre qui surplombait la Seine. Un souffle d'humidité venu de la rivière fouetta son visage. La fenêtre était défendue par des barreaux monstrueux... mais Claude sourit!... il se sentait assez fort pour arracher les barres de fer. Il redescendit, saisit Farnèse par le bras et haleta:

—Nous ne mourrons pas ici... nous fuirons par cette fenêtre avant deux heures.

Farnèse eut un imperceptible haussement d'épaules.

—Nous ne fuirons pas, nous mourrons ici..., murmura-t-il.

A ce moment, et, comme pour confirmer cette certitude qu'exprimait le cardinal d'une voix morne, un volet se rabattit violemment de l'extérieur et mura la fenêtre... C'était un volet de fer de trois pouces d'épaisseur, et il eût fallu un mois de travail à Claude pour l'arracher, après avoir descellé les barreaux.

Alors, les cheveux hérissés, en proie au vertige de l'épouvante, il recula jusque dans un angle de ce tombeau, s'y accula, et, farouche, haletant de la soif qui le brûlait, il se mit à calculer combien d'heures il avait à vivre!...




XXXIX

LE MARIAGE DE VIOLETTA

Revenons en arrière, c'est-à-dire au moment même où Claude fut arrêté dans le logis de la Grève. Nous suivrons l'espion qui, depuis la rue des Barrés, s'était attaché aux pas de l'ancien bourreau.

Lorsque Claude eut été solidement lié et mis dans l'impossibilité de faire un seul mouvement, cet homme, cet espion, sortit du logis, s'élança rapidement vers le palais de Fausta, et, ayant été aussitôt introduit auprès d'elle, lui rendit compte de l'arrestation.

Fausta tenait donc en son pouvoir à la fois Farnèse et Claude,—les deux pères de Violetta, Mais ce que voulait surtout Fausta, c'était reprendre Violetta elle-même. Elle interrogea donc l'espion.

De l'ensemble des réponses de l'espion, et bien que celui-ci n'eût rien vu que Claude, il résulta dans l'esprit de Fausta que Violetta se trouvait dans l'hôtel de la rue des Barrés. Fausta, d'un geste, renvoya alors l'espion et se mit à réfléchir, avec qui la jeune fille se trouvait-elle, avec Pardaillan, sans aucun doute!

Il ne restait donc qu'à marcher à la rue des Barrès avec, des forces suffisantes pour s'emparer de Pardaillan et de son amante.

Fausta, une fois sa résolution prise, n'en remettait jamais l'exécution. Elle frappa donc pour donner des ordres. Le valet qui entra tenait un plateau d'or à la main. Sur le plateau il y avait une lettre.

—Un gentilhomme de Mgr de Guise, dit le valet en fléchissant le genou, vient d'apporter cette missive. Il attend.

Fausta prit la lettre, la décacheta, la lut et tressaillit. Voici ce quelle venait de lire;

«Madame, nous tenons le damné Pardaillan. Il est en l'auberge de la Devinière, sise rue Saint-Denis. que nous cernons de toutes parts. La bête est prise au piège, et j'ai pensé qu'il vous serait agréable d'assister à l'hallali. Je vous envoie donc un de mes fidèles, le sire de Maurevert, qui se mettra à vos ordres pour vous conduire sur le terrain de chasse.

La lettre n'était ni signée ni scellée. Mais Fausta reconnut l'écriture de Guise.

—Faites entrer ce gentilhomme, dit-elle.

Les déductions de Fausta se trouvaient bouleversées: Pardaillan n'était pas rue des Barrés avec Violetta. Pardaillan était cerné rue Saint-Denis par les hommes de Guise.

A ce moment, Maurevert entra. Et comme il savait qu'il était envoyé à une princesse, il ne put retenir un geste d'étonnement en voyant un page au pourpoint armorié de l'écu de Lorraine, là où il s'attendait à voir une femme. Fausta, en effet, ne s'était pas encore dévêtue du costume de page qu'elle avait pris pour aller sur la Grève.

—Monsieur, dit-elle, vous m'êtes envoyé par le duc de Guise?

—Oui, madame, dit Maurevert en s'inclinant avec un sourire; car, dans son esprit, cette femme habillée en page ne pouvait qu'être l'une des nombreuses amies de Guise.

—Madame, continua-t-il, mon seigneur duc m'envoie pour vous confirmer la nouvelle incluse dans son message. A savoir que le sire de Pardaillan va être pris comme un renard au gîte. S'il vous convient d'assister à cette partie de plaisir, veuillez me suivre, madame, sans retard. Car j'ai un certain intérêt à être moi-même présent à l'opération.

Fausta, depuis l'entrée de Maurevert, employait toutes les ressources de son esprit à jauger l'homme, à son geste, à sa voix. Lorsque Maurevert eut achevé de parler, elle comprit qu'une haine dévorante poussait cet homme qui dès lors cessait d'être à ses yeux un banal messager.

—Monsieur de Maurevert, fit-elle tout à coup avec un de ces sourires qui faisaient frissonner, j'ai non moins de hâte que vous de me rendre auprès du duc de Guise...

—Partons donc...

—Un instant. Je veux vous dire la cause de ma hâte, espérant que vous m'aiderez dans mon projet. Je veux que vous demandiez pour moi une grâce à M. de Guise. Sûrement, il ne me la refusera pas.

—Et quelle est cette grâce? fit Maurevert en tordant sa moustache avec une fébrile impatience.

—Pas grand-chose, dit Fausta: la vie et la liberté de M. de Pardaillan...

Maurevert bondit.

—Voilà ce que vous voulez que je demande au duc? fit-il d'une voix altérée. Voilà près de dix-huit ans que je connais... Pardaillan. Et voilà dix-huit ans, madame, que j'attends une occasion pareille à celle de ce jour. Si mon père faisait un geste pour sauver Pardaillan, je tuerais mon père. Si le duc de Guise vous accordait la grâce de Pardaillan, je tuerais le duc, quitte à être déchiré sur place par ses gardes! Si vous demandiez cette grâce devant moi, je vous tuerais vous-même!...

En disant ces mots, Maurevert, la main crispée sur le manche de sa dague, paraissait en effet prêt à se ruer sur Fausta. Pourtant il reprit rapidement son sang-froid, et s'inclinant:

—Adieu, madame. Pardonnez-moi de ne pouvoir vous escorter, sachant ce que vous allez demander...

—Je le demanderai pourtant, dit Fausta en se levant.

—Heureusement, je n'en serai pas réduit au meurtre d'une aussi belle créature que vous êtes, madame, car je crois que le duc lui-même vous tuerait de ses mains, quelque regret qu'il en puisse éprouver ensuite, plutôt que de vous accorder la vie et la liberté de son plus mortel ennemi.

—Il me l'accordera pourtant! dit Fausta avec cet accent d'irrésistible autorité qui courbait devant elle les fronts les plus orgueilleux. Je parle ainsi, parce que, si vous obéissez à Guise, si Paris obéit à Guise, c'est à moi que Guise obéit! Parce que je suis celle qui a révolutionné le royaume et chassé Henri III! Celle qui échafaude le trône de votre roi de demain; parce que je suis celle qui est envoyée pour rétablir l'ancien ordre des choses, parce que je suis Fausta!...

—Fausta! murmura Maurevert en frissonnant.

Et, dans son esprit éperdu, s'évoqua la mystérieuse légende de puissance infinie qui escortait ce nom comme l'éclair escorte la foudre. Ce nom chuchoté avec terreur dans l'entourage du duc, ce nom qui faisait pâlir Guise lui-même, frappa Maurevert d'une sorte d'effroi superstitieux.

Il jeta un rapide regard sur cette femme. Ses genoux se plièrent. Il se prosterna. Fausta dédaigna ce triomphe.

—Maurevert, dit-elle d'une voix calmée, je connais ta haine contre Pardaillan. Et, maintenant que tu sais qui je suis, je te demande: Veux-tu me donner la vie et la liberté de cet homme?...

Un vertige s'empara de Maurevert. L'idée lui vint de se ruer sur Fausta, de la frapper à mort... mais, derrière ces portes, il devina les gardes qui veillaient, prêts à accourir au premier cri. Il poussa un rauque soupir et, convenant aussitôt avec lui-même de remettre sa vengeance à plus tard, il murmura:

—Que votre volonté soit faite!... Ma haine était toute ma vie: je remets ma vie entre vos mains...

Fausta, alors, invita Maurevert à s'asseoir en lui désignant un siège.

«Voilà un homme qui est sur le point de me haïr, songea Fausta; et il faut que, dans un instant, il soit prêt à m'adorer. Monsieur de Maurevert, reprit-elle tout haut, en me faisant le sacrifice volontaire de votre haine, vous avez acquis des droits à ma reconnaissance. Je veux vous offrir une récompense digne de vous. Tout d'abord, sachez que votre haine aura toute satisfaction.

—Que voulez-vous dire? s'écria ardemment Maurevert.

—Que Pardaillan mourra! Que non seulement je ne demanderai pas sa grâce au duc, mais encore que je vous le livrerai, à vous, dès qu'il sera pris!

Maurevert étouffa un rugissement.

—Madame, fit-il, tout à l'heure je vous ai dit que je remettais ma vie entre vos mains; maintenant je vous dis que, le jour où vous me demanderez cette vie, vous me trouverez prêt à mourir pour vous...

«Maintenant il est à moi! songea Fausta. On obtient donc tout de la haine et rien de l'amour des hommes! Monsieur de Maurevert, reprit-elle gravement, je retiens vos paroles et m'en souviendrai dans l'occasion.

—Que cette occasion vienne donc, et vous me verrez à l'oeuvre. Mais, madame, ne vous semble-t-il pas qu'il est temps pour moi de rejoindre le duc de Guise?...

—Ne craignez rien. Aucune tentative ne sera commencée contre l'auberge de la Devinière sans mon ordre. Et c'est vous qui porterez l'ordre. Maintenant, écoutez-moi. Je sais que vous êtes pauvre. Je sais que le duc compte assez sur votre fidélité pour ne vous réserver que des emplois subalternes. Voulez-vous devenir riche? Voulez-vous acquérir à la fois l'argent et la haute situation à laquelle votre esprit libre peut prétendre?... Cent mille livres vous sont assurées dès demain si vous m'obéissez; et, dans l'avenir, un emploi important à la cour de France, quelque chose, par exemple, comme la capitainerie générale des gardes.

—Que faut-il faire? palpita Maurevert ébloui, subjugué...

Vous le saurez ce soir. Soyez ici à onze heures. Maintenant vous pouvez aller rejoindre le duc. Voici mes ordres en ce qui concerne votre ennemi... Pardaillan: le prendre vivant et le conduire à la Bastille Saint-Antoine. Ajoutez que je veux être prévenue dès que l'homme sera capturé.

—Vous serez prévenue par moi-même, dit Maurevert qui s'inclina, tout étourdi de ce qui lui arrivait.

Fausta fit un geste de hautaine bienveillance, et Maurevert, s'éloignant, sortit de la maison et reprit en toute hâte le chemin de la rue Saint-Denis. Quant à Fausta, si elle avait semblé conduire toute cette scène sans effort apparent, l'effort n'en était pas moins considérable, car, après le départ de Maurevert elle pencha la tête et la laissa tomber dans une de ses mains comme si elle eût été un moment accablée du poids de ses pensées.

«Pardaillan est pris, murmura-t-elle. Pris!... Conduit à la Bastille!... Est-ce de la joie ou de la terreur qui fait palpiter mon sein?... Pardaillan mourra sans que je l'aie revu...»

Et, secouant la tête comme pour se débarrasser dune pensée qui la gênait à ce moment, car elle avait une admirable méthode de travail dans ses conceptions:

«Mais qui se trouve, alors, dans l'hôtel de la rue des Barrés?... Où est Violetta?...»

Ayant ainsi parlé, son visage un instant bouleversé par la passion reprit toute sa sincérité. Elle appela ses femmes qui lui apportèrent un costume de gentilhomme qu'elle revêtit, mit un masque de velours noir sur son visage, et bientôt, montant à cheval elle prit le chemin de la rue des Barrés, escortée d'un seul domestique.

Ce domestique, c'était l'espion qui avait suivi maître Claude. Lorsqu'ils furent arrivés rue des Barrés, l'espion prit les devants et s'arrêta devant l'hôtel d'où il avait vu sortir Claude. Fausta mit pied à terre et souleva elle-même le marteau. Au bout de quelques instants, le guichet de la porte s'ouvrit. Une figure d'homme parut derrière le guichet.

—Que voulez-vous? demanda l'homme qui jeta dans la rue un regard rapide et soupçonneux.

Fausta répondit:

—Je viens de la part de M. le chevalier de Pardaillan, de maître Claude et de Mgr Farnèse.

A peine Fausta eut-elle parlé que la porte s'ouvrit précipitamment et l'homme dit:

—Entrez, monseigneur vous attend...

—Monseigneur! songea Fausta en tressaillant.

Et elle entra sans hésitation apparente; mais sa main s'assura que la dague et le pistolet passés à sa ceinture pouvaient être facilement et rapidement saisis.

—Venez, venez, monsieur! dit le serviteur.

Si vite que Fausta eût traversé l'antichambre, elle n'en étudia pas moins d'un regard l'ensemble des choses qui l'entouraient. Sur un panneau de mur, elle vit un portrait de jeune femme d'une délicate et mélancolique beauté. Au-dessous du portrait, une tapisserie portait en broderie d'or cette devise qui se répétait sur d'autres panneaux: «Je charme tout.»

«Marie Touchet! La maîtresse du roi Charles IX!...»

Fausta sourit et murmura:

«Je suis dans l'hôtel de Marie Touchet!... Et l'ami de Pardaillan... celui à qui Violetta a été confiée... c'est celui qui a insulté Guise sur la place de Grève... c'est Charles de Valois, duc d'Angoulême... et le voici...»

En effet, à ce moment, une porte s'ouvrait et Charles d'Angoulême s'avançait rapidement:

—Soyez le bienvenu, monsieur, dit-il avec émotion, vous qui venez au nom de trois hommes qui, en cette heure, occupent ma pensée tout entière...

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