Les Pardaillan — Tome 03 : La Fausta
XL
LE MARIAGE DE VIOLETTA (suite)
Arès le départ de Claude, le duc d'Angoulême était demeuré quelques minutes pensif, sans pouvoir détacher son esprit de cette figure sombre qui lui inspirait un indéfinissable sentiment et surtout une curiosité frémissante pour le secret que Claude avait emporté.
Bientôt, la pensée de Charles prit un autre cours. L'amour, dans ce qu'il a de pur, de généreux et d'enthousiaste, l'amour vibrait dans son coeur et le faisait palpiter.
Quelques mois à peine le séparaient du bienheureux jour où Violetta lui était apparue... où l'amour était né dans son coeur sous le premier rayon de son regard.
Il se dirigea vers la chambre où était sa bien-aimée. Il entra. Violetta, à sa vue, se leva, fit deux pas rapides vers lui et lui tendit les mains en murmurant:
—Vous voici donc, mon cher seigneur... je vous attendais...
Elle était un peu pâle. Et, dans ses grands yeux fixés sur lui, elle laissait éclater son amour et sa joie.
Charles, ébloui, saisit une main de Violetta et la porta à ses lèvres, dans un geste plus courtois qu'ardent, mais qui lui permettait de cacher son trouble. Alors, dans une inspiration soudaine, il la conduisit au pied d'un grand portrait où souriait une femme aux traits empreints d'une douceur mélancolique et, simplement, il dit:
—Ma mère...
Violetta leva les yeux vivement vers le portrait, joignit les mains et dit:
—Comme elle est belle, mon cher seigneur! Comme elle doit être bonne!... Et comme elle a dû vous aimer...
Avec l'infinie science de l'instinct, Violetta venait de résumer Marie Touchet tout entière dans ces trois traits: la beauté, la bonté, l'amour...
—Celui qu'elle aimait..., reprit Charles, ravi de la plus douce émotion.
Et il conduisit Violetta au pied d'un autre portrait et dit:
—Mon père, le roi Charles IX. tel qu'il était deux ans avant sa mort...
Violetta considéra le portrait avec une remarquable attention, puis elle murmura:
—Pauvre petit roi!...
Charles d'Angoulême tressaillit. Il n'était pas possible de trouver un mot plus convenable pour traduire l'impression rendue par le peintre de ce roi chétif, pâle, dans les yeux troubles duquel pointait déjà l'aube livide des folies.
Ils causaient ainsi, sans émotion apparente, de choses qui ne se rattachaient pas à leur amour. De leur amour, ils ne disaient pas un mot. Mais toutes les paroles, tous les gestes de Charles, indiquaient qu'il faisait entrer Violetta dans l'intimité de la maison, qu'elle avait droit dès ce moment de faire partie de la famille.
Ils se regardaient en souriant. Et c'était une minute d'un charme infini... Charles, tremblant, tira alors d'un bahut un écrin qui contenait plusieurs bijoux, et notamment des bracelets et des bagues enrichis de diamants. Parmi ces bagues, il en était une toute simple, en or mat, qui portait une seule perle incrustée dans les dents du chaton délicat, joyau fragile, d'une finesse admirable.
—Voici, dit-il alors, une bague que Charles IX a donnée à ma mère le jour de ma naissance. Ma mère l'a retirée de son doigt lorsque je l'ai quittée, et me l'a donnée en me disant que ce serait la bague de fiançailles de celle que je choisirais pour épouse...
Alors, tout pâle, palpitant, il prit la bague et la passa au doigt de Violetta en balbutiant:
—Voilà la bague de fiançailles que m'a donnée ma mère. Elle est à vous, Violetta, et vous êtes ma douce fiancée, comme vous étiez l'élue de mon coeur dès la minute où je vous vis pour la première fois...
Enivrés tous deux, extasiés et frémissants, leurs mains se cherchaient, leurs regards s'enlaçaient, leurs bras, vaguement, s'ouvraient pour une étreinte... A ce moment, on frappa à la porte. Presque aussitôt, un serviteur familier du duc entra, et Charles courut au-devant de lui.
—C'est le prince Farnèse demanda-t-il ardemment.
—Non, monseigneur, mais un jeune gentilhomme qui vient de sa part, ainsi que du chevalier de Pardaillan et de maître Claude...
—Mon père! murmura Violetta. Mon père est donc parti!...
Charles saisit la main de la jeune fille.
—Chère âme, dit-il, violemment ramené du rêve à la réalité, je vais savoir où est votre père, et nous irons le rejoindre... ne craignez rien... il nous attend...
Sur ces mots, il s'élança dans la grande salle où se tenait le jeune gentilhomme annoncé et Violetta attendit, palpitante mais rassurée... car que pouvait-elle craindre là où se trouvait celui qui était son fiancé?...
Le jeune duc salua avec politesse celui qu'il pouvait considérer comme un ami. Le messager s'inclina et demanda:
—C'est bien à Monseigneur Charles de Valois, comte d'Auvergne et duc d'Angoulême que j'ai l'honneur de parler?
—Une femme! murmura Charles. Oui... monsieur, répondit-il en appuyant sur ce dernier mot.
—Monseigneur, reprit la Fausta, mon nom ne vous apprendrait rien. C'est le nom d'une pauvre femme trahie, trompée, bafouée, réduite au désespoir par l'homme qui règne en ce moment sur Paris...
—Le duc de Guise!
—Oui. Et c'est pour me venger de lui, du moins je l'espère, que j'ai pris ce costume qui m'a permis d'entrer dans Paris et de m'y mouvoir à l'aise. Ce que je vous en dis, c'est seulement pour m'excuser de demeurer simplement pour vous la messagère de vos amis.
—Oh! madame, il n'est pas besoin d'excuse. Je serais indigne du nom que je porte si, en vous demandant votre nom, je jetais une seule inquiétude dans votre esprit. Votre cause d'ailleurs m'est sympathique, puisque vous aussi vous êtes une victime de Guise.
—Ne parlons donc plus de cet homme, dit Fausta en prenant place dans le fauteuil que lui désignait Charles, et venons-en au message que j'ai accepté de vous transmettre.
La position de Fausta était périlleuse. Elle savait peu de choses. Et ce qu'elle ne savait pas, il fallait obliger Charles à le dire lui-même.
—Monseigneur, dit-elle, permettez-moi une question. Vos trois amis m'ont paru s'inquiéter fort d'un détail auquel en ma qualité de femme... qui a aimé et souffert... je me suis vivement intéressée. La jeune fille, qu'ils nommaient Violetta, est-elle encore ici, dans cet hôtel?
—Elle y est, dit Charles sans aucun soupçon.
—Loué soit le seigneur! M. de Pardaillan sera bien heureux. Car c'est lui surtout qui m'a semblé inquiet... Sans doute il aime cette jeune fille?... dit-elle.
—Pardaillan aime sans doute Violetta, fit Charles en souriant. Mais, s'il vous a paru si inquiet, je reconnais là sa généreuse amitié. Car Violetta, madame, c'est ma fiancée, et, moi, j'ai le bonheur d'être l'ami du chevalier.
A ces mots, Fausta hocha la tête en signe de sympathie. Mais sans doute elle dut faire un terrible effort pour ne laisser échapper ni un mot, ni un cri, ni un geste, car, sous son masque, elle devint très pâle.
Ce qu'elle venait d'apprendre la bouleversait. C'était le renversement immédiat de toute sa pensée et de tout son sentiment. Violetta n'était pas l'amante de Pardaillan! Violetta était la fiancée de Charles d'Angoulême!...
Pour dire quelque chose, pour gagner du temps et tâcher de voir clair en elle-même, elle reprit:
—Je ne m'étonne plus maintenant de l'intérêt que semblait témoigner M. de Pardaillan à cette jeune fille... Ce gentilhomme paraît avoir pour vous une immense affection...
—Oui, dit Charles attendri; Pardaillan est mon ami, il est dans ma vie comme un dieu tutélaire. Je lui dois mes joies les plus précieuses... Si j'ai retrouvé celle que j'aime, si elle n'est pas morte, c'est encore à lui que je le dois...
—Quoi! s'écria Fausta, cette pauvre enfant s'est donc trouvée en danger de mort?...
La question était si naturelle que Charles se mit à faire le récit des événements de la place de Grève, en insistant, bien entendu, sur l'héroïsme du chevalier de Pardaillan.
Fausta, tout en l'écoutant avec attention, faisait son plan et décidait du sort de Violetta.
La tuer?... A quoi bon maintenant?... Écarter à tout jamais Violetta du duc de Guise, cela suffisait. Et la situation s'éclaircissait ainsi:
Pardaillan était pris ou allait l'être. Farnèse et Claude étaient ses prisonniers et, dès le soir même, le tribunal secret allait les condamner à mort. Il ne s'agissait donc que de s'emparer du duc d'Angoulême et d'éloigner Violetta. C'est sur ce double problème que se concentra toute la force de calcul et de volonté de la Fausta.
Lorsque Charles eut achevé son récit ému, elle reprit:
—Je comprends tout maintenant. Ces gentilshommes, dans leur hâte, n'ont pu me donner que des renseignements incomplets. Et je ne comprenais pas bien le mystérieux rendez-vous qu'ils assignaient.
—Un rendez-vous? fit Charles étonné.
—Je vois qu'il faut que je vous raconte les choses de point en point. Comme je vous l'ai dit, monseigneur, surveillée, traquée, je suis entrée dans Paris à la faveur de ce déguisement. Pour tout vous dire d'un mot, je suis de la religion... ce qu'ils nomment une huguenote...
—En ce cas, madame, dit-il, je vous engage vivement à bien vous cacher: on tue, on pend, on brûle dans Paris...
—Je le sais, dit Fausta, sur un ton d'amertume admirable de naturel et d'émotion. Venue pour l'accomplissement d'une mission difficile, je pris ce déguisement, je descendis dans une simple auberge située rue Saint-Denis... l'auberge de la Devinière. J'y passai la nuit fort tranquille. La matinée s'écoula sans incident. J'allai donc sortir, tantôt, lorsque, soudain, la rue se remplit de rumeurs. On criait à mort! Tout à coup, un homme aux vêtements déchirés pénétra dans l'auberge et, presque aussitôt, une troupe de cavaliers passa dans la rue comme une trombe.
—C'était Pardaillan! haleta Charles. Il est sauvé?...
—Parfaitement sauvé, rassurez-vous. Ce gentilhomme, comme je le sus bientôt, c'était en effet le chevalier de Pardaillan. Je le pris pour un huguenot, Et, ouvrant la porte d'un cabinet où je me trouvais, je lui fis signe de s'y réfugier. Il vint à moi non comme quelqu'un qui se cache, mais avec un air paisible.
—Comme je le reconnais bien là!...
—Je lui demandai s'il était de la religion. Alors il me dit son nom sans m'expliquer les motifs pour lesquels on le poursuivait. Alors je m'employai de mon mieux à laver et panser ses blessures. Deux heures se passèrent ainsi lorsque, par la porte vitrée du cabinet, il vit entrer dans la salle deux hommes que je ne connaissais pas. Il leur fit signe. Ils vinrent. Et, chose étrange, il se nomma, il vous nomma, comme si ces deux hommes ne l'eussent pas connu. C'était, comme je le sus presque aussitôt, le prince Farnèse et un bourgeois nommé maître Claude.
—Ils ne le connaissent pas, en effet, et l'un d'eux ne l'a vu que quelques instants... Continuez, madame...
—Alors eut lieu entre eux un assez long entretien où il fut question de vous et de la jeune fille. Le bourgeois... raconta qu'il était sorti d'ici, de votre hôtel, pour aller chercher le prince Farnèse...
—C'est vrai! s'écria Charles fort intéressé.
—Et qu'il l'avait trouvé, continua celle-ci. Il ajouta que tous deux se mettaient en route pour venir rue des Barrés, mais que, maître Claude ayant été reconnu par des gardes du duc de Guise, ils avaient dû fuir. Ils s'étaient jetés dans la rue Saint-Denis et étaient entrés à l'auberge de la Devinière pour y attendre que l'émotion populaire fût calmée...
—Je vais les rejoindre! s'écria Charles en se levant.
—Gardez-vous-en bien, dit Fausta. Attendez la fin de mon message... Alors, celui qui s'appelait maître Claude commença un long récit. Mais j'entendais qu'il s'agissait de vous et le mot mariage frappa plusieurs fois mes oreilles... Ce récit, le prince Farnèse et le chevalier de Pardaillan l'écoutèrent avec une égale émotion... Enfin, le bourgeois, maître Claude, alla examiner la rue et revint en disant qu'elle était pleine de furieux dont on entendait les cris et qu'ils commençaient à fouiller les maisons. Le chevalier de Pardaillan proposa de sortir par une porte de derrière. Mais où aller ensuite? C'est alors, monseigneur, que je proposai à ces trois hommes, dont la situation m'avait émue, de se retirer dans l'hôtel de l'un de mes amis, situé tout proche, «Oui, dit le prince Farnèse, mais comment prévenir le fiancé de ma fille?»
Ces derniers mots étaient un chef-d'oeuvre de ruse. Sachant ce qu'il savait maintenant, Charles les trouva si naturels qu'il ne songea même pas à s'étonner. Fausta, voyant la confiance du duc, continua:
—Lorsque le prince Farnèse eut parlé de la nécessité de vous prévenir, je m'avançai et me proposai comme messagère.
—Ah! madame, s'écria Charles en saisissant une main de Fausta et en la portant à ses lèvres, tout à l'heure, je voulais respecter votre secret. Maintenant je vous supplie de me dire à qui je suis redevable d'un si grand service...
Fausta secoua la tête avec mélancolie.
—Ce que j'ai fait est vraiment peu de chose, dit-elle, et ne mérite pas votre gratitude... Pour revenir à l'objet de mon message, il fut convenu que les trois hommes se réfugieraient dans l'hôtel que je leur indiquais et qu'ils attendraient la nuit pour en sortir. Quant à moi, le chevalier de Pardaillan m'indiqua exactement la situation de votre hôtel et me dit de m'annoncer comme venant de la part du prince Farnèse, de maître Claude et de M. de Pardaillan. C'est ce que j'ai fait... Alors, nous sortîmes tous par une porte détournée. Je les conduisis à l'hôtel de mon ami où ils sont en sûreté et d'où ils ne sortiront que ce soir à onze heures. Voici exactement ce que me dit le chevalier de Pardaillan: «Pour Dieu! madame, suppliez le duc d'Angoulême de ne pas bouger avant cette nuit!...» Au moment où j'allais m'éloigner, le prince Farnèse me remercia, puis ajouta ces paroles que je vous transmets:
«Ce soir, à minuit, nous attendrons le duc et ma fille dans l'église Saint-Paul. Qu'il ne s'inquiète de rien! Tout sera prêt.»
—Dans l'église Saint-Paul! fit Charles enivré, je comprends... je comprends tout! Ce soir à minuit, en l'église Saint-Paul, avec Violetta... j'y serai!...
Fausta se leva et dit d'un accent pénétré:
—Il me reste, monseigneur, à vous souhaiter tout le bonheur que vous méritez, fit Fausta d'un air pénétré.
—Comment pourrai-je m'acquitter jamais envers vous! murmura Charles.
Fausta parut hésiter quelques instants, comme si elle eût éprouvé une violente émotion... Elle répondit soudain:
—En recommandant à la duchesse d'Angoulême de prier parfois pour mon mari... Agrippa, baron d'Aubigné...1
En même temps elle s'avança rapidement vers la porte.
—La baronne d'Aubigné! avait murmuré Charles. Ah! je comprends maintenant qu'elle taise son nom! Noble coeur, ne crains rien de moi!
Quelques instants plus tard, la Fausta, au pas paisible de son cheval, et suivie à distance par son laquais, disparaissait au tournant de la rue et murmurait avec un sourire qui découvrit ses petites dents féroces:
—Maintenant, il ne me reste plus qu'à marier Violetta...
Charles, le coeur bondissant, courut retrouver Violetta, et lui prenant la main:
—Chère âme, ce soir, nous serons unis à jamais ce soir, vous serez duchesse d'Angoulême...
XLI
LE MARIAGE DE VIOLETTA (fin)
L'église Saint-Paul était à deux pas de l'hôtel de Marie Touchet.
Peu à peu, avant que le soir ne fût arrivé divers personnages parurent dans la rue des Barrés et occupèrent des encoignures de portes. En sorte qu'une heure après le départ de la messagère, si Charles avait eu l'idée de sortir de l'hôtel, il n'eût pu faire dix pas soit à gauche, soit à droite, sans se heurter à l'une de ces statues immobiles.
Lorsque la nuit fut tombée, un étrange mouvement se produisit autour de l'église Saint-Paul. Diverses troupes, composées chacune de dix ou douze hommes, prirent position devant chacune des portes de l'église. Dans la rue Saint-Antoine, un lourd carrosse vint stationner.
Pendant que Fausta prenait ses dispositions, Charles et Violetta, assis l'un près de l'autre, continuaient à vivre de ce beau rêve d'amour où ils venaient d'entrer. Enfin, onze heures sonnèrent.
—Il est temps, dit Charles doucement.
—Allons, mon cher seigneur, répondit Violetta.
Elle était toujours vêtue de la tunique blanche qu'elle portait sur la place de Grève. Seulement, Charles alla prendre dans une vieille armoire un grand manteau qui avait appartenu à sa mère et le lui jeta sur les épaules.
Dehors, Violetta se suspendit à son bras. Et, serrés l'un contre l'autre, sans prononcer un mot, ils marchèrent vers l'église Saint-Paul. ...........................................................
Onze heures du soir!... C'était le moment où Claude et Farnèse écoutaient, dans la maison de Fausta, la sentence du tribunal secret qui les condamnait à mourir.
Lorsque le panneau se fut refermé, Fausta descendit lentement de son trône et gagna sa chambre à coucher. Nul n'y pénétrait. Myrthis et Léa, ses deux suivantes, étaient les seules qui eussent permission d'y entrer.
Elles étaient là, attendant leur souveraine. Elles la déshabillèrent du splendide costume qu'elle portait. Et, alors, elle revêtit ces mêmes vêtements de gentilhomme sous lesquels elle s'était présentée a l'hôtel de la rue des Barrés. Puis elle se rendit dans cette salle élégante qui pouvait passer pour le boudoir d'une jolie femme. Un homme était là qui attendait, assis, et qui, à l'entrée de Fausta, se leva vivement et s'inclina.
—Êtes-vous prêt à tout ce que nous avons convenu ce soir? demanda Fausta.
—Je suis prêt, madame, répondit l'homme.
Ils sortirent ensemble du palais de la Cité. Dehors attendait une escorte d'une vingtaine de cavaliers. Fausta monta à cheval et, se mettant en route, fit signe à l'homme de marcher près d'elle. Et ils se mirent à parler à voix basse.
Cet homme qui attendait Fausta, qui venait de monter à cheval et se tenait près d'elle, c'était le sire de Maurevert.
Charles et Violetta arrivèrent à l'église par la rue des Prêtres-Saint-Paul, au moment où la demie de onze heures tombait dans la nuit des temps.
Charles, dans le court trajet de la rue des Barrés à l'église Saint-Paul, avait bien entrevu des ombres se glissant au long des murs, apparaissant pour disparaître aussitôt; mais il avait pensé que c'était des tire-laine, gens peu redoutables pour un homme bien décidé, et il s'était contenté d'assurer dans sa main le manche de sa bonne dague.
Devant l'église, Charles s'arrêta et regarda autour de lui, pour voir s'il n'apercevait pas ceux qui l'attendaient. Il ne vit personne. Mais il s'aperçut aussitôt que la porte était entrouverte. Donc, on l'attendait à l'intérieur. Ils entrèrent. L'église était vaguement éclairée par deux cierges allumés au maître-autel. Près du choeur, il entrevit alors trois hommes debout qui, formés en groupe, semblaient attendre en causant entre eux.
—Les voici! dit Charles.
—Mon père? demanda Violetta.
—Oui, votre père, chère âme... et voici... oh! voici le prêtre qui va nous unir...
Ils frissonnèrent tous deux longuement et se serrèrent l'un contre l'autre, dans une douce étreinte. Le prêtre revêtu de ses ornements venait en effet d'apparaître, suivi de deux autres prêtres, en surplis.
Ils s'avancèrent lentement vers le choeur.
A mesure qu'ils avançaient, un étrange mouvement se produisait dans l'église. Des chapelles latérales noyées d'obscurité, sortaient des hommes qui, silencieusement, se mettaient à marcher derrière le couple. Bientôt, ces inconnus furent au nombre d'une trentaine et, enveloppés dans leurs manteaux, ils semblaient une escorte rassemblée pour le mariage secret d'un prince.
Charles et Violetta, les yeux fixés sur les trois hommes qui attendaient dans le choeur, s'avançaient en souriant. Tout à coup, Charles tressaillit et regarda avec terreur.
Ces trois inconnus venaient de laisser tomber leurs manteaux... C'étaient Maineville et Bussi-Leclerc. Quant au troisième, il portait un masque.
D'un mouvement instinctif, Charles entoura Violetta de son bras gauche, tandis que, de la main droite, il dégainait son poignard.
—Messieurs, dit-il d'une voix sourde, que faites-vous ici?...
—Monseigneur, répondit Bussi-Leclerc, nous sommes ici pour une double cérémonie: un mariage...
—Un mariage! s'exclama Charles qui commençait à sentir une sueur froide pointer à la racine de ses cheveux. Quel mariage?... Messieurs, prenez garde!
—Mais, fit à son tour Maineville, le mariage de la fille du prince Farnèse, nommée Violetta.
Violetta jeta un faible gémissement.
—Oh! rugit Charles, ceci est insensé!... Maineville! Leclerc! que me voulez-vous? Prenez garde!...
Doucement, de son bras gauche, il essayait de se dégager de l'étreinte de Violetta...
—Monseigneur, dit alors Bussi-Leclerc, ce que nous faisons, vous allez le savoir. Nous sommes ici pour une double cérémonie, un mariage, vous ai-je dit, et, si vous m'aviez laissé achever, j'aurais ajouté: une arrestation... Monseigneur, veuillez me remettre votre épée; au nom du lieutenant général de la Sainte-Ligue, je vous arrête!
Violetta jeta une déchirante clameur. Charles éclata de rire, et soulevant sa fiancée dans ses bras:
—Le premier de vous qui me touche est mort!
En parlant, ivre de désespoir, ses forces décuplées, il reculait, Violetta dans ses bras; il semblait vraiment que son regard eût pétrifié les trois, car ils ne bougeaient pas.
—Monseigneur, dit alors Maineville, toute résistance serait inutile. Retournez-vous, et voyez!...
Charles, d'un geste machinal et furieux, se retourna en effet. Et une imprécation terrible jaillit de sa gorge: devant lui, un large demi-cercle d'épées nues s'allongeait à droite et à gauche. Au même instant, les deux branches de cette pince se mirent en mouvement, et Charles se trouva enfermé dans un cercle...
Violetta, dans ses bras, d'un geste rapide, saisit sa tête à deux mains et le baisa sur la bouche en murmurant:
—Mourons ensemble, mon cher seigneur...
En même temps, Violetta se laissa glisser sur les dalles et saisit le poignard de son fiancé. Charles, enivré par la violente sensation de ce baiser d'amour et de mort, jeta autour de lui un suprême regard qui lui montra l'église pleine d'ombres; Maineville et Bussi-Leclerc, et l'inconnu masqué au pied de l'autel, et sur les marches le prêtre qui commençait à officier, et, autour de lui, autour de Violetta, le cercle d'acier qui se resserrait...
Alors, il tira son épée, ses yeux chargés de passion se rivèrent aux yeux de Violetta, et il balbutia:
—Mourons ensemble, ma chère âme...
Aussitôt il se rua, fonça droit devant, tenant toujours Violetta par la main, avec l'espérance insensée de pouvoir traverser ce cercle d'acier, et fuir... fuir!... Dans cet instant même, dix bras s'abattirent sur lui, dix autres sur Violetta. De son épée, Charles frappait à coups terribles.
—Attends-moi, chère âme!... Je suis à toi!... hurlait-il. L'épée se brisa; du tronçon il continua à frapper; autour de lui le sang giclait, des hommes tombaient; le tronçon d'épée lui fut arraché... plus loin, il entendit le cri de Violetta, comme un appel, et alors il tomba sur les genoux; dix, quinze hommes se ruèrent sur lui... et il se sentit lié, soulevé, emporté hors de l'église et jeté dans un carrosse qui s'ébranla aussitôt...
Moins de trois minutes plus tard, le carrosse roula sur un pont-levis, puis sous une voûte, puis s'arrêta.
Le duc d'Angoulême était à la Bastille.
Dans l'église Saint-Paul, une scène atroce déroulait à ce moment ses péripéties.
En effet, Violetta, arrachée des bras de Charles, avait été entraînée jusqu'au pied de l'autel. Là, avons nous dit, se trouvaient trois hommes: deux d'entre eux nous sont connus: c'étaient Maineville et Bussi-Leclerc. Le troisième se démasqua au moment où la jeune fille apparut près de lui, à demi morte de désespoir et se soutenant à peine. Celui-là, c'était Maurevert.
Violetta jeta autour d'elle des yeux hagards. Et ce fut à ce moment que Maurevert saisit sa main et prononça:
—Merci, ma bien-aimée; merci, ma belle fiancée, d'être venue à l'heure. Tout est prêt pour notre mariage, et voici le prêtre qui va nous unir...
—Nous unir! balbutia Violetta. Vous!... Qui êtes-vous?...
—Violetta! dit Maurevert d'une voix ardente, quelle étrange folie vous saisit! Regardez-moi! Ne me reconnaissez-vous pas? Je suis votre fiancé!
—Horreur! Oh! mais je deviens folle! Charles! Mon bien-aimé! A moi!...
Son bras se leva pour se frapper avec cette dague qu'elle avait prise aux mains de son fiancé; mais alors elle s'aperçut que l'arme lui avait été arrachée, elle tomba sur ses deux genoux; Maurevert s'agenouilla près d'elle...
Alors Je prêtre se tourna vers eux, prononçant les paroles sacramentelles, ouvrant les bras pour une bénédiction... Et ce prêtre, Violetta, en levant la tête dans un mouvement de spasme, ce prêtre, elle le vit... Et c'était un tout jeune prêtre aux yeux noirs et, ce visage, il lui sembla qu'elle l'avait entrevu une fois...
Le prêtre murmurait les formules... Et soudain, dans une fulgurante éclaircie, elle revit la terrible scène où elle avait retrouvé maître Claude, le soir où Belgodère l'avait entraînée dans une mystérieuse maison de la Cité, où on lui avait jeté un sac noir sur la tête, où elle s'était évanouie, où, en se réveillant elle avait vu penché sur elle le visage de celui qu'elle appelait son père! Et Claude l'avait prise dans ses bras pour l'emporter!... Et les hommes armés d'arquebuses étaient entrés!... Et, avec eux, une femme! Une femme sur qui ses yeux mourants ne s'étaient fixés qu'un instant!
Ce prêtre, c'était elle!... C'était Fausta qui célébrait le mariage de Maurevert et de Violetta!...
Une inexprimable horreur se glissa dans les veines de la jeune fille. Dans ce moment, elle perdit connaissance... Dans ce moment aussi le prêtre, étendant les bras, disait d'une voix grave:
—Allez. Au nom du Dieu vivant, pour jamais vous êtes unis!...
XLII
HÉROÏSME DE PARDAILLAN
On a vu que le chevalier de Pardaillan, attiré par le bruit exorbitant qui se faisait dans sa chambre, y était entré à temps pour assister au combat de Croasse avec une horloge.
Pardaillan demeura d'abord stupéfait, puis s'approcha de la fenêtre et examina ce qui se passait; il se passait simplement que deux troupes d'archers venaient de prendre position dans la rue et que le peuple les acclamait, et en profitait pour acclamer surtout le duc de Guise, bien que celui-ci fût absent.
Il sortit de la chambre, suivi de près par Croasse. Apparut l'hôtesse portant un bol et des bandages de linge. Huguette déposa le tout sur une table. Le bol contenait une savante mixture composée par Huguette à l'effet de cicatriser les blessures du chevalier.
—Pour qui tout cela? fit Pardaillan.
—Pour vous, monsieur le chevalier, répondit Huguette, toute pâle et tremblante des rumeurs qu'elle entendait devant la porte de sa maison.
—Tiens, c'est vrai, je suis quelque peu décousu, dit Pardaillan, qui s'aperçut alors que le sang coulait sur ses mains. Mais, ma chère Huguette, si excellente chirurgienne que vous soyez, je crois que vos soins sont inutiles. Dans quelques minutes, tout serait à recommencer.
—Mon Dieu, monsieur, vous parlez comme si vous alliez être attaqué...
—Attaqué, ma chère Huguette!... Je crois que, dans une demi-heure, il ne restera pas grand-chose de votre auberge; une fois encore je vais être cause d'une grande destruction chez vous... ce sera la dernière!
—Mais vous! fit Huguette d'une voix mourante.
—Oh! moi, toute la charpie que pourraient effiler vos jolies mains me serait parfaitement inutile. Ce m'est encore une joie que de mourir en cette bonne auberge où j'ai connu les plus douces heures de ma vie.
Huguette poussa un gémissement. Pardaillan allait et venait, traînait des tables et des bancs et renforçait la barricade qu'il élevait avec toutes les règles de l'art.
—Parfait, dit-il. A l'abri d'un pareil rempart, je crois que je pourrai un peu donner du fil à retordre à messieurs de la messe. Regardez-moi ces mâchicoulis et ces meurtrières, ils en auront pour une heure à démolir tout cela... Pendant cette heure-là nous allons essayer de battre en retraite... nous trouverons bien un moyen, cornes du diable!
Pardaillan prit les mains de l'hôtesse et la consola.
—Voyons, fit le chevalier, il faut chercher un recoin où vous puissiez vous cacher, tandis que je tiendrai tête à ces furieux. Car, je crois ne rien vous apprendre, Huguette, en vous disant que cette fuite dont je vous parlais serait bien difficile.
—Impossible! balbutia Huguette avec un sanglot.
—Vous voyez bien qu'il faut vous cacher... dans votre cave, par exemple... Moi pris, ils n'auront pas l'idée de pousser plus loin les recherches. Venez, ma chère, ce silence relatif qui se tait dans la rue ne m'annonce rien de bon...
—Vous pris! murmura Huguette. Vous mort, que deviendrai-je, moi?...
—Elle reposa sur la poitrine du chevalier sa tête charmante que l'amour transfigurait.
—Au-dehors, dans ce silence relatif qu'avait signalé Pardaillan, une voix rude retentissait:
—Ici, ces poutres!... Les arquebusiers, là, sur deux rangs! Et apprêtez vos armes! Ici, les hallebardiers!
—Pardaillan, dit Huguette très doucement, laissez-moi mourir avec vous, puisque je n'ai pu vivre avec vous. Mon pauvre coeur, depuis des années, porte votre image. Je n'espérais pas votre amour. Je savais que vous aviez donné toute votre pensée à une autre. Je savais que vous adoriez Loïse morte comme vous l'aviez aimée vivante. Oh! non, je n'espérais rien... Seulement, quand vous étiez là, je vous regardais, et cela suffisait. C'était ma part de bonheur.
Pardaillan, tout pâle, écoutait la voix brisée de larmes qui lui rapportait le premier aveu d'un amour qu'il connaissait depuis de longues années.
Huguette, elle, n'écoutait que son coeur, qui enfin osait se révéler.
—Vous voyez, Pardaillan, que votre vie, c'était ma vie. S'il ne s'agissait pour vous que de quelque méfait qui se paie par la prison, je serais tranquille, car je me ferais forte de vous délivrer. Vous vivant, même prisonnier, comme vous le fûtes jadis à la Bastille, je vivrais... je me dirais: «Sûrement, il en sortira. S'il n'en trouve pas le moyen, je le trouverai, moi!...
—Huguette, ma chère Huguette. c'est précisément de cela qu'il s'agit!
—Non, non, vous allez mourir, Pardaillan! Votre air et vos préparatifs me disent assez que vous êtes décidé à vous faire tuer sur place.
—Décidé à me défendre, voilà tout. Mordieu, croyez-vous que ce soit agréable d'aller à la Bastille?
—Non, Pardaillan! mais on sort de la Bastille, on ne sort pas du tombeau...
—Hum!... on sort... on sort... pas toujours, ma chère!
—C'est donc bien grave ce que vous avez fait?
—Pas grave du tout. Comme je crois vous l'avoir dit, je n'ai rien fait, moi. J'ai simplement empêché de faire. Mais, enfin, je vous avoue que les huit ou dix mois de prison que j'ai mérités m'effraient, et j'aime mieux risquer tout pour tout.
Pardaillan, en parlant de huit ou dix mois de prison qu'il redoutait, était sublime.
—Risquer tout pour tout, reprit Huguette, c'est donc que vous allez mourir. Pardaillan, laissez-moi mourir avec vous, car, si vous mourez, je n'ai plus rien à faire dans la vie!
Les sanglots l'empêchèrent de continuer.
—Assez, Huguette, assez! dit Pardaillan d'une voix basse et tremblante. Vous êtes celle que j'ai le plus aimée après le pauvre ange que j'ai perdu... Vous êtes celle que choisirait mon coeur si ce coeur n'était mort en même temps que Loïse... Vous ne mourrez pas... et je ne mourrai pas!... Huguette, quand je me serai tiré de cette sotte affaire... nous vieillirons ensemble en causant, les soirs d'hiver, de M. de Pardaillan, mon père, qui vous aimait tant...
IL regarda Huguette à la dérobée. Elle ne pleurait plus, mais ses mains jointes semblaient continuer une prière.
—O mon père, songea Pardaillan, et son front s'empourpra d'une flamme d'orgueil et de sacrifice, ô mon père, vous qui m'avez appris comme il faut se battre et comme il faut mourir, vous allez voir comme on se rend!
A ce moment, il tira son épée et la brisa sur ses genoux.
—Que faites-vous? palpita Huguette.
Il prit sa dague et la jeta au loin en éclatant de rire.
—Vous le voyez, ma chère, je cède à vos bons conseils; je vais me laisser arrêter. Pour quelques mois de prison, le jeu n'en vaudrait pas la chandelle. Je veux vivre, Huguette!... Je veux vivre parce que vous venez de me prouver que la vie peut être encore belle et douce pour moi!... Attendez-moi donc paisible et confiante... je vous garantis que je ne moisirai pas dans leur Bastille...
Alors, Pardaillan se mit à démolir l'échafaudage qu'il avait construit devant la porte, et il ouvrait cette porte à l'instant où, dans la rue, une immense clameur s'élevait:
«Guise! Guise! Vive le grand Henri!»
C'était Guise, en effet, qui, au milieu d'une magnifique escorte, s'arrêtait devant le perron de la Devinière.
La porte s'ouvrit tout à coup, et Pardaillan parut sur le perron. Il se tourna vers Huguette, souleva son chapeau d'un grand geste, et dit en souriant:
—Au revoir, ma bonne hôtesse... à bientôt!...
Et, s'étant couvert, pâle et flamboyant, il se retourna vers la rue et descendit le perron. Les gardes, les archers, les arquebusiers massés, les gentilshommes à cheval. Guise au milieu d'eux, la foule aux fenêtres, tout ce monde qui hurlait avait fait soudain silence.
On vit Pardaillan, avec ses vêtements déchirés et sanglants, descendre le perron et s'avancer vers le duc de Guise. Alors on entendit sa voix ferme, un peu ironique et encore voilée de pitié:
—Monseigneur, je me rends!...
Guise demeura une minute comme stupide. Pardaillan, là tête levée, le regardait en face. Le duc jeta autour de lui des regards soupçonneux. Le silence devint Effrayant.
—N'ayez pas peur. Monseigneur, il n'y a pas d'embuscade, dit alors Pardaillan.
Et c'était si énorme, ce mot «N'ayez pas peur» dit par un homme seul, blessé, désarmé, à un homme entouré de cinq cents gardes, que Guise pâlit, comme si, pour la deuxième fois, cet homme l'eût souffleté. Il fit un geste.
Aussitôt, Pardaillan fut entouré de gens d'armes. Et ce fut alors seulement, lorsque le chevalier désarmé, blessé, seul, fut par surcroît enveloppé d'un quadruple rang de gardes, ce fut alors que Guise parla:
—Vous vous rendez, monsieur! Que me disait-on, que vous étiez invincible, un indomptable! Par ma foi, messieurs, je vous trouve ridicule avec vos archers: pour prendre monsieur, il suffisait d'envoyer un exempt...
Pardaillan se croisa les bras. Guise haussa les épaules.
—Allons, dit-il, j'étais venu pour voir un paladin... Gardes, conduisez-le à la Bastille... je suis fort marri de m'être dérangé pour ne voir qu'une figure de lâche.
Pardaillan se mit à sourire. Mais ce sourire était livide. Il étendit le bras: du doigt, il désigna le visage du duc. Et, d'une voix très calme, il dit:
—Je croyais me rendre au bourreau; je me suis trompé: je ne me suis rendu qu'à Henri le Souffleté. Tenez-moi bien, Henri de Lorraine, pendant que vous me tenez! Tuez-moi bien, pendant que vous pouvez m'assassiner! Et, si vous croyez au Dieu à qui, voici seize ans, vous avez offert vingt mille cadavres d'innocents, si vous croyez à ce Dieu que vous allez prêchant, pour voler un trône, priez-le bien! Car, j'en jure par le nom de mon père, si vous ne me tuez pas, je vous tuerai, moi! Et ce mot que vous venez de me jeter, je le ramasse, et vous le renfoncerai dans la gorge avec la pointe de ma dague!... Gardes, en avant!...
Pardaillan se mit à marcher, entouré par les arquebusiers qu'il paraissait conduire, tant ils avaient semblé obéir a son commandement.
XLIII
CONSEIL DE FAMILLE
Guise se mit en marche vers son hôtel. Aussitôt il en fit fermer les portes. Il avait besoin de se recueillir, de réfléchir sur ce qu'il venait de voir. De toute évidence, Paris était à bout de patience. Il fallait trouver un moyen de l'occuper et de l'amuser.
Guise entra dans son vaste cabinet. Il était suivi de Maineville et de Bussi-Leclerc, ses favoris.
—Mais, je ne vois pas Maurevert, dit-il.
—Monseigneur, fit Maineville, Maurevert digère... le plat de vengeance dont il s'est nourri tout à l'heure sinon dans l'auberge, du moins devant la Devinière.
—Ah! oui... Il a une haine... une vieille haine contre le Pardaillan. Eh bien, il doit être satisfait? Il le sera mieux encore demain et, quel que soit son appétit de vengeance, je me charge de l'apaiser pour longtemps.
—Tudieu! quel appétit, monseigneur! reprit Maineville. Depuis l'affaire de la butte Saint-Roch...
—Les ailes du moulin? fit Guise en riant.
—Oui. Eh bien, je croyais en vouloir fort au sire de Pardaillan. Et voici Leclerc qui n'a pas passé un seul jour sans faire porter un cierge à Notre-Dame afin que la bonne Vierge lui permît de prendre sa revanche. Est-ce vrai, Bussi?
—C'est ma foi vrai! dit Leclerc. Et je suis fâché que le drôle se soit rendu. J'y perds une douzaine de ducats que j'ai dépensés en bonne cire de première qualité.
—Tu te plaindras à Notre-Dame, quand tu iras en paradis, fit Guise.
—Donc, continua Maineville, Leclerc et moi, nous avions une dent aiguisée contre le damné Pardaillan. Mais cette dent n'était rien auprès de celle de Maurevert qui en a une vraie défense de sanglier. Je l'ai vu, monseigneur, au moment où le fier-à-bras s'est venu lui-même placer parmi les gardes comme un simple truand qui se rend au guet. Maurevert m'a saisi le bras à m'en faire crier, et il a dit: «Voici le plus beau jour de ma vie...» Et, lorsqu'on emmena le Pardaillan, il sauta de son cheval. Et, comme je lui demandais où il allait, il me montra le prisonnier et il se mit à suivre les gardes.
—Eh bien, laissons donc Maurevert à son régal, et occupons-nous de nos braves ligueurs. Il faut prendre une décision...
—Oui, mon frère, dit a ce moment une voix rude, il est temps de prendre une décision.
On vit alors entrer l'homme qui parlait ainsi, et qui, depuis un instant, avait entrouvert la porte.
—Louis! s'écria Henri de Guise.
—Et Charles! ajouta un deuxième personnage qui pénétra dans la salle en soufflant comme un boeuf.
—Et cette pauvre petite Catherine! ajouta une voix féminine, malicieuse et douce à la fois.
—Et votre mère, Henri! ajouta une voix féminine aussi, mais grave, avec on ne savait quoi de sombre.
Le duc de Guise, à la vue de ces quatre personnages qui venaient d'entrer, fit un signe à Maineville et Bussi-Leclerc, qui, s'étant inclinés profondément, disparurent.
—Mes frères, ma soeur, ma mère, dit alors le duc, soyez les bienvenus. Rien ne pouvait m'être aussi précieux que de voir réunie toute la famille, en une circonstance où se joue la gloire de notre nom et où la maison dont je suis le chef peut conquérir la première place qui soit au monde.
—C'est cette conquête qu'il s'agit de décider, dit la mère des Guise. Vous n'avez qu'un pas à faire. Ce pas, vous hésitez à le faire. Si vous ne le faites pas, Henri, nous sommes tous perdus.
Le duc de Guise pâlit. Puis, comprenant que l'heure était venue d'une explication décisive, il invita ses visiteurs à prendre place dans des fauteuils, et s'asseyant lui-même:
—Causons donc, ma mère, dit-il, car vous savez que je suis prêt à mourir plutôt que de vous voir menacés par un danger que j'aurais créé...
Les quatre personnages s'assirent. C'était: Louis de Lorraine, cardinal de Guise; Charles de Lorraine, duc de Mayenne; Marie-Catherine de Lorraine, duchesse de Montpensier, et Anne d'Esté, duchesse de Nemours, veuve de François de Guise, tué par Poltrot de Mère au siège d'Orléans.
Ces cinq personnages étaient donc réunis dans le vaste cabinet. Assistons à ce conseil de famille d'où tant d'événements devaient sortir pour aboutir à une catastrophe.
La duchesse de Nemours avait pris place dans le grand fauteuil de son fils aîné. Elle se trouvait placée le dos à la fenêtre, et face à un immense portrait de François de Guise. Ses enfants étaient réunis autour d'elle.
Le cardinal de Guise parla le premier et dit:
—J'ai reçu, de Celle qui nous guide, l'ordre d'attendre à Notre-Dame l'arrivée de mon frère Henri. J'avais tout préparé pour la cérémonie du couronnement. Six cardinaux et douze évêques envoyés par Sa Sainteté Fausta m'entouraient. Trois cents curés, doyens ou vicaires, étaient prêts à se répandre dans Paris pour annoncer la bonne nouvelle. Tout était prêt: mon frère seul ne l'était pas, puisqu'il n'est pas venu à Notre-Dame!
Henri fronça le sourcil. Mais déjà le duc de Mayenne prenait la parole à son tour.
—Par ma foi, dit-il, je suis bien venu d'Auxerre à Paris à franc étrier, sur le reçu d'une missive à moi dépêchée par la belle Fausta. Je suis arrivé trop tôt, puisque j'ai pu disposer de deux mille combattants dans les rues, et que moi-même, avec mille bons pertuisaniers, j'ai pris position dans le Louvre. Mais en vain j'y ai attendu mon frère.
—J'avais cinq cents bourgeois et hommes du peuple sur la Grève, dit à son tour la duchesse de Montpensier. Ces braves gens avaient reçu le mot d'ordre de notre incomparable Fausta. Elle me fit un signe. Je criai: «Vive le roi!...» Et mes gens de crier à tue-tête: «Vive le roi!...» Mais il n'y eut point de roi!
—Paris est ivre, dit Mayenne, et vous savez comme il a l'ivresse mauvaise.
—Paris! Paris! éclata Henri. Vous ne parlez que de Paris. On dirait, à vous entendre, que le royaume de France commence à la porte Bordelle pour finir à la porte Montmartre! Aller à Notre-Dame pour m'y faire couronner! Marcher de là sur le Louvre pour y décréter la déchéance de Valois! C'était possible. C'était facile, trop facile!... Et les provinces, qu'en faites-vous? Et les parlements qui me dénoncent comme fauteur de troubles et de sédition, qu'en faites-vous? Roi, je veux l'être, autant pour moi que pour vous. Mais, par le Ciel, je veux l'être à la manière d'un vrai roi qui prend sa place légitime, et non à la façon d'un larron qui dispute sa couronne à la France ameutée. Or, Catherine de Médicis me donne cette chance. A bout de force, et voyant en son fils Henri le dernier représentant des Valois, elle préfère encore un Guise à un Navarre! Catherine qui sait que son fils est condamné, rongé par une maladie implacable! Catherine qui m'a supplié d'attendre un an, rien qu'un an! d'attendre, dis-je, la mort de son fils! de donner à ce fils une année de tranquillité Avez-vous mieux à m'offrir?
En parlant ainsi, le Balafré considérait la duchesse de Nemours. Mais la mère des Guise, le coude sur le bras du fauteuil, le menton dans la main, tenait ses yeux fixés sur le portrait de son mari.
—Parlez! reprît Henri avec impatience. Voyons, Louis, que dites-vous?
Le cardinal s'écria:
—J'arrive de Troyes. Le peuple s'est précipité à ma rencontre. Les échevins ont été pendus. Les quelques hobereaux fidèles à Valois ont fui. J'ai fait élire de nouveaux échevins. Une garnison de deux mille reîtres soutient le peuple révolté et rallié au nom de Guise. La Champagne, debout tout entière, vous acclame. La tempête se propage et gagne la Picardie, l'Artois; la Normandie suivra. Henri, Henri! nous avons allumé un terrible incendie. Et, quand il va consumer cette race pourrie, quand il va purifier le royaume, exterminer l'hérésie, détruire Valois, quand le peuple de France vous appelle et vous réclame, vous nous demandez d'éteindre l'incendie, vous nous demandez de refouler l'espoir de ce peuple... Tenez, vous me faites pitié... Je m'en vais!
Et il fit quelques pas vers la porte.
—Demeurez, Louis! dit alors la duchesse de Nemours.
Le cardinal s'arrêta net. Car, dans ces âges, l'autorité de la mère de famille était encore incontestée.
—Demeurez, mon frère, ajouta le Balafré. Quelle que soit la décision qui sortira d'ici, il faut qu'elle soit prise en commun. Avec vous, je suis tout. Sans vous, je suis bien peu.
Le cardinal, flatté d'avoir humilié l'intraitable orgueil de son frère, reprit sa place en disant:
—D'ailleurs, mon cher Henri, je vais vous apprendre une chose qui va sans doute modifier vos idées: Valois est loin d'être aussi malade que le prétend sa mère. Il n'a nulle envie de mourir. Que diriez-vous donc si, au lieu d'une année, il vous fallait attendre cinq ans, dix ans même?
—L'année écoulée, fit vivement le Balafré, je redeviens libre, je ne suis plus enchaîné par mon serment...
La mère des Guise darda alors son clair regard sur son fils aîné. Et, d'une voix sourde, où se devinait une haine invétérée que les ans n'avaient pu émousser, la mère des Guise parla:
—Henri, dit-elle, voici le portrait de votre père et, vous pouvez m'en croire, c'est son esprit même qui m'anime. Ce portrait, s'il pouvait parler, vous dirait:
—Moi, fils, j'ai été lâchement assassiné par un de ces misérables huguenots qui insultent l'Eglise et qui ont frappé en moi le ferme serviteur de Dieu. Au nom de l'Eglise bafouée, au nom de mon sang qu'ils ont versé, vengeance, mon fils!...
—Nous avons fait la Saint-Barthélémy, dit Henri d'une voix sombre, et nous en avons tué vingt mille.
La mère des Guise eut un geste large.
—Il faut, dit-elle, l'extermination complète de la secte. Et, pour accomplir cette grande oeuvre, il faut à ce royaume un roi tel que vous, mon fils! Or, savez-vous ce qui se passe à l'heure même où nous discutons, tandis que d'autres agissent?... Oui, le pape a maudit les parpaillots! Oui, Sixte a excommunié les Bourbons et les a déclarés inaptes à régner!...
—Mais savez-vous où est en ce moment ce pape fourbe, rebelle à la loi divine, hypocrite et peut-être relaps?... Sixte-Quint est au camp du roi de Navarre!
Sixte-Quint lui a apporté les millions qui nous étaient destinés!..
—Enfer et malédiction! rugit le Balafré, si cela était!...
—Cela est! reprit la mère des Guise d'une voix plus haineuse. Et, comme je le disais en entrant, nous sommes perdus tous! Si nous ne prenons les devants, si nous ne mettons la main sur la couronne avant que Navarre ne la pose sur sa tête, c'est notre mort, à tous!
A ces mots, le Balafré se leva, tira sa dague et jeta autour de lui un regard de fou, comme s'il eût voulu protéger sa mère contre ce bourreau qu'elle venait d'évoquer. La duchesse de Nemours, se levant à son tour, saisit son bras, lui arracha la dague et gronda:
—Mon fils, sauve-toi, sauve-nous, sauve la religion! Jure sur cette arme, qui est aussi une croix, de marcher à l'infidèle et de frapper l'hérétique, s'appelât-il Valois! acheva la mère des Guise d'une voix sourde. Jure, mon fils!...
Je le jure! dit le Balafré avec un tel accent qu'il n'y avait plus moyen de douter de sa résolution.
Alors tous reprirent leurs places et se regardèrent, livides. Ce qui venait de se jurer là, c'était l'assassinat de Henri III de Valois, roi de France.
—Le tout est de savoir comment nous allons procéder à la chose, dit Mayenne.
—Je m'en charge, fit la duchesse de Montpensier avec un singulier sourire.
—L'opération proposée par notre illustre mère me paraît possible, s'écria Mayenne, je me hâte de le dire. Et même j'ajouterai que je n'en vois pas d'autre. Évidemment, il faut que Valois meure. Seulement, à ce jeu-là, qui ne tue pas à coup sûr est tué. C'est pourquoi je demande comment nous allons procéder.
—Je m'en charge, répéta la jolie duchesse d'un ton qui attira cette fois l'attention du Balafré.
—Autre chose, poursuivit Mayenne sans accorder d'attention à sa soeur. Je suppose l'opération terminée; Valois est tombé sous nos coups, Valois est mort, Valois est enterré. Que sommes-nous, nous autres, non seulement aux yeux du royaume, mais surtout aux yeux des rois voisins?... Des assassins! Je conclus que ce n'est pas un Guise qui doit frapper Valois. Qu'avez-vous à dire à cela, ma mère?
—Parle, Marie! dit la mère des Guise.
Et la jolie petite duchesse, la fée aux ciseaux d'or, agitant les boucles blondes de ses cheveux, souriante, d'un air mutin, laissa tomber ces mots de ses lèvres rosés:
—Tout ce que vient de dire le gros Mayenne est plein de gros bon sens...
Mayenne roula des yeux furibonds, car ce sceptique avait un point vulnérable: il ne voulait pas qu'on se moquât de sa bedaine.
—Expliquez-vous, ma soeur! dit le cardinal.
—C'est bien simple, fit Marie de Montpensier, je connais un homme qui veut tuer Valois; je dis: qui veut! c'est-à-dire qu'il y a engagé sa vie spirituelle... Son bras ne se trompera pas. Son coeur ne faiblira pas—Il hait donc bien Valois? demanda le Balafré.
—Lui?... Non!... Il aime, voilà tout. Il aime une femme qui hait Valois. C'est pourquoi il réussira la où échouerait un ennemi du roi. Parmi tant de bras que nous pourrions armer, celui-là seul ne faiblira pas à la tâche. Car, cet amour, voyez-vous, le rend capable de regarder Dieu face à face et de le braver! Que dis-je? C'est un ange de Dieu qui a remis à cet homme le poignard qui doit tuer Valois! Cet homme, que dévore le feu de la passion, attend et prie au fond d'un monastère. Il attend que l'ange revienne le trouver et lui dise: «Frappe! Le moment est venu! Frappe!»
Marie de Montpensier éclata de rire et ajouta:
—Or, mes frères, j'ai justement l'heur de connaître intimement cet ange. Sur un signe de moi, l'ange ira trouver Jacques Clément, le moine exterminateur, et lui dira: «Frappe!...» Et Jacques Clément frappera.
—Jacques Clément!... Le moine!... murmura Henri de Guise. Oh! je comprends! C'est cet homme qui, un soir, au fond de la Cité, à l'auberge du Pressoir-de-Fer...
—Chut, mon frère! dit Marie qui ne se donna pas la peine de rougir au souvenir de la scène d'orgie évoquée par le Balafré, chut!
—Et vous dites que cet homme est prêt?
—Le poignard sacré que l'ange lui a confié ne quitte plus sa ceinture.
Le Balafré demeura une minute songeur. Peut-être eût-il préféré frapper lui-même.
—Eh bien? reprit Marie de Montpensier, dois-je faire signe à l'ange?
—Oui, gronda sourdement le duc de Guise. Peu importe après tout le bras qui frappe, pourvu que l'arme soit mortelle!
XLIV
LE TIGRE AMOUREUX
Il était près de onze heures. Paris dormait. Le Balafré, dans ce cabinet où s'était tenu le conseil de famille, où avait été décidé l'assassinat de Henri III, se promenait de long en large, d'un pas lent et alourdi. Depuis le départ de ses frères, de sa soeur et de sa mère, il rêvait et toute sa pensée morose pouvait se condenser ainsi:
«Être roi!... Oui, sans doute, ce sera magnifique. Oui! Mais cela va me conduire hors de Paris et m'éloigner d'une petite bohémienne. Ah! pour me rapprocher du trône, il faut que je m'éloigne de Violetta!...»
Deux hommes, demeurés près de Guise à cette heure tardive, debout dans un angle de la pièce, attendaient que le duc leur donnât congé pour se retirer. C'était Maineville et Bussi-Leclerc.
—Il songe à la couronne, notre roi! murmura Bussi-Leclerc.
—Oui, mais il est onze heures! dit Maineville à voix basse; et il désigna d'un coup d'oeil l'horloge, qui, en effet, se mit à sonner les onze coups.
—Diable!... Et Maurevert qui nous attend!
Bussi-Leclerc ricanait en parlant ainsi. Maineville, résolument, s'avança vers le duc de Guise:
—Monseigneur....
Guise parut étonné de voir encore ses deux fidèles.
—Je vous avais oubliés, dit-il en passant une main sur son front.
—C'est bien ce que nous nous disions, fit Maineville, mais nous n'osions interrompre vos... royales pensées.
—Cependant, reprit Bussi-Leclerc, comme voici onze heures qui sonnent, nous prierons Monseigneur de nous accorder notre congé...
—Oui; la journée a été rude et vous êtes fatigués...
—Fatigués? dit Maineville. Jamais nous ne sommes fatigués à votre service. Mais nous avons un rendez-vous à minuit...
—Un rendez-vous d'amour?...
—Monseigneur, vous vous trompez; ou, du moins, c'est un rendez-vous d'amour, mais il ne s'agit pas de nous... Il s'agit... Ah! ma foi, l'aventure est trop drôle, et malgré les recommandations de Maurevert, il faut que vous la sachiez! Maurevert convole en justes noces!
—Maurevert se marie! Et il ne m'a rien dit!...
—A vous moins qu'à tout autre, monseigneur!
—Mais, enfin, vous saviez, vous autres. Pourquoi ne m'avez-vous pas prévenu? Il ne me convient pas que les gentilshommes de ma maison prennent femme sans mon agrément...
—Nous ne savions rien, dit Maineville. Dans la soirée, pendant que vous étiez en conseil. Maurevert nous est arrivé avec une singulière figure, et, après nous avoir fait jurer le secret, nous a annoncé son mariage pour cette nuit même, en nous priant de l'assister et en ajoutant que son aventure lui semblait si étrange à lui-même qu'il avait besoin de deux bons amis comme nous pour se rassurer contre un accident ou un malheur possibles.
—Voilà qui est étrange, en effet. Et qui épouse-t-il?
—Voilà ce que nous ignorons; nous ne connaîtrons la fiancée qu'en la voyant... Ainsi, monseigneur, si vous y consentez, nous allons nous retirer, Leclerc et moi, pour nous trouver à Saint-Paul à onze heures et demie.
—Eh bien, fit tout à coup le duc de Guise, non seulement je vous autorise à vous rendre à ce bizarre rendez-vous, mais je vous y accompagne! Pardieu! je veux, moi aussi, voir la fiancée de Maurevert.
En parlant ainsi, le duc assura sa rapière et jeta un manteau sur ses épaules.
—Monseigneur, dit Bussi-Leclerc avec une certaine hésitation, nous avons promis à Maurevert de ne rien dire à personne, et surtout à vous...
—Soyez tranquilles... je m'arrangerai de façon à tout voir sans être vu. En route, messieurs...
Les trois hommes arrivèrent rapidement à Saint-Paul. Bussi-Leclerc et Maineville pénétrèrent dans l'église, laissant le duc sous le portail, selon ce qui était convenu en route. Le Balafré demeura immobile, caché dans la nuit du porche, ému, malgré lui, il ne savait de quelle angoisse. A ce moment, du fond de la nef, parvint jusqu'à lui une clameur de détresse; puis un bruit de lutte violente.
«Ce n'était pas un complot, murmura Guise rassuré, c'était un meurtre; mais qui tue-t-on?»
Il entra. Les cris, brefs et étouffés, les cliquetis d'armes remplissaient l'église. Là-bas, vers le choeur, dans l'obscurité, s'agitait violemment un groupe d'ombres... puis, tout à coup, il vit qu'on entraînait quelqu'un, et toute la bande passa à trois pas de lui... Quelques instants plus tard, il entendit le carrosse qui s'élançait et comprit que le quelqu'un était emporté vers une destination inconnue.
Un inexprimable étonnement s'empara alors de Guise. En effet, au moment où il croyait tout fini, il venait d'entendre encore un cri... un cri de femme... et, portant les yeux vers le choeur, il voyait un prêtre qui officiait à l'autel, et, agenouillés, pareils à deux fiancés, un homme et une jeune fille vêtue de blanc... l'homme, l'époux, soutenait la jeune fille de son bras, et il sembla à Guise, de la place où il se trouvait, que cette fiancée se laissait aller avec abandon au bras de Maurevert... Car l'homme ne pouvait être que Maurevert.
Tout à coup le duc tressaillit. La cérémonie était terminée; le prêtre, ayant prononcé la formule d'union, se retirait; l'époux, Maurevert, se relevait. Et alors. Guise, debout, constata que l'épouse était évanouie, morte, peut-être! Ce qu'il avait pris pour une attitude de tendresse n'était que l'attitude d'un corps qui ne se soutient plus. A ce moment, deux femmes sortaient de la sacristie. Une voix prononça:
—Conduisez-la jusqu'à la litière, et qu'on m'attende.
«La voix de Fausta!» murmura le duc.
Maurevert... l'époux... n'accompagnait pas l'épousée!... Les deux femmes avaient pris l'inconnue vêtue de blanc, et la soutenaient ou plutôt l'emportaient évanouie. Elles passèrent près de Guise. Et, à la faible lueur de cette lumière diffuse vaguement épandue dans l'église, il jeta un regard avide sur cette femme évanouie. Et il étouffa une sorte de rugissement qui gronda sourdement dans sa gorge. Cette femme, c'était celle qu'il aimait à en devenir fou, c'était la petite bohémienne, c'était Violetta...
En quelques instants, l'église fut vide. Et Guise, revenu de sa stupeur, allait s'élancer, lorsque, du fond du choeur, il vit venir deux hommes dont il reconnut l'un:
Maurevert! L'époux! Le mari de Violetta!...
Que signifiait cet étrange mariage? Pourquoi Maurevert venait-il d'épouser Violetta? Ces questions tourbillonnèrent dans sa tête... Il voulait savoir!... Et il se renfonça dans son ombre, prêtant l'oreille à ce que disait Maurevert ou, plutôt, l'inconnu qui l'accompagnait...
Puisque Maurevert était là encore, Violetta, l'épousée, ne pouvait s'éloigner sans doute!... Il allait donc savoir la vérité. Haletant, il écouta ardemment et, tout de suite, il reconnut la voix de l'inconnu... c'était la même voix qui avait ordonné que l'épousée attendît dans la litière... c'était Fausta.
—Donc, disait Fausta, vous passez au palais de la Cité, et vous y touchez les cent mille livres convenues. Pour le reste, fiez-vous à moi. Le duc sera roi dans un mois. Il oubliera alors la petite bohémienne. Et, même s'il apprenait ce qui vient de se passer, je vous garantis le pardon. Ce qui est dit est dit: vous serez capitaine des gardes de Sa Majesté Henri quatrième roi de Lorraine et de France.
—Ah! madame, fit Maurevert, la minute où je vous ai rencontrée est une minute à jamais bénie dans mon existence! Comment pourrai-je m'acquitter envers vous?...
—Je vous l'ai dit! répondit Fausta d'une voix sombre.
—Oh! soyez tranquille pour ce qui est convenu de cette petite...
—Donc, vous partez?
—Je pars. Mais vous savez, madame, qu'avant de quitter Paris j'ai quelqu'un à voir.
—Allez donc voir cet homme, puisque vous le voulez!...
—Ah! je renoncerais à tout plutôt que de renoncer à cette joie de le voir enchaîné, enfin à ma merci!...
—Bien. Moi, cependant, je vous garderai votre... femme.
—Merci, madame! ricana Maurevert. Et où la retrouverai-je?
—Lorsque vous sortirez de la Bastille, sortez de Paris et allez trouver l'abbesse des Bénédictines de Montmartre. Elle vous remettra votre épouse... et vous donnera mes dernières instructions. Allez...
Guise vit Maurevert s'incliner profondément devant Fausta, baiser sa main, puis s'élancer au-dehors. Il savait maintenant où retrouver Violetta; il avait au moins deux ou trois heures devant lui. Il attendit donc.
Fausta marcha jusqu'à la litière qu'entouraient une douzaine de cavaliers, dont l'un portait une torche. Le reste de la rue semblait désert.
Le véhicule s'ébranla avec son escorte et disparut bientôt au fond de la rue Saint-Antoine. Fausta était demeurée seule. Elle fit quelques pas hésitants vers la Bastille, puis, soudain, s'arrêta, comme indécise. A ce moment, le duc s'approcha d'elle.
—Madame et bien-aimée Souveraine, les rues de Paris sont peu sûres à cette heure. Vous êtes depuis trop peu de temps à Paris pour le savoir. Mais, moi qui le sais, ce m'est un devoir que de vous offrir l'appui de mon bras et la protection de mon épée...
Fausta n'avait pas eu un geste de surprise.
—Duc, répondit-elle gravement, vous savez que je suis celle que rien ne peut atteindre, et qu'il n'y a pas de danger pour moi dans ces rues, fussent-elles remplies de truands. L'épée temporelle que vous m'offrez est bien peu de chose auprès de l'épée spirituelle dont je puis disposer... Duc, vous sortez de cette église, continua-t-elle en désignant Saint-Paul.
Ce n'était pas une question. Fausta affirmait comme si elle eût été sûre. Pourtant, elle ne savait pas.
—Oui, madame! répondit Guise, et c'est justement parce que je sors de cette église que...
—Eh bien, rentrons-y! interrompit Fausta. Pour ce que nous avons à dire, peut-être, nous serons mieux placés, nous mettant sous le regard de Dieu...
Et Fausta, résolument, marcha vers Saint-Paul, où elle entra. Guise, partagé entre l'irritation et la crainte, la suivit jusqu'au choeur où elle s'arrêta. Fausta prit alors la main de Guise et, d'une voix rude, rauque, menaçante, prononça:
«Au nom de la Sainte Trinité. Je jure sur Dieu le créateur, touchant cet Evangile, et sous peine d'anathématisation et damnation éternelle, que je suis entré en la sainte association catholique, suivant la formule qui m'a été lue loyalement et sincèrement, soit pour y commander, soit pour y obéir.
«L'association des princes, seigneurs et gentilshommes catholiques doit être faite et est faite pour rétablir la loi de Dieu en son entier, remettre et retenir le saint service d'icelui selon la forme et la manière de la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine, abjurant et renonçant toutes erreurs au contraire.»
C'était la formule de la ligue dont Guise était le chef suprême.
Fausta laissa retomber la main de Guise.
—Voilà ce que vous avez juré, dit-elle.
—Et ce que je suis prêt à jurer encore.
—Bien! dit Fausta. Maintenant, duc, une question: savez-vous la peine infligée dans nos traités à tout catholique épousant une hérétique?...
—La peine de mort, répondit Guise en frissonnant.
Sombre, agité de pensées contradictoires, le Balafré était résolu à poursuivre Violetta. Et il comprenait que la papesse... la souveraine voulait lui arracher Violetta.
Alors, quoi?... Briser violemment avec la Fausta? Mais la Fausta était la source même de sa puissance. Par des fils invisibles, elle tenait la Ligue dans ses petites mains!
Renoncer à Violetta!... A cette pensée, il sentait la rage gronder en lui et sa tête se perdre en combinaisons inspirées par la folie. Fausta reprît:
—La peine de mort appliquée non seulement à celui qui épouse une hérétique, mais encore à celui qui, par le contact de l'hérétique, devient lui-même démoniaque. Est-ce vrai?
—Ces lois, dit Guise d'une voix rauque, vous savez bien, madame, que nous les avons faites pour maintenir le commun des ligueurs dans l'obéissance absolue. Vous savez que, nous qui pensons, nous qui sommes la tête, nous ne pouvons nous soumettre à de telles servitudes!...
—Duc, est-ce bien vous qui parlez ainsi! dit sourdement Fausta. Vous, le chef! Vous, le roi de demain! Vous avez juré, duc! Si votre serment n'est pas valable, dites-le! Si la parole d'un Guise ne vaut pas la parole du dernier de nos ligueurs, dites-le, qu'on le sache! Et on le saura!... Parlez, duc. Un seul mot, un seul: êtes-vous parjure?, ne l'êtes-vous pas?...
Guise trembla. En un instant, il vit Paris révolté contre lui.
—Par le Dieu vivant, gronda-t-il, nul ne pourra jamais dire qu'Henri de Lorraine a manqué à son devoir. Mais celle que j'aime n'est pas hérétique!...
—Celle que vous aimez! Vous parlez de la bohémienne Violetta, n'est-ce pas? Eh bien, écoutez!... Le soir du dimanche de Saint-Barthélémy, il y a seize ans, duc, vers onze heures, une troupe de bons catholiques envahit un hôtel qui se trouvait dans la Cité, devant Notre-Dame.
—Je me rappelle, dit le Balafré, qui frissonna au souvenir des horribles scènes évoquées par Fausta.
—Bien... Depuis la veille, duc, vous aviez parcouru Paris comme l'ange exterminateur. Et, partout où vous passiez, le sang coulait, les incendies s'allumaient, les cadavres s'amoncelaient...
Le duc laissa retomber sur sa poitrine sa tête livide et murmura:
—Coligny! Rohan! Condé! Montaigues!...
—Montaigues! reprit Fausta. Celui-là, sans doute, vous semblait plus redoutable que les autres! Son crime était plus atroce, peut-être! son hérésie plus enracinée! Car, la mort ne vous parut pas une expiation suffisante! Vous trouvâtes le châtiment qui convenait à Montaigues! Et, puisque son âme était ténébreuse, vous décidâtes qu'il achèverait sa vie dans les ténèbres: Montaigues, sur un signe de vous, eut les deux yeux crevés! Est-ce vrai?
—C'est vrai! dit Guise dans un soupir qui était peut-être l'aveu d'un remords...
—Bien... Ce Montaigues, vous savez comme il est mort. Vous savez qu'il avait versé dans l'esprit de sa fille toute la pensée d'hérésie qui souillait son esprit... Vous savez à quel crime abominable il poussa Léonore et que cette fille osa accuser un évêque d'avoir été son amant!... Vous savez que Léonore de Montaigues mit au monde une fille trois fois maudite, qui naquit au pied du gibet...
—Que vais-je apprendre? haleta Guise.
—Ce que vous comprenez déjà, répondit Fausta: que Violetta, c'est la fille du gibet!
—La fille de Léonore de Montaigues? balbutia le duc.
—Oui! Comprenez-vous, maintenant?... Je veillais sur vous, par bonheur! Je suis parvenue à conduire cette fille des races maudites jusqu'au pied du bûcher...
—Grâce pour elle!... Oh! ne la tuez pas!... Il ne faut pas qu'elle meure... car je mourrais aussi, moi!
—Vous me faites pitié, duc!... J'attendrai donc, pour ordonner son supplice, que nous ayons trouvé l'exorcisme suffisant et que vous soyez guéri...
—Mais pourquoi ce mariage? gronda le duc. Pourquoi Maurevert est-il devenu l'époux de Violetta? Ce qui est vrai pour moi ne l'est donc pas pour lui? Maurevert n'est-il pas souillé?... Ah! qu'il prenne garde!...
—Laissez votre poignard tranquille, dit Fausta. Il doit vous servir pour frapper les ennemis et non pas le plus dévoué de vos serviteurs... Maurevert a consenti à ce simulacre pour éloigner de vous la bohémienne hérétique... Mais Maurevert ne sera pas l'époux de Violetta...
—Que sera-t-il donc pour elle?
—Il sera son geôlier!...
Guise songeait. De tout ce que Fausta venait de lui dire, il ne retenait qu'un fait... mais ce fait le bouleversait et lui inspirait une sorte d'horreur.
Oui, c'était vrai! C'est lui qui avait fait subir à Montaigues l'effroyable supplice de l'aveuglement. Et c'était la descendante de cet homme qu'il aimait!..
Fausta l'avait acculé au dilemme: renoncer à Violetta ou renoncer à la couronne! Et Guise ne voulait renoncer ni à l'une ni à l'autre. Il fallait gagner du temps.
—Vous m'avez rappelé mes serments, dit-il enfin, je vais vous en demander un autre. Je suis prêt à tenir les miens. Je tiens la bohémienne pour hérétique. Je crois, j'espère, par votre toute-puissante intercession, me guérir de cet amour... Mais, à votre tour, jurez-moi que Maurevert ne sera pas l'époux de cette fille!
—Je vous le jure, duc, Violetta ne sera l'épousée ni de Maurevert ni d'aucun autre, jusqu'au moment où vous-même, enfin guéri, donnerez l'ordre de la supplicier...
Quelques minutes de silence s'écoulèrent; Guise songeait et voici comme il arrangeait les choses: Violetta prisonnière, il la retrouverait quand bon lui semblerait. Prisonnière dans l'abbaye de Montmartre, sous la garde de Maurevert, elle ne pouvait lui échapper. Donc, il se servait d'abord de Fausta, pour conquérir la couronne. Une fois roi... il verrait à mettre Fausta elle-même à la raison.
—Adieu donc, madame et souveraine, dit-il en s'inclinant. Je compte sur votre parole sacrée!
XLV
LA REVANCHE DE BUSSI-LECLERC
Maurevert, comme il l'avait dit, était attendu dans la rue par Bussi-Leclerc.
—Tout s'est bien passé? demanda celui-ci, qui songeait, en souriant, à la présence du duc de Guise.
—Sans doute! fit Maurevert étonné. Pourquoi?...
—Pour rien! Marchons...
—Oui, marchons. J'ai hâte de voir l'homme.
Bussi-Leclerc se mit à siffler une fanfare de châsse et Maurevert hâta le pas. Quelques minutes plus tard, ils franchissaient le pont-levis et entraient dans la Bastille.
—Voilà mon domaine! fit en riant Bussi-Leclerc. Ce n'est pas gai. Drôle d'idée qu'a eue notre duc de me faire gouverneur de la Bastille!
—Non, ce n'est pas gai! C'est même terrible, dit Maurevert avec une sombre joie. Où est-il?... Allons!...
—Patience, que diable! Holà! quatre gardes et un falot!...
Quatre soldats armés d'arquebuses et un geôlier, porteur d'une lanterne, s'élancèrent à l'ordre.
—Marche devant, dit Bussi-Leclerc au geôlier. Et vous, suivez-nous, ajouta-t-il en se tournant vers les quatre arquebusiers.
On traversa des cours, on passa sous des voûtes, Bussi-Leclere sifflait entre les dents; Maurevert frissonnait. Et, pourtant, une joie sauvage faisait battre son coeur à grands coups.
Ils étaient arrivés dans une étroite cour où on entrait après avoir franchi une lourde grille. La cour était infecte. Là, s'arrondissait un colosse de pierre dont la tête se perdait dans le ciel noir: c'était la tour du Nord.
—C'est là que nous mettons les plus intraitables. N'est-ce pas. Comtois?
Comtois, le geôlier, hocha la tête et se mit à ouvrir la porte. Une bouffée d'air méphitique frappa Bussi-Leclerc au visage.
Comtois commença à descendre; Maurevert, derrière lui, jetait un avide regard au fond des ténèbres où il s'enfonçait; puis, venait Bussi-Leclerc; puis, les quatre arquebusiers. L'escalier tournait et s'enfonçait comme une effroyable vis de pierres verdâtres. Au bout de trente marches, on s'arrêta. L'air était à peine respirable.
Bussi-Leclerc toucha du bout du doigt une porte et dit:
—Numéro quatorze!
—Numéro quatorze? fit Maurevert hagard.
—Eh! oui... ce bon petit duc... M. d'Angoulême...
—Et que m'importe le duc d'Angoulême! gronda Maurevert. Descendons!
Et il poussa le geôlier. A ce moment, du fond du cachot numéro quatorze, un grand cri dément jaillit et réveilla de sinistres échos dans l'escalier.
Bussi-Leclerc avait pâli. Ce bretteur, ce spadassin, sans foi ni loi, n'avait pas encore l'âme d'un geôlier.
—Voici le numéro dix-sept! dit tout à coup Comtois en s'arrêtant devant une porte.
—Ouvre! dit Maurevert d'une voix rauque.
Il prit le falot des mains du geôlier, et, comme celui-ci ne se hâtait pas assez à son gré, il poussa lui-même les verrous. La porte s'ouvrit toute grande. Maurevert, le falot à la main, fit deux pas dans cette sorte de trou qui était un cachot. La faible lueur de la lanterne éclaira le trou, les pierres rongées portant des inscriptions. Et son regard s'arrêta au fond du cachot.
Là, contre la paroi, deux anneaux scellés dans le mur supportaient deux chaînes rouillées. Les deux anneaux inférieurs encerclaient les deux chevilles d'un homme. Et, cet homme, debout, appuyé à la paroi, cet homme sur qui Maurevert levait son falot, cet homme le regardait...
Bussi-Leclerc entra et fit sortir le geôlier. Maurevert tremblait légèrement. Il considérait le prisonnier avec un sourire indescriptible. Le prisonnier souriait aussi, mais d'une autre manière. Maurevert, au bout d'un instant de contemplation, accrocha son falot à un clou. Et il dit:
—Te voilà donc, Pardaillan. Depuis seize ans que nous passons le temps à courir l'un après l'autre, nous nous retrouvons donc enfin...
—Tiens! fit paisiblement Pardaillan, voici M. Bussi-Leclerc, geôlier en chef de ce gai séjour!
Maurevert grinça des dents et dit:
—Tu n'oses ni me regarder, ni me parler, sire de Pardaillan. Mais, moi, je te parle et te regarde. Je suis venu pour cela. Tu m'écouteras donc, malgré toi...
—Monsieur Leclerc, dit Pardaillan, l'épée qui vous bat les mollets est bien longue, moins longue pourtant que celle que je vous fis sauter des doigts dans le moulin.
Bussi-Leclerc pâlit et grommela un juron.
—Hâte-toi, gronda-t-il, hâte-toi, Maurevert, car je ne répondrais pas de daguer le démon...
—Bah! fit Pardaillan, vous n'oseriez, monsieur Leclerc. En effet, on ne m'a enchaîné que par les pieds, et mes mains libres vous font peur...
Pardaillan se mit à rire, d'un rire qui fit frissonner les quatre arquebusiers restés dans le couloir.
—Par la mort-Dieu! vociféra Bussi-Leclerc en dégainant.
—Laisse! Laisse! fit Maurevert d'une voix qui coula comme du fiel. Le sire de Pardaillan a raison.
Le tourmenteur qui va venir demain serait trop vexé de n'avoir qu'un cadavre à torturer... Et alors...
Pardaillan riait toujours.
—Monsieur Leclerc, continua-t-il, interrompant Maurevert comme s'il n'eût pas été là, monsieur Leclerc, savez-vous que j'ai cru, moi aussi, à votre illustre renommée de maître d'armes invincible? Quand je vous ai vu devant moi, l'épée à la main, je n'ai pu m'empêcher de recommander ma pauvre âme à Dieu. Miséricorde, je me voyais en capilotade! Juste comme je me disais cela, monsieur Leclerc, votre épée s'est mise à décrire dans l'air un arc de quinze pieds. Quel saut! Et quel sot j'étais de croire que j'avais un maître devant moi, quand vous n'étiez qu'un méchant prévôt... un écolier!
Bussi-Leclerc écumait. Chaque parole de Pardaillan était un coup de poignard à sa vanité...
—Tu trouveras demain un maître à enfoncer les coins! rugit Bussi-Leclerc.
—Un écolier? reprit Pardaillan, un bon écolier, je l'avoue. On voit que vous avez fréquenté les tripots, monsieur Leclerc. Oui, il faut être juste: avec une dizaine d'années d'étude encore, vous serez un écolier avouable, presque un bon prévôt...
Cette ironie arracha au maître d'armes une imprécation de rage:
—Misérable! Tu me pris en traître!
Peu à peu, il en arrivait à oublier la situation. Il ne voyait plus en Pardaillan qu'un maître qui se vantait de l'avoir vaincu. Il se croyait à la salle d'armes et, tirant son épée, il commença une démonstration.
—Voici, écumait-il, je tenais mon épée en tierce, comme ceci... regarde, Maurevert... lorsque...
—Oh! monsieur Leclerc, interrompit le rire terrible de Pardaillan, quelle garde avez-vous là?... Trop de raideur dans le poignet, que diantre!
—Démon! vociféra Bussi-Leclerc; il me donne la leçon!...
Il rengaina son épée. Il était livide de rage. Et, soudain, il tendit le poing à Pardaillan, grommela un juron, fit deux appels du pied comme s'il eût répondu à une provocation et sortit du trou noir, du cachot, de l'antre effroyable, poursuivi par le rire féroce de Pardaillan.
—Le démon est enragé! gronda Leclerc en se bouchant les deux oreilles.
Il eût pleuré. Son amour-propre saignait à vif. Il fit un geste pour ordonner aux arquebusiers d'attendre Maurevert et remonta l'escalier quatre à quatre.
—Or ça dit alors Maurevert, tandis que tu vis encore, sire de Pardaillan, écoute-moi. Je ne suis pas Bussi-Leclerc, moi, et j'avoue que j'ai eu peur de toi... Maintenant que te voilà enchaîné, je n'ai plus peur, tu comprends?... L'homme qui est devant toi s'appelle Maurevert... comprends-tu cela?... ce Maurevert qui porte à la figure la trace du coup de rapière dont tu la cinglas!... Maurevert, qui porta l'un des derniers coups dont mourut ton truand de père!... Maurevert qui fournit là-haut, sur les pentes de Montmartre, ce joli coup de poignard dont mourut la demoiselle de Montmorency, ta maîtresse!...
Le misérable étudiait attentivement l'effet de ces paroles.
Sur la physionomie étrangement paisible du chevalier, il ne vit aucun frémissement. Pardaillan ne le regardait pas. Seulement, il avait sa main droite dans son pourpoint. Et, au souvenir de son père, mort entre ses bras, au souvenir de celle qui était l'adoration fidèle de sa vie, cette main s'était crispée; la clameur de détresse qui grondait dans cette poitrine ne s'échappa pas.
«Enfer! gronda en lui-même Maurevert plus livide, est-ce qu'il ne souffrirait plus du passé?... Tu m'as bien cherché, reprit-il tout haut. Voilà des années et des années que tu cours après moi. Voilà des années que je passe, moi, à te fuir... A la fin, je me suis demandé ce que tu pouvais bien avoir à me dire... et je me suis arrangé pour nous ménager ce rendez-vous...
Voyons, je suis prêt à t'entendre. Qu'as-tu à me dire?...
Pardaillan suivait des yeux le vol affolé d'une chauve-souris qui tournoyait dans l'étroit espace.
—Voyons si elle trouvera moyen de sortir, murmura le chevalier.
Maurevert trembla de rage.
—C'est bon, dit-il; toi aussi, tu sortiras d'ici; mais tu en sortiras les pieds devant. Sois tranquille, Pardaillan. Tu ne t'en iras pas seul au cimetière des suppliciés: je te suivrai jusque-là... Et, quand j'aurai vu jeter la dernière pelletée de terre sur ton cadavre, je m'en irai, enfin libre et tranquille. Et si, par hasard, quelque terreur posthume vient m'inquiéter, eh bien, j'aurai ma femme pour me rassurer et me consoler...
Maurevert s'arrêta un instant. Il espérait, cette fois, porter un coup terrible à Pardaillan, et, puisqu'il ne souffrait plus dans son passé, le faire souffrir dans le présent.
—Il est juste, reprit-il, que tu saches qui est ma femme. Tu la connais. Elle s'appelle Violetta; je viens de l'épouser il n'y a pas plus d'une heure.
Pas un geste, pas un battement de paupière ne vint prouver à Maurevert que Pardaillan eût entendu. Mais l'effort que le chevalier devait faire à cette minute pour commander à son visage devait être affreux.
—Quand tu seras mort, continua Maurevert, je partirai avec Violetta. Si elle m'aime ou ne m'aime pas, peu importe à moi!... Au contraire, je souhaite sa haine, car ce me sera un double plaisir que d'être le maître de cette fille, malgré son amour pour un autre... L'autre, c'est un de tes plus chers amis... Tiens... écoute... l'entends-tu qui hurle?... Tu ne dis rien?...
La poitrine de Pardaillan se gonfla.
—Donc, reprit Maurevert, la jolie bohémienne porte mon nom et, tout à l'heure, je l'emmène: c'est mon bien, c'est ma chose. Et d'une! Le petit Valois est là-haut, dans un cachot pareil au vôtre, vous pouvez. l'entendre hurler.
Maurevert surveillait Pardaillan du coin de l'oeil et s'enivrait d'une jouissance prodigieuse.
Pardaillan souriait. Mais Maurevert ne remarqua pas qu'il s'était appuyé du dos au mur pour ne pas tomber.
Maurevert écumant, grinçant, se laboura le visage à coups d'ongles.
—Oh! démon!... Je t'arracherai bien une plainte!
—La chauve-souris était sortie du cachot, Pardaillan murmura:
—C'est curieux comme j'ai sommeil...
Il s'allongea sur le sol, posa sa tête sur son bras replié, et ferma les yeux. Si Maurevert avait pu voir l'effroyable souffrance qui déchirait cet homme, il fût devenu fou de joie. Mais, ayant dirigé le jet de lumière sur lui, Maurevert vit qu'il dormait paisiblement, les lèvres souriantes...
—Au revoir! hurla Maurevert. A demain, ou peut-être à après-demain, car je te laisserai peut-être un jour ou deux à croupir dans ton désespoir. Dors bien... moi aussi, je vais me coucher... dans le mystère de l'alcôve, la petite bohémienne attend son époux... A bientôt, Pardaillan!...
Il sortit à reculons, les yeux fixés sur le prisonnier, espérant encore surprendre un tressaillement, une plainte, une larme... Paisible et souriant, Pardaillan dormait.
Alors Maurevert mâcha une insulte. Il remonta précipitamment l'escalier, suivi par le geôlier et les quatre arquebusiers. Quelques minutes plus tard, il entrait dans l'appartement de Bussi-Leclerc.
—Oh! oh! s'écria le gouverneur, par les cornes de Satan, d'où sors-tu donc pour être ainsi livide?
—De l'enfer! répondit Maurevert.
—Je comprends, ricana Bussi-Leclerc, le damné Pardaillan t'a injurié comme il a fait pour moi, hein?... Il a dû t'en raconter... Car il a la langue bien pendue, le sacripant! Que t'a-t-il dit, voyons?
—Rien! dit Maurevert en se versant Un verre d'une bouteille que le gouverneur était en train de vider. Pour quand le bourreau est-il prévenu?
—Quand? Après-demain soir; notre grand Henri veut voir appliquer la question. Toi aussi, hein?
—Sans doute. J'accompagnerai le duc comme je l'accompagne partout.
Maurevert balbutia quelques paroles d'adieu et se retira; puis, une fois hors de la Bastille, il prit, aussitôt le chemin de Montmartre. Bussi-Leclerc demeuré seul haussa les épaules et grommela:
—Le Pardaillan a dû l'étourdir d'insultes!... Pardieu, c'est bien sûr qu'il m'a pris en traître, au moulin... Je ne connaissais pas son coup... mais je le connais maintenant!...
Bussi-Leclerc se coucha. Il paraît qu'il passa une mauvaise nuit, car, trois ou quatre fois, il dérangea son valet de chambre pour se faire apporter du vin. Le lendemain, il passa toute la journée dans la galerie d'armes à la Bastille. Il fit venir successivement les prévôts et les maîtres les plus réputés de Paris. A tous, il disait:
—Je vais vous montrer le coup; je l'ai étudié; je le tiens!
Et, en effet, prévôt ou maître, à peine l'adversaire était-il en garde que Bussi, après quelques passes rapides, lui faisait sauter l'épée des mains. Ce jour-là, la renommée de Bussi-Leclerc fut à son apogée.
—Oui, lui dit Maineville, mais, en somme, tu fus désarmé un jour.
—C'est vrai, dit Bussi-Leclerc en grinçant des dents; mais celui qui m'a désarmé ne pourra jamais s'en vanter.
La nuit vint. Leclerc dîna sobrement, puis dormit quatre heures. Puis, il se fit masser et frotter d'huile comme les lutteurs antiques. Ensuite, il demeura une heure au repos, étendu sur son lit, ruminant et grommelant parfois:
«Il ne faut pas qu'il meure avant...»
Il était un peu plus de minuit lorsqu'il s'habilla de vêtements légers et souples. Il s'enveloppa de son manteau et, sous ce manteau, cacha deux épées. Alors, il appela Comtois le geôlier, et, suivi comme la veille de quatre arquebusiers, il se dirigea vers le cachot de Pardaillan.
Au premier sous-sol, il laissa les gardes et le geôlier, leur ordonnant de l'attendre là. Puis, prenant le falot, il descendit, entra dans le cachot et, tendant une épée à Pardaillan:
—Monsieur, dit-il, par un coup de traîtrise, vous m'avez désarmé une fois. Vous êtes enchaîné par les pieds, c'est vrai; mais vos chaînes ont assez de jeu pour que vous puissiez vous mettre en garde. De mon côté, je vous jure bien que je ne romprai pas, ni en arrière, ni par les flancs. Nous sommes donc à égalité. Voici une épée. Vous m'avez désarmé: je vous désarmerai. Et quand j'aurai fait constater que je suis votre maître, je serai à votre disposition, monsieur, pour toutes commissions après votre mort. Je pense, monsieur, que vous serez assez galant homme pour ne pas refuser ma revanche.
—Monsieur de Bussi-Leclerc, dit Pardaillan, d'une voix qui, malgré lui, frémit d'une joie puissante, j'étais sûr qu'un homme tel que vous ne voudrait pas rester sous le coup d'une défaite affreuse. Aussi, vous voyez, je ne dormais pas... JE VOUS ATTENDAIS!...
XLVI
MONOLOGUE DE PARDAILLAN
Voici ce que se racontait à lui-même le chevalier de Pardaillan, dans l'heure même où le sire de Bussi-Leclerc se préparait à descendre à son cachot:
—Viendra-t-il? Ou ne viendra-t-il pas? Ai-je bien lu sur ce visage de spadassin la vanité qui saigne? Ai-je bien vu dans ces attitudes la bienheureuse haine qu'il me porte? Dois-je espérer que j'ai assez exagéré cette vanité? Seigneur Dieu, si vous existez, faites seulement que M. de Bussi-Leclerc ait bien la dose de vanité que je lui suppose; le reste me regarde!
—Pouvais-je ne pas me rendre?... Seul, j'eusse tenté quelque coup de folie. Je crois vraiment qu'à force de folie j'eusse été assez sage pour me tirer de la Devinière. Mais, voilà, il y avait Huguette!...
—Pauvre Huguette! Est-ce que je ne lui devais pas cela?... Pour tant d'amour silencieux, humble et dévoué, pour seize ans de tendresse inavouée, je pouvais bien lui donner cette minute de joie... de ne pas mourir sous ses yeux. Car, rien ne prouve que je ne fusse pas mort. Et puis, parmi tant de coups que j'eusse reçus, il s'en fût bien égaré quelques-uns sur elle!... Allons, j'ai bien fait de me rendre!...
—L'amour d'Huguette! reprit Pardaillan en fronçant les sourcils. Ma réponse à cet amour est-elle une trahison à l'amour que je cache en moi?... Eh quoi, Loïse! Je t'aime donc toujours?... J'aime une morte! Morte depuis seize ans, morte dans mes bras, en me jetant son dernier regard si doux, que j'en sens encore la douceur... J'aime une morte! Il sera donc dit que tout aura été folie dans la vie de mon coeur!...
En parlant ainsi, Pardaillan pleurait doucement. Il continua:
—Cette vipère (il pensait à Maurevert) m'a tout de même octroyé quelques morsures qui m'ont fait souffrir la malemort. Violetta! Charles!... Pauvre petit duc qui avait une si belle confiance en moi! Pris! Enchaîné comme moi! Et ces plaintes qui descendent parfois jusqu'à moi.
Et un rugissement lui échappa, à lui! Il secoua ses chaînes et essaya de faire un ou deux pas. Il murmura:
—Pour Loïse assassinée, pour mon père assassiné, pour Charles qu'on assassine, pour Violetta qu'on assassine, pour tant de souffrances répandues sur la terre et concentrées ici, dans ce cachot, qu'est-ce que je demande? De pouvoir, un jour, dire deux mots à l'assassin et à celle qui, jadis, fournit l'arme. O bonne Catherine, dire que je n'avais pas songé à toi...
«Loïse... Maurevert... Médicis... Guise... viendra-t-il ou ne viendra-t-il pas? Il ne viendra pas...
A ce moment, il dressa l'oreille. Un bruit lointain venait de le frapper. Rapidement, le bruit se rapprocha, la porte s'ouvrit. Pardaillan eut un profond tressaillement qui l'agita jusqu'au fond de l'être. Et sa pensée, dans un flot de joie terrible, rugit ce seul mot:
«Il est venu!...»
XLVII
LA BASTILLE
—Vous m'attendiez? dit Bussi-Leclerc s'adressant à Pardaillan.
—Ma foi, oui, monsieur, je vous attendais!
Bussi-Leclerc jeta autour de lui un regard de défiance:
«J'ai peut-être eu tort de laisser mes hommes là-haut, grommela-t-il. Si je les faisais descendre? Oui, mais si je n'arrive pas à le désarmer?... Double honte!...»
Pardaillan comprit que, même enchaîné, même dans l'état de faiblesse où il était, il semblait encore redoutable, et il trembla de voir Bussi-Leclerc s'éloigner.
—Je vous attendais, reprit-il; ne m'avez-vous pas annoncé que je dois être questionné? Puisque vous voilà, je suppose que le bourreau n'est pas loin...
—Ah! bon! fit Leclerc. Eh bien, non, mon cher monsieur, ce n'est pas pour cette nuit. Rassurez-vous. Vous avez encore quelques heures devant vous... Venons-en donc à ce que je vous disais. Vous avez entendu ma proposition. Acceptez-vous de me donner ma revanche?
—Je vous ferai observer, monsieur, dit Pardaillan qui tremblait de joie maintenant, que je suis dans une position d'infériorité complète.
Bussi-Leclerc avait tressailli de joie. Cette simple remarque, si juste et si naturelle de Pardaillan, lui semblait un aveu.
—Il a peur!... Il est perdu!...
Se reculant de quatre pas, il prit le champ nécessaire à ce duel fantastique.
Pardaillan se plaça sur ses deux jambes aussi commodément que les chaînes pouvaient le lui permettre. Et, ayant pris la position de garde, il laissa échapper une sorte de gémissement.
—Voyons, dit sérieusement Leclerc, vous êtes bien, il me semble...
—Oh! monsieur! terriblement gêné, au contraire!
—Bah! bah! pourvu que je sois dans la même position, nous sommes a armes égales. Je m'engage sur l'honneur à ne pas me servir un instant de mes jambes; je ne suis donc ici qu'un bras armé d'une épée: vous aussi... Allons! gronda-t-il, y sommes-nous?
—M'y voici! dit Pardaillan.
Les fers s'engagèrent, battirent, et Pardaillan exécuta le coup par lequel il avait désarmé Leclerc au moulin de Saint-Roch. L'épée de Leclerc demeura ferme dans la main.
«Malheur! murmura-t-il. Il a appris la passe!...»
—Ah! Ah! éclata de rire Bussi triomphant. Oui, je l'ai apprise la damnée passe! Et j'en ai appris une autre que je veux vous enseigner!
Il avait baissé la pointe de son épée. Pardaillan l'imita et répéta:
«Malheur sur moi!...»
Bussi-Leclerc riait terriblement. La première partie de sa revanche était gagnée, puisque le coup de Pardaillan n'avait pas réussi. Peut-être s'il eût été de sang-froid eût-il pu remarquer que son adversaire y avait mis une étrange maladresse. Mais Bussi-Leclerc n'en pensait pas si long. Il dit:
—Je vais maintenant vous désarmer, sire de Pardaillan, comme vous m'avez désarmé, et nous serons presque quittes. Seulement, comme il faut que je prouve à tous que je vous ai vaincu, je vous rendrai votre épée. Puis. je vous blesserai... En garde!... Ah! démon d'enfer...
Ces derniers mots furent un véritable hurlement de rage et d'étonnement. A mesure qu'il avait parlé, Bussi avait exécuté. D'un froissement auquel peu d'épées eussent résisté, il avait abattu la lame de son adversaire, et, espérant le surprendre au front après lui avoir annoncé qu'il allait d'abord essayer de le désarmer, il s'était fendu à fond; en même temps, son épée sauta!...
Pour la deuxième fois, Bussi-Leclerc, l'invincible, était vaincu, désarmé!... Pardaillan n'avait pas bougé. Appuyé de la main gauche au mur, il restait en garde et disait avec cette terrible froideur qui, chez lui, révélait l'émotion:
—Ramassez votre épée, monsieur. Vous le pouvez, puisque je suis enchaîné...
Cette effrayante émotion de Pardaillan venait de ce qu'il pensait. Et ce qu'il pensait, le voici:
«Idiot! Trois fois stupide! Je n'ai pu résister au plaisir de donner une leçon à ce spadassin!... Tout est perdu! Les voilà qui descendent!... Il va s'en aller!»
En effet, au hurlement de Leclerc, des voix effarées avaient répondu dans l'escalier. Comtois et les arquebusiers, s'imaginant qu'on égorgeait le gouverneur de la Bastille, accouraient.... Bussi-Leclerc, ivre de honte, ramassa vivement son épée, la rengaina et ouvrit la porte.
—Que venez-vous espionner ici? Arrière, gibier d'estrapade! Qu'on remonte à l'instant!
Pardaillan tressaillit de joie et haletant, appuyé à son mur avec un sourire intraduisible, balbutia:
«Loïse!... Mon père!... Nous sommes sauvés!...»
Les arquebusiers et le geôlier remontaient avec plus de précipitation qu'ils n'étaient descendus.
Quand Bussi-Leclerc n'entendit plus rien, il rentra dans le cachot et, comme il avait fait d'abord, referma la porte et raccrocha au clou le falot et le trousseau de clefs. Aussitôt il dégaina.
—Mort de ma mère! gronda-t-il à voix basse.. Tant pis pour le bourreau. Tu ne mourras que de ma main...
Oh! cette fois, il ne s'agissait plus d'une passe d'armes. Cette fois, il ne s'immobilisait plus, selon ses propres conventions. Cette fois, il voulait tuer... Il bondissait à droite, à gauche, rompait, avançait... et l'autre, enchaîné, le tenait haletant à la même distance...
L'épée de Bussi jetait dans cette obscurité de brusques éclairs d'acier. Et cet homme qui rugissait de rage, qui se lançait à l'assaut... et Pardaillan qui ne faisait pas un pas, qui se couvrait seulement de sa pointe, oui, dans ces ténèbres, au fond de ce trou, c'était un spectacle de délire...
Un moment vint où Leclerc, épuisé, s'accota à la porte.
«Oh! murmura-t-il, pourquoi lui ai-je donné un fer!»
Reposé, il se rua, dans le silence effroyable, il n'y eut que le battement bref des fers, et le halètement du fauve qui voulait du sang. Et, cette fois, Pardaillan recula, se renfonça dans son angle!...
—Je le tiens! gronda Leclerc.
Il avança de deux pas pour le corps à corps final:
—Je le tiens! rugit-il. Je le cloue au mur!
Au même instant, Bussi-Leclerc, en se jetant en avant, ivre, les yeux injectés, se sentit saisi par deux bras puissants; il pantela, puis sa tête retomba sur son épaule. Alors Pardaillan desserra l'étreinte... Il laissa glisser Leclerc sur le soi et, se baissant, le toucha au coeur:
—Bon, dit-il, pas mort! Il en reviendra, et je serai son homme s'il lui convient de recommencer...
Pardaillan se redressa alors, s'avança aussi loin qu'il put, allongea la main, et atteignit le trousseau de clefs. En un instant, il eut ouvert les énormes cadenas des anneaux qui encerclaient ses chevilles. Alors, il voulut s'élancer. Et une sorte de désespoir furieux descendit dans son âme:
Pardaillan ne pouvait plus marcher! Il pouvait à peine se soutenir... Il connut un instant de désespoir, d'angoisse, puis il se domina, trempa ses mains dans l'eau qui croupissait dans les flaques du sol. Et cette fraîcheur acheva de le ranimer. Alors, il se releva.
«Je veux, dit-il, les dents serrées par l'effort de la volonté... Je veux! donc, je peux!... je veux marcher!...
Et ce miracle naturel de l'action violente opérée par une âme sur un corps s'accomplissait!... Pardaillan épuisé se levait, il marchait..., il saisissait le falot et le trousseau de clefs..., il sortait de sa tombe!... Et, ayant refermé la porte à triple tour, la porte du cachot où gisait Leclerc évanoui, il eut un soupir qui exprimait un monde, et, flamboyant d'espérance, d'un pas souple, nerveux, il se mit à monter.
Là-haut, dans la cour, attendaient les quatre arquebusiers. Le geôlier Comtois, penché sur le trou de l'escalier, écoutait... Pardaillan s'arrêta au premier sous-sol. Il était devant la porte du cachot de Charles,—du moins, selon ce que lui avait dit Maurevert.
Avec un calme effrayant, Pardaillan se mit à essayer les clefs et à tirer les verrous, ce qui ne se fit pas sans grincements. De l'autre côté de la porte, Pardaillan entendait une sorte de halètement furieux.
A ce moment, de l'étage inférieur, montèrent des clameurs étouffées, des coups sourds comme si on eût ébranlé une porte à coups de bélier. C'était Bussi-Leclerc qui, revenu de son évanouissement, et constatant qu'il se trouvait enfermé, poussait des hurlements de rage, et essayait de démolir à coups de pied l'épais panneau de chêne.
Soudain, la porte sur laquelle Pardaillan s'escrimait s'ouvrit. Il entra vivement et la repoussa derrière lui. Le cachot s'éclaira de la faible lueur du falot qu'il tenait à la main. Et cette lumière lui montra un jeune homme en lambeaux, couvert de sang, des yeux hagards, une bouche convulsée dans un visage livide, fou de désespoir...
Cet être fit un bond terrible, et Pardaillan se sentit enlacé, étreint par deux bras furieux; un souffle rauque le frappa au visage, deux mains convulsées se crispèrent à sa gorge, et une voix à peine distincte gronda:
—J'en tiens un! Meurs, misérable!...
—Charles! Mon enfant! haleta Pardaillan...
Dans ces demi-ténèbres, tandis qu'en bas résonnaient sourdement les appels de Leclerc, ce fut une lutte atroce: Charles employait toutes ses forces, à étouffer... à serrer, à tuer! Tuer qui?... Pardaillan!... Et Pardaillan ne voulait ni tuer ni blesser le jeune homme! Et, en haut, sans aucun doute, les geôliers écoutaient ces bruits, et, malgré la défense du gouverneur, allaient se décider à descendre!...
L'instant fut effroyable. Et le redoutable événement prévu se réalisa! Le geôlier Comtois et les arquebusiers descendaient!... Pardaillan entendit leurs pas qui heurtaient les pierres dans les ténèbres... lors, il cessa de se défendre. Il eut un rire étrange, et, comme les mains de Charles, libres enfin, s'incrustaient à sa gorge, il prononça:
—Ce sera beau que Pardaillan ait été tué par le fils de Marie Touchet!
Charles entendit ce rire. Ce fut ce rire qu'il reconnut!... Il bondit en arrière et considéra celui qu'il voulait tuer... Et alors, il le reconnut!...
Pardaillan lui colla sa main sur la bouche: Comtois et les arquebusiers passaient devant la porte!...
Pardaillan saisit Charles par les épaules, le releva et haleta:
—Silence!... Au nom de Violetta vivante, silence!...
Violetta vivante! Charles ébloui se laissa entraîner... En quelques instants, ils atteignirent le haut de l'escalier, et Pardaillan referma à triple tour la porte de la tour Nord!...
Au même moment, on entendit derrière cette porte la galopade affolée des gardes qui terrifiés, remontaient et se heurtaient du front aux ferrures intérieures!... Pardaillan s'appuya à la porte pour souffler un instant. Charles saisit ses mains, les couvrant de larmes brûlantes.
—O Pardaillan. sanglota le jeune duc, ô mon frère, pardon... je vous ai frappé, moi!... J'ai voulu vous tuer!...
—Bon! bon! fit Pardaillan. Maintenant que nous sommes à moitié libres, on respire déjà mieux, bien que ce ne soit pas encore l'air de la liberté...
Ils étaient dans cette cour étroite par laquelle on accédait à la tour du Nord. Au-delà de cette tour, il y en avait d'autres. Et là, ils rencontreraient des sentinelles. Pour toute arme, ils n'avaient à eux deux que la dague arrachée par le chevalier à Bussi-Leclerc...
Dans ce moment où Pardaillan cherchait à calculer la possibilité de ce miracle: sortir de la Bastille, il prêta pour la première fois attention au tapage que Comtois et les arquebusiers faisaient derrière la porte.
—Ces sacripants réveilleraient des morts! grommela-t-il.
La tour du Nord était heureusement assez éloignée des postes de sentinelles et surtout du grand poste de la porte d'entrée. Voyant que, les hurlements des enfermés, loin de s'arrêter, augmentaient en intensité:
—On dit que de crier plus fort que les chiens, fit-il, cela les terrifie et arrête leurs abois. Essayons!
Et Pardaillan se mit à frapper sur la porte et à vociférer:
—Holà! Êtes-vous enragés! Ne saurait-on dormir tranquilles?
Un silence de mort suivit l'apostrophe de Pardaillan. Évidemment, les enfermés étaient au comble de l'effarement.
—Que voulez-vous? reprit Pardaillan.
—Eh! par la mort-Dieu, nous voulons sortir! Qui que vous soyez, allez prévenir le poste à l'instant!
C'était le geôlier Comtois qui venait de parler ainsi. Le digne Comtois n'avait pu imaginer ce qui se passait. Aux appels de Bussi-Leclerc, il était descendu jusqu'au deuxième sous-sol; mais, à ses demandes, le gouverneur n'avait répondu que par des menaces de l'étriper s'il n'ouvrait à l'instant... Comtois s'était alors précipité pour aller chercher les clefs puisque son trousseau était enfermé avec le gouverneur. Et, avec les quatre gardes, effaré, épouvanté, il s'était heurté à la porte de la tour, verrouillée à l'extérieur.
—Ainsi, reprit Pardaillan, vous ne savez pas qui vous a enfermés?
—Non! A moins que ce ne soit Satan en personne...
—Je vais vous dire: c'est moi qui ai enfermé M. le gouverneur; c'est moi qui vous ai enfermés...
—Qui, vous? hurla Comtois.
—Moi, Pardaillan, dit le chevalier paisible.
On entendit un hurlement de désespoir.
—Rassurez-vous, dit Pardaillan, la tour du Nord est bien loin des postes, et personne ne peut vous entendre. Je ferai alors prévenir le chef de poste que M. le gouverneur a dû partir subitement en voyage, escorté d'un geôlier et d'arquebusiers. Nul n'aurait l'idée de venir voir ce que vous devenez, puisqu'on vous croira en voyage. Je dis donc que je vais simplement vous laisser mourir dans cet escalier.
Lorsque Pardaillan eut compris, au diapason des gémissements, que la terreur des malheureux confinait à la folie, il frappa du poing pour signifier qu'on eût à l'écouter. Le silence se fit à l'instant même.
—Vous me faites pitié, dit alors le chevalier. Je veux bien vous laisser vivre, à une condition, la voici: vous rendez-vous à moi? J'ouvre. Sinon, je m'en vais.
—Nous nous rendons! crièrent d'une voix les quatre affolés.
—Je ne me rends pas, moi! vociféra le geôlier.
Vous êtes des lâches, et la peur vous rend stupides.
Cet homme ne peut pas sortir de la Bastille. Et, quant à nous, nous serons délivrés par la ronde qui passe à trois heures!
—Délivrés pour être pendus! cria Pardaillan, car je dirai que vous êtes mes complices. Adieu!...
—Arrêtez, monseigneur! vociférèrent les soldats.
Un bruit de lutte féroce remplit l'escalier: les quatre arquebusiers s'étaient précipités sur le geôlier qui se trouva bâillonné et ligoté au moyen de ceintures et d'écharpes. Pardaillan comprit ce qui se passait. Et, lorsque le silence se fut rétabli, il entrouvrit la porte.
—Passez-moi vos arquebuses et vos dagues, dit-il.
Les soldats obéirent. Alors, il ouvrit la porte toute grande. Les quatre infortunés sortirent en toute hâte, comme des oiseaux de nuit effarés. Ils déposèrent Comtois qui, bâillonné, ficelé comme un saucisson, roulait des yeux terribles.
—Voilà, monseigneur! dirent-ils.
Pardaillan éclata de rire, puis délia les pieds du geôlier qui, aussitôt, se mit debout. Puis, il le débâillonna. Mais, en même temps, il lui appuyait la pointe de sa dague sur la gorge, geste qui équivalait au plus éloquent des discours.
—Te rends-tu? demanda Pardaillan.
—A condition que vous me fassiez sortir de la Bastille, dit Comtois.
—Non seulement tu sortiras avec ces quatre braves, mais vous recevrez chacun une année complète de votre solde.
—En ce cas, je suis votre homme! dit Comtois.
—Partons, cher ami, dit alors le duc d'Angoulême.
—Un instant! fit Pardaillan qui le regarda d'un air étrange. J'ai toujours rêvé de visiter la Bastille une bonne fois. Et l'occasion est trop belle et trop bonne pour que je la laisse échapper. Visitons la Bastille!
XLVIII
OÙ PARDAILLAN VISITE LA BASTILLE
Le jeune duc fixa sur celui qu'il appelait son frère un regard de terreur. Pour Charles, en effet, il n'y avait plus qu'une chose à faire: s'en aller! Il ne songeait pas aux grilles, aux sentinelles, aux postes, aux portes, aux infranchissables obstacles:
—Mon ami... mon frère!... balbutia le jeune homme avec une inexprimable angoisse.
Pardaillan sourit... Il se tourna donc vers Comtois, lui délia les mains et lui dit tranquillement:
—Marche devant, et ouvre-moi les portes!
—Je n'ai pas mon trousseau, dit Comtois avec un secret espoir.
—Le voici! fit Pardaillan, goguenard.
Et il tendit le trousseau au geôlier ébahi.
—Vous autres, reprit le chevalier en s'adressant aux quatre soldats, marchez près de lui; et, s'il fait un geste de trop, assommez-le.
Tactique admirable. Pardaillan, en donnant une mission de confiance à ces hommes, en paraissant s'en remettre à eux du soin de sa sécurité, en donnant enfin une occupation à leurs esprits, faisait d'eux ses aides.
—Que voulez-vous voir? demanda le geôlier.
—Les prisonniers! dit Pardaillan. Combien y a-t-il de prisonniers dans les cachots?
—Vingt-six... dont huit dans la tour du Nord, qui est mon service spécial.
—Voyons donc les huit de la tour du Nord!...
Comtois jeta autour de lui un dernier regard, comme s'il eût espéré la soudaine arrivée d'une ronde, puis, voyant toute résistance inutile, il ouvrit une porte près de celle par où l'on descendait aux sous-sols. Et, tous ensemble, ils commencèrent à monter. Au premier étage, dans une chambre spacieuse et assez bien aérée, se trouvaient trois jeunes gens qui dormaient de tout leur coeur et qui, au bruit de ces gens entrant dans leur prison, se réveillèrent, effarés.
—Messieurs, dit Pardaillan, veuillez vous habiller en toute hâte et me suivre.
—Bah! fit l'un, est-ce pour aller en place de Grève?
—Est-ce pour aller achever la nuit auprès de nos maîtresses? fit l'autre.
—C'est vous qui avez deviné, monsieur, dit Pardaillan.
A ces mots prononcés très simplement, les prisonniers firent un bond et, tout tremblants, sautèrent à bas de leurs lits. Celui qui avait parlé le dernier s'élança vers le chevalier et dit:
—Monsieur, écoutez-moi: voici M. de Chalabre, qui a vingt-deux ans; voici M. de Montsery, qui en a vingt; moi-même, marquis de Sainte-Maline, j'en ai vingt-quatre. C'est vous dire quelle affreuse cruauté ce serait de votre part de nous offrir la liberté à l'heure où nous attendons la mort, si cette liberté n'est qu'une ironie... Monsieur, nous sommes condamnés à mort par M. de Guise parce que nous sommes des gentilshommes fidèles à Sa Majesté... Par grâce! dites-nous la vérité: où nous conduisez-vous?
—Je vous l'ai dit, répondit Pardaillan avec une gravité empreinte d'une souveraine pitié.
—Nous sommes donc libres! haletèrent les infortunés jeunes gens.
—Vous allez l'être!...
—Votre nom! votre nom! dirent les trois prisonniers avec une prodigieuse émotion.
—Puisque vous m'avez fait l'honneur de me dire le vôtre, messieurs, on m'appelle le chevalier de Pardaillan...
En un tour de main, les trois jeunes gens furent habillés. A chacun d'eux, Pardaillan remit une arquebuse. Alors, celui qui s'appelait marquis de Sainte-Maline salua Pardaillan avec autant de cérémonie et de gracieuse aisance que s'il se fût trouvé à une présentation dans un salon du Louvre.
—Monsieur de Pardaillan, dit-il, nous vous sommes redevables de trois libertés et de trois vies. Quand il vous plaira, où il vous plaira, venez nous demander trois vies et trois libertés!
Pardaillan s'inclina comme pour, prendre acte de cette promesse.
—En route, messieurs, fit-il d'un ton bref. Et toi, marche!
Comtois leva les bras au ciel et obéit.
Le geôlier avait monté un étage et ouvert une porte. Pardaillan et Charles entrèrent, tandis que le reste de la troupe attendait dans l'escalier. A la lueur de son falot, Pardaillan vit un vieillard décemment vêtu, le visage empreint d'une noble intelligence; il travaillait à la lueur d'une petite lampe à des dessins et des plans qu'il traçait sur des cartons. A la vue de ces nocturnes visiteurs, cet homme se leva, salua et dit:
—Soyez les bienvenus dans la demeure qu'il a plu a à la grande Catherine d'offrir à Bernard de Palissy...
—Monsieur de Palissy, murmura Pardaillan.
C'était, en effet, l'illustre artiste enfermé à la Bastille pour avoir déplu à Catherine de Médicis.
—Monsieur, reprit Bernard de Palissy, êtes-vous de la cour? Voulez-vous vous charger de remettre à Sa Majesté un mémoire où j'explique que j'ai besoin de compas et de crayons!
—Je regrette de ne pouvoir me charger de votre placet, dit Pardaillan de cette voix paisible qui lui servait à masquer son émotion. Venez, vous êtes libre.
Pardaillan sortit, tandis que l'artiste, stupéfait, demeurait un instant immobile, puis se hâtait de rassembler ses cartons d'une main tremblante, et, les serrant précieusement sous son bras, se mêlait aux autres prisonniers.
Au troisième étage. Comtois, avec le soupir d'un geôlier qui fait cet affreux cauchemar de délivrer ses prisonniers, ouvrit une porte derrière laquelle Pardaillan trouva trois hommes qui, ayant entendu le bruit des pas, écoutaient anxieux. C'étaient trois huguenots qui devaient prochainement subir la question avant d'être pendus. Les malheureux, en voyant tout ce monde, s'imaginèrent que le moment était arrivé et, avec une énergie désespérée, entonnèrent un psaume.
—Vous chanterez demain, cria Pardaillan. Suivez-moi... Vous êtes libres.
Les trois fanatiques se turent instantanément et regardèrent avec terreur cet homme ensanglanté, qui leur montrait la porte du cachot grande ouverte. Et déjà Pardaillan était sorti.
Alors les huguenots voyant que ces gens se remettaient en marche, pareils à eux, hâves, avec cette pâleur spéciale que donne le cachot, furent saisis d'un tremblement nerveux, et, muets de cette joie énorme que peuvent avoir les ensevelis qu'on déterre, ils se mirent à suivre.
Dans le sombre escalier de la tour du Nord, Pardaillan descendit le premier, son falot à la main.
Près de Pardaillan marchait Charles d'Angoulême, tremblant d'émotion. Puis Comtois le geôlier, qui dardait sur Pardaillan des yeux effarés; puis enfin, les huit prisonniers pêle-mêle.
Dans la petite cour, Pardaillan s'arrêta soudain. Au loin, par-delà la grille de fer que nous avons signalée, il voyait venir un falot pareil au sien. Dans la lueur confuse de ce falot en marche, une douzaine d'ombres s'agitaient:
—La ronde de trois heures! murmura une voix.
Pardaillan se retourna et vit que c'était Comtois qui avait parlé. En même temps, il comprit que le geôlier allait crier, appeler...
—Alerte! hurla Comtois! A moi! A...
Il n'eut pas le temps d'achever. Le poing de Pardaillan s'était levé, pareil à une masse, et était retombé sur la tempe du geôlier. Comtois tomba tout d'une pièce, perdant le sang par le nez et par la bouche, et demeura immobile.
La ronde avait entendu le cri d'alarme... elle accourait au pas de course... Les huit hommes, frémissants, la tête délirante, vivant une minute prodigieuse, jetèrent une terrible clameur. Chalabre, Sainte-Maline, Montsery, Charles d'Angoulême, mirent leurs arquebuses en joue. La ronde, composée de douze hommes et d'un officier, Déboucha dans la cour en criant:
—Nous voici! Qu'y a-t-il?...
—Feu! commanda Pardaillan.
Et, en même temps que les quatre arquebuses tonnaient, il se rua, la dague au poing, jusqu'à la grille de fer, qu'il referma. Alors, dans les ténèbres de l'étroite cour, il y eut une fantastique mêlée qui dura une minute à peine et cessa tout à coup...
En effet, Pardaillan avait tout de suite vu l'officier. Il avait bondi sur lui, lui avait arraché son épée, l'avait saisi à la gorge et, l'acculant à un coin de cour, lui disait:
—Monsieur, nous sommes trente et vous êtes une douzaine. Criez à vos gens de se rendre, ou je vous tue...
L'officier sentit la pointe de sa propre épée s'enfoncer, dans sa gorge. Cela le décida.
—Bas les armes! vociféra-t-il d'une voix enragée de terreur.
Les gardes jetèrent leurs hallebardes. Affolés, les survivants, blessés ou non, obéirent, pendant que les prisonniers, sautant sur les hallebardes, les poussaient vivement. Et, alors, on vit ce spectacle exorbitant: un à un, depuis l'officier jusqu'au dernier garde, les gens de la ronde entraient dans la cour!... Quand ils furent tous dedans, Pardaillan referma tranquillement la porte et dit:
—Maintenant, nous avons tous des armes!...
Et, faisant signe à sa troupe de le suivre, il s'élança sous une large voûte au-delà de laquelle il se trouva dans une autre cour. Là, le silence était complet. On ne voyait personne, ni rien, sinon les murailles des bâtiments intérieurs.
Pardaillan chercha une issue en contournant les murailles et, face à la voûte qu'il venait de franchir, il vit s'ouvrir devant lui une sorte de tuyau, long corridor humide et noir. Il s'y engagea, suivi de son étrange troupe, et arriva à un tournant:
—Qui va là? cria une voix tout à coup.
Et, en même temps, la même voix se mit à hurler:
—Sentinelles, veillez! Sentinelles, aux armes!
Pardaillan s'était rué en avant, sa dague au poing. Mais devant lui il ne trouva rien: la sentinelle, qui avait jeté l'alarme, s'était repliée au pas de course sur la grand-porte. Et, maintenant, c'était dans l'énorme forteresse un bruit de gens qui courent, qui s'interpellent.
Pardaillan eut un frémissement de tout son être. Il se tourna vers ceux qui le suivaient et dit simplement:
—Voulez-vous tenter avec moi d'être libres? Il faudra peut-être mourir!
—Libres ou morts! crièrent-ils ensemble.
—Eh bien, reprit Pardaillan d'une voix qui, cette fois, résonna comme une fanfare, eh bien, en avant donc et, puisqu'on ne peut être libres à moins, prenons la Bastille!
Pardaillan se mit en marche, tranquille en apparence.
Derrière lui, la troupe marchait silencieuse. Et, tout à coup, à dix pas devant lui, dans une cour, dans la clarté des torches allumées, il vit grouiller une masse confuse d'hommes d'armés en tête desquels marchait un officier.
Celui-ci, d'un geste, arrêta sa troupe devant l'entrée du corridor. Pardaillan marchait toujours, sans hâter, ni ralentir le pas. Cet instant de silence fut bref.
—Holà! cria l'officier, qui êtes-vous?
—En avant! rugit Pardaillan.
Il se ramassa sur lui-même, se détendit comme un ressort, et, en deux pas, fut sur l'officier. Un geste foudroyant suivit le bond; l'officier tomba comme une masse, tué raide.
Les gardes, en voyant tomber leur chef, eurent ce recul qu'on remarque dans toutes les troupes habituées à l'obéissance passive. Et cette seconde de trouble suffit aux révoltés pour sortir du corridor et se ruer dans la cour.
—Feu! feu! vociféra un sergent.
Quarante arquebuses tonnèrent, les balles crépitèrent sur les murailles, et, en même temps que ce roulement de tonnerre, éclata une énorme vocifération de triomphe... immédiatement suivie de malédictions furieuses...
En effet, les gardes, s'imaginant que le couloir était plein d'ennemis invisibles, avaient fait feu dans le boyau noir... Et ce fut la lueur même de l'arquebuse qui leur montra ce corridor vide, à l'instant où ils étaient attaqués à droite, à gauche, derrière, par les hallebardes des révoltés.
Les arquebuses déchargées, les gardes se trouvaient désarmés, car il fallait près de deux minutes pour recharger. Alors, parmi les malédictions des blessés, les jurons, il y eut dans cette cour une deuxième bataille... mêlée, affreuse, d'autant plus terrible que les torches avaient été jetées; les gardes, se servant de leurs arquebuses comme de massues, s'assommant les uns les autres.
Et, dans ce groupe informe, délirant. Pardaillan, sa dague au poing, se lançait tête baissée, frappait à droite, frappait à gauche, passait, coupait, faisait une horrible trouée. Deux ou trois minutes s'écoulèrent; la cour était pleine de sang... les gardes affolés, pris d'une terreur insensée, se sauvaient, se heurtaient à d'autres qui accouraient... Ce fut une vision d'enfer, une indescriptible ruée à travers les couloirs et les cours de la Bastille. Dans la grande cour, une trentaine de cadavres gisaient sur les pavés.
Pardaillan, Charles d'Angoulême, Montsery, Sainte-Maline et Chalabre, en quelques secondes, tinrent conseil. A eux cinq, ils marchèrent sur la porte d'entrée. De-ci, dé-là, éclataient encore des coups d'arquebuse; de loin en loin, des groupes de gardes passaient, affolés, tirant les uns sur les autres.
Pardaillan arriva devant la porte d'entrée. Là, une vingtaine de gardes s'étaient barricadés. Pardaillan, d'un coup de coude, fit sauter le vitrail de la fenêtre: sa tête sanglante, hérissée, terrible, apparut aux assiégés, et il hurla:
—Au nom du roi, rendez-vous... Il y a deux mille royalistes dans la Bastille!
—Vive le roi! vociférèrent les assiégés.
—Jetez vos armes!...
Les arquebuses et les hallebardes passèrent à travers les barreaux de la fenêtre.
—Bon!... Ne bougez plus, ou vous êtes morts!
En même temps, Sainte-Maline, Montsery et Chalabre ouvraient la grande porte, abattaient le pont-levis.
—Partez! fit Pardaillan.
—Et vous?...
—Partez donc, mordieu!...
—Adieu, monsieur de Pardaillan! Souvenez-vous de notre dette!...
Tous trois bondirent sur le pont-levis et disparurent dans la nuit. Charles considérait Pardaillan sans comprendre, mais avec cette confiance illimitée qu'il avait pour lui. Pourquoi ne fuyait-il pas?
Et, pourtant, la situation, qui, après avoir été tragique, était maintenant si favorable, menaçait de redevenir terrible. En effet, au tocsin de la Bastille, d'autres tocsins dans Paris avaient répondu. Des rumeurs s'éveillaient.
Ce qui se passait!... Il se passait que Pardaillan, prenait la Bastille!... Et la Bastille prise, que voulait-il encore?... Il se rapprocha de la fenêtre grillée où les vingt gardes terrorisés, affolés par ces bruits qu'ils entendaient, étaient persuadés que Henri III était dans Paris.
—Le chef?... demanda Pardaillan.
Un sergent s'approcha en disant:
—Grâce! Je n'en ai pas fait plus que les autres!...
—Rassure-toi mon ami, fit Pardaillan. Vous aurez tous vie sauve. Passe-moi simplement les clefs des cachots, et fais-moi le plaisir de sortir avec six de ces braves.
-Quelques instants plus tard, il rejoignait Pardaillan avec six hommes portant chacun un trousseau de clefs.
—Mon ami, dit Pardaillan, le roi veut voir les prisonniers de la Bastille dès cette nuit, excepté ceux de la tour du Nord. Va donc me chercher les autres. Et tâche d'être prompt si tu veux qu'on oublie que tu fus guisard.
Le sergent s'élança au pas de course.
Dix minutes se passèrent. Dans la Bastille, les rumeurs s'apaisaient peu à peu. Et, si l'on entendait encore des cris, c'était ceux de: «Vive le roi!» Mais, hors de là Bastille, Paris, réveillé pas les tocsins, s'armait, se répandait dans les rues. On ne savait pas encore pourquoi, ni d'où venait cette alarme... Mais bientôt... Charles d'Angoulême regarda Pardaillan d'un air qui signifiait clairement que vraiment c'était tenter le diable que d'attendre plus longtemps. Pardaillan se mit à rire et dit:
—Je songe à la figure que doit faire le gouverneur de la Bastille, M. de Bussi-Leclerc, en entendant ces cris de: Vive le roi!...
A ce moment, le jour se levait. Les rues se remplissaient de bourgeois effarés; des patrouilles de gens d'armes passaient en courant; des troupes marchaient vers les portes, et les foules de peuple se portaient sur les remparts pour repousser l'attaque.
Tout à coup, une bande étrange parut aux yeux de Pardaillan et de Charles d'Angoulême, une bande composée de gens maigres, hâves, livides, avec des yeux hagards et papillotants comme ceux des oiseaux de nuit que frappe la lumière du jour; la plupart étaient en guenilles, quelques-uns à peine vêtus. Et tous portaient sur le visage ce masque de stupéfaction et de ravissement que Pardaillan avait vu chez ceux à qui il avait ouvert lui-même.
Ces gens, c'était les dix-huit prisonniers restants.
Devant la porte grande ouverte, devant le pont-levis baissé, ils s'arrêtaient avec une sorte de farouche dé fiance. Une indicible émotion étreignait le coeur de Pardaillan.
—Eh bien? dit-il, qu'attendez-vous pour vous en aller? Allez donc, morbleu! puisque vous êtes libres!...
Alors une clameur terrible éclata parmi ces gens, faite de sanglots et de hurlements indistincts de leur joie furieuse. Et, levant les bras au ciel, se poussant, se ruant, ils se précipitèrent sur le pon-levis; en quelques instants, leur troupe affolée se fut dispersée dans les ruelles avoisinantes... il n'y avait plus de prisonniers à la Bastille!
—Maintenant, allons-nous-en, dit Pardaillan.
Et à son tour, avec Charles d'Angoulême, il franchit le pont-levis.
—Monsieur le gouverneur?... dit près de lui le sergent qui l'avait escorté chapeau bas, voulez-vous me donner vos ordres? Dois-je fermer les portes?...
—Ah ça! mon cher, à quel gouverneur parlez-vous? dit Pardaillan.
—Mais, balbutia le sergent, à vous!... Car, je suppose que vous êtes le nouveau gouverneur.
—Tiens! fit Pardaillan qui se frappa le front. J'allais justement oublier... Mon ami, faites-moi le plaisir d'aller à la tour du Nord et de délivrer ceux de vos camarades que j'y ai enfermés. Quant au gouverneur... M. de Bussi-Leclerc! Vous le trouverez au cachot du deuxième sous-sol où il doit fort pester. Allez, mon ami, allez.
—Mais vous n'êtes pas le nouveau gouverneur? rugit le sergent, blême devant ce qu'il entrevoyait.
—Moi? fit Pardaillan avec cette froideur qu'il avait dans les moments où il s'amusait à l'excès, moi? je suis un prisonnier comme ces messieurs que vous avez poussés dehors. Et, vous voyez, je fais comme eux, je m'en vais...
Le sergent demeura sur place, comme frappé de la foudre. Quand il reprit ses sens, Pardaillan et Charles étaient déjà loin. A demi fou, le sergent vociféra à une patrouille qui passait au pas de course d'entrer à la Bastille. Mais la patrouille courait aux remparts et ne s'inquiéta pas de ces cris. D'ailleurs tout criait dans Paris. Et, comme le soleil se levait, un étrange spectacle apparut aux yeux des rares Parisiens demeurés chez eux.
La plupart des maisons étaient barricadées; dans les rues, les chaînes étaient tendues. Tout ce qui était valide était aux remparts. Et, sur ces remparts, c'était une foule énorme, grouillante, interrogeant les horizons paisibles...
Le duc de Guise, posté à la porte Neuve, qui était le point faible parce qu'on pouvait essayer de passer par la Seine, le duc de Guise avait concentré là ses meilleures troupes. Des cavaliers étaient partis hors du mur pour tâcher de reconnaître les forces royalistes...
Et, peu à peu, ces éclaireurs revenaient l'un après l'autre... Et tous apportaient la même réponse...
—Pas de royalistes autour de Paris! pas d'ennemis!
Mais alors!... D'où venait la panique? Pourquoi le tocsin? Quelle cloche avait commencé? On ne savait. Guise, nerveux et pâle, finit par hausser les épaules, et grommela à Maurevert et à Maineville qui se trouvaient près de lui:
—Si nos Parisiens s'émeuvent ainsi pour l'ombre, que serait-ce s'ils voyaient le loup? Allons, mes frères et ma mère ont raison: il faut partir!...
Les troupes rentrèrent, la foule regagna l'intérieur de Paris, un peu penaude; les chaînes furent décrochées; les barricades furent démolies... Guise regagna son hôtel et, sur son passage, le bruit se répandit qu'une grande procession allait s'organiser et que le fils de David, le grand Henri, Henri le Saint, allait trouver Valois.
Il était environ sept heures du matin quand Guise rentra dans son hôtel et ordonna de tout préparer à l'instant pour son départ à Chartres.
—Maurevert, vous nous accompagnez! ajouta-t-il, le regardant fixement.
Maurevert pâlit. Guise s'approcha de lui, le toucha du bout du doigt au front, et d'une voix sourde:
—Lors même que vous auriez cent mille livres, vous entendez; Maurevert, lors même que vous seriez assez riche pour me quitter, lors même que vous auriez accepté une mission de surveillance à Montmartre...
—Monseigneur!...
—Lors même que vous seriez bien et dûment marié; tu m'entends, Maurevert! continua le duc en grinçant des dents, je te défends de jamais chercher à lever les yeux sur celle que tu sais... Je te défends de me quitter...
—Monseigneur, bégaya Maurevert livide, soyez sûr...
—Tu ne me quitteras plus: tu logeras ici; et, en route vers Chartres, je veux t'avoir toujours près de moi... si tu veux que cette tête que je viens de toucher continue à rester sur tes épaules...
Maurevert s'inclina en murmurant une assurance de parfaite obéissance. Mais, en lui-même, il songea:
—Dès que le damné Pardaillan aura été questionné, je pars!... justement parce que je tiens à ma tête!... Monseigneur, reprit-il tout haut, c'est ce matin que nous devons nous rendre à la Bastille... Vous savez ce que vous avez bien voulu me promettre...
—Oui, oui, fit le duc, calmé par l'attitude servile de Maurevert, tu es un bon serviteur, et, sois sûr que je n'oublierai jamais rien... même la capitainerie des gardes qui t'a été promise!
Maurevert tressaillit.
—Seulement, continua le duc, songe à la gagner en prouvant ton dévouement à celui qui pourra te conférer le grade que tu ambitionnes. Quant à ce que tu me dis de la Bastille, tu as raison: tu assisteras au supplice de ton ennemi.
—En ce cas, monseigneur, il est temps! fit avidement Maurevert. Le tourmenteur a été mandé pour sept heures.
—Allons, s'écria Guise en riant, hâtons-nous de satisfaire l'appétit de notre ami... sans quoi, il va se jeter sur nous pour nous dévorer. A la Bastille!
A ce moment, une rumeur éclata dans l'antichambre; et cette porte, malgré les règles d'étiquette plus sévères à l'hôtel de Guise qu'au Louvre, s'ouvrit. Un homme apparut et entra d'un bond. Cet homme, c'était Bussi-Leclerc!...
—Eh bien, gronda le duc, qu'est-ce à dire?
—Monseigneur! ah! monseigneur! frappez-moi! battez-moi! tuez-moi!... Je suis fou! Je suis un misérable!...
Et Bussi-Leclerc tomba à genoux, devant Guise stupéfait. Quant à Maurevert, il s'était reculé de trois pas, livide, secoué jusqu'au fond de l'être par une terrible intuition.
—Relevez-vous, Leclerc, dit le duc de Guise, et expliquez-vous, ou, par Notre-Dame, je croirai vraiment que vous êtes frappé de folie.
—Que ne suis-je fou! en effet, râla Bussi-Leclerc. Que ne suis-je mort! Tout vaudrait mieux pour moi que l'infortune qui m'accable!... Monseigneur... la Bastille...
—Eh bien?... la Bastille!...
—Pardaillan!... L'infernal Pardaillan s'est évadé...
On entendit une imprécation, un cri déchirant... Et on vit Maurevert qui s'abattait comme une masse...
Alors, une effroyable crise se déchaîna dans l'âme de Guise.
Bussi-Leclerc connaissait ces accès de fureur de son maître. Il se releva vivement, et, devant ce qu'il prévoyait, recouvra son sang-froid.
Guise le regarda un instant, d'un oeil hébété, cherchant peut-être ce qu'il allait faire. Et, alors, sa main se leva, avec cette lenteur de l'insulte préméditée. Bussi-Leclerc vit le geste. Livide, il saisit un poignard qui traînait sur la table, le tendit au duc et, d'une voix blanche:
—Monseigneur, si vous frappez, frappez avec le fer, comme un gentilhomme à un gentilhomme...
La main de Guise se crispa, son bras retomba sans achever l'insulte. Bussi-Leclerc jeta le poignard sur le parquet et se croisa les bras.
Guise se mit à arpenter la vaste salle, soufflant fortement et frappant le parquet de son rude talon. Le duc peu à peu se calma, revint sur Bussi-Leclerc, lui tendit la main en lui disant:
—Allons, j'ai eu tort, Bussi: restons amis. Mais raconte-moi comment les choses se sont passées.
Alors, à mots hachés, coupés de jurons, de soupirs et d'imprécations, Bussi-Leclerc entreprit le récit du fantastique duel au fond du cachot; et ce fut au cours de ce récit que sa vanité se réveilla, sa vanité saignante de maître es armes que nul ne pouvait toucher. Bussi-Leclerc s'accusa d'imprudence; Bussi-Leclerc cria qu'il n'était qu'un misérable; mais Bussi-Leclerc qui venait de tenir tête à Guise, oui, cet homme de courage, et, après tout, meilleur qu'un autre, au fond, Bussi-Leclerc sentit les mots s'étrangler dans sa gorge quand vint le moment d'avouer qu'il avait été pour la deuxième fois désarmé!
Et Bussi-Leclerc mentit! Il mentit en se jurant de tuer à petit feu Pardaillan, cause de son mensonge! Il inventa des péripéties, s'acharna aux détails et prouva que Pardaillan avait été désarmé...
—Et ce fut alors, ajouta-t-il, au moment où je me baissais pour ramasser son épée, ce fut alors que, traîtreusement, il me déchargea sur la tête un grand coup de poing à assommer un boeuf, si bien que je perdis connaissance, et, quand je m'éveillai, je me trouvai seul, enfermé dans le cachot!... Mais ce n'est pas tout!..
Alors, il raconta les batailles dans les ténèbres, les mêlées, à croire que Pardaillan commandait une armée, si bien qu'on avait cru à la présence de cette armée et que le roi était dans Paris, et, enfin, la fuite des prisonniers de la Bastille, délivrés par le démon de Pardaillan!...
—C'est bien, dit Guise, je vais faire contre cet homme ce qu'on peut faire contre un redoutable truand.
Et il se mit à écrire fiévreusement un ordre.
—Voilà! dit le duc en achevant d'écrire et en signant. Que cet ordre soit crié à l'instant. Car, si le truand a ouvert la porte des vingt-six prisonniers de la Bastille, ce ne peut être que pour entreprendre d'en former une bande à la disposition de Valois!... Chalabre, Sainte-Maline et Montsery étaient parmi les prisonniers...
En effet, jamais il ne fût venu à la pensée de Guise, ni d'aucun homme raisonnable, que Pardaillan, dans la terrible situation où il se trouvait, eût perdu son temps à ouvrir la porte des prisonniers de la Bastille, uniquement pour le plaisir d'ouvrir des portes.
—Bussi, reprit le duc de Guise, je te pardonne...
—Ah! monseigneur! balbutia Leclerc, qui s'inclina sur la main du duc et la baisa.
—Qu'il ne soit plus question de cette monstrueuse affaire, sinon pour nous défendre. Maurevert, Maineville, Bussi, tous les trois vous êtes unis à moi désormais par quelque chose de plus fort que l'amitié, le dévouement et l'ambition...
—Par quoi donc, monseigneur? haleta Maurevert revenu à lui.
—Par la peur! reprit le duc de Guise. Nous sommes tous les quatre hantés par cette pensée que le Pardaillan doit nous tuer tous...
Ils frissonnèrent. Car telle était bien leur pensée!...