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Les Pardaillan — Tome 03 : La Fausta

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XLIX

L'AUBERGE DU PRESSOIR-DE-FER

Que faisait pendant ce temps celui qui était cause de ces terreurs? Pardaillan, nous gémissons de l'avouer, Pardaillan mangeait un pâté d'anguilles à l'auberge du Pressoir-de-Fer. Occupation, certes, qui n'avait rien d'héroïque.

Nous avons vu que Pardaillan et Charles d'Angoulême, en sortant de la Bastille, avaient enfilé la rue Saint-Antoine. Elle était pleine de groupes effarés qui criaient «Aux armes» et couraient aux remparts. Grâce à cette foule, ils passèrent inaperçus dans les groupes. Au bout de cinq cents pas, Pardaillan s'arrêta soudain et s'accota à un mur.

—Qu'avez-vous? dit Charles. C'est l'émotion, n'est-ce pas, cher ami?... ou plutôt... la perte de sang!...

—Non, fit Pardaillan, j'ai faim, voilà tout!

—Nous ne sommes pas loin de la rue des Barrés, dit Charles mais j'ai tout lieu de supposer qu'après ce qui m'est arrivé, mon hôtel est pour nous deux la retraite la moins sûre de tout Paris.

—Au fait, dit Pardaillan qui, à ces mots, fit un effort pour surmonter sa faiblesse, que diable vous est-il arrivé? Comment se fait-il que, vous ayant laissé galopant le long de la Seine et ayant entraîné à mes trousses toute la bande enragée, je yous aie trouvé dûment embastillé?

—Entrons dans ce cabaret, fit Charles, et je vous raconterai mon malheur tout en nous restaurant de notre mieux; car, ajouta-t-il, moi aussi, j'ai faim.

—Un instant, mon duc! Avez-vous de l'argent? moi, je n'ai pas le moindre ducaton, le plus maigre liard.

Charles se fouilla vainement.

—Les scélérats m'ont dépouillé, quand ils m'ont descendu dans le cachot, dit-il.

—En ce cas, dit froidement Pardaillan, il nous faut aller à votre hôtel, quoi qu'il en puisse advenir.

Ils se dirigèrent donc vers la rue des Barrés, que Pardaillan, d'un coup d'oeil prompt et sûr, examina soigneusement avant que d'y pénétrer. La rue était parfaitement déserte et formait un recoin paisible dans la grande rumeur de Paris. Ils entrèrent dans l'hôtel où le chevalier se restaura séance tenante de deux grands coups de vin.

Charles conduisit Pardaillan dans une chambre qui avait été la pièce où son père aimait à se reposer. Là, il y avait des vêtements, de quoi habiller de pied en cap une douzaine de gentilshommes.

—Cher ami, dit le petit duc, voici des vêtements qui ont appartenu au feu roi Charles IX. Voyez donc si, de toutes ces pièces, vous pourrez vous composer un costume.

—Je vous remercie, monseigneur, dit Pardaillan, mais, si je ne me trompe. Sa Majesté Charles IX avait une finesse de taille qui...

—C'est vrai! fit Charles d'Angoulême, et je ne songeais plus que ces habits de roi sont trop petits pour vous.

Il décrocha une longue et solide rapière que Charles IX, grand amateur d'armes, possédait.

—Prenez au moins cette épée que mon père a portée, dit-il.

—Ah! pour cela, oui! dit Pardaillan, qui examina la lame et, finalement, la ceignit avec une satisfaction qui fit briller de plaisir les yeux de Charles.

Le jeune homme, alors, passant dans sa chambre, se hâta de s'habiller, de pied en cap, car lui-même était en guenilles. Puis il rejoignit le chevalier en disant:

—J'ai ordonné à mes gens de nous préparer un de ces bons dîners comme vous les aimez; dans une demi-heure, nous pourrons nous mettre à table et nous causerons.

—Hum! Nous causerons tout aussi bien dehors, et, quant à dîner, nous nous contenterons de la cuisine du premier cabaret. Partons donc, puisque vous voilà équipé... et muni d'or, j'espère?

Pour toute réponse, Charles étala sur la table deux cents doubles ducats d'or dont il prit la moitié, tandis que Pardaillan mettait l'autre moitié dans les poches de sa ceinture de cuir.

En sortant de l'hôtel, le chevalier entra dans une friperie de la Mortellerie et y fit emplette d'un costume. Il compléta son équipement par une bonne cuirasse de cuir de boeuf et par un manteau. Alors, ils se mirent en quête d'une taverne assez solitaire pour qu'ils y fussent en sûreté.

—Maintenant que nous voilà à peu près tranquilles, dit Charles en marchant, je voudrais avant tout que vous me parliez de Violetta vivante.

—Oui, dit vivement le chevalier, par tout ce que j'ai entendu, sûrement, Violetta est vivante...

—Et qu'est-elle devenue? s'écria le jeune duc.

—Ce qu'elle est devenue? dit Pardaillan, nous allons chercher à le savoir quand vous m'aurez expliqué ce qui vous est arrivé. Mais, un mot d'abord: connaissez-vous le sire de Maurevert?

—Je l'ai vu à Orléans quand le duc de Guise y passa.

—Bon. Eh bien, si jamais vous revoyez cet homme, en quelque lieu que ce soit, tâchez de vous emparer de lui...

—Un bon coup de dague ou d'épée...

—Non, non! fit Pardaillan avec un singulier sourire: ne le frappez pas... et puis, tenez, je crois que Maurevert est à l'abri de tout péril... parce qu'il faut... parce qu'il est juste que je puisse lui dire deux mots avant qu'il ne meure. Mais enfin, si vous le voyez, saisissez-le tout vif et me l'amenez; si nous n'avons pas d'ici là retrouvé celle après qui vous courez, Maurevert nous donnera de précieuses indications: il faut que nous retrouvions Maurevert!

—Mais enfin, reprît Charles, expliquez-moi d'abord comment, m'ayant fait donner rendez-vous à Saint-Paul vous deviez m'attendre avec Farnèse, le père de Violetta... et Claude, ce mystérieux inconnu qu'elle semble chérir.

—Donc, je devais vous attendre à Saint-Paul avec Farnèse et Claude? Et je vous y ait fait donner rendez-vous?

—Par la dame d'Aubigné, qui m'est venue voir de votre part...

Charles raconta la visite qu'il avait reçue et ce qui s'en était suivi jusqu'à la scène nocturne dans Saint-Paul.

—Très bien, fit Pardaillan, qui avait écouté attentivement. Maintenant, monseigneur, je vais vous apprendre deux choses: la première, c'est que je n ai pu vous donner aucun rendez-vous avec Farnèse et maître Claude, puisque je n'ai jamais vu ce Claude, puisque je n'ai pas revu celui qui s'appelle prince Farnèse, depuis l'abbaye de Montmartre, puisque, enfin, deux heures après vous avoir quitté, j'étais arrêté à l'auberge de la Devinière!

—Oh! s'écria Charles frémissant, j'ai été joué!

—La deuxième, continua Pardaillan, c'est que la dame masquée et déguisée en gentilhomme ne s'appelait nullement du nom honorable d'Aubigné...

—Et comment s'appelle-t-elle! fit Charles frissonnant.

—Elle s'appelle Fausta! répondit tranquillement Pardaillan. Ce nom ne vous dit rien. Patience! Vous ne tarderez pas à connaître la femme qui s'appelle ainsi... Prenez garde à cette femme, monseigneur!

L'enlèvement de Violetta par Belgodère, Violetta traînée au supplice comme hérétique, sous le nom d'une fille de Fourcaud, tout cela est l'oeuvre de Fausta... Pour la tenir en échec, il suffit de mettre la main sur le sire de Maurevert...

—Oh! Pardaillan, ma tête se perd à sonder ces abîmes. Que vient faire Maurevert en tout ceci?...

—Maurevert pris, peut-être aurons-nous arraché à la main de Fausta une de ses armes les plus redoutables, répondit Pardaillan.

—Pourquoi ne pas vous attaquer directement à elle?

Pardaillan saisit le bras de Charles.

—Laissez-moi faire! dit-il... Violetta est vivante, voilà tout ce qu'il importe de savoir. Quant à Fausta, vous êtes maintenant un de ceux sur qui son regard mortel s'est appesanti, elle vous frappera comme elle a essayé de me frapper, comme elle a frappé ce Farnèse et ce Claude...

—Mais, elle est donc armée d'une véritable puissance?

—Elle est plus reine en France que Henri III n'y a jamais été roi; elle est plus reine à Paris que Guise n'y est roi! Elle a bouleversé le royaume. Elle bouleversera Paris pour vous atteindre... Elle a son armée à elle! Elle a sa justice à elle!

—Impossible! Oh! tout cela n'est qu'un rêve affreux!...

—Enfin! songez à Henri III chassé de Paris! Songez au bûcher préparé pour Violetta! Songez que, nous-mêmes, il n'y a pas deux heures que nous sommes hors de la Bastille!... Songez à maître Claude! Songez au prince Farnèse!

—Pardaillan, haleta Charles, il faut délivrer ces deux hommes!... Où sont-ils? Oh! si vous le savez...

—Ils sont là! dit Pardaillan en désignant une maison à Charles qui s'arrêta, frémissant.

Depuis quelques minutes, ils étaient entrés dans la Cité et l'avaient contournée jusqu'à cette pointe qui s'allongeait derrière Notre-Dame. Le jeune duc se vit en présence de hautes murailles noires, lézardées, une façade sombre et muette avec une porte de fer, de rares fenêtres fermées, une apparence de logis abandonné depuis des années.

—Voici le palais de Fausta! dit Pardaillan.

Charles eut un mouvement comme pour s'élancer. Le chevalier le saisit par le bras.

—Frappez à cette porte de fer! dit-il froidement, et, dans dix minutes, nous aurons rejoint Claude et Farnèse qui agonisent derrière ces murs!... Mais voici justement, près de la maison où l'on agonise, la maison où l'on mange et où l'on boit...

Charles jeta les yeux sur l'auberge que lui désignait Pardaillan. Elle était jolie, accorte, avenante et fleurie.

Pardaillan se souvenait parfaitement que, le soir où il était entré dans le palais de Fausta, une femme évanouie dans ses bras, le soir où il avait eu avec la maîtresse du palais cet entretien qui s'était termine par une bagarre, il se souvenait, disons-nous, qu'entré par le palais c'était par l'auberge qu'il avait pu fuir. Il y avait donc sûrement communication entre le sinistre palais et la jolie auberge.

—Pardaillan! fit Charles haletant, je n'ai pas faim, moi! Il faut les délivrer, ces deux infortunés!...

—Eh! par les cornes du diable, c'est justement pour cela qu'il nous faut aller dîner. Entrons! ajouta-t-il brusquement.

Et il se dirigea vers le cabaret.

Au moment où ils allaient franchir le perron un crieur public apparut, escorté de quatre pertuisaniers, et sonna de la trompe à trois reprises. Si désert que fût l'endroit, les ruelles voisines dégorgèrent aussitôt un flot respectable de curieux et de commères qui entourèrent le crieur.

—Écoutons, dit Pardaillan. Les crieurs racontent souvent des choses fort curieuses, d'autant que celui-ci est escorté de gardes aux armes de notre bien-aimé duc de Guise...

Lorsque le crieur jugea qu'il était environné d'un nombre suffisant d'auditeurs, il se mit non pas à lire, mais à réciter à haute voix un cri qu'il avait sans doute appris par coeur.

«Nous, maître Guillaume Guillaumet, crieur patenté de la ville de Paris, par ordre exprès de Mgr duc, régent de cette ville en l'absence de Sa Majesté le roi... Ordre ci-présent, signé de sa main et scellé de son sceau ducal, faisons savoir à tous et toutes présents, les sommant de le répéter à tous et toutes non présents:

«Le sire de Pardaillan, ci-devant comte de Margency, est déclaré félon, traître et rebelle aux intérêts de l'Eglise et de la Sainte-Ligue.

«Il est mandé à tout féal serviteur de la foi ecclésiastique ou laïque, de saisir au corps ledit sire de Pardaillan et de le livrer à l'Official.

«Que, s'il ne peut être saisi vif, soit livré mort.

«Que ledit sire de Pardaillan est de taille moyenne, plutôt grand, large des épaules, portant costume de velours gris et chapeau à plume de coq; qu'il porte moustache à retroussis et barbiche à la royale, qu'il a le front haut, les yeux éclairs, la figure insolente; et qu'à ces signes on ne peut manquer de le reconnaître, en quelque lieu qu'il se cache.

«Faisons en outre connaître et promettons:

«Qu'une somme de cinq mille ducats d'or sera remise à quiconque saisira vif ledit sire de Pardaillan, ou présentera sa tête soit à l'Official, soit au grand prévôt, soit à tout autre officier de justice.»

Maître Guillaume Guillaumet souffla une fois dans sa trompe, ce qui signifiait que le cri était terminé.

Dans la salle commune du Pressoir-de-Fer où Pardaillan et Charles entrèrent, le premier très calme, le deuxième bouleversé et livide, on ne s'entretenait que du cri. Les demandes, les réponses se croisaient, et, toujours comme un prestigieux refrain, revenait ce mot qui semblait sonner comme du métal:

—Cinq mille ducats d'or!...

Pardaillan avait tranquillement traversé la salle commune et gagné un cabinet éloigné que le chevalier se rappelait avoir franchi d'un bond, le soir de son algarade dans le palais Fausta; il voulait se rapprocher le plus possible de la porte de communication, Il s'assit à une table. Et, à la femme qui vint demander ce qu'il fallait servir à ces gentilshommes, il répondit:

—A dîner! le cri du sieur Guillaumet m'a creusé l'appétit.

Dix minutes plus tard, une jolie omelette, dorée à souhait, laissait échapper son fumet parfumé. En quelques bouchées, Pardaillan expédia l'omelette. Puis il attaqua un pâté d'anguilles, dont il ne laissa que la terrine. Le tout, arrosé de quelques flacons d'un petit vin des coteaux de Saumur, pétillant comme du Champagne. Sans perdre un coup de dents, Pardaillan grommelait parfois:

—Mangez donc, morbleu! Vous faites là une mine de carême...

Charles, en effet, ne suivait l'entrain du robuste dîneur que de fort loin et sans conviction.

L'hôtesse, une grande et forte rousse qui avait dû être fort jolie aux temps déjà lointains de sa jeunesse, venait de déposer sur la table un grand pot en disant:

—Ce sont des pêches cuites au vin, au sucre et à la cannelle. C'est délicieux.

Pardaillan vida les trois quarts du pot dans son assiette, et, ayant goûté, déclara:

—Merveilleux!

—C'est moi qui ai inventé cet entremets, dit l'hôtesse dont les grands yeux de brebis s'emplirent de contentement.

—Et comment vous nomme-t-on, ma toute belle? reprit le chevalier.

—La Roussette, mon gentilhomme, pour vous servir.

—Tudieu! le joli nom... Madame la Roussette, je vous déclare que votre auberge est la première de Paris!

A ce moment, un jeune homme vêtu de noir entra, s'assit à une table voisine. Les yeux pâles de ce jeune homme se fixèrent un instant sur le chevalier et il tressaillit.

Pardaillan se tourna vers l'hôtesse et lui dit avec un sourire:

—Madame la Roussette, je m'installe dans votre auberge et n'en bouge plus tant qu'il y aura un écu dans ma ceinture...

Cependant, Charles contemplait Pardaillan d'un regard navré.

—Par la mort-diable! s'écria Pardaillan en voyant revenir la Roussette qui venait de servir le jeune homme vêtu de noir, on croirait, mon cher compagnon, que vous avez un crime sur la conscience. Vous ne seriez pas plus triste si vous étiez ce Pardaillan dont M. le crieur patenté de la ville de Paris vient de mettre la tête à prix, un joli prix, d'ailleurs. Cinq mille ducats d'or! Peste!... Je voudrais bien connaître ce Pardaillan!

Ici, la physionomie de la Roussette devint grave et elle prononça:

—Moi, je le connais...

-Charles d'Angoulême fit un bond. Pardaillan, sous la table, lui écrasa le pied.

—Ah! ah! fit-il.

—Mais oui, je le connais! dit la Roussette.

Pardaillan pivota sur sa chaise, s'accouda à la table, regarda l'hôtesse en face, et dit:

—Dépeignez-le-moi, j'ai envie de gagner les cinq mille ducats, tiens!...

—Je gage dix nobles à la rose que vous le connaissez aussi, dit tranquillement de sa place le jeune homme noir à l'oeil pâle.




L

OU PARDAILLAN DÉCOUVRE QUE L'HÔTESSE EST
PLUS BELLE QU'ELLE N'EN A L'AIR

Pardaillan loucha vers sa rapière, puis vers l'inconnu qui venait de parler ainsi. Mais ce jeune homme avait laissé retomber sa tête sur sa poitrine.

—Ah! ça, monsieur, dit Pardaillan, mais vous le connaissez donc?...

—Je le connais! répondit l'inconnu.

—Mais, moi aussi, je le connais, fit à ce moment une voix douée.

Et une femme, qui, depuis quelques minutes, venait d'entrer dans le cabinet, s'avança en souriant et s'appuya au bras de la Roussette.

Pardaillan éclata d'un rire nerveux.

—Ah! ça, reprit-il, mais tout le monde le connaît donc?...

—N'est-ce pas que nous le connaissons, Pâquette? fit la Roussette.

—Sans doute! répondit Pâquette.

—Eh bien, dépeignez-le-moi! dit Pardaillan.

—Si c'est pour gagner les cinq mille ducats, fit la Roussette en secouant la tête, ne comptez pas sur moi!

—Ni sur moi! dit Pâquette.

Cette fois, l'étonnement de Pardaillan fut au comble.

—Voyons, fit-il brusquement, asseyez-vous là. Je n'ai nulle envie de gagner les cinq mille ducats d'or Et, la preuve, en voici dix pour vous et dix pour vous...

La Roussette et Pâquette ouvrirent des yeux énormes.

—Ramassez donc, morbleu! fit Pardaillan qui poussa les deux tas d'or. Mais, en revanche, racontez-moi comment vous connaissez le sire de Pardaillan.

Les deux hôtesses se poussèrent du coude, s'interrogèrent du regard, puis raflèrent l'or et s'assirent.

—Puisque Votre Altesse le désire, fit la Roussette. Mais nous ne dirons pas comment est fait le sire de Pardaillan...

—C'est inutile.

—Eh bien, donc, mon gentilhomme, vous n'êtes pas sans avoir remarqué que notre auberge est à l'enseigne du Pressoir-de-Fer? Eh bien, c'est en souvenir du chevalier de Pardaillan... La chose se passa dans la nuit du 24 août 1572.

—La nuit où on commença à exterminer les damnés huguenots, ajouta Pâquette.

—A cette époque-là, nous connaissions une femme qui s'appelait Catho.

Dans l'oeil de Pardaillan s'alluma une singulière flamme d'attendrissement. La Roussette continua:

—Nous aimions Catho comme une soeur. Et Catho aimait le chevalier de Pardaillan, sans le lui avoir jamais dit. Et Catho se serait fait tuer pour le chevalier. La preuve, c'est qu'elle se fit tuer...

—Ah! Elle se fit tuer! murmura Pardaillan d'une voix rauque.

—Oui, la pauvre fille!... Mais, pour en revenir au chevalier, lui et son père, un vieux que je vois encore, long, sec, maigre, le visage terrible... tous deux, donc, étaient enfermés au Temple et condamnés à un supplice dont vous n'avez pas d'idée. Il paraît qu'on les avait mis dans une cage de fer dont les parois devaient se rapprocher l'une de l'autre et les écraser. Comment Catho apprit-elle la chose? Nous l'ignorons!... Mais il faut que vous sachiez qu'elle ameuta toutes les ribaudes, depuis la rue Tirechappe jusqu'aux Blancs-Manteaux.

Pardaillan ferma les yeux. Il revécut la terrible scène évoquée par la Roussette. Il rouvrit les yeux. Ces yeux étaient hagards et firent peur aux deux femmes. Il se mit à rire. Ce rire fit frissonner Charles. Et Pardaillan, se tournant vers le jeune homme noir aux yeux pâles, dit d'une voix qui l'étonna lui-même:

—Eh! monsieur... voulez-vous gagner les cinq mille ducats d'or?...

L'inconnu redressa la tête, s'approcha, s'assit près du chevalier et répondit:

—Non, monsieur, car, plutôt que de vous dénoncer et de vous livrer, je me couperais la langue avec les dents... m'entendez-vous, monsieur de Pardaillan?...

A ce nom ainsi prononcé, la Roussette et Pâquette jetèrent un cri. Pâquette courut à la porte et la ferma vivement. Charles, qui s'était levé d'un bond, se rassit alors. Pardaillan passa les deux mains sur son front.

—Qui êtes-vous, monsieur? demanda le chevalier.

—Regardez ces deux femmes, monsieur de Pardaillan, répondit l'inconnu. Ce sont de pauvres tenancières d'une auberge à écoliers; cinq mille ducats seraient pour elles la fortune. Pourquoi ai-je lu sur leurs visages qu'elles mourraient plutôt que de trahir Pardaillan?...

—Parce que les ribaudes et les pauvres gens l'aimaient, dit la Pâquette.

—Parce que maintes fois sa rapière mit en fuite le guet qui emmenait quelque hère à la prison, dit la Roussette.

Et la Roussette ajouta:

—Parce que Catho disait: «Il est l'ami de tout ce «qui pleure.» Oui, Catho nous dit cela quand elle réunit toutes les pauvres ribaudes, vieilles et jeunes. Et tout ce qui avait souffert se rua sur le Temple pour délivrer l'ami de ceux et de celles qui pleurent... Et, maintenant que je vous vois, oh!... monsieur... comme je suis heureuse d'avoir été de celles qui marchèrent sur le Temple!

Pardaillan regarda la Roussette. Elle était comme rajeunie et transfigurée. Elle était belle, la ribaude vieillie, de toute la beauté de sa pauvre âme ignorante et simple.

Et Pardaillan, voyant ses larmes, fut remué jusqu'au fond du coeur. Un coup de soleil pénétra jusqu'à ce coeur, et, ayant vidé son verre, tout embarrassé, il se mit à rire de son bon rire, ne sachant que répondre à ces ribaudes.

Il saisit simplement une main de la Roussette, une main de Pâquette et les réunit sous le même baiser très respectueux, ce dont les deux ribaudes pâlirent d'orgueil, car on ne baisait la main qu'aux rois et aux princesses.

—A mon tour! dit alors le jeune homme noir. Je ne vous trahirai pas, chevalier de Pardaillan, parce qu'un jour, jour de carnage et d'horreur, vous poursuivi, vous traqué, vous avez rencontré près du cimetière des Innocents un enfant qui cherchait la tombe de sa mère; parce que vous avez consolé cet enfant, que vous l'avez pris par la main et conduit sur la tombe; parce que cet enfant vous a regardé et a juré de ne jamais vous oublier; parce que je suis cet enfant, monsieur, et que je m'appelle Jacques Clément!...

A ces mots, et avant que Pardaillan eût pu faire un geste, Jacques Clément se tourna vers les deux hôtesses, fit un signe mystérieux de reconnaissance et dit:

—Adieu, chevalier de Pardaillan. Suivez votre destinée qui est flamboyante. Moi, je suis la mienne qui est effroyable... Allons, femmes, ouvrez-moi la porte de communication!...

La Roussette et Pâquette avaient vu le signe. Elles marchèrent vers le fond de la pièce et disparurent dans une salle voisine, suivies de Jacques Clément. Pardaillan avait saisi la main de Charles d'Angoulême et avait murmuré:

—La porte de communication!... C'est-à-dire le moyen d'arriver jusqu'à Claude et Farnèse... et, peut-être, jusqu'à Violetta!...




LI

LE PALAIS DE FAUSTA

Les deux hôtesses avaient donc introduit Jacques Clément par la fameuse porte, dans une grande salle ornée de meubles luxueux. Cette salle, Jacques Clément la reconnut. Il frémit en se rappelant l'orgie à laquelle il avait été attiré. Cette fois, il ne s'agissait pas d'orgie. Il s'agissait, pour lui, d'aller prendre les ordres de Dieu pour le grand acte qui se préparait.

C'était la deuxième fois qu'il venait à l'auberge du Pressoir-de-Fer. La première, il y avait été attiré pour une orgie; la deuxième, qui était celle-ci, il y était envoyé par la duchesse de Montpensier pour discuter du suprême intérêt de la religion.

Dans la salle aux orgies, il dut répéter le signe de reconnaissance.

—Est-ce tout? demanda la Roussette.

—C'est tout pour avoir le droit de venir jusqu'ici, dit le moine, mais, comme je veux aller plus loin, regardez...

Et il traça en l'air, du bout du doigt, une sorte de triangle. C'était le deuxième signe qui permettait d'aller plus loin.

Alors, la Roussette, soulevant une tapisserie, découvrit une porte en disant:

—C'est ici.

Les deux hôtesses disparurent de la salle et Jacques Clément frappa d'une façon spéciale à la porte qui lui avait été indiquée. Comme s'il eût été attendu, cette porte s'ouvrit aussitôt. Jacques Clément entra et, se vit alors dans une pièce éclairée par la lumière d'une lampe, bien qu'il fît grand jour au-dehors. Une femme, vêtue de blanc, assise dans un grand fauteuil, presque dans l'ombre, lui fit signe d'approcher.

—Vous êtes messire Jacques Clément? demandât-elle.

—Oui, madame. Je suis celui que vous dites.

—Et vous savez qui je suis, moi?

—Je présume que vous êtes celle qu'on nomme princesse Fausta!...

—En effet..., dit Fausta de ce ton de simplicité qu'elle prenait pour ne pas effrayer les gens de prime abord.

—Mon révérend prieur, le très vénérable Bourgoing, m'a dit que je pouvais avoir confiance en vous, reprit Jacques Clément.

—En effet, vous pouvez avoir toute confiance en moi.

—Voici donc ce qui m'amène, madame...

—Parlez sans crainte, dit Fausta.

—Oui, dit le moine, oui, je comprends, je sens, je vois que je puis parler sans crainte... Eh bien, madame, mon coeur a conçu un terrible projet. Ce projet, je l'exécuterai même si je dois être damné. Mais j'ai demandé au révérend père Bourgoing de m'accorder la sainte absolution, et il m'a répondu que, pour un cas aussi grave, il n'y avait qu'une personne au monde capable de donner l'absolution... j'entends l'absolution d'avance.

—Et cette personne? demanda, Fausta.

—Le révérend abbé m'a assuré que vous pourriez me conduire auprès d'elle, afin qu'elle puisse m'entendre sous le sceau de la confession.

—Parlez, donc, sire moine, dit tranquillement Fausta. Car vous êtes devant celle dont vous a parlé votre abbé, celle qui peut vous absoudre.

A ces mots, Fausta se redressa dans son fauteuil.

Ce n'était plus une femme... C'était un être mystérieux, à qui il plaisait de se montrer femme, mais qui, tout à l'heure peut-être, serait prince, reître ou prêtre.

Jacques Clément, depuis la nuit dans la chapelle des jacobins, vivait dans une sorte d'éréthisme sentimental, ou, plutôt, dans une crise de folie spéciale. Très raisonnable et même capable de beaux sentiments, comme on l'a vu par sa rencontre avec Pardaillan, d'esprit sombre, mais très lucide, son imagination le transportait dans une vie à part, dès qu'il était question de cette vision et de ce qui s'y rattachait... c'est-à-dire le meurtre projeté de Henri de Valois.

Il lui semblait alors entendre des voix surhumaines et apercevoir des êtres fantastiques, au milieu desquels il se mouvait à l'aise, comme si le domaine du fantastique eût été désormais la seule réalité réelle.

Le moine regarda Fausta et ne la reconnut pas. Il vit ce visage qui, de douceur féminine, était devenu flamboyant et majestueux. Un étrange frémissement s'empara de lui. Il entendit à son oreille ce coup de cymbales qu'il entendait lorsque, de sa vie réelle, il se transposait subitement dans l'irréel. Et, ses yeux s'étant abaissés jusqu'à la main de Fausta, il ne fut pas surpris d'y voir l'anneau des papes!...

Lentement, il se laissa tomber à genoux et balbutia:

—Qui êtes-vous?... M'êtes-vous envoyée par le Seigneur? Etes-vous un de ses anges, comme elle?

A la question qui venait de lui être posée, Fausta répondit avec une sincérité absolue:

—Vous vous méprenez, sire moine. Je ne suis pas un ange. Mais, tenez pour certain que je suis l'Envoyée, celle à qui Dieu a donné mission de rétablir son autorité sur ce bas monde. Je suis votre Souveraine pontificale!

—Souveraine pontificale! murmura Jacques Clément. Le révérend père Bourgoing m'avait bien parlé à mots couverts de cet étrange événement. Mais je le mettais au rang des fables...

—L'apparition de l'ange est-elle une fable? Cesse de douter, moine! humilie ton front devant la sainteté de Fausta Ire, comme Fausta humilie son front devant la gloire du Très-Haut... Tu es venu ici chercher une absolution. Cette dextre seule peut la verser sur ta tête. Parle donc sans crainte, sans orgueil ni faiblesse. Et, afin que tu n'aies plus aucun doute sur tes destinées et les miennes, regarde...

En même temps, Fausta décrocha vivement le poignard qu'elle portait à la ceinture et le jeta devant le moine toujours agenouillé.

—Est-ce bien le même? demanda Fausta.

—Oui, répondit sourdement Jacques Clément, c'est bien le même poignard que j'ai reçu, et je vois maintenant que vous êtes en communication avec l'ange...

A ce moment, avec une soudaineté foudroyante, les ténèbres se firent autour de Jacques Clément. Il ne vit plus ni Fausta ni rien de ce qui l'entourait. Et cette horreur sacrée, qu'il avait éprouvée dans la chapelle des jacobins, s'empara de lui, lorsqu'une clarté très douce illumina peu à peu le fond de la pièce et que, dans cette clarté, il vit surgir l'ange... Comme la première fois, cet ange avait les traits de la duchesse de Montpensier. Jacques Clément tendit ses bras éperdus vers cette apparition. Soudain, l'ange se rapprocha de lui, se pencha et murmura:

—C'est aujourd'hui, Jacques Clément, que tu vas savoir par quelles routes tu iras à l'immortalité, à la gloire céleste... et au bonheur terrestre. La souveraine pontificale est chargée de t'instruire... Ecoute-la...

Aussitôt, l'ange se recula vivement, et il sembla au moine que cet être s'évaporait. La lumière, de nouveau, inonda la pièce.

La pensée d'une supercherie ne pouvait venir au moine.

—Au nom du Ciel, madame, s'écria-t-il en essuyant la sueur froide qui couvrait son visage, n'avez-vous rien vu dans cette pièce pendant que s'est faite l'obscurité?

—Sire moine, revenez à vous, je vous prie... la lumière n'a pas cessé de briller.

—Quoi! cette pièce n'a pas été un instant plongée dans les ténèbres?

—En aucune façon...

—Et vous n'avez pas vu un corps aérien, là, devant cette tapisserie?...

—Je n'ai vu que vous, sire moine...

—Que Dieu me conserve la raison! reprit Jacques Clément.

—Croyez-moi, sire moine. Dieu vous conservera la raison tant que vous mettrez cette raison à son service.

—Que faut-il donc que je fasse?... s'écria le jeune moine. Le savez-vous?

—Je sais, répondit Fausta, que vous avez reçu d'un ange un poignard semblable à celui que j'ai reçu moi-même et que je viens de vous montrer. Avec ce poignard, vous devez frapper Valois...

—Ainsi, dit le moine avec une ardeur où on pouvait encore découvrir quelque hésitation, il est vraiment permis de tuer un roi?...

—Qui en doute, si ce roi est criminel!

—Et j'aurai l'absolution entière?

—Vous l'avez! dit gravement Fausta.

Et, levant la main droite dans un geste de bénédiction, elle prononça les paroles sacramentelles que Jacques Clément écouta avec une avidité stupéfaite.

Le moine s'inclina:

—Vos instructions? demanda-t-il. Car, seul et faible comme je suis, comment pourrais-je atteindre Valois?

—Après-demain, dit Fausta, partira de Paris la grande procession qui doit aller à Chartres porter au roi les doléances du peuple de Paris. Prenez place dans le cortège. Nul ne peut s'étonner de vous y voir. Modestement confondu dans la foule, priez en vous-même et songez que vous portez, en même temps que la parole de Dieu, la fortune de la nouvelle Eglise!

—Et une fois à Chartres? interrogea le moine.

—Vous me retrouverez là pour vous guider..., à moins que vous ne soyez guidé par l'ange lui-même...

—L'ange! dit Jacques Clément en tressaillant. Je le verrai donc?

—Je crois que vous le verrez, sinon sous sa forme aérienne, du moins sous sa forme matérielle.

Jacques Clément, cette fois, fixa un regard de défiance sur la Fausta et demanda:

—Quoi! madame, vous connaissez donc cette forme matérielle? Comment la connaissez-vous?

—Comme vous la connaissez vous-même. J'ai vu ce que vous avez vu, en d'autres lieux et d'autres temps que vous, voilà tout. J'ai entendu ce que vous avez entendu. Douteriez-vous de ces apparitions, sire moine?

—Le Ciel m'en garde! dit le moine avec ferveur.

—Donc, si je vous dis que peut-être vous verrez l'ange sous sa forme matérielle, c'est que la duchesse de Montpensier sera à Chartres en même temps que vous et moi-même.

Le front pâle du moine s'empourpra. Il baissa ses paupières pour voiler le feu de son sang et il balbutia ce seul mot:

«Marie!...»

Alors la Fausta eut un sourire livide, et, reprenant ce ton d'autorité souveraine par lequel elle inspirait le respect à de plus forts esprits que celui de ce moine:

—Regardez-moi bien, dit-elle. Croyez-vous vraiment que je sois en communication avec la puissance céleste?

—Je le crois de toute mon âme...

—Eh bien, vous devez croire que toutes mes paroles me sont dictées, inspirées même...

—Oh! haleta le moine, qu'allez-vous donc me dire?...

Ceci seulement: autant vous devez avoir confiance dans la forme aérienne de l'ange, autant vous devez vous défier de sa forme matérielle...

—Me défier de Marie! murmura le moine.

—N'a-t-elle pas déjà cherché à vous induire au péché mortel? Souvenez-vous de cette salle que vous venez de traverser pour arriver ici! Souvenez-vous de ce soir où vous y fûtes entraîné...

—Oh! vous savez donc tout, puisque vous savez que je reçus un coup terrible au coeur...

Le moine avait grondé ces quelques mots en grinçant des dents. Fausta, qui l'étudiait avec la froide attention d'un chirurgien qui fait crier la chair sous son scalpel, Fausta, voyant le jeune homme haleter, se hâta de continuer:

—Souvenez-vous que, depuis cette nuit fatale, vos veines semblent charrier des laves enflammées et que vos lèvres brûlées de fièvre cherchent dans la nuit un baiser pareil à celui qu'elle y déposa alors!...

—Grâce, madame et souveraine, râla le moine. Je ne sais par quel prodige vous êtes au courant de sensations que je n'ai même pas la force de m'avouer à moi-même, mais ces sensations, vous me les peignez avec une vérité affreuse!

—Soit, reprit Fausta avec une infinie douceur. Ne parlons donc plus du passé et songeons à l'avenir. Vous voilà donc en garde. Et, si vous vous trouvez en face de la duchesse de Montpensier...

—Eh bien? bégaya le moine.

—Eh bien, je vous l'ai dit: soyez en défiance... car...

—Madame, ma souveraine, de grâce...

—Eh bien, elle vous aime! dit Fausta.

Le moine jeta un cri terrible et tomba prosterné, la face contre terre... Longtemps, il demeura ainsi, avec cette seule pensée vivante en lui, flamboyante comme un éclair qui l'eût aveuglé:

—Elle m'aime!... Me méfier d'elle... moi!... Ah! dût-elle me conduire en enfer!...

Lorsqu'il se releva, il vit avec surprise que Fausta avait disparu. A sa place, une jeune femme souriante l'attendait. Elle le prit par la main, le conduisit à une porte qui, sur un signal donné par elle, venait de s'entrouvrir.

Le moine franchit cette porte et, se retrouvant dans l'auberge du Pressoir-de-Fer, il put croire qu'il avait rêvé. Sans s'attarder, d'ailleurs, il quitta l'auberge et s'éloigna rapidement.

Fausta était entrée dans une pièce voisine de celle où elle avait reçu Jacques Clément. Là, elle avait retrouvé une femme qui l'attendait sans doute avec impatience, car, à la vue de Fausta, elle s'avança vivement à sa rencontre. Et, si le moine eût été là, il eût reconnu aussitôt le costume de laine blanche et les longs cheveux d'or de l'ange qui venait de lui apparaître. Seulement, les traits de cet ange, de graves et mélancoliques, étaient devenus rieurs et le visage sceptique de la duchesse de Montpensier eût, peut-être, alors porté un coup mortel aux croyances du moine.

Quoi qu'il en soit, l'ange, s'étant avancé au-devant de Fausta, celle-ci lui prit les deux mains, la baisa au front et lui dit:

—Vous êtes vraiment l'ange de grâce et de beauté souriante dans la terrible bataille où tout est si noir et si triste autour de nous...

—Ainsi, s'écria Marie de Montpensier, il croit vraiment que je suis ange?

Elle éclata de rire, puis, tout aussitôt, ajouta:

—Pauvre jeune homme!

La Fausta considéra la duchesse avec une gravité qui avait quelque chose de glacial. Et elle dit:

—Bien que votre esprit sacrilège ne puisse concevoir des vérités qui vous échappent, apprenez que vous êtes l'ange désigné, beaucoup plus qu'il ne vous semble à vous-même...

—Mais..., balbutia la duchesse interdite et presque frappée de terreur.

—Mais, continua Fausta, il est temps que ce rôle vous soit ôté. Faible comme vous êtes, vous ne pourriez le supporter plus longtemps. A Chartres, ce n'est plus sous forme d'ange que vous paraîtrez au moine Jacques Clément, c'est bien Marie de Montpensier qui achèvera de le conduire...

—Ma foi, murmura la duchesse, j'aime mieux cela!

—Jacques Clément sera dans la grande procession, reprit négligemment Fausta.

—Je serai donc près de lui pendant la route: car je ferai la route à pied, oui, moi! Que ce soit pour la rémission de mes péchés, au moins!... péchés présents et à venir!

Ayant fait une rapide génuflexion, la duchesse s'éloigna légèrement et bientôt sortit par la grande porte de fer. Quant à Fausta, elle regagna cette pièce qui voisinait avec l'auberge du Pressoir-de-Fer et qui était, comme on l'a vu, sa retraite favorite. Là, elle murmura:

«Henri III mourra donc! Le sort en est maintenant jeté!»

A ce moment, une de ses suivantes entra et lui dit quelques mots à voix basse. Fausta eut un geste de surprise, mais dit:

—Amène-le-moi, Myrthis...

La suivante sortit, puis revint quelques instants plus tard, accompagnant un homme qui s'inclina devant Fausta, sans prononcer une parole.

—Eh quoi, dit Fausta avec cette gaieté qui paraissait n'être que l'expression d'une terrible ironie, eh quoi, sire de Maurevert, est-ce bien vous que je vois! N'avez-vous pas été mis par mon trésorier en possession des cent mille livres convenues?

—Si fait, madame...

—Alors, comment se fait-il que vous ne soyez pas à l'abbaye de Montmartre?

—Oui, je devrais être auprès de Violetta; mais je vais vous dire, madame: Mgr Guise m'a positivement défendu de m'approcher de l'abbaye, tant la jalousie le torture...

—Oh! gronda Fausta. Et je voulais la laisser vivre!...

—Je continue, madame, reprit Maurevert, avec, lui aussi, une sorte d'ironie furieuse; vous devez me connaître, puisque vous avez eu recours à moi. Vous devez donc supposer que, malgré la défense. de Mgr Guise, je serais déjà à l'abbaye... j'aurais déjà enlevé ma femme, car elle est ma femme après tout! en un mot, je serais déjà bien loin de Paris avec Violetta...

—C'est un peu ce qui était convenu.

—Oui, mais il est arrivé un petit événement qui fait que je n'ai plus aucune envie de fuir seul, vu que le duc m'assure une protection efficace.

—Et cet événement?...

—M. de Pardaillan s'est évadé de la Bastille.

Si Maurevert avait pu avoir un soupçon quelconque des sentiments de Fausta à l'égard de Pardaillan, ce soupçon se fût évanoui à l'instant même. En effet, il est impossible de donner une idée de la perfection d'indifférence avec laquelle Fausta accueillit cette nouvelle qui retentit tout à coup à ses oreilles comme un coup de tonnerre!

Et, tandis que ses pensées se mettaient à tourbillonner dans un souffle d'affolement, souriante, paisible, avec cette même nuance d'ironie où il y avait pourtant un peu de pitié, elle demanda:

—Pauvre monsieur de Maurevert, qu'allez-vous devenir?

Maurevert grinça des dents. Fausta, d'un seul mot, venait de préciser ce qu'il y avait d'étrange et d'affreux dans sa vie: puisque Pardaillan était libre, qu'allait-il devenir, lui, Maurevert?

—Ce que je vais devenir? dit Maurevert avec une sorte de soupir de lassitude. Il faut que je m'appuie à Guise. Nous sommes quatre maintenant à haïr cet homme: Guise, Leclerc, Maineville et Maurevert; cela fait quatre haines... quatre épouvantes si vous voulez...

—Épouvantes? dit Fausta. Vous avez prononcé: épouvantes?...

Et, descendant en elle-même, Fausta vit qu'il y avait dans son coeur une chose qui n'y était pas auparavant: l'épouvante...

—Madame, gronda Maurevert, Guise a peur. Bussi-Leclerc a peur. Maineville a peur. Maurevert a peur. Et c'est cela qui peut nous sauver tous les quatre, c'est d'unir ces quatre épouvantes pour en faire sortir la foudre!

—Le duc de Guise, madame, continua-t-il, nous a dit ceci: «Je crois que tous quatre, nous mourrons de la main du damné Pardaillan! Il n'avait pas besoin de le dire en ce qui me concerne. Voici seize ans que je le sais, moi!

Ici, Maurevert fit en quelques mots le récit des événements qui s'étaient passés à la Bastille. Ce récit, Fausta l'écouta avec le même calme apitoyé. Maurevert acheva alors:

—Voilà ce que je suis venu vous dire, madame. C'est-à-dire que le duc, moi, Leclerc, Maineville, nous nous unissons désormais pour atteindre l'ennemi commun. C'est-à-dire, madame, que je ne puis m'attarder à l'abbaye de Montmartre. Le duc part pour Chartres; nous partons ensemble tous les quatre.

—C'est fort bien vu, dit paisiblement Fausta. Mais enfin, depuis ce matin que cet homme est sorti de la Bastille, qu'avez-vous déjà fait pour le retrouver?

—Nous avons mis sa tête à prix: cinq mille ducats d'or.

—Retournez donc auprès du duc, dît Fausta, toujours avec la même tranquillité. Nous reprendrons nos projets particuliers, sire de Maurevert, quand, avec l'aide de vos trois amis, vous aurez triomphé de vôtre ennemi.

Maurevert s'inclina et se dirigea vers la porte par où il était rentré.

—Non, dit Fausta, passez par ici...

Elle lui désignait la porte qui faisait communiquer le palais et l'auberge. C'était un principe, au palais Fausta, qu'on vît le moins de monde possible entrer ou sortir, surtout le jour.

Maurevert, ayant salué Fausta, sortit donc et se trouva dans l'auberge, ou du moins dans cette salle somptueuse qui semblait n'être que le prolongement dû palais. Il la traversa et parvint dans un cabinet, au moment où l'une des hôtesses, Pâquette, y entrait elle-même par une autre porte. Pâquette, apercevant cet étranger, ferma vivement cette porte comme si elle eût craint qu'il n'aperçût les personnes qui se trouvaient dans la pièce voisine. Maurevert, déjà, avait atteint la salle commune, et, comme Pâquette lui demandait ce qu'il désirait, il parut s'apercevoir alors seulement qu'il était dans une auberge. Il secoua la tête et sortit.

«C'est un fou», songea Pâquette qui, ayant pris une petite dame-jeanne de Saumur, regagna le cabinet d'où elle sortait quand elle avait rencontré Maurevert.

—J'ai eu peur, dit Pâquette en entrant.

—De quoi? fit la voix narquoise de Pardaillan.

Ces gens que Maurevert avait failli apercevoir, ou qui auraient pu l'entrevoir lui-même si Pâquette n'avait si vivement fermé la porte, ces gens, c'était Pardaillan et Charles d'Angoulême, qui, après le départ de Jacques Clément, étaient restés à la même table, dans le même cabinet...

—De quoi? reprit Pâquette. D'un homme à sinistre visage qui ne m'a pas répondu un mot quand je lui ai parlé, qui est entré dans l'auberge, Dieu sait comme, et qui peut-être est à votre recherche!...

—Eh bien, qu'il cherche! dit froidement le chevalier. Ainsi, ma belle Roussette, et vous, ma jolie Pâquette, vous êtes ici non pas les hôtesses du Pressoir-de-Fer, comme l'assure votre enseigne, mais, à vrai dire, les servantes de cette dame mystérieuse... Ses servantes! Peut-être ses espionnes?...

Le mot n'offensa nullement les deux anciennes ribaudes.

—Ni servantes ni espionnes, dit simplement Pâquette... Seulement, voici: le lendemain du jour où nous avons ouvert ici une auberge à laquelle nous avons donné cette enseigne en mémoire de vous et aussi en mémoire de Catho, ce jour-là, nous reçûmes la visite d'un grand bel homme qui eût été magnifique et tout à fait plaisant à voir s'il n'eût eu la mine sévère, et d'une tristesse telle que jamais je ne vis tristesse pareille. Est-ce vrai, la Roussette?...

—C'est vrai, Mgr Farnèse était à la fois le plus magnifique cavalier et le prêtre le plus lugubre qu'on puisse imaginer.

—Mgr Farnèse! s'exclama sourdement Charles d'Angoulême.

—C'était le nom de cet homme, comme nous l'apprîmes plus tard. Il paraît qu'il est cardinal. Enfin, il nous proposa de nous aider dans l'établissement de notre auberge à telles enseignes qu'il paya pour nous les huit mille livres que coûta cet établissement. Non content de cela, il nous assura qu'il nous ferait une rente de six cents écus pour nous deux, si nous voulions consentir a lui louer à perpétuité une salle au fond de notre auberge et à laisser percer dans cette salle une porte communiquant avec la maison voisine. Tout cela fut accepté, bien entendu... Et, peu à peu, cet homme nous instruisit de ce qu'attendait de nous sa maîtresse... La salle du fond fut magnifiquement meublée... il s'y passa quelquefois des orgies merveilleuses... d'autres fois, on y attira des gens que nous ne revîmes jamais.

—Lorsque nous vîmes qu'il se passait là d'étranges événements, continua Pâquette, nous nous repentîmes, mais il était trop tard. Et puis, que nous demandait-on? Simplement de conduire jusqu'à la salle en question les gens qui viendraient nous faire un signe.

—Pareil à celui que vous a fait tout à l'heure ce jeune homme?

—C'est bien cela... Nous ignorons ce qui se passe dans la maison voisine...

—Et vous n'avez jamais essayé d'y pénétrer?...

—Oh! que si!... s'écria naïvement la Roussette. Seulement...

—Seulement? interrogea Pardaillan.

—Eh bien, continua la Roussette, un jour nous avons voulu ouvrir, et nous n'avons pas pu. Alors, la curiosité nous a prises toutes les deux, et Pâquette s'est décidée à frapper à la porte selon le signal convenu.

—Et ce signal? demanda négligemment le chevalier.

La Roussette et Pâquette se regardèrent avec effarement.

—Le signal! balbutia Pâquette.

—Oui, je vous demande par quel signal vous parvîntes à ouvrir la porte; car, finaudes comme vous êtes toutes deux, vous avez dû y parvenir.

—Hélas! monsieur le chevalier, vous ne savez donc pas que nous risquons notre vie à vous parler de ces choses? Que serait-ce si nous faisions la révélation que vous nous demandez!...

—Eh bien, n'en parions plus! dit Charles d'Angoulême.

—C'est cela, reprit Pardaillan. Ne parlons plus du signal. Mais vous pouvez continuer votre récit.

La Roussette, à qui la langue démangeait comme à une digne commère qu'elle était, reprit donc:

—Ce fut la Pâquette qui frappa. A peine eut-elle frappé que la porte s'ouvrît. Et nous reculâmes...

—Bah! c'était donc bien terrible?...

—Vous allez voir, reprit la Roussette en frissonnant. Dès que nous fûmes entrées, la porte se referma d'elle-même... la lumière qui inondait la pièce où nous étions s'éteignit. Je poussai un grand cri et tombai à genoux... Je fermai les yeux!...

—Moi aussi! ajouta Pâquette.

—Lorsque je les rouvris, continua la Roussette, je vis qu'un peu de clarté s'était faite dans la pièce, suffisante pour laisser voir deux cordes qui pendaient au plafond, et, au bout de chaque corde, un beau noeud coulant... Alors, je compris que nous allions être pendues, et je me mis à pleurer... Tout à coup, deux hommes apparurent, deux géants masqués de noir. Je ne sais ce que pensait Pâquette, mais moi je ne pensais même plus; l'horreur me paralysait; l'un des géants saisit le noeud coulant qui se balançait au-dessus de ma tête, il baissa ce noeud jusqu'à moi qui étais à genoux, et bientôt je sentis que la corde me serait le cou...

La Roussette, à ce mot, porta la main à son cou, par un geste machinal, et respira longuement. Pâquette murmura:

—Pendant ce temps, l'autre géant me serrait le cou à moi!...

—Et comment fûtes-vous sauvées?

—Vous allez voir, continua la Roussette. Quand j'eus la corde au cou, je me mis à réciter en moi-même une prière pour tâcher au moins de sauver mon âme, puisque je ne pouvais plus sauver mon corps. Ayant entrouvert un oeil, je vis que les deux géants avaient disparu. Nous étions l'une en face de l'autre, à genoux, chacune avec notre corde au cou. Je ne sais quelle figure je pouvais faire, mais celle de Pâquette m'épouvanta. Je voulus lui parler, mais aucun mot ne sortit de ma gorge. Alors, monsieur le chevalier, oh! alors, il se passa une chose vraiment effrayante. Écoutez... Comme je regardais Pâquette que je voyais blanche comme une morte avec des traits tout retournés, je vis que la corde qu'elle portait au cou et qui était accrochée au plafond par l'autre bout, oui... cette corde se mit à se tendre!... Pâquette poussa un cri... Au même instant, elle se mit debout. Et, dans ce même instant, je sentis que la corde que j'avais à mon cou se tendait aussi et, moi aussi, je poussai le même cri.

—Oui, le cri de chat sauvage, hein?

—Oui, monsieur le chevalier, dit la Roussette ébahie. Et, moi aussi, je me mis debout!... Alors, j'essayai de défaire le noeud: impossible!... La corde se tendait. Elle m'attirait vers le plafond... mais elle se tendait lentement, si lentement que je la voyais se tendre, monsieur. Oh! je voulus l'arrêter, je la saisis... Mais la corde continuait de se tendre... Encore un peu, encore une petite secousse, et la corde m'enlèvera, je serai suspendue, je serai pendue.

—Tais-toi! Tais-toi! haleta Pâquette affolée.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel la Roussette et Pâquette se remirent de leur émotion en vidant un gobelet de vin que Pardaillan leur versa de la dame-jeanne.

—J'en ai gardé la petite mort, reprit alors la Roussette. Mais enfin, pour achever de vous raconter, voilà que je vois tout à coup la Pâquette qui saisit une chaise près d'elle juste au moment où sa corde, à elle, allait la soulever! Et elle grimpe sur la chaise. Dans mon dernier regard, je vois aussi un escabeau près de moi. Je l'attire, je monte! Nous voilà sauvées... sauvées pour dix minutes... car les maudites cordes, comme si de rien n'était, continuaient à se tendre!... Au bout de dix minutes, donc, dix siècles, mes gentilshommes, dix agonies, dix morts! au bout de ce temps, dis-je, voilà les cordes retendues!... Plus d'espoir, alors!... Je me hisse sur la pointe des pieds, et, tout d'un coup, comme dans une folie, je me mets à crier: «Grâce! Grâce!...»

—Et moi aussi, dit la Pâquette. En entendant la Roussette, je crie: «Grâce! Grâce!...»

—Et notez qu'il n'y avait personne!... Mais je crie de plus belle: «Grâce! Je ne le ferai plus...» Alors, la corde s'arrête tout à coup de se tendre! Et même elle se détend un peu!... «Grâce! Plus jamais je n'entrerai ici!...» La corde se détend!... Et voilà qu'une voix sortie de je ne sais où, une voix qui me glace d'horreur, une voix pourtant douce, nous dit: «Vous repentez-vous?...»

—Oui! oh! oui! que nous crions en sanglotant toutes deux.

—Essaierez-vous encore de surprendre des secrets sacrés?...

—Jamais! oh! jamais!...

«Eh bien, pour cette fois, Dieu vous a fait grâce! Allez, et soyez fidèles!...» A ces mots, continua la Roussette haletante, voilà les cordes qui se détendent tout à fait. Je saute au bas de mon escabeau. Pâquette saute en bas de sa chaise. Je m'évanouis. Lorsque je revins à moi, je me trouvais étendue dans une salle de l'auberge, et Pâquette était près de moi.

La Roussette se tut quelques instants. Elle se frottait doucement le cou.

—Voilà, reprit Pâquette, ce qui nous est arrivé pour avoir voulu regarder de l'autre côté de cette porte...

—Diable! fit Pardaillan, mais moi, tout ce que vous racontez là me donne une furieuse envie d'aller y voir...

Les deux hôtesses effarées se regardèrent en pâlissant.

—Gardez-vous-en! murmura l'une.

—Il vous arriverait malheur! dit l'autre.

—Bah! bah! je crois que vous exagérez un peu. Et puis, après tout, ce ne sera jamais aussi terrible que le pressoir de fer auquel votre enseigne me fait songer...

La journée, peu à peu, dans ces récits, s'était écoulée; le soir était venu. Dans l'auberge, des flambeaux s'étaient allumés. Pendant ce temps, la dame-jeanne s'était vidée. Après la dame-jeanne, de nombreux flacons avaient succombé aux attaques réitérées. Et il va sans dire que la Roussette était plus rouge que jamais, et que Pâquette devenait coquelicot. Si bonnes buveuses qu'elles fussent, Pardaillan, qui était un terrible buveur de pots quand il s'y mettait, les avait mises à merci.

—Voyons, reprit-il tout à coup, que diriez-vous si je vous demandais de me révéler le signal?

—Le signal? bégaya la Roussette.

—Eh oui, le fameux signal qui fait ouvrir la porte de communication...

Pardaillan souriait béatement en parlant ainsi. La Roussette et Pâquette étaient à peu près ivres; mais, comme nous avons dit, c'étaient de solides commères, des biberonnes capables de boire sans perdre de leur raison que ce qu'il leur convenait d'en perdre. A la question de Pardaillan, la Roussette, femme prudente, prépara sa retraite:

—Allons, Pâquette, fit-elle, il s'en va temps de préparer le dîner de messieurs les écoliers; pendant que nous en contons ici, nos mâtines de servantes doivent laisser brûler la venaison. Viens, Pâquette...

Et elle fit la révérence à Pardaillan, tout en reculant. Tout à coup, le chevalier la saisit par le bras en disant:

—Prenez garde, mon enfant, vous alliez tomber. Et voici la jolie Pâquette qui fléchît aussi sur les genoux. Tenez-la! Soutenez-la! Retenez-la donc, mon brave compagnon! C'est étonnant comme ce petit vin du Saumurois casse les jambes aux femmes et donne de la force au bras des hommes!

Le duc d'Angoulême, au premier mot, au premier coup d'oeil de Pardaillan, avait compris et suivi Pâquette qu'il maintenait solidement. En même temps, Pardaillan s'était levé, avait repoussé du genou la porte entrouverte, et, se retournant:

—Vous n'avez pas répondu à ma demande, fit-il avec une grande douceur.

—Monsieur le chevalier, dit la Roussette avec une sorte de dignité, écoutez-moi: je me suis battue pour vous autrefois. J'étais dans le Temple avant même Catho, et voici la Pâquette qui, comme moi, a risqué sa vie pour sauver la vôtre. Depuis cette époque, et cela date de loin, il n'est pas de journée où nous n'ayons causé de vous avec grande admiration. En sorte, monsieur le chevalier, que nous avions de vous l'idée même qu'on se fait d'un roi... Allons-nous être forcées de nous en repentir?...

Et la digne hôtesse versa quelques larmes, tandis que Pâquette continuait à son tour:

—Ah! monsieur le chevalier, je n'aurais jamais cru qu'un jour ce serait vous qui condamneriez la Roussette et la pauvre Pâquette. Car, si nous vous répondons, nous serons tuées sans miséricorde!

Pardaillan répondit gravement:

—Vous me fendez l'âme toutes les deux. Vous n'avez que trop raison. Je suis un ingrat!

—Vous vous moquez de deux pauvres filles, dit tristement la Roussette.

—Croyez-vous? En êtes-vous sûres?... Moi, je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que vous me donnerez le signal, ou je suis décidé à vous poignarder de ma main.

Pardaillan tira sa dague. Les deux femmes s'interrogèrent d'un regard navré, poussèrent un terrible soupir, et la Roussette, enfin, balbutia:

—Sur la porte, il y a une croix formée de cinq gros clous. Frappez successivement sur ces cinq clous, en haut, en bas, à gauche, à droite et enfin au centre: la porte s'ouvrira!...

Aussitôt, elle couvrit son visage de ses mains et murmura en pleurant:

—Nous sommes perdues!...

—Vous êtes de bonnes filles, dit Pardaillan avec une grande douceur: vous me pardonnerez donc de vous avoir malmenées... Votre auberge vaut douze à quinze mille livres... Je vous l'achète!

A ces mots, il vida sur la table le contenu de sa ceinture de cuir, et il fit signe à Charles, qui l'imita sans hésitation. La Roussette et Pâquette, apercevant le tas de ducats d'or, furent instantanément consolées, tout en gardant un restant de terreur à la pensée de la vengeance qu'elles encouraient.

—Avec cet or, dit Charles, vous pouvez fuir...

—Bah! bah! s'écria la Roussette plus enivrée par la vue des ducats qu'elle ne l'avait été par le vin, pourquoi fuir, mon gentilhomme?...

—Mais les cordes?... les fameuses cordes qui se tendent si lentement?...

—Bon. Nous jurerons que vous êtes entrés à l'auberge avec le cavalier de tout à l'heure, et que c'est lui qui vous a indiqué le signal.

—Et si on ne vous croit pas?

—Alors, il sera temps de songer à fuir.

Pardaillan admira avec quelle facilité les femmes savent résoudre les cas de conscience; puis, suivi de Charles d'Angoulême, il se dirigea vers la salle somptueuse qui servait pour ainsi dire de transition entre l'auberge et le palais. Il marcha droit sur la porte et vit les cinq gros clous signalés par la Roussette. Alors, du poing, il se mit à frapper sur ces clous, dans l'ordre qui lui avait été indiqué. Au cinquième coup, la porte s'ouvrit!...

.......................................................

Après le départ de Maurevert, Fausta avait renvoyé ses femmes.

Fausta avait reçu avec un calme étrange la nouvelle de la fuite de Pardaillan. Demeurée seule, elle ferma soigneusement les portes, abaissa les tapisseries qui les voilaient, lentement alla s'asseoir et se mit à songer:

«Cet homme m'a dit qu'il ferait obstacle à mes projets. Il tient parole. Tout m'a réussi jusqu'au jour où il est entré dans ma vie. Tout s'effondre depuis l'instant où il s'est révélé à moi...»

Ce qui se passait en elle était effroyable.

Fausta sentait, comprenait qu'elle pleurait. Mais ses larmes, au lieu de déborder des paupières, au lieu d'être des gouttes visibles brûlant ses joues, étaient des larmes invisibles et semblaient retomber sur son coeur comme du plomb fondu.

Ce qui souffrait en elle, ce qui se débattait, c'était la créature humaine, la femme. Et, ce qui demeurait ainsi paisible dans ce fauteuil, c'était une Fausta pour ainsi dire artificielle, la souveraine de l'orgueil, celle qui ne s'était jamais vue pleurer et qui jamais n'avait eu peur.

«Ce Maurevert, songea-t-elle, m'a parlé de leur épouvante, à tous. Et moi?... Épouvante, qui es-tu?... Épouvante, je t'ignore!...»

Et elle vit que désormais elle n'ignorait plus l'épouvante. Elle comprit que, si Pardaillan était libre, elle tremblait.

«C'est ma propre faiblesse qui fait sa force, continua-t-elle. Il y a en moi un sentiment que je ne devais pas connaître. Entre Dieu et moi, ce pacte avait été fait. Je devais être la Vierge immaculée non seulement dans son corps mais dans le plus secret de sa pensée... Je ne suis plus la Vierge...»

Fausta prononça ces mots presque à haute voix. Et qui les eût entendus n'eût eu aucune idée de la rage, de la terreur, de la honte qui bouleversaient cette âme.

Peu à peu, pourtant, elle s'apaisa.

«Mais, pour exécuter mon projet, gronda-t-elle à un moment, il n'en faut pas moins que cet homme soit retrouvé, qu'il soit de nouveau en mon pouvoir! Et si cela n'arrive jamais?...»

Comme elle pensait ces choses, un coup fut frappé à la porte de communication par où l'on pénétrait dans l'auberge.

«Qui peut venir?» songea Fausta.

Le deuxième coup fut frappé.

«Est-ce Guise?... Est-ce le moine?... Qui est-ce?...»

La porte, une fois les cinq coups frappés dans l'ordre, s'ouvrait automatiquement. Mais Fausta pouvait l'empêcher de s'ouvrir, simplement en poussant un léger verrou qui faisait obstacle à la marche du mécanisme. Au quatrième coup, elle eut soudain l'idée de pousser ce verrou. Un étrange sentiment la poussait à ne pas recevoir celui qui frappait... quel qu'il fût. Elle se leva vivement et marcha à la porte.

A ce moment, le cinquième coup fut frappé et la porte s'ouvrit. Fausta s'arrêta, pétrifiée: Pardaillan était devant elle. Le chevalier se tourna vers Charles d'Angoulême, et, d'un ton étrange:

—Monseigneur, dit-il, je compte sur vous pour veiller sur ce prisonnier...

«Quel prisonnier?» se demanda Charles, stupéfait.

—Si, dans une heure, vous ne m'avez pas revu, tuez sans pitié, puis sautez à cheval, courez à Chartres à franc étrier, et prévenez le roi...

«De quoi faut-il prévenir le roi?» gronda en lui-même le jeune duc, étourdi.

Sa confiance dans la force et l'esprit d'invention de Pardaillan était illimitée. Mais il sentait que le chevalier jouait en ce moment un jeu effroyable et Charles, au lieu de répondre, se dit qu'il serait le dernier des lâches s'il n'entrait pas en même temps que son compagnon dans l'antre de la Fausta. Il fit donc résolument un pas.

—Monseigneur, dit Pardaillan en lui saisissant le bras, vous m'avez bien compris, n'est-ce pas?

Et, cette fois, le ton était tel que Charles comprit que, de son obéissance passive, dépendaient le succès de l'entreprise et la vie du chevalier.

—Soyez tranquille, dit-il, si, dans une heure, vous n êtes pas de retour où vous savez, je tue, et, dès demain matin, dès cette nuit, Henri III est prévenu.

—Admirable! fit Pardaillan.

Et il entra, cessant de maintenir ouverte la porte La porte, alors, se referma d'elle-même, lourdement Pardaillan s'était avancé vers Fausta, la tête découverte, la plume de son chapeau balayant le tapis. Il s'inclina.

—Madame, dit-il en se redressant, daignerez-vous me pardonner de me présenter chez vous à une heure tardive et par une porte dérobée.

Fausta s'était assise. Une joie funeste brillait dans son regard. Elle s'était accoudée au bras de son fauteuil, et telles étaient sa pâleur et son immobilité qu'il eût été facile de la prendre pour quelque beau marbre. Pardaillan reprit:

—Un entretien de vous à moi, madame, était indispensable et urgent. Je me suis introduit chez vous comme j'ai pu. Voulez-vous me pardonner cette grave infraction aux règles de toute étiquette, soit princière ou royale, soit pontificale?

Cette fois, Fausta fit un geste: elle frappa d'un marteau sur un timbre. Un homme entra, qui ne témoigna d'aucun étonnement à la vue de l'étranger.

—Combien de gardes au palais demanda Fausta d'une voix calme.

—Vingt-quatre arquebusiers, dit l'homme. Mais, si Votre Sainteté le désire, on peut faire aussi venir les archers dont c'est le jour de repos jusqu'à minuit.

—Combien de gentilshommes de service? reprit la Fausta.

—Les douze ordinaires. Mais...

—Silence. Faites prendre les armes aux gardes et surveillez toutes les issues. Que les gentilshommes de service se tiennent prêts à entrer ici au premier coup de sifflet. Allez.

L'homme fit une génuflexion et sortit. Pardaillan sourit. Les mesures prises par la Fausta le soulageaient d'une inquiétude. Cette femme était peut-être une tigresse, mais c'était une femme. Maintenant, il était sûr d'avoir affaire à des hommes. Cette pensée le rassura.

—Qui êtes-vous? demanda la Fausta, comme si elle eût vu alors pour la première fois l'homme qui était devant elle.

—Madame, dit Pardaillan, je suis celui à qui vous avez fait commettre une impardonnable faute. Grâce à votre habileté à vous déguiser, grâce à l'incomparable souplesse avec laquelle vous maniez l'épée, vous m'avez forcé, devant la Devinière, à vous prendre un instant pour un homme; vous m'avez forcé à croiser le fer avec une femme; vous m'avez forcé à toucher cette femme au front... C'est une chose que je ne me pardonnerai jamais, madame...

Pardaillan, son chapeau à la main droite, la main gauche appuyée à la garde de la rapière, l'oeil doux, la figure paisible, parlait avec un accent de profonde sincérité. Fausta jeta sur lui un furtif regard. Et ses yeux, à elle, se troublèrent. Son sein palpita.

Il est certain que, si elle était une magnifique expression de la splendeur féminine, Pardaillan, dans cette attitude un peu théâtrale, mais qui lui seyait à merveille, avec son visage rayonnant de générosité, était un, admirable type de beauté masculine.

Fausta comprit qu'elle avait devant elle un adversaire digne de sa puissance.

—Monsieur de Pardaillan, dit-elle, je vous pardonne d'être entré ici sans y être appelé. Je vous pardonne de m'avoir touché au front. Mais je vous déclare que vous ne sortirez pas d'ici vivant. Vous avez entendu les ordres que j'ai donnés?

Pardaillan fit oui de la tête. Fausta reprit avec un sourire livide:

—Je vous pardonne aussi, puisque vous allez mourir, d'avoir surpris mes secrets, de savoir qui je suis.

Pardaillan s'inclina.

—Madame, dit-il avec cette charmante naïveté de la voix et du regard qui n'appartenait qu'à lui, puisque vous voulez bien me pardonner tout cela, pourquoi donc voulez-vous me tuer?...

Fausta devint plus pâle qu'elle n'était. Et ce fut d'une voix morte, sans accent, qu'elle répondit:

—Vous allez comprendre d'un seul coup, monsieur de Pardaillan, combien je vous admire, combien je vous estime, et combien je suis sûre de vous tuer tout à l'heure. Je veux vous tuer, monsieur, parce que ce n'est pas au front, mais au coeur que vous m'avez touchée. Si je vous haïssais, je vous laisserais vivre. Mais il faut que vous mouriez, parce que je vous aime.

Pardaillan frémit. Ce qui venait d'être dit lui parut plus redoutable mille fois que l'ordre donné en sa présence. Il se sentit perdu... Et, pourtant, il voulut, par un calme absolu, demeurer digne de l'effrayante adversaire et maître de la terrasser. Voici ce qu'il répondit:

—Madame, vous m'aimez. Et moi aussi, vous m'apparaissez d'une si splendide hideur, vous êtes à mes yeux une si inconcevable force de beauté, de deuil et de terreur que je vous aimerais, oui, je vous aimerais, si je n'aimais...

—Vous aimez? dit Fausta, non pas avec colère, non pas avec curiosité, ni avec amour, ni avec haine, mais seulement avec cette effroyable froideur que nous avons signalée.

—Oui, j'aime, dit Pardaillan avec une infime douceur. Et j'aimerai jusqu'à la dernière minute de ma vie. Il n'y a pas dans mon âme d'autre sentiment possible que cet amour par lequel j'étais, sans lequel je ne serai plus. Je l'aime, madame, je l'aime morte...

—Morte!

—Ce fut presque un cri qui échappa à Fausta, une sourde exclamation où se heurtaient de l'étonnement, de la joie et peut-être aussi, qui sait? du regret. Car Fausta, sincère dans son rôle de vierge, eût triomphé dans son coeur d'une jalousie contre une vivante.

—Vous devez penser que je suis un misérable fou, reprit Pardaillan. Mais cela est. J'aime la morte, depuis seize ans qu'elle est morte... Aussi, madame, je vous le jure d'honneur, je bénirais la minute où les assassins que vous venez d'aposter vont se ruer sur moi, si je n'avais intérêt à vivre encore. Je vivrai donc, puisqu'il le faut.

Pour la seconde fois, Fausta ressentit comme une violente humiliation. Elle venait, ainsi que le disait Pardaillan, d'aposter des assassins prêts à se ruer. Et Pardaillan affirmait avec sa belle simplicité:

«Je vivrai donc puisqu'il le faut...»

Elle fut sur le point de donner le signal. Une intense curiosité, un ardent désir de mieux connaître cet homme la retinrent. Elle l'examinait avec un prodigieux étonnement. Il avait baissé la tête, comme pensif, après ce qu'il venait de dire. Il la releva soudain. Un fin sourire se jouait sur ses lèvres.

—Madame, dit-il, avant que je n'entreprenne de me colleter avec vos gens et de les réduire à la raison...

—Vous pensez les réduire! interrompit Fausta.

—Madame, je ne sortirai pas d'ici que je n'aie obtenu ce qu'il est nécessaire que j'obtienne, dit simplement Pardaillan. Et, pour cela, je dois tout d'abord vous dire comment j'ai pu entrer ici...

Et, en lui-même, Pardaillan s'écria:

«O ma digne Pâquette, ô ma tendre Roussette, voici pour vous sauver un peu... Il faut que vous sachiez, continua-t-il à haute voix, que j'ai un ennemi... excusez-moi, madame, ces détails sont nécessaires: cet ennemi est un moine jacobin, il s'appelle Jacques Clément. Ce moine, reprit Pardaillan, je me suis saisi de lui, tout à l'heure, lorsqu'il est sorti de votre palais. Et je sais ce qu'il veut faire.»

Pardaillan ne savait rien qu'une chose: c'est que Jacques Clément voulait tuer Henri III et qu'il était entré chez la Fausta. Tout le reste, avec sa vive imagination, il venait de le supposer. Et, tandis qu'il parlait, il se disait:

—Si je me trompe, je suis mort. Si Fausta n'a pas elle-même armé le bras de Jacques Clément, si elle n'a pas un immense intérêt à tuer Valois, je ne sortirai pas d'ici...

Fausta avait fermé les yeux. Il ne voyait pas ce qu'elle pensait. Mais il continua bravement:

—Frère Jacques Clément, madame, doit tuer Henri III. Et c'est vous qui le poussez à ce meurtre. Voilà ce que je sais, madame! Par Jacques Clément, en le forçant à parler, j'ai su comment on entrait ici; j'ai su son dessein, qui est le vôtre. Je connais ce moine depuis longtemps, madame. En le choisissant, je puis vous dire que vous avez choisi un terrible instrument. Il réussira. Il frappera Valois. De ce fait, M. le duc de Guise sera roi.

Il parlait lentement, comme on va pas à pas sur un terrain inconnu, plein de fondrières.

—Pour que Jacques Clément réussisse, continua-t-il, que faut-il tout d'abord?... Qu'il soit rendu à la liberté... Il faut ensuite que le roi Henri III ne soit pas prévenu que M. le duc de Guise veut le faire trucider...

Cette fois; le coup fut si rude que Fausta tressaillit. Pardaillan perçut ce tressaillement et respira longuement.

—Je commence à croire que je ne suis pas encore mort! songea-t-il.

—Ainsi, dit Fausta, le moine vous a avoué qu'il veut tuer Henri de Valois?

—Ai-je dit cela, madame? Mettons que je me suis trompé, car Jacques Clément ne m'a rien dit. Seulement, je sais qu'il doit tuer le roi pour le compte de Guise et, sachant cela, je me suis emparé de lui. Si je suis libre, si vous m'accordez la grâce que je viens solliciter, Jacques Clément est libre, et il va où il veut, il fait ce qu'il veut. Car que m'importe à moi que Valois vive ou meure! Mais, je vous le dis, la mort de ce roi intéresse le duc de Guise. Si Valois ne meurt pas promptement. Guise est perdu. Il le sait. Vous le savez. La vie de Henri III, c'est la mort de Guise et la vôtre!

A cet exposé si simple et si terrible, et si vrai, de toute la politique de cette époque, Fausta comprit qu'elle n'avait pas seulement devant elle un homme d'une bravoure exceptionnelle, mais aussi une intelligence d'une profonde sensibilité. Elle soupira. Et sa pensée, à ce moment, était celle-ci:

—Pourquoi ce pauvre gentilhomme sans feu ni lieu ne s'appelle-t-il pas duc de Guise?...

—Donc, reprit le chevalier, sachant sûrement que Clément a été armé par Guise, par vous, sachant que, de longtemps, vous ne retrouverez pas un homme capable, d'un geste de son bras, de changer les destinées du royaume de l'Eglise, moi, Pardaillan, je me suis emparé de ce moine. Et, si vous me frappez, il meurt, comme vous avez pu l'entendre par la promesse que Mgr le duc d'Angoulême vient de me faire. Il meurt. Henri III est prévenu que Guise le veut tuer. Guise est perdu, et vous aussi. Est-ce clair?

Fausta, blanche comme une morte, Fausta souffrait en ce moment comme elle n'avait jamais souffert. Elle haïssait cet homme qui la bravait, d'une haine furieuse, d'une haine humaine... elle qui avait voulu s'élever au-dessus de toute humanité... et elle était prête à se jeter à ses genoux, à crier grâce, à s'avouer vaincue, à humilier son orgueil, à proclamer son amour, à hurler enfin qu'elle n'était qu'une femme!...

—Que voulez-vous? demanda-t-elle rudement.

—Peu de chose; contre la liberté de Jacques Clément, je vous demande la vie et la liberté de deux hommes. Est-ce trop pour payer la mort d'un roi?...

—Deux hommes? dit Fausta surprise.

—Nous y voici donc, fit Pardaillan. Je vais vous dire, madame. Ces deux hommes, je ne les connais pas. Leur vie ou leur mort m'est indifférente, comme celle de Valois. Seulement, vous avez vu tout à l'heure ce jeune homme qui maintenant s'apprête à égorger Jacques Clément s'il ne me revoit pas. Eh bien, ce jeune homme a une mère qui s'appelle Marie Touchet. Et cette femme, un jour que mon père allait subir le supplice, est apparue dans la prison et a sauvé mon père... et moi, par la même occasion. Le fils de Marie Touchet m'est sacré, madame. Alors, voyez comme c'est simple: tout naturellement, je me suis mis à aimer ce qu'aime mon seigneur duc, et j'ai éprouvé une vive affection pour cette pauvre petite bohémienne que vous avez voulu faire brûler vive... Me suivez-vous, madame?

—Oui. Vous venez me demander Violetta. Mais j'ignore où elle peut être.

—Je viens, dit Pardaillan, vous demander la vie du père de Violetta et d'un autre malheureux; le prince Farnèse et maître Claude sont enfermés ici, condamnés à mourir. Ce sont ces deux hommes que je suis venu vous supplier humblement de rendre à la lumière du jour.

Ici, Fausta établit rapidement dans sa tête que quelqu'un autour d'elle la trahissait. Car comment Pardaillan eût-il appris que Claude et Farnèse étaient enfermés dans son palais? Elle dédaigna de se demander qui était ce traître.

—Ainsi, fit-elle d'une voix qui résonna avec une étrange douceur, vous êtes venu vous faire tuer ici dans l'espoir de sauver deux hommes que vous ne connaissez pas?

—Je crois que vous faites erreur, madame, dit Pardaillan. Je suis bien venu pour sauver ces deux hommes, mais je ne suis pas venu pour me faire tuer, puisque je vous ai dit tout au contraire qu'il est nécessaire que je vive encore. Je vous propose un marché, voilà tout, estimant que la vie de Jacques Clément que je tiens dans mes mains vous est plus précieuse que la vie de Farnèse et de Claude. Me serais-je trompé? ajouta-t-il avec une inquiétude réelle, si réelle qu'elle eût pu paraître feinte à toute autre que Fausta.

—Vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle gravement. Et la preuve c'est que je fais grâce à ces deux hommes, condamnés pourtant par un tribunal dont les sentences sont sans appel.

Pardaillan demeura stupéfait. Il ne pouvait croire que la ruse naïve qu'il venait d'employer eût si pleinement réussi.

Mais Fausta venait de frapper deux coups sur le timbre. Un homme entra, et, au moment où il souleva la tapisserie, Pardaillan put voir derrière cette tapisserie des gens immobiles, l'épée à la main.

—Que font les prisonniers? demanda Fausta.

—Le prince Farnèse est assis dans un fauteuil, et le bourreau couché sur le tapis.

«Le bourreau!» s'exclama Pardaillan en lui-même; Une sorte d'angoisse l'envahit. Une sueur froide pointa à son front. Quel était ce bourreau?... Quelle mystérieuse accointance pouvait-il y avoir entre le bourreau et Violetta?... Car, ce bourreau, c'était celui qu'on appelait maître Claude! Celui que Violetta aimait plus encore que son père!...

—Que disent-ils? reprit Fausta.

—Ils ne disent plus rien. Ils semblent privés de sentiment. Cependant, ils vivent encore; la poitrine du cardinal se soulève avec effort, et on entend le souffle haletant de maître Claude...

—Horrible? murmura Pardaillan qui pâlit.

Fausta souriait d'un sourire aigu qui montrait ses dents, admirables perles qui brillaient, sous l'incarnat de ses lèvres...

—Qu'ont-ils dit? Qu'ont-ils fait depuis qu'ils ont commencé à mourir?

Dans les premières heures qui ont suivi la sentence du sacré tribunal, les deux condamnés sont restés immobiles, chacun dans un coin, comme prostrés et abattus. Puis le bourreau a cherché un moyen de sortir. Lorsqu'il eut constaté l'impossibilité de la fuite, il s'est tenu tranquille. Des heures se sont passées. Puis ils ont commencé à souffrir vivement, car ils se sont rapprochés Fun de l'autre et ont cherché dans un échange de paroles un oubli momentané de la souffrance.

L'homme parlait froidement; il ne faisait pas un récit; il faisait un rapport, voilà tout.

—Puis, continua l'homme, ils se sont séparés à nouveau. Le cardinal s'est assis dans un fauteuil et a fermé les yeux. Le bourreau s'est tenu debout dans l'angle opposé, regardant fixement devant lui. Enfin, sont arrivées les grandes souffrances. D'abord, des plaintes se sont élevées; puis ces plaintes sont devenues des cris; puis ces cris sont devenus des hurlements; la folie furieuse s'est déclarée; tous les deux se sont rués sur la porte qu'ils ont martelée de coups. Puis, peu à peu, après quelques heures de fureur, ils ont pleuré, ils ont demandé une goutte d'eau...

—Affreux! oh! c'est affreux! haleta Pardaillan.

—Continuez, dit simplement Fausta.

—Enfin, ils ont commencé de râler; les grandes souffrances sont passées et l'agonie, je crois, est bien proche.

Fausta se tourna vers Pardaillan, qui, livide, essuyait son front. Et elle dit:

—J'ai voulu, monsieur, vous faire savoir que ces deux hommes sont bien près de la mort...

Pardaillan fit un effort pour échapper à cette impression d'horreur qui venait de le paralyser.

—Qu'on ouvre la porte de leur chambre, qu'on ranime les deux condamnés. Qu'on les ramène à la vie et à la force par un prudent emploi de la liqueur qui nous sert en pareil cas. Puis, quand ils seront capables de marcher, qu'on les conduise jusqu'à la rue et qu'on les y laisse libres en leur disant que grâce leur est faite de par l'intercession de M. le chevalier de Pardaillan...

—Madame! murmura Pardaillan.

Fausta fit un geste hautain qui signifiait:

—Attendez! ce n'est pas fini entre nous!...

L'homme qui venait de faire le rapport s'était retiré. Un mortel silence s'établit. Pardaillan considérait avec une indéfinissable horreur cette femme, qui pourtant venait de lui donner si complète satisfaction. Près d'une demi-heure se passa ainsi. Puis l'homme reparut en disant:

—Les condamnés ont été ranimés selon l'ordre donné. Il ne reste plus qu'à les conduire jusqu'à la rue.

—Monsieur le chevalier de Pardaillan, dit Fausta, accompagnez vos amis jusqu'au grand vestibule: je vous attends ici... car, si je vous prouve que j'ai accepté le marché proposé, vous devez me prouver à votre tour que mon homme à moi est libre comme sont libres vos deux hommes à vous...

Elle fit un signe, et l'homme au rapport s'inclina et sortit, suivi de Pardaillan. Rapidement, le chevalier, à la suite de son conducteur, franchit deux ou trois vastes salles magnifiquement décorées, longea un couloir et parvint à une porte ouverte.

«C'est là», dit le conducteur.

Le chevalier entra et, assis sur des fauteuils, il vit le prince Farnèse et maître Claude. Un personnage vêtu de noir, quelque médecin sans doute, était penché sur eux et achevait de les rappeler à la vie...

Quelques minutes se passèrent. Pardaillan attendait, la gorge serrée par l'angoisse, regardant avec une maladive curiosité ces deux visages d'hommes sur lesquels la souffrance avait laissé des traces terribles.

Puis le personnage noir se releva avec un rire silencieux de satisfaction et se tourna vers Pardaillan:

—Ils en reviendront, dit-il avec une grimace qui voulait être sans doute un sourire. Ils en reviendront, s'ils prennent la précaution de manger et de boire avec une grande modération pendant huit jours: Louée soit notre souveraine sacrée qui fait grâce!

Là-dessus, le personnage noir fit une courbette et s'éclipsa. Pardaillan regarda vivement autour de lui, vit qu'il était seul, et, s'approchant de Famèse, lui glissa rapidement à l'oreille:

—En sortant d'ici, entrez à l'auberge voisine, rejoignez-y le duc d'Angoulême et allez m'attendre tous les trois à la Devinière, rue Saint-Denis. Eh bien, monsieur, continua-t-il à haute voix, comment vous trouvez-vous?...

Le cardinal et le bourreau eurent un regard effaré, vacillant, rempli de cet immense étonnement qui est le vertige de la pensée. Ils étaient pâles comme des spectres. Leurs joues étaient creuses, leurs yeux profondément enfoncés sous les orbites.

Mais, presque aussitôt, et avec une foudroyante soudaineté, le sang afflua à leurs visages. C'était la liqueur qui agissait. Ils se dressèrent, et leur premier mouvement fut de marcher à la porte; ils s'arrêtèrent avec une crainte d'enfants.

—Au nom de Violetta! murmura ardemment le chevalier.

—Violetta? balbutia Farnèse comme s'il eût éprouvé une grande difficulté à se souvenir et une plus grande encore à parler.

Mais ce nom ainsi jeté produisit sur l'esprit de Claude un effet comparable à celui que le violent révulsif avait produit sur son corps. Il eut une sorte de grondement. Ses poings énormes se serrèrent.

—Vous dites: Violetta! fit-il haletant.

—Oui! dit Pardaillan dans un souffle. Si vous l'aimez, faites ce que je dis: entrez au Pressoir-de-Fer, rejoignez-y le duc d'Angoulême, et, tous trois, allez m'attendre à la Devinière. Silence! On nous écoute...

En même temps, Pardaillan prit une main de Farnèse, une main de Claude et les entraîna:

—Venez, dit-il, n'avez-vous pas entendu que la glorieuse Fausta vous fait grâce?...

Les deux hommes marchèrent. Que leur arrivait-il? Qu'était-il arrivé? Où allaient-ils? Qui était cet homme? Ils ne savaient plus rien. Dans leur tête, il n'y avait que du vide...

Quelques instants plus tard, ils atteignaient le grand vestibule, traînés par le chevalier, qui lui-même était guidé par l'homme de Fausta. Toutes ces salles, ces couloirs qui se succédaient semblaient déserts. Mais, dans le vestibule, il y avait une vingtaine de gardes. La porte, la grande porte de fer s'entrouvrit. Dans le même instant, Farnèse et Claude se trouvèrent dehors.

Si peu de temps que la porte de fer eût été entrouverte, le chevalier en eût peut-être profité pour faire ce qu'il appelait une trouée à travers les gardes massés et se précipiter dehors. Il fut retenu par cette réflexion que, dans l'état où se trouvaient les deux condamnés graciés, il n'y avait pas de défense à espérer de leur part. Ils seraient poursuivis, rattrapés, et tout ce que venait de tenter Pardaillan serait inutile.

Il laissa donc la porte se refermer, et, suivant le même homme qui l'avait guidé, il se retrouva quelques instants plus tard en présence de Fausta. Il s'inclina devant elle, non sans émotion, et lui dit:

«Madame, c'est fait: ces deux malheureux sont libres.»

Et, comme Fausta ne répondait pas, abîmée qu'elle était dans quelque lointaine rêverie:

—Si peu que je sois, continua-t-il, si puissante et glorieuse que vous soyez, qui sait si la gratitude du pauvre chevalier ne vous sera pas un jour de quelque utilité?...

Fausta tourna légèrement la tête de son côté et dit:

—Où est le moine Jacques Clément?...

—Il est libre, madame, répondit Pardaillan sans hésitation. Aussi libre que le cardinal et le bourreau qui sortent de ce logis. Madame, continua-t-il, et une flamme d'intrépidité et d'audace empourpra son visage, libre à vous de me considérer comme un otage. Mais il ne sera pas dit que je vous aurai trompée après l'acte de générosité que vous avez accordé à mon humble prière. En vous l'avouant, je me retire sans doute tout espoir de salut, mais sachez-le: Jacques Clément n'a jamais été en mon pouvoir, et il n'est pas davantage en ce moment au pouvoir du duc d'Angoulême...

—En sorte, dit Fausta, que je puis donner l'ordre de vous mettre à mort sans que les projets du moine sur Henri III en soient interrompus?...

—Vous le pouvez, madame!

Et Fausta, de cette voix sans expression qui faisait frissonner les plus braves, reprit:

—Je vais donc donner cet ordre. Apprêtez-vous à mourir, chevalier!...

Pardaillan, d'un geste lent, tira sa rapière, regarda Fausta en face, et dit:

—Je suis prêt, madame!...

Fausta se leva et s'approcha de Pardaillan.

Celui-ci la reconnut à peine...

Ce n'était plus la statue glaciale et glacée. Ce n'était plus cette synthèse d'orgueil, cette figuration de majesté qui faisait courber les fronts et inspirait la terreur. Celle qui venait vers lui, c'était une femme dans tout l'éclat de la beauté qui s'exalte, dans toute la magnificence de l'amour qui se déchaîne et qui s'offre!...

Les yeux de cette femme, ces splendides yeux noirs pareils à des diamants noirs, versaient de la passion en jets de flamme. Ces yeux pleuraient. Des larmes lentes, silencieuses et brûlantes, qui s'évaporaient au feu des joues.

Pardaillan, des deux mains, s'appuya sur la garde de son épée dont la pointe s'appuyait au plancher. Il se tenait tout raide, dans une immobilité de stupeur.

Lorsque Fausta fut près de Pardaillan, palpitante, le sein soulevé par le tumulte de sa passion déchaînée, les yeux noyés d'une immense douleur, elle leva ses deux bras. Et ces bras, soudain, enveloppèrent le cou de Pardaillan... Et, quand elle le tint ainsi, tandis qu'un sanglot terrible râlait dans sa gorge, elle attira cette tête à elle... Et, alors, ses lèvres pâles, violemment, se posèrent sur les lèvres du chevalier...

La sensation brûlante de ce baiser fit tressaillir Pardaillan jusqu'au plus profond de l'être... mais ses lèvres, à lui, demeurèrent muettes!

Pardaillan reçut le baiser, le violent, le délirant baiser de la vierge. Et il ne le rendit pas... Pardaillan, jusqu'à son dernier souffle, devait aimer la morte!...

Fausta, lentement, dénoua ses bras et se recula...

Lorsqu'elle fut loin, presque au bout de la salle, près de disparaître, elle parla. Et sa voix parvint au chevalier comme une voix lointaine, peut-être une voix d'outre-tombe ou d'outre-ciel... Et voici ce qu'elle disait:

—Pardaillan, tu vas mourir... Non parce que tu t'es dressé devant ma puissance, non parce que tu m'as arraché Violetta, non parce que tu m'as combattue et vaincue... Pardaillan, tu vas mourir parce que je t'aime!...

Elle s'arrêta un instant. Le chevalier, toujours immobile et raide à la même place, toujours appuyé sur sa rapière debout devant lui, la regardait, l'écoutait, et il lui semblait voir une ombre qui s'évanouissait, il lui semblait entendre la musique d'un sanglot.

La voix d'ineffable douceur, mélopée d'amour et de douleur, qui sûrement était plus belle qu'une voix humaine, puisque Fausta, dans cette minute inouïe, s'élevait vraiment au-dessus de l'humanité. La voix reprit:

—Tu es aimé de celle qui n'a jamais aimé: la vierge d'orgueil et de pureté s'est humiliée devant toi; parce que je ne dois pas aimer, l'homme que j'aime doit mourir. Pardaillan, je pleure sur toi, et je te tue. Et, toi qui aimes la morte, toi qui as compris la gloire et l'harmonie de la fidélité, toi qui portes dans ton âme une morte, une morte vivante, tu comprendras le sens du baiser que la vierge a déposé sur tes lèvres. Puisque quelqu'un est entré malgré ma défense désespérée dans cette âme où nul ne devait pénétrer, celui que je porterai dans l'âme sera un mort, comme celle que tu portes, toi, une morte. Adieu, Pardaillan!

A ces mots, Fausta s'éloigna encore, ondoyante et flottante comme une ombre, puis, tout à coup, Pardaillan ne vit plus rien: il était seul; un silence funèbre, un silence de nuit profonde, pesait sur lui.

Mais il n'était pas homme à se perdre longtemps dans le rêve. Il ne tarda donc pas à reprendre pied sur terre, et, s'assurant que sa bonne rapière était toujours dans sa main, il sourit.

—Mourir! murmura-t-il. C'est bientôt dit. Mme Fausta, belle créature en vérité, et c'est dommage qu'un si beau corps renferme une telle méchanceté... m'assure que je vais être tué. Pourquoi? Parce qu'elle m'a embrassé. Par la tête et le ventre, le motif me paraît insuffisant, à moi!...

Cependant, comme la solitude et le silence continuaient à être aussi absolus que possible dans cette pièce, Pardaillan commença à se demander quel genre de mort lui réservait l'étrange magicienne.

Non sans essayer du pied le plancher à chaque pas, l'oeil au guet, la rapière au poing, il se dirigea vers la porte par laquelle il était entré, c'est-à-dire celle qui communiquait avec le Pressoir-de-Fer. Il essaya de l'ouvrir; mais il n'y avait là ni serrure ni verrou; la porte qui s'ouvrait au moyen d'un mécanisme devait se fermer de même; Pardaillan en acquit promptement la conviction.

Il faut pourtant que je m'en aille!

Et, résolument, il se dirigea vers le fond de la salle, vers cette tapisserie derrière laquelle avait disparu Fausta. Il souleva la tapisserie et se vit en présence d'un couloir désert... Où aboutissait ce couloir?

—Cordieu! murmura-t-il en s'avançant, il ne sera pas dit que j'aurai attendu ici le bon plaisir de cette damnée magicienne, comme un renard dans son terrier. En avant donc, et au diable le mystère!

Il avança donc à grands pas et aboutit bientôt dans une salle déserte. Mais, comme il venait d'y entrer, la porte se referma derrière lui. En même temps, à l'autre bout de la salle, une autre porte s'ouvrait...

—Il paraît que c'est par là que je dois passer, fit Pardaillan. Passons donc!

Et il continua de marcher, l'épée à la main. Il marchait dans du silence. Le palais était une solitude. Seulement, à mesure qu'il franchissait une porte, elle se refermait derrière lui. Il traversa ainsi plusieurs salles.

Il commençait à éprouver en quelque sorte une horreur pénétrante. Y avait-il danger de mort? Et où était ce danger? Et en quoi consistait-il?... Il y avait comme une menace lugubre dans ces portes qui se refermaient derrière lui, comme pour lui dire:

—Tu ne repasseras plus jamais par là!...

Et, pourtant, il ne s'arrêtait pas.

«Il faudra bien que j'aboutisse quelque part!» grommelait furieusement le chevalier, qui, pareil au prince de la légende, parcourait l'épée à la main cette façon de palais enchanté.

Et, malgré toute sa force d'âme, il éprouvait le vertige du danger inconnu. Une salle encore fut franchie, salle immense et somptueuse avec ses colonnes de jaspe... la salle du trône; puis deux ou trois pièces encore que Pardaillan traversa presque en courant, les yeux exorbités, l'angoisse au coeur, en criant à pleine voix:

—Mais tout le monde a donc peur de ma rapière, dans ce nid d'assassins!..

Pardaillan se trompait: c'était lui qui avait peur... peur du silence, de la solitude, de l'inconnu. Brusquement, il fut rassuré: il venait enfin de pénétrer dans une salle aux murailles nues. Mais, dans cette salle, il y avait des hommes, des gens en chair et os, bâtis comme lui!... Il respira longuement et se mit à rire, tout en tombant en garde.

Ces gens étaient au nombre d'une trentaine. Ils étaient armés d'épées et de poignards. Ils se tenaient debout, tout autour de la salle, contre les murs. A l'entrée de Pardaillan, aucun d'eux ne fit un geste. Et, dans la minute qui suivit, il eut le temps de bien se rendre compte de sa situation. Elle était terrible...

D'abord, la porte, comme toutes les autres, venait de se fermer. Ensuite, au milieu, au beau milieu du plancher, s'ouvrait un trou carré. Au fond de ce trou, il entendait mugir les eaux de la Seine. S'il faisait un faux pas en se défendant, il tombait dans le trou. S'il se déplaçait, en avant, en arrière, à gauche ou à droite, il se heurtait aux aciers qui luisaient confusément dans cet antre à peine éclairé!... Pardaillan se trouvait dans la salle des exécutions, c'est-à-dire dans cette salle même où maître Claude avait pénétré pour étrangler Violetta.

Il y eut, comme nous l'avons dit, une minute de silence.

«Si je pouvais seulement m'acculer à un de ces angles!» songeait Pardaillan.

Brusquement, retentit de l'autre côté des murs un bruit éclatant et prolongé, semblable au bruit que peuvent faire deux cymbales violemment heurtées l'une contre l'autre. Alors, les statues adossées aux murs s'animèrent et se mirent en mouvement, les épées en garde; dans le même instant, Pardaillan se vit au centre d'un cercle d'acier.

Ce cercle se resserra sans hâte. Chacun de ces hommes, l'épée nue en avant, marchait vers le trou noir qui béait. Ils ne semblaient pas voir Pardaillan, ni s'occuper de lui. Seulement, la manoeuvre apparut au chevalier d'une admirable simplicité: de quelque côté qu'il se tournât, il avait une pointe sur la poitrine. C'était sûr; il allait être lardé de coups d'épée, et, à force de reculer, il lui faudrait bien sauter dans le trou!...

Au moment même où les statues s'animaient et se mettaient en mouvement, il se rua en avant pour franchir le cercle d'acier, et porta devant lui deux ou trois coups de pointe. Et un frémissement de terreur le parcourut cette fois des pieds à la tête: il était sûr d'avoir touché deux de ses assaillants... de les avoir touchés à mort!... Et aucun ne tombait!...

Il comprit que tous ces hommes étaient vêtus de cottes de mailles qui les rendaient invulnérables, sauf au visage!... Et ces visages, alors, il les regarda. Car il eut le temps de les regarder!... Car les assaillants avançaient avec une effroyable lenteur... Et, cette fois, l'épouvante se glissa dans son coeur...

Car ces visages immobiles, sans un pli, sans expression, pareils à des visages de morts, il comprit que c'était des masques... Non, même pas au visage, il ne pouvait atteindre les formidables statues qui marchaient sur lui, lentement, combien lentement!...

Il jeta un rapide coup d'oeil derrière lui. H était à trois pas du trou carré ouvert pour le recevoir. Une deuxième fois, il se rua, silencieux, haletant, les cheveux hérissés... Et il recula: aucun des hommes n'était blessé, et lui venait d'être touché à l'épaule, au défaut de sa cuirasse de buffle.

Il se ramassa sur lui-même...

Le cercle d'acier se resserra encore un peu... les statues venaient de faire deux pas, et, maintenant, le cercle très étroit se composait de deux ou trois hommes en profondeur.

A ce moment, des mystérieuses profondeurs du palais, s'éleva un chant funèbre, comme si un grand nombre de moines ou de prêtres fussent rassemblés pour un De profundis. En même temps, une cloche se mit à sonner le glas et les mugissements d'un orgue se déroulèrent en larges volutes d'une musique plaintive et menaçante.

Pardaillan reçut la secousse du frisson mortel! C'était pour lui, ce glas! Il eut soudain ce sang-froid terrible, cette limpidité de vision, cette foudroyante rapidité de décision qui président aux «coups de folie».

Au moment précis où les pointes des épées allaient l'atteindre, le pousser dans le trou, il se baissa, se ramassa sur lui-même, se détendit soudain; il y eut dans les jambes des assaillants le grouillement bref d'une bête qui passe en mordant, d'un sanglier qui fonce, défense en avant; deux ou trois hurlements de douleur éclatèrent, et deux hommes tombèrent éventrés par la dague de Pardaillan, qui, ne pouvant frapper ni aux visages masqués ni aux poitrines cuirassées, décousait les entrailles!... L'instant d'après, il se trouvait hors du cercle infernal, et, se relevant d'un bond, gagnait un angle de la salle où il s'acculait.

Une minute de répit pendant laquelle les voix graves des moines lointains, le mugissement de l'orgue et le son de la cloche couvraient tout autre bruit.

Les bourreaux, les gens d'armes de Fausta eurent un instant d'effarement. Puis, l'un d'eux, le chef sans doute, prononça quelques mots brefs et rudes, et, aussitôt, dans une manoeuvre silencieuse et rapide, le cercle se brisa; ils se formèrent sur trois ou quatre rangs et marchèrent vers le coin où s'était acculé le condamné.

En cette minute, Pardaillan, le corps entier vibrant, les nerfs tendus à se rompre, la tête en feu, jeta un regard de fauve pris au piège. Et il souffla fortement, d'un souffle rauque... en même temps, il rengaina sa rapière et saisit un objet accroché au mur.

Cette salle était la salle des exécutions. C'était là qu'on tuait ceux que le tribunal secret avait condamnés. C'était la salle du bourreau... Et, comme c'était la salle du bourreau, un peu partout, aux murs, étaient accrochés en bon ordre les instruments du bourreau: ici des paquets de cordes, là une masse pour assommer, là des coutelas, plus loin des haches. Cet objet que Pardaillan venait de saisir, c'était une masse. Elle se composait d'une énorme boule de fer hérissée de pointes et emmanchée d'un bois rugueux à peine poli.

Ce fut, nous avons dit, une minute de répit pendant laquelle les meurtriers s'organisèrent pour un nouveau système d'attaque.

Pardaillan, sa masse à la main, les vit s'avancer sur lui de leur pas égal.

«Si j'attends, je suis mort», dit Pardailhan.

Dans le même instant, il saisit la masse à deux mains, et il marcha!... Souple, nerveux, effrayant à voir en cette suprême seconde, il fit trois pas. Et, alors, la masse énorme se souleva, tournoya au-dessus de sa tête, siffla, s'abattit; des coups sourds, de brefs soupirs de bêtes assommées, des corps qui tombaient d'une pièce, le nez à terre, des crânes fracassés; puis un tumulte effroyable, un désordre furieux dans la bande qui oubliait toute discipline, toute consigne de silence; et des hurlements de malédictions et cela tout couvert par les mugissements de l'orgue.

Pardaillan était au centre de la bande affolée qui tourbillonnait, hurlait, vociférait, essayait de lui porter le coup mortel... mais comment l'atteindre? La masse, la terrible masse de fer décrivait un cercle de mort! Campé sur ses deux jambes, comme s'il eût été là de toute éternité, sans un mot, avec un pétillement rouge au coin des yeux où flambait le rire extravagant d'une triomphante ironie, il n'avait au-dessus du torse, au-dessus de la tête, qu'un mouvement uniforme et foudroyant des deux bras manoeuvrant la masse...

Dans la bande, un recul désordonné. Sept cadavres sur le plancher. Et, dans ce recul de folie, toute une grappe humaine était poussée dans le trou! un homme tombait, se raccrochait, en entraînait un autre, et ils étaient cinq qui disparaissaient avec un effroyable hurlement!...

Et, alors, après cette attaque qui avait peut-être duré trois secondes, Pardaillan se mettait en marche! Il ne choisissait pas! Il allait droit devant lui, ne s'inquiétant pas de frapper, laissant à la masse énorme le soin de choisir des victimes, dans le bondissement échevelé de la bande disloquée, émiettée, éperdue d'épouvante!

Lorsqu'il atteignit l'autre extrémité de la grande salle, il se retourna et se reposa une seconde sur sa masse, et il apparut ruisselant de sueur, un râle aux lèvres, son large torse soulevé par l'effort précipité de la respiration, sa tête pâle terrible à voir avec le flamboiement d'éclairs jailli de ses yeux, ses narines dilatées, le rire de silence et de démence, le rire épouvantable qui lui retroussait les lèvres...

Il se reposa une seconde. Et, dans cette seconde, comme à travers un brouillard rouge, il vit sur le plancher une douzaine de corps recroquevillés dans des poses de terreur, il vit le plancher jonché d'épées brisées et de masques en treillis de fer, il vit de larges flaques de sang, et, sur les murs, des éclaboussures rouges... Et, contre un des panneaux, à l'endroit sans doute où se trouvait la porte, quelques hommes qui, furieusement, frappaient du pommeau de leurs épées, qui appelaient de leurs voix délirantes d'angoisse!...

La porte, fermée par un mécanisme, ne s'ouvrait pas!... Suprême précaution de Fausta, qui avait voulu la mort de Pardaillan, sans espoir de fuite... peut-être sans possibilité qu'elle cédât elle-même à la pitié!...

Il comprit tout cela, lui! Et ils le comprirent aussi, eux! Car, cessant tout à coup leurs vains appels, ils se réunirent en groupe, et, farouches, avec des imprécations sauvages, se ruèrent sur lui...

Deux pas en avant! Et la masse se lève! Cette masse que le bourreau a de la peine à soulever pour la laisser retomber une seule fois, la masse énorme recommence à tournoyer! Impossible d'approcher l'homme!... Ils reculent! Et lui se remet en marche!

Il marcha d'un bout à l'autre de la salle, et, brusquement, il fut secoué d'un rire nerveux: dans la fuite affolée, entrechoquée, bondissante, trois hommes encore venaient de tomber dans le trou noir!... Ils n'étaient plus que sept ou huit.

Et ceux-là étaient ivres d'épouvanté, sans voix, à force de hurler leur désespoir...

Par trois fois encore, ils essayèrent de se ruer sur lui, de l'atteindre où ils pouvaient, au bras, au visage, aux jambes... A chaque fois, c'était un crâne qui sautait! La masse accomplissait sa besogne, tournait rencontrait une tête, une épaule, un bras, fracassait, broyait... Et, tout à coup, Pardaillan vit qu'il était seul debout!... Alors, sa masse lui tomba des mains. Il essaya de la soulever sans y parvenir, et murmura:

«Pauvres gens!»

Dans le palais, les voix funèbres psalmodiaient sa mort....

Tout à coup, un grand silence se fit. Pardailîan comprit qu'on allait venir, qu'on allait ouvrir la porte et s'assurer que la besogne était terminée, c est-a-dire qu'il avait été tué, précipité dans le fleuve. Cette pensée le fit tressaillir et lui rendit son sang-froid.

«Chacun défend sa peau comme il peut, grogna-t-il. C'est ici un champ de bataille. J'ai tué pour ne pas l'être. Mais, puisque j'ai tant fait que de me défendre de mon mieux, il est temps de quitter ce logis.»

En parlant ainsi, il guignait de l'oeil le trou où on avait voulu le précipiter: c'était en effet le seul passage ouvert pour une fuite. Il s'approcha du bord, se mit à genoux, regarda, et ne vit rien que les ténèbres; mais, au fond, il entendit très bien les eaux du fleuve qui se brisaient avec de sourds murmures et des glissements soyeux.

Il n'avait plus une seconde à perdre. Il s'accrocha des deux «mains aux bords et, ainsi suspendu, se laissa plonger dans le trou; alors, du bout des pieds balancés dans le vide, il chercha... Et ce qu'il avait prévu arriva.

Cette salle des exécutions surplombait le fleuve, avons-nous dit. Elle ne faisait point partie de la bâtisse du palais. C'était une annexe. Le plancher reposait sur un échafaudage de madriers qui sortaient de l'eau. Les pieds de Pardaillan heurtèrent l'un de ces madriers. Ce madrier partait de quelque autre poutre et s'élevait en diagonale jusqu'au plancher.

Les pieds de Pardaillan, remontant et tâtonnant, suivirent cette ligne diagonale qui aboutissait presque à l'orifice du trou. Une sorte de plainte s'échappa alors des lèvres de Pardaillan: c'était le cri de joie de l'homme qui se sait sauvé!...

A la force des poignets, il remonta alors, jusqu'à ce qu'il sentît que le madrier était de plus en plus proche de l'orifice, de plus en plus rapproché de lui, et, alors, cette poutre, il l'enlaça de ses deux jambes avec la frénétique puissance de l'homme qui ne veut pas mourir, et, quand il fut ainsi accroché, ses mains lâchèrent les bords du trou auxquels elles se cramponnaient; dans le même instant, il enlaça la poutre de ses deux bras... et il se laissa glisser...

Moins d'une seconde plus tard, il atteignit le point où le madrier diagonal s'appuyait sur une poutre verticale, comme une branche s'appuie au tronc. Il se laissa glisser encore, et, bientôt, il sentit qu'il entrait dans l'eau.

«Prenons un peu de repos, songea-t-il, puis je me mettrai à nager, et c'est bien du diable si je n'atteins pas l'une ou l'autre des berges...»

Comme il disait ces mots, quelque chose le heurta mollement. Pardaillan toucha la chose, l'inspecta des mains, et un frisson d'horreur le parcourut: cette chose, c'était un cadavre, le cadavre de l'un des hommes tombés dans le fleuve. Presque au même instant, d'un autre côté, il fut heurté par un autre cadavre que les flots soulevaient. Puis, dans la même seconde, un autre, et encore d'autres cadavres, autour de lui, autour de cette poutre à laquelle il se cramponnait: le flot les berçait, les soulevait, les laissait retomber... mais ne les entraînait pas!

Pourquoi ne les entraînait-il pas?

Tous ces cadavres l'entouraient et tournaient au gré du tourbillon d'eau qui se formait là; on eût dit qu'ils l'appelaient, lui faisaient signe de les suivre et cherchaient à l'entraîner. Et cela dépassait les limites de l'horreur...

L'homme est au fond du trou noir, cramponné à sa poutre, les ongles incrustés dans les mousses visqueuses du bois, suspendu au-dessus des eaux noires qui glissaient à travers d'autres poutres et allaient se heurter aux fondations du palais; et, contre lui, tout autour de lui, ces cadavres qui ne voulaient pas s'en aller, qui le touchaient, le heurtaient, l'enlaçaient de leur ronde effroyable!

Pardaillan demeurait stupide d'horreur, les cheveux hérissés, la bouche ouverte par un cri qui ne sortait pas, les yeux dilatés pour voir... mais il ne voyait pas, ou du moins il ne distinguait que confusément. Et, d'abord, la faculté de penser fut enrayée dans son esprit, où il n'y eut plus qu'épouvante et ténèbres; puis la sensation d'angoisse, la vertigineuse horreur de cet enlacement par des cadavres qui remuaient dans l'eau fut si atroce qu'il sentit sa pensée se réveiller.

Cette impression s'évanouit à son tour, et, par un effort furieux, Pardaillan parvint à écarter en partie l'épouvante. Il leva la tête, et, là-haut, l'orifice carré du trou lui apparut dans une vague lueur. Alors, il songea à fuir l'étreinte macabre, les attouchements des cadavres en remontant là-haut. Peut-être trouverait-il un moyen de sortir du palais.

Il commença à se hisser et, bientôt, il fut hors de l'atteinte des cadavres. Mais, au-dessous de lui il les entendait s'entrechoquer doucement et continuer leur ronde dans le mystère de la mort. Cependant, il respira alors. Une acre sueur glacée coulait sur son visage, mais il ne pouvait s'essuyer, et il n'y pensait pas, toutes les ressources de ses forces étant employées à un seul résultat: remonter dans la salle, fuir! fuir à tout prix!...

Et, comme il était à peu près à mi-chemin entre l'orifice, là-haut, et les cadavres en bas, il entendit des voix; un frisson mortel, alors, se glissa le long de son échine; il ne pouvait plus remonter dans la salle, car, dans la salle, maintenant, retentissaient des pas nombreux, des exclamations, des imprécations...

Donc, s'il descendait, il retombait à l'abominable cauchemar des cadavres, il s'engouffrait dans la folie. S'il remontait, à peine sa tête apparaîtrait-elle à l'orifice qu'il serait assommé, précipité parmi les cadavres...

Pardaillan, ses deux bras et ses deux jambes frénétiquement serrés autour de la poutre, s'arrêta, haletant, hagard, la tête perdue. Soudain, la rumeur dans la salle s'apaisa d'un coup, et il entendit une voix, il reconnut la voix qui disait:

—Que se passe-t-il?... Où est le condamné?...

Et Pardaillan entendit qu'on répondait:

—Votre Sainteté peut voir que le sire de Pardaillan a été précipité par nos hommes; mais il nous en coûte cher! Quel carnage!...

Pardaillan leva la tête et aperçut des ombres qui se penchaient. Distinctement, il reconnut Fausta. Il la vit pendant près d'une minute. Il entendit le rauque soupir qui s'exhala de son sein. Puis, lentement, elle se redressa. L'homme qui avait parlé dit alors:

—Heureuse idée qu'a eue Votre Sainteté de faire établir la nasse!...

«La nasse!» gronda Pardaillan en lui-même, avec une nouvelle épouvante.

«De cette façon, continuait l'homme, il n'y a plus de fuite possible, comme c'est arrivé pour Claude...

Il y eut quelques instants de silence. Pardaillan songeait:

«Ils vont s'en aller; alors, je remonterai; et, puisqu'ils me croient mort, j'ai des chances de m'en tirer; mais qu'est-ce que cette nasse?...

Il y eut dans la salle des allées et venues; puis, plus lointaine, mais distincte encore, il entendit la voix de Fausta:

—Que demain on ouvre la nasse afin que ces corps puissent s'en aller au fil de l'eau... et qu'on referme la trappe...

Dans le même instant, cette lueur vague qu'il voyait au-dessus de sa tête s'éteignit brusquement, et il entendit un bruit sourd: c'était la trappe qui se refermait! le trou carré que l'on bouchait!...

Pardaillan reçut alors le choc des désespoirs sans remède: il était perdu; rien ne pouvait le sauver. En effet, toute issue lui était bouchée par en haut. Et, quant à fuir par le fleuve, il comprenait maintenant que c'était impossible! Il comprenait pourquoi l'eau n'avait pas entraîné les cadavres! Il comprenait, il imaginait que l'infernale Fausta, à la suite de l'évasion de Claude, avait fait établir une sorte de puits en treillis plongeant sans doute jusqu'au lit du fleuve, ou mieux, formant, comme avait dit l'homme, une nasse d'où on ne pouvait sortir!...

Dans un dernier effort, il se hissa jusqu'au point où venait s'arc-bouter la poutre diagonale par laquelle il était descendu et il put s'asseoir sur la fourche que cela formait. Il était temps! Il était à bout de force et de souffle... Mais là, il respira, et, presque aussitôt, dans cette âme formidable, la réaction s'opéra...

A cheval sur la fourche, le dos appuyé à la poutre diagonale, Pardaillan éprouva alors une détente, un repos du corps et de l'esprit qui lui parut un délice. Toutes ces sensations d'horreur et de terreur qu'il avait éprouvées disparurent; il ferma les yeux: il eut un sourire, et un grand apaisement se fit en lui...

«Dans la nasse! murmura-t-il avec un grondement indistinct! Ni plus ni moins qu'un goujon de Seine! Mais je ne suis pas un goujon, madame!...»

Brusquement, ce murmure se tut. Il n'y eut plus rien que le souffle régulier d'une respiration, et, en bas, le glissement soyeux de l'eau, les tamponnements flous des cadavres qui se heurtaient mollement et continuaient leur ronde macabre...

Pardaillan dormait!...




TABLE

Prologue

I.—Violetta

II.—La place de Grève

III.—Pardaillan

IV.—Le bourreau

V.—La maison de la Cité

VI.—La bonne hôtesse

VII.—L'orgie

VIII.—Double chasse

IX.—L'absolution

X.—Le père

XI.—Le pacte

XII.—La Fausta

XIII.—La reine mère

XIV.—Sixte-Quint

XV.—Saïzuma

XVI.—La vision de Jacques Clément

XVII.—La vision de Jacques Clément (Suite)

XVIII.—La maison de la butte Saint-Roch.

XIX.—Le meunier

XX.—L'attaque du moulin

XXI.—L'abbaye de Montmartre

XXII.—Le coeur de Fausta

XXIII.—Le spectre

XXIV.—La soeur Philomène

XXV.—L'été de la Saint-Martin

XXVI.—L'enclos du couvent

XXVII.—Les amants

XXVIII.—Conseil de guerre

XXIX.—La vierge guerrière

XXX.—Violetta

XXXI.—Les Fourcaudes

XXXII.—Le secret de Belgodère

XXXIII.—La chevalière

XXXIV.—Les deux pères

XXXV.—L'épopée

XXXVI.—Belgodère

XXXVII.—Claude

XXXVIII.—Le tribunal secret

XXXIX.—Le mariage de Violetta

XL.—Le mariage de Violetta (suite)

XLI.—Le mariage de Violetta (fin)

XLII.—Héroïsme de Pardaillan

XLIII.—Conseil de famille

XLIV.—Le tigre amoureux

XLV.—La revanche de Bussi-Leclerc

XLVI.—Monologue de Pardaillan

XLVII.—La Bastille

XLVIII.—Où Pardaillan visite la Bastille

LIX.—L'auberge du Pressoir-de-Fer

L.—Où Pardaillan découvre que l'hôtesse est plus belle qu'elle n'en a l'air

LI.—Le palais de Fausta




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