← Retour

Les Pardaillan — Tome 03 : La Fausta

16px
100%


IX

L'ABSOLUTION

Maître Claude, tenant Violetta évanouie dans ses bras puissants, s'était jeté dans la trappe. En atteignant l'eau, il se sentit d'abord entraîné au fond, très loin. Il étreignit son enfant sur sa vaste poitrine, et, d'un vigoureux coup de talon, remonta à la surface de la Seine. Alors, tout ce qu'il avait de force et d'instinct vital fut employé à soutenir la tête de la jeune fille hors de l'eau. Tout à coup, il eut aux genoux la sensation d'un raclement. Il avait pied!... Alors, il éleva l'enfant tout entière hors de l'eau et il marchait, soufflant fortement.

Quand il fut monte sur le haut de la berge, il vit qu'il se trouvait à peu près vers la rue de la Juiverie, au-dessous du pont Notre-Dame. Alors, il se mit à courir, et en quelques minutes atteignit son logis. A ses appels, la porte s'ouvrit; dame Gilberte apparut tout effarée.

—Du feu! haleta Claude, des linges chauds... vite!

Dans l'affolement, la porte demeura ouverte. Claude courut jusqu'à sa chambre, déposa Violetta sur son lit.

Dame Gilberte, dans la cuisine, allumait un grand feu...

Or, à l'instant où Claude pénétrait dans la maison, un homme qui venait d'entrer dans la rue de la Calandre s'arrêtait devant le logis de l'ancien bourreau de Paris. C'était Belgodère!...

La figure du sacripant avait un rayonnement terrible, Il vit la porte ouverte et s'arrêta un instant, perplexe. Puis, assurant une dague trapue dans son poing caché sous son manteau, il haussa les épaules et grommela:

«Tant mieux, après tout!... On dirait que Claude n'attend que moi!... Entrons!... Voyons, que vais-je lui dire? Il faut que je dose la souffrance... Il faut qu'il en meure sous mes yeux!... Comment, maître Claude! vous ne me reconnaissez pas? Regardez-moi bien! C'est moi qui vous attachâtes au pilori, alors qu'il vous était si facile de me laisser fuir!... Maintenant, attention: c'est moi qui enlevai votre petite Violetta... Et savez-vous ce que j'en ai fait, de votre pure et chaste enfant. J'en ai fait une ribaude! Allez la chercher dans le lit de monseigneur de Guise!... Ah! Ah! que dites-vous de la farce, mon bon monsieur Claude?...»

Le bandit ricanait en se racontant ces choses à lui-même. Il entra et vit des portes ouvertes devant lui. Tout à coup, il s'arrêta: il venait d'apercevoir au fond d'une chambre Claude penché sur un lit, Claude qui, les épaules secouées de sanglots, râlait:

—Elle vit!... Seigneur Jésus qui avez pitié des pauvres gens, vous avez donc eu pitié de moi aussi!... Violetta, mon enfant, ouvre tes yeux...

Belgodère demeura un instant frappé de stupeur. Puis, rapide et silencieux, il recula dans la pièce voisine qui était la salle à manger. Elle était obscure. Le bohémien, alors, gagna doucement la porte de la salle à manger, puis la porte extérieure, et il s'éloigna rapidement. D'instinct, et sans savoir au juste ce qu'il voulait faire, il se dirigea vers la maison de Fausta. Là, il s'arrêta. La rage le faisait trembler. Mais il y avait en lui de l'étonnement plus que de la fureur.

Méditant sur ce qu'il avait vu, Belgodère s'était approche de la porte de fer à laquelle il se mit à frapper à coups redoublés. Dix minutes plus tard, le bohémien était amené devant Fausta. Il y eut un long entretien au cours duquel la mystérieuse princesse, ayant frappé sur un timbre, donna cet ordre à l'homme accouru:

—Qu'on aille à l'instant me chercher le prince Farnèse...

L'entretien terminé, Belgodère fut conduit à une chambre du palais où il fut enfermé à double tour. Mais sans doute le bohémien s'attendait à cet emprisonnement qui, au surplus, était probablement consenti, car il ne témoignait ni surprise ni terreur.

Grâce aux soins de dame Gilberte qui l'avait déshabillée, couchée et frictionnée, Violetta revint à elle. Et, lorsque maître Claude put entrer dans la chambre, il trouva l'enfant les yeux grands ouverts, pensive, rêveuse, semblant réfléchir à des choses douloureuses et graves.

Il toussa comme pour prévenir Violetta de sa présence, et, de loin, d'une voix humble et enrouée:

—Tâche de dormir; ne pense plus à tout cela; c'est fini, je te dis... Tu comprends, il faut que tu te reposes pour que demain à la première heure nous puissions partir... non, non, ne dis rien... tais-toi... Sache seulement que, lorsque nous serons loin de Paris, quand tu seras en sûreté... eh bien, tu seras libre de me voir ou de ne pas me voir...

Violetta voulut prononcer quelques mots... Mais déjà Claude avait disparu. Lorsque les premiers rayons du soleil pénétrèrent dans la chambre, elle se leva, s'habilla et s'assit dans un fauteuil, les mains jointes, la tête penchée sur le sein. Ce fut à ce moment que maître Claude entra.

—Dans quelques minutes, dit-il, une bonne litière va venir. Tu y monteras avec dame Gilberte... Moi, je serai à cheval, et, tu sais, ne va pas avoir peur...

—Avant de partir, je voudrais vous parler, balbutia Violetta avec une émotion qui la faisait trembler.

Claude pâlit.

Violetta, cependant, se taisait. Elle avait baissé les yeux, et continuait à trembler. Claude, par un suprême effort de désespoir, souriait.

—Voyons, dit-il d'une voix qu'il crut très naturelle, parle, puisque tu as quelque chose à me dire... moi, vois-tu, je crois... je...

Brusquement, il tomba à genoux.

—Écoute-moi, ma petite Violetta. Avant que la bonté du Seigneur ne t'eût mise dans ma vie comme un rayon de soleil, j'exerçais mon métier sans savoir. Tantôt à Montfaucon, tantôt en Grève, des fois à la Croix-du-Trahoir, ou ailleurs, j'allais... on me livrait le condamné, la condamnée... Est-ce que je savais, moi?... Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père, tous avaient tué. J'ai fait comme eux. C'était le métier de la famille...

Violetta écoutait, dans un tel saisissement qu'il lui eût été impossible de faire un geste.

—C'était ainsi, continua-t-il. Et voilà qu'un jour je te pris, je te ramassai, toute frêle, toute petite, et si jolie... Tu ne saurais jamais ce qui s'est passé dans mon coeur à cette minute où tu tendais tes mains à la foule?...

—Je tendais... mes mains... à la foule?...

—Bien sûr! Et c'est moi qui te pris, puisque tu n'avais pas de père...

—Pas de père! cria Violetta secouée d'un tressaillement.

—C'est vrai... tu ne sais pas... je t'ai toujours menti... Je ne suis pas ton père..., termina-t-il humblement.

Violetta porta vivement ses mains à ses yeux comme pour les garantir d'une lumière trop vive et murmura: —O Simonne, ton agonie a donc dit la vérité...

Elle demeura ainsi, le visage caché dans ses mains, tandis que Claude reprenait:

—Voilà. Je ne suis pas ton père. Avant que tu ne fusses mienne, avant que je ne t'eusse ramassée, pauvre petite abandonnée, j'ignorais ce que c'est que la vie. Mais, quand tu fus à moi, un jour, tout à coup, je m'aperçus que je n'étais plus le même... j'eus horreur de tuer... Déjà je songeais à ce que tu penserais, à ce que tu dirais, si jamais l'affreuse vérité t'était révélée... Je crus retrouver la paix en me faisant relever de mes horribles fonctions... Ah! bien, oui! Plus que jamais, des spectres rôdèrent autour de moi... Et ce n'est que près de toi, dans notre petite maison de Meudon, que je me sentais redevenir moi-même... c'était trop de bonheur encore pour moi... je te perdis. Ce que j'ai souffert en ces années de solitude et de désespoir, moi-même sans doute je ne pourrais le dire... Et voici qu'à l'heure où je te retrouve, au moment, à la minute où je puis espérer revivre encore... voici que tu apprends ce que j'ai été!... Voilà... tu sais tout... Ce que je voulais te demander seulement, c'est de me permettre de te sauver... de te mettre en sûreté... Et puis, après, tu me renverras!

Claude baissa la tête. A genoux, affaissé sur lui-même. Violetta ouvrit ses yeux bleus où brilla une lueur d'aurore, et, de sa voix douce, elle dit:

—Père... mon bon petit papa Claude... embrasse-moi... tu vois bien que tu me fais beaucoup de chagrin...

—Qu'as-tu dit? bégaya Claude tout tremblant.

Violetta, sans répondre, saisit de ses deux petites mains les mains formidables du bourreau, le força à se relever, et, lorsque Claude, éperdu, fut tombé dans le fauteuil, elle s'assit sur ses genoux, jeta ses bras autour de son cou, posa sa tête adorable sur sa poitrine, et répéta:

—Père... mon bon père... embrassez votre fille!...




X

LE PÈRE

L'heure qui suivit fut pour maître Claude un tel rayonnement de bonheur que son passé en fut comme effacé.

—Partons, fit-il tout à coup. Voilà que j'oublie tout, moi! Ce n'est pas qu'il y ait du danger... car sûrement on nous croit morts... Donc, nous pourrions d'autant mieux rester ici que, même si on ne nous croit pas morts, on ne supposera jamais que nous avons cherché un refuge ici même... On nous cherchera partout, excepté dans cette maison... mais elle me fait peur à présent cette maison! J'y ai tant souffert! Mais assez bavardé... Partons!

Violetta secoua doucement la tête.

—Comment! Tu ne veux pas partir?...

—Père, vous l'avez dit vous-même: il n'y a ici aucun danger; nous y sommes mieux cachés que partout ailleurs, puisqu'on nous croit morts...

—C'est vrai... mais pourquoi?...

—Je ne veux pas quitter Paris encore, fit Violetta en baissant les yeux. Restons ici tout au moins quelques jours.

—Tant que tu voudras. Dame Gilberte! renvoyez cette litière et ce cheval. L'enfant veut rester!...

La vieille servante qui, émerveillée, tournait autour de Claude et de Violetta, s'empressa d'obéir.

—Ce n'est pas tout, père, dit alors Violetta avec un sourire, nous restons; mais ce matin il faut que je sorte, pour aller à l'auberge de l'Espérance...

—Ah! bah!... Voyons... tout à l'heure, quand je te tenais dans mes bras, tu m'as raconté une foule de choses que j'entendais à peine... Ah! j'y suis! Le jeune homme qui a apporté des fleurs?... Voyons, dis-moi cela, un peu!... Son nom, d'abord... Tu rougis? Pourquoi?...

—Je n'ai pas dit..., murmura la jeune fille en pâlissant.

—Mais, moi, je devine! Digne jeune homme! Allons, comment s'appelle-t-il?

—Je ne sais pas! fit Violetta dans un souffle.

Claude éclata d'un bon rire qui fit trembler les vitraux.

—Dépeins-le-moi, au moins...

Violetta, tout heureuse elle-même de cette joie débordante, entreprit une description que maître Claude lui arracha par lambeaux. Quand ce fut fini, Claude se leva.

—Je vais le chercher dit-il. Dans une heure je te l'amène. Il faut que je voie ce jeune gentilhomme, que je lise dans ses yeux s'il est capable d'aimer assez pour...

Claude serra Violetta dans ses bras, et sortit en courant, la laissant tout étourdie, n'ayant pas eu le temps de faire une objection. Et, par la pensée, elle le suivait jusqu'à l'auberge de l'Espérance.

A ce moment, les vitraux d'une fenêtre du rez-de-chaussée volèrent en éclats; plusieurs hommes sautèrent dans la maison, et Violetta, épouvantée, entendit crier ces mots:

—Si l'homme résiste, tuez-le!... Mais pas une égratignure à la petite!...

Maître Claude, ayant jeté un manteau sur ses épaules, s'était élancé vers la rue de la Tissanderie et n'avait pas tardé à atteindre l'auberge de l'Espérance.

Claude ne se rencontra pas avec Charles d'Angoulême. L'aubergiste, tenu à la plus extrême prudence, ne lui donna que de maigres renseignements. Maître Claude attendit plus d'une heure. Puis il se dit que le jeune gentilhomme ne viendrait sans doute pas. Il partit, se promettant de revenir.

Dix minutes plus tard, Charles rentrait dans l'auberge, après avoir inutilement exploré les environs...

Maître Claude venait de franchir le pont et rentrait dans Notre-Dame, il s'arrêta court. Un homme venait au-devant de lui... Et c'était une figure de malheur.

Une immense pitié envahit l'âme du bourreau qui murmura en pâlissant:

—Le père de Violetta!

C'était en effet le prince Farnèse!... Or, d'où venait-il?... Il sortait du logis de Claude!...

Appelé dans la nuit par Fausta, il en avait reçu une mission. Et, cette mission, il avait cherché à la remplir en même temps que la maison de Claude était envahie... Farnèse n'avait pas trouvé le bourreau. Peut-être sa mission devenait-elle dès lors inutile. Car il avait quitté le logis maudit en jetant une dernière malédiction contre l'homme qui lui avait pris sa fille... A ce moment Farnèse aperçut Claude, il s'arrêta devant lui:

—J'ai reçu hier l'ordre de vous entendre en confession générale, dit-il.

Une bouffée de honte monta au cerveau de Claude.

—Ainsi, songea-t-il tout au fond de sa conscience, c'est lui qui devait me donner l'absolution!... Je lui ai volé sa fille, et lui me rend à Dieu!...

—Monseigneur, balbutia-t-il, je ne veux pas vous tromper... Depuis hier... cette nuit même... il s'est passé un événement qui fait que... peut-être... je n'ai plus droit à votre bénédiction!...

—Je dois vous entendre, dit Farnèse d'une voix étrange; peu importe ce qui a pu se passer.

Farnèse s'était mis en marche, comme s'il eût la certitude que Claude le suivait, et, en effet, Claude marchait à trois pas derrière lui.

Par des ruelles détournées, Farnèse atteignait Notre-Dame. Maître Claude y entra à sa suite. Farnèse le conduisit jusqu'à un confessionnal et dit:

—Attendez-moi là... préparez votre conscience au grand acte...

Claude tomba à genoux et murmura:

—Mon Dieu, Seigneur! N'est-ce pas que je ne puis pas me séparer de mon enfant! N'est-ce pas que je puis la garder!... N'est-ce pas que c'est assez que je dise à votre ministre qu'il ne doit plus pleurer, et que, plus tard, il reverra l'enfant!...

Farnèse avait disparu dans la sacristie. Il y était entré cavalier; il en sortit cardinal... Lorsque Claude le revit soudain traversant la vaste nef silencieuse et obscure, il tressaillit. Farnèse en cavalier était un admirable gentilhomme. Farnèse en cardinal était, dans toute sa majesté imposante, ce que pouvait alors représenter ce mot: un-prince de l'Eglise...

Farnèse, en passant devant le maître-autel, fléchit le genou, peut-être autant par une faiblesse physique que par devoir religieux. Une sorte de gémissement sourd s'échappa de ses lèvres, et il baissa les yeux, n'osant regarder ces marches en travers desquelles était tombée Léonore...

Ah! cette horrible matinée du jour de Pâques de l'année 1573!...

Livide de ces souvenirs, il se dirigea vers Claude agenouillé, là-bas, dans le grand confessionnal à la vaste architecture... Et alors, ce fut un autre sentiment qui se déchaîna en lui! Ce fut une autre scène qui se présenta à son imagination!... Il revit le gibet de la place de Grève!... Il revit le bourreau s'emparant de son enfant!...

Une enfant... une fille! C'est-à-dire la possibilité de vivre, d'aimer encore, de réparer peut-être... Non! rien de tout cela n'avait été... Il se revit courant chez Claude, le suppliant... Il entendit le bourreau lui répéter:

Votre fille n'a vécu que trois jours...

Et l'affreuse parole de mort, Claude l'avait répétée la veille. Cet homme avait laissé mourir sa fille... l'avait tuée peut-être?... Qui savait!... Oh! faire souffrir cet homme comme il avait souffert, lui... Lui rendre douleur pour douleur, désespoir pour désespoir.

Il s'assit près de Claude, non pas à la place ordinaire du confesseur, de l'autre côté du grillage, mais près de lui, le touchant presque... Claude ne remarqua pas ce détail. Son visage rayonna lorsqu'il vit le cardinal.

—Si triste et sombre maintenant, comme il va être heureux tout à l'heure! songea-t-il.

—Je vous écoute, dit Farnèse glacial.

Un frisson secoua les larges épaules de Claude. Alors, il commença le hideux récit... sa confession de bourreau qui a horreur de tant de meurtres froidement accomplis. Le bourreau, les cheveux hérissés, les yeux hagards, grondant et suant, racontait, racontait toujours, et parfois levait un regard de détresse sur le cardinal.

Et celui-ci demeurait glacial. Pas un mot... Farnèse attendait que ce fût fini... Claude, enfin, s'arrêta, haletant.

—Ce sont bien là tous vos meurtres? demanda Farnèse.

—Tous, monseigneur, répondit Claude humblement. Je n'ai rien oublié...

Farnèse avait fermé les yeux. Lorsqu'il les rouvrit, il darda un tel regard que Claude frissonna longuement, se ramassa sur lui-même comme à l'approche d'un malheur.

—Tu as oublié le plus hideux de tes meurtres, dit alors Farnèse. Monstre, descends en toi-même, et cherche le véritable crime de ton existence abjecte!...

Claude, avec un frémissement d'épouvanté, se releva... Au même instant, le cardinal fut debout et lui saisit la main...

—Ton crime, c'est d'avoir tué un coeur d'homme, le mien!... Tu m'as volé ma fille! Tu l'as laissée mourir! Tu l'as tuée, dis-je!... Réponds!... Misérable démon, moi, t'absoudre!... Ecoute, écoute, puisque tu as une fille, puisque, toi aussi, tu as un coeur de père!...

Claude devint pâle comme un mort. Les yeux dilatés, la bouche ouverte, il considérait Farnèse sans pouvoir énoncer un mot... Le cardinal eut un rire effrayant, et, de sa main, secoua violemment le bras de Claude.

—Ah! tu as une fille, toi aussi! Ah! tu aimes, toi aussi!... Ta fille, monstre, c'est moi qui l'ai conduite dans la chambre des exécutions!... Oui, oui, je vois le ricanement de tes yeux! Tu veux dire que tu l'as sauvée?

—Vous saviez ce qui s'est passé cette nuit!... rugit Claude.

—Oui, je le savais!... Et c'est pour cela... c'est pour te dire... écoute!... ta fille... en ce moment... tu m'entends? démon!... Ta fille... elle est reprise! Elle est aux mains de Fausta!.. On la tue!... Et c'est moi qui ai fait cela!...

Farnèse, d'un geste rude, repoussa Claude et se croisa les bras. Celui-ci, sous l'épouvantable parole, avait fléchi, ses deux mains à son visage.

Lorsque Claude laissa retomber ses bras, il était méconnaissable... il était la personnification de la stupeur dans la douleur... Son regard tragique et sanglant alla jusqu'à l'autel, jusqu'à la Croix. Et il dit...

—Tu as fait cela, prêtre? Tu as livré cette enfant?...

—Oui, je l'ai livrée!...

—Et tu dis qu'on la tue?... Elle est morte?...

—Morte!...

Un gémissement, d'une étrange douceur, monta jusqu'aux voûtes de la cathédrale. Puis ce gémissement s'enfla, devint un grondement furieux, et Claude tonna:

—Cette enfant, prêtre!... Cette enfant que tu as fait assassiner!... sais-tu qui elle est?

—Cette enfant! balbutia Farnèse. Eh bien?...

—Eh bien..., hurla Claude, d'une voix déchirante, cette enfant!... c'était ta fille!...

Et il s'en alla, titubant, emplissant la vaste nef de ses sanglots, sans regards derrière lui, sans voir ce que devenait le cardinal. Le cardinal s'était affaissé avec un râle. Un jeune moine qui priait non loin de là s'approcha alors de lui, et ayant constaté qu'il vivait se mit à le soigner activement. Ce moine s'appelait Jacques Clément.




XI

LE PACTE

Claude sortit de Notre-Dame, marcha sur la maison Fausta, et frappa violemment du poing à la porte de fer, sans songer au heurtoir.

La porte ne s'ouvrit pas.

—On m'ouvrira bien, grognait Claude; il faudra bien qu'on m'ouvre, il faudra bien qu'on me dise ce qu'est devenue mon enfant. Malédiction!... Ouvrirez-vous?...

Des deux poings, il frappait...

—Mais, mon bon monsieur, dit une voix, vous ne savez donc pas que la maison est déserte?

Un rassemblement s'était formé autour de lui. Bien peu reconnurent l'ancien bourreau. Un homme, à ce moment, un cavalier vêtu de noir, traversa les groupes sans rien voir, marchant d'un pas égal et rapide, et il pénétra dans la petite maison voisine, dans l'auberge du Pressoir-de-Fer. Cet homme ne vit pas Claude, et Claude ne le vit pas...

Après l'abattement et les supplications, Claude s'en alla, la tête basse.

Il rentra dans son logis et se mit à errer. Dame Gilberte avait disparu; dans la chambre où avait dormi Violetta, il y avait des traces de lutte. Machinalement, Claude se mit à tout remettre en place.

Il prononçait des mots sans suite, et serrait convulsivement dans ses mains les quelques objets qui avaient pu toucher Violetta... Il finit par se jeter dans le fauteuil où s'était assise Violetta et ferma les yeux, essaya de réfléchir...

—C'est cela, murmura-t-il avec un indéfinissable sourire; c'est, cela pardieu!... Mourir!... Quelle bonne idée!...

Il se releva et courut à une salle où il n'avait pas dû entrer depuis longtemps, car tout y sentait le moisi. Claude ouvrit violemment la fenêtre et rabattit les contrevents. La lumière éclatante du plein midi entra à flots dans cette pièce et éclaira soudain des haches rouillées, des masses, des maillets de bois, des couteaux. Cette salle... c'était sa salle aux outils... les sinistres outils de son ancien métier!...

Dans un coin, des paquets de cordes toutes neuves; quelques-unes de ces cordes étaient toutes préparées, avec le noeud coulant au bout. Claude en saisit une, et, tout courant, revint à la chambre de Violetta...

Là, il éprouva la solidité de la corde, ses mains ne tremblaient pas; avec le plus grand soin, il se mit à graisser la corde aux abords du noeud coulant; puis il planta un clou énorme assez haut dans le mur et y accrocha la corde... Alors, monté sur un escabeau, il passa le noeud coulant autour de son cou...

Alors, d'un coup de pied, Claude fit basculer l'escabeau... Il tomba dans le vide.

......................................................

Au même instant, quelqu'un parut au seuil de la chambre, Ce quelqu'un vit maître Claude pendu. Il tira son poignard, et, au-dessus de la tête, trancha la corde... Claude s'affaissa au long du mur... L'homme, avec la même résolution, desserra le noeud coulant et se mit à frictionner le bourreau qui, au bout de quelques minutes, commença à respirer et ouvrit les yeux... Cet homme, c'était le père de Violetta, le cardinal prince Farnèse...

Claude, en revenant à lui, reconnut le cardinal. Il se releva, repoussa rudement Farnèse, et, avec un éclat de rire infernal, s'élança hors de la chambre. Quelques secondes plus tard, il reparaissait, une lourde hache au poing. Le cardinal n'avait pas bougé.

Claude s'aperçut alors d'une chose qu'il n'avait pas remarquée tout d'abord... Le matin, dans la cathédrale, les longs et fins cheveux du cardinal et sa barbe soyeuse étaient presque noirs... Maintenant, cette barbe et ces cheveux étaient blancs... Le cardinal Farnèse avait vieilli de vingt ans en quelques heures...

Claude fit cette remarque sans y attacher aucune importance. Il s'avança sur Farnèse en grondant:

—Merci, prêtre! je t'avais oublié, tu viens me rappeler qu'avant de mourir!...

—Je viens te rappeler que tu as autre chose à faire que de mourir, dit Farnèse d'une voix étrangement calme.

—Qu'ai-je donc à faire! rugit Claude dont les yeux devenaient hagards. Te tuer avant de mourir?...

—Tue-moi si tu veux; je venais te dire qu'il nous reste à venger l'enfant...

—La venger? bégaya Claude.

—Cette femme, dit Farnèse, qui a profité de ton absence dénoncée par je ne sais quel démon, cette femme aux pieds de laquelle je viens de me traîner deux heures durant, qui m'a employé, moi, au meurtre de l'enfant... que j'appelais Sainteté, que tu appelais Souveraine, l'assassin de ma fille... bourreau, veux-tu donc qu'elle vive?...

Claude saisit le bras de Farnèse et le serra avec violence.

—Bourreau, continua Farnèse, je suis venu te dire ceci: veux-tu m'aider à frapper cette femme? Elle représente une redoutable puissance. Son pouvoir est sans bornes. Son approche peut nous briser comme verre. Un signe d'elle peut nous tuer. Eh bien, aimais-tu assez l'enfant pour devenir mon aide? mon aide pendant une seule année... Non seulement mon aide, mais mon esclave?

Claude avait écouté en frémissant de tout son être. Une sombre joie s'alluma dans ses yeux éperdus.

—Monseigneur, répondit-il dans un souffle, à partir de cette minute, je vous appartiens corps et âme, pomme vous m'appartiendrez corps et âme quand ce sera fait!

Avec une effroyable sérénité, Farnèse s'assit à la table sur laquelle se trouvaient parchemin et écritoire.

—Échangeons en ce cas les écritures nécessaires à notre ligue, dit-il.

Sur une feuille de parchemin, il écrivit:

«Ce 14 de mai de l'an 1588. Moi, prince Farnèse, cardinal, évêque de Modène, déclare et certifie: Dans un an, jour pour jour, ou avant ladite époque si la femme nommée Fausta succombe, m'engage à me présenter devant maître Claude, bourreau, à tel jour ou telle nuit qui lui plaira; m'engage à lui obéir quoi qu'il demande; et lui donne permission de me tuer si bon lui semble. Et que je sois damné dans l'éternité si je tente de me refuser ou de fuir. Et je signe: Jean, prince Farnèse, évêque et cardinal par la grâce de Dieu.»

Farnèse se leva, tendit le papier à Claude. Celui-ci le lut lentement, plia le parchemin et le mit dans sa poche.

—A ton tour! dit alors le cardinal.

«Ce 14 de mai de l'an 1588. Moi, maître Claude, bourgeois de la Cité, ancien bourreau-juré de Paris, demeuré bourreau par l'âme, déclare et certifie: Pour atteindre la femme nommée Fausta, m'engage, pendant un an à dater de ce jour, à obéir aveuglément à Monseigneur prince et cardinal évêque Farnèse. Et que je sois damné dans l'éternité si une seule fois dans le cours de cet an je lui refuse obéissance. Et je signe...»

A ce moment, comme le front de Claude saignait, une goutte de sang tomba sur le parchemin au-dessous du dernier mot, Claude tressaillit et, de son pouce, il écrasa la goutte de sang et traça une croix rouge.

—Ma signature, à moi..., gronda-t-il.

—Je la tiens pour valable! dit Farnèse prenant le parchemin.

Le bourreau le regardait s'en aller et murmurait sourdement:

—La Souveraine... d'abord!... Et vous, ensuite... Monseigneur!...




XII

LA FAUSTA

Nous ramenons maintenant notre lecteur au mystérieux palais de la princesse Fausta, au moment où Pardaillan y vient d'entrer, portant Catherine de Clèves évanouie.

Du palais se sont enfuies Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier, et Claudine de Beauvilliers, profitant de la porte de communication.

Fausta, revenant de l'auberge, longea un long couloir et murmura devant une porte:

«Ici, la petite bohémienne, nous verrons!»

Plus loin devant une deuxième porte:

«Ici, Claudine de Beauvilliers, la solution peut-être.»

Plus loin encore, devant une troisième porte:

«Ici, Marie de Lorraine m'attend... J'ai à lui parler du moine!... dit-elle.

Plus loin enfin, devant une quatrième porte, sur les confins de la partie réservée aux gardes:

«Ici, le bohémien Belgodère... Un bon limier à lancer sur Farnèse!...»

Ainsi, avec une effrayante lucidité, cette femme étiquetait, pour ainsi dire, sa multiple pensée: son esprit se mouvait à l'aise dans le tourbillon de la vaste intrigue...

Comme elle revenait sur ses pas et qu'elle passait devant le grand vestibule, tout à coup une voix sonore et railleuse parvint jusqu'à elle. Chaque porte de ce palais était truquée; chacune possédait un judas, un oeil invisible... Fausta n'eut qu'à s'approcher pour voir ce qui se passait dans le vestibule. Elle eut une exclamation de joie.

«Dieu est avec moi!» murmura-t-elle.

Au même instant elle fit un signe: et sans doute ses servantes ne la perdaient jamais de vue dans ses évolutions, car aussitôt deux femmes accoururent, deux femmes françaises, celles-là. Elle leur donna quelques ordres à voix basse et rapide, puis ouvrit toute grande la porte du vestibule, où Pardaillan, soutenant dans ses bras la duchesse de Guise, disait leur fait aux deux gardes.

—A Dieu ne plaise, dit Fausta, que quelqu'un ait frappé à ce logis et qu'il n'y ait trouvé les secours qui se doivent entre chrétiens. Entrez, monsieur; vous êtes le bienvenu... Mes femmes vont donner les soins nécessaires à votre dame que je vois pâmée...

Pardaillan remit la duchesse de Guise aux bras des deux femmes qui disparurent, portant Catherine de Clèves sans connaissance. Alors Pardaillan se découvrit.

—Madame, dit-il, je vous dois mille grâces. Sans vous, je me fusse trouvé fort embarrassé. Cette noble dame n'est point mienne...

Et, en quelques mots, il met Fausta au courant de son histoire.

—Sire chevalier de Pardaillan, dit gravement Fausta, votre air et vos paroles me donnent le désir de vous connaître mieux. Ne me ferez-vous pas la faveur de vous reposer un instant chez la princesse Fausta-Borgia, étrangère venue à Paris pour s'y instruire des arts, des lettres, de la noble élégance de la gentilhommerie française...

Le chevalier jeta autour de lui ce rapide et sûr coup d'oeil de l'homme habitué à la prudence.

—Qu'est ceci? grommela-t-il en lui-même. Un coupe-gorge, peut-être?... Hum!... Voilà aussi, par la mort-diable, une créature par trop délicieuse, pour un tel cadre... Ma foi, je me laisse tomber? Tant pis s'il y a un précipice sous les fleurs!...

Et s'inclinant avec une grâce altière, non sans laisser entrevoir la longueur démesurée de sa rapière:

—Madame, dit-il, l'illustre nom de Borgia m'est garant qu'en fait d'arts et de lettres vous pourriez être notre éducatrice. Cela dit, madame, je me déclare à vos ordres.

Fausta fit un geste comme pour inviter le chevalier à la suivre et pénétra dans l'intérieur.

Pardaillan ébloui, transporté en pays de rêve et de mystère, palpitait voyant le trône et la tiare.

Fausta s'arrêta dans cette façon de boudoir où elle avait reçu le duc de Guise et qui était sans doute destiné aux étrangers. Elle s'assit sur ce siège de satin blanc où sa beauté fatale prenait un relief de précieuse médaille. Et, avant que Pardaillan fût revenu de son étonnement:

—Monsieur le chevalier, dit-elle, c'est vous qui, sur la place de Grève, avez tenu tête à M. le duc de Guise, et avez joué ce tour dont tout Paris a parlé.

—Moi, madame? s'écria Pardaillan, jouant la stupéfaction, êtes-vous bien sûre que ce soit moi?...

—J'ai tout vu; du haut d'une fenêtre, je prenais plaisir à voir la place encombrée de bateleurs et de marchands... j'ai tout vu, et je viens de vous reconnaître.

—En ce cas, madame, je me garderai bien de vous contredire. Ce serait vous donner une piètre idée de cette gentilhommerie française que vous êtes venue étudier sur place.

Pardaillan, son premier étonnement passé, redevenait maître de lui-même. Il avait une physionomie de naïveté ingénue et paisible. Quant à Fausta, il était impossible de savoir ce qu'elle pensait. Mais, pour la première fois, elle voyait un homme soutenir son regard avec une dignité mêlée d'une impassible ironie...

—Monsieur, dit-elle, sur la place de Grève, je vous ai admiré... Votre épée est sûre, monsieur; mais votre coup d'oeil est encore plus sûr. Venons donc au fait.

«Que va-t-il m'arriver?» se dit Pardaillan.

—Lorsque, sur la place de Grève, je vous ai vu à l'oeuvre, continua Fausta en essayant vainement de faire baisser les yeux du chevalier, j'ai pris aussitôt la résolution de m'enquérir de vous et de vous connaître. Le hasard me sert à souhait, M. de Guise doit vous haïr. S'il vous hait depuis longtemps, raison de plus pour faire votre paix avec lui...

—Vous voulez dire, madame, qu'il serait sage à lui de faire sa paix avec moi?

Fausta jeta un regard plus aigu sur la figure de cet homme qui osait parler ainsi du maître de Paris.

—Monsieur, dît-elle tout à coup, si vous voulez mettre votre épée au service du duc de Guise, je vous jure, moi, que non seulement il oubliera tout ressentiment, mais encore qu'il fera de vous un puissant seigneur...

—Il faudra donc, dit paisiblement le chevalier, qu'il touche cette main que voici?

—Il la touchera, fit-elle en souriant.

—Permettez-moi, madame, d'avoir meilleure opinion que vous d'un homme qui sera, demain peut-être, roi de France. M. de Guise ne peut toucher la main qui l'a touché au visage...

—Vous avez fait cela! murmura-t-elle, vous avez souffleté le duc de Guise!....

—Dans une circonstance qu'il vous racontera lui-même si vous le lui demandez. Il vous dira que lui, chevalier de Lorraine, haut seigneur, le premier du royaume après les princes du sang et peut-être même avant, n'a pas hésité à faire assassiner dans son lit un vieillard. Il vous dira qu'il poussa la magnanimité jusqu'à faire jeter par la fenêtre le cadavre de l'amiral Coligny! Rude victoire, madame! Et ce ne fut pas la payer trop cher, du soufflet qui jaillit alors, si j'ose dire, de la main que voici!...

—Le duc défendait la cause de l'Eglise! dit sourdement Fausta.

—De quelle Eglise? madame... Il y en a au moins deux..., dit Pardaillan sans aucune intention qu'une innocente raillerie.

—Comment savez-vous qu'il y a deux Eglises, vous? gronda-t-elle, pâlissante.

—Deux Eglises! murmura Pardaillan étourdi. Que veut dire cela...?

—Est-ce que cet homme serait un espion! songeait Fausta.

—Oh! oh! se disait le chevalier, est-ce que cette femme serait le chef occulte de la Sainte Ligue... Est-ce que Guise ne serait qu'un instrument?... Est-ce que la Ligue serait une nouvelle Eglise?...

Dans ce bref instant où ils songeaient ainsi, ils s'étaient étudiés, comme deux lutteurs. Fausta avait rapidement pris son parti. De son examen, il résulta à ses yeux que Pardaillan devait être un routier héroïque, capable d'entreprises extraordinaires: une épée invincible qu'il s'agissait d'acheter à tout prix.

—Chevalier, reprit tout à coup Fausta, si vous ne pouvez être à M. de Guise, peut-être ne refuseriez-vous pas de servir un autre maître?

—Cela dépend du maître, madame, fit Pardaillan de son air le plus ingénu. Voyons, madame, le maître que vous avez à me proposer est-il celui qu'attend le monde?...

Fausta le regardait, stupéfaite de sentir au fond d'elle-même elle ne savait quoi qui palpitait. Cet homme, le premier, troublait sa pensée. Elle était émue, malgré elle.

—Le maître que j'ai à vous proposer, dit-elle en gardant cette majestueuse froideur qu'elle devait à une longue étude, est digne de vous, chevalier...

—Ah! pardieu, madame, je serai bien aise de connaître un tel personnage!...

—Vous l'avez devant vous, dit Fausta.

—Vous, madame!...

—Moi!... Moi, chevalier, moi qui cherche des hommes pour l'exécution de vastes entreprises capables de séduire les plus ambitieux... Voulez-vous être l'un de ces hommes?... Je devine en vous la grandeur d'âme, la force d'un esprit supérieur, la pensée qui permet de dominer l'humanité!...

«Malheur de moi! songea le chevalier. Me voilà bien loti! Il n'y a donc pas moyen de vivre en paix?»

—Sachez donc, continua Fausta d'une voix devenue ardente, sachez donc, ô vous que je ne connais pas, sachez mon rêve!... Sachez que je suis celle que des évêques, des cardinaux réunis en conclave secret ont élue pour conduire l'Eglise à ses destinées suprêmes!... Sachez que...

Elle s'arrêta, palpitante... Soudain, elle porta la main à son front. Et, en elle-même, elle balbutia:

«Quoi! Émue à ce point par ce routier! Quoi! Moi qui parle aux rois en despote, je me sens fléchir devant cet aventurier!... Malheureuse! qu'ai-je dit! qu'allais-je dire!...

Mais Pardaillan avait compris... le voile de mystère qui enveloppait Fausta se déchirait en partie!...

«Oh! murmura-t-il, c'est donc vrai! C'est bien Rome dans Paris!... Et, ce trône que j'ai aperçu, s'il n'est pas pour un pape... eh bien, il est donc pour la Papesse!»

Pardaillan frissonna. Une femme!... Oui, une femme qui se dressait devant Sixte-Quint!... Il y avait dans cette monstrueuse supposition une telle démence apparente que Pardaillan haussa les épaules et: «Impossible!...» prononça-t-il à mi-voix.

«Il m'a devinée! murmura Fausta au fond d'elle-même. Il faut que cet homme devienne sur l'heure un de mes serviteurs... ou bien qu'il ne sorte pas vivant de ce palais!...»

Les violentes émotions duraient peu chez Pardaillan. Ce fut avec curiosité qu'il considéra l'étrange princesse.

«Madame, dit-il, puisque vous avez commencé à m'expliquer votre pensée, daignez achever... Je vois que vous êtes en France pour une oeuvre... terrible.

—Cette oeuvre, dit alors Fausta redevenue maîtresse d'elle-même, vous en avez vu les premiers actes... Henri de Valois a succombé à nos premiers coups... il est en fuite... Le trône de France est inoccupé... Chevalier, que pensez-vous d'Henri III?...

—Je connais à peine le roi, madame. Je ne l'ai vu qu'une fois ou deux, alors qu'il s'appelait le duc d'Anjou, et j'avoue que je le tiens en médiocre estime...

—Bien, dit Fausta, le visage éclairé, maintenant, tout ressentiment à part, que pensez-vous d'Henri de Guise?

—Je pense, dit nettement le chevalier, qu'il est tout désigné pour monter sur le trône de France...

—Oui, dit Fausta. Mais ne pensez-vous pas aussi qu'il est plus digne de la couronne que n'importe quel gentilhomme de ce pays?

Pardaillan prit un visage des plus stupéfaits.

—Comment M. de Guise peut-il m'apparaître brave et beau, à moi qui l'ai souffleté!... Guise est un fauve, madame. Et puis...

—Achevez donc, chevalier, dit froidement Fausta.

—Soit! Je voulais vous dire ceci: que faites-vous vous-même? Si belle, madame, vous ne songez à rien de sérieux, c'est-à-dire à l'amour, au bonheur... Vous songez à des choses qui, d'avance, me font bâiller d'ennui... c'est-à-dire à des histoires de trône... Excusez-moi...

—Jamais je ne fus autant intéressée... continuez! reprit Fausta dont le regard lança un sombre éclair.

—Merci, madame!... Je continue... Encore si ces histoires de trône offraient un amusement quelconque... Mais non. Cela se complique... Voulez-vous que je vous dise?... Eh bien, Henri de Guise ne sera pas roi de France!...

—Pourquoi?... Voyons... pourquoi?...

—Parce que je ne veux pas, dit simplement Pardaillan. Vous êtes venue en France pour accomplir cette oeuvre. Eh bien, madame, vous ne réussirez pas!

—Pourquoi? gronda Fausta... pourquoi?...

—Parce que je vous ai devinée, madame! Parce qu'une femme qui rêve de s'appeler Papesse est une chose qui me blesse, moi! parce que vous voulez monter sur le trône auprès d'un homme que j'ai résolu d'écarter du trône!...

—Mais pourquoi ne réussirais-je pas? dit Fausta.

—Parce que vous allez me trouver sur votre chemin, madame!

Sur ces mots, Pardaillan s'inclina profondément. A ce moment retentit un coup de sifflet strident. Et, en se redressant, le chevalier put croire qu'il avait rêvé car Fausta avait disparu!... Il se retourna vivement.

—Ah! ah! s'écria-t-il en éclatant de rire. Trois... sept... douze!... Ça, messieurs, qu'êtes-vous?

En parlant ainsi, Pardaillan avait tiré sa longue rapière, et, s'acculant d'un bond à l'angle gauche de la pièce, était tombé en garde... En effet, au coup de sifflet, en même temps que Fausta disparaissait par une porte dissimulée derrière les tentures du dais, une douzaine d'hommes masqués s'étaient rués, l'épée à la main....

A l'instant, la salle se remplit du cliquetis des fers froissés et choqués; puis, coup sur coup, il y eut un gémissement bref et un hurlement prolongé: le gémissement venait de l'un des assaillants tombé raide mort; le hurlement, d'un blessé qui se retirait de la bagarre.

Pardaillan, acculé à son angle, ramassé sur lui-même, l'oeil calme et brillant, ne faisait que peu de gestes; seulement chacun de ces gestes était un éclair de foudre. Les assaillants serrés lui portaient coup sur coup... Un instant, le chevalier fit trois pas en avant et s'enveloppa d'un tel flamboiement d'acier qu'il y eut un recul...

—Arrière, messieurs! cria Pardaillan.

Il n'avait pas une blessure. Parmi les assaillants, cinq étaient morts ou blessés. A ce moment, sept ou huit nouveaux combattants entrèrent en scène. Ceux-ci étaient armés de pistolets!... Pardaillan était perdu!

A cet instant précis, et avant qu'un seul des pistolets eût fait feu, une porte s'ouvrit... Un homme parut!... Pardaillan, échevelé, bondit comme un lion. D'une poussée terrible, il envoya l'homme rouler à dix pas, et franchit la porte!

Cette porte, c'était celle qui faisait communiquer le palais Fausta avec l'auberge du Pressoir-de-Fer! Cet homme, c'était le duc de Guise!...

Pardaillan se trouva dans la salle de l'orgie...

—Arrête! Arrête! vociférèrent les bravi de Fausta.

En quelques secondes, le chevalier eut traversé deux salles et se trouva dans le cabaret: la porte par où avait fui la duchesse de Guise était entrouverte...

Il se trouvait dans la ruelle... L'instant d'après, il s'effaçait dans l'ombre...

«Ouf! dit-il en s'arrêtant au bout d'une centaine de pas. Au fond, je ne suis pas fâché d'avoir vu cela, moi!...»

Il fit dix pas encore et s'arrêta soudain.

«Ah ça! grommela-t-il, et la jeune personne qui s'est pâmée dans mes bras!... Que devient-elle? Si j'allais la chercher?... Au fait, je suis son cavalier?... C'est peut-être une impolitesse de la planter là! Tout de même, ce serait excessif de me faire mettre en charpie uniquement pour aller présenter mes hommages et mes adieux à une inconnue... Allons, chevalier, un peu de sagesse, que diable!... Et la petite bohémienne? Où vais-je reprendre sa piste?...

Il se secoua et se remit tranquillement en route.

«Allons dormir, fit-il. J'ai toujours vu que mes bonnes idées me sont venues en dormant.»

Et, ayant franchi le pont, il se dirigea vers la rue des Barrés où l'attendait Charles d'Angoulême...

Depuis qu'il était sorti de l'auberge du Pressoir-de-Fer, trois ombres le suivaient, s'attachant à ses pas, et suivant chacun de ses mouvements. C'était Picouic et Croasse suivis de Maurevert.

Arrivé au port Saint-Paul, le chevalier s'enfonça à gauche dans une sorte d'étroit boyau qui allait s'ouvrir à son autre extrémité sur la rue des Barrés.

—Voici le moment! gronda Maurevert en s'arrêtant.

Les deux «hercules» s'élancèrent... Maurevert tira sa dague et s'apprêta à se ruer sur Pardaillan dès qu'il serait à terre; il voulait lui porter le dernier coup.

Le chevalier, maintenant, marchait insoucieusement. Tout à coup, il entendit derrière lui le glissement de deux pas rapides. Il se retourna et vit les deux hommes qui arrivaient à lui. Sa main se porta vivement à sa rapière.

«Oh! dit-il, c'est une nuit de travail pour Giboulée!... Bon! ajouta-t-il en enfonçant sa rapière, ce ne sont que deux truands!..

—La bourse ou la vie! crièrent les bandits.

En même temps, ils levèrent leurs dagues. Mais, avant que leurs bras se fussent abattus, tous deux poussèrent un hurlement de douleur. Simplement, Pardaillan avait détendu ses deux poings... Le poing droit écrasa le nez de Croasse. Le poing gauche enfla subitement l'oeil de Picouic.

—A genoux, truands! dit le chevalier, et demandez pardon au chevalier de Pardaillan...

Les deux hommes, malgré la douleur et l'effarement de cette réception à laquelle ils étaient loin de s'attendre, s'apprêtaient à porter quelque traître coup au chevalier; mais à ce nom ils s'arrêtèrent stupéfaits... Croasse jeta son poignard... Picouic rengaina le sien...

—Ah ça! gronda le chevalier; à genoux, vous dis-je!...

En même temps, il les saisit l'un et l'autre par le cou, et les deux fronts, irrésistiblement rapprochés, se cognèrent avec un bruit de bois que l'on frappe. Les deux malandrins tombèrent à genoux.

—Grâce, monsieur le chevalier, gémit l'un... je vous dirai tout!... Sachez seulement que je suis Picouic!...

—Et moi, monseigneur, dit l'autre, plutôt que de toucher à l'un de vos cheveux, j'aimerais mieux jeûner un mois de suite: Croasse a la reconnaissance du ventre!

—Croasse! Picouic? dit Pardaillan; où ai-je entendu ces deux noms... Ça! levez-vous, mes drôles!... Où vous ai-je vus?

—Ce matin, monseigneur! dit Picouic. En l'auberge de La Devinière...

—Hum! je vous reconnais maintenant. Donc, pour prix de ce dîner préparé par les divines mains d'Huguette elle-même, vous me vouliez meurtrir?

Picouic et Croasse répondirent ensemble:

—Ah! si j'avais su que ce fût vous, monseigneur!...

—Qu'eussiez-vous fait? Parlez, et je vous laisse aller sains et saufs, sans autre correction; mais soyez francs!

—Éloignons-nous, monseigneur! dit Croasse; car il pourrait tomber sur vous à l'improviste...

—Qui ça!... Il?... Vous étiez donc trois?...

—Celui qui nous a payés pour vous mettre à mal!

Mais déjà Pardaillan n'écoutait plus. Il s'était élancé vers la Seine... Être attaqué par deux malandrins qui en voulaient à son argent, ce n'était rien... mais, que quelqu'un eût payé ces gens pour le faire assassiner, c'était plus grave. Pardaillan eut beau battre les environs, il ne trouva personne. Il revint donc simplement aux deux truands, qui étaient restés dans la ruelle. Il les retrouva à la même place—preuve qu'ils étaient de bonne foi.

—L'homme a disparu! dit-il. Dépeignez-le-moi un peu... c'est peut-être un de mes amis qui voulait m'amuser!...

Picouic et Croasse se regardèrent, stupéfaits. Ils n'étaient pas habitués à ces façons de parler. Picouic, le plus intelligent des deux, entreprit alors une description de l'homme qui les avait payés. Il paraît que cette description fut assez exacte, et que Pardaillan finit par voir clairement de quoi il s'agissait, car peu à peu son visage s'enflamma, et un sourire crispa ses lèvres:

«Lui!... murmura-t-il. Ah! il sait déjà que je suis à Paris!...»

Il demeura rêveur quelques instants, puis s'écria:

—C'est bien, allez vous faire pendre où vous voudrez...

Mais les gueux ne voulurent pas le laisser partir seul et l'accompagnèrent jusqu'à la rue des Barrés.




XIII

LA REINE MERE

Dans un vaste et sombre oratoire de l'hôtel de la reine, une femme assise dans un fauteuil de vieux chêne feuilletait avec une profonde attention un gros volume écrit en latin, à la première page duquel on pouvait lire ce titre:

STEMMATA LOTHARINGIE ET BARRI DUCUM

Généalogie des ducs de Lorraine et de Bar!... C'était une interminable argumentation bourrée de documents plus ou moins apocryphes et de pièces justificatives.

La liseuse parut s'absorber dans les conclusions du livre qu'elle referma enfin d'un geste lent. Elle murmura sourdement:

—Oui, René, voilà l'audace des Guise et de leurs partisans!... L'avocat David, que j'ai fait tuer, faisait remonter l'ascendance de Guise jusqu'à Charlemagne...

—Ne vous plaignez pas, madame, dit l'homme à qui ces mots s'adressaient, et qui, debout, contemplait fixement la liseuse, ne vous plaignez pas; c'est vous qui avez couvé ce vautour; il fallait lui rogner les ailes quand je vous l'ai dit..

—Mon fils est un usurpateur; les Valois sont des usurpateurs, la vraie race royale, c'est la race des Lorrains... Le vrai roi de France, c'est Henri de Guise!...

—Catherine! Songez que vous avez laissé tout le beau rôle au duc de Guise, pendant les journées que ce livre appelle les pieuses matines de saint Barthélémy...

Cette fois, la femme tressaillit et redressa un visage énergique et sombre. C'était Catherine de Médicis, mère d'Henri III. Elle avait, à cette époque, bien près de soixante-dix ans.

—La Saint-Barthélémy! fit-elle dans un souffle.

—Oui, dit l'homme qu'on avait appelé René, d'une voix terriblement calme, la mort de mon fils!...

La vieille reine feignit de ne pas entendre.

—Ruggieri, dit-elle, tu as raison. La Saint-Barthélémy est la grande faute de ma vie... J'eusse dû me débarrasser des Guise d'abord... Et, quant aux huguenots, il eût toujours été temps de les livrer à la sanglante piété du peuple... Mais n'en parlons plus, René... Voici Guise maître de Paris... Mon fils a fui: le pauvre enfant n'a eu que le temps de franchir les portes, comptant sur sa mère pour tenir tête aux barricades... Ah! qu'il me connaît bien! Il savait que la vieille ne déserterait pas, elle!

Elle s'était redressée. Une flamme de haine mettait une auréole tragique sûr ce front vieilli... Une grande horloge, à ce moment, sonna lentement neuf heures.

—Dans quelques minutes, reprit-elle, le visiteur sera ici. Tu auras soin, René, de le placer de façon qu'il voie et entende tout. Quant à Guise, tu le feras introduire dans cet oratoire. Va, mon bon René... A propos, ce Loignes, comment est-il?... En réchappera-t-il?...

—Oui, ma reine. Il vivra. Dans un mois, il sera debout...

—Tu me l'amèneras alors, que je sache ce qu'on peut tirer de cet homme.

Ruggieri, au lieu de sortir, s'approcha de la vieille reine, sortit de sa poche un sachet de velours, et en tira une pierre ronde qu'il déposa sur la table, devant Catherine.

—Qu'est-ce que cela? fit la reine dont les yeux se mirent à briller de joie. Un nouveau talisman?...

—Oui, madame, dit gravement Ruggieri. J'ai pensé qu'en ces effrayantes conjonctures Votre Majesté ne saurait être assez protégée contre les maléfices et le mauvais sort.

—Ah! René, tu me sauves! s'écria Catherine qui, de ses doigts tremblants, saisit la pierre et l'examina.

C'était un onyx rond, de deux couleurs, sur lequel était gravé un mot...

—Publeni..., épela la vieille reine.

—Un mot de cabale que j'ai trouvé dans le manuscrit de Nostradamus, répondit l'astrologue. Sa vertu est à peu près infinie. Lorsque vous serez embarrassée pour trouver l'idée victorieuse, la réponse sans réplique, il suffira que vous le prononciez trois fois à voix basse...

—Publeni! répéta Catherine de Médicis.

Déjà Ruggieri avait sorti d'une trousse des pinces d'acier, pareilles à celles dont se servent les bijoutiers. Catherine dégrafa un bracelet qu'elle portait au poignet gauche. Ce bracelet se composait déjà de neuf chatons que Ruggieri avait donnés à la reine en diverses circonstances. L'astrologue y joignit l'onyx qu'il venait d'offrir.

—Vous voilà solidement armée, ma reine, dit l'astrologue quand il eut terminé son travail.

Sur ces mots, Ruggieri sortit.

—M. Peretti est-il arrivé? demanda-t-il à un laquais.

—Il attend depuis quelques minutes dans la salle des Nymphes.

Ruggieri s'avança précipitamment vers cette salle. Là, un homme vêtu comme un modeste bourgeois, assis dans un fauteuil à coussins. C'était un vieillard à cheveux gris; il pouvait avoir un peu plus de soixante-huit ans; mais sa taille élevée se tenait droite dans une attitude de force et d'orgueil. Tel était M. Peretti.

Au moment où Ruggieri entra, il se leva en gémissant, comme s'il eût eu beaucoup de peine à se mouvoir, et, courbé, s'appuya sur une canne de sa main droite, tandis que, de la gauche, il pesait de tout son poids sur le bras que Ruggieri lui tendait avec respect.

L'astrologue conduisit le visiteur jusqu'à une pièce qui communiquait avec l'oratoire de la reine. De la place où il s'assit, M. Peretti pouvait voir et entendre à travers une baie assez large qui était dissimulée par une tapisserie...

Catherine de Médicis venait à peine d'achever une fantastique prière où les anges se mêlaient étrangement aux démons, lorsque des acclamations du peuple retentirent dans les rues. Elle se releva, les poings serrés, et gronda:

«Voici Henri de Guise qui vient! On l'acclame, lui!... Et mon fils, à moi, est méprisé!... Mais patience... Encore patience!»

La rumeur des vivats grossit, se rapprocha, puis s'affaissa presque tout à coup: Henri de Guise venait de pénétrer dans l'hôtel de la reine. Quelques instants plus tard, la porte de l'oratoire s'ouvrit; un valet de chambre, sorte de majordome dans l'hôtel, apparut. Mais, avant même qu'il eût ouvert la bouche, la reine dit à haute voix:

—Allez dire à M. le duc qu'il nous plaît de lui donner audience, comme au plus fidèle sujet de Sa Majesté le roi...

—Je remercie Votre Majesté, dit le duc en entrant, de me donner ce nom de fidèle sujet, qui est le plus beau titre auquel puisse prétendre un loyal gentilhomme...

La reine prit place dans son fauteuil. Guise demeura debout, mais dans une attitude si hautaine et si agressive qu'il était difficile de savoir s'il venait en sujet du roi ou en conquérant, qui va dicter ses conditions.

Catherine de Médicis avait pris cette physionomie de majestueuse dignité qu'elle adoptait comme un masque.

—Mon cousin, dit-elle avec une sérénité qui était vraiment du grand art, quelles sont vos intentions? Nous sommes seuls. Nul ne peut nous écouter. Moi, je suis disposée à tout entendre et comprendre. Jusqu'où prétendez-vous pousser la victoire?

Henri de Guise, connaissant de longue date la fourberie de Catherine, avait préparé ses batteries en conséquence.

—Madame, dit-il, ce n'est pas moi, vous le savez, qui ai fait les barricades. C'est le peuple de Paris. qu'en vain j'ai essayé d'enchaîner; les bourgeois étaient las de payer de lourds impôts, madame.

La reine approuva d'un geste.

—Ce qui a exaspéré Paris, continua Guise en s'échauffant, c'est l'hypocrisie de ce roi qui tantôt se donne à la Ligue et tantôt aux huguenots, c'est sa dépravation incroyable qui le fait s'entourer de mignons, c'est enfin l'immense souffle du royaume indigné réclamant un roi, un vrai roi...

—Et ce vrai roi... C'est vous!...

—Moi, madame!... Moi... ou un autre! gronda Guise perdant toute mesure. Il faut sauver la France...

—Et le sauveur, c'est vous!...

—Moi, madame... Moi... ou un autre! Qu'importe, pourvu que l'antique renom de la France ne sombre pas à tout jamais dans le ridicule et la honte des orgies, entremêlées de processions hypocrites!...

—Tout ce que vous venez de dire, fit la reine, je le pensais. Mille fois j'ai prévenu mon fils. Hélas! on ne m'a pas écoutée... N'en parlons plus: je suis trop vieille et trop fatiguée pour lutter encore. Mais j'avoue que je mourrais le désespoir dans l'âme de voir passer le trône à un hérétique... à ce Béarnais maudit qui, en ce moment même, rassemble à La Rochelle une formidable armée...

Guise pâlit et chancela presque sous le coup terrible que Catherine venait de lui porter. Henri de Béarn, roi de Navarre, était le seul qui pût lui tenir tête.

—Hélas! continua-t-elle, qui donc est capable d'arrêter le huguenot dans sa marche à la couronne?... Mon fils en fuite, presque proscrit, sans soldats, ne peut rien... Et vous, mon cousin, comment feriez-vous la guerre au Béarnais?

—Ah! Madame, je mettrai le royaume à feu et à sang... mais Henri de Navarre n'arrivera pas à Paris!...

—Quelle autorité avez-vous pour conduire à bien cette entreprise? Il faudrait donc tout d'abord vous faire proclamer roi! C'est-à-dire déposer mon fils, ce qui serait un crime abominable.

—Quelle que soit ma répugnance à ce crime, il faudra pourtant le commettre, madame!....

—C'est la guerre civile déchaînée, dit Catherine.

—Voyez-vous un autre moyen d'arrêter le Béarnais? demanda le duc avec une insolente ironie.

—Il y en a un, dit Catherine gravement, un seul... c'est d'attendre la mort de mon fils...

Guise tressaillit violemment. Catherine, à ce moment, paraissait auguste de douleur et de majesté.

—Vous savez, dit-elle d'une voix infiniment triste, que le pauvre enfant est condamné; vous savez que les médecins ne lui accordent pas plus d'un an à vivre maintenant... Duc, écoutez-moi... Ne voyez en moi qu'une mère affligée, une chrétienne qui veut mourir en paix, en accomplissant jusqu'au bout son devoir... Henri est mon dernier enfant... Après lui, la dynastie des Valois est donc éteinte.

Guise, maintenant, écoutait avec une telle attention que le chapeau qu'il tenait à la main lui glissa des doigts.

Un imperceptible sourire balafra ses lèvres minces.

—Mon fils mort dans quelques mois, reprit-elle, qui va succéder à la race des Valois éteinte?... Qui donc, sinon celui que le roi Henri III aura désigné lui-même?...

—Et qui donc Henri III désignera-t-il, sinon celui que je lui aurai nommé moi-même? car, grâce à Dieu, j'ai gardé tout mon pouvoir sur le coeur de mon enfant... Il reste donc uniquement à savoir qui est celui que je désignerai?...

—Et celui-là, madame, palpita Guise, qui est-il?...

A ces mots, Catherine comprit que la victoire lui appartenait. Guise se rendait à discrétion.

—Celui-là, dit-elle avec cette sorte d'indifférence, celui-là, c'est celui qui m'aidera, je veux dire aidera mon fils à terrasser pour toujours le Béarnais... Je ne vois qu'un homme capable de remplir ce rôle: c'est vous, mon cousin.

Le duc frémissait d'espoir et d'orgueil. Ce que lui offrait Catherine, c'était la royauté assurée, sans la guerre. Et, pour cela, que lui demandait-on en revanche?...

D'attendre que le roi fût mort.

Un an à peine, et Guise était roi sans contestation possible. Et, si la mort était trop lente au gré du prétendant, ne pouvait-on la hâter?...

Voilà les effroyables pensées qui s'agitaient à cette minute dans l'esprit de Guise. En cette minute, peut-être, il consentit sa perte! Aux dernières paroles de Catherine, il répondit en se redressant:

—Madame, quand voulez-vous que j'aille chercher le roi pour le ramener triomphant à son Louvre?

—Mon cousin, dit Catherine cachant son ironie, nous irons ensemble... Mais, pour nos Parisiens, il faudra que la rentrée de mon fils soit précédée de quelque discussion. Il ne faut pas que vous ayez eu l'air de vous soumettre, si vous voulez que les ligueurs vous demeurent fidèles au jour... prochain hélas! où vous serez sacré Majesté...

—Madame, dit Guise ébloui, j'admire votre génie. Il sera donc fait comme vous dites. Je me présenterai au roi en lieutenant-général de la Ligue... et non...

—Et non en sujet par trop fidèle! acheva Catherine avec un sourire aigu. A propos, ajouta-t-elle en toussant et en jetant un rapide regard vers la tapisserie, il sera de toute nécessité de vous assurer le concours de Rome...

—Rome! fit-il sourdement. Tenez, madame, il est temps que le pape s'occupe un peu plus des affaires de l'Eglise et un peu moins des affaires de la France. Sixte est envahissant.

—Prenez garde, mon fils... Sixte est puissant...

—Il l'a été, madame!... Nous pouvons aujourd'hui nous passer de lui. Par son despotisme, il s'est attiré la haine d'une foule de cardinaux. Qu'il prenne garde lui-même!

—Ce que je vais dire à Votre Majesté est tellement incroyable que j'ose à peine le croire moi-même... Seulement, sachez ceci: c'est que, si la Chrétienté a comme chef visible Sixte-Quint, elle a aussi un chef occulte...

—Oh! ceci est impossible!... Un schisme!...

—Pourquoi pas, madame! Si le schisme assure la prédominance du pouvoir royal!

—Hélas! dit Catherine. Je ne souhaite rien voir de ce que vous m'annoncez là... je ne souhaite plus qu'une chose au monde... C'est que mon fils vive à peu près tranquille les deux mois qui lui restent à vivre... après quoi, je m'éteindrai, n'ayant plus rien à faire sur cette terre.

Guise s'inclina avec une apparente émotion. Puis, il alla lui-même ouvrir la porte. Son escorte apparut aux yeux de la vieille reine...

—Messieurs, dit à haute voix le duc de Guise, Sa Majesté la reine a bien voulu me promettre, en ce jour mémorable, d'employer son crédit à faire cesser la guerre qui désole Paris et son royaume... La reine, messieurs, continua Guise, a accepté et promis de faire accepter par Sa Majesté le roi les articles les plus importants de notre Sainte Ligue...

Les gentilshommes de l'escorte demeurèrent stupéfaits. Ils étaient venus pour arrêter Catherine, pour en faire un otage, et ils assistaient, avec stupeur, à cette réconciliation imprévue.

—Messieurs, dit alors Catherine, veuillez préparer un cahier de vos désirs: je réponds de le faire accepter par le roi.

—Vive la reine! crièrent les gens de Guise, qui commencèrent aussitôt à se retirer.

La reine mère, debout, appuyée à son fauteuil, les regardait s'éloigner en souriant. Alors, elle se dirigea vers la tapisserie qui masquait la baie où M. Peretti, invisible, avait assisté à cette scène. La reine Catherine de Médicis demeura debout devant ce bourgeois, comme Guise était demeuré debout devant elle.

—Votre Sainteté a vu et entendu? demanda la reine.

—Oui, ma fille, répondit M. Peretti, tout vu, tout Entendu...




XIV

SIXTE-QUINT

—M. le Duc De Guise, continua le pape, rappelle volontiers que, dans ma première jeunesse, j'ai gardé des pourceaux. En effet, le maître chez qui j'étais domestique me jugeait tellement faible d'esprit qu'il n'avait même pas voulu me confier les vaches de son troupeau. On me donna les pourceaux à conduire à la pâture: c'est là, ma fille, que j'ai appris à conduire les hommes... Devenu prêtre, devenu cardinal, plus je montais, plus je m'apercevais que les hommes sont des pourceaux, qu'il faut mener à coups de gaule. C'est ainsi que je suis devenu pape, ma fille!...

Il se mit à rire doucement.

—Savez-vous comment m'appelaient les cardinaux du conclave?... Ils m'appelaient l'Âne!... Oui, ma fille, l'Âne de la Marche. Et c'est pour cela qu'ils m'ont élu... Et puis, ils croyaient que j'allais mourir, tellement j'étais courbé, penché vers la terre... Jugez de leur terreur lorsque je me redressai tout à coup, une fois élu!... Votre Guise est pleutre, madame. Votre Guise est un pourceau, madame!

Sixte se mit à rire doucement, mais, si doux que fût ce rire, il était formidable. Catherine, malgré elle, frissonna. Le pape, tout à coup, se tourna vers elle:

—Votre fils Henri, madame, est un pauvre prince. Lorsque Guise, malgré sa défense, est allé le braver jusque dans le Louvre, c'était le moment, pour le roi, de se défaire d'un homme qui pouvait le perdre. Il fallait alors...

Il s'arrêta brusquement... Catherine s'était penchée comme pour recueillir avidement la parole qui autorisait, sanctifiait pour ainsi dire le meurtre du duc de Guise.

—Guise, reprit le pape, m'a demandé de l'argent pour exterminer l'hérésie en France. Cet argent, je l'ai apporté, madame: trente mules chargées d'or arrivent sur Paris.

La reine frémit.

—Je vous remercie, continua Sixte, de m'avoir révélé un Guise que je ne connaissais pas; les millions qui viennent s'en retourneront à Rome.

La reine respira.

—C'est vrai, poursuivit le vieillard, j'ai eu peur d'Henri de Béarn. J'ai eu peur de voir l'hérésie s'asseoir, avec cet homme, sur le trône de France. La France, perdue pour l'Eglise, madame, c'était une de ces catastrophes auxquelles les papes doivent parer coûte que coûte... Malgré toute mon affection pour vous, j'ai donc dû abandonner Henri III. Et je me suis tourné vers Guise... J'avoue que le duc m'apparaissait, avec la Ligue, comme le champion des destinées de l'Eglise. Je me suis trompé... vous venez de me le prouver... Votre fils est faible... Qui donc va nous sauver de l'hérésie?...

Catherine, alors, se redressa lentement; et elle, qui n'avait encore rien dit, répondit:

—Moi!... Me, me adsum!... Je suis là, moi!... Ce qui m'épouvantait, Saint-Père, ce qui me paralysait, c'était de savoir que Votre Sainteté n'était pas avec nous. Vous étiez avec l'ennemi mortel de ma maison, avec Guise!... Ah! Saint-Père, que je sois simplement assurée de votre neutralité, je n'en demande pas plus, et vous me verrez à l'oeuvre!... Quant à Guise, j'en fais mon affaire!

—Et que faut-il pour cela? demanda Sixte souriant.

—Votre neutralité d'abord!... L'appui de Philippe d'Espagne!... en second lieu.

—Dès aujourd'hui, je sommerai le roi Philippe de vous venir en aide... Ensuite?...

—Votre bénédiction, Saint-Père! dit Catherine en tombant à genoux.

Sixte-Quint leva la main droite et bénit des trois doigts la reine prosternée.

—Saint-Père, dit la vieille reine en se relevant, daignerez-vous accepter l'humble et pieuse hospitalité de la plus fervente et de la plus soumise de vos filles?

—Oui, dit Sixte-Quint. Je suis trop vieux pour me remettre en route sans avoir pris quelques jours de repos.

Lorsque Catherine fut sortie, Sixte-Quint s'assit à une table, puis se mit à écrire longuement. Quand il eut terminé, il fit appeler Cajetan, le seul de ses cardinaux en qui il eût une confiance absolue.

—Cajetan, lui dit-il, vous allez partir à l'instant. Hors Paris, vous lirez ce papier qui renferme des instructions précises, puis, vous le détruirez quand vous aurez compris...

—Où dois-je aller, Saint-Père?...

—Il s'agit, mon bon Cajetan, d'amener à nous... le seul homme capable de sauver l'Eglise et de restaurer l'autorité royale en France...

—Et qui est cet homme, Saint-Père?...

—C'est un huguenot. Il s'appelle Henri de Bourbon. Il est roi de Navarre en attendant d'être roi de France..., répondit Sixte-Quint, regardant fixement le Cardinal.




XV

SAÏZUMA

Pendant trois jours, le chevalier de Pardaillan et Charles d'Angoulême battirent Paris pour retrouver une trace quelconque de la petite bohémienne. Mais ce fut en vain.

—Je ne la retrouverai plus, dit Charles avec abattement.

—Pourquoi cela? ripostait Pardaillan. Une femme se retrouve toujours, vous pouvez m'en croire.

—Pardaillan, je suis au désespoir!

Le chevalier le regarda avec une fraternelle pitié.

—Ah ça! s'écria-t-il, je voudrais bien comprendre, moi! Lorsque Madame votre mère me fit l'insigne honneur de me prier de veiller sur vous, je croyais que vous veniez à Paris avec des pensées d'ambition... Sur le plateau de Chaillot, je vous ai proposé de conquérir le trône vacant...

—Non! dit fermement le jeune homme. Non, Pardaillan, ce n'est pas pour cela que je suis venu à Paris!

—Le visage du chevalier s'éclaira:

—Ainsi, dit-il, vous ne rêvez pas la royauté?...

—Non, mon ami...

Le chevalier se mit à se promener dans la pièce où avait lieu cet entretien. Il souriait. Ses yeux brillaient de joie.

—Alors, reprit-il tout à coup, qu'êtes-vous venu chercher à Paris?... Simplement la vengeance?...

Cette fois, l'oeil du jeune homme s'alluma, et il répondit:

—En vain, je voudrais me parer à vos yeux d'un sentiment de force qui n'est pas dans mon âme... Méprisez-moi, Pardaillan: je ne suis ni le prince que votre audace a peut-être espéré, ni l'homme de violence que votre esprit d'entreprise a souhaité sans doute. Pardaillan, il faut que vous me connaissiez tout entier.

Le chevalier s'était jeté dans un fauteuil et, à travers ses paupières à demi closes, considérait le duc.

—Chevalier, continuait d'Angoulême, je dois l'avouer. Lorsque vous m'avez laissé entrevoir que, moi aussi, je pouvais me jeter à la conquête de ce trône qu'assiègent de si formidables appétits, j'ai eu un instant d'éblouissement. J'ai cru une minute que j'étais un prince, et j'ai oublié que je suis simplement le Bâtard d'Angoulême. Fils de roi, oui, mais non fils de reine... Oh! je n'ai pas besoin de vous dire, n'est-ce pas! J'aime mieux que ma mère s'appelle Marie Touchet. Je ne conçois pas de mère plus tendre que n'est la mienne. Mais Marie Touchet n'était pas l'épouse de Charles IX et, si je suis fils de roi, je ne puis être prince héritier...

—Est-ce donc pour cela que vous renoncez à la grande lutte que je vous offrais? demanda le chevalier.

Charles baissa les yeux.

—Laissez-moi achever, dit-il, et vous me jugerez après, tel que je suis... Lorsque nous avons rencontré le roi, mon oncle, j'ai cru que la vengeance seule occupait mon coeur. Et, pourtant, je sentais moi-même que mon cri de haine sonnait faux. La vengeance n'est chez moi qu'un devoir filial. Elle ne jaillit pas du fond de mon âme...

—Et lorsque vous vous êtes trouvé nez à nez avec M. de Guise? interrogea Pardaillan malicieux.

Le jeune prince pâlit.

—Ah! fit-il sourdement, là, j'ai vraiment éprouvé le ravage que peut faire dans le coeur humain ce redoutable sentiment qui s'appelle la haine. Oui, Pardaillan, je veux frapper Henri III, véritable meurtrier de Charles IX, par ses menées hypocrites qui ont poussé mon père à la folie... mais je ne le hais pas! Oui, je veux frapper Catherine de Médicis... ma grand-mère! Sombre esprit de maléfice qui a précipité le malheureux Charles IX aux abîmes du désespoir... mais je ne la hais pas! Et je hais Guise, le moins coupable des trois, parce qu'il parlait avec le sourire insolent du triomphe à la pauvre bohémienne que j'aime, moi!... Maintenant, vous savez tout, Pardaillan!

Charles avait prononcé ces derniers mots d'une voix de plus en plus basse. A la fin, deux grosses larmes jaillirent de ses yeux.

—Pauvre petit! murmura Pardaillan.

—Je vous fais honte, n'est-ce pas? reprit Charles.

Pardaillan marcha au jeune homme et lui prit la main.

—Non, mon enfant, dit-il simplement. Pourquoi vous mépriserais-je? De toutes les occupations, l'amour est la plus noble, la plus humaine, en ce sens que c'est elle qui fait le moins de mal aux autres hommes. Par la mort-Dieu, la conquête de la femme aimée est autrement précieuse et intéressante que la conquête d'un trône!

Le fils de Charles IX frémissait. Son coeur se gonflait d'amour et de désespoir.

—Pauvre petit! répéta Pardaillan. Allons, reprit-il à haute voix, ne vous chagrinez pas ainsi!

—Qui sait si elle n'est pas morte! Ou pis encore, Pardaillan! qui sait si elle n'est pas au pouvoir de cet homme!...

—Bon! Supposons même cela! Eh bien, vous pouvez m'en croire, la femme qui aime est capable de toutes les malices et de tous les héroïsmes pour se garder à celui qu'elle a élu.

Longtemps encore, Pardaillan parla sur ce ton.

Charles, écrasé de fatigue par ces journées de recherches ardentes et inutiles, s'était jeté dans un fauteuil. Peu à peu, ses yeux se fermèrent. La nuit était venue. Pardaillan, doucement, referma la fenêtre et sortit doucement.

Sur la gauche de l'hôtel de la rue des Barrès, se trouvait une petite cour. Là, s'ouvrait l'écurie. Le chevalier, traversant la petite cour, aperçut deux hommes sur la porte de cette écurie, assis sur une botte de paille et devisant entre eux, assez mélancoliquement.

C'était Picouic et Croasse. Ils se levèrent à la vue de celui qu'ils avaient failli assassiner.

—Que diable faites-vous là? demanda-t-il.

—Comme monseigneur peut le voir, nous prenons le frais avant de nous mettre à la recherche d'un maître moins rude que Belgodère.

—Belgodère? demanda Pardaillan qui tressaillit. Celui-là qui fait profession de bateleur et logeait rue de la Tissanderie, à l'auberge de l'Espérance?...

—Celui-là même!... Si monseigneur daignait le permettre, je lui soumettrais une idée qui m'est venue en dormant sur le foin de cette écurie...

—Voyons l'idée, dit Pardaillan.

—Nous cherchons un maître, monseigneur, un maître qui ne nous rosse pas du matin au soir, et nous sustente autrement qu'avec des cailloux. Nous cherchons, dis-je, un maître qui sache reconnaître notre intelligence, notre habileté. Pourquoi ne seriez-vous pas ce maître?

—Dites-moi, fit Pardaillan qui avait suivi son idée à lui, puisque vous avez vécu avec ce Belgodère, qui était cette jeune fille, nommée... comment donc?...

—Monseigneur veut parler de la chanteuse Violetta?

—C'est cela même. Avez-vous un soupçon de ce qu'elle pouvait être et de l'intérêt que votre maître pouvait avoir à la garder avec lui?

—Nous ne la connaissions pas. Lorsque Belgodère nous a rencontrés et nous a engagés dans sa troupe, Violetta et Saïzuma vivaient déjà avec le bohémien.

—Saïzuma? demanda Pardaillan.

—Oui: la diseuse de bonne aventure... une folle.

—Et cette Saïzuma a-t-elle disparu aussi?

—Je l'ignore, monseigneur; nous n'avons pas remis les pieds à l'auberge de l'Espérance... Mais monseigneur n'a pas répondu a la demande que j'avais l'honneur de lui soumettre humblement.

—Ah! oui... vous cherchez un maître, et il vous conviendrait que ce maître, ce fût moi?... Eh bien, je vous répondrai là-dessus demain matin. Demeurez donc ici pour cette nuit encore et nous verrons... Mais, dites-moi, cette Saïzuma... vous dites que c'est une folle?...

—Du moins, elle paraît telle. D'ailleurs, elle parle fort peu, si ce n'est pour exercer son métier qui est de lire dans la main des gens.

—Savez-vous si elle connaissait la petite chanteuse?

—Qui peut savoir ce que pense Saïzuma? Elle est un mystère vivant. Son visage même nous est inconnu, car elle porte toujours un masque.

Pardaillan demeura pensif. Cette mystérieuse bohémienne excitait sa curiosité. Il songea à la douleur de Charles d'Angoulême. Il se dit que, s'il pouvait retrouver la piste de la disparue, s'il pouvait créer ce bonheur de deux amants réunis grâce à lui, ce lui serait une joie presque aussi puissante que de retrouver Maurevert.

Il se mit donc en route pour l'auberge de l'Espérance et y pénétra au moment même où l'hôte fermait les portes, à cause du couvre-feu qui sonnait. Mais, pour certains cabarets borgnes de Paris, la fermeture n'était qu'apparente.

En entrant, le chevalier vit que la salle était occupée par une vingtaine de buveurs, hommes ou femmes, et il alla s'installer à une table, comptant se renseigner aussitôt auprès de l'hôte. L'honorable assemblée qui s'abreuvait se composait, bien entendu, de truands et de ribaudes. L'une de ces femmes, voyant le chevalier prendre place à une table isolée, quitta le groupe dont elle faisait l'ornement, pour s'approcher de Pardaillan. Elle s'assit devant lui, les coudes sur la table, et se mit à rire.

Devant ce rire, Pardaillan demeura grave et paisible.

—Par la tête et le ventre! cria à ce moment l'un des buveurs, veux-tu venir ici, Loïson!

Le chevalier tressaillit et pâlit. Ce nom fit monter à son cerveau une bouffée de souvenirs.

Tu t'appelles Loïson? demanda-t-il à la ribaude.

Loïse, mon prince...

Un instant, il ferma les yeux. Puis il secoua la tête.

—Ah! ça, gronda le buveur, truand trapu à la tignasse rouge, faudra-t-il que je vienne te chercher?

—C'est bon. Rougeaud, grommela la ribaude, laisse-moi gagner ma vie, et la tienne!

—Tenez, ma fille, dit Pardaillan avec une grande douceur, prenez cet écu et allez boire avec votre ami le Rougeaud...

Loïson fut stupéfaite. Elle prit l'écu que le chevalier lui tendait et chercha comment elle pourrait remercier une pareille générosité. Alors elle murmura:

—Je demeure dans la rue, la porte en face du cabaret...

Ayant ainsi fait preuve de reconnaissance, la ribaude se leva et rejoignit le Rougeaud qui, à la vue de l'écu, avait louché fortement et jeté un mauvais regard sur Pardaillan, lorsque, de différents côtés, des cris s'élevèrent.

—Ohé! cabaretier du diable, tu ne nous montres pas la diablesse rouge? grognait l'un.

—La bonne aventure! glapissaient des femmes.

—C'est bon, c'est bon, mes agneaux, répondit l'hôte, je vais la chercher, la femme au masque!...

—Qui est cette bohémienne qu'on vous réclame? demanda Pardaillan.

—Une malheureuse, une folle, mon gentilhomme! On me l'a laissée en gage. Figurez-vous qu'il y a quelques jours s'est installée dans mon honorable auberge une troupe de baladins. Ces gens mangeaient chacun comme quatre. En sorte que la note a pris en moins de rien des proportions mirifiques. Or, ils ont tout à coup disparu... Ces bateleurs ont oublié d'emmener la diseuse de bonne aventure. Et, pour me rembourser de mes frais, tous les soirs j'oblige cette femme à raconter à chacun la petite histoire qu'elle lit dans les mains: il en coûte deux deniers par personne, et comme de juste...

—Vous empochez les deniers. C'est fort bien vu. Allez donc la chercher, car voici votre clientèle qui s'impatiente.

Saïzuma, drapée dans ses vêtements bariolés, son masque rouge sur la figure, sa splendide chevelure éparse sur ses épaules, entra de son pas majestueux et spectral.

—Allons, bohémienne! dit tout à coup le cabaretier avec un rire contraint, raconte-nous un peu ton histoire.

—Vous tous qui m'écoutez, dit-elle alors, seigneurs et hautes dames assemblés dans cette cathédrale, pourquoi me regardez-vous ainsi? J'ai dit la vérité. L'imposture est sur les lèvres de l'évêque et non sur les miennes... Malheureuse! Pourquoi l'ai-je aimé?... Écoutez, puisque vous voulez savoir l'histoire du malheur.

Elle pencha la tête. Les ribaudes tremblaient et les truands frémissaient.

—C'est le soir, dit lentement la bohémienne... Tout est paisible dans le somptueux hôtel et par la grande fenêtre large ouverte apparaît la cathédrale que contemple la jeune fille... La voici qui sourit doucement... Comme elle est heureuse!... Près d'elle, celui qu'elle aime est assis, et il lui tient les deux mains, et elle écoute, dans le ravissement de son âme, ce que lui dit le noble seigneur... Et, cependant, au fond du somptueux hôtel, le vieux père aveugle se repose... confiant dans sa fille, il dort... Du moins, elle le croit. Et son amant le croit aussi. Et ils sont l'un près de l'autre, et leurs lèvres se rapprochent, et elles vont s'unir dans un baiser, lorsque la porte s'ouvre...

—Malheur!... gronda une ribaude toute pâle.

—C'est le père... aveugle qui s'avance, les mains étendues, et appelle sa fille... L'amant s'est redressé... la fille tremble de terreur...—«Ma fille, mon enfant... avec qui parlais-tu?...—«Avec personne, père!...» Et l'amant?... Ah! comme il est adroit, silencieux et furtif!... Il s'est reculé jusqu'au fond de la chambre, et il ne semble même plus respirer... La jeune fille n'a même pas la force de se lever pour aller au-devant de l'aveugle... C'est lui qui vient à elle à pas tremblants, et enfin il saisit ses mains...—«Comme tes mains sont glacées, mon enfant!»—«Père, c'est le soir... c'est le vent...» Et les yeux de la jeune fille mourante d'effroi se portent sur l'amant immobile. Elle cherche un autre mensonge.

—Pauvre demoiselle! dit la ribaude qui s'appelait Loïson.

Saïzuma n'entendit pas: Et elle continua.

«Le front du père se voile; l'aveugle tourne autour de lui son regard mort, comme s'il espérait voir... Voir! oh! s'il avait vu!...—«Ma fille, mon enfant, es-tu bien sûre qu'il n'y a personne ici?...»—«Sûre, mon père! oh! tout à fait sûre!...»—«Jure-le, mon enfant!... Car je sais que tu as l'âme haute et pure et tu ne voudrais pas te charger d'un tel parjure!...» Jurer! Jurer cela! sur les cheveux blancs de l'aveugle!... le regard de la jeune fille va chercher le regard de l'amant, et le regard de l'amant répond: Jure, mais jure donc!...—Et alors, sous le regard de l'amant, la jeune fille dit: «Mon père, sur vos cheveux blancs, sur la sainte Bible, je jure qu'il n'y a personne ici que nous deux...» Et le pauvre père sourit. Et il demande pardon à sa fille. Et elle, la parjure, sent que le malheur, désormais, va la saisir...»

Saïzuma se tut. Et peut-être y avait-il eu une brusque saute de direction dans l'esprit de Saïzuma.

D'une voix changée, emphatique et théâtrale, elle s'écria:

—A force de regarder en moi-même au fond du cachot j'ai appris à regarder dans l'âme des autres. Seigneurs et hautes dames, la bohémienne sait tout, et l'avenir pour elle n'a pas de voiles. Qui veut connaître son avenir?

—Moi, moi! cria une ribaude qui tendit sa main.

—Tu vivras longtemps, dit Saïzuma, mais tu ne seras jamais ni riche ni heureuse.

—Malédiction! gronda la ribaude.

Mais déjà Loïson tendait sa main sur laquelle Saïzuma jetait un coup d'oeil.

—Prends garde à celui que tu aimes, dit-elle, il te fera du mal.

—Bon! grogna le Rougeaud, ce sera pain bénit.

Successivement, plusieurs ribaudes et quelques truands connurent en frémissant l'avenir révélé par la bohémienne.

Le Rougeaud lui aussi tendit la main.

—Ton sang va couler, dit Saïzuma. Prends garde.

Le Rougeaud avait peut-être bu plus que de raison. Il pâlit soudain et poussa un juron. Puis son visage s'enflamma. Il était convaincu que la bohémienne lui jetait un mauvais sort. Il l'avait violemment saisie au bras. Saïzuma, raide, immobile, ne fit pas un geste de défense.

—Déclare que tu as menti! rugit le truand, tandis que les ribaudes s'écartaient épouvantées.

—J'ai dit! répéta Saïzuma de sa voix morne.

Le Rougeaud leva le poing... Au moment où ce poing, véritable massue, allait s'abattre sur la tête de la bohémienne, le truand sentit une main rude tomber sur son épaule. Il chancela et se retourna avec un furieux grognement.

Pardaillan prit Saïzuma par la main et la conduisit à la place qu'il venait de quitter. Le Rougeaud resta stupéfait de cet acte d'audace. Le Rougeaud était le roi de cet antre qui s'appelait l'auberge de l'Espérance. Il y régnait en despote. Quand il avait parlé, les autres clients n'avaient qu'à obéir. Il se fit donc un grand silence dans la salle; les truands attendirent ce qui allait se passer, prêts d'ailleurs à se ruer au secours de leur chef si besoin était. Les ribaudes regardèrent Pardaillan avec compassion. Loïson pâlit. Le chevalier s'était assis près de Saïzuma et, paisible, sans daigner se préoccuper de l'orage qui s'amassait sur sa tête:

—Madame, dit-il, vous plairait-il de me dire à moi aussi, ma bonne aventure?

—Madame! dit sourdement Saïzuma qui tressaillit. Quand m'a-t-on appelée ainsi?... Oh! il y a longtemps!

—Il ne me plaît pas, à moi, que la bohémienne vous dise la bonne aventure, gronda le Rougeaud en s'avançant alors.

Pardaillan redressa la tête, toisa le truand et dit:

—Voulez-vous un bon conseil, l'ami?...

—Je ne veux pas de conseil. Je ne veux rien de vous. Que faites-vous ici? Messieurs de la gentilhommerie n'ont pas le droit d'entrer dans ce cabaret, si ce n'est avec ma permission. Sortez donc à l'instant.

Le calme relatif du Rougeaud fit frissonner l'assemblée.

—Et si je ne sors pas? demanda Pardaillan.

—Alors c'est moi qui vais vous porter dehors!

En même temps les deux poings du truand se levèrent. Mais à l'instant même un grondement de stupeur courut parmi les truands qui se levèrent dans un grand tumulte.

Les poings du Rougeaud n'avaient pas eu le temps de s'abattre... Pardaillan s'était vivement levé. Ses deux poings à lui, se détendant comme deux catapultes, avaient frappé le truand en pleine poitrine... Et ce geste avait été si rapide qu'on put seulement voir le truand chanceler sur sa base et s'abattre contre une table qui roula avec ses pots de grès et ses gobelets d'étain. Dans le même instant le Rougeaud se leva d'un bond et vociféra:

—En avant, la truanderie! Mort au gentilhomme!

Alors les dagues jetèrent des lueurs sinistres. Les ribaudes, par une prompte manoeuvre, se massaient dans un angle. En un clin d'oeil la salle se trouva débarrassée et les truands, le poignard à la main, s'avancèrent sur Pardaillan, le Rougeaud en tête.

Brusquement, il y eut dans cette troupe de forcenés un arrêt d'épouvanté. D'un geste formidable, Pardaillan empoigna le Rougeaud, le coucha sur la table, le maintint à la gorge d'une main, et de l'autre, tirant sa dague, en appuya la pointe sur la poitrine du truand...

—Un pas de plus, vous autres, fit-il froidement, et cet homme est mort!...

Sous l'étreinte de cette main de fer, le Rougeaud, fou de rage, eut un mouvement de reptile qui se tord.

—En avant! hurla-t-il.

La dague s'enfonça!... le sang jaillit!...

—J'ai dit! murmura Saïzuma.

Les truands reculèrent... Le Rougeaud fit un suprême effort, tenta en vain de débarrasser sa gorge, et, d'une voix qui cette fois ne fut qu'un râle, répéta:

—En avant!... Enfer!... Je meurs!... Je...

Et, cette fois, cinq ou six des plus furieux s'avançaient en vociférant. Le tumulte éclata, plus violent.

—En avant les grands moyens! tonna Pardaillan.

Et, alors, on le vit saisir le Rougeaud presque évanoui et l'acculer au mur... Alors, cet être pantelant, le chevalier le souleva d'un effort furieux au-dessus de sa tête, le balança un inappréciable temps, et, à l'instant où les truands allaient l'atteindre, à toute volée, le lança, vivant projectile!... Quatre des truands roulèrent. Le Rougeaud demeura sur le carreau, étendu sans vie. Il y eut parmi les truands un recul terrifié, des jurons et des imprécations.

C'en était fait!... Pardaillan triomphait... il s'assit paisiblement et attendit que le calme se fût rétabli.

—Madame, disait doucement Pardaillan à Saïzuma, comme si rien ne se fût passé, est-il quelque chose au monde que je puisse faire pour vous?

—Oui, dit la bohémienne: me faire sortir d'ici...

Pardaillan se leva, chercha des yeux le cabaretier et dit:

—Ouvrez la porte.

Avant même que l'hôte eût fait un mouvement, la porte se trouva ouverte par deux ou trois de ses clients. Pardaillan prit Saïzuma par la main et tous deux traversèrent la salle. Les truands, sur leur passage, s'écartèrent. Sur le carreau, le Rougeaud sanglant, le visage noir, râlait. Loïson, à genoux, bassinait son front avec de l'eau fraîche, et pleurait. Le chevalier se pencha, examina le blessé, et dit:

—Ne pleurez pas, mon enfant, il en reviendra... Vous m'en voulez, peut-être?

La ribaude leva les yeux sur lui et répondit doucement:

—Je ne vous en veux pas...

Le chevalier lui glissa un écu d'or dans la main. Et il continua son chemin jusqu'à la porte du cabaret. Sur le seuil, il se retourna, tira de sa poche une poignée de pièces de cuivre et d'argent mêlées, et il les jeta en pluie, et il sortit avec Saïzuma, tandis que, dans la salle, il y avait une ruée sur les pièces qui couraient et roulaient.

Il faisait nuit noire. La ville dormait, silencieuse, et Pardaillan arriva rue Montmartre, escortant la bohémienne.

—Madame, dit alors le chevalier, vous voilà délivrée de ces gens. Mais où irez-vous à présent? Si vous voulez....

—Je voudrais, dit Saïzuma, sortir de cette ville. J'étouffe dans cette ville... Pourquoi y suis-je venue?...

—Mais où irez-vous ensuite!... Pauvre femme... Suivez-moi... je connais non loin d'ici une auberge, une bonne auberge, et le bon coeur de l'hôtesse pansera les plaies de votre coeur... dites, le voulez-vous?...

—Sortir! murmura Saïzuma en secouant la tête. Oh! m'échapper de cette ville où j'ai souffert... où je souffre!... Qui que vous soyez, avez-vous pitié de moi!...

—Eh bien, soit!... Venez... dit Pardaillan ému.

Ils atteignirent la porte Montmartre et se trouvèrent sur cette route mal entretenue qui, serpentant à travers des marais, s'en allait vers le pied de la montagne. Alors il entreprit d'interroger la bohémienne.

—Vous avez, dit-il, longtemps vécu avec le bohémien Belgodère?

—Belgodère?... Oui: un homme dur et méchant. Mais qui dira jamais la dureté et la méchanceté de l'évêque?

—Et Violetta?... Vous l'avez connue aussi?...

—Je ne la connais pas, je ne veux pas la connaître.

—Mais pourquoi? demanda Pardaillan perplexe. Vous haïssez donc cette pauvre petite?

—Non. Je ne la hais pas. Je ne l'aime pas... je ne veux pas la connaître... Je ne puis pas la voir.

Elle s'arrêta tout à coup, saisit le chevalier par le bras:

—Elle a un visage qui me fait trop souffrir, murmura-t-elle, qui me rappelle trop de choses... ne me parlez jamais d'elle... jamais!

Ils arrivèrent enfin sur le haut de la colline. Là s'élevait l'abbaye des Bénédictines.

Pardaillan se demandait jusqu'où la fantaisie de la folle allait l'entraîner. Il ne voulait et ne pouvait s'écarter de Paris. D'autre part, il eût éprouvé un remords à abandonner cette malheureuse toute seule en pleine campagne. S'il pouvait la décider à demander l'hospitalité dans le couvent!

—Madame, dit-il alors, vous voici hors de Paris.

—Oui, dit la bohémienne, ici je respire. Ici j'étouffe moins sous le poids des pensées qui, là-bas, tourbillonnaient autour de ma tête comme des oiseaux funèbres... Pensées de folie, sans doute. Que suis-je?... Saïzuma, pas autre chose. Je suis Saïzuma. Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure?

Pardaillan offrit sa main à la diseuse de bonne aventure.

—Si j'aimais un homme, dit Saïzuma, moi qui n'aime pas, qui n'ai jamais aimé, et qui n'aimerai jamais, si j'aimais un homme, je voudrais qu'il eût une main pareille à la vôtre. Vous êtes gueux, peut-être, et vous êtes prince parmi les princes. Vous portez en vous le malheur, et vous semez autour de vous le bonheur...

—Par Pilate! songea le chevalier. Je porte en moi le malheur?... C'est ce qu'il faudra voir. Voyons, pauvre femme, reprit-il, puisque vous paraissez me témoigner quelque confiance, voici une maison ou c'est un devoir d'accorder l'hospitalité à ceux qui sont errants. Il faut vous y reposer deux ou trois jours. Je viendrai vous chercher.

—Alors, je consens à m'arrêter ici, dit Saïzuma.

Le chevalier, craignant que la folle ne revînt bientôt sur sa détermination, s'empressa d'aller agiter la grosse cloche du couvent. Une femme parut, qui ne portait pas le costume de religieuse et qui, apercevant un gentilhomme de bonne mine, eut un étrange sourire et fit un geste comme pour l'inviter à entrer.

—Pardon, dit le chevalier étonné, c'est bien ici l'abbaye des Bénédictines de Montmartre? Je ne me trompe pas?

—Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit la femme.

—Ma digne femme, ce n'est pas pour moi que je vous demande l'hospitalité, mais bien pour cette infortunée...

La soeur examina la bohémienne d'un coup d'oeil rapide, et dit:

Notre révérende abbesse Claudine de Beauvilliers nous interdit de recevoir les hérétiques ailleurs que dans une partie du couvent où, nous-mêmes, nous ne pénétrons jamais. Je vais y conduire cette femme.

—Je viendrai la chercher sous peu de jours.

—Quand il vous plaira, mon gentilhomme.

Saïzuma entra. La religieuse jeta au chevalier un nouveau sourire qui le surprit autant que le premier. Puis la porte se referma.




XVI

LA VISION DE JACQUES CLÉMENT

Les nécessités de notre récit nous ramènent dans le palais de la princesse Fausta. En cette élégante petite salle où déjà nous avons vu la Fausta aux prises avec Pardaillan. Là, disons-nous, elle parle cette fois à une femme.

Et cette femme que nous avons entrevue dans la scène d'orgie que nous avons dû décrire, c'est justement Claudine de Beauvilliers, l'abbesse des Bénédictines de Montmartre. L'entretien tirait sans doute à sa fin, car Claudine était debout, prête à se retirer.

—Ainsi, disait Fausta comme pour résumer ce qui venait d'être dit, la petite chanteuse?

—En parfaite sûreté parmi les filles de ma maison. Elle est d'ailleurs gardée à vue par ce Belgodère. Mais il me reste à savoir ce que je dois en faire... Il m'a semblé entrevoir...

—Parlez clairement, dit Fausta impérieuse. Voyons, qu'avez-vous entrevu?

—Que vous avez condamné cette Violetta à mourir.

—Elle est jugée. L'exécution n'est que retardée.

—Oui!... Mais ce n'est pas tout, reprit Claudine de Beauvilliers, il m'a semblé que, si cette exécution était retardée, c'est que la petite Violetta ne devait pas seulement mourir... et qu'avant la mort.. elle devait...

—Avant qu'elle ne meure du corps, dit gravement Fausta, je veux qu'elle meure de l'âme. Voilà ma pensée. Et voilà ce que vous n'osez dire parce que la faiblesse de votre esprit vous montre une faute où il n'y a qu'une nécessité: que cette vierge devienne une fille impure.

L'abbesse des Bénédictines s'inclina.

—Quand cela sera, reprit Fausta, vous me préviendrez...

Claudine de Beauvilliers fit une nouvelle révérence, presque un agenouillement, puis se retira.

—Elles n'osent pas parler, murmura Fausta quand elle fut seule, et elles osent le reste! Moi, vierge, qu'aucune pensée d'amour n'a jamais troublée, je sais dire ce qu'il faut, et j'emploie les mots nécessaires...

Elle s'arrêta court. Son visage pâlit soudain. Et son sein se souleva. Un instant, son regard éperdu demeura fixé sur une image qui, sans doute, flottait devant ses yeux...

Lorsque Fausta se fut calmée, elle appela et donna un ordre à la servante qui se présenta.

Quelques instants plus tard, une jolie femme, légère, gracieuse, entra souriante; et elle était si légère dans sa marche qu'il fallait y regarder à deux fois avant de s'apercevoir qu'elle boitait quelque peu... Celle qui venait d'entrer dans le boudoir de Fausta était Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier soeur du duc de Guise.

—Quelles nouvelles? demanda Fausta avec un sourire où il y avait peut-être une expression amicale.

—Bonnes et mauvaises...

—Voyons d'abord les mauvaises...

—Eh bien, mon frère...

—Ah! c'est le duc de Guise que concernent les mauvaises nouvelles?

—Oui, ma reine... Là, il y a échec sur toute la ligne. D'abord Henri se réconcilie avec Catherine de Clèves, et ensuite il est plus que jamais épris de la petite chanteuse, surtout depuis sa disparition...

—Racontez, dit la princesse d'un ton bref.

—Eh bien, voici. Tout d'abord, sachez que mon frère a eu une entrevue avec la vieille reine. Eh bien, la Médicis s'est soumise!

—En sorte que voilà levé l'obstacle le plus redouté par le duc. Rien ne l'empêche donc de pousser sa victoire?

—Oui. Et la preuve, madame, c'est qu'il veut s'emparer au plus tôt de la personne du roi. Mon frère m'a exposé son plan qui est admirable: feindre une soumission momentanée, aller trouver Valois sous prétexte de discussion et d'états généraux à assembler; y aller, d'ailleurs avec des forces... nos plus intrépides ligueurs seront de la partie... J'en serai aussi, madame. Alors, on s'empare de Valois, et... tout simplement, on l'enfermera en quelque bon couvent...

—C'est vraiment admirable, dit Fausta gravement.

—Oh! vous verrez, madame, continua follement la jolie duchesse, ce sera une haute comédie. Savez-vous qui tonsurera Valois?... Moi, madame!... J'ai déjà les ciseaux!...

Et Marie de Montpensier agita les ciseaux d'or qu'elle portait suspendus à une chaînette.

—Vous en voulez donc bien au roi? demanda Fausta.

—Oui, je lui en veux!... N'a-t-il pas eu l'audace de me conseiller devant toute la cour de me faire faire un soulier plus haut que l'autre! Comme si je boitais. Voyez, madame, est-ce que je boite? ajouta-t-elle en faisant quelques pas.

—Non, ma mignonne, vous ne boitez pas. Et il faut avoir l'âme perverse d'un Hérode pour soutenir une telle monstruosité... C'est donc entendu, c'est vous qui allez infliger à Henri de Valois...

—La tonsure! s'écria la duchesse consolée.

—Oui. Est-ce la bonne nouvelle que vous m'apportez?...

—Non, madame, et, puisqu'il faut vous le dire tout de suite, sachez que ma mère la duchesse de Nemours est à Paris! Et je l'ai gagnée à Votre cause!... Ma mère vient de Rome où elle a vu Sixte, il y a deux mois. Elle a eu un long entretien avec celui que les cardinaux rebelles persistent à appeler encore le pape. Alors... ma mère est revenue avec la conviction que Sixte est un dangereux hypocrite décidé à ne travailler que pour lui-même. La voyant dans ces dispositions, je lui ai parlé de ce conclave où les plus ardents et les plus généreux des cardinaux se sont réunis pour choisir un nouveau chef... en sorte que l'Eglise romaine ferait exactement ce que nous voulons faire avec Henri de Valois... Et elle a accueilli l'idée de ce nouveau pape, du moment qu'il était tout acquis aux intérêts de notre maison...

—C'est vraiment là une bonne nouvelle, ma chère enfant! dit Fausta dans les yeux de qui passa un éclair. Si la duchesse de Nemours est avec nous, je crois que de grandes choses s'accompliront avant peu...

—Seulement, reprit alors la duchesse de Montpensier, ma mère veut connaître ce nouveau pape avant de s'engager dans une aussi terrible aventure.

—Je le lui ferai connaître! Mais vous deviez, disiez-vous, m'annoncer de mauvaises nouvelles?

—Je reprends donc mon récit: après son entrevue avec la reine mère, mon frère est rentré dans son hôtel. Il me parla lui-même de la scène de l'autre soir; il le fit sans colère... Du moment qu'il a tué, mon frère est apaisé. Loignes étant mort. Guise n'a plus de colère.

—J'ignorais, dit Fausta, que le duc fût à ce point généreux.

—Mais la duchesse de Guise ne l'ignore pas, madame!.... C'est donc sans étonnement que j'ai vu tout à coup entrer Catherine de Clèves dans le cabinet de mon frère qui, d'abord, demeura stupéfait d'une pareille audace et porta la main à sa dague... Là duchesse, sans un mot, se mit à genoux; puis, comme mon frère haletait, elle murmura:

—Loignes est mort; morte ma folie...

—Elle savait bien ce qu'elle disait; car la main de mon frère cessa de se crisper sur la poignée de sa dague; la duchesse eut un sourire que seule je vis... Alors je sortis... Au bout de deux heures, mon frère me dit qu'il exilait la duchesse de Guise en Lorraine. et ce fut tout.

—Ceci est un bel exemple de magnanimité, dit paisiblement Fausta. Ainsi, reprit-elle après un assez long silence méditatif, vous êtes sûre de tenir Henri de Valois?...

—Je vous l'ai dit, madame.

—Et vous croyez que votre frère, le duc de Guise. va chercher à s'emparer du roi?

—Il s'y prépare...

—Enfant! Et si je vous disais que je suis renseignée, que je connais comme si je l'avais entendu l'entretien de Catherine de Médicis et du duc de Guise! Si je vous disais que la vieille Florentine, pétrie d'astuce, a joué votre frère!... Si je vous disais enfin que le duc a promis d'attendre patiemment la mort d'Henri III!...

—Oh! madame, ce serait là une affreuse trahison de mon frère envers la Ligue et envers sa famille!

—Ce n'est pas une trahison, c'est un acte de diplomatie.

—Alors..., fit la duchesse de Montpensier dont le joli visage se convulsa, ma vengeance m'échappe, à moi!...

—Non, si vous savez vouloir, si vous avez confiance en moi, si vous m'écoutez...

—Ma confiance en vous est sans borne, madame. Parlez donc, je suis décidée à frapper Henri de Valois.

La Fausta parut réfléchir quelques minutes. Alors, avec cette voix si persuasive:

—Marie, dit-elle, vous êtes la forte tête de votre famille. C'est grâce à vous que les Valois s'éteindront et que la dynastie des Guise montera sur le trône, De vos trois frères, l'un, Mayenne, est trop gras pour avoir de l'esprit; l'autre, le cardinal est un soudard brutal; le troisième, enfin, le duc, est stupide d'amour. Vous seule, mon enfant, savez tout voir et tout comprendre. La situation est dangereuse. Voulez-vous tout sauver d'un coup?...

—Je suis prête, madame... ordonnez... que faut-il?...

—Il faut, dit Fausta, qu'Henri de Valois meure. C'est très joli de vouloir tondre, et vous avez une grâce infinie à agiter vos ciseaux d'or. Mais, si Henri III ne meurt pas, c'est une affreuse catastrophe que vous préparera Catherine!

—Et qui sera l'exécuteur, madame? balbutia la duchesse.

—Vous! répondit Fausta.

La duchesse de Montpensier pâlit.

—Voici la situation, dit froidement Fausta. Henri de Guise a juré à la Médicis d'attendre patiemment la mort d'Henri III. A ce prix, on lui a promis que le roi le désignerait pour son successeur. Valois peut vivre dix ans, vingt ans, malgré toutes les apparences. Et ne vécût-il même que quelques mois, c'en est assez. La vieille reine saura mettre ce temps à profit et fomentera la destruction des Guise comme elle a fomenté la destruction des Châtillon. Choisissez donc: ou de tuer, ou d'être tuée... Il faut agir, continua âprement Fausta. Si vous reculez maintenant, prenez garde, vous allez tomber.

—Tuer, murmura Montpensier, tuer de mes mains! Oh! je n'aurai jamais ce courage...

—Valois aura donc le courage de faire rouler votre belle tête sous la hache du bourreau! Insensée! Famille d'insensés qui ne veut pas voir! C'est un duel à mort que vous avez engagé. Si Henri III et la Médicis ne meurent pas, c'est la famille des Guise qui va s'éteindre. Adieu, mignonne!

—Madame, s'écria la duchesse hors d'elle-même, un seul mot: je suis prête à agir!

—Bien. Vous voilà telle que je vous souhaitais... Vous voilà dans l'état d'esprit nécessaire pour mener jusqu'au bout le grand oeuvre. Il suffit que vous inspiriez à quelqu'un la haine même qui vous anime...

—Quelqu'un! murmura la duchesse en tressaillant. Où trouver l'homme en qui j'aurais assez de confiance pour lui dire ce que je n'ose pas me dire à moi-même?...

—Ou un amour tout aussi terrible pour vous, dit Fausta négligemment. Cet homme existe...

Cette fois. Marie de Montpensier devint livide.

—Jacques! balbutia-t-elle dans un souffle.

—Oui, le moine Jacques Clément, dit Fausta. Jacques Clément vous aime d'une passion absolue.

«Pauvre ami!» murmura la duchesse tout bas.

La Fausta se leva.

—Voulez-vous que meure celui qui vous a insultée? dit-elle d'une voix basse et ardente.

—Oui, je le veux! haleta la duchesse.

—Voulez-vous que votre frère soit roi?... Voulez-vous être la première à la cour de France, humilier ceux et celles qui vous ont humiliée?

—Oui, je le veux! répéta la duchesse enivrée.

—Soyez donc fidèle et obéissante, dit alors la Fausta en se redressant. Allez, ma fille...

—Oh! s'écria la duchesse frappée d'une sorte d'effroi vertigineux, qui donc êtes-vous, madame, vous qui parlez comme si vous déteniez la souveraine puissance?

—Je suis, dit Fausta qui se transfigura dans un rayonnement de grandeur, je suis celle qui vous est envoyée par le conclave secret; je suis celle qui a été élue pour combattre Sixte, traître aux destinées de l'Eglise! Je suis la papesse Fausta Ière.

La duchesse de Montpensier, effarée, jeta un regard sur la femme qui parlait ainsi, et elle la vit si rayonnante qu'elle recula, ploya les genoux et se prosterna, éblouie, fascinée... La Fausta alla à elle, la releva doucement, et dit:

—Allez... vous serez un de mes anges!...




XVII

LA VISION DE JACQUES CLEMENT (suite)

Le couvent des Jacobins était situé rue Saint-Jacques et s'adossait presque aux murs d'enceinte; à ses pieds se creusaient les fossés Saint-Michel qui ont laissé leur nom au boulevard actuel.

Le prieur des Jacobins s'appelait Bourgoing. C'était un homme de forte corpulence, au visage réjoui, fort enclin à se mêler de politique, mais, au demeurant, pas méchant. C'était d'ailleurs un fanatique partisan de Guise et de la Ligue; il tenait Henri de Valois en profonde horreur.

Le soir où nous pénétrons dans le couvent des Jacobins, le prieur, commodément installé sur les coussins d'un vaste fauteuil, écoutait un de ses moines qui semblait sa vivante antithèse. Maigre, la figure ascétique, illuminée par deux grands yeux brûlés de fièvre, la bouche sévère, tel était ce moine qui venait d'achever un récit où il avait dû confesser quelque grave péché, car il baissait la tête, tandis que le prieur souriait.

—Hum, fit enfin messire Bourgoing, évidemment, mon fils, vous avez eu tort d'entrer dans cette taverne, où vous risquiez de rencontrer Satan. Et vous dites, mon fils, que ces femmes se sont à demi déshabillées?...

—Hélas! mon révérend, il n'est que trop vrai! dit le moine d'un ton de profond désespoir.

—Mais enfin, frère Clément, vous avez résisté?

—Oui, mon révérend.

—Et triomphé?... En somme, vous êtes sorti victorieux de cette épreuve? Savez-vous que c'est fort beau, frère Clément?... Vous vous abstiendrez pendant quatre jours de toute nourriture, hormis le pain et l'eau: vous direz trois fois dans la nuit le psaume de la pénitence. Allez en paix...

Le moine s'inclina et sortit, les bras croisés sur la poitrine, le capuchon rabattu sur les yeux. A peine fut-il sorti de chez le prieur que celui-ci se leva, alla ouvrir une porte, et, alors, une femme enveloppée entièrement d'un manteau sombre, entra... C'était la duchesse de Montpensier.

—Vous avez entendu? demanda Bourgoing.

—Oui, fit la duchesse, ce pauvre jeune homme a bien peur du péché... Et pourtant, ajouta-t-elle, le péché ne se présente pas à lui sous une forme si effrayante...

Cependant, Jacques Clément était arrivé à sa cellule dont, selon la règle, il laissa la porte ouverte. Il se mit à genoux sur le carreau et, levant les yeux vers le crucifix:

«Le péché est en moi! murmura-t-il. Ce n'est pas la divine figure que je vois, c'est son image, à elle!... Seigneur, Seigneur, ayez pitié de votre humble serviteur...»

Le moine demeura ainsi, en une longue méditation, jusqu'au moment où la cloche sonna pour l'office nocturne. Alors il se releva et descendit vers la chapelle.

La chapelle, faiblement éclairée par de rares flambeaux, se remplit peu à peu, les moines prenant chacun leur place suivant leur grade dans la hiérarchie.

«Orémus! cria le prieur. Mes frères, prions pour que le projet d'une puissante princesse favorable à notre Eglise soit couronné d'une pleine réussite.

«Orémus! répéta le prieur. Mes frères, prions pour le salut de l'un de nos frères qui a eu à soutenir un rude assaut du Malin, et qui va faire sa confession.

Jacques Clément quitta sa stalle, s'avança jusqu'au milieu du choeur, se prosterna et dit:

—Mes frères, je m'accuse d'avoir pénétré dans un lieu de perdition, et d'avoir rassasié mes yeux de la vue d'objets impurs.

Un frémissement imperceptible agita les frocs. Il se fit un grand silence. Jacques Clément tremblait, Une âpre et douloureuse volupté l'étreignit à la gorge. Mais l'impitoyable prieur avait commandé: il fallait obéir.

—Mes frères, dit-il, ces objets impurs, c'était d'abord des tableaux licencieux dont vous ne pouvez avoir aucune idée... Ce furent des femmes, mes frères... non des femmes telles que nous les voyons dans nos églises ou par les rues, décemment vêtues, mais des êtres sataniques, d'une beauté inconcevable, bien qu'elles fussent masquées, et si peu vêtues... et là, mes frères, ah! si je ne commis pas l'horrible péché, si je ne roulai pas dans les abîmes de honte, c'est que profitant d'une dernière lueur de chasteté, je rassemblai tout mon courage et pus m'enfuir...

«Orémus! orémus! oremus!» cria le prieur, puis il donna ses ordres pour sauver l'âme en danger de perdition et chasser les démons acharnés sur le pauvre frère.

—Que chacun de vous, dit-il, récite par trois fois dans le courant de cette nuit sept Pater et sept Ave, et une fois le psaume de pénitence. Pour ce surcroît de besogne, mes frères, vous serez dispensés des offices nocturnes; que chacun demeure donc enfermé dans sa cellule.

—Amen! dirent les moines d'une seule voix. Alors ils sortirent en rang, les mains croisées, la tête penchée. Puis le prieur sortit à son tour. Puis le sacristain éteignit les deux ou trois flambeaux qui brûlaient dans la chapelle. Dès lors, elle ne fut plus éclairée que par la veilleuse suspendue au plafond par une longue chaîne.

Jacques Clément, prosterné, essaya de prier comme il avait essayé dans sa cellule. Devant lui, ce n'était pas le tabernacle qu'il voyait, c'était l'image d'une femme qu'en vain il essayait d'écarter. C'était l'image de Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier.

«Seigneur, murmurait le jeune homme, ainsi, malgré la pénitence, malgré la confession publique devant mes frères assemblés, malgré le jeûne et la prière, l'amour me dévore, l'amour me transporte... Seigneur, ayez pitié de moi!...»

Peu à peu, dans ce cerveau vidé par le jeûne, exaspéré par l'amour, commencèrent à se produire les phénomènes d'hallucination. Un bruit sec, lointain, venu il ne savait d'où, le fit sursauter. Ce bruit, c'était celui de l'horloge, précédant l'heure qui va sonner... Et, dans le grand silence terrible qui enveloppait le moine, l'heure sonna avec une désespérante lenteur.

«Neuf!... Dix!... Onze!... Douze!...»

Ses cheveux se hérissèrent sur sa tête... il fit un effort pour se relever et retomba à genoux, pétrifié, car à ce douzième coup... la chapelle, là-bas, au fond du choeur, à l'endroit même où se trouvait la porte des tombeaux souterrains, s'était éclairée d'une lueur étrange, une lueur réelle... Cela formait comme un nimbe très doux...

Un cri expira à ce moment dans sa gorge... La porte s'ouvrait... une apparition se montrait...

Mais, au lieu du spectre qu'il attendait, ce que vit Jacques Clément, ce fut une éblouissante et radieuse figure... une femme jeune, adorablement belle, avec de grands cheveux blonds répandus sur ses épaules... et elle était vêtue de blanc... et elle tenait à la main une dague dont les reflets d'acier luisaient!... Cette figure représentait celle de Marie de Montpensier!... celle qu'il adorait!...

—Qui es-tu? dit-il d'une voix haletante, à peine compréhensible. Es-tu d'essence divine, ou bien est-ce l'enfer qui me soumet à une nouvelle épreuve?...

L'apparition parla. D'une voix douce, bien timbrée, où chaque mot sonnait clair, elle dit:

—Rassure-toi, Jacques Clément... Je ne suis pas un être d'enfer... et la preuve, la voici!...

A ces mots, l'apparition trempa sa main tout entière dans une vasque contenant de l'eau bénite.

—Je suis ce que, sur terre, vous appelez un ange...

—Mais, pourquoi, pourquoi as-tu pris ce visage?...

—Parce que c'est celui de l'être que tu aimes. Le Très-Haut a entendu tes prières. Et, si j'ai pris la figure que tu me vois, c'est qu'il t'est permis d'aimer cette femme...

Jacques Clément poussa un cri rauque.

—Il m'est permis de l'aimer! bégaya-t-il.

—Oui... à condition que tu exécutes les ordres que je viens te communiquer...

Jacques Clément tendit ses bras raidis vers l'apparition. Toute terreur avait disparu de son esprit...

—Parle! dit-il d'une voix d'extase, parle encore!

L'ange eut un imperceptible sourire de malice et dit;

—Je suis le messager du Dieu tout-puissant et te viens avertir des ordres divins. Jacques, Jacques! écoute... Là-haut, la couronne du martyre se prépare pour toi... Et, ici-bas, c'est la couronne d'amour qui t'est promise!...

—Que dois-je faire? s'écria le jeune moine transporté.

—Tu dois accomplir l'acte suprême qui délivrera le peuple de France... le peuple de Dieu: tu as été choisi pour frapper Valois... Par toi le tyran doit être mis à mort...

A ces mots la forme blanche de l'apparition s'enfonça dans les ténèbres. Le moine tomba la face contre les dalles. L'épouvante le reprit comme avant la vision.

Une heure se passa avant qu'il pût reprendre ses esprits. A peu près calmé, il parvint à se relever péniblement... Alors, il se demanda s'il n'avait pas rêvé.

Et, comme il se mettait en marche, son pied heurta un objet qui rendit un son clair. Il se baissa, le ramassa, et un grondement de joie furieuse, de terreur aussi, expira sur ses lèvres bleuies... Cet objet... c'était la dague que l'ange tenait à la main pendant l'apparition!... L'ange lui avait laissé une preuve matérielle de sa descente sur la terre!...

«Oh! rugit le moine en serrant la dague dans sa main convulsée, je n'ai pas rêvé! J'ai le droit de l'aimer!... Car voici l'arme, avec laquelle je dois tuer le tyran!...

Égaré, titubant, il regagna en courant sa cellule, et tomba sur sa couchette, la dague dans sa main crispée.




XVIII

LE MOULIN DE LA BUTTE SAINT-ROCH

Picouic et Croasse avaient réalisé leur rêve et vu leurs efforts couronnés d'un plein succès: ils avaient été promus à la dignité de laquais de M. le duc d'Angoulême. Pardaillan et le jeune duc vivant d'une vie commune pour le quart d'heure, les anciens hercules de Belgodère s'étaient d'autant plus tenus pour satisfaits qu'en devenant les laquais de Charles d'Angoulême ils espéraient être surtout les écuyers de Pardaillan pour qui ils éprouvaient une admiration sans bornes.

Le lendemain de cet heureux jour où les deux pauvres diables trouvèrent ce que Picouic avait justement appelé une position sociale, le chevalier de Pardaillan et le jeune duc sortirent dans l'intention de se rendre à l'abbaye de Montmartre pour essayer de tirer quelques renseignements de la bohémienne Saïzuma. Picouic et Croasse, fiers comme deux Artaban dans leurs habits neufs, et d'ailleurs armés jusqu'aux dents, suivaient leurs maîtres à dix pas.

Tout en donnant la réplique à Charles qui ne parlait, on s'en doute, que de Violetta, Pardaillan songeait à ce Maurevert qu'il était venu chercher à Paris après l'avoir cherché en Provence et en Bourgogne. Tout à coup, il le vit à quinze pas à peine, qui marchait devant lui, accompagné d'un homme.

Pardaillan pâlit légèrement. Ses yeux se plissèrent et sa main se crispa sur la garde de sa rapière.

Ce n'était pas ainsi que Maurevert devait mourir!...

—Qu'avez-vous, cher ami? lui demanda le petit duc. Vous êtes tout pâle.

—Rien, fit Pardaillan. Seulement, si vous voulez bien, nous remettrons à plus tard notre voyage à Montmartre.

—Soit. Que ferons-nous donc?...

—Suivre ces deux hommes qui marchent là devant nous...

Il fallait que Maurevert fût distrait par une bien puissante préoccupation. Car lui qui, d'ordinaire, avait constamment les yeux et les oreilles aux aguets, semblait avoir oublié tout un monde pour s'absorber dans l'audition de ce compagnon qui lui parlait à voix basse. Cet homme était une façon de garçon meunier. Mais son oeil exercé, sous ce costume, eut vite reconnu l'homme de guerre. Cet homme, en effet, c'était Maineville, l'âme damnée du duc de Guise. Et Maineville disait:

—Le duc n'y croit pas. Malgré la précision de la lettre qui lui dénonce la chose, il ne veut pas croire...

—Et pourtant, reprit Maurevert, cette lettre lui vient de cette femme mystérieuse...

—A laquelle il obéit comme si elle était une souveraine, oui. Il faudrait, Maurevert, que nous sachions qui est au juste cette Fausta.

—Nous le saurons. Et tu dis, Maineville, que c'est elle qui lui a écrit la chose?... Si c'était vrai, Maineville!...

—Ce serait la royauté assurée pour monseigneur le duc... car il ne lui manque que l'argent. Dans une heure nous saurons si la lettre a dit vrai!... Mais enfin, si c'est vrai?...

—Eh bien, dit Maineville, nous courons prévenir le duc, qui sait ce qu'il aura à faire.

Alors les deux hommes hâtèrent le pas. Ils franchirent la porte Saint-Honoré et se dirigèrent vers une pauvre petite chapelle qui était dédiée à saint Roch. Elle se dressait au pied d'une butte qui, en conséquence, s'appelait butte Saint-Roch. Au sommet de la colline, un joli moulin présentait ses grands bras ailés au souffle des brises. A la chapelle Saint-Roch commençait un sentier rocailleux, fort étroit, et les ânes qui portaient le blé au moulin n'y pouvaient passer qu'un à un. Or, au moment où Maurevert et Maineville arrivaient à la chapelle, un spectacle extraordinaire s'offrit à eux.

Sur le sentier, des mulets cheminaient et grimpaient à la file, d'un sabot hardi; ces mulets portaient chacun un grand sac qui pouvait contenir de la farine ou du blé. Ils étaient conduits par une dizaine de muletiers qui ressemblaient à des muletiers comme Maineville pouvait ressembler à un garçon meunier. Ces gens, poussiéreux et hâlés par le soleil comme s'ils eussent fait une longue étape, portaient à la ceinture de forts pistolets d'arçon et des dagues fort aiguisées.

—Ah! ah! fit Maineville, voilà bien la troupe des mulets signalée dans la lettre.

—Voilà du blé qui doit valoir son pesant d'or, dit Maurevert, dont les yeux étincelaient.

—C'est ce dont il faut nous assurer.

Ils atteignirent le sentier, à hauteur du dernier mulet derrière lequel marchait le dernier muletier de l'escorte.

—Au large! dit le muletier d'une voix menaçante.

—Un instant, mon officier, intervint Maineville, ce brave homme ignore que je suis l'un des garçons du moulin et que vous êtes, vous, l'officier des meuneries royales. Allons, l'ami, nous t'escortons jusque là-haut.

—Vous êtes garçon meunier? fit le muletier en jetant un regard soupçonneux sur Maineville.

—Il me semble que cela se voit assez, et ce gentilhomme que tu vois là est proposé au droit de mouture.

—Et, de par mes fonctions, dit Maurevert, je veux voir quelle qualité de blé contient ce sac.

Le muletier vit que ses camarades avaient marché pendant cette discussion; il parut un instant vouloir les rappeler; mais sans doute il se ravisa à la réflexion, car il reprit d'un ton de mauvaise humeur:

—Faites votre office. Je vais vous montrer mon blé.

Et il commença à défaire la cordelette qui nouait la tête du sac. Comme pour l'aider, Maineville se précipita et bouscula l'homme; le sac s'ouvrit, l'orge se répandit sur le sentier, et le sac n'ayant plus de contrepoids tomba de l'autre côté. Le muletier, sans un mot, se rua. Mais déjà Maurevert avait plongé la main dans le sac à moitié délesté, et avait constaté au fond la présence d'un deuxième sac qu'il tâta rapidement.

Il se releva comme le muletier arrivait sur lui... Maurevert était tout pâle; ce deuxième sac, à son toucher, avait rendu un son de métal... et, sous ses doigts, il avait senti des formes dures qui ne rappelaient que vaguement l'orge ou tout autre grain... c'étaient des ducats ou des écus!...

—C'est bien, dit-il froidement. Ramasse ton blé, mon brave homme.

Le muletier, sans répondre, tira un de ses pistolets et l'amorça. Les deux hommes bondirent. Comme ils avaient gagné une vingtaine de pas, Maurevert sentit un choc au-dessus de sa tête, et son chapeau tomba: c'était le muletier qui venait de tirer... Maurevert et Maineville disparurent bientôt, et le muletier murmura:

—Qui sont ces deux hommes?... Ont-ils dit la vérité!... Je ne crois pas qu'ils aient eu le temps de...

Il plongea sa main au fond du sac et, ayant constaté que son contenu métallique était toujours en place, il se rassura, rechargea le sac sur le mulet et rejoignit ses camarades au moulin. Au pied de la butte, contre une haie vive, Maurevert et Maineville s'étaient arrêtés.

—Trente mulets chargés d'or! dit Maurevert. Car il est évident que les vingt-neuf premiers sacs contiennent au fond ce que contient le trentième.

—Oui... Il y a peut-être là plusieurs millions, dit Maineville, pensif.

Les deux agents de Guise se regardèrent. Il y eut une minute de silence. Puis Maineville posa sa main sur l'épaule de Maurevert et dit:

—Je te comprends, camarade. Tu veux dire que, si nous voulions, au lieu de prévenir notre duc, nous pourrions conquérir deux ou trois de ces sacs. Mais que ferais-tu de cet or?

—Ce que je ferais, je partirais, Maineville! Je commence à me fatiguer de la guerre et des aventures. Et puis, j'ai éprouvé l'ingratitude des grands. Si j'avais deux cent bonnes mille livres à moi, Maineville, je m'en irais! Où! Je ne sais... mais l'air de Paris ne me vaut rien pour le moment. Je n'ose plus m'y promener par les rues, de crainte d'y rencontrer...

—Quoi donc? fit Maineville.

—Rien: un spectre. Tu ne crois pas aux revenants? Mon spectre à moi a l'âme chevillée au corps.

—On dirait que tu as peur! ricana Maineville.

—Peur! fit sourdement Maurevert. Tu me connais. Tu m'as vu dans vingt rencontres. Je n'ai jamais tremblé... Eh bien, Maineville, toutes les fois que je songe à cet homme, je sens un froid de glace me pénétrer jusqu'aux moelles. Il faut que je me sauve, au bout du monde, s'il le faut... que je connaisse enfin la joie que je ne connais plus depuis seize ans; dormir tranquille..., oublier cet homme!... Et, pour cela, il me faut de l'argent!... Maineville, qu'est-ce que deux cent mille livres?... Laisse-moi les prendre...

—Ecoute, dit alors Maineville... De grandes choses se préparent. Le duc sera roi de France. La grande conspiration va aboutir. Que manque-t-il? Presque rien: un peu d'or pour lever des hommes, réduire le Béarnais et forcer le Valois dans son dernier retranchement... Cet or, Maurevert, c'est la Ligue sauvée, c'est la couronne pour Guise, et, pour moi, l'épée de connétable. Si nous en distrayons une partie, nous ne sommes plus que de misérables tire-laine. Guise nous chasse... Suis bien mon plan: nous nous adjoignons quelques hardis compagnons; ce soir, nous revenons en force au moulin; nous nous emparons des fameux sacs; nous les transportons à l'hôtel de Guise. Et, alors, je dis au duc: «Monseigneur, l'argent est là. Pour moi, je ne demande rien. Mais, il faut deux cent mille livres pour Maurevert. Sinon, il est capable de crier tout haut comment vous avez trouvé les millions qui vont vous permettre de lever une armée... Crois-tu que Guise te refusera cette somme?...

—Eh bien, oui! Tu as raison!...

—Ainsi, nous faisons comme j'ai dit?

—De point en point, fit Maurevert. A ce soir, donc!...

Les deux bandits s'éloignèrent rapidement vers Paris. Alors, du fond d'une haie touffue, une tête pâle apparut avec un sourire qui eût épouvanté Maurevert, deux yeux ardents se fixèrent sur les deux hommes jusqu'à ce qu'ils eussent tourné au premier détour du chemin. Et le chevalier de Pardaillan demeura à cette place, immobile et pensif.

«Cette fois, murmura-t-il, je crois que je le tiens!...»

Chargement de la publicité...